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Fiscalité et Domination Coloniale: l'exemple du Sine: 1859-1940

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par Cheikh DIOUF
Université Cheikh Anta Diop de Dakar - Maitrise 2005
  

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DEUXIEME PARTIE : L'IMPOT COLONIAL

CHAPITRE I : LA CULTURE ARACHIDIERE DANS LE SYSTEME FISCAL

I- L'arachide et les paysans du Sine

A- La production

Au lendemain de l'abolition de la traite des Noirs, il était devenu indispensable de redéfinir les termes du commerce entre l'Europe et ses colonies. L'Afrique Noire, qui jusque là était pourvoyeur d'esclaves, devait convertir son économie dans la production de matières premières recherchées par l'industrie européenne en plein essor. En Sénégambie, on orienta la production vers l'arachide. Introduite en Sénégambie depuis le XVIème siècle par les Portugais et les Espagnols, cette oléagineuse se développa dans la seconde moitié du XIXème pour répondre aux besoins croissants et pressants de l'industrie européenne en lubrifiants et en savons. En effet après l'échec de la colonisation agricole au Walo, l'arachide devint le produit miracle désigné qui se substitua à la traite des Noirs pour sauver le commerce français de l'impasse qui le guettait.121(*)

A la même période, une certaine opinion s'était développée dans les milieux métropolitains qui donnait au Sénégal une « vocation agricole ». Cette opinion était basée sur un argumentaire d'ordre climatique selon lequel le climat du Sénégal était de tous les climats tropicaux celui qui semblait réaliser le plus  les conditions optimales pour la culture de l'arachide.122(*) Ainsi au congrès colonial de Bordeaux de 1907, Fleury estimait que « l'avenir de ce pays [le Sénégal] est dans la culture de l'arachide, grâce aux conditions qui permettent à l'arachide d'accomplir toutes les phases de sa végétation en quatre mois ».123(*) Des considérations d'ordre politiques furent aussi évoquées. En 1896, Noirot, commandant de cercle du Sine-Saloum pensait que « seule la culture de l'arachide peut affranchir le paysan de son ennemi le ceddo ».124(*)

Dans ce programme d'orientation économique qui voulait donner à l'arachide une impulsion nouvelle dan la colonie du Sénégal, le Sine-Saloum occupait une place centrale. Ce cercle fut pendant longtemps considéré comme le « grenier à oléagineux du Sénégal ». L'arachide allait devenir la principale production. « Cette plante est cultivée partout, nous dit Aujas, mais les terres les plus favorables sont dans le Sine ».125(*) Du point de vue pédologique, les terres silico-argileuses ou sols diors du Sine sont très favorables à l'arachide. La prédominance du Sine dans la culture de l'arachide était également liée aux méthodes culturales des paysans Sérères qui associaient étroitement l'élevage et la culture.

Le développement vertigineux de cette culture était aussi fonction du peuplement très dense et du réseau abondant de communication, constitué par le Sine et ses ramifications ainsi que les nombreux bolong qui facilitaient la pénétration dans ce terroir. Le Sine était donc naturellement bien placé pour mieux produire. L'ensemble de ces atouts fit que « la graine du Sine fut assurément la plus recherchée comme présentant une teneur en huile supérieure à celle des autres arachides du cercle ».126(*) C'est pourquoi on désignait ce terroir par l'expression « quadrilatère stratégique de l'arachide au Sénégal ».127(*)

Cependant, le facteur qui a le plus influé sur la production arachidière a été l'instauration de l'impôt de capitation et l'établissement des budgets régionaux à partir de 1892. Celui-ci était un moyen sûr de stimuler la production. Noirot semblait bien comprendre les rapports entre l'arachide et l'impôt de capitation quand il affirmait en 1896 que « si nos populations n'avaient pas l'obligation de satisfaire à l'impôt, si elles n'étaient obligées de se mettre forcément en rapport avec le commerce pour se procurer les espèces nécessaires, la culture des produits industriels tomberait dans des proportions désastreuses ».128(*) Ceci est d'autant plus vrai qu'à partir de la mise en place de l'impôt de capitation, on a notait dans tout le Sine-Saloum une certaine ruée vers l'arachide. Ce qui se traduisit par une augmentation toujours croissante de la production comme on peut s'en rendre compte à travers le tableau suivant :

Tableau n°1 : Production du Sine en arachide de 1890-1896.

Années

Production du Sine-Saloum en tonnes

Part du Sine en tonnes

Pourcentage du Sine

 

1890

5000

3000

60%

 

1891

8000

5000

62,5%

 

1892

10.000

6.500

65%

 

1893

12.000

7.000

58,3%

 

1894

11.000

6.000

54,5%

 

1895

13.000

7.500

57,6%

 

1896

14.000

9.000

64,2%

 
 

Source : A.N.S. 13G326. [Le calcul du pourcentage est fait par nous].

Cette production était largement liée aux caprices des cieux et du marché. En effet, quand le prix proposé répondait aux ententes des paysans, on assistait l'année suivante à une augmentation des surfaces consacrées à l'arachide. Quand le contraire se produisait, les masses laborieuses sous la conduite de leur Bour décidaient soit le « laff » (refus de vendre l'arachide), soit une réduction des surfaces consacrées à l'arachide. En 1901 par exemple, le Bour Sine Coumba Ndoffène Fa Ndeb Diouf avait interdit la culture de l'arachide à ses sujets pour protester contre les bas prix et contre les risques de pénurie de produits alimentaires qui menaçait son royaume en raison de l'extension de la culture arachidière.129(*)

Les contribuables indigènes finirent par comprendre que c'était ce produit qui rythmait toute l'activité économique de la colonie. Toute l'attention des autorités et du commerce s'était désormais tournée vers l'arachide. Aussi fit-on entendre aux producteurs que leur intérêt était « d'étendre la culture de l'arachide, seul produit au Sénégal qui leur permit, quelque fut son cours, de subvenir à leurs premiers besoins domestiques et de payer l'impôt ».130(*) C'est pourquoi quand une mauvaise récolte s'annonçait c'étaient toujours la consternation et le désarroi. En 1896 toujours, Noirot s'inquiétait de l'avenir de la culture arachidière dans son cercle car disait-il « tout fait prévoit que la prochaine récolte sera bien inférieure à celle-ci, décidés que sont les indigènes à ne cultiver en tous produits industriels que le strict nécessaire pour payer l'impôt ».131(*)

Cette détermination des paysans à produire moins était motivée par la dégringolade des prix qui leurs étaient proposés. De 16 francs en 1890, le prix du quintal descendit à 14 francs en 1891, 13 francs en 1892, 12 francs en 1893 et à 10 francs en 1894. En 1896, l'offre était de 8 francs et même 7,50 francs.132(*) La traite 1914-1915 fut particulièrement pénible pour les paysans. A l'aurore de la Grande Guerre qui entraîna l'humanité tout entière dans une tuerie sans répit jusqu'en 1918, le quintal d'arachide coûtait 5 francs (année du barrigo deurreum) alors qu'il se vendait à 25 francs en 1913. Les raisons évoquées étaient le coût élevé du fret de la colonie vers la métropole, l'insuffisance des navires (mobilisés pour la Grande Guerre), et l'insécurité des transports maritimes. Cette année, la production du Sine-Saloum en arachides s'élevait à 75.000 tonnes.133(*) Malgré ces difficultés conjoncturelles, les paysans étaient toujours tenus de produire pour « acquérir ces signes monétaires devenus indispensables ».134(*) De 1921 à 1926 par exemple, on a noté une hausse régulière de la production d'arachide dans le Sine -Saloum passant de 80.000 à 145.000 tonnes.135(*)

Ces résultas obtenus étaient dus pour une large part à l'augmentation de la population du fait de l'afflux des navétanes, de l'action de la Société Indigène de Prévoyance qui distribuait des semences sélectionnées et des instruments aratoires aux paysans. Par ailleurs, le taux de la capitation étant de plus en plus élevé, les contribuables produisaient davantage pour être en règle avec le fisc, gage de leur tranquillité. En 1927 par exemple, un cultivateur du Sine payait 15 francs de capitation, aux quels s'ajoutait la cotisation à la S.I.P. (le franc du commandant), ce qui lui faisait 16 francs d'impôt. A ces 16 francs s'ajoutaient en 1929, 4 francs au titre de la taxe d'assistance médicale indigène soit un total de 20 francs d'impôt. Une famille de quatre contribuables devait ainsi payer 80 francs soit la valeur de 110 kilogrammes d'arachides.136(*)

A la veille de la deuxième guerre mondiale, la production de graines fut encouragée au Sénégal « pour ravitailler la France en oléagineux et intensifier les cultures vivrières pour freiner les importations de riz indochinois que les hostilités risquent de rendre aléatoire ».137(*) A la même période, les paysans du Sine comme leurs compatriotes sénégalais vivaient déjà une situation délicate. En 1940, le prix de l'arachide était de 0 francs 90 le kilogramme, coïncidant avec une montée en flèche du taux de l'impôt, car on demandait aux populations une contribution exceptionnelle qui s'élevait à 10 francs par contribuable.138(*) Ceci représentait un lourd fardeau pour les contribuables paysans à qui on imposait un système commercial très affligeant qui ne tenait pas compte de leurs intérêts.

B- La commercialisation

Toute activité commerciale requiert d'abord l'existence de voies de circulation pour l'évacuation des produits. Favorisé par sa position géographique, le terroir Sérère du Sine dispose d'un système d'évacuation très dense. Son réseau fluvial était constituait par les innombrables ramifications du bras de mer Sine ainsi que les nombreux bolongs qui jalonnaient cette entité géographique de la colonie du Sénégal. Grâce aux cotres, le trafic de l'arachide fut facilité sur ces axes par l'aménagement de nombreux débarcadères. Sur le Sine, on avait ceux de Fatick ( Ndouck ), Nianioroh, Siliff, Fayako, Nonane, Ndangane, sans oublier Joal et Palmarin ainsi que Djilor Djidiack. Ces escales permirent le drainage des produits vers les grands ports de Foundiougne et de Kaolack. Ce dernier port, considéré dans les années 1920 comme le second de toute l'Afrique Occidentale Française après celui de Rufisque, joua un rôle sans précédent pour le trafic de l'arachide au Sine et au Saloum. Au-delà de ce port, l'escale de Fatick fut d'une importance capitale pour les producteurs du Sine. Lors de sa tournée dans le Sine-Saloum en 1924, le gouverneur général disait de Fatick qu'elle était « une des escales les plus importantes du Sénégal. Il s'y traite annuellement 24 à 25.000 tonnes d'arachides. »139(*)

En plus de ces voies naturelles, l'administration coloniale s'attela à la mise en place d'un réseau d'évacuation routier. Dés 1860, on aménagea la route qui relia Diakhao, capitale historique du Sine et Fatick, « ce qui permettrait une évacuation future du produit arachidier par voie maritime ».140(*) Ce réseau fut renforcé entre 1890 et 1896 par Ernst Noirot qui tenta de relier les grands centres de production aux escales de traite. Cependant l'atout majeur pour le commerce de l'arachide a été l'ouverture du chemin de fer Thiés-Kayes. Le Sine-Saloum qui était traversé par 190 kilomètres de rail disposait aussi de sept gares en plus des terminaux de Kaolack et de Lyndiane, ce qui permit une évacuation très rapide de la production des paysans de ce cercle.

A côté de ces infrastructures modernes, on utilisait également les moyens du terroir. Les transports furent ainsi organisés par animaux dans toute la mesure du possible en mobilisant les ânes et les boeufs, et par caravanes de chameaux venus de la Mauritanie. Ceux qui n'avaient pas les moyens pour payer le trafic utilisaient le portage pour vendre leurs produits dans les escales. En 1933, on estimait à 100.000 tonnes le transport effectué par auto ; à 30.000 celui fait par chemin de fer ; et à 20.000 tonnes le transport effectué par chameaux.141(*) Mais il faut dire que la confiance accordée à ces caravaniers s'amenuisait de jour en jour car ils laissaient dans le Sine de très mauvais souvenirs. Ils étaient réputés pour leur malhonnêteté. Ils se livraient non seulement au transport des arachides, mais aussi à l'achat clandestin de sacs en dehors des points de traite. Ils fraudaient également sur les poids et mesures en introduisant du sable mouillé dans les sacs. De même ils s'adonnaient très souvent aux enlèvements d'enfants dans les villages qu'ils traversaient.142(*) La relative facilité de pénétration due au réseau abondant permit aux commerçants de s'installer au Sine pour la pratique de leurs activités.

D'abord les Lybano-syriens prirent le dessus des transactions commerciales avec les producteurs indigènes du Sine. La présence de ces levantins est signalée au Sénégal vers 1890. En 1904 on comptait déjà 23 Lybano-syriens dans le cercle du Sine-Saloum. Ils seront 132 en 1925. 143(*) Ces Levantins sillonnaient les villages pour troquer leurs produits contre de l'arachide. La réussite de leurs échanges avec les populations attira très vite la jalousie de la chambre de commerce de Dakar qui vit en eux des concurrents déloyaux.144(*)

A côté de ces asiatiques, d'autres commerçants prirent peu à peu possession de l'intérieur du pays sérère. En 1902 déjà on notait la présence de commerçants installés à Diakhao la capitale du Sine,145(*) sans oublier ceux qui s'étaient installés à Ndiaye- ndiaye prés de Fatick, Ndouck, Nonane, Ndangane, Siliff, en plus des comptoirs de Jaol, de Palmarin et de Djilor Djidjack où un fils du terroir Diogoye Senghor ( père du président Léopold Sédar Senghor ) avait construit avec ses propres moyens un wharf en 1917.146(*)

Cependant ce furent les puissantes maisons et compagnies de commerce qui monopolisaient le commerce de l'arachide. Celles-ci avaient dés la fin du XIXème siècle jeté leur dévolu sur le poumon arachidier du Sénégal pour drainer cette oléagineuse vers les huileries occidentales. Elles étaient déjà quatre dans le Sine-Saloum en 1886 : Buhan & Teissère, Maurel & Prom, Maurel & Frères et la S.C.O.A. ; en 1907, Chavanel s'installa, de même que Régnault-Clastes et Plantey & Cie ; Barthes & Lesieur en 1921, ainsi que la NO.SO.CO. et Soucail & Cie.147(*)

Ces puissantes maisons et compagnies contrôlaient la quasi-totalité du commerce au Sine-Saloum. Elles fixaient les prix sans tenir compte des intérêts des producteurs. Ces derniers supportaient toute l'iniquité du système. « Qu'ils fassent de l'arachide, c'est tout ce qu'on leur demande. Peu importe en fait les conditions de leur vie et les perspectives de leur développement individuel et familial. »148(*) La préoccupation de ces commerçants était d'acquérir l'arachide à vil prix et de s'enrichir quel qu'en fussent les moyens, car leur prospérité dépendait de l'exploitation systématique et impitoyable des misérables paysans. Cette spoliation se traduisait par l'utilisation de fausses bascules et par l'imposition de cours très bas qui fut toujours à l'origine d'une réduction du numéraire en circulation. Ainsi le paysan indigène, après avoir payé des impôts ne disposait que de peu d'argent pour effectuer de nouveaux achats de produits d'usage quotidien.

Devant ce système usuraire, les chefs locaux prenaient souvent des décisions. En 1888, les cultivateurs du Sine trouvant très inférieurs les cours auxquels on a mis leurs produits ( 0 franc 90 le kilogramme ), le Bour Mbacké Ndiaye avait mis le « laff » c'est-à-dire une interdiction générale sur les produits récoltés dans son royaume.149(*) Coumba Ndofféne Fa Ndeb Diouf fera la même chose en 1901. Mais cette forme de contestation était toujours éphémère, car le paysan n'avait aucune autre solution, et rendue inefficace par les exigences des agents du fisc. La seule alternative pour les paysans fut une extension démesurée des emblavures consacrées à l'arachide, au détriment des cultures vivrières qui prenaient déjà un recul à des proportions notoires ; ce qui était aussi source de dégradation progressive de son environnement naturel.

C- Le recul des cultures vivrières et la dégradation de l'environnement

Face à un système commercial qui ne se souciait guère de leurs intérêts, les paysans, obligés de produire pour assouvir la boulimie du système colonial, finirent par comprendre que le seul moyen d'atténuer l'érosion progressive de leur pouvoir d'achat était d'augmenter la production. Aussi assistait-on à une extension tentaculaire de la culture de l'arachide dans le Sine où les paysans s'activaient sans répit à arracher péniblement à la terre de quoi disposer du numéraire. L'arachide commençait à occuper une part importante des emblavures : 23% en 1900, 32% en 1908, 36% en 1912 et 58% en 1914.150(*) En 1932, l'arachide occupait 225.000 hectares sur les 360.000 mis en culture dans le Sine-Saloum soit 62,5% des superficies cultivées.151(*)

Vendre pour se procurer de l'impôt étant devenu une chose impérieuse, on assistait peu à peu à la disparition de la polyculture traditionnelle. Les cultures vivrières prirent un recul notoire en particulier le mil.152(*) L'économie d'autosubsistance cédait la place à une économie marchande de type capitaliste, consacrant ainsi la dépendance des masses laborieuses du Sine vis-à-vis du commerce français. L'autosuffisance alimentaire n'était plus assurée et les paysans vivaient toujours sous la hantise d'une famine et des périodes de soudure qui les plongeaient chaque fois dans des conditions de vie impitoyables. La preuve vivante en était la grande famine de 1905-1906 au Sine et au Saloum. Le paysan produisait non plus pour satisfaire uniquement les besoins alimentaires de son groupe, mais aussi pour acquérir l'argent de l'impôt sans quoi les percepteurs l'accablaient de mesures vexatoires.

L'évitement de cette situation passait par un défrichement irraisonnable pour faire de l'arachide. Partout on détruisit les forêts pour faire place à l'arachide sans se préoccuper du déséquilibre de la nature.  Des espaces qui jusque-là étaient réservés à la pâture furent défrichés. Le processus de la désertification avançait au galop. Le rétrécissement constant du couvert végétal pour une agriculture plus intensive fut à l'origine de l'épuisement des terres par suite du manque d'engrais et du défaut d'assolement des cultures. L'érosion des sols, la disparition des jachères et l'avancée du désert arrachaient à la nature son vrai charme et ses vrais richesses. Les conditions atmosphériques se modifièrent et un déséquilibre environnemental s'installa. Cette destruction brutale du tapis végétal, en facilitant l'érosion des sols, consacrait également la baisse des rendements aussi bien des cultures vivrières que de l'arachide même.

Au total, l'arachide finit par devenir le déterminatif des rapports entre l'administration coloniale et les contribuables indigènes du Sine. De son abondance dépendait les rentrées de l'impôt et par conséquent la bonne marche de l'administration et la tranquillité des populations. C'est pourquoi toutes les énergies étaient mobilisées pour accroître la production. Les navétanes et les Sociétés Indigènes de Prévoyance jouèrent un rôle important dans l'accroissement de la production arachidière.

II- Les navétanes

On désignait par le terme navétanes les travailleurs venant de l'est et du sud du Sénégal (Soudan, Guinée, Haute-Gambie, Casamance...) cultiver l'arachide dans le bassin arachidier du Sénégal, pour gagner l'argent de leur dot et de leur capitation.153(*) Les documents d'archives d'avant 1896, parlent de manière très imprécise de ces migrants en évoquant « des étrangers originaires des colonies voisines », « des cultivateurs de passages venus des colonie du groupe de l'A.O.F. » ou encore «  des travailleurs agricoles du Soudan ».154(*) En 1897, on parlait déjà d' « étrangers venus de l'est cultiver l'arachide pour gagner l'argent de l'impôt ».155(*) Etymologiquement le terme navétane vient du mot wolof « nawet » qui signifie saison des pluies ou hivernage. Il désigne donc les « gens de l'hivernage », c'est à dire les migrants saisonniers car ces étrangers arrivaient un peu avant les premiers orages et retournaient chez eux juste après les récoltes.156(*)

Le motif de leur présence au Sine était donc bien défini au départ : gagner l'argent de l'impôt et de la dot en cultivant l'arachide. La fertilité du pays Sérère constituait une des causes du choix de cette région par les navétanes qui commencèrent à s'y installer timidement vers 1897. Cette année-là, les « gens de l'est venus chercher du travail à Dakar mais séduits par la fertilité du pays s'installent dans le canton de Ndangane ».157(*) La même année, on signala à Niakhar la présence d'un groupe de Toucouleurs qui fondèrent même le village de Lakhar.

Progressivement, le nombre de ces migrants augmentait de telle sorte qu'en 1920 on parla au Sine-Saloum d'une « affluence inaccoutumée ».158(*) Mais c'est véritablement à partir de 1923, avec l'ouverture complète du tronçon Dakar-Bamako que les travailleurs du Soudan commencèrent à s'implanter sur les terres du Sine et du Saloum. Ils descendaient maintenant en bataillons serrés pour jeter leur tentacule sur le pays utile.

Dés son arrivée, le navétane devait choisir un logeur appelé ndiatigui. Les deux personnages sont liés par une sorte de « convention verbale par laquelle l'employeur assure à son co-contractant le logement et la nourriture pendant toute la durée du travail et lui prête en outre un champ particulier ».159(*) Le logeur jouait pour ainsi dire le rôle de support social et économique  pour le navétane qui était sous son entière responsabilité. Il pouvait en outre prêter au migrant le matériel agricole indispensable à l'exploitation de sa parcelle. Le ndiatigui assurait la nourriture du navétane (tabac et cola y compris) et selon ses moyens, il pouvait aussi prêter des semences à celui-ci.

En contrepartie de ces services rendus, le navétane devait travailler aux champs de son logeur tous les jours de l'aube jusqu'à quatorze heures sauf le lundi et le jeudi.160(*) Le reste du temps il le consacrait à ses cultures personnelles. Ces navétanes participaient aussi aux travaux domestiques comme le tissage des palissades, la réparation des clôtures et des cases avant l'hivernage.

Le « contrat » qui liait les deux parties était valable jusqu'à la vente des arachides. Après quoi, le navétane pouvait s'acquitter de ses dettes et retourner. Ce contrat régi par aucune loi précise fut un « contrat coutumier, traditionnel, évidemment oral et d'ailleurs souvent tacite, puisque généralisé et collectivement apprécié par un long usage, mais non immuable ».161(*) Ce contrat informel qui régissait les rapports entre logeur et navétane s'appelait ladjino au Sine. On peut le résumer comme suit : logement + nourriture + prêt d'un champ dont la gratuité fut discutable ; contre travail à temps partiel sur les champs du logeur.

Ce contrat fut le régulateur des rapports sociaux entre deux entités d'horizons différents. De son respect dépendait la symbiose entre les deux parties engagées. Cependant, les vicissitudes de la vie, la complexité des rapports humains et surtout la confrontation de deux cultures différentes faisaient que certains saisonniers quittaient même leur logeur avant les récoltes. Mais l'un des motifs les plus avancés pour justifier cette rupture était souvent l'insuffisance alimentaire. Ceci pour dire que ces rapports n'étaient pas sans désagréments. Mais une fois ces contraintes sociales surpassées, le navétane pouvait se consacrer librement à ses activités pour gagner l'argent de sa capitation et retourner paisiblement chez les siens en attendant le prochain hivernage.

Ces migrants saisonniers venaient dit-on au Sine pour des considérations fiscales. Notons dés lors que dans leurs cercles d'accueil, ils finirent, eux-mêmes, par être soumis à un contrôle fiscal. Dés leur arrivée en pays Sérère, ils étaient tenus de verser, à l'endroit qu'ils choisissaient, une taxe appelée « namou » ou « nango » qui s'élevait en 1893 à 20 francs au profit du Bour. Mais sous la pression d'Ernst Noirot administrateur du Sine-Saloum, résolu à favoriser l'installation de ces travailleurs saisonniers dans son cercle pour le développement de la culture de l'arachide, le Bour Sine Mbacké Ndiaye accepta la réduction de cette taxe à 6 francs en 1897.162(*)

Outre les droits de culture qu'ils payaient au Bour Sine dés leur arrivée, les navétanes furent soumis à partir de 1924 à un contrôle fiscal systématique par les autorités coloniales. Ainsi par circulaire du 30 mai 1924, le gouverneur général demanda à chaque commandant de cercle de procéder à une vérification de la situation fiscale des nouveaux venus. On exigea ceux qui n'étaient pas en règle avec le fisc dans leur cercle d'origine, de verser la capitation dans leur cercle d'accueil.163(*) Pour mieux suivre cette politique, le gouverneur demanda aux autorités du Soudan, terre d'origine par excellence de ces migrants saisonniers qui, chaque année, envahissaient littéralement le bassin arachidier, de doter chaque navétane d'un « laisser-passer établi en forme de carte d'identité mentionnant sa situation au point de vue de l'impôt ».164(*) A partir de 1934, l'administration coloniale du Sénégal et celle du Soudan, cherchant à harmoniser cette politique de contrôle fiscal établirent un model commun de « carte navétane ».165(*) Sur cette carte furent mentionnées les informations sur le cercle d'origine et le cercle d'accueil du point de vue de la situation fiscale et médicale du détenteur. Toutes ces mesures finirent par mettre en exergue l'importance qu'avaient acquis les navétanes dans la production arachidière et par conséquent dans le système fiscal.

Cette importance prit des proportions notoires au Sine et au Saloum telle que les autorités décidèrent de s'y impliquer. C'est pourquoi le 24 décembre 1928, Denorus, président de la Chambre de Commerce de Kaolack plaidait à Dakar en faveur de l'encouragement de cette main-d'oeuvre si vitale pour les intérêts économique de la région. Invoquant un manque de main-d'oeuvre dans le « Sine-Saloum [qui] n'est pas assez peuplé pour que la culture puisse se faire sans l'aide des navétanes »166(*), il adressa le 27 février 1929 au gouverneur un rapport sur la « question des navétanes qui est si vitale pour le Sine-Saloum, les ¾ de la récolte étant dus à la main-d'oeuvre soudanaise. »167(*) Dans ce rapport, Donerus dénonçait sans complaisance l'exploitation abusive dont étaient victimes les navétanes de la part des chefs de canton et de village. Ces derniers, dit-il n'hésitaient pas à choisir les navétanes pour les travaux de prestation et autres. Ainsi pour sortir ces migrants de cet engrainage, Donerus préconisa la création de « villages de navétanes » qui permettront d' « attirer dans le Sine et le Saloum 20.000 navétanes pour développer l'arachide [qui] est toute la vie de ce pays ».168(*)

Ainsi à partir de 1929, Lechat commandant du cercle de Kaolack initia la politique des villages de navétanes. « Chaque canton va recevoir 100 navétanes maximum et les groupera en un ou deux villages de navétanes sous l'autorité d'un chef de leur race lui-même soumis aux ordres du chef de canton. »169(*) Avec l'aide de la chambre de commerce et de la S.I.P., chacun des navétanes « villageois » recevait une ration journalière de 250 grammes de riz, 500 grammes de mil et 0 franc 50 pour l `achat de condiments. La S.I.P. assurait la distribution des semences remboursables avec un taux d'intérêt de 20%. Avec l'ensemble de ces mesures, 76 « villages de navétanes » regroupant 1.569 individus virent le jour au Sine et au Saloum en 1929. Le Sine à lui seul totalisait 30 villages sur les 76 et 501 navétanes sur les 1569 soit 31,93% de l'effectif total comme le montre le tableau suivant :

Tableau n°2 : Villages de navétanes

Cantons

Nombre de navétanes

Nombre de villages

Diakhao

120

8

Diohine

55

4

Niakhar

106

7

Diouroup

120

8

Ndangane

100

3

Source : David Ph., op. cit. p. 67.

Les autorités du cercle furent satisfaites par cette expérience, grâce, notamment au paiement sans défaillance de l'argent et des semences prêtés. Cependant l'objectif fixé à 22.000 navétanes fut loin d'être atteint. Seuls 2,8% des 55.000 navétanes recensés dans le Sine-Saloum furent concernés par ces villages.

En 1930, on dénombra seulement 14 villages regroupant 1.460 navétanes.170(*) Cette année-là, la chambre subit un coup dur car « beaucoup de navétanes en effet n'ont pas assez d'argent en raison des bas prix des graines pour rembourser leur dû. »171(*) Beaucoup d'entre eux se sauvèrent en abandonnant leurs récoltes. Les statistiques de la chambre de commerce montrent qu'au 31 décembre 1930, les 3/7 des dettes n'étaient pas encore recouvrés soit 157.463,43 francs.172(*)

Cette mésaventure du commerce français signa l'acte de décès des villages de navétanes aussi bien au Sine qu'au Saloum. En 1931, ces villages vécurent, mais les saisonniers demeurent. Quoi qu'il en soit, les « vieux terroirs Sérères surpeuplés du Kamasinik » continuèrent d'être la terre de prédilection des navétanes.173(*)

La générosité des terres du Sine fut certes un grand motif pour attirer des navétanes, mais l'autre atout fondamental fut incontestablement l'hospitalité et l'humanisme du peuple sérère. Si ailleurs ces migrants saisonniers n'étaient pas bien traités et bien nourris, au Sine par contre, les « sérères prudents et soucieux de leur équilibre vivrier, les nourrissaient bien, récompensés d'ailleurs pour cela par la venu fidèlement régulière de nombreux saisonniers ». 174(*)Ainsi notait-on en 1932 leur présence « en assez grand nombre » à Toucar.175(*) En 1934 on dénombra dans la subdivision de Fatick, notamment dans les villages de Samba Dia, Patar, Soudiane, Diakhao, Marout, une population étrangères de 9.119 habitants.176(*) Cependant il faut préciser que ces « étrangers » n'étaient pas uniquement des Soudanais. On recensa dans le canton de Diakhao-Marout 935 navétanes originaires de la Région du Fleuve, des Voltaïques et des Guinéens.177(*)

Très attractif par la fertilité de ses terres mais aussi par la sociabilité et l'intégrité des Sérères, le Sine fut pendant longtemps une terre par excellence des navétanes. Seulement sous l'action combinée du lessivage des terres dû à leur surexploitation et de l'ouverture des Terres Neuves du Saloum oriental, on a noté un rétrécissement constant des effectifs au Sine. Mais il est incontestable que ces migrants furent d'une grande importance pour l'exploitation de l'arachide au Sine et même au Sénégal en général. C'est pourquoi leur place dans l'étude de la fiscalité ne doit pas être négligée pour mieux mettre en exergue le rôle de l'arachide dans ce système. Aucune étude ne doit et ne peut même être menée sur ce sujet sans parler de ces braves gens que les vicissitudes de l'histoire ont transformés en « migrants saisonniers » pour se conformer en un ordre nouveau qui leur fut imposé.

La même place doit être attribuée aux S.I.P. qui, dans leur caractère mutualiste contribuèrent certes au développement de l'arachide, mais vues sous l'angle fiscal, ces Sociétés Indigènes de Prévoyance constituèrent une nouvelle charge pour les populations soumises au poids des cotisations et des remboursements dont l'iniquité fut d'une évidence notoire.

III- Les Sociétés Indigènes de Prévoyance

Le Sine-Saloum, victime des caprices de la nature avait connu en 1905-1906 une disette endémique due à des conditions climatiques défavorables et à des invasions acridiennes répétées. Avec cette grande famine dont le souvenir reste encore vivace, toute l'économie du Sine-Saloum fut fortement menacée.178(*) Les populations crevaient de faim, les semences manquaient et un mouvement migratoire à des proportions gigantesques s'était enclenché en direction de la Gambie anglaise. Face à cette situation inquiétante, les autorités coloniales prirent des mesures surtout pour stopper ce flux migratoire et parer au manque de semences qui pouvait être fatal aux intérêts français. C'est pourquoi en 1907, le gouverneur général mit à la disposition de Charles Lefilliâtre administrateur du Sine-Saloum une somme de 20.000 francs pour « sauver » le Sine-Saloum, poumon arachidier du Sénégal. Avec ce crédit, Lefilliâtre réussit à prêter à 718 cultivateurs 55.000 tonnes de vivres et de semences d'arachides remboursables à la récolte avec un taux de 5%. Le but de cette opération fut selon les autorités du cercle « de parer à l'imprévoyance de l'indigène qui est essentiellement un homme du présent. Le passé ne lui servira point de leçon, et l'avenir n'existent déjà plus pour lui. »179(*)

Le succès de cet essai fut total car toutes les graines prêtées furent remboursées. Encouragé par cette réussite, le gouverneur général institua, par le décret du 29 juin 1910, les « Sociétés Indigènes de Prévoyance et de Prêts Mutuels Agricoles » au Sénégal.180(*) Celles-ci sont définies comme constituant « essentiellement des groupes d'individus ayant les mêmes intérêts économiques et librement réunis pour les développer. »181(*) En décembre 1910, un arrêté local statua sur les S.I.P. du Sine-Saloum et du Baol. Dés 1911, l'expérience des S.I.P. fut étendue à toute l'Afrique Occidentale Française. L'adhésion de tous les indigènes d'un cercle devint obligatoire à partir de 1915, tandis que la volonté de deux habitants suffisait pour sa création.

Le taux d'intérêt remonta à 25% dés 1908 et chaque sociétaire était tenu de verser 1 franc de cotisation annuelle. Cette cotisation appelée « franc du commandant »182(*) était perçue au même moment que la capitation. Elle faisait l'objet de beaucoup d'abus de la part des percepteurs. C'est grâce à cette contribution que la S.I.P. a pu fonctionner sans contrainte majeure pendant la première guerre mondiale. A partir de 1938, le taux de cette cotisation fut élevé à 2 francs et étendu à tous les hommes, femmes et enfants inscrits au rôle de l'impôt de capitation.183(*) Ainsi le commandant de cercle, par ailleurs président de S.I.P. disposait d'un «véritable budget régional supplémentaire qu'il gérait à sa guise. »184(*)

La gestion souvent gabégique de ces fonds fait perdre à la S.I.P. sa bonne réputation chez les populations. Celles-ci, soumises à une cotisation qu'elles assimilaient à un impôt, subissaient les déboires des plus affligeants lors du remboursement. Selon Niokhor Diouf, au moment du paiement des semences, « la chance du paysan dépendait de l'humeur de l'agent de la S.I.P. Le sociétaire qui payait versait son arachide jusqu'à la satisfaction totale de cet agent car, la vraie quantité à payer n'était pas bien connue par le paysan ».185(*)

Par ce système usuraire, la S.I.P. voulait atteindre ses objectifs. Ceux- ci définis dés le départ visaient surtout le développement des cultures industrielles, l'arachide en particulier. Le rapport de 1928 sur les S.I.P. définit ainsi ces objectifs :

- L'intensification et l'amélioration de la culture de l'arachide ;

- Augmentation du stock de réserves au moyen d'achats annuels faits aux paysans possédant les plus belles récoltes et par le jeu normal des prêts et des remboursements par nature avec un intérêt de 25% ;

- Amélioration de la production en quantité et en qualité, par la sélection effective des semences au moment du stockage en créant à cet effet, dans chaque société un service spécial de sélection et par la distribution de primes aux cultivateurs qui auront apporté les plus beaux lots de semences, mais en exigeant d'eux par l'intermédiaire des chefs de canton et de village qu'ils ne livrent aux magasins de section que des semences soigneusement triées.

Le coton était également visé par la S.I.P. qui préconisait l'établissement d'un programme en vue de l'extension et de l'amélioration de la culture cotonnière.

La S.I.P. se préoccupait aussi de la culture du manioc. Au Sine-Saloum, un crédit de 20.000 francs a été inscrit à son budget pour achat de boutures de manioc et aussi de grains de ricin qui furent distribués aux paysans.186(*) Ce fut ainsi une manière très efficace de parer aux dangers de la monoculture arachidiére, de sorte que l'indigène pourrait, en cas de mauvaise récolte de l'arachide se rabattre sur ces cultures pour acquérir l'argent du fisc.

Dés 1925, la S.I.P. de Kaolack considérée comme «  la plus florissante de toutes »187(*) prit en main la diffusion de la culture attelée et des semences sélectionnées. Cette société possédait au 31 décembre 1925 un capital de 4.637.436, 66 dont 319.483, 62 francs en espèces et des créances remboursables en graines de 3.228.237,90 francs. Elle était ainsi, de toutes les sociétés celle dont l'activité était plus efficace. En 1924, elle possédait déjà 29 magasins et 2 hangars. Elle construisit 3 magasins en 1925. 188(*)

Cette société avait, en 1925 aménagé dans les subdivisions de Fatick, Foundiougne et Kaolack des champs d'essai en vue de la production de semences sélectionnées. En 1935, la S.I.P. du Sine-Saloum distribua aux cultivateurs du cercle 7.606 tonnes d'arachides et 2.500 kg d'arachides sélectionnées de Bambey, 99.880 boutures de manioc et 661 kg de maïs. Pour le matériel agricole, les paysans reçurent 636 houes alouettes et 216 semoirs Bajac leurs furent cédés à raison de 125 francs la pièce payable à la traite.189(*)

Cette politique très efficace de vulgarisation du matériel agricole plaçait la S.I.P. du Sine-Saloum en tête. En 1930, elle contrôlait 271 instruments sur 601, soit 45% de l'outillage distribué dans l'ensemble du Sénégal.190(*) Cette société s'était fortement impliquée dans la sélection des semences. Son capital semencier augmentait à des proportions gigantesques. En 1924, elle avait distribué 37.500 tonnes, loin des 186.725 distribués en 1907. Le stock passa à 3.250 tonnes en 1925 et à 6.325 tonnes en 1929.191(*) La S.I.P. du Sine-Saloum occupait pour ainsi dire le coeur des actions agricoles mutualistes du Sénégal comme le montre le tableau suivant.

Tableau n°3 : Semences d'arachides sélectionnées distribuées par la S.I.P du Sine-Saloum de 1925 à 1930.

Années

Semences

Sélectionnés(Sénégal)

Part de la SIP du Sine-Saloum en tonnes

Pourcentage

1925

5.636 tonnes

3.250

57,68

1926

6.747 tonnes

_

_

1927

8.468 tonnes

4.852

57,21

1928

10.549 tonnes

_

_

1929

13.203 tonnes

6.323

47,89

1930

14.791 tonnes

7.606

51,52

Source : Mbodj M., Op. cit. p. 423.

Cet important stock permit à la société de distribuer des semences aux paysans du Sine pendant la campagne 1933-1934.

Tableau n°4 : Semences d'arachides distribuées aux paysans du Sine 1933-1934

Cantons

Quantités prêtées (en hl)

Quantités prêtées (en kg)

Diakhao-Maroutte

38.054

1.331.890

Sanghaye-Ngayokhéme

24.986

874.510

Diouroup

12.665

443.275

Ndangane

7.289

255.115

Diohine

7.619

226.665

Total cercle de Kaolack

472.520

16.538.200

Source : A.N.S. 5Q3 (1) : Rapport sur le fonctionnement des S.I.P., 1934.

Ces prêts qui étaient en moyenne de 2 hl par cultivateur se faisaient en mai- juin et étaient remboursables en nature après les récoltes avec un taux de 25%. Tout sociétaire qui s'acquittait de ses droits pouvait en outre demander et obtenir des prêts de vivres s'il justifiait d'un cas de force majeure : disette à la suite d'un événement malheureux ou calamiteux.192(*)

A partir de 1928 des prêts en argent pouvant s'élever jusqu'à 5.000F étaient consentis aux sociétaires  « en vue de la culture, en vue aussi d'une amélioration de son outillage agricole ou de la création, de l'augmentation de son cheptel ».193(*) Les ressources de la S.I.P. du Sine-Saloum provenaient de l'intérêt au remboursement mais aussi des cotisations de ses membres. Le nombre de ceux-ci connu une évolution vertigineuse entre 1907 et 1916. Il passa de 718 à 206.000 membres.194(*)

Avec les fonds dont elle disposait, la S.I.P. du Sine-Saloum s'investit également dans la réalisation d'infrastructures essentielles à l'amélioration des conditions d'existence des populations. Elle épargna de ce fait le budget régional de certaines dépenses en se substituant à l'administration dans la réalisation d'infrastructures. En 1925, elle consacra 35.000 francs aux travaux de puits, ce qui lui permit d'en mettre en chantier 39 dont 25 achevés. Au 31 décembre 1925 le nombre total de puits forés s'élevait à 585.195(*)

Cependant, malgré ces diverses actions, les populations avaient une toute autre conception des S.I.P. qui furent considérées comme des « instruments para-administratifs plus que des coopératives, au service de l'exploitation coloniale ».196(*) Elles étaient « un autre mode de spoliation très subtil [car] elles se transformèrent peu à peu en engin d'escroquerie ».197(*)

Dans cette nouvelle institution, l'indigène portait le poids de tout l'arbitraire du système. Il était exposé à l'agressivité et à la rapacité des chefs qui assimilaient les cotisations qu'ils percevaient à un impôt. Le zèle de ces percepteurs s'exerçait au détriment des paysans réduits à leur merci. Les S.I.P. étaient devenues certes un puissant élément de la politique d'expansion de l'arachide et des autres cultures commerciales, mais elles finirent par constituer une charge de trop sur les populations déjà écrasées par l'impôt de capitation.

CHAPITRE II : L'IMPOT DE CAPITATION

I- Rappel historique : les redevances traditionnelles

L'impôt de capitation imposé au Sine au lendemain de l'expédition de 1859 venait se superposer à une fiscalité qui était déjà en place avant l'arrivée du conquérant.

Autrefois, il existait dans le royaume du Sine un certain nombre de redevances qui entraient dans le fonctionnement des structures sociales et de l'appareil administratif du pays Sérère. Celles-ci étaient acquittées sans contraintes majeures car étant partie intégrante de l'environnement socio-politique du Sine. Elles frappaient la quasi-totalité des activités socio-économiques et culturelles du terroir.

A la chasse, lorsqu'un éléphant était tué, la défense qui était la plus rapprochée du sol après la chute du pachyderme appartenait au Bour, l'autre étant la propriété du chasseur.198(*) Cette coutume circonstancielle était d'une importance notoire, du fait du prestige qu'elle procurait au souverain qui pouvait échanger les défenses d'ivoire contre des armes et de l'alcool. Mais elle n'est pas pérenne à cause de la disparition rapide de l'éléphant dans ce pays.

Jadis, chaque pêcheur était tenu d'envoyer annuellement au Bour Sine et à la Linguére un sac de poissons par pirogue. Avec l'abondance, la qualité et la variété du poisson qu'on trouvait dans les nombreux cours d'eau du terroir, « cette dîme obligatoire que le pêcheur acquittait d'ailleurs sans contraintes et avec déférence » 199(*) était fondamentale pour l'approvisionnement de la cour royale. Elle était renforcée par les dons en menues marchandises que les marins indigènes qui se rendaient à Fatick faisaient au Grand Jaraf.

Une autre dîme issue des eaux était celle qui frappait les exploitants du sel. L'exploitation des salines naturelles du Sine était un monopole royal. Le Bour Sine la confiait à un saax-saax de son choix. Celui-ci habitait le plus souvent les villages de Njémou ou de Poukhane, à l'orée des tannes du Sine occidental ou l'on trouvait les plus importantes salines du royaume sérère. Ce « maître du sel » réunissait la veille de la récolte tous les exploitants pour les prévenir et le lendemain c'était la ruée générale, chacun ramassant le maximum de sel possible. Au bout d'une journée de travail, on faisait deux tas, l'un pour l'exploitant et l'autre pour le Bour. Ce dernier, par l'intermédiaire du saax-saax vendait sa part aux commerçants après avoir y prélevé la quantité nécessaire à la vie de la cour. Le produit de cette vente lui était intégralement versé.

Le caractère fiscal de cette exploitation apparaît nettement, du fait de la coercition qui en résultait. Même si l'exploitant, en fin de journée, bénéficiait du fruit de son travail, par l'attribution qui lui était faite d'une part du sel, aucun habitant valide dans les villages ciblés par le Saax-Saax n'osait se dérober le jour de la récolte.

En plus du régime des eaux, les rapports du producteur et de la terre étaient source de redevances dans une société aussi profondément paysanne. 

Au Sine, les détenteurs de la terre ( Yaal lang ou Yaal dakh ) étaient appelés Lamanes. Ils étaient les vrais « maîtres de la terre » et disposaient de droits historiques appelés droits de feu ou droits de hache.200(*) C'est pourquoi les usufruitiers de la terre ou les « maîtres de champs » (Yaal o qol) devaient des redevances aux Lamanes, pour pouvoir bénéficier des ressources des terres qui leurs étaient attribuées. Ces redevances, qui avaient la valeur d'un taureau de deux ans ou d'un grenier de mil étaient versées en trois occasions : quand l'usufruitier recevait le droit d'exploitation d'un Lamane ; ou lorsqu'un nouveau Lamane entrait en fonction et enfin lors de la succession d'un nouveau détenteur du droit de hache.

De même « chaque année, une redevance symbolique renouvelait l'allégeance du maître de champ au maître de la terre, une gerbe de mil ou un coq. »201(*) Avec l'usage progressif de la monnaie, la redevance pouvait se verser en argent au prorata de la surface reçue. Elle était perçue à titre purement symbolique, car « même en cas de non versement des redevances qui leur étaient dues, les Yaal dakh ne pouvaient expulser les exploitants ».202(*) Ceux-ci honoraient tout de même cette coutume à cause de la considération qui entourait la personne du Lamane. L'essentiel était dans le geste.

Ce caractère symbolique faisait que ces différentes redevances coutumières n'ont jamais pesé très lourd sur les contribuables. Elles n'avaient en rien le même caractère coercitif de l'impôt de capitation né du système colonial. Au contraire, elles « constituaient naguère (...) dans l'esprit des intéressés un gage de la stabilité de leur tenure et une participation légitime à l'administration de leurs biens, au plan spirituel comme au plan matériel ».203(*)

Cependant d'autres redevances plus coercitives et plus rudes frappaient les Baadolo du Sine. Ces impôts étaient beaucoup plus proches de l'impôt colonial, en ce sens qu'ils constituaient un insupportable fardeau pour les contribuables. Pour faire face aux énormes dépenses de la cour royale et pour entretenir la masse avide qui gravitait autour de lui, le Bour Sine était obligé de multiplier les taxes qu'il percevait sur ses administrés.

Le poids de cette fiscalité dont étaient exempts les « biy no maad » était intégralement supporté par les Badolo. Ces derniers subissaient, sans se plaindre, les exigences de leurs maîtres parce que possédant la certitude du lendemain, « garantie par une activité silencieuse et féconde ».204(*) Ils furent longtemps contribuables à merci.

Outre un impôt annuel représentant le dixième de ce qu'ils possédaient, ils versaient d'autres redevances : pour le Lamane, le « deck » qui était de trois Sabar de mil ou de niébé ; pour le Bour, le « fubbene » qui était évalué à un Sabar (environ 20 kilogrammes ) sur 50 récoltés. C'est le Baadolo qui était le vrai nourricier du Bour, de ses femmes, de ses ministres, de ses guerriers, en somme tout le personnel qui pullulait au tour de l'appareil administratif. C'est lui qui apportait à Diakhao, la capitale les sabars de mil, les paniers de maïs ou de niébé, les tubercules de manioc nécessaire à la nourriture de la cour royale. En outre, il devait fournir le « sangara » (l'alcool), couper l'herbe pour les chevaux d'une cavalerie nombreuse et subir les réquisitions des Ceddo en tournée.

Le Bour Sine demandait parfois à une époque déterminée de l'année, à chaque chef de carré, « sous une forme facultative, mais que les habitants considéraient comme obligatoires et exécutaient dans la crainte de s'attirer quelques tracasseries »205(*) un sabar de mil (15 à 20 kg) pour ses chevaux, une natte pour sa couche, une poule pour sa nourriture.

De cette nécessité alimentaire est née l'obligation pour les contribuables de cultiver des champs communautaires pour le grenier de réserve que chacun d'entre eux devait abriter pour subvenir aux besoins exceptionnels de la couronne. Le produit de ces parcelles cultivées annuellement par le groupement du lieu constituait un véritable appoint pour le « Maad a Sinig ». « Quand ce dernier venait, en effet, à manquer de mil, les captives de ses épouses sous la conduite du petit Farba qui était l'agent percepteur, allaient par exemple dans un village et demandaient à chaque carré une provision de mil qu'elles emportaient ».206(*) Aussi les masses paysannes supportaient le poids des corvées qu'ils exécutaient sur les champs des titulaires des commandements territoriaux : Jaraaf, Farba, Saax-Saax...

Au temps de la royauté, il existait au Sine une coutume particulièrement impitoyable à cause des conditions de vie précaire qu'elle engendrait pour les Badolo. Chaque année, au mois de septembre, le Farba et ses agents percepteurs s'abattaient sur les villages du Sine, comme une nuée de rapaces, pour recueillir tous les fonds de greniers de la récolte de l'année précédente avant que l'on engrange la nouvelle.207(*) Cette dîme était, bon an mal an, régulièrement perçue.

Le Bour Sine percevait une taxe nommée « namou » sur les cultivateurs étrangers. Ceux-ci versaient, selon la coutume locale, un droit de culture estimé à 20 francs au profit du Souverain. Mais cette taxe, par sa lourdeur sera vite considérée par le pouvoir colonial comme un frein à l'installation des saisonniers et par conséquent à l'expansion de la culture de l'arachide. C'est pourquoi dès1896, l'administrateur Noirot obtint du Bour Sine Mbacké Ndeb et du Bour Saloum Sémou Djimit Diouf la réduction de cette taxe à 6 francs pour le Sine et 5 francs pour le Saloum.

Chaque éleveur était aussi astreint au paiement d'un impôt sur le bétail. Celui-ci était évalué à une bête par troupeau ou le cinquantième selon l'importance du bétail. Pour les ovins et les caprins, il était d'une tête par carré familial. Cette redevance n'était cependant pas fixe car pouvant augmenter à l'occasion des cérémonies royales. A cet effet, une contribution spéciale était demandée aux populations qui fournissaient toutes les victuailles nécessaires pour le festin.

La fiscalité touchait également tous les commerçants qui s'activaient dans le royaume. Cette taxe ou droit de commerce payée au Bour était appelée Kubbal. Cet impôt de circulation frappait tous les produits qui entraient ou sortaient du Sine. Il était perçu par un agent spécial appelé alcati. Son taux variait selon la valeur des marchandises. En 1898, le kubbal était de 25 francs par personne exerçant le colportage ; 5 francs par chameau pour tous les chameliers achetant ou vendant des produits dans le Sine, 1 franc par ânier et 50 centimes par kilo pour vendeur de cola.208(*) De même les commerçants français versaient des coutumes aux souverains Sérères moyennant l'assurance et la garantie de leur sécurité, par la protection de leurs biens et de leurs personnes. A partir de 1859, au lendemain du traité signé entre Bour Sine Coumba Ndofféne et Faidherbe, cette taxe fut réduite à 3% de la valeur des marchandises.209(*)

Le système fiscal traditionnel du Sine répondait aux préoccupations majeures des souverains. Au temps de la royauté, c'était un signe de prestige pour tout roi, d'avoir une pléthore d'agents, une théorie de courtisans, beaucoup de griots, de guerriers et de captifs. Ceux-ci contribuaient largement à l'affermissement des régimes autoritaires que voulaient imposer les chefs locaux. La rétribution de ce personnel passait inexorablement par la multiplication des redevances. C'est pourquoi les dirigeants fermaient les yeux sur les exactions et les pillages dont étaient victimes les Badolo. Le poids de cette fiscalité finit par compromettre la sécurité alimentaire des sujets qui étaient dépourvus de moyens de défense pour empêcher les déprédations des Ceddo.

II- Conception et fonctionnement de la capitation

Etabli dans les colonies au tournant du XIXe siècle, l'impôt de capitation fut conçu comme le moyen le plus efficace devant permettre de trouver les ressources financières indispensables à la mise en valeur des terres nouvellement conquises. En théorie l'impôt est une contribution versée à l'Etat qui n'a pas pour contre-partie un avantage particulier reçu par le contribuable. Son but premier doit être de transférer la maîtrise des ressources économiques des contribuables à l'Etat pour que celui-ci les utilise directement.210(*)

Cependant, le pouvoir colonial eut une autre vision de l'impôt. La justification de celui-ci trouvait ses racines au sein même des grandes théories de la colonisation, se référant au « lourd fardeau de l'homme blanc » qui se devait d'apporter les lumières de la civilisation occidentale chez les peuplades engouffrées dans les ténèbres des tropiques. En effet les « primitifs » devaient fournir une contribution pour mieux bénéficier des bienfaits de la  civilisation européenne.

Dans les milieux coloniaux, le choix était net : la pacification, l'accès à la « civilisation », la protection doivent être compensés par un tribut.211(*) Ainsi l'impôt apparaît comme « la juste rétribution des efforts du colonisateur, l'application normale du droit absolu d'obliger les populations noires, auxquelles il apporte la paix et la sécurité, à contribuer dans la mesure de leur moyen aux dépenses d'utilité générale ».212(*)

Ce principe fut exprimé par Pinet-Laprade au lendemain de la deuxième expédition du Sine en ces termes : « tous les villages de la côte, depuis le Cap-Vert jusqu'au Saloum, ont été purgés des Thiedos qui les infestaient. Grâce à la sécurité qui en est résultée pour les populations, l'agriculture s `est développée et le mouvement commercial a triplé. En compensation de ces biens et comme signe de soumission, les populations sont soumises à un droit de capitation de 1 franc 50 ».213(*)

Aux yeux du colonisateur, l'impôt constituait un moyen efficace d'incitation au travail, de lutte contre la paresse, le farniente, le parasitisme, en somme un vigoureux levier susceptible de vaincre le fatalisme, de promouvoir la responsabilité, et de prouver la soumission des nègres à l'autorité établie. On peut distinguer ainsi trois fonctions de la fiscalité coloniale :

-une fonction budgétaire qui avait pour but d'assurer la couverture des dépenses publiques (c'est le sens de la loi de finances du 13 avril 1900) ;

-une fonction économique qui a pour but l'investissement et l'épargne ;

-et une fonction morale et sociale, car habituant les indigènes au travail par conséquent à l'amélioration de leurs conditions d'existence.

En réalité la fonction budgétaire est la plus recevable car la logique coloniale s'intéressait beaucoup plus à la mise en place des structures d'exploitation et de domination qu'au bien-être social des populations indigènes.

Dans l'imaginaire colonial, la capitation avait pour corollaire l'obligation de chercher des ressources pour s'en acquitter, et par suite créer l'habitude du travail chez des peuples dont la capacité d'action était limitée par l'indolence et l'inertie que favorisait un milieu naturel très généreux. 214(*)

Tel était l'argumentaire utilisé par le colonisateur pour justifier cette décision sans doute empirique au point de vue idéologique, mais qui a été surtout dictée par des raisons politiques par le désir de sauvegarder les intérêts économiques de la métropole.

Celle-ci, dès les tous débuts de l'établissement de la colonisation au Sénégal, avait défini les rapports qui les liaient à la colonie. Cette dernière avait le « devoir » de mobiliser toutes les ressources indispensables au fonctionnement de l'administration coloniale et à la mise sur pied de l'équipement nécessaire à son développement. La colonie devait être gérée  avec le minimum de frais de la part de la métropole et le maximum d'effort financier de la part des colonisés.215(*) Elle ne devait rien coûter à la métropole. Cette assertion rejoint la question fondamentale en matière d'organisation des finances coloniales :

« Au point de vue des finances publiques, la colonie idéale, pour une métropole serait celle qui ne coûterait rien au budget de l'Etat. Ce rêve on pourrait même le pousser encore plus loin en cherchant dans les revenus du pays colonisé, un apport aux recettes générales de la puissance souveraine de laquelle il dépend ».216(*)

C'est en vertu de ces principes qu'un décret impérial du 4 août 1860 promulgué le 5 août 1861 établit l'impôt personnel au Sénégal.217(*) L'article 1 de ce décret stipule que l'impôt personnel est établi au profit du budget local et est perçu sur chaque habitant jouissant de ses droits.

Au Sine, ce fut au lendemain des expéditions de 1859 et de 1861 que Bour Sine Coumba Ndoffene accepta de verser au gouverneur Faidherbe, un impôt annuel fixé à 1franc 50 par habitant.218(*) Pinet-Laprade y voyait la consécration d' « un principe sans lequel toute organisation sociale est impossible. »219(*)

En matière fiscale, le Sine ne constituait pas un cas isolé. Il s'inscrivait dans la logique coloniale qui se referait au même axiome fondamental. Les colonies ne devaient rien coûter à la France. C'est pourquoi on développa très tôt la notion de l'autonomie financière par laquelle on faisait porter à l'indigène le coût de sa domination et de son exploitation. Le principe qui sous-tendait cette philosophie était simple. Il fallait envisager des mesures pouvant amener les colonies à se suffire elles-mêmes, de façon à pouvoir supprimer progressivement les subventions que leur allouait la métropole. C'est dans cette logique que s'inscrit la loi de finances du 13 avril 1900, qui allait dans le sens de réduire les subventions allouées aux budgets locaux par l'Etat colonial. Celui-ci ayant déjà payé trop cher pour ses expéditions de conquête, devrait maintenant tirer profit des fruits de son labeur, sans que cela ne lui coûte cher.

C'est suivant ce postulat que le ministre des colonies nomma, par décision du 30 janvier 1899 une commission  chargée d'examiner les budgets locaux des colonies tant au point de vue financier, qu'au point de vue des questions organiques qui s'y rattachent, afin d'amener par des économies ou par un meilleur emploi des ressources locales, la réduction des subventions de la métropole.220(*) Cette décision répondait à des besoins économiques, mais aussi politiques. Une certaine opinion s'était développée en métropole et affirmait que les charges fiscales pesaient de plus en plus lourd aux contribuables métropolitains. C'est dans le souci de dissiper cette ambiguïté que naquit la loi de finances du 13 avril 1900.221(*)

Celle-ci, entrant en vigueur le premier janvier 1901, stipule en son article 33 que « toutes les dépenses civiles et de la gendarmerie sont supportées en principe par le budget des colonies. Des subventions peuvent être accordées aux colonies sur le budget de l'Etat. Des contingents peuvent être imposés à chaque colonie jusqu'à concurrence du montant des dépenses militaires qui y sont effectués ».222(*)

En théorie, cette loi consacre l'affirmation de ce principe que « les colonies doivent participer non seulement aux dépenses de souveraineté qu'elles occasionnent à l'Etat, mais encore aux charges générales du pays ». 223(*)

Cet autofinancement devrait se faire pour les colonies par le moyen de l'impôt, en se passant des subsides de la mère-patrie, car cette dernière régnait sur son empire colonial pour s'enrichir et non pour s'appauvrir. Il devenait ainsi légitime, aux yeux de l'envahisseur, que chaque colonie assure elle-même toutes les dépenses, quel que soit leur objet, sans distinguer si elles sont d'intérêt général ou d'intérêt local.

Cette notion d'autonomie financière ne doit pas pour autant faire penser à une politique budgétaire uniforme. Il existait une grande différence entre les territoires d'administration directe et les pays de protectorat. L'organisation financière des premiers est prise en charge par le décret du 13 décembre 1891, par lequel les budgets sont alimentés dans une large mesure par le produit des redevances, les impôts ou contributions que les conventions passées avec les chefs locaux permettent de percevoir.224(*) Dans les territoires d'administration directe, une délibération du conseil général du 6 décembre 1879, approuvée par le décret du 2 août 1880 supprime l'impôt personnel dans les villes et leurs faubourgs. Il a fallu attendre jusqu'en 1905 pour que la capitation soit rétablie dans toutes les zones en dehors des communes de plein exercice. 225(*)

En 1904, par les décrets du 13 février et du 18 octobre, le Sénégal fut fragmenté en deux entités administratives différentes : les territoires d'administration directe d'une part et les pays de protectorat d'autre part. Avec ce découpage, le Sine prit une nouvelle physionomie. Ses deux parties stratégiques les plus importantes économiquement, les escales de Fatick et de Joal, étaient mises sous administration directe. On y assista, comme dans l'ensemble du Sénégal, à une surimposition des indigènes des pays de protectorat. En théorie, chacun de ces ensembles devait gérer ses propres ressources et se prendre en charge lui-même. Mais la réalité fut tout autre. Les recettes fiscales des pays de protectorat servirent d'appoint aux territoires d'administration directe, en raison de leur insuffisance budgétaire.

C'est seulement à partir de 1921, par application du décret du 4 juillet de la même année que le Sénégal posséda un budget unique.226(*) Cependant, cette mesure ne changea guère la conception qu'on avait de la capitation. On y voyait toujours un tribut que les vaincus devaient payer au conquérant, en lieu et place de la paix et de la sécurité promise. Son mode de perception confirma dans une certaine mesure cette vision.

III - De la confection des rôles au recouvrement

* 121 Barry B., 1988, pp. 190-208.

* 122 Mbodj M., op. cit. p. 208.

* 123 Fleury, « L'arachide », in Congrès colonial de Bordeaux, 4 au 8 août 1907, Cité par A. Sow, 1983-84, p. 35.

* 124 A.N.S. 1G217 : Situation de Nioro et du Sine, 1896.

* 125 Aujas L., 1929, p. 117.

* 126 A.N.S. 2G33-62 : Cercle du Sine-Saloum. Rapport annuel 1933.

* 127 David Ph., Les navétanes. Histoire des migrants saisonniers de l'arachide en Sénégambie des origines à nos jours, Dakar-Abidjan, N.E.A., 1980, p. 59.

* 128 A.N.S. 13G326 : Administrateur du Sine-Saloum à Morel & Frères, 11 mars 1896.

* 129 Ndao M., Le ravitaillement de la ville de Dakar de 1924 à 1945, Thèse de doctorat de troisième cycle d'histoire, Dakar, 1997-1998, 410 p.

* 130 A.N.S. 2G33-62 : Cercle du Sine-Saloum. Rapport annuel, 1933.

* 131 A.N.S. 13G327 : Notice sur le Sine-Saloum par l'administrateur Noirot, 1896.

* 132 Idem.

* 133 Aujas L., 1929, p. 118.

* 134 Lakroum M., Le travail inégal. Paysans et salariés sénégalais face à la crise des années trente, Paris, L'Harmattan, 1982, p. 19.

* 135 Aujas L., Idem.

* 136 Mbodj M., op. cit. p. 391.

* 137 David Ph. op. cit. p. 218.

* 138 A.N.S. 2G40-20 : Sénégal, rapport d'ensemble, 1940.

* 139 A.N.S. 10D6-0032 : Tournée du Gouverneur Général au Sine-Saloum, 1924.

* 140 Gastellu J.M., « Politique coloniale et organisation économique des pays serer, Sénégal,1910-1950 », in Becker Ch., Mbaye S., & Thioub I., A.O.F. Réalités et héritages. Sociétés ouest-africaines et ordre colonial, 1895-1960, Dakar, Direction des Archives du Sénégal, 1997, p. 565.

* 141 A.N.S. 2G33-62 : Cercle du Sine-Saloum, rapport annuel, 1933.

* 142 Ces enlèvements d'enfants reste un fait toujours vivace dans la mémoire des gens du Sine.

* 143 A.N.S. 2G33-62 Idem.

* 144 Gueye Mb., op. cit. p. 729.

* 145 Gastellu J. M., op. cit. p. 565.

* 146 Mbodj M., op. cit. p. 504.

* 147 ibid. p. 523.

* 148 David Ph., op. cit. p. 30.

* 149 A.N.S. 13G321 : Lieutenant-Gouverneur aux chefs de service au sujet de la situation dans le Sin-Saloum, 1888.

* 150 Mbodj M., op. cit. p. 535.

* 151 A.N.S. 11D3-0024 : Lieutenant-Gouverneur à Administrateur du Sine-Saloum, 1932.

* 152 Ndao M., op. cit.

* 153 Voir à ce sujet David Ph., Les navétanes. Histoire des migrants saisonniers de l'arachide en Sénégambie des origines à nos jours, Dakar-Abidjan, N.E.A, 1980.

* 154 A.N.S. 2G22 -26 : Sénégal, rapport économique annuel, 1922.

* 155 David Ph., op. cit. p. 46.

* 156 En pays Sérère, on appelait ces migrants « riiglan » qui vient du mot « ndiig » qui signifie saison des pluies.

* 157 David Ph. op. cit. p. 24.

* 158 A.N.S. 2G21-1 : Sine-Saloum, rapport économique mensuel, juillet 1921.

* 159 Aujas L., 1929, p. 105.

* 160 Ce choix du lundi et du jeudi se justifiait par une vieille croyance selon laquelle, ces jours ne sont pas fastes, en matière d'exploitation du sol, car les génies de terre n'y étaient pas favorables surtout s'il s'agit des cultures comme le mil.

* 161 David Ph. op. cit.

* 162 A.N.S. 13G326, op. cit.

* 163 A.N.S. 2G24-21 : Rapport politique d'ensemble, 1924.

* 164 Idem.

* 165 David Ph., op. cit. p. 91.

* 166 « Rapport de Donerus président de la cambre de commerce de Kaolack à M. le Gouverneur du Sénégal, in Bulletin de la chambre de commerce de Kaolack, 1929.

* 167 Idem.

* 168 Ibid.

* 169 David Ph., op. cit. p. 65.

* 170 Bulletin de la chambre de commerce de Kaolack, 1930, pp. 117-118.

* 171 A.N.S. 2G30-96 : Sine-Saloum : rapport économique annuel, 1930.

* 172 Bull. chambre de commerce de Kaolack, 1931, p. 63.

* 173 David Ph. op. cit. p. 94.

* 174 Idem. p. 98.

* 175 A.N.S. 2G33-70 :Subdivision de Fatick, rapport politique annuel, 1933.

* 176 A.N.S. 2G34-87 : Subdivision de Fatick, rapport politique annuel, 1934.

* 177 Idem.

* 178 A.N.S. 13G326 : Famine dans le Sine-Saloum, 1905-1906.

* 179 A.N.S. 2G6-30 : Sénégal, rapport d'ensemble, 1906.

* 180 J.O.S., Décret du 29 juin 1910 instituant les S.I.P.

* 181 Idem.

* 182 Le « franc du Commandant » était la cotisation que chaque sociétaire de SIP devait verser annuellement. Il était dessiné au renforcement du budget local.

* 183 Mbodj M., op. cit. p. 459.

* 184 Coquery-Vidrovitch C., 1992, p. 124.

* 185 Niokhor Diouf : entretien à Niakhar le 13 août 2004.

* 186 A.N.S. 2G28-73 : Cercle du Sine-Saloum, rapport annuel, 1928.

* 187 A.N.S. 5Q3(1) : Rapport sur le fonctionnement des SIP, 1925.

* 188 Idem.

* 189 A.N.S. 2G30-96 : Cercle du Sine-Saloum, rapport économique annuel, 1930.

* 190 Sow A., Les Sociétés Indigènes de Prévoyance du Sénégal. Des origines à 1947, Thèse de doctorat de troisième cycle d'histoire, Dakar, 1983-1984, p. 114.

* 191 Idem.

* 192 Aujas L., 1929, p. 128.

* 193 Idem.

* 194 Sow A., op. cit. p. 112.

* 195 A.N.S/5Q3(1) : Rapport sur la création des SIP.

* 196 Sow A., op. cit. p. 5.

* 197 Ki-Zerbo J., Histoire de l'Afrique Noire d'hier à demain, Paris, Hatier, 1978, p. 443.

* 198 A.N.S. 1G330 : Droit coutumier du Sine-Saloum, par les administrateurs Donis et Lefilliatre.

* 199 Aujas L., op. cit. 1932, p. 35.

* 200 Les expressions « droits de feu » et « doits de hache » font référence au défrichement de la terre par le feu et la hache des premiers occupants du Sine. Voir Pélissier P., 1966.

* 201 Idem.

* 202 Pélissier P., 1966, op. cit. p.217

* 203 Ibid. p.220

* 204 A.N.S. 2G32-83 : Cercle du Sine Saloum ( Kaolack) : Rapport annuel d'ensemble, 1932.

A.N.S. 13G330 : Correspondance du Commandant de Cercle du Sine-Saloum, Alsace, 27 janvier-1er juin 1896.

* 205 Aujas L., 1932, p. 36.

* 206 Idem.

* 207 Ibid.

* 208 A.N.S. 13G330. Idem.

* 209 Klein M. A., 1968, p. 160.

* 210 Duverger M., Eléments de fiscalité, Paris, P.U.F., 1976.

* 211 Touré A., « L'impôt de capitation dans le Sénégal unifié : Une constante dans son rôle d'instrument de domination coloniale (1921-1936) », in Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Dakar, n° 26, 1996, p.73.

* 212 Coquery- Vidrovitch C., L'Afrique occidentale au temps des Français. Colonisateurs et colonisés (1860-1960), Paris, La Découverte, 1992, p. 108.

* 213 A.N.S. 1G33 : Notice sur les Sérères, par Pinet-Laprade, 1864.

* 214 A.N.S. S14: Régime fiscal: enquête poursuivie par l'union coloniale au sujet des impôts directs dans les colonies, 26 juillet 1912.

* 215 Touré A., 1991, p. 33.

* 216 Duchenne A., Histoire des finances coloniales de la France, Paris, Payot, 1938, p. 169.

* 217 A.N.S. S25: Décret du 4 août 1860 portant l'établissement au Sénégal de l'impôt personnel et l'impôt de l'enregistrement du timbre.

* 218 A.N.S. 1D55: Expédition du Sine, traités signés entre Bour Sine et Faidherbe, 1859.

* 219 A.N.S. 1G33, op. cit.

* 220 François G., Le budget local des colonies, Paris, Larose, 1903, p. 1.

* 221 Idem.

* 222 Ibid.

* 223 Girault A., Principes de colonisation et de législation coloniale, Paris, Larose, 1895, p. 479.

* 224 B.A.S., 1891, p. 495.

* 225 B.A.S., 1906, p. 10.

* 226 J.O.S., Décret du 4 juillet 1921 portant l'unification de l'impôt au Sénégal, p. 600.

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