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Syrie: d'une révolte populaire à  un conflit armé

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par Sophia El Horri
Université Paris VIII - Master 2 Géopolitique 2012
  

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    UNIVERSITÉ PARIS 8

     
     
     

    MÉMOIRE DE MASTER 2

    EN GÉOPOLITIQUE

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    JUIN 2012

    Sophia EL HORRI

    Enseignant encadrant: Béatrice Giblin, Professeur des Universités à l'Institut Français de

     

    Géopolitique, Paris 8.

     
     

    2

    3

    REMERCIEMENTS

    Je souhaitais adresser mes remerciements les plus sincères aux personnes qui m'ont apporté leur aide et contribué à l'élaboration de ce mémoire ainsi qu'à la réussite de cette formidable année universitaire et humaine.

    Je tiens à remercier Mme Giblin qui, en tant que Directeur de mémoire, s'est toujours montrée à l'écoute et disponible quelque soient les moments où je la sollicitais pour ce mémoire. J'aimerais également la remercier pour l'inspiration, l'aide et le temps qu'elle m'a consacrée.

    Mes remerciements s'adressent aussi à tous les consultants, internautes, activistes, militants ou simplement citoyens syriens qui ont accepté de répondre à mes questions avec gentillesse et un grand souci de précision.

    Je n'oublie pas ma famille pour leur contribution, leur sollicitude et leur patience. Vous êtes mes premiers soutiens ; merci d'avoir eu la gentillesse de lire et de corriger ce mémoire. Merci d'être là.

    Enfin, j'adresse mes plus chaleureux remerciements à tous mes proches et amis, qui m'ont toujours soutenue et encouragée au cours de la réalisation de mes projets.

    4

    SOMMAIRE

    INTRODUCTION : 5

    PREMIERE PARTIE I 13

    12

    14 14 17 17 20 26

    I. Conflit et représentations : la Syrie entre feux croisés

    I.1) Les représentations véhiculées par le complot : la peur d'une

    revanche sunnite
    I.1.1) La rhétorique du complot dans les discours du pouvoir..... I.1.2) Les clivages inter sociétaux en

    Syrie

    a) Le clivage confessionnel

    b) Le clivage ville / campagne

    I.2) Syrie, guerres médiatiques interposées .

    DEUXIÈME PARTIE : 37

    38

    40

    40

    42

    48

    48

    49 51 51 53 56 58

    61

    62 68 75 77 88 83

    91

    II. La mise en place de l'échiquier syrien

    II.1) Le premier semestre de la révolte

    II.1.1) L'affaire des enfants de Deraa : le point de départ de la révolte II.1.2) Le premier trimestre de la révolte : l'échiquier syrien se met en

    place

    II.2) L'internationalisation du cas syrien

    II.2.1) Les oppositions syriennes intérieures et extérieures...............

    II.2.2) Le conflit donne lieu à des rapports de force régionaux et

    internationaux ................................................................. II.2.3) De la Ligue arabe à l'ONU..............................................

    a) L'image internationale de la Syrie.............................

    b) Le Conseil de Coopération du Golfe à l'oeuvre............

    c) La Russie et la Syrie, un soutien indéfectible ?

    d) Les Etats Unis.........................................................

    e) La Turquie.............................................

    f) De la Ligue arabe à l'ONU .

    II.3) Les régions, villes et quartiers de la révolte

    II.3.1) Deraa .

    II.3.2) Pourquoi à Deraa ?

    II.3.3) Homs

    II.3.4) Damas ou la ceinture de misère .
    II.3.5) Banyas, Lattaquié et Tartous, enclaves sunnites dans la

    périphérie alaouite .

    99

    100

    109

    114

    TROISIÈME PARTIE : 98

    III. De la révolte populaire au conflit armé

    III.1) Nature de la guerre et type de révolte en Syrie depuis 2011 .

    III.2) L'islam dans la révolution syrienne
    III.3) L'Armée Syrienne Libre et son rôle dans le conflit interne armé syrien

    CONCLUSION 121

    5

    INTRODUCTION

    L'écrivaine Samar Yazbek, opposante syrienne alaouite, déploie sa prose poétique pour exprimer la terreur, la peur et la violence qui ont marqué la rébellion syrienne depuis mars 2011. Elle appartient à la même communauté religieuse que le président Bachar Al Assad : celle des alaouites, "responsables aux yeux de nombreux Syriens de la répression qui s'abat sur les manifestants depuis le 15 mars"1.

    Elle écrit dans Feux croisés, journal de la révolution syrienne2 que « sortir dans la rue devient l'occasion de mourir » : « (Des) bandes interpellent nos voisins sunnites, les terrifient en leur disant que les alaouites vont les tuer. Elles se tournent vers nous et nous disent que les autres vont massacrer les alaouites. Moi, l'intruse dans ce lieu, j'observe avec terreur ce qui se passé".

    À un premier niveau d'analyse se situe donc le clivage confessionnel entre les musulmans alaouites, qui représentent environ 10% de la population syrienne, regroupés dans la chaine de montagne du Djbel Ansarieh au Nord-Ouest du pays, et la majorité musulmane sunnite qui compte près de 70% de la population. En Syrie, le conflit en cours superpose deux niveaux de clivages : à la fois un pouvoir dictatorial qui confisque tous les moyens au profit des siens et de leurs alliés, en plus de clivages sociétaux qui favorisent des communautés ou des confessions au détriment d'autres.

    À en croire les paroles des « bandes » dans le récit de Samar Yazbek, les alaouites et les sunnites s'entretueraient. En Syrie, ces bandes se sont multipliées et sèment la terreur en attisant la peur et le sentiment de division. Ces « fiers à bras », selon l'expression de Philippe Droz Vincent, ne sont ni policiers, ni militaires et sont employés par le régime pour dissuader de manière très violente toute protestation de la part des manifestants.

    Le régime syrien s'est donc employé à raviver les clivages confessionnels, à encourager des affrontements communautaires et a agité l'épouvantail d'une guerre civile confessionnelle dans l'objectif de gagner du temps, temporiser la pression internationale et réprimer la protestation.

    1 Anais Llobet, « Samar Yazbek, une intellectuelle alaouite contre Bachar El Assad », La Croix, 9/08/2011.

    2 Samar Yazbek, Feux croisés, journal de la révolution syrienne, éditions Buchet Chastel, mars 2012.

    6

    Si l'on en croit cette manipulation des faits par le régime : les alaouites formeraient un bloc, les sunnites aussi et cela conforterait bien des représentations héritées en Occident, que j'ai par ailleurs retrouvé tout au long de mes lectures et revues de presse, qui laissent à penser qu'à travers cette rébellion, ce sont les alaouites et les sunnites qui s'affrontent. En évaluant les représentations mobilisées autour du conflit syrien, en en analysant les raisons conjoncturelles et structurelles : il apparaît clair que le régime de Bachar el Assad a transformé l'Etat en une fabrique personnelle, l'Economie en monnaie d'échange et la société civile en organe de consultation. L'Etat n'est plus baathiste ni alaouite, et pour preuve, ce n'est ni l'Etat alaouite, ni l'Etat baathiste qui sont décriés dans les manifestations pacifiques de 2011, mais plutôt le régime prédateur du clan Assad.

    Ce premier niveau de représentation est faux : d'abord car les alaouites ne forment pas un bloc et qu'ils ne sont pas tous en soutien au régime, ensuite car parmi les sunnites, les bourgeoisies urbaines alépine et damascène ont bénéficié de l'internationalisation de l'économie syrienne et de sa libéralisation. Certes, le recrutement de la 4ème division de l'armée syrienne, ou encore certains postes sont garantis aux alaouites par le clan Assad, car la communauté d'origine de Hafez el Assad a constitué le principal réservoir d'éléments loyalistes au régime. Cependant, le régime sous Bachar el Assad fonctionne plus par logique financière et clientéliste que par logique communautaire. Il n'est bien entendu pas question de théologie, mais de soutiens au régime.

    La contestation en Syrie a grandi en nombres d'hommes, mais aussi en nombre de quartiers de villes et de soldats. J'ai pour objectif de comprendre et d'expliquer les évolutions de ce conflit : d'une révolte populaire à un conflit armé, ses acteurs, ses rapports de force, ses territoires et ses échelles. Ainsi, "la seule façon scientifique d'aborder quelque problème géopolitique que ce soit est de poser d'entrée de jeu, comme principe fondamental, qu'il est exprimé par des représentations divergentes, contradictoires et plus ou moins antagonistes 3". Dans ce cadre, cette longue accroche m'a permis de dénoncer un certain nombre de représentations, pour ne pas entrer dans les logiques d'un discours partisan.

    Les débats entre historiens traiteront certainement dans le futur, du jour exact du démarrage de la révolte ou de la "révolution" syrienne contre le régime baathiste. On postulera ici que le 15 mars, marqué à Damas par un défilé de protestataires dans le Souq Hamidiyeh et par plusieurs autres manifestations dans diverses localités, peut constituer un

    3 Yves Lacoste, Dictionnaire de géopolitique, Flammarion,1993, p.28

    7

    point de départ acceptable pour le mouvement. La Syrie, pays de 20 millions d'habitants dont la majorité sont des jeunes de 18-39 ans (53%), a été touchée par les vagues de réformisme et de protestation qui avaient déjà ébranlé l'appareil de pouvoir dans des pays tels que la Tunisie et plus tôt la Serbie. Les manifestations régulières se sont intensifiées et les opposants ont peu à peu visé le régime comme principal ennemi de la réforme en Syrie. La peur semblait pourtant trop forte pour que les syriens osent remettre en cause leur gouvernement. La famille El Assad dirige en effet le pays d'une main de fer depuis quarante ans, le maintenant dans un état d'urgence qui limitait et punissait sévèrement toute opposition.

    En Syrie, après plusieurs décennies de dégel de la situation politique, de confiscation du pouvoir par une poignée d'hommes qui représentent à la fois la force exécutive, législative, judiciaire, civile et même la force d'opposition "officielle" au sein du front national progressiste, les syriens de l'opposition "décongèlent la situation" et font fructifier à travers la dissidence leur pouvoir d'agir. Cependant, la révolte a grondé de manière tâtonnante, pacifique et localisée. D'abord le fait de jeunes gens à Deraa et à Banyas, privés de leur capacité à entreprendre, la répression sécuritaire féroce a encouragé l'exacerbation du mécontentement et ainsi d'étendre le réseau d'opposition et de manifestations.

    La carte ci-dessous représente une géographie des soulèvements en Syrie, assortie du nombre de morts, à l'issue d'affrontements avec l'armée régulière de Bachar El Assad. On remarque que l'axe Nord/Sud (Idlib-Daraa) qui traverse la Syrie n'est pas l'unique "axe" concerné par les soulèvements ou le nombre de victimes. La région de Deir Az Zor est également très touchée par les manifestations.

    8

    (c)Sophia El Horri, d'après UNHCR, UNISAT et le site Syriamap; graphique: nombre de morts par ville selon les estimations de l'ONU en décembre 2011

    9

    Les régions dissidentes ont deux points communs. Tout d'abord, il semblerait, après démonstration, que les quartiers qui se révoltent sont les laissés pour compte des politiques économiques et agricoles. Dans l'ancien quartier palestinien de Lattaquié comme dans le quartier de Douma à Damas, ce sont les territoires qui souffrent le plus gravement des difficultés et frustrations économiques qui se révoltent. Même en pays alaouite, au nord-ouest de la Syrie, malgré des investissements publics et privés considérables, les poches de pauvreté s'y sont installées et aggravées. Quant à la région centrale en Syrie, l'axe Deraa-Idblic, ces provinces ont été mises de côté dans le cadre du passage d'une économie planifiée socialiste où l'État est très présent à une économie de marché. Ces éléments, combinés à une croissance démographique très forte, ont causé une explosion urbaine dans des petites villes qui ont grossi trop vite, sans équipements publics pour gérer cet accroissement exponentiel de la population.

    En première partie, nous nous intéresserons aux discours et représentations des différentes parties en conflit en Syrie ; la situation géopolitique que constitue le conflit syrien peut être considérée de trois manières complémentaires et corrélées. Tout d'abord selon une vision antagoniste, où la Syrie et le conflit font l'objet de représentations contradictoires produites par les deux parties en conflit. À cette analyse, opposant directement plusieurs parties à différentes échelles, s'en ajoute une seconde où ce conflit est considéré au sein de chacune des parties, selon un niveau de lecture interne. Enfin, la révolte syrienne est insérée dans le jeu complexe des relations internationales.

    Ensuite, en deuxième partie, le sujet se concentre sur une analyse des péripéties de cette révolte et de son internationalisation : nous verrons alors comment s'insèrent les enjeux des différentes parties dans le jeu complexe des relations internationales. En effet, les conséquences de cette lutte pour le pouvoir en Syrie se sont ressentis de toutes parts : la convocation de réunions diplomatiques de haut niveau, la répression du régime, l'organisation d'élections fantoches, la constitution d'une armée de "l'opposition " ou encore la multiplication des bandes armées et des zones franches dans le pays sont autant d'expressions de ce conflit à plusieurs échelles.

    Ces luttes et rapports de force se sont ressenties à plusieurs niveaux également : dans les quartiers eux-mêmes touchés par la révolte mais aussi à une échelle plus régionale (Ligue Arabe) et internationale à travers les valses diplomatiques, dont l'échec et l'impuissance étaient eux-mêmes les manifestations de rapports de force Est/Ouest. Aussi la

    rébellion syrienne est-elle un conflit pluridimensionnel. Selon la définition proposée par Y. Lacoste, la Syrie constitue une "situation géopolitique". En effet, selon lui : "une situation géopolitique se définit, à un moment donné d'une évolution historique, par des rivalités de pouvoirs de plus ou moins grande envergure, et par des rapports entre des forces qui se trouvent sur différentes parties du territoire en question4."

    Cette année de révolte, qui est loin de sonner la fin des violences en Syrie, a connu une militarisation et une escalade dans la violence considérables, rendant même le maintien de la mission d'observation de l'ONU problématique. La Syrie, qui jusqu'en mars 2011, avait assuré la stabilité du pouvoir en place, en se basant sur un équilibre des forces intérieures et extérieures fragile et autocrate, devient un terrain favorable aux interventions régionales, aux trafics d'armes et aux actions de djihadistes. Enfin, face aux nombreux termes qui circulent pour qualifier la situation en Syrie, nous identifierons en troisième partie à quel type de conflit correspond le cas syrien.

    10

    4 Yves Lacoste, Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, 1993, p.3.

    11

    PREMIÈRE PARTIE

    12

    I. CONFLIT ET REPRÉSENTATIONS : LA SYRIE ENTRE FEUX CROISÉS.

    "Notre science politique est obsédée par la croyance que les jugements de valeur sont inadmissibles dans les considérations scientifiques et que le fait de qualifier un régime de tyrannique équivaut manifestement à prononcer un "jugement de valeur". Le spécialiste en science politique qui accepte cette conception de la science parlera d'un État collectif, de dictature, de totalitarisme, d'autoritarisme, etc...et en tant que citoyen, il est en droit de condamner tout cela"5. Ce passage de la tyrannie6 est cité par Michel Seurat dans L'État de barbarie7 pour évaluer le bon usage ou le mésusage du terme et concept de "tyrannie". Relève-t-il d'un jugement teinté par la subjectivité, par une sorte de sensiblerie qui pêcherait par manque de distance ? L'emploi de ce terme réduirait-il à néant cette distance froide qu'on impose au chercheur et à l'analyste dans le cadre de la rigueur et de la recherche scientifique ? Michel Seurat, et bien entendu L. Strauss semblent être pour une promotion scientifique de ce mot au-delà de toute représentation. Et à en croire Michel Seurat, il se prête plutôt bien à l'État syrien, "en ce sens que le rapport État/société y est plutôt dominé par la brutalité et la violence aveugle". Dès lors, un État de barbarie est un État dont tous les rapports de force sont violents, ou possèdent comme châtiment la violence, et qui ne peut se maintenir en dehors de cette violence, qui l'entretient à son tour.

    Nous nous intéresserons aux différents niveaux de représentations antagonistes qui permettent de comprendre la situation géopolitique syrienne. Nous pourrons ainsi mieux comprendre les grilles de lecture du conflit au-delà des paradigmes de lecture occidentale et culturaliste. Ces représentations seront à la fois intéressées et lourdes d'acquis, et donc à manipuler avec précaution scientifique, mais elles seront précieuses et pleines d'enseignement pour comprendre la violence de la réaction militaire à Hama et à Homs en Février 1982 et 2012.

    Selon le titre du livre de Carole Donati "L'exception syrienne", la Syrie serait une exception. À juste titre, elle peut être qualifiée de cette manière, inconnue, nationaliste, belliqueuse. Elle est une exception car elle met également l'entendement au défi de se défaire de grilles de lecture strictement confessionnelles, culturalistes ou encore essentialistes, et de sonder l'Histoire, la sociologie politique, et les données immatérielles et matérielles pour saisir les rapports de force en place.

    5 Leo Strauss, De la tyrannie, Paris, Gallimard, p.42-43.

    6 Ocpit, Leo Strauss, De la tyrannie.

    7 Michel Seurat, L'Etat de barbarie, Collection Proche Orient, éditions Puf, p. 35, mai 2012.

    *****

    Lorsque Bachar El Assad est porté à la présidence de la république, en juillet 2000, une vague d'espoir soulève les syriens. Peu soupçonneux des intentions d'ouverture et sur la réalité de l'autorité de l'héritier, ils se réunissent par centaines, dans la plupart des villes, au sein des forums de discussion, pour formuler des revendications, dégager des priorités et commencer à s'organiser. Des lettres ouvertes au nouveau président, des pétitions, des déclarations, des communiqués politiques appelant à l'ouverture de la Société Civile sont créés dans l'ensemble du pays. Les partis de l'opposition traditionnelle, regroupés pour la plupart dans le Rassemblement National Démocratique, reprennent leurs réunions et tentent de relancer leurs activités totalement interrompues depuis deux décennies. Ce printemps-là a vite pris fin en 2001 avec l'arrestation d'un opposant alaouite : Aref Dalileh. Une nouvelle fois en 2005, une Déclaration de Damas pour un Changement National Démocratique est rendue publique. Elle réunit la majorité des partis et un grand nombre de personnalités de l'opposition : nassériens, communistes et libéraux s'y côtoient. Face à cette nouvelle tentative de la part de la société civile syrienne, l'argument du complot a prévalu. Le principe a été réitéré avec plusieurs opposants comme Michel Kilo et n'avait qu'un seul objectif, réduire à néant tout voix discordante.

    Carole Donati écrit justement à ce titre : "À mesure que Bachar s'impose, ces consultants sont de moins en moins écoutés voire sollicités, le président décidant de plus en plus de manière arbitraire8".

    Considérons d'abord la machinerie rhétorique du complot: quels arguments sont mobilisés ? Quels acteurs sont visés ? Quelles représentations dévoile-t-elle? Et dans quel but ?

    13

    8 Carole Donati, L'exception syrienne, éditions la Découverte, 2009.

    14

    I.1. Les représentations véhiculées par le complot : la peur d'une revanche sunnite I.1.1. La rhétorique du complot dans les discours du pouvoir

    Le président syrien Bachar al-Assad, confronté à une contestation sans précédent, a affirmé à plusieurs reprises que son pays faisait face à un "complot" et souligné que le pays était à un "tournant", dans un discours à l'Université de Damas retransmis par la télévision d'État.

    Il s'agit de la troisième intervention publique d'Assad depuis le début en mars du mouvement de contestation. Comparé à ses deux premières interventions, le discours prononcé lundi 20 juin à l'université de Damas par le président Bachar El Assad, devant un parterre d'étudiants, offre un diagnostic certes plus affiné que dans ces précédents discours, mais invoque à nouveau l'argument du complot. Il avait alors déclaré :

    "Il y a certainement un complot. Les complots sont comme des microbes qu'on ne peut éliminer, mais nécessitent que l'on renforce notre immunité".

    "Je ne pense pas qu'il y ait eu un seul jour où la Syrie n'ait pas fait l'objet d'un complot, que ce soit en raison de sa situation géographique ou en raison de sa position politique", a-t-il asséné.

    Mais ce "complot" va rendre la Syrie "plus résistante", a-t-il estimé ajoutant que le pays se trouvait à un "tournant" après des "jours difficiles".

    Il a par ailleurs développé cet argument en comparant le complot à une maladie chronique qui saisirait régulièrement la Syrie. Ce discours se veut en surface rassurant mais opère des divisions au sein des syriens (typologie: manifestants légitimes/ hors la loi/ extrémistes). Il mobilise l'argument du complot pour justifier toute violence dans la répression.

    Les militantes pro-démocraties avaient vite réagi: les Comités Locaux de Coordination (LCC Syria), une Organisation Non Gouvernementale syrienne qui supervise les militants organisant les manifestations dans le pays, avaient appelé "à poursuivre la révolution jusqu'à la réalisation de tous ses objectifs" et jugent "inutile" tout dialogue qui n'impliquerait pas un changement de régime.

    15

    Tout au long de ses discours et plus particulièrement en Juin 2011, il est revenu plus d'une demi-douzaine de fois sur ses rencontres avec des citoyens, comme s'il avait besoin de démontrer que, si les partis politiques kurdes et les autres opposants avaient refusé de saisir la main qu'il leur avait tendue au cours des semaines écoulées, il n'était pas totalement isolé. En outre, la distinction opérée par lui entre les "bons manifestants", les "criminels" et les "mauvais terroristes", entre dans le champ des représentations antagonistes. Lorsqu'on analyse le caractère bipolaire des discours et des représentations sur de mêmes évènements, on remarque deux types de représentations. Le premier se limite à la lecture, par chacune des parties, de la situation présente. Les représentations s'opposent alors souvent terme à terme: le "positif" de l'un sera le "négatif" de l'autre. Ce premier type de représentations répond, pour une large part, d'une seconde catégorie relevant des thèses sur lesquelles chacune des parties s'appuie pour légitimer ses revendications et ses actions. Pour le régime syrien, la révolte n'a pas lieu d'être, et elle est le fruit d'un complot que le régime a déjà vécu (référence à Hama en 1982). Le premiers discours (mars 2011) a très vivement condamné l'insurrection à Daraa, ville du Sud du pays et premier épicentre de la révolte, Ensuite, la démarche a changé: toujours devant un parterre conquis cette fois-ci au parlement, le président a rappelé l'argument selon lequel la Syrie serait victime d'un complot, mais a aussi noyé dans le discours des bribes de discours sur les réformes envisagées pour les bons manifestants. La presse nationale et les déclarations des responsables politiques quant à cette révolte sont présentées de manière forte optimiste, tant du point de vue sécuritaire que politique. Les projets de réforme politique y sont légion comme le souligne la revue de presse de l'Agence Arabe Syrienne d'informations: SANA. Il ne paraît aucune revue de presse sans que des résultats de scrutin soient annoncés comme des plébiscites du président, ou que des terroristes infiltrés du Liban et de la Turquie ne soient avortés, ou des stocks d'armes découverts. Ainsi, une dépêche de SANA datant du 14 mai 2012, relate la rencontre de Chakinaz Fakouch, membre de la direction régionale du Parti Baas, avec une délégation académique et médiatique russe en visite en Syrie:

    "Mme Fakouch a donné à la délégation un aperçu détaillé sur la crise en Syrie depuis son début et sur le terrorisme qu'affronte le peuple syrien via les groupes terroristes armés, évoquant aussi la guerre médiatique déclenchée par des médias arabes et occidentaux contre la Syrie pour faire appel à une intervention étrangère."

    D'après la presse syrienne écrite et télévisée, le conflit en Syrie acquiert une dimension artificielle. Les opposants sont présentés comme une bande de "mercenaires" de

    16

    "traîtres", voire de "terroristes", à la solde d'Israël, ou de l'Arabie Saoudite "qui cherchent à déstabiliser l'Unité nationale" et l' "indivisibilité" des syriens. Aux réfugiés au Liban, en Turquie ou encore en Jordanie, on demande le retour, sans représailles. La presse syrienne se fait régulièrement l'écho de découverte de caches d'armes ou de massacre.

    Vu de l'opposition, ce que les protestataires observent sur le terrain est en effet à mille lieues de sa description. Pour eux, ce ne sont ni les "extrémistes" ni les "agents de l'étranger" qui tuent et détruisent, mais les soldats de l'armée syrienne, les agents des moukhabarat et les hommes dirigés par des membres de la famille présidentielle. Ce ne sont pas d'hypothétiques "salafistes" ou "wahhabites" qui exacerbent les sentiments confessionnels, mais la sauvagerie sans limite de ceux auxquels le régime fait appel pour se maintenir en place contre la volonté populaire, en les choisissant de préférence au sein de la communauté alaouite, parce qu'il l'a pensé plus fidèle et plus disposée à servir les intérêts de la famille Al Assad.

    En descendant dans les rues aussitôt le discours de Bachar Al Assad achevé, les protestataires ont appelé à la mobilisation, et ce n'est pas surprenant. Comme nous l'avons expliqué, leurs représentations sont antagonistes et l'objectif final n'était pas forcément d'entamer le dialogue. Je m'explique: s'ils ont des représentations aussi diamétralement tranchées, c'est qu'ils ne comptent pas se persuader l'un l'autre, mais que les interlocuteurs à convaincre sont ailleurs. En effet, ce qu'a mis en emphase le président syrien, c'est bien sa volonté d'éradiquer l'opposition violente, le complot. Or, les réformes promises ne concernent que ceux qui veulent qu'il demeure au pouvoir. Par ailleurs, les arguments du complot sont développés pour maintenir à l'état d'incandescence les clivages inter-sociétaux. Le régime dépend ainsi de la division de son peuple pour survivre; il se repose sur la répression et sa capacité à faire peur pour se maintenir au pouvoir. Le discours du président visait à convaincre les notables et les minorités de s'unir autour de lui afin de vaincre le complot qui se jouerait en Syrie. Isolé à l'étranger et sur la scène régionale par les géants Qatari et saoudien et par l'OTAN, la survie du régime dépend de déterminants intérieurs.

    Quant aux opposants, locaux, nationaux ou internationaux, l'objectif est de transmettre le message à caractère pacifique de l'opposition. Le caractère pacifique est l'argument le plus développé pour dénoncer une autre tyrannie, celle de la répression et des conséquences humaines funestes.

    17

    Ce qui est montré, ce sont des images à très faible qualité, d'amateurs. Les téléphones portables filment les manifestations dans lesquelles "Allah Akbar!" "Dieu est Grand!" est scandé de manière quasi-mystique, désarmée, face aux forces de l'armée régulière.

    En somme, l'une et l'autre de ces représentations quant à la situation actuelle s'opposent presque diamétralement. Chaque évènement, chaque donnée du problème fait l'objet de deux lectures tout à fait contradictoires. Hormis l'antagonisme des intérêts en jeu, chacune des parties base sa lecture sur des représentations plus globales du conflit, en particulier sur les thèses que chacune développe pour justifier ses revendications et ses actions.

    I.1.2. Les clivages inter sociétaux en Syrie a) Le clivage confessionnel

    Le paysage religieux en Syrie se compose d'une multitude d'espaces pratiques où des communautés confessionnelles distinctes interagissent et affirment leur identité particulière. Les musulmans sunnites constituent la plus grande communauté religieuse, plus des deux tiers d'une population syrienne de 22 millions d'habitants environ9. Les autres communautés religieuses principales sont les chrétiens, divisés en onze communautés et qui constitueraient 10% de la population ; les alaouites (12%) ; les druzes (2%) ; et les ismaéliens (1%). Il y a également 50 000 musulmans chiites à Alep et Damas, entre 15 000 et 30 000 Yazidi dans Al Jazira, le Kurd Dagh et Alep, ainsi qu'une petite communauté juive à Damas.10

    Cette classification de la diversité religieuse en Syrie ne parle pas d'elle-même : elle ne signifie pas en elle-même les clivages qui existent entre ces différentes communautés. En ayant montré la mosaïque religieuse en Syrie, on n'a pas encore expliqué la violence et l'acharnement dans la répression et le bombardement de Hama en février 1982, ni le "néo-Hama", le pilonnage de Homs en février 2012.

    9 US department of State, mars 2012.

    10 Paulo G. Pinto, « Religion et religiosité en Syrie » in La Syrie au présent : reflets d'une société, Collection Sindbad, éditions Actes Sud, p. 325, Juin 2007.

    18

    À ce sujet, Michel Seurat écrit que l'explication du drame de Hama, "la destruction du centre historique, rendu à l'État de tabula rasa"11 réside dans l'instrumentalisation des clivages ville/campagne et confessionnel. La violence de la réaction à l'insurrection des Frères Musulmans avait été terrible et avait fait entre 10000 et 25000 morts, selon un rapport d'Amnesty International de novembre 198312. 25000 morts sur 250000 habitants, un million de morts sur une population totale de 10 millions, Rif'at Al Assad, frère du président Hafez El Assad et chef des Brigades de défense, avait donc bien prouvé qu'il était prêt à décimer sa population, comme il l'avait bien déclaré13.

    Hama est un emblème à plus d'un titre ; cette ville entre également dans une logique de bipolarisation des représentations. Hama est à la fois le symbole, pour les alaouites, d'un passé de paysans "exploités et humiliés durant des siècles par les propriétaires citadins sunnites", "avant la Première Guerre Mondiale, un alaouite ne pouvait passer dans les rues de Hama, car il aurait été insulté, aspergé d'eaux sales, frappé et quelque fois tué"14. L'auteur de l'État de barbarie ajoute qu'il y a un sentiment de revanche historique des alaouites sur leurs oppresseurs du passé. Il cite Mounir Moussa qui dans sa thèse Étude sociologique des alaouites ou Nosaïris raconte comment furent réprimées en 1953 les jacqueries dans les villages alaouites : "Les Kaylani et les Barazi de Hama avec leurs régisseurs et leurs serviteurs aidés par la gendarmerie persécutèrent de façon cruelle les paysans, les frappant... "15.

    Michel Seurat ne manque de rappeler par ailleurs que le quartier de Kaylani est précisément celui qui a été rasé en 1982. En considérant la prise de pouvoir par les alaouites comme une revanche historique, cette lecture de l'histoire fait fusionner les clivages : ville/campagne ; prolétaire/rentier ; alaouite/sunnite. Finalement, on serait tenté de dire que la conquête du pouvoir par le Baath après 1967 sur les ruines du nassérisme est une victoire rurale sur les milieux urbains, doublée d'une victoire des anciens opprimés alaouites sur les sunnites.

    11 Michel Seurat, L'Etat de barbarie, ocpit p. 39.

    12 Amnesty International, 1983, Syria : An Amnesty International Briefing , London.

    13 Editorial du quotidien Teshrîn, 1er juillet 1980.

    14 Michel Seurat, L'Etat de barbarie, ocpit p.39.

    15 Mounir Moussa, Etude sociologique des Alaouites ou Nosaïris, Paris, 1958, 2 vol., sous la direction de R. Aron, t.II, p 762.

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    Tout cela contribue à former un "esprit de corps", une `assabiya qui permettrait à la communauté alaouite de ne pas se déliter. Le concept de `assabiya a été forgé par Ibn Khaldûn, penseur arabo-andalou du XIVème siècle. Fondateur de la science historique, ce penseur tente de comprendre dans son Introduction16 les cycles de vies des empires, ce qui les fait naître et ce qui les fait disparaître, leur moteur dialectique en somme. En étudiant des cas comme le renversement de l'empire almoravide par les almohades, il s'intéressa de près aux conditions de la réussite d'une rébellion, même périphérique. Selon Ibn Khaldûn, c'est l'esprit de corps, l'esprit communautaire, qui autour de chefs militaire et spirituel puissants peut renverser les esprits mourants qui ont, dès lors, perdu leur `assabiya, leur esprit de corps. Cette théorie est bien connue et est enseignée à tout arabisant : Michel Seurat l'emploie pour caractériser l'esprit politique des alaouites, dans les années 1970 leur `assabiya serait donc l'explication à ce caractère belliciste et "révolutionnaire" contre l'opposition qui a installé la communauté au pouvoir, et en ce sens asséché l'espace public et l'État de tout espace de liberté ou de concession, les alaouites craignant de céder, de se retrouver "dominé" comme des "damnés de la terre"17.

    La mobilisation du contenu et des concepts du système khaldounien peuvent en effet expliquer le poids de l'histoire dans les rivalités de pouvoir, mais n'en demeure pas moins culturaliste. Le soi-disant exceptionnalisme arabo-musulman est réducteur et manichéen et se caractérise par un déterminisme négatif : l'homo-islamicus serait mu par une contestation permanente de l'autorité, les séditions en chaine, la succession des révoltes qui rendraient la Cité islamique, à priori, anarchique. C'est ce que Michel Seurat appelle la logique du "soit dominant, soit dominé". Aujourd'hui, bien des alaouites sont à la fois dominants et dominés : c'est leur degré de proximité avec le pouvoir qui constitue leur degré de richesse et de pouvoir.

    Selon Michel Seurat, en Syrie comme au Machreq, "les partis fonctionnent comme des bandes, les confessions comme des partis, les sociétés sont structurées comme des organisations politiques".

    16 Ibn Khaldoun, The muqaddimah : An introduction to History, traduit par Franz Rosenthal, collection « Bollingen Series », Princeton.

    17 Michel Seurat, L'Etat de barbarie, ocpit p 40.

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    b) Le clivage ville / campagne

    Nous avons déjà fait état des inégalités entre citadins sunnites et paysans alaouites et il apparaît que la montée au pouvoir de Hafez El Assad a été vécue comme une victoire des "campagnes", les alaouites, venant majoritairement des campagnes autour du djebel Ansariyeh.

    Fils d'un petit notable de Qardaha, Hafez El Assad appartient à un clan peu puissant, les Karahil, et à l'une des tribus les moins considérées de la montagne côtière, les Kalbiyeh. Les alaouites de Syrie appartiennent à quatre grandes fédérations tribales : les Haddadines, les Kalbiyeh et les Matawira.18 Avant que la France ne cède en 1939 le Sadjak d'Alexandrette à la Turquie, 350000 alaouites environ occupaient l'essentiel des terres comprises entre Antioche, au nord, le Nahr al Kabir, au sud, qui sépare aujourd'hui le Liban de la Syrie, de la Méditerranée, à l'ouest, et le fleuve d'Oronte à l'est. Après la "traîtrise" portée par la France à la Syrie, une centaine de milliers d'arabes, dont une majorité d'Alaouites, passent sous administration turque. Les autres alaouites, dont la famille du futur président syrien, restent sous administration française jusqu'à ce que l'indépendance syrienne soit formellement proclamée en septembre 1941 par le général Catroux.

    Le pays alaouite se divise grosso modo en quatre secteurs qui sont, d'ouest en est : la côte elle-même avec des trois grandes villes, Lattaquieh, Baniyas, et Tartous ; la plaine côtière, région de grandes propriétés agricoles ; la montagne divisée elle-même en collines, bas et haut pays ; et enfin le pays de l'intérieur. Si les alaouites sont majoritaires à la campagne et en montagne, ils sont, en revanche, minoritaires dans les villes. Ainsi, au moment de la naissance de Hafiz El Assad, les musulmans sunnites constituent environ les trois quarts de la population de Lattaquieh (26000 habitants). Les communautés chrétiennes sont également fortement représentées dans les villes de la côte : 15% à Lattaquié, 30% à Tartous. En ville, les Alaouites sont donc presque marginaux. Les origines montagnardes ou rurales des Alaouites pèsent lourd sur le destin de la communauté. Comme tout dogme issu de l'islam chiite, la communauté alaouite a souffert de la victoire de l'islam sunnite orthodoxe, qui considère les chiites comme des hérétiques. Ali, quatrième calife ou imam aux yeux des chiites, incarne la divinité aux yeux des chiites et d'Ibn Nosayr, fondateur de l'école alaouite. Les Alaouites ont été considérés au moyen âge comme un peuple travaillant la terre, dont

    18 Daniel le Gac, La Syrie du général Assad,

    http://books.google.fr/books?id=ywcaIi3D8EC&pg=PA59&hl=fr&source=gbs_toc_r&cad=4#v=onepage&q&f= false

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    l'extinction n'a été évitée que parce qu'elle affaiblirait les ressources sunnites. En dehors de ces considérations économiques, les alaouites cultivent leur indépendance et entrent en scène lors des négociations sur la souveraineté de la Syrie. Une lettre, rédigée par le grand-père de Hafez El Assad, Sleiman Ali al Assad montre que les peuples alaouites de Syrie ne reconnaissent aucunement la souveraineté des musulmans sunnites sur leurs territoires19.

    Dans ce document, la référence au refus de la communauté de se soumettre au "pouvoir des villes de l'intérieur" est également instructive. Mais les alaouites sont loin de constituer un bloc qui voit le pouvoir d'un point de vue intégrationniste. Deux lignes se sont opposées : l'une sécessionniste, l'autre intégrationniste, à l'instar de Hafez El Assad et de son père.

    Le président syrien exploite la longue histoire d'oppression commune des alaouites pour forger une solidarité communautaire. En agitant la crainte du bain de sang intercommunautaire s'il venait à perdre le pouvoir, il lie le salut de la communauté à sa destinée personnelle. Soutenir Hafez el Assad, c'est se protéger en tant que minoritaire, mais comment lier la destinée de la nation à celle de la communauté alaouite ? Comment les intégrer aussi bien dans les structures du pouvoir que dans le territoire ? Je développerai particulièrement les processus d'intégration des périphéries "alaouites" au reste du territoire syrien, mais surtout à la colonne vertébrale de la Syrie, l'axe "Damas-Alep".

    Arrivé au sommet de l'État, Hafez el Assad nivelle les clivages historiques de la communauté pour imposer la suprématie de son camp. La Kalbiyeh de Qardaha tend à devenir le centre politique de la confession alaouite. Le prestige qui, auparavant, se mesurait en termes de généalogie ou d'appartenance à un clan historique devient l'apanage des proches de la famille présidentielle. Le président se fondait sur l'allégeance familiale, clanique ou communautaire. Ce qu'appellent Michel Seurat et Carole Donati l'énergie de la "`assabiya", cet esprit de corps qui prône l'allégeance au pouvoir dans la communauté alaouite, je le conçois en tant que "bay`a"20. Ce concept entre dans le cadre de l'usage de la tradition politique musulmane, la "bay`a" est un contrat d'allégeance passé entre le calife et la collectivité. C'est un rite de soumission, un acte contractuel, consentant et reconnaissant la

    19 Ce document, qui comporte quelques points semblables est daté du 15 juin 1936 et est enregistré sous le numéro 3547 au ministère français des Affaires étrangères

    20 Abdessamad Belhaj, " L'usage politique de l'islam : l'universel au service d'un État. Le cas du Maroc", Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 37-2 | 2006, mis en ligne le 10 mars 2011, consulté le 18 mai 2012. URL : http://rsa.revues.org/575

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    légitimité du pouvoir ou marquant l'adhésion à l'autorité d'un nouveau monarque. Cet acte d'allégeance, pratiqué annuellement au Maroc par exemple, est bien entendu lié à la pratique sunnite de l'islam. Cependant, vu les ressemblances qu'il existe entre le califat et l'imamat, et l'usage de la tradition politique musulmane très proche dans le chiisme et le sunnisme, je préfère le terme de "bay`a", qui est plus révélateur du processus d'allégeance que ne l'est la `assabiya, plus proche dans l'imaginaire arabe d' "anarchie", de "nervosité" et de manque de contrôle.

    Ainsi, le vécu partagé, l'origine rurale, opposée à la citadine, ainsi que l'appartenance au Baath jouent également pour déterminer le réseau clientéliste, et en même temps sécuritaire de Hafez el Assad. La communauté alaouite est un filet de sécurité tant pour le président que pour les membres de la communauté à la conquête d'un destin redéfini. Bien entendu, le régime ne pouvait se stabiliser que grâce à cette unique allégeance alaouite. Il a fallu diluer la base politique du Baath, dans une logique tout aussi sécuritaire. Mais là n'est pas le sujet de cette sous partie, et il conviendra d'en parler lorsque je me concentrerai sur les raisons de l'attentisme de Damas et Alep à entrer dans la révolte.

    Se reposer sur l'esprit de corps alaouite ne suffit pas, encore faut-il les intégrer dans l'espace national syrien. J'ai parlé auparavant des raisons de l'unité des alaouites au clan Assad et de la formation d'une "bande", d'une "jamâ`a", autour du président Hafez El Assad dans les structures politico-militaires. Place maintenant au processus durant lequel le président a désenclavé les ruraux, au détriment des riches propriétaires terriens sunnites, au rythme des réformes agraires. Certains y verront un autre indice de la revanche historique alaouite sur l'ordre qui prévalait auparavant en Syrie.

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    Voici une carte de la répartition des communautés religieuses en Syrie, comme nous l'avions expliqué, la communauté alaouite ci-dessous en jaune, se concentre pour beaucoup sur la région côtière.

    Nous allons analyser à quel point le volontarisme baathiste n'est pas parvenu véritablement à équilibrer le territoire syrien au profit des périphéries : l'axe Alep-Damas demeure la colonne vertébrale du pays. La région côtière paraît enfin être passée du statut de périphérie en marge à celui de périphérie assistée. Et c'est exactement là la place de la communauté alaouite dans le système de pouvoir mis en place par Hafez El Assad21.

    21 Sous la direction de Dupret, Ghazzal, Courbage, Al Dbiyat, La Syrie au présent : reflets d'une société, op.cit p. 87.

    Le contrôle de la communauté alaouite passe prioritairement par celui de son territoire : l'organisation de cet espace alaouite centré sur le Djebel Ansariyeh et sa constitution en tant que région relèvent tant d'une dialectique local/central que de l'affrontement de réseaux communautaires locaux.

    Cette région est le résultat de l'unification d'une société tribale par le sentiment de corps, la "`assabiya", et l'allégeance "bay`a" : ainsi, comme l'explique Fabrice Balanche, "l'endogamie communautaire favorise le sentiment de connivence identitaire" et géographique "de part et d'autre du djebel Ansaryieh, et des banlieues de Lattaquié avec Homs". Les chefs-lieux de gouvernorat sont Lattaquié, Tartous, Hama et Homs, mais dépendent du centre politique et administratif qu'est Damas. C'est en effet de Damas que se concentrent les capitaux et les élites politiques. Mais au sein même de cet îlot alaouite, au coeur même de la région historique alaouite, le djebel Ansaiyeh n'est dynamique ni économiquement, ni politiquement. Aussi est-il simplement le réservoir des futures fournées de hauts dignitaires du pouvoir baasiste. Fabrice Balanche considère que la région et les plaines du djebel Ansariyeh constituent une "périphérie exploitée et assistée". Les alaouites n'ont possédé ces territoires que depuis la réforme agraire de 1963-1969, qui a donné à une fraction d'alaouites la propriété de ces terres dont on a précédemment exproprié les anciens féodaux.

    Dans la région côtière, à Bâniyâs, à Tartous ou encore à Lattaquié, les minorités, chrétiens et ismaéliens, ajoutés aux sunnites et aux alaouites sont représentés. Contrairement aux ismaéliens et aux chrétiens avec lesquels les alaouites partagent le statut de communauté minoritaire, les bourgeoisies citadines sunnites sont celles qui posent le plus de problèmes en terme d'unification territoriale, car leur poids économique met en danger la domination du corps alaouite. Quant aux sunnites ruraux, j'ai appris grâce à Fabrice Balanche que les agglomérations sont enclavées physiquement, matériellement, et qu'elles faisaient l'objet d'une "stratégie de dévitalisation économique". L'affirmation de la communauté alaouite sur le plan régional tend à renforcer les liens des territoires sunnites côtiers avec les métropoles et l'arrière-pays : les clivages demeurent donc depuis plus de quarante ans mais plus sous forme rurale/citadine mais sous de nouvelles formes spatiales.

    24

    *****

    25

    Hama et Homs, deux villes syriennes distantes d'une cinquantaine de kilomètres au nord de Damas, deux cités pilonnées et réduites à l'état de "terre brûlée" à trente ans d'intervalle. Début février 1982, l'armée syrienne positionne ses canons en direction de la première qui, sous contrôle des Frères musulmans, s'est révoltée contre le régime.

    La vague d'agitation confessionnelle qui secoue la Syrie depuis la fin des années 1970 et qui se poursuit dans les années 1980 écartèle et menace le pays. En effet, il ne se passe pas un jour sans que l'actualité ne soit marquée par un attentat, ou par des querelles intestines au sein des grands corps de l'État. À Homs ou encore à Hama, militaires sunnites et alaouites s'affrontent. Selon Carole Donati, cette "confrontation qui, de 1979 à 1982, ébranle la Syrie n'est ni une réplique de la guerre civile libanaise ni une lutte entre islamisme et régime laïc 22". Le conflit est, comme nous l'avons expliqué auparavant, renvoie à des représentations et au pouvoir et n'a, en ce sens, que peu de choses à avoir avec l'islam. Les mauvais choix en politique extérieure, en termes de suppression de tout champ d'expression publique, d'initiative politique jugée dangereuse et le clientélisme ont constitué autant d'arguments qui ont provoqué la colère des milieux urbains, regroupés sous la bannière islamiste. Carole Donati souligne très justement : Ce n'est pas tant Hama " la pieuse" qui se soulève contre le laïcisme du Ba`th, que les grandes familles d'industriels de la ville, ruinés par les usines d'État détenues par des ruraux venus des campagnes dont elles étaient hier les maîtres. Et si Alep devient l'épicentre du mouvement islamiste c'est en partie parce que sa bourgeoisie a particulièrement souffert de la réforme agraire et que la capitale du Nord s'est vue davantage marginalisée par Damas, sa rivale"23.

    L'opposition islamiste s'abrite dans tous les clivages et joue de la rivalité entre communautés et entre métropoles, mais elle ne parvient pas à gagner les milieux ruraux, les fonctionnaires et, à Damas, en 1982, le président de la chambre de commerce, en choeur avec les commerçants sunnites de la capitale font allégeance au chef de l'État. L'allégeance, ou "bay`a" comme nous l'avons appelée auparavant, vérifie la solidité des ancrages politiques. L'incapacité des Frères musulmans à diffuser au niveau national leur action a condamné à l'échec l'insurrection à Hama, qui n'était suivie ni à Homs, ni à Lattaquié ou Alep et Damas à une moindre mesure encore.

    22 Carole Donati, L'exception syrienne, op. cit. p. 90.

    23 Ibid.

    26

    Le 2 février 1982, la quatrième ville de Syrie est prise d'assaut par les unités fidèles au régime. Le siège dure un mois du 2 au 28 février et le centre historique, pilonné, est entièrement rasé24.

    Contrairement à ce qu'a pu affirmer le rapport intitulé "Syrie, une libanisation fabriquée"25.

    I.2. Syrie, guerres médiatiques interposées

    Depuis l'hiver 2011, l'ensemble des pays du monde arabe a été secoué par des mouvements populaires de contestation de l'ordre existant : aspiration à plus de liberté et de démocratie, à une meilleure équité dans la distribution de richesses, réaction aux problèmes socio-économique... Les slogans et revendications sont partout comparables. Cependant, si elle s'inscrit à l'origine dans la dynamique des "révolutions arabes", la situation en Syrie s'en distingue toutefois par ses implications internationales. Faut-il rappeler que la Syrie figurait dans la liste des pays de "l'axe du mal" et que depuis trois décennies ? Damas est l'allié de l'Iran, pays phare de ce dit axe, décrété par Washington, et que les américains cherchent à affaiblir par bien des moyens26, tant en raison de son programme nucléaire, de son soutien au Hezbollah libanais, que de son influence régionale grandissante.

    Dans le câble diplomatique évoqué plus haut, l'ambassade américaine à Damas étudie les possibilités de pousser à un changement de régime en développant les vulnérabilités du régime dans son fonctionnement interne mais aussi en encourageant l'union des groupes ethniques ou communautaires délaissés par le régime. Les intérêts Américains passent d'abord par un changement interne en Syrie afin de pouvoir bouleverser l'axe "Téhéran-Damas". Le dossier iranien conditionne visiblement beaucoup la gestion internationale de la crise syrienne, qui intervient dans le contexte régional du retrait des forces américaines d'Irak et de l'inquiétude grandissante des pays du Golfe face à la constitution possible d'un axe Damas/Bagdad/Téhéran. L'épisode libyen a vu jouer un rôle grandissant des influences étrangères dans la crise, et l'ingérence des acteurs internationaux s'observe quotidiennement, aussi bien à travers un soutien d'une partie de l'opposition qu'à travers la guerre de

    24 Images des quartiers touchés, vidéo mise en ligne par un opposant: http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=igB-VKVOKAw#!,

    25 rapport qu'on peut retrouver ici : http://www.cf2r.org/images/stories/RR/rr11-syrie-une-libanisation-fabriquee.pdf

    26 Câble diplomatique écrit par l'ambassadeur américain à Damas, en 2006.. source Wikileaks.

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    l'information qui se livre entre Damas et son réseau contre les médias arabes et anglo-américains.

    Si l'on en croit les médias, une vision bipolaire est offerte selon qu'on écoute ou regarde SANA, ou des sites d'informations iranien27, ou qu'on s'informe à partir des moyens de communication massive conduits par des médias internationaux.

    La crise syrienne est l'objet d'une véritable guerre médiatique. Force est d'observer que les médias francophones, qui restent des acteurs très secondaire dans cette affaire, reprennent souvent, sans vérification immédiate, les affirmations des grands médias arabes et anglo-saxons. Beaucoup de tâtonnements et de confusions ont été le fruit bien des fois d'intérêts politiques au moment de la diffusion des informations. Suivant de très près les dépêches de l'AFP, j'ai pu moi-même constater que certains actes sont attribués au régime sans que cela ne soit vérifié et vérifiable : on ne connaît pas encore l'identité de ceux qui ont bombardé le pipeline de Homs, ou encore l'identité des tueries de la famille sunnite, photographiée par le journaliste "Mani"28 et j'en passe...

    Parmi les principaux arguments mobilisés par les médias anti -"mainstream" l'utilisation de termes ciblant le régime et à légitimer les manifestations est un des plus fréquemment mobilisés. En effet, les médias syriens, soit pro-Assad, soit d'autres qui se réclament d'une volonté de "ré-information", dénoncent plusieurs techniques adoptées notamment par Al Jazeera. Les médias tendent à généraliser le contenu de l'information en ne citant pas la localité : on parle toujours de "Syrie", de pays "gouverné par une minorité". L'opposition, quant à elle, tend à être glorifiée et homogénéisé, alors même qu'elle se caractérise par son hétérogénéité. Pas de "groupes salafistes" dans l'opposition : on parle de "combattants pour la liberté", ou de "forces de la résistance". Les sources des informations sont rarement claires : d'où la multiplication des rumeurs ; comme celle par exemple qui annonçait la défection du ministre indéboulonnable de la Défense, le sunnite Manaf Tlass, afin de rejoindre l'Armée Syrienne Libre. Enfin, la qualité même des vidéos et leur authenticité est remise en question : pourquoi si peu de qualité dans les vidéos ? Pourquoi autant d'informations contradictoires ?

    27 Iran French Radion Article « La Syrie, victime du Printemps Arabe ? », 17 mai 2012, http://french.irib.ir/analyses/articles/item/188860-la-syrie,-victime-du-printemps-arabe

    28 http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/11/25/le-recit-du-photo-reportage-a-homs-de-mani_1609421_3218.html

    28

    Les représentations brouillent la vue, et on ne sait pas finalement qui croire. La fermeture du pays aux journalistes ou le danger de leur mission suffit à faire proliférer l'opacité tant dans les esprits que sur le terrain. La couverture médiatique reste par trop unilatérale et s'inscrit dans les rapports de force géopolitiques. Sur la crise syrienne en particulier, l'information cède trop souvent le pas aux contraintes de cette idéologie dominante qui tend à valoriser la parole de médias dont les pays, eux-mêmes, sont autocratiques, sécuritaires et anti-démocratiques.

    Plusieurs médias se font les avocats d'une thèse complotiste: la Syrie serait la cible de tentatives de déstabilisation de l'Arabie Saoudite, des États Unis et de l'Europe. Qu'il s'agisse du réseau Voltaire qui présente le conflit en Syrie comme un conflit de post-guerre froide ou encore le site info-Syrie qui se fait le défenseur de la cause de Bachar El Assad, ces médias se donnent comme objectif d'éclairer le plus grand nombre sur la situation en Syrie, en se détachant des messages médiatiques mainstream les plus diffusés.

    Dans ce cadre, Samar Yazbek29 rapporte à très juste titre les quelques mots échangés dans un taxi à Damas : "Qu'est ce qui se passe ?- Rien. Rien du tout. Pourquoi alors tous ces soldats et toutes ces forces de sécurité ? Ce n'est rien, rien du tout ". Ce passage montre la dualité très forte de la situation en Syrie : le chauffeur de taxi n'ose même pas poser des questions dont les réponses sont pourtant devant lui. Il semble que les questions mêmes soient interdites : le sentiment pesant de la force de barbarie du régime empêche l'entendement de produire ses propres conclusions. Il ne se passe rien, car sur SANA30, il est dit qu'il ne se passe rien. Le "rien" est l'emblème de la peur, de la barbarie, car son contenu est idéologique. Il ne se passerait rien dont nous devions nous préoccuper, le régime aurait affaire à des traîtres, des comploteurs qui veulent la destruction de la Syrie.

    Sur le site InfoSyrie31, plusieurs témoignages de personnes en visite à Damas ou encore à Hama sont publiés. Selon Alain Corvez, spécialiste de géostratégie internationale et régulièrement contributeur à ce site, la Syrie est la victime d'un traitement médiatique fomenté par les forces atlantistes. Il livre dans le site ses impressions de voyage, assortis d'une analyse sur ce qui est en jeu en Syrie, et ce qui aurait été mis en oeuvre par les acteurs étatiques en interaction avec la Syrie.

    29 Samar Yazbel, Feux croisés, journal de la révolution syrienne, ocpit, p27.

    30 Agence Arabe Syrienne de l' Information, http://www.sana.sy/index_fra.html

    31 http://www.infosyrie.fr/

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    Alain Corvez raconte d'abord que la société civile ainsi que des acteurs de la vie économique se sont constitués en association non gouvernementale afin de contrer les flots médiatiques qui laissent penser que la Syrie entière s'est dressée contre Bachar El Assad. Dénommée "Syria is fine", "La Syrie va bien", cette ONG a invité, du 21 au 24 août, entre cent cinquante et deux cents personnes d'une vingtaine de nationalités différentes, parmi lesquelles de nombreux journalistes, à venir constater sur place une réalité différente de la situation. Selon les visiteurs, Damas continuerait à vivre comme auparavant, Alain Corvez insiste dans son récit sur l'idée que ses déambulations dans les rues damascènes étaient libres, ainsi que l'étaient ses conversations avec la population qu'il y a croisée. Cette même population aurait par ailleurs exprimé des inquiétudes quant à un complot désireux de monter les Syriens les uns contre les autres. Alain Corvez écrit : "Si certains réclament plus de libertés économiques, administratives et policières, ils reconnaissent au président Bachar El Assad la volonté sincère de mettre en oeuvre ces réformes".

    Mais l'interrogation qui jalonne ce témoignage est de savoir comment ce témoin, spécialiste de questions internationales peut justifier la thèse d'un complot manifeste contre la Syrie. Bachar El Assad dénonçait le complot organisé et soutenu de l'étranger, utilisant les milices terroristes islamiques pour tenter de renverser le pouvoir. Alain Corvez touche du doigt un point capital. Qui sont ces acteurs qui se soulèvent ? Qui sont ceux qui scandent des slogans radicaux ? Quel est le but de cette opposition urbaine et périphérique ? De Deraa à Idlib, de Lattaquié à Deir Ez Zor, qu'est ce qui réunit et sépare ces opposants aux régimes ?

    Selon Alain Corvez, le but des comploteurs contre le régime n'est pas "une Syrie libre et démocratique, mais un pays sous la botte de "l'Occident", éventuellement dirigé par des islamistes soutenus pas l'Arabie Saoudite et les services américains, cessant de soutenir la cause arabe authentique". Ce qui est révélateur dans ce passage, c'est l'impression qu'a le lecteur averti d'écouter un message de propagande en faveur de Bachar El Assad. Je m'explique: non seulement Alain Corvez insiste sur la modernisation et le dynamisme de la Syrie depuis l'accession au "trône" de Bachar El Assad en 2000, mais il évoque l'enjeu de "soutenir la cause arabe authentique", cause qui est au coeur des discours baathistes pan arabistes, et cause qui a souvent exaspéré les syriens, lassés d'entendre des discours supra nationaux alors que les revendications étaient, quant à elles, nationales, régionales et locales. Ensuite, Alain Corvez dénonce la manipulation des foules au nom de principes vertueux et démocratiques alors que "leur" seul et ultime but serait l'établissement d'une charia sunnite

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    stricte. Je mets "leur" entre guillemets, car il est clair que le discours d'Alain Corvez se perd dans des accusations sans noms, sans visages. Qui sont ces comploteurs, qui sont ces "ils" ?

    Alain Corvez se fait le défenseur des thèses proposées par les autorités officielles ainsi que par le biais de leurs médias (étant arabophone, j'ai pu suivre les éditions des journaux télévisées de la chaine officielle "Souriya"). Il décrit ainsi le niveau d'organisation des forces salafistes à Hama ainsi que leur armement sophistiqué :

    "À Hama justement, l'ONG nous a emmené visiter les lieux qui montrent clairement que ce ne sont pas seulement des moyens de télécommunication sophistiqués qui ont permis de monter les opérations de commandos, organisées militairement, et qui, le 31 juillet, ont détruit le commissariat de police et tué sauvagement les 17 policiers qui l'occupaient, les décapitant avant d'aller jeter leurs corps dans la rivière Oronte (Nahr el Assi), brûlé le Palais de Justice et fait exploser le Cercle de garnison en tuant 20 autres personnes. À l'évidence ces opérations ont été montées avec des armements importés par des filières franchissant les frontières et n'avaient pas pour but de faire avancer la démocratie en Syrie. Le Gouverneur de la ville nous expliqua que ces opérations militaires avaient été organisées pour bloquer le centre-ville et laisser agir ces groupes, composés d'après lui de salafistes hors-la-loi, assortis de trafiquants divers. Il ajoutait que les responsables de sa ville avaient autorisé les manifestations pacifiques et dialogué avec les meneurs mais que ces opérations terroristes avaient nécessité une réponse militaire appropriée. Les médias occidentaux avaient présenté les évènements de façon mensongère en disant que les forces de l'ordre tiraient sur la foule pacifique. Comment expliquer alors les centaines de soldats tués et les nombreux blessés, dont nous avons visité quelques-uns à l'hôpital militaire de Tichrine, dans la banlieue de Damas, qui nous ont expliqué comment ils avaient été agressés à Hama, Deraa, Deir El Zor, après avoir été isolés à dessein du gros de leur formation."

    Voici la version d'Alain Corvez des évènements, d'autres médias, quant à eux, ont surtout relayé le nombre de morts à la suite de l'entrée de l'armée dans la ville de Hama, qui aurait fait 90 morts le 31 juillet, selon plusieurs organisations de défense des droits de l'homme.

    La Syrie, de par son histoire dans le monde arabo-musulman depuis la période Omeyyade, est une nation capitale dans le Moyen-Orient, incontournable et centrale. L'axe Irano-Syrien est une des clés de la résolution des conflits avec l'Iran, nous développerons cela

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    plus amplement en deuxième partie. Selon Alain Corvez, mettre des islamistes sunnites au pouvoir à Damas ne permettrait pas de marquer des points utiles contre l'Iran chiite dont les alliances avec la Syrie ont toujours été conjoncturelles depuis 1979 et non pas confessionnelles. De plus, le témoignage présente Bachar El Assad comme la seule digue empêchant les islamistes d'attaquer les minorités confessionnelles :

    "Les chrétiens rencontrés nous avaient déjà fait part de leur crainte de voir les islamistes les attaquer, comme ils l'ont d'ailleurs fait à Rabareb, près de Deraa, quand 500 d'entre eux environ ont attaqué un commissariat tenu par des policiers chrétiens. Nous recevant dans sa basilique grecque- orthodoxe Sainte Marie, Mgr Luca Al Khoury nous raconta comment il en avait refusé l'accès à l'ambassadeur américain après que ce dernier se soit solidarisé avec les mutins de Hama. Le Patriarche Ignatius IV nous expliquait ensuite les erreurs d'appréciation de l'Occident sur la culture orientale et notamment syrienne : les chrétiens étaient les premiers en Syrie dit-il, puis l'islam est arrivé ensuite et depuis lors il n'y a jamais eu de luttes entre les habitants qui se sentent d'abord et avant tout Syriens. Vantant l'ouverture d'esprit et la jeunesse du Président Bachar, il se disait convaincu que c'était lui le mieux à même de moderniser le pays en respectant ses diversités et sa culture de la plus ancienne civilisation du monde. S'il y avait des différences d'appréciation, il fallait les résoudre par le dialogue ajoutait-il."

    En conclusion de son voyage, Alain Corvez dénonce la manipulation d'aspirations légitimes d'un peuple à davantage de libertés, économiques, administratives et politiques. Il y a certes, selon lui, un désir de réforme mais aucune d'entre elles n'impliquerait le renversement du régime. Ce qui est d'avantage intéressant, c'est comment évaluer l'opposition ; et à ce sujet l'auteur dénonce la désinformation faite par les médias « mainstream » type CNN, BBC et Al JAzeera qui confondent l'opposition syrienne à l'ensemble de la population syrienne. Ainsi, selon Alain Corvez, l'immense majorité de la population ne s'est pas manifestée pour l'instant,(décembre) les milliers de manifestants dans les villes qu'assiège l'armée ne seraient donc pas représentatifs de la Syrie réelle, selon ce correspondant.

    D'autre part, les milieux de gauche du Maghreb et du Proche-Orient dénoncent depuis plus d'un mois une propagande d'une intensité inégalée et orchestrée, selon eux, depuis des semaines par les médias des puissances européenne et américaine pour faire tomber le régime syrien. Les puissances qu'ils qualifient d'impérialistes s'ingèreraient sans retenue dans

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    les luttes qui se déroulent en Syrie, au nom du prétexte hypocrite et éculé de la défense des droits de l'homme, de la liberté et de la démocratie. Des informations fantaisistes seraient propagées chaque jour et chaque heure par les médias sur le nombre de morts, l'étendue de la répression et les prétendus massacres, les bombardements et les emprisonnements.

    À l'inverse, ces mêmes médias cacheraient soigneusement l'identité politique réelle des opposants, leurs liens organiques avec les mouvements islamistes réactionnaires, leurs appels à la remise en cause de la laïcité et à l'assassinat des minorités religieuses, l'infiltration de groupes intégristes armés à partir de la Jordanie, de l'Irak, du Liban et de la Turquie, les tueries et les actes de sabotage perpétrés en différentes régions de la Syrie, principalement sur les zones frontalières. Les islamistes les plus réactionnaires de la ville de Hama sont présentés comme des démocrates. Même la presse arabe dite démocratique qui a pourtant l'habitude de la duplicité des mouvements islamistes, qui soutient sans hésitation leur répression en Algérie, au Maroc, ou encore en Égypte, et critique de façon acerbe toute tentative de réconciliation avec eux, ne trouve pas insolite de qualifier la ville de Hama de fief de la "résistance à la dictature". Cette presse semble alors reprendre non sans contradiction le message qualifié de propagandaire émis par les médias des pays occidentaux et des pays du Golfe. La question soulevée est d'une importance capitale car au printemps, et pendant l'été 2011, qui connaissait l'identité réelle des rebelles en Lybie ? Bien que la situation ne soit absolument pas la même en Syrie, il est raisonnable et cela tombe même sous le sens de se demander qui est au coeur de la contestation dans certaines villes. Parce que la Syrie est un pays multiconfessionnel, il faut être d'autant plus attentif aux discours des acteurs engagés dans la contestation : quel changements réservent-ils au peuple syrien et n'y a -t-il pas un risque de dérive confessionnelle ?

    À grands renforts de gros titres et d'allocutions, la médiatisation autour de la Syrie se concentre surtout sur la répression des civils et les meurtres commis contre la population. Deux camps semblent s'affronter dans la couverture médiatique actuelle : l'armée de Bachar El Assad, et la population non armée alors que plusieurs observateurs avaient remarqué sur le terrain des éléments armés non présents dans le protocole.

    Le dossier du Monde publié le 23 novembre 2011, titré "l'engrenage syrien » et consacré à la Syrie, concentre sa ligne éditoriale sur trois axes centraux : « l'État de barbarie »

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    contre les populations soulevées, sur les moyens diplomatique et militaire de l'opposition "disparate et divisée", puis sur les enjeux internationaux du conflit syrien. La plus grande part de ce dernier axe concentre son attention sur l'axe arabo-iranien. Je me suis surtout référée à ce quotidien car l'ensemble des représentations qu'il véhicule autour du conflit me semble très pertinent.

    Plusieurs expressions enracinent le conflit dans un ton et un registre pathétiques : les mots et expressions sont les mêmes qui ont qualifié la répression des insurgés libyens contre Kadhafi : "l'histoire continue à s'écrire dans le sang ", "État de barbarie". Ce dernier miserait tout sur la violence et l'instrumentalisation des minorités.

    Ce qui a légitimé l'idée d'une intervention étrangère pour la protection des civils, c'est bien la dureté de la répression qui a fait plus de 8500 morts jusqu'en mars 2012, selon l'ONU.

    Par ailleurs, le point de vue et la thèse des comités de coordination locaux en Syrie, et donc d'une partie de l'opposition syrienne de l'intérieur, sur la protection des civils par l'Organisation des Nations Unies se décline comme suit32:

    "Nous affirmons que malgré une répression inégale et sans aucun soutien de l'étranger, la révolution syrienne s'est montrée créative du fait du pacifisme, du déterminisme et de la régularité de son mouvement.

    Nous considérons que les objectifs d'une protection internationale doivent se limiter à assurer la sécurité des regroupements et des manifestations pacifiques afin de permettre au peuple syrien d'exercer en toute liberté l'étendue de ses forces pacifiques pour s'orienter vers un système de gouvernance démocratique, séculier et pluraliste basé sur les libertés publiques, ainsi que l'égalité de fait et de droit de tous les syriens.

    Nous considérons que les moyens d'une protection internationale, qui doivent être approuvés par le Conseil de Sécurité de l'ONU, conformément à l'article VII de la charte des Nations Unies, doivent se limiter aux points suivants :

    ? Assurer les conditions nécessaires pour des rassemblements pacifiques en

    32 http://www.lccsyria.org/

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    concordance avec les différentes organisations de défense des droits de l'homme dont la Syrie fait partie

    ? Ceci requiert comme condition nécessaire que les États membres des Nations Unies prennent les mesures nécessaires pour prévenir toute vente d'armes ou de matériels similaires au régime syrien.

    ? Forcer le régime syrien à assurer la sécurité de toutes les missions d'agences humanitaires des Nations Unies

    ? Assurer les conditions en vue de l'application d'enquêtes impartiales et objectives, et l'organisation de procès justes concernant tout acte soupçonné de constituer un crime contre l'humanité sur le sol syrien, depuis le 15 Mars 2011."

    Les textes limitant l'étendue d'une intervention étrangère dans le conflit sont nombreux, qu'il s'agisse de l'opposition syrienne de l'intérieur ou celle de l'extérieur.

    Les premiers car une intervention de l'OTAN placerait le Conseil National Syrien en favori pour la période postrévolutionnaire et les seconds car une intervention étrangère ferait passer le CNS pour le pantin des occidentaux, alors même que les syriens sont très attachés à leur indépendance.

    Nous avons donc illustré comment se passait cette guerre de l'information dans les discours et les techniques, mais ce qu'elle cache, c'est les canaux révolutionnaires par lesquels elle est retransmise. Le printemps arabe peut à juste titre être qualifié de révolution numérique : c'est par les réseaux sociaux que se sont faits les premiers "sit-in" numériques. En Tunisie, le régime a concédé des libertés suite aux pressions des manifestants et a lâché du lest sur tout ce qu'il avait réprimé depuis 1987. Mais en Egypte, les conditions d'accès et d'anonymat n'étaient pas garanties. Ils favorisaient ainsi la censure ou encore l'emprisonnement de détenus politiques en remontant leur adresse électronique. En Syrie, le même scénario se produisit. Pourtant les vidéos continuaient à affluer dans le net. Dans les quartiers non assiégés par l'armée en Syrie, un groupe d'internautes, des hackers, se sont impliqués dans le conflit donnant aux opposants les mêmes canaux d'expression que le pouvoir. C'est une réponse de l'opposition numérique contre le régime. La guerre est donc bien totale.

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    Le groupe le plus connu de hackers est Télécomix : ils sont définis, par les internautes qui partagent leurs idéaux, comme un groupe d'activistes sur Internet qui défend la liberté d'expression et la libre circulation de données. En septembre 2011, le groupe s'est investi dans l'opération en Syrie. Après avoir constaté que tout ce qui entrait et sortait du pays via le protocole http était contrôlé, les activistes ont apporté des outils aux syriens pour contourner la censure et naviguer via des sites sécurisés.

    Le 5 septembre 2011, tout syrien souhaitant se connecter à internet est automatiquement tombé sur une page créée par Télécomix33, expliquant en quelques mots qu'il était possible de contourner la surveillance. Des liens vers des logiciels appropriés étaient cités sur la page, ainsi que de nombreux conseils techniques. J'ai souvent consulté le site : il est une véritable mémoire vivante de la révolution, un formidable moyen d'information, une base de données gigantesque, ouverte et participative. Les informations ne sont pas toujours très bien vérifiées en ce qui concerne certaines rumeurs, cependant, on a l'impression d'y être. N'importe quelle fenêtre dans le monde peut alors s'ouvrir sur le conflit syrien.

    Le site s'intitule "Syria : News from the Ground" et présente de petites présentations, de petites dépêches, ou des articles courts renvoyant à des sites pour permettre des activistes et spectateur intérieurs de se tenir au courant, de se coordonner mais en plus, cela permet aux observateurs extérieurs du conflit de suivre la révolution. Le site met par ailleurs souvent en garde ses collaborateurs en Syrie contre les logiciels comme Skype ou l'utilisation non sécurisée des réseaux sociaux comme Twitter, Facebook ou Google+.

    La guerre d'information développe des représentations antagonistes et développe de nouveaux canaux d'expression : une autre façon de se révolter en contournant les médias obstrués par le régime.

    *****

    Afin de mieux analyser les mois de révolte qu'a connu la Syrie depuis mars 2011, je ne pouvais me baser sur des faits uniquement spatiaux ou matériels ou encore me fonder seulement sur les péripéties du conflit car ce qui se joue en Syrie va au-delà de la luttes pour le pouvoir : la Syrie est devenu le terrain d'une guerre des représentations, une guerre des destins historiques marqué par une relation duelle de dominant/dominé. Ce sont les liens

    33 http://syria.telecomix.org/95191b161149135ba7bf6936e01bc3bb

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    clientélistes entre alaouites et le clan Assad qui ont exacerbé les sentiments de dépossession parmi les sunnites.

    Cependant, nous le montrerons en deuxième puis en troisième partie, la révolte est plus générique qu'une révolte confessionnelle, elle porte sur la nature du régime. On y retrouve comme ailleurs les slogans : « le peuple veut la chute du régime », « dégage Bachar ». C'est le régime de Bachar el Assad qui a très vite agité le spectre de la division confessionnelle, et la peur de la fitna, guerre civile, au sein de la mosaïque confessionnelle et ethnique que représente la Syrie. Précisions que le régime syrien n'est pas proprement alaouite : il est dominé par certains alaouites proches des réseaux Assad. Ceux qui ne sont pas liés directement au régime subissent les mêmes maux économiques et sociaux que les autres Syriens. Mais le pouvoir insuffle l'idée que s'il y a un changement de régime, une revanche sunnite face aux alaouite est plus que probable. Cela permet une forme de ralliement par peur autour de lui.

    La contestation, pour parer ce genre de coup médiatique, doit compter sur d'une part sa capacité de mobilisation, et doit d'autre part maintenir le plus longtemps possible sa couverture médiatique, surtout dans les pays favorables à un renversement de régime. La guerre fait rage entre la coalition Al Jazeera-BBC-CNN et le régime de Bachar el Assad. Tous d'eux tentent de se rallier un maximum de soutiens. Ces médias se font souvent les avocats des idéologies de leur camp, ce qui rend l'abîme d'autant plus grand entre les deux parties.

    La révolte de la société syrienne contre son régime a atteint un point de blocage complet au premier semestre 2012. Le plan Annan, dont la mise en application complexe a commencé le 10 avril 2012 est jusqu'à maintenant la seule solution porteuse d'un mince espoirt, alors que la violence se déchaine et que les autres perspectives, en particulier l'intervention internationale, se révèlent impraticables pour l'instant. Comment en -est on arrivé là ?

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    DEUXIEME PARTIE :

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    II. La mise en place de l'échiquier syrien

    En Syrie, un premier appel à manifester le vendredi 4 février a été lancé sur Facebook par le groupe « Révolution Syrienne 2011 ». Partout ailleurs dans la région, l'Egypte de Moubarak était empêtrée dans les manifestations et la lutte, ailleurs on organisait les transitions pour ne pas se heurter trop brutalement à la vague des contestations du printemps arabe. La Syrie a cela de particulier que la colère est allée en grandissant et que le début de la révolte s'était fait plutôt par mimétisme et effet de récupération d'une cause qui a libéré les semblables tunisiens du joug de l'autocratie et de la tyrannie. En mai 2012, le nombre de victimes s'estime à 12 000 morts. Ce graphique représente le nombre de morts cumulés de Mars 2011 à Mai 2012, il est tiré de l'infographie du Monde consacrée à la révolte syrienne.

    Les premières manifestations se sont déroulées comme suit : après la prière du vendredi, des groupes sur les réseaux sociaux « Twitter » et « Facebook » se donnent rendez vous pour des déambulations pacifiques dans les rues. Protester par la rébellion civique, tel était, alors, le principe encouragé pour se protéger de l'excès de violence du régime.

    Les printemps arabes n'ont pas été qu'un spectacle : les jeunesses maghrébines et arabes se sont unies, les Egyptiens n'étaient pas les seuls à manifester pour la chute de Moubarak, ils étaient rejoints par les jeunes syriens devant l'ambassade du Caire à Damas. Le 9 février, alors que Facebook et Youtube sont à nouveau disponibles, après quatre années de censure34, le contrôle des utilisateurs des réseaux sociaux et des blogs se fait de manière

    34 Le Monde, article paru le 09/02/2011. http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/02/09/les-syriens-reconnectes-a-facebook-et-youtube_1477641_651865.html

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    encore plus stricte, visant tout propos d'opposition à l'encontre du régime. Ainsi, la bloggeuse syrienne Tal Al Mallouhi a été condamnée lundi 14 février 2011 à cinq ans de prison par la haute cour de sûreté de l'Etat pour intelligence avec un pays étranger. Le blogging et les réseaux sociaux étant les espaces de libertés alternatifs qu'utilisait la jeunesse syrienne pour contrer l'inexistence de canaux d'expression civile, ils ont été désignés par le régime de Bachar El Assad, de même que pour celui du président Moubarak, comme des ennemis de la stabilité. Seul le recours à des proxy pouvait permettre aux internautes d'accéder à ces sites en contournant la censure. Outre la censure et le manque de libertés d'expression, d'autres raisons encore ont poussé les populations de certains territoires en Syrie à se révolter.

    Pour comprendre la révolte syrienne, il faut comprendre pourquoi ses acteurs se sont soulevés et analyser les évolutions du conflit. L'affrontement oppose pro-Bachar et anti-Bachar sur plusieurs échelles aussi bien locale, régionale, qu'internationale. Nous avions expliqué en première partie le contexte social, politique et confessionnel en Syrie qui expliquent l'existence et l'exacerbation de frustrations socio-économiques dues au clientélisme et au système de fonctionnement communautaire. J'analyserai donc les foyers de contestations comme Homs ou Daraa et exposerai les causes structurelles de la révolte. Qu'ont ces villes en commun ? Pourquoi la révolte a-t-elle été aussi vive dans Daraa par exemple, alors que d'autres villes se sont engagées plus lentement dans la rébellion ?

    Dans cette deuxième partie, je m'intéresserai plus particulièrement au mouvement d'opposition : à son départ, ses péripéties, ses évolutions et ses acteurs. La révolte syrienne apparaît alors comme un conflit géopolitique à toutes les échelles : les rapports de force s'expriment dans plusieurs registres. On peut en identifier trois principaux : militaire, politico-diplomatique et médiatique. Si l'enjeu de ces trois types de rapports de force est bien la Syrie, il ne s'exerce pas seulement en Syrie.

    La situation militaire étant bloquée--car ni le régime, ni l'opposition n'ont vaincu-- des quartiers et des villes entières se cristallisent autour de lignes de front. Certaines villes comme Homs ou certaines régions comme la région côtière alaouite voient apparaître de nouvelles lignes fortes entre communautés s'exacerber au fur et à mesure que le conflit s'installe. Le cessez-le-feu n'a pas été concluant ; il a certes réduit le nombre de personnes tuées mais n'a pas éradiqué la militarisation du conflit. Sur le plan politico-diplomatique, chacune des deux parties cherche à faire reconnaître ses thèses par les organisations internationales--ONU et Ligue Arabe principalement--et par les Etats du monde entier. Sur

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    le plan médiatique enfin, le rapport de force s'exerce sur deux plans distincts. Sur le plan interne, deux parties jouent de la propagande pour convaincre leurs populations respectives, les loyalistes et les opposants, de la justesse du combat mené, de celle des choix effectués pour le mener à bien et aussi pour justifier les « sacrifices » qui leur sont demandés. Sur le plan externe, c'est l'opinion publique internationale qui est visée dans le double but, pour chacune des parties, de la convaincre du caractère légitime ou illégitime du conflit.

    Après avoir décrit les différents rapports de force, je m'intéresserai aux villes de la révolte, aux raisons communes qui les lient dans cette révolte et enfin à leur place dans le territoire syrien. Nous comprendrons alors si cette rébellion est bien une révolte populaire ou une révolte religieuse.

    II.1. Le premier semestre de la révolte

    II.1.1. L'affaire des enfants de Daraa : le point de départ de la révolte

    Le site « Syrian Stories »35 traite des documents vidéos sélectionnés sur la base de données de centaines de vidéos recueillies par les activistes du Net Telecomix et se propose d'organiser le conflit d'un point de vue chronologique et thématique. La frise chronologique interactive permet de cibler les vidéos selon la date à laquelle elles ont été tournées et les onglets thématiques permettent de se pencher sur des sujets transversaux. Le site fait démarrer la révolution syrienne inachevée le 6 mars 2011 : « Après avoir recouvert les murs d'une école de graffitis reprenant des slogans de la révolution Arabe, quinze garçons âgés de dix à quinze ans sont arrêtés par les forces de l'ordre locales dirigées par le général Atef Najeeb. Ils sont interrogés, torturés et rendus à leurs parents. Beaucoup de syriens sont indignés ».Ce texte illustre une vidéo qui montre les graffitis en question : il ne s'agit pas d'un ou deux graffiti, mais de plusieurs dizaines qui recouvrent presque entièrement les murs de l'école. L'homme qui porte la caméra montre les visages tuméfiés et blessés des adolescents arrêtés, interrogés et visiblement torturés par les policiers. Cette vidéo est le point de départ de la révolte choisi par Syrian Stories : l'oppresseur et l'opprimé sont clairement définis. D'une part, le régime est présent par ces actes de brutalité et d'oppression mais absent de toute la vidéo. D'autre part, on montre les blessures des enfants-adolescents, véritables visages emblèmes de ce que les syriens dénoncent.

    35 http://syrianstories.org/

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    Aucune des versions que j'ai recueillies ne livrait des informations exactes et homogènes de cette affaire je n'ai pas recueilli de témoignages et d'informations cohérentes sur l'affaire des enfants de Deraa. J'ai donc cité ce que j'ai trouvé sur le site « Syrian Stories », mais sur un rapport intitulé Syrie : une libanisation fabriquée36, une autre version est donnée : « Les évènements sont principalement déclenchés par l'affaire des enfants de Deraa. Une des premières manifestations a eu lieu devant une mosquée du centre ville. Des enfants font des tags critiquant le régime en réclamant le départ du gouverneur ». Dans la première version , ces collégiens auraient taggué des slogans qui ne visaient pas le gouverneur de Daraa mais directement le président Bachar El Assad. Les murs de l'école sont devenus des murs de mosquée et chacune des deux versions se prévaut d'avoir des vdéos à l'appui. Trois situations sont possibles : soit les deux sont vraies, et le même jour à Deraa, des collégiens se sont, à différents endroits de la vieille ville, regroupés pour « écrire » leur mécontentement, par mimétisme des jeunesses tunisienne et égyptienne. Mais ce qui me paraît suspicieux, c'est que la vidéo mise en ligne par syrian Stories montre des graffitis appelant directement au départ de Bachar El Assad. La vidéo me paraît anachronique car le président Bachar n'était jamais cité en début mars, de peur de sévères représailles aussi tôt dans la révolte ; ce qui m'amène donc à ma deuxième hypothèse : la vidéo n'a pas été tournée le 6 mars. Enfin, je ne comprends pas que des collégiens puissent clamer à travers leurs tags le limogeage de leur gouverneur. Entre 10 et 15 ans, il est surprenant de voir des enfants synthétiser à travers leurs tags les rapports de force qui écrasent la société syrienne. Trois d'entre eux sont tués dans la version du rapport, dans le site Syrian Stories, il n'y est fait mention d'aucun mort parmi les enfants.

    Visiblement, le point de départ de la révolte syrienne pose problème : l'information n'est ni sourcée ni facilement datable. Mais, l'image que renvoie l'affaire des enfants de Daraa, dans un contexte politique aussi précaire, est un fiasco pour le régime et devient l'un des nombreux symboles des dysfonctionnements de l'administration syrienne ainsi que de sa surenchère sécuritaire. Les premières manifestations significatrices se déroulent en réaction à la violence sécuritaire du régime : les manifestants portent les corps des « martyrs » jusqu'à la mosquée, prient pour le mort et l'emportent au cimetière. C'est généralement sur le chemin du retour que les affrontements entres forces de l'ordre et manifestants ont le plus lieu. On l'a vu, les manifestants portent les corps des défunts, et

    36 CIRET-AVT et CF2R, Syrie : une libanisation fabriquée, Compte rendu de mission d'évaluation auprès des protagonistes de la crise syrienne, Paris Janvier 2012. http://www.cf2r.org/images/stories/RR/rr11-syrie-une-libanisation-fabriquee.pdf

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    donnent aux protestations un accent mystique, presque soufi. Ils portent le mort, sont désarmés (du moins pendant les premières semaines du conflit) : ils se comportent comme martyrs face aux pluies de balles dans des villes telles que Daraa ou des quartiers comme Bab Amro.

    II.1.2. Le premier trimestre de la révolte : l'échiquier syrien se met en place

    La seconde moitié du mois de mars 2011 sonna le début de la révolte : le 15, le site d'opposition basé à Dubaï, All4Syria37, indique qu'une centaine de Syriens manifestent au coeur de Damas pour appeler à plus de libertés, 32 personnes sont arrêtés pour « atteinte au prestige de l'Etat ». Mais la surenchère sécuritaire se gâte à Deraa le 20 mars : on ouvre le feu et une personne meurt. La foule incendie le siège du parti Baas et le palais de justice de la ville, bâtiments officiels du pouvoir. Les manifestants crient des slogans particulièrement hostiles à Rami Makhlouf, cousin germain du président El Assad, actionnaire majoritaire de Syriatel, et considéré comme l'homme d'affaires le plus puissant de Syrie.

    37 http://all4syria.info/web/

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    La grande ville de Deraa, sur le plateau du Hauran, se retrouve vite encerclée38 par les blindés de fin mars à début mai, avant de se diriger vers Banyas. Il n'était plus possible pour les ambulances, d'entrer dans cette localité.

    D'abord critiques de la réaction extrêmement violente du régime à la crise, des habitants de la région druze d'as Suweida commencent à se soulever. Là encore, c'est la brutalité du régime et ses dysfonctionnements qui sont à l'origine de la colère druze : Mountaha Al Atrach, fille du sultan Pacha El Atrach, figure célèbre de la lutte syrienne contre les mandataires français, est emprisonnée.

    Quant à Baniyas, ville côtière mixte, la situation était pré-insurrectionnelle : la police aurait déserté les rues. Le 15 mars, un cheikh de cette localité s'est même exprimé depuis un balcon d'un bâtiment public, demandant notamment la fin de l'état d'urgence décrété il y a quarante neuf ans. Le bilan des morts s'alourdit, les manifestations sont hebdomadaires, et les premières instabilités se font ressentir. Le gouvernement est limogé, et le 19 avril, alors que les nouveaux ministres de Adel Safar viennent tout juste d'être nommés, l'état d'urgence est levé, soit une des revendications principales des manifestants.

    A partir du mois d'avril, les cases de l'échiquier syrien commencent à bouger : le pouvoir politique tente de réagir pour calmer le rythme et l'intensité des manifestations et les foules commencent à s'armer contre l'armée syrienne ou la police. Les affrontements à Baniyas ont fait 15 morts parmi les forces spéciales et la 4ème division. Du côté des opposants, dix personnes sont mortes et 400 arrêtées. L'équilibre entre les pertes d'un camp à l'autre laisse penser que les opposants étaient armés. Sur le plan international, le ton monte contre le régime syrien. La France, les Etats Unis, la Ligue arabe et l'ONU commencent à exercer des pressions pour calmer la répression contre les civils.

    Les printemps arabes ont démontré la force de propagation du phénomène révolutionnaire à tous les pays de la région arabo-musulmane. En s'appuyant sur des médias de transmission plus libre, les révolutions ont été assistées par les ordinateurs. En effet, les médias et le Web 2.0 ont permis à des voix souvent étouffées par les régimes en place de se révéler, de se rassembler et d'agir contre le pouvoir : Facebook, Twitter, Télécomix et d'autres supports permettent la transmission d'informations immédiates (« News from the ground ») pour créer une forme de mémoire vive de la révolution. Ces vidéos forment aussi la

    38 http://www.liberation.fr/monde/01012335591-syrie-l-armee-promet-la-fin-du-siege-de-deraa-a-partir-d-aujourd-hui

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    base de données principale des grandes chaines d'information comme Al Jazeera. Pourtant, au départ de l'insurrection à Daraa puis ensuite à Hama et à Homs, la chaine Al Jazeera ne joue pas le même rôle qu'auparavant pour encourager la révolte, le Qatar ne sachant pas encore quelle ligne diplomatique et donc éditoriale adopter concernant la Syrie.

    Pour ce qui est des raisons de cette révolte, l'histoire, la fragmentation socio spatiale, les disparités économiques, en plus d'un manque de libertés et de droits fondamentaux peuvent dresser un portait des motifs des soulèvements et de la crise syrienne. En mars, les manifestants demandaient la fin de l'état d'urgence, la libération des prisonniers politiques, la fin de la corruption et des réformes démocratiques. Ils s'en prenaient aux emblèmes du clientélisme, de la prédation, de l'absence de Droit égal pour tous : à Deraa, les manifestants ont dénoncé le richissime magnat des télécommunications Rami Makhloof, cousin de Bachar, dont la corruption est bien connue-- il a d'ailleurs été placé sous le régime des sanctions par l'administration américaine-- et dont les compagnies emploient des milliers de Syriens. «Dégage Makhloof, nous ne voulons plus de voleurs», est d'ailleurs un des slogans préférés des manifestants. Depuis le mois d'avril, les manifestants s'en prennent directement au régime.

    Les slogans syriens sont inspirés des contestataires des rues égyptiennes pendant les vendredis de « défi » ou de « colère ». Les vendredi 1er et 8 Avril, en Syrie, les soulèvements s'étendent aux villes de Baniyas, Tartous, Homs et à des communes du grand Damas. Les revendications sont homogénéisées dans toutes les villes de la contestation : la fin de l'État d'urgence, la dissolution du Baath, la libération des prisonniers politiques, et l'organisation d'élections libres et transparentes. Ils scandent : « A cha`b yourid isqat an nidham » « Le peuple veut faire chuter le régime », ou encore « `irhal `irhal ya bachar » « Dégage, Dégage Bachar ! ».Remarquons que jusqu'à maintenant, la foule ne demandait pas encore le départ du président. A présent, la guerre est bien déclarée entre l'opposition, vivifiée par la répression de Deraa, et le régime. Cette opposition sera à son azimut à partir de la fin du mois de juin, période pendant laquelle les opposants refuseront le « dialogue national » proposé par Bachar El Assad.

    De son côté, la communauté syrienne de l'étranger s'organise et adopte les mêmes slogans et les mêmes revendications. Les manifestations se font dans la même forme et sont pacifiques. A l'étranger, des collectifs spontanés en soutien au peuple syrien s'organisent autour d'évènements destinés à noyer le discours de propagande du pouvoir

    45

    syrien, en faisant la promotion de la culture syrienne, en se faisant entourer de forces collectives et syndicales étrangères pour mobiliser le plus de monde dans leur manifestation. Ainsi à Lyon, ville dans laquelle j'étudiais l'année dernière, j'ai pu pendre part à l'organisation avec le Collectif de Citoyens Syriens de Lyon de nombreux rassemblements culturels visant à diffuser un message politique : concerts, conférences avec d'anciens prisonniers politiques, déambulations avec chandelles à la main pour chaque victime de la répression. En Europe, plusieurs déambulations pacifiques sont organisées pour sensibiliser la population et les médias sur les massacres des populations civiles. Ce sera, plus tard, aussi le principal argument de rassemblement du Conseil National Syrien, qui organise quant à lui la chute du régime de Bachar El Assad sur la scène internationale.

    C'est en Avril également, que les ambassades syriennes en Europe décident de communiquer contre l'opposition: une guerre intercommunautaire est le spectre brandi par le pouvoir pour présenter la situation en Syrie comme une guerre civile interconfessionnelle, commanditée par les intégristes sunnites contre Alaouites et chrétiens. A Paris et à Lyon, les drapeaux syriens ainsi que des objets à l'effigie de Bachar El-Assad sont donnés aux manifestants pro régime. Ces mobilisations sont filmées et diffusées. Des sites sur la Toile voient aussi le jour : comme « souria houria39 ». Tous les moyens et stratégies de communication visent à dénoncer et riposter contre les discours syriens officiels. L'objectif est clair-- le discours officiel étant celui-ci : il existe un complot contre la Syrie visant à déstabiliser le régime pour s'emparer du pays et imposer un nouvel ordre-- les opposants de l'intérieur comme de l'extérieur dénoncent ce mensonge dont la fin est de légitimer la violence. L'opposition légitime sa rébellion en utilisant l'argument de la violence et de la tyrannie.

    De la mi-avril à la fin du mois, la propagation des soulèvements dans les milieux urbains contraint le président à prononcer un nouveau discours devant le nouveau gouvernement, dans lequel il met fin à l'État d'urgence, en vigueur depuis 1963. Mais sur le terrain, la répression continue. Chaque vendredi, les forces de sécurité tirent sur la foule, qui demande désormais le départ du président. Cette mutation de la critique, qui dénonce à présent le plus haut niveau de l'Etat, ne manque pas d'intéresser les médias qui captent à chaque témoignage d'habitant sinistré ou d'opposant des éléments de langage qui personnifient les actes de barbarie et les bavures militaires en Bachar El Assad lui-même.

    39 http://souriahouria.com/

    46

    Le 29 avril, Barack Obama, président des Etats Unis, promulgue de nouvelles sanctions ciblées contre les services de renseignement et deux proches d'Assad; la Maison blanche appelle le président syrien à "changer de cap et tenir compte des appels de son propre peuple". Le dossier syrien semble avoir atteint une autre échelle, cette fois-ci internationale.

    La répression ne faiblit pas, le 30 Avril : les chars sont déployés sur Deraa. De Mars jusqu'à fin avril, la Syrie des villes devient la scène d'affrontements de plus en plus violents avec les forces de sécurité. Comme on le voit sur la carte, le nombre de morts cumulés depuis le début de la révolte à Deraa atteint plus de neuf cent personnes selon l'ONU ou l'Observatoire Syrien des Droits de l'Homme, basé à Londres40. Les grandes agglomérations de l'axe Idlib/Deraa et Lattaquié/Tartous sont plus ou moins touchés par les manifestations et les répressions. La carte ci dessous, qui provient de la chronologie du Monde, fait état du nombre de morts par ville. Incontestablement, Homs et Deraa sont les épicentres de la révolte.

    (c) http://www.lemonde.fr/international/infographie/2012/03/01/chronologie-une-annee-de-repression-
    en-syrie_1650425_3210.html

    Il faudra que je me penche plus attentivement sur les caractéristiques des villes qui se sont soulevées car Deraa et Homs possèdent certainement des points communs qui permettraient de comprendre les causes structurelles de la révolte, inhérentes à la crise du système économique agricole, administratif et politique. Cependant, un autre problème subsiste : comment expliquer le soulèvement de villes côtières comme Lattaquié alors qu'elles

    40 http://www.syriahr.com/articels.html

    47

    ont été annexées par l'expansion territoriale et régionale alaouite. La réponse réside elle-même dans les clivages et représentations qui existent au sein de la société syrienne, en plus d'être inscrites dans les rapports de dominant/dominé qui subsistent et sont vivifiés entre communautés. Nous verrons tout cela plus tard.

    A la fin du premier trimestre de la révolte, en juin, Bachar El Assad et la répression deviennent les cibles des ONG et des Organisations internationales, aussi décrète-t-il une amnistie générale aux détenus politiques, y compris des Frères musulmans. Le mois de juin est aussi la période de confusion et de doute au sein de l'opposition. Les médias se font les relais d'informations non vérifiées, fausses et qui portent un coup à la crédibilité de l'opposition : l'affaire de la bloggeuse lesbienne, Amina abdallâh, qui avait été enlevée par le régime selon des militants est en fait un étudiant américain installé en Ecosse.

    Alors que les manifestations se poursuivent et s'étalent dans la semaine (ne sont plus à l'occasion des vendredis thématiques), à Antalya, différents pans de l'opposition syrienne se retrouvent pour exiger la chute du régime. Il est déclaré que ce régime a perdu de fait toute sa souveraineté et sa légitimité, et qu'il ne peut y avoir de dialogue possible ni de foi en les promesses d'un pouvoir qui tue sa population. Sept jours après cette réunion, à Jisr al Choughour, des combats opposent les forces de sécurité à des déserteurs. Le 20 juin, le président s'exprime et lance un dialogue national qui n'aura aucune résonance et sera boycotté par l'opposition. Les flots de réfugiés, par ailleurs ne tarissent pas en Turquie. 27 juin, 200 opposants et intellectuels se sont réunis à Damas, discussions sur les meilleures stratégies à adopter pour la transition démocratique. On pouvait lire sur le post Facebook du groupe « Syrie Moderne Démocratique Laïque » : »Cette affaire risque de porter atteinte à la crédibilité de ceux qui soutiennent le soulèvement pour la liberté en Syrie. M. Tom MacMaster a agit d'une façon irresponsable. Mais, tout de même, quel dommage qu'Amina n'existe pas ! ». Dans une bataille qui se joue aussi sur le terrain de la désinformation et de la vérité, chaque contribution, chaque récit est une bataille décisive.

    48

    II.2. L'internationalisation du cas syrien

    II.2.1. Les oppositions syriennes intérieures et extérieures

    Il faut d'abord distinguer entre l'opposition et la contestation. La majorité des syriens qui manifestent dans les rues ne sont pas des « opposants ». Ils réclament pour eux-mêmes et pour tous les Syriens des conditions de vie plus décentes, la liberté et la dignité. D'ailleurs, la chute du régime ne faisait pas partie dès le part des revendications. C'est le refus du pouvoir d'entendre leurs demandes et la multiplication des morts et blessés qui a poussés les manifestants à conclure qu'aucun changement n'était possible avec le régime et la structure politique en place. L'opposition, proprement dite, est presque inexistante en Syrie. Le pouvoir baasiste a éliminé petit à petit pendant quarante ans les divergences politiques. Les partis d'opposition, dont les Frères musulmans mais aussi les démocrates, ont été contraints de vivre dans la clandestinité ou s'exiler ailleurs, au Caire ou à Paris.

    On assiste donc jusqu'à la fin 2010 à une impuissance de l'opposition malgré l'existence de personnalités qui bénéficient d'un certain respect comme Michel Kilo, opposant indépendant. Mais après les premiers mois de révolte, l'opposition n'est pas forcément représentée par les opposants traditionnels pré-révolte. On assiste à un renouvellement complet de l'opposition qui marque une rupture entre l'opposition de l'intérieur et celle de l'extérieur, dont les rôles sont bien distincts. L'opposition nationale se divise en courants qui sont pour ou contre le dialogue avec le régime. L'opposition nationale opposée au dialogue est représentée par le Comité National de Coordination pour le Changement Démocratique. L'opposition extérieure est, elle, représentée par le Conseil National Syrien.

    Le bloc dominant, du moins sur les plans médiatique et diplomatique, est le Conseil National Syrien. Il regroupe différentes personnes dont des intellectuels. Il est difficile de dire s'ils sont soutenus par la population syrienne. Ils comptent sur leurs liens avec l'Armée Syrienne Libre et parient sur sa victoire sur le terrain si les soldats rebelles sont appuyés par un soutien étranger aérien. Le Conseil national Syrien tente même de créer un Conseil militaire au sein du CNS sensé conseiller sur les meilleures stratégies militaires. L'objectif, bien que tâtonnant et voué à l'échec, était de construire une collaboration solide et structurée pour encourager les désertions au sein de l'armée régulière. L'échec est encore plus cuisant lorsque le chef de l'Armée Syrienne Libre, Rifaat El Assad, déclare que ce conseil avait été créé sans son consentement et que l'ASL n'avait absolument pas besoin de

    49

    conseillers en stratégie41. Mais cette nouvelle structure montrait néanmoins qu'une communication permanente entre le CNS et l'ASL était nécessaire. Ce conseil pourrait rassurer les chefs de l'ASL et les futurs déserteurs à rejoindre les rangs de l'opposition ; réciproquement, le CNS trouverait là le moyen de fédérer toutes les oppositions syriennes et de s'assurer à terme le soutien de l'ASL.

    II.2.2. Le conflit donne lieu à des rapports de force régionaux et internationaux

    A l'échelle internationale, comme nous l'avons vu, les dénonciations et les appels à arrêter la répression violente se sont multipliés. Nous assistons à un double phénomène : d'un côté, le régime syrien modifie sa stratégie vis à vis de l'opposition et multiplie les arrestations ciblées parmi les leaders de l'opposition, des journalistes, des bloggeurs et des intellectuels comme le caricaturiste Ali Ferzat. De l'autre, la Syrie continue de clamer que lorsque l'appareil sécuritaire réprime des éléments intégristes agitateurs, elle n'est pas en dehors de son rôle. A titre d'exemple, le pays fait campagne pour obtenir un siège au Conseil des droits de l'homme de l'ONU. A l'intérieur, le régime tente d'étouffer la mèche en promettant un dialogue national. Bouthayna Chaaban, puissante conseillère médiatique et politique de Bachar El Assad, en fait l'annonce le 13 mai 2011 en faisant savoir que le président a donné l'ordre de ne pas tirer sur les manifestants. Cette communication n'a pas eu l'effet escompté puisque les violences ont immédiatement repris le jour même : mais on a su grâce à Bouthayna Chaaban que le président avait bien le pouvoir d'ordonner l'arrêt de la répression.

    Rien n'y fait, les tractations et les condamnations se multiplient contre le régime syrien. L'Union Européenne prend des sanctions contre le régime de Damas en interdisant le président syrien de visa et de geler ses avoirs. Le conflit s'exporte, et devient omniprésent dans la presse occidentale. L'opposition profite de cette exposition pour sensibiliser les opinions publiques et s'organiser à l'étranger. A Paris, l'opposant syrien est soit étudiant, soit intellectuel ou encore travailleur dans un domaine comme la société civile qu'il n'aurait jamais pu exercer pleinement en Syrie. La journaliste du Monde Hélène Sallon raconte sa rencontre avec des opposants syriens novices de la politique qui s'organisent de l'étranger42 : « Au début, ayant peu de contacts, ils ont participé à des manifestations de soutien en France. Puis, les contacts de sont accumulés et les médias arabes se sont tournés

    41 http://observers.france24.com/fr/content/20120308-cns-toujours-meilleur-porte-parole-opposition-syrienne-divisions-syrie-armee-libre-ghalioune

    42 http://printempsarabe.blog.lemonde.fr/2011/05/21/la-contestation-syrienne-sorganise-aussi-depuis-paris/

    50

    vers eux. Ils ont donc réorienté leur travail vers la collecte de vidéos et de témoignages en syrie, les relayant aux médias et sur la page Facebook « The Syrian Revolution 2011-France ». Avec pour objectif premier d'informer la population syrienne de la montée de la contestation pour qu'elle se mobilise tout entière ». En effet, le régime coupe la population de l'extérieur. Les programmes sont surveillés et les chaines satellitaires comme Al Jazeera et Al Arabiyah sont bloquées d'accès par le régime. La seule source d'informations que peuvent avoir les Syriens coupés de toute information sur les révoltes dans d'autres villes du pays provient alors de la Toile, de ses fuites, de la difficulté à la contrôler et à censurer sur Internet.

    Face à la censure et à la répression, ce sont des acteurs de la société civile arabe qui ont poussé à la préparation d'un projet de résolution condamnant la répression. Deux camps s'opposent alors à l'ONU, les pays européens et les Etats Unis contre la Chine et la Russie. Les pays occidentaux disent agir conformément à ce que souhaite l'appel de deux cent vingt Organisations Non Gouvernementales arabes43 (toutes basées dans des pays à majorité sunnite). Quant à la Russie et la Chine, elles se sont opposées à toute condamnation mettant en garde contre une ingérence extérieure qui mènerait à la guerre civile. On ne se doutait pas d'une telle réaction : aux yeux du monde occidental, le régime syrien est pourvu de toutes les tares : ennemi « inconditionnel » d'Israël, allié de l'Iran, de la Chine, de la Russie, soutien des activités terroristes des mouvements tels que le Hezbollah et le Hamas.

    Plus le conflit s'embourbe, plus les médias, les organisations internationales et les associations humanitaires tentent de pénétrer en Syrie. Certains le font illégalement par le biais de la frontière libanaise jusqu'à Homs par exemple. Mais d'autres, pour s'informer sur la réelle portée humanitaire de ce conflit, s'informent directement dans les camps de réfugiés dressés sur la frontière turque. Le Haut Commissariat aux réfugiés a enregistré 44 570 réfugiés syriens dans les pays frontaliers au 12 avril 2012 : 24 670 en Turquie, 10386 au Liban, 8270 en Jordanie et 1240 en Irak.

    Le discours du dialogue national sonnera le début de l'affrontement direct et violent entre opposants et loyalistes. Nous avions fait l'analyse de ce discours, devant l'université de Damas en Juin 2011, en première partie de ce mémoire lorsque nous avons extirpé les représentations que les propos mobilisaient. Ce discours sera aussi le moment pour l'opposition de s'organiser en formations politiques, de riposter sur la scène internationale contre les crimes intérieurs.

    43 Le Monde, 28/05/2011

    51

    D'abord, le discours a été accueilli par des manifestations. Ainsi, selon le directeur de l'Observatoire Syrien pour les Droits de l'homme44, Rami Abdel Rahman45, des manifestations ont aussitôt eu lieu à l'université d'Alep, dans la province d'Idlib et à Homs. La journée du 24 juin a été dédiée à la Syrie par de nombreux groupes sur Facebook, parmi eux se trouve le groupe Blogging Day for#Syria46 dont l'appel était le suivant : « We call bloggers everywhere to stand up for humanity, and against all the crimes committed in Syria. Syrian people are being killed and oppressed everyday and no one hear their voices». « Nous demandons aux bloggeurs du monde entier de défendre l'humanité contre tous les crimes commis en Syrie. Le peuple syrien se fait tuer et réprimé tous les jours et personne n'entend sa voix. »

    II.2.3. De la Ligue arabe à l'ONU

    a. L'image internationale de la Syrie

    Pour plusieurs raisons, l'image de la Syrie dans le monde revêt des accents négatifs. Le pays est un palimpseste de représentations : à l'échelle internationale, il est vu à la fois comme l'ancien allié de l'URSS, l'agitateur du Liban mais aussi comme le base arrière de l'Iran dans le « monde sunnite ».

    Tout d'abord, l'alliance avec l'URSS signifie que la Syrie sous Hafez El Assad a fait le choix de Moscou. En effet, la Syrie reste durablement associée à celle de camp communiste durant la guerre froide, malgré la participation de l'armée syrienne à la coalition internationale contre l'Irak en 1991.

    Dans l'imaginaire collectif, la Syrie est un des principaux protagonistes régionaux de la guerre civile du Liban qui a duré quinze ans entre 1975 et 1990. On a accusé la Syrie depuis sa première intervention au Liban en 1976 de vouloir recréer la « Grande Syrie » « Bilâd Châm » en annexant le Liban et la Palestine. En outre, la Syrie est impliquée dans le financement et l'hébergement d'organisations extrémistes, ce qui en fait un des piliers de soutien du terrorisme international.

    44 http://www.syriahr.com/

    45 Personnalité floue, j'ai suivi le mauvais Rami Abdel Rahman sur Twitter, ce dernier vivait en Suède, et non pas à Londres. Abdel Rahman s'est imposé comme la référence en termes de chiffrages sur la révolte syrienne. Je doute quand même de son autorité en la matière. Qui est-il vraiment ? http://www.infosyrie.fr/decryptage/rami-abdel-rahmane-sefforce-de-prouver-son-existence-et-son-objectivite/

    46 http://www.facebook.com/events/153187654753317/

    52

    Enfin, la Syrie ferait partie de ce que le roi Abdellah de Jordanie appelle « le croissant chiite » tant la coopération avec l'Iran s'est étoffée au plan militaire, sécuritaire, économique et scientifique. Rappelons que Mahmoud Ahmadinejad et Ali Khameini, tous deux respectivement président de l'Iran et guide suprême de la révolution, ont réaffirmé à plusieurs reprises leur soutien à Bachar el Assad et à sa gestion de la crise. L'existence d'ennemis communs à ces deux pays les pousse à se coordonner contre toute menace extérieure et à développer une stratégie approfondie de rapprochement. Aussi les investissements iraniens en Syrie ont-ils atteint 3 milliards de dollars en 2010. Depuis que le retrait américain est devenu réalité, de nouvelles alliances se dessinent et une nouvelle stabilité doit être trouvée. Le 11 novembre 2011, après huit mois de paralysie politique, Nouri Al Maliki est reconduit au poste de premier ministre grâce au soutien des partis kurdes et chiites. Mais l'affaire Tariq Al Hashimi éclate, le vice président Tariq al Hashimi, figure politique majeure sunnite, est accusé de terrorisme47. L'Irak fait face à de plus en plus de tensions communautaires : de nouvelles alliances se nouent au sein de la communauté chiite48. Contrairement aux autres pays de la ligue arabe, l'Irak et le Liban se sont prononcés contre toute sanction imposée à la Syrie. Nouri Al Maliki s'est rapproché de la position russe et a proposé ses services comme intermédiaire entre Bachar El Assad et les pays qui lui sont hostiles49. Sur le plan économique, le régime syrien prépare la riposte aux sanctions internationales. L'économie syrienne se réorienterait peu à peu vers l'Irak. Pour une économie syrienne qui a déjà vécu le coût des sanctions et qui est très peu endettée (8% du PIB), un accord de libre échange entre l'Irak et la Syrie permettra à cette dernière de tenir.

    A partir de l'analyse des rapports de force qu'entretient la Syrie avec ses voisins et avec le monde, on comprend mieux l'impression d'affrontement de deux blocs, comme si la révolte et la gouvernance syriennes étaient des enjeux de guerre froide, entrant parfaitement dans une logique d'affrontement Est/Ouest.

    47 http://www.guardian.co.uk/world/2011/dec/19/iraq-sunni-leader-terror-charges

    48 http://english.al-akhbar.com/content/iraq-after-withdrawal-iii-hashimi-affair

    49

    53

    b. Le Conseil de Coopération du Golfe à l'oeuvre

    Si les révolutions dans les pays arabes ont bouleversé la donne géopolitique de la région sur de multiples plans, un acteur diplomatique a émergé et a fait un pas sur le devant de la scène. Il s'agit du Conseil de Coopération du Golfe. Cette organisation politique est un des organes de la Ligue Arabe. Elle est parrainée par l'Arabie Saoudite et inclut les pays du Golfe persique comme le Qatar et tout dernièrement le Maroc en 2011, en pleine vague du « 20 février ». Les interventions au Bahreïn et la gestion de la crise yéménite ont été quelques unes de ses missions.

    (c) tiré du site mapoftheworld.com

    Le 19 décembre 2011, un sommet du Conseil de Coopération du Golfe s'est tenu, dans lequel tous les dirigeants des monarchies étaient présents50. La coopération n'était pas seulement commerciale ou militaire, elle était surtout politique. Le 17 novembre 2011, la Ligue Arabe, qualifiée de faible par les opinions arabes, émerge comme protagoniste principal pour faire pression sur la Syrie. Des sanctions contre la Syrie jusque là inédites ont été

    50 http://english.al-akhbar.com/content/congress-vienna-and-new-gulf-order-sustaining-status-quo; http://english.al-akhbar.com/content/riyadh-declaration-seeking-union-shadow-arab-uprisings

    54

    adoptées et engagent la Ligue Arabe dans une rupture avec sa politique de non ingérence, sous l'impulsion de l'Arabie Saoudite et du Qatar. Le changement est soutenu dans certains cas de la Syrie car il créerait de nouvelles options et ébranler l'axe Téhéran-Damas. L'Iran inquiète les monarchies du Golfe : il est le principal concurrent régional et exerce une influence certaine sur les populations chiites de ces émirats (70% au Bahreïn, 25% en Arabie saoudite). En avril et en mai 2011, les relations entre le CCG et Damas butent contre un mur. Le printemps syrien est l'occasion de voir se dresser de nouveaux horizons à la politique régionale du CCG, à travers le contrôle même du renouveau politique syrien.

    En décembre 2011, sous les pressions russes, le régime syrien consent finalement à recevoir des observateurs de la ligue arabe. Durant leur premier mois d'activité, de nombreuses rumeurs courent sur leur mission : le chef soudanais de la mission, le lieutenant Général Mohamed Amine Mustapha Al Dabi serait coupable des crimes de guerre qu'aurait commis son gouvernement au Darfour. La chaine CNN va jusqu'à qualifier le choix de Al Dabi à la tête de la mission en Syrie de « farce »51, attisant ainsi l'insatisfaction de l'opposition internationale envers la solution arabe. Le 30 janvier, le rapport52 que rend la mission d'observation en Syrie de la Ligue arabe signale le manquement de déontologie de certains observateurs tout en déplorant la stratégie de décrédibilisation dont elle a été la cible. Mais ce rapport53 est très précieux car il révèle un certain nombre d'incertitudes que les médias ont gommé : il y est effectivement mentionné la présence d'une entité armée non mentionnée dans le protocole :

    « In Homs and Deraa, the Mission observed armed groups committing acts of violence against Government forces, resulting in death and injury among their ranks. In certain situations, Government forces responded to attacks against their personnel with force. The observers noted that some of the armed groups were using flares and armour-piercing projectiles.

    (...)

    In Homs, Idlib and Hama, the Observer Mission witnessed acts of violence being committed against

    51 http://articles.cnn.com/2011-12-28/middleeast/world_meast_syria-opposition-al-dabi_1_ali-kushayb-local-coordinating-committees-syrian-opposition?_s=PM:MIDDLEEAST

    52 http://www.innercitypress.com/LASomSyria.pdf

    53 Annexe 3

    55

    Government forces and civilians that resulted in several deaths and injuries. Examples of those acts include the bombing of a civilian bus, killing eight persons and injuring others, including women and children, and the bombing of a train carrying diesel oil. In another incident in Homs, a police bus was blown up, killing two police officers. A fuel pipeline and some small bridges were also bombed.»

    Ainsi, l'opacité créée par l'épais filage de représentation autour du conflit syrien s'efface quelque peu. Nous avions effectivement pointé de vue que les manifestations faisaient plusieurs victimes des deux côtés, sensiblement plus du côté des manifestants. Sur les vidéos, j'avais fait remarquer que plus les mois passaient, plus on observait des acteurs armés à la sortie de mosquées au moment d'enterrer le mort. Sur le terrain donc, plusieurs forces s'affrontent. Le rapport fait un décompte précis des détenus et relâchés par le régime. Un décompte à valeur scientifique est d'une nécessité impérieuse, par dessus tout dans un tel climat d'affrontements de chiffres, d'estimations et d'accusations :

    « On 19 January 2012, the Syrian government stated that 3569 detainees had been released from military and civil prosecution services. The Mission verified that 1669 of those detained had thus far been released. It continues to follow up the issue with the Government and the opposition, emphasizing to the Government side that the detainees should be released in the presence of observers so that the event can be documented.

    37. The Mission has validated the following figures for the total number of detainees that the Syrian government thus far claims to have released:

    · Before the amnesty: 4,035

    · After the amnesty: 3,569.

    The Government has therefore claimed that a total of 7,604 detainees have been released.

    38. The Mission has verified the correct number of detainees released and arrived at the following figures:

    · Before the amnesty: 3,483

    · After the amnesty: 1,669

    The total number of confirmed releases is therefore 5152. The Mission is continuing to

    56

    monitor the process and communicate with the Syrian Government for the release of the remaining detainees.»

    Comme l'explique le rapport, après l'amnistie accordée par le président Bachar El Assad, la mission d'observation surveille la libération des détenus et insiste pour être présente à chacune d'elles pour pouvoir le noter. Après l'amnistie, le nombre de détenus politiques libérés, selon le gouvernement syrien, est passé de 4035 personnes à 7604 libérés. En fait, la mission, après vérification, déclare que la libération des détenus politiques a concerné 5152 personnes.

    Alors que les pays du Golfe ont eux-même poussé la Ligue arabe à s'investir dans le dossier syrien, après avoir poussé à l'adoption de sanctions par la ligue et après avoir mis en avant cette mission d'observation, le CCG se retire de la mission d'observation de la Ligue arabe et pousse pour que le Conseil de sécurité de l'ONU soit saisi. Sans doute participera-t-il à la rédaction d'une nouvelle résolution.

    c. La Russie et la Syrie, un soutien indéfectible ?

    La clé d'un dégel de la situation syrienne viendrait, vraisemblablement, d'un changement de position russe. En tout cas, les vives réactions contre le véto russe au conseil de sécurité de l'ONU m'ont menée à cette conclusion. Il est donc normal de la part du Conseil National Syrien, la formation politique sensée représenter l'opposition syrienne, de chercher à entrer en contact avec la Russie et de demander à être entendu. Lors d'une conférence de « Souria Houria54 », au mois de novembre 2011, des participants ont interrogé à juste titre Basma Koudmani, secrétaire générale du Conseil National Syrien, à propos des relations entre l'opposition de l'extérieur, que le CNS est en devoir de représenter, et la diplomatie russe. « Le CNS tente de convaincre la Russie de voter pour une résolution qui condamnerait l'usage de la violence contre la population et les civils syriens. Nous rencontrerons tous les dirigeants du monde qu'il faut pour ça », avait été sa réponse.

    Une petite re-contextualisation des relations syro-russes s'impose. Le 27 juin 2011, une délégation de six membres de l'opposition syrienne à l'étranger s'est rendue à Moscou avec pour objectif d'inviter la Russie à modifier sa politique étrangère vis-à-vis de la

    54 Association en soutien à la révolution en Syrie.

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    Syrie. Menée entre autres par Radwan Ziadeh, Moulhem al Droubi et Mahmoud Hamza, la délégation a rencontré Mikhaïl Margelov, envoyé spécial du président Medvedev pour l'Afrique. La rencontre n'a pas permis d'obtenir un revirement de l'attitude de Moscou en direction de Damas. Encore une fois, l'interrogation des participants à la conférence face à Basma Koudmani était juste.

    En juin 2011, alors que la répression se poursuit en Syrie, que les réformes annoncées ne trouvent pas de traduction concrète, que le dialogue entre le régime et l'opposition est au point mort, la diplomatie russe continue d'être le partenaire stratégique de la Syrie. Et cela pourrait étonner car, finalement, la Syrie ne pèse pas bien lourd dans le volume des échanges russes avec les autres pays de la région.

    Premièrement, la Syrie est l'un des alliés essentiels de la Russie dans le monde arabe. Si, à un moment critique, Moscou se détournait de Damas, ses autres partenaires auraient le sentiment que le Kremlin n'est pas fiable. Sur le plan commercial ensuite, le montant des contrats d'armement passés entre eux ces dernières années est évalué à 4 milliards de dollars. Durant la seule année 2010, la Syrie a acquis pour 700 millions de dollars d'armes russes. D'un autre côté, le volume global des investissements russes dans l'économie syrienne avoisine les 20 milliards : actuellement, la construction d'une raffinerie de gaz, réalisée par la compagnie Stroïtgaz, est en cours. Si les adversaires de Bachar El Assad arrivaient au pouvoir rien ne les empêcherait de mettre un terme à la coopération avec Moscou.

    Beaucoup d'observateurs n'ont pas manqué de signaler la présence de plusieurs navires russes stationnés devant les ports de Lattaquié et Tartous. La Russie s'inquiète du devenir de la base de ravitaillement et de maintenance de sa marine dans le port de Tartous. A ce jour, ce site militaire est le seul dont la Russie dispose en dehors de l'ex-URSS, s'il venait à arrêter ses activités, cela constituerait un fort revers pour la deuxième flotte du monde. Pour sauvegarder ses intérêts, la Russie se méfie de l'intransigeance de l'opposition syrienne, trop influencés par les monarchies du Golfe, la Turquie et l'Occident au goût de Moscou.

    Pourtant, en visite officielle en France en juin 2011, Vladimir Poutine a déclaré : « pour une raison inconnue, on a l'impression que nous avons des relations particulières avec la Syrie. A l'époque soviétique, c'était le cas. Mais ça ne l'est plus aujourd'hui. Nous n'y avons pas d'intérêts particuliers : ni bases militaires, ni grands projets,

    58

    ni investissements importants à défendre. Rien ». Il avait conclu : »Nous sommes conscients qu'il est impossible d'utiliser les moyens politiques datant de 40 ans dans le monde contemporain. J'espère que le gouvernement syrien en es conscient et en tirera les conclusions nécessaires 55».

    De tels propos laissent à penser que Moscou ne se tiendra pas indéfiniment du côté syrien si celui-ci prolonge la crise.

    d. Les Etats Unis

    Sur la couverture de Neewsweek ou sur celle du Washington Post56, les images obsédantes du conflit syrien soulèvent les questions d'une intervention américaine ou occidentale en Syrie. En effet, pourquoi s'engager pour Benghazi et pas pour Bab Amro ? Si les causes officielles qui ont déclenché l'intervention en Libye sont le sauvetage de Benghazi contre le massacre des opposants par Kadhafi, les critères devraient être sensiblement les mêmes pour Homs comme pour Deraa à la fin mars 2011.

    Bien qu'il n'y ait pas de présence officielle de l'armée américaine en Syrie, les Etats Unis s'engagent en empruntant des moyens moins visibles. A travers le câble diplomatique (annexe 2) de l'ambassade américaine à Damas, une des voies les plus conseillées pour mettre un terme au régime de Bachar El Assad était de soutenir l'opposition, et le défi était de pousser à son union. Dans les médias européens et américains, on s'accorde à dire que l'opposition actuelle à l'intérieur de la Syrie est faite de civils appuyés par l'Armée Syrienne Libre, pour les défendre de la répression lourde du régime. Il serait donc logique de se poser la question si les Etats Unis arment les rebelles syriens.

    Dans un article du Wahington Post57 publié le 16 mai 2012, les journalistes Karen DeYoung et Liz Sly affirment que les rebelles syriens commencent à obtenir plus d'armes et de meilleurs moyens grâce à un effort financé par les pays du Golfe et coordonné par les Etats Unis. Le journal se fonde sur les propos tenus de militants syriens et de responsables des Etats Unis et d'autres pays. Pourtant, Victoria Nuland, porte parole du département d'Etat américain, nie tout rôle joué de la sorte par les Etats Unis :

    55 RIA Novosti, http://fr.rian.ru/politique/20110621/189911720.html

    56 http://www.washingtonpost.com/world/scores-killed-in-syrian-offensive/2011/07/31/gIQAaGuhlI_gallery.html#photo=69

    57 http://www.washingtonpost.com/world/national-security/syrian-rebels-get-influx-of-arms-with-gulf-neighbors-money-us-coordination/2012/05/15/gIQAds2TSU story.html

    59

    « The United States has made a decision to provide nonlethal support to civilian members of the opposition. This is things like medical equipment. This is communications, things to help them, first of all, deal with the humanitarian aspects but also to help them to communicate better so that they can plan and be ready for the period of transition that we expect and want to see in Syria».

    Les Etats Unis ne fourniraient donc pas d'armes aux rebelles syriens, et se concentreraient donc sur les moyens logistiques et humanitaires. Cependant, cela ne veut pas dire que cette nature d'activité est homogène chez tous, et nul doute que les pays du Golfe se sont engagés dans un autre type d'activités.

    La position américaine n'est pas étonnante ; l'administration Obama est partisante du désengagement partiel pour une stratégie de redéploiement plus durable et efficace. Dans son discours de l'Etat d'union en février 2010, le président Barack Obama avait annoncé le retrait des troupes d'Irak où les Etats Unis n'ont cessé de s'engager davantage et avec plus d'hommes. Une nouvelle stratégie était alors mise en place : la guerre contre le terrorisme est toujours aussi violente mais la sauvegarde des intérêts des Etats Unis est plus qu'impérieuse, face à la menace chiite dans cette région du monde et à la Chine montante qui commence à mieux étendre son hégémonie dans le monde au delà de l'Extrême Orient.

    Dans un article qui commentait ce discours, Henry Kissinger écrit58: «It cannot be in the American interest to leave the region as a vacuum». En effet, que signifie le retrait militaire? Apparemment, le retrait ne signifie par l'abandon de la Région, car l'Irak, qui en arabe se dit «le pays entre les deux fleuves», le berceau de la civilisation et de la sédentarisation, constitue un enjeu « géostratégique majeur » pour les EU. Le retrait sonne bien plus comme une manière plus durable d'être présent dans la région qu'un retrait physique et matériel de la région. Dans un contexte d'instabilité politique au Moyen Orient, les Etats Unis testent actuellement de nouvelles options pour améliorer leur image. En Libye, les Etats Unis se sont fait plus discrets médiatiquement, se félicitant du leadership des Français et des Britanniques, c'est bien leur aviation et leur porte avions, le G.B.S., qui opéraient en Libye.

    Selon Kissignher en 2010, une présence opérationnelle est nécessaire si les Etats Unis souhaitent établir un équilibre « vital » entre l'Iran et l'Irak ; il n'est pas dans l'intérêt

    58 Henry Kissingher, « Obama's Iraq Policy must be focused on more than withdrawal », The Washington Post, 3 Février 2010. http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2010/02/02/AR2010020202682.html

    60

    des EU que les Chiites, majoritaires dans le pays et dominés jusqu'à maintenant de manière autoritaire par les Sunnites, s'alignent sur Téhéran, car cela bouleverserait l'équilibre entier de la région :

    « If radicals prevail in the Shiite part, and the Shiite part comes to dominate the Sunni and Kurdish regions, and if it then lines up with Tehran, we will witness - and will have partially contributed to - a fundamental shift in the balance of the region.»

    Il ajoute que l'administration Obama ne doit pas réduire l'importance de cet équilibre et l'engagement politique des Etats Unis dans la region.

    Plus tard, dans un article le 1er aout 201159, Robert Fox parle de l'implosion de la Syrie comme la «clé de voûte du Proche Orient». Selon l'auteur, démolir le système baathiste affectera le mouvement du Hezbollah, qui dépend du soutien de Damas. L'Iran perdra alors l'un de ses principaux alliés de la région. Et puis, un Hezbollah révolté contre la chute d'un régime allié peut exacerber les tensions au Liban et rendre encore plus toxiques les relations israélo-palestiniennes.

    En 1982 déjà, Hafez El Assad faisait face à une insurrection dans la ville de Hama. Mais «le monde regarda ailleurs» ; les terribles évènements s'étaient déroulé dans un contexte de guerre entre l'Argentine et le Royaume Uni et plus localement, d'invasion israélienne dans le sud du Liban.

    Les Etats Unis, pour essayer d'amener Bachar El Assad à quitter le pouvoir, ont exercé des sanctions économiques sans plus grand effet que celles qu'ils ont imposé contre l'Iran. La fourniture d'armes à l'Armée Syrienne Libre pose aussi problème à l'administration américaine. A ce propos, Hilary Clinton avait souligné à plusieurs reprises que les armes fournies par les Etats du Golfe risquaient de tomber entre les mains d'Al Quaeida, du Hizbo Lah ou encore du Hamas.

    59 Henry Kissinger, « The tipping point for assad's desperate régime », The week, 1/08/2011.

    61

    e. La Turquie

    Arrive le printemps arabe. La diplomatie turque va, a contrario de la diplomatie française, apparaître cohérente. Parfois attentiste et pragmatique, elle a maintenu le plus souvent une position de principe : soutien aux peuples et appel au retrait des dictateurs. Le modèle turc est en vogue aussi bien économiquement, politiquement et culturellement auprès des populations du Proche-Orient, du Maghreb et de l'Afrique du Nord. Quand vient le tour de la Syrie de s'embraser, la Turquie est parmi la première à dénoncer la répression en oeuvre en Syrie, et à prendre à contre pied la diplomatie qu'elle pratique traditionnellement avec la Syrie. L'accord économique avec Damas est gelé et l'opposition politique syrienne est invitée à Antalya. Ces prises de position de la Turquie face à la répression en Syrie ainsi que sur le problème nucléaire iranien refroidissent les relations entre l'Iran et la Turquie, concurrents tous deux pour le leadership régional ; en effet, l'Iran est assez soupçonneux de voir la Turquie influencer le changement en Syrie dans son sens. La tenue de la réunion autour des activités nucléaires iraniennes à Istanbul s'est même avéré problématique tant l'Iran n'avait pas appréciée l'organisation par Ankara de la conférence des amis de la Syrie, le 1er avril 2012, à laquelle les iraniens n'ont pas été conviés.

    La crise en Syrie a provoqué des flux massifs de réfugiés vers la frontière Turque. Le conflit est devenu une affaire intérieure pour les turques. Deux types d'acteurs se déplacent vers la Turquie : des civils et des militaires. Le nombre des réfugiés dans le pays s'accroît au fil des mois, et ils proviennent souvent de la province d'Idlib : le 21 mars 2012, leur nombre aurait atteint 17 000 en Turquie, selon le Haut Commissariat aux Réfugiés. Plusieurs généraux et hauts dignitaires de l'armée régulière syrienne ont déserté en Turquie et rejoint les camps Turques de l'Armée Syrienne Libre. Le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, en déplacement à Pékin avait laissé plané le doute d'une zone tampon en territoire Syrien pour contenir l'afflux massif de réfugiés en cas de catastrophe humanitaire, il avait alors déclaré : »Ne nous poussez pas à bout. Ce à quoi nous ne voulons pas penser, c'est d'entrer là-bas. Mais si quelqu'un peut nous forcer à une telle chose, ce sera le régime syrien »60.

    Comme nous l'avons vu, le gouvernement turc s'active aussi sur le plan diplomatique : la deuxième conférence des « Amis de la Syrie » a été organisée à Istanbul le 1

    60 Propos recueillis par La dépêche, via AFP, le 11 avril 2012.

    http://www.ladepeche.fr/article/2012/04/11/1328586-la-turquie-hausse-le-ton-contre-damas-et-laisse-planer-le-doute-sur-une-zone-tampon.html

    62

    er Avril. Jusque là, le ministre des Affaires étrangères turques Ahmet Davutoglu s'est impliqué au nom de son gouvernement pour aplanir les oppositions au sein du Conseil National Syrien et des autres oppositions. Soutien aux dissidents politiques, accueil des déserteurs, prise en charge des blessés, la Turquie a bel et bien lâché son allié récent Bachar El Assad et par prudence, elle a appelé ses ressortissants à quitter la Syrie.

    Cette carte61, extraite du Guardian et publiée 10 juin 2011, résume la position turque dans le conflit syrien, entre ingérence et prudence quant à l'afflux massif de réfugiés. Du Sandjak d'Alexandrette ou d'Antakya, les autorités turques accueillent les réfugiés syriens venus du nord ouest de la Syrie. De son côté, l'armée régulière syrienne fonce sur les trois axes routiers amenant à Jisr al Choughour. Pour éviter les flux massifs de déserteurs, de blessés ou de réfugiés, l'armée syrienne a fait miner sa frontière turque au mois de mars 2012, selon le vice-premier ministre turc Besir Atalay62

    .

     
     

    f. De la Ligue arabe à l'ONU

    Au début du mois d'aout 2011, à la veille du Ramadan, mois saint musulman, l'armée lance une vaste offensive à Hama et pilonne les quartiers résidentiels, tuant 139 civils. Incapables de s'entendre sur un projet de résolution, les quinze membres du conseil de sécurité de l'ONU ont adopté au final, le 3 aout 2011, après des dizaines d'heures d'âpres

    61 http://www.guardian.co.uk/world/middle-east-live/2011/jun/10/syria-libya-middle-east-unrest-live

    62 http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2012/03/15/97001-20120315FILWWW00451-la-syrie-mine-sa-frontiere-turque.php

    63

    discussions63, une déclaration consensuelle qui condamne l'usage de la force contre les civils par les autorités syriennes. Voici le texte de la déclaration du Conseil de sécurité des Nations unies, transmise par l'ONU : «

    · Le Conseil de sécurité se déclare gravement préoccupé par la détérioration de la situation en Syrie et déplore profondément la mort de centaines de personnes.

    · Le Conseil condamne les violations généralisées des droits de l'homme et l'emploi de la force contre des civils par les autorités syriennes.

    · Le Conseil demande qu'il soit mis fin immédiatement à toutes les violences et engage toutes les parties à faire montre de la plus grande retenue et à s'abstenir d'exercer des représailles, notamment de s'en prendre à des institutions de l' Etat.

    · Le Conseil prend acte des promesses faites par les autorités syriennes et déplore l'absence de progrès dans leur mise en application, et demande au gouvernement syrien de donner suite à ses engagements.

    · Le Conseil réaffirme son ferme attachement à la souveraineté, à l'indépendance et à l'intégrité territoriale de la Syrie. Il souligne que seule la recherche sous l'impulsion de la Syrie d'une solution politique sans exclusive peut permettre de résoudre la crise actuelle, en répondant véritablement aux aspirations et préoccupations légitimes de la population afin que tous les syriens puissent exercer pleinement leurs libertés fondamentales, notamment la liberté d'expression et de rassemblement pacifique.

    · Le Conseil demande aux autorités syriennes de remédier à la situation qui règne sur le plan humanitaire dans les zones de crise, en cessant d'employer la force contre les villes touchées, d'autoriser la circulation sans entrave ni retard des organismes et travailleurs humanitaires, et de coopérer pleinement avec le Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme.

    63 Alexandra Geneste, « Syrie : âpres négociations au Conseil de sécurité de l'ONU », Le Monde, 3/08/2011 http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/08/03/syrie-apres-negociations-au-conseil-de-securite-de-l-onu 1555593 3218.html

    64

    ? Le Conseil prie le secrétaire général de le tenir informé de la situation en Syrie dans les sept jours. »

    Ce qu'on retient de cette déclaration, premier pas d'un projet de résolution, c'est le ton équilibré qui y est adopté. Les membres du conseil de sécurité prient les autorités syriennes de cesser tout acte de violence, mais continuent à croire en la pleine souveraineté de la Syrie en la matière, ce qui écarte, en la laissant planer, la menace imminente d'une intervention militaire conformément au chapitre VII de la charte des Nations Unies.

    Les différentes agences de l'ONU dont le Haut Commissariat aux Réfugiés ou le Haut commissariat aux droits de l'homme convergent vers le même les mêmes conclusions. Un rapport de ce dernier parle d'une « attaque généralisée ou systématique contre la population civile »64. Les condamnations s'accumulent et l'image internationale du régime syrien est à son point le plus bas. Pour résoudre pacifiquement la crise, la priorité est donnée à une solution arabe qui parviendrait proposer une sortie de crise pacifique. Le 10 septembre, le chef de la Ligue arabe, en visite à Damas, parvient à un accord avec Bachar El Assad. Le plan de sortie de crise prévoit l'arrêt immédiat de la répression et la tenue d'une élection présidentielle en 2014.

    En attendant, sur le terrain, une véritable guerre se produit à Rastane, ville dans la région de Homs, dès le 1er octobre : les Forces Armées Syriennes y affrontent l'Armée Syrienne Libre, dont certains hauts gradés se concentreraient à Rastane. La ville sera régulièrement la cible de l'armée syrienne régulière: au lendemain du massacre très médiatisé de la répression à Houla, le 26 mai 2012, l'armée syrienne bombarde à nouveau Rastane, devenue « ville rebelle ».

    Voyant que la répression ne faiblit pas, le dossier est saisi avec un peu plus de conviction au niveau international. Le plan de sortie de crise proposé par la Ligue arabe à la Syrie avait le défaut majeur d'être en retard de plusieurs mois sur la révolte, qui avait désormais des revendications bien plus étendues. Après sa signature en septembre, l'opposition était passée à un niveau supérieur de la contestation et les affrontements violents entre régime, manifestants ou soldats rebelles continuaient à sévir. La Ligue arabe, sous les projecteurs face à l'impuissance onusienne, décide le 1er novembre d'exclure provisoirement la Syrie, appelant au retrait des ambassadeurs arabes à Damas aussi longtemps que le régime

    64 http://www.un.org/apps/news/story.asp?NewsID=39325&Cr=Syria&Cr1

    65

    syrien n'appliquera pas les conditions de ce plan. Cette décision, qui n'a sur le court terme pas eu de conséquences directes sur les prises de décision syriennes, n'en constitue pas moins une rupture. La Ligue arabe a elle même été dépoussiérée, influencée par les contestations arabes. Jusqu'à maintenant, au plain international, le scénario libyen se répète : c'est la Ligue arabe qui a « blanchi » la voie d'une résolution du Conseil de sécurité contre Kadhafi et qui a légitimé l'intervention de l'OTAN en Libye. Il est certain qu'une prise de position forte de la Ligue arabe mènerait à un scénario d'intervention internationale.

    Enfin, la Ligue arabe a apporté une réponse très claire en direction de l'opposition. Elle a demandé au régime syrien d'ouvrir un dialogue avec l'opposition. Cependant, bien que certaines demandes de la Ligue arabe aient été bien accueillies par l'opposition, les deux parties ne sont pas sûres d'avoir le même type de dialogue en tête.

    Une intervention étrangère ne paraît pas d'actualité. Le Conseil de sécurité s'est jusqu'ici montré très divisé sur cette question. Il ne semble pas que la Russie et à un moindre degré la Chine soient disposées à changer de ligne de conduite. Par ailleurs, les puissances occidentales qui s'étaient engagées militairement dans le soutien à la révolution libyenne ne savent pas de quelle manière, si elles en avaient l'intention, elles pourraient s'impliquer en Syrie. La différence avec la Libye, c'est que la Syrie ne possède pas une région entière déjà entre les mains des rebelles. Les libyens avaient aussi exprimé leur souhait d'être appuyés sur le plan militaire alors que le maximum des demandes jusqu'ici formulées par la population syrienne favorable à un changement est une protection internationale : à savoir l'envoi par des pays étrangers, arabes ou autres, d'observateurs, de journalistes, de juristes, de membres d'organisations internationales, susceptibles de rendre compte, après avoir recueilli le témoignage des populations syriennes, des évènements de la Syrie de l'intérieur65.

    Le 5 décembre, la Syrie annonce avoir répondu positivement à la demande de la Ligue arabe d'envoyer des observateurs dans le pays. La Ligue arabe répond qu'elle va étudier les « conditions » posées par la Syrie. Dans un futur proche, les observateurs de la Ligue arabe seront décriés, les projets de résolution et de plan de paix échouent : le 15 décembre, le projet de résolution russe condamnant les actes de violences de toutes parties impliquées, y compris les soldats rebelles, comprend des éléments que ne soutiennent pas les Etats Unis, la France et la Grande Bretagne. Cela s'est par ailleurs ressenti lors des

    65 Comme le fait par ailleurs le programme « Inside Syria » d'Al Jazeera, http://www.aljazeera.com/programmes/insidesyria/

    66

    discussions sur la déclaration commune du Conseil de Sécurité. Les blocages, qui prévalent localement entre sunnites et chiites, se transposent à l`échelle de la Ligue arabe mais aussi à l'échelle internationale qui donne lieu à un affrontement est/ouest.

    Fraîchement arrivés à Damas le 22 décembre 2011, les observateurs y assistent à un double attentat le 23. Ils parcourent ensuite Homs, de laquelle les chars s'étaient retirés peu avant l'arrivée des observateurs66. Globalement, la mission des observateurs arabes est très décriée : car elle est une mission de la Ligue arabe, victime de querelles intestines ; ensuite, car ces observateurs seraient muselés par les régimes d'où ils proviennent, comme l'explique le journaliste algérien Anouar Malek67, lui-même observateur en Syrie ; enfin, car il était impossible d'appliquer le protocole sur le terrain ; tous les jours, des violences avaient lieu. Compte tenu du manque de crédit général dont fait l'objet la Ligue arabe dans les médias mais aussi dans les milieux diplomatiques, la Ligue arabe est forcée de reconnaître en janvier que les tirs sur les manifestants anti-régime continuaient d'avoir lieu en dépit de la présence d'observateurs. C'est le début de la mort de cette mission : le 10 janvier deux observateurs de la Ligue arabe sont blessés près de Lattaquié alors que Damas est responsable de la protection de la mission. Le lendemain, Anouar Maleki démissionne.

    La mission d'observation de la Ligue arabe prend fin le 28 janvier en raison de la recrudescence des violences dans le pays. L'incapacité de la Ligue arabe à faire obéir le régime pousse le Conseil National Syrien et les membres de sa coalition, grandis par leurs alliances avec les diplomaties européenne et américaine, à faire pression sur la Ligue arabe pour transférer le dossier à l'ONU.

    Une nouvelle étape de la crise diplomatique syrienne a lieu le 31 janvier : le premier secrétaire de la Ligue arabe Nabil El Arabi, présente un plan de sortie de crise devant le Conseil de sécurité de l'ONU, qui se prononcera ensuite sur une nouvelle résolution directement inspirée de ce plan. Un précédent projet de résolution condamnant la répression en Syrie avait ainsi déjà été rejeté en octobre par Moskou et Pékin. Mais tout laisse à penser que la Russie ne hausserait le ton que dans une logique de négociation. Si les rapports de force sont trop à son désavantage, la Russie pourrait changer de position : si certaines garanties sont assurées par le nouvel Etat syrien post-Assad, comme un risque minimum de

    66 http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/12/28/syrie-le-pari-de-la-ligue-arabe_1623420_3218.html

    67 http://tempsreel.nouvelobs.com/la-revolte-syrienne/20120124.OBS9607/pourquoi-la-mission-des-observateurs-de-la-ligue-arabe-a-ete-une-farce.html

    67

    déséquilibre régional, des ambitions stratégiques occidentales modérées, alors la Russie pourrait arriver à un compromis.

    Mais le 4 février, les heures russe et chinoise sont au veto. Néanmoins, une solution est recherchée : n front uni ONU-Ligue arabe prend naissance à Tunis le 24 février. Au cours de cette rencontre des « amis de la Syrie », organisée en l'absence de la Chine et de la Russie, différentes propositions ont été faites par les ministres des Affaires étrangères, mais aucune n'a fait l'unanimité. Plusieurs pistes sont lancées : l'une d'elles prévoit d'envoyer un émissaire en la personne de Kofi Annan pour tenter de persuader Bachar El Assad d'arrêter l'offensive sur les villes rebelles. L'ONU tente alors de dépasser le vide décisionnel et le blocage du Conseil de sécurité en négociant directement avec le régime un accès humanitaire en Syrie. Mais le 27 mars, la Syrie dit accepter le plan de paix Annan et, à l'image de Jean Baptiste Beauchard, on est en droit de se demander : « le plan Annan pour la Syrie : bis repetita68 ? ». Le plan en six points de Kofi Annan est approuvé le 21 mars par le Conseil de Sécurité69 et prévoit une cessation de toutes les violences à commencer par celles du régime, suivies dans les 48h par celles de l'ASL ; une aide humanitaire à la population ; la libre circulation des journalistes et l'instauration d'un dialogue entre le régime et l'opposition. Mais bien que ce plan soit proche du Plan de paix de la Ligue arabe, son contenu augure d'autres issues. L'incapacité de l'opposition à s'unir, l'armement de l'ASL par le Qatar et l'Arabie saoudite et le maintien des corps armés autour du régime participent à inverser les rapports de force de l'année dernière. Les analyses et les visions sur la situation en Syrie tendent à se modifier et adoptent des positions plus modérées compte tenu du chaos de la situation interne en Syrie. Mais soutenir ce plan revient à penser qu'une transition politique en Syrie est possible. Or, depuis le début du Plan, le cessez-le-feu n'a cessé d'être violé et le dialogue entre le pouvoir et l'opposition a paru impossible. Il serait surprenant de voir le régime baathiste, celui-là même qui a neutralisé des couches successives d'ennemis politique et qui a déjà enfreint nombre d'articles fondamentaux du Droit international, négocier sa reddition. Par contre, ce Plan participerait à semer encore plus de confusion autour du conflit syrien et permettrait au régime de gagner encore plus de temps.

    68 Jean Baptiste Beauchard, chercheur à l'IRSEM, paru dans Le Monde, 09/04/2012.

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/06/irsem-le-plan-annan-pour-la-syrie-bis-repetita_1681306_3232 .html

    69 rRésolutiondu Conseil de sécurité : 2043 http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N12/305/92/PDF/ N1230592.pdf?OpenElement

    68

    Jusqu'à maintenant, à l'heure où j'écris ce mémoire, la mission est fortement compromise à cause d'une recrudescence des violences et de l'insécurité. Les rebelles annoncent qu'ils comptent sortir du protocole prévu par le Plan de paix, après le massacre de Houla le 26 mai 201270.

    Transition :

    Nous avons d'abord vu comment le conflit a pris place, quelque mois après le départ du conflit de Deraa. Plus le conflit prenait de l'ampleur, plus le dossier syrien s'est internationalisé. Ces rapports de force locaux, régionaux et internationaux expliquent pourquoi la révolte et le régime durent encore. L'explication de la situation géopolitique syrienne depuis 2011 peut répondre à la question de la durée du conflit mais ne répond pas à celle du déclenchement. Pour comprendre les raisons structurelles et socio-économique, il nous faut comprendre les points communs et de divergence entre les principaux territoires de la révolte.

    II.3. Les régions, villes et quartiers de la révolte

    D'un point de vue économique, la Syrie est au bord du gouffre et de la rupture sociale. Depuis plusieurs années, la Syrie est confrontée à des difficultés économiques et sociales majeures : chômage endémique, hausse vertigineuse du coût de la vie et afflux de réfugiés irakiens qui viennent grossir les rangs palestiniens déjà présents dans le pays. Le chômage touche 25% de la population (23 millions d'habitants) dont beaucoup de jeunes (75% de chômeurs ont entre 14 et 24 ans) 71. En effet, 60% de la population a moins de 20 ans. Les réfugiés palestiniens (435 000) et surtout, irakiens (1,2 million) ainsi que les 305 000 personnes déplacées du plateau du Golan depuis 1967, grèvent lourdement l'économie du pays.

    Les fonctionnaires, dont les échelons sont bas, sont souvent obligés d'avoir un deuxième emploi dans le privé pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles. En effet, si les magasins luxueux de style occidental se développent, ils restent hors de prix pour la population. L'inflation officielle est de 5,5% mais en réalité elle avoisinerait les 25%. En conséquence un tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté et 10%, soit deux millions, n'ont plus les moyens de subvenir à leurs besoins alimentaires. A Damas, par

    70 http://www.aufaitmaroc.com/actualites/monde/2012/5/27/le-regime-nie-toute-implication-sur-fond-de-tolle-international_176069.html

    71 http://data.un.org/Data.aspx?q=Syria&d=GenderStat&f=inID%3a121%3bcrID%3a131

    69

    exemple, les loyers ont augmenté de 300% en 2007 ; de nombreux fruits et légumes ont vu leur prix doubler. Cette augmentation générale des prix s'est surtout accentuée en 2009 et 2010 avec une inflation de plus de 10% pour les produits de première nécessité.

    La sociologie des révoltés révèle que ce sont surtout les classes populaires qui entretiennent la révolte. Depuis plus d'une décennie, la Syrie se trouve dans une phase de transition économique. Le régime est forcé de libéraliser son économie pour répondre à la demande des entrepreneurs syriens sur lesquels il souhaite s'appuyer, mais également pour répondre aux centaines de milliers de syriens qui arrivent chaque année sur le marché du travail et auxquels l'État ne peut plus assurer de travail comme sous Hafez El Assad. D'un point de vue démographique, la Syrie traverse une phase de transition démographique critique. Après un demi-siècle de croissance naturelle galopante qui avait permis à la population de doubler tous les 20 ans, la natalité s'est enfin ralentie au milieu des années 1990.

    La pyramide des âges de la Syrie est typique d'une pyramide des pays en voie de développement. La forme de la pyramide est en en parasol: elle traduit un grand nombre de jeunes dans la population; la forme effilée vers le sommet indique une faible proportion de personnes âgées.

    Depuis l'arrivée au pouvoir de Bachar El Assad, la Syrie s'est ouverte aux investissements étrangers. Les sociétés immobilières du Qatar et des Émirats Arabes Unis

    70

    sont largement investi dans des projets immobiliers à Damas et sur la côte, mais cela a créé relativement peu d'emplois et engendré beaucoup de frustrations relatives. La libéralisation forcée depuis les années 2000 a creusé les écarts de revenus au sein de la société. Elle génère une croissance économique captée par une minorité, mais n'engendre pas de développement comme dans les pays émergents. L'inefficacité de ces réformes et la lenteur de ce processus sont imputés à la crainte de l'explosion sociale et l'omniprésence d'une oligarchie dirigiste insérée partout, dans tous les organes de l'Etat, qui voient d'un mauvais oeil quoi que ce soit qui les dépossèderait de leur pouvoir.

    Cette nouvelle donne économique remet en cause l'organisation socio-spaciale héritée de la période baathiste qui se voulait plus égalitaire en favorisant les nouveaux personnels politiques alaouites vivant en périphéries. En ce qui concerne la génération Bachar (depuis 2000, près de 6% d'accroissement naturel), l'État n'a plus les moyens financiers de financer la politique d'aménagement du territoire. Dans le cas syrien, l'aménagement de

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    zones urbaines constituait aussi une politique sécuritaire : le IXème plan qui prévoyait le développement du Nord-Est (le croissant fertile) syrien à la suite de la révolte kurde de 2004 ne s'est jamais matérialisé sur le terrain.

    L'État, qui sous Hafiz El Assad, était hégémonique sur le territoire, disparaît peu à peu. Sur la carte ci-dessus, les villes qui se soulèvent le plus sont des villes considérées en marge du développement (cf légende) et dans la capitale, Damas, seuls les faubourgs populaires ou informels du sud et du nord-est se révoltent.

    En Syrie, les inégalités sociales et les déséquilibres macroéconomiques sont flagrants. Carole Donati 72raconte à quel point le coeur de Damas en face de la mosquée Suleymanié, point de départ du pèlerinage pour la Mecque à l'époque ottomane, s'est transformé en un temple de marques et de luxe. La modernisation a pris des accents des villes du Golfe ou du Liban voisin. Or, le pays est au bord du déficit énergétique et de la rupture sociale à la fin des années 2000.

    L'économie syrienne dépend fortement du secteur des hydrocarbures et, malgré de récents signes de résistance, elle se trouve toujours dans un état d'équilibre précaire en raison de défiances structurelles importantes. L'évolution favorable des cours du pétrole au niveau international, l'existence de réserves de change confortables et une dette intérieure et extérieure gérable ont jusqu'ici atténué le sentiment d'urgence de la situation, en préservant un certain degré de stabilité macro-économique. Toutefois, l'amenuisement inéluctable des réserves nationales en pétroles ne laisse guère de place à l'autosatisfaction ; les cours mondiaux du pétrole élevés ont une forte répercussion négative sur le pays, car la Syrie est condamnée à devenir un importateur net d'énergie. Le pays doit promouvoir un nouveau modèle économique basé sur le développement économique en augmentant les recettes fiscales hors hydrocarbure. Et pour atteindre cet objectif, l'Etat doit développer son secteur privé, tout en réalisant une assez bonne croissance pour employer une offre de travail toujours plus grande et pour améliorer progressivement les niveaux de vie.

    D'après le PNUD, la tranche de la population qualifiée de pauvre (à savoir en dessous de deux dollars par jour) a baissé de 14,3% en 1996-1997 à 11,4% en 2003-2004, mais la croissance économique de la Syrie n'a pas favorisé les pauvres et a accru les inégalités. Le coefficient de Gini est passé de 0,32 en 1997 à 0,37 en 2004. En 2003-2004, les

    72 Carole Donati, L'exception syrienne, oc. pit. P. 264.

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    20% les plus pauvres n'ont absorbé que 7% des dépenses, alors que les 20% les plus riches en ont absorbé 45%. Ainsi, la réforme doit être profonde et est devenue un impératif stratégique pour la Syrie. Mais ces difficultés ne peuvent se résoudre que par l'amorce d'une démocratisation. Celle-ci passerait nécessairement par le démantèlement du système basé sur les privilèges et le clientélisme mais il semble que le régime baathiste soit dans l'impasse.

    Ainsi, nous l'avons compris, les causes économiques et sociales caractérisent les villes de la révolte. Le clientélisme, la libéralisation prédatrice et le creusement des inégalités expliquent la révolte. Le mode de résistance civile, lui, est appuyé sur les modèles révolutionnaires serbe et tunisien.

    En outre, la spatialisation de la répression en Syrie montre que la violence sécuritaire est loin de s'abattre conformément à l'ordre dans lequel les villes sont entrées dans la contestation. Y a-t-il une logique, un ordre de priorité ? Il semble que oui, car la première priorité du régime a été de contrôler ses frontières. A Deraa, ville proche de la frontière jordanienne, les opposants utilisaient le réseau de téléphonie jordanien pour communiquer. A la présidence et aux renseignements, on craint un complot de l'étranger. Le pouvoir craignait que Deraa ne se place dans le sillage de Benghazi ou Misrata en Libye et ne décide de libérer la Syrie entière avec l'appui d'une intervention étrangère, comme dans le scénario libyen. De même, en juin-juillet 2011, les autres villes à se révolter se situent presque toutes à proximité de frontières : comme Deïr Az Zor près de la frontière irakienne, alors que les troupes américaines sont encore présentes dans la partie sunnite de l'Irak.. Les villes centrales comme Homs et Hama n'attiraient pas encore l'attention.

    D'un autre côté, l'opposition s'est militarisée. L'automne 2011 marque une montée de la violence dans la répression, l'Etat se concentrant sur les villes contestataires de l'intérieur. Quelques éléments lient les villes où la révolte a été la plus forte : ce sont tous des territoires arabes sunnites et pauvres. La région de Deraa est une région en déclin économique avec des problèmes économiques endémiques face à la difficulté majeure de l'explosion démographique qui aggrave la pauvreté.

    Si l'on en croit la carte p. 43, Deraa, première ville de la révolte, serait en marge du développement économique lié à la transition démographique et libérale que traverse la Syrie. Les domaines économique et politique étant liés en Syrie, on pourrait supposer que son isolement économique est volontaire et pourrait avoir des causes politiques. Mais la ville de

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    Deraa sur le plateau du Hauran a souvent été qualifiée à tort de rebelle par les médias qui couvraient le début de la révolte en Syrie ou par les rapports d'observateurs qui pullulent d'idées reçues et de représentations :

    « Deraa (au sud du pays, à quatre kilomètres de la frontière jordanienne sur la route qui mène à Amman et en Arabie saoudite) a toujours eu la réputation d'être la ville d'une double contestation orientée contre la suprématie du Baas et la minorité alaouite au pouvoir s'appuyant sur les régions et clientèles rurales »73

    On ne préviendra jamais assez du danger que peuvent constituer des discours commencent par « De tout temps, X a été Y ». En effet, la ville de Deraa comptait parmi les fiefs de soutien de la politique agraire baathiste. La réforme agraire a consisté à redistribuer de manière plus équitable des terres aux paysans et à briser les chaines de dépendance qui octroyaient encore plus de pouvoir aux grands propriétaires terriens. Le niveau de vie des paysans du Hauran s'améliora nettement ; de nombreux villages furent promus au rang de villes grâce aux investissements publics et la ville de Deraa, d'envergure plutôt petite, devint un centre régional de services, alors qu'elle était quelques années auparavant reléguée au statut de bourgade frontière. La population s'est accrue rapidement en raison d'un fort taux de natalité, passant de 180 000 habitants en 1960 à 900 000 en 2010.

    D'après Fabrice Balanche74, l'arrivée de Bachar El Assad au pouvoir en Syrie coïncide avec l'arrivée à l'âge adulte de la troisième génération de bénéficiaires de la réforme agraire. Les exploitations agricoles, plusieurs fois divisées, sont désormais insuffisantes pour nourrir la famille, malgré des innovations et progrès techniques. En même temps, le ministère d'Agriculture se lance dans une guerre contre la surexploitation des nappes phréatiques et interdit les puits illégaux. Ces mesures engendrent les principales causes de mécontentement car elle prive les paysans habitants de ces régions rurales de leur principale source de revenus et font naître des frustrations car les nouvelles mesures ne s'appliquent pas avec la même fermeté partout. En effet, selon Fabrice Balanche, l'Etat syrien n'est pas un Etat nation et encore moins une Etat territoire mais un Etat-territoires. Le renvoi du gouverneur à Hama ou à Deraa dénote l'absence de canal institutionnel par des assemblées élues car le dialogue se construit partout entre pouvoir central et les notables locaux. L'affaire des enfants de Deraa, dont nous parlions au début de cette deuxième partie, montre également à quel point les

    73 http://www.cf2r.org/images/stories/RR/rr11-syrie-une-libanisation-fabriquee.pdf , partie « foyer de la contestation »

    74 Fabrice Balanche « Géographie de la révolte syrienne », Outre-Terre 3/2011 (n° 29), p. 437-458.

    74

    ennemis ciblés par la révolte sont les représentants du régime les plus proches des sociétés locales : « désormais la priorité va au capital territorial pour tenter de rétablir l'ordre75 ».

    Les populations du Hauran, comme le reste de la campagne syrienne, ont vu leur niveau de vie s'améliorer après la réforme agraire conduite par Hafez El Assad, ce qui les porta à être des soutiens du régime. Mais la situation des régions agricoles autrefois « choyées » par les services et investissements publics s'est détériorée; au Nord Est de la Syrie, certaines mesures comme la modernisation des techniques d'irrigation n'ont rien résolu au problème de la gestion des ressources qui exige des investissements publics massifs elles ont favorisé les grands propriétaires et ont entrainé une destruction massive d'emplois. Quant au Sud, « la situation du Hauran contraste avec sa prospérité dans les années 1970 et 1980 et elle est comparable à celle des autres zones rurales autrefois favorisées par le régime baathiste et depuis négligées », écrit Fabrice Balanche. La plaine du Ghab est aujourd'hui dans une situation critique car le débit de l'Oronte a été fortement réduit en raison des prélèvements massifs en amont à Homs et Hama. Au Nord Est encore, les prélèvements d'eau en Turquie et la surconsommation syrienne créent un déficit structurel accentué depuis 2006 par plusieurs années de sécheresse. La superficie des zones cultivées dans la province de Hassakeh s'est réduite de 25% entre 1995 et 200876.

    Enfin si l'on prend en compte ces derniers éclairages et le fait que la révolte se soit surtout concentrée en milieu urbain, on peut en conclure que les campagnes, traditionnellement fidèles au régime, ne se sont pas retournées contre lui. La misère rurale a simplement été transportée en ville où les ruraux tentent de trouver du travail. Le nombre de « mantiqa », départements, a augmenté, autant que la population des agglomérations qui les composent, sans que celles-ci ne voient leur statut administratif changer. Cela a entrainé un sous-équipement au niveau des services publics, et une insuffisance des activités privées pour compenser ce « déficit » public. L'État s'est concentré sur les métropoles régionales, autrement dit sur l'axe Damas-Alep, et à moindre mesure au Nord-ouest entre Tartous et Lattaquié, périphérie soutenue par le régime, et qui constitue un relais technique du premier.

    Il existe bien en Syrie une opposition centre/périphérie qui se vérifie non seulement au plan national comme je viens de le montrer mais aussi au niveau des villes. Cette opposition reflète une fragmentation spatiale entre quartiers populaires et « beaux

    75 Fabrice Balanche « Géographie de la révolte syrienne », Outre-Terre 3/2011 (n° 29), p. 437-458.

    76 http://infos-eau.blogspot.com.es/2010/02/syrie-lexode-de-la-secheresse.html.

    75

    quartiers ». A Lattaquié, c'est le quartier le plus pauvre qui s'est soulevé en premier : le Ramel Falestini », d'abord fondé par les réfugiés palestiniens, c'est désormais les Syriens pauvres qui l'occupent. Les manifestations à Damas ont surtout concerné la « ceinture de misère » damascène au Sud-Ouest et au Nord Est. A Homs, ce n'est pas le quartier résidentiel « Zahra » qui s'est soulevé mais bien Khaldiyeh et Bab Amro. Cette carte représente le nombre de morts cumulés par ville depuis le début de la révolte syrienne en mars 2011. Le conflit a été sanglant, l'ONU estimerait à plus de dix milles le nombre de personnes mortes, sans parler du nombre encore plus considérable de disparus.

    (c)d'après The Guardian, 14/04/2012

    II.3.1. Deraa

    Cette ville, considérée comme le point d'origine de la révolution syrienne, un Sidi Bouzit syrien, se situe à 120 km de Damas, à quelques kilomètres de la frontière jordanienne, Deraa compte près de 75 000 habitants. Deraa est à majorité sunnite, et appartient à une région à l'économie primaire, restée en marge du développement économique.

    76

    Les manifestations avaient commencé suite aux brutalités subies par de jeunes adolescents : l'affaire des enfants Deraa avait alors embrasé ce chef lieu de gouvernorat, réprimé directement par l'armée qui assiège Deraa à la fin mars.

    Le Vendredi 18 mars, jour de la grande prière, premiers signes de colère. Ils sont sévèrement réprimés. Au moins quatre personnes sont tuées. Des centaines de manifestants tentent de gagner le palais du gouverneur77. Massivement déployées, les forces de l'ordre tirent en l'air et font pleuvoir les gaz lacrymogènes. Les manifestants mettent le feu au Palais de justice, à plusieurs autres bâtiments, aux locaux des sociétés de téléphonie mobile MTN et Syriatel, à des voitures, au siège du parti Baath. Les forces de l'ordre, massivement déployées, usent de gaz lacrymogènes, tirent en l'air. Ce récit révèle que ce sont les symboles du pouvoir du Bachar El Assad qui sont directement attaqués. Le palais du gouverneur est l'emblème du pouvoir local délégué par le président Bachar lui-même. Syriatel, est le premier groupe de télécommunications en Syrie et détient un monopole naturel sur ce marché en Syrie. Mais le plus important est que Syriatel est détenue par le cousin de Bachar El Assad. Cet événement nous permet alors de confirmer la thèse que nous avancions toute à l'heure : les manifestants s'en prennent aux symboles locaux du régime, aux symboles du Baasisme et à leur prise tentaculaire sur l'Etat.

    A Deraa, la mosquée Omari est devenue le symbole du rassemblement des manifestants après les funérailles des victimes de la répression. A partir de Deraa, la contestation gagne les villes voisines: Enkhel, Jassem, Nawa, etc. A contrario, le régime véhicule une image négative de la mosquée : elle serait le fief d'un gang armé financé et commandé par Israël. Pour que le complot soit assez parlant à la population, accuser une

    77 http://www.syrianstories.org/

    77

    nébuleuse islamiste ou un eternel ennemi comme Israël arrange le pouvoir, car cela lui évite de se remettre en cause et surtout cela lui permet de rassembler une certaine unité nationale salvatrice autour du concept de crainte d'ennemis connus mais invisibles.

    II.3.2. A Deraa, la mèche a pris feu, la ville a saigné : pourquoi ?

    L'année 2011, qui a été marquée par le soulèvements des sociétés dans le monde arabo-musulman, a révélé de hauts lieux de révolte, restés dans la conscience de l'opinion publique comme des « épicentres » de la contestation, des villes « martyres » qui ont fait souffler l'air de la révolution bien au delà de leurs frontières. La Tunisie a désormais le symbole de « Sidi Bouzid », point d'origine des révoltes arabes de cette année, l'Égypte a sa place Tahrir au Caire et la Syrie a Deraa, ville du début des soulèvements en mi-mars 2011.

    Pour tenter de comprendre pourquoi la contestation s'est embrassée d'abord dans cette ville, il est primordial de comprendre les composantes de la société à Deraa, les rapports qu'entretiennent ses acteurs entre eux, et leur relation avec le reste du territoire national.

    La plupart des activités économiques de Deraa sont générées par le secteur agricole. Elle a, à l'image de la région du Hauran bénéficié, comme nous l'avons dit en citant Fabrice Balanche, de la réforme agraire, mesure phare de Hafez El Assad. Mais en décembre 2000, quarante deux ans après la réforme agraire initiée lors de l'union syro-égyptienne, la Syrie a entrepris de réformer ses structures agraires. Par la décision « qarâr » politique numéro 83 émanant du Baath, les fermes d'Etat syriennes ont été loties en parcelles irriguées à distribuer en priorité aux anciens propriétaires expropriés entre 1958 et 1966, aux ouvriers agricoles, ainsi qu'aux fonctionnaires désirant prendre leur retraite. Myriam Ababsa78 juge que ces politiques visaient une privatisation d'un secteur stratégique de l'économie syrienne : en effet, le secteur agricole emploie le tiers de la population active et contribue au tiers de son PIB national. Surtout, cette mesure réduira le poids des dépenses dans le secteur public. Pourtant, cette réforme ne fut pas très médiatisée, les lots étaient rarement cédés et pour cause : d'après Myriam Ababsa, des centaines de lots en attente dans le village de Dibsi Afnan auraient été attribués à des membres haut placés du Parti Baath. Selon l'auteur, cette réforme aurait produit un effet de contre-réforme tant elle a surtout profité à une nouvelle classe de propriétaires enrichis qui s'est ajoutée « aux relais habituels du clientélisme syrien ».

    78 Myriam Ababsa, « Le démantèlement des fermes d'Etat syriennes : une contre réforme agraire » in La Syrie au présent, reflets d'une société, éditions Sindbad-Actes Sud, p.739, juin 2007.

    78

    Pour en revenir à Deraa, les revendications des populations concernent, comme nous l'avons vu, la région elle-même, son gouverneur, les notables locaux du Parti et les « relais habituels du clientélisme syrien ». A Deraa, la communauté alaouite qui, nous le rappelons, s'est étendue sur le territoire syrien à partir des années 1970, s'installe à Deraa. Les fermes d'Etat, comme les postes dans la fonction publique ou dans l'armée sont presque réservés aux alaouites du djbel Ansariyeh. Or, la crise socio-économique grave que traverse la Syrie, combinée à de plus en plus de privilèges accordés et à d'avantage de frustrations relatives, pouvait mener à la rupture sociale et à la rébellion contre l'Etat, qui n'est plus considéré dès lors comme légitime. Les causes de révolte à Deraa sont multiples : le marasme socio-économique, le chômage endémique et les privilèges clientélistes ont fini par embraser les frustrations relatives et la colère sociale.

    II.3.3. Homs

    L'édition du Monde du Mercredi 23 Novembre 2011, consacrée au conflit syrien, propose une cartographie de la révolte : la géographie de la contestation met alors en évidence des raisons ethniques mais surtout économiques à la contestation. Homs, se révèle être l'épicentre de la contestation.

    La population de Homs reflète la diversité religieuse en Syrie, peuplée essentiellement d'alaouites, de chrétiens, et de sunnites. Elle abrite aussi de petites communautés d'Arméniens et des réfugiés palestiniens. En 2007, la population de la ville était de 1 647 000 habitants, ce qui en fait la troisième ville la plus importante de Syrie. Homs est un centre agricole important. Elle constitue un point de marché pour les agriculteurs du district et même du Liban. Homs est également le lieu de plusieurs grandes industries lourdes comme la raffinerie de pétrole de l'ouest de la ville. Une croissance du secteur industriel privé s'est produite au cours des dernières réformes de modernisation et de nombreuses petites et moyennes entreprises occupent les zones industrielles du nord-ouest et le sud de la ville. A partir des années 1940-1950, la ville connaît un exode rural sans précédent, elle grandit aussi sous le coup de ces nouvelles vagues de migration : « de 120 hectares de la vieille ville d'origine, on est passé à plus de 5000 hectares au début des années 2000. Homs était jusqu'à l'année dernière la principale ville de Syrie centrale, la plus active et attractive »79. Parallèlement, l'Etat baasiste, dominé par les alaouites, met en place à Homs une

    79 http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/110512/homs-capitale-de-la-revolution-carrefour-alaoui

    79

    administration municipale qu'il contrôle totalement. Divers projets d'envergure : comme des usines de phosphates, d'engrais ou de sucre veulent certes faire de Homs une métropole régionale industrielle, mais surtout contrôlée.

    Ainsi que nous l'avons expliqué précédemment, ce qui caractérise Homs c'est qu'outre le fait que trois communautés différentes y cohabitent, la fragmentation des communautés religieuses par quartier est frappante. En effet, la ville est à majorité Sunnite, et cette communauté est concentrée dans les quartiers autour de l'axe central de la ville, autour de la vielle ville, au nord autour de la zone industrielle et jusqu'au sud de l'université

    La carte ci-dessous représente la concentration géographique des communautés religieuses à Homs, considérée désormais comme haut lieu de la révolte. L'aile Est de la ville est marquée par une concentration alaouite, alors que l'ouest de la ville est, quant à lui, occupé par une majorité sunnite et une présence chrétienne autour de l'axe routier Homs-Tartous, c'est pourquoi on parle d'un modèle de ville scindée. La se carte les quartiers où a éclaté la révolte et qui ont connu les plus forts bombardements par l'armée. Dès lors, il apparaît que les quartiers qui se révoltent le plus, comme Bab Amr, Khaldiya ou Bayada, sont des quartiers majoritairement occupés par la communauté sunnite. La carte révèle une polarisation du soutien aux révoltes parmi les sunnites, à plus forte mesure que parmi les chrétiens. Cela se vérifie aussi au niveau national.

    80

    81

    Ainsi, comme l'explique Fabrice Balanche, la révolte syrienne est « comparable aux évènements de Tunisie et d'Egypte sur les plans social et économique, mais elle est aussi très différente en raison de son caractère communautariste ». Les causes de la révolte sont à la fois économiques, comme nous venons de l'expliquer, et communautaires. Les manifestations et les bombardements qui ont eu lieu à Homs concernent presque exclusivement les arabes sunnites, ceux de la communauté dominante.

    (c)Syria map, http://syriamap.wordpress.com/

    Si l'on superpose cette carte sur celles des communautés (page précédente), on remarque que les affrontements et les bombardements ont majoritairement touchés les quartiers sunnites sur un axe diagonal. Plus le conflit dure, plus les clivages communautaires entre quartiers et clans créent des discontinuités territoriales. Actuellement, en fin mai, un peu plus de 50% des habitants de Homs auraient fui de la ville et Homs est devenu un véritable microcosme du conflit syrien.

    82

    Autre part, dans la banlieue de Damas par exemple, les villes et quartiers peuplés par des druzes, chrétiens, ismaïliens et alaouites n'ont certes pas rejoint la contestation, mais les clivages territoriaux et politiques minent les clivages intercommunautaires. La défense de l'Etat prôné par les sunnites suppose l'élimination de la structure étatique établie par un régime qui optimisait des territoires selon le bénéfice politique et l'intérêt communautaire. Fabrice Balanche introduit le lecteur à une analyse qui mérite d'être approfondie : « La défense du territoire face à l'agression semble être la cause de toutes les parties. Le régime affirmant que la Syrie est victime d'un complot étranger, ce qui l'oblige à déployer l'armée dans les zones frontalières. Les habitants de Hama, Deraa, Douma et des différents quartiers en révolte à Damas défendent leur territoire contre l'agression de l'Etat. Car ce dernier n'est pas considéré comme l'émanation du peuple syrien mais de plus en plus comme confisqué par la minorité alaouite »80.

    Après le siège de Homs en février 2012, beaucoup d'expressions dénotaient une situation de guerre civile. En effet, dans les médias, on parle de reprise de Bab Amro par l'Armée Syrienne Libre, de villes rebelles ou encore de quartiers rebelles. On pourrait presque penser qu'il existe deux Syries, avec deux peuples, l'un loyaliste, l'autre pro-Assad ; et deux armées : la première régulière, l'autre populaire. Dans Homs, il existe aussi deux Syries, l'une vivant à Sultanya et Bab Amro, l'autre dans les anciens quartiers construits par les français comme le quartier Zahra. Dans les médias mainstream, le quartier le plus cité pour les bombardements faits par l'artillerie lourde de Bachar El Assad, est « Bab Amro », cependant certains éléments me portent à croire que certains bâtiments du quartier loyaliste de Zahra ont été touchés. C'est étonnant, car il n'existe pas mention dans les médias occidentaux officiels d'un armement des rebelles ayant une force de frappe comparable à l'artillerie lourde de l'armée régulière. En effet, dans les images satellites datant du 5 février livrées par le journaliste vedette américain Jonathan King sur CNN81, les immeubles dont les toits sont fortement endommagés se situent dans le quartier au nord est de la ville : Zahra. Alors que Bab Amro, au contraire, se situe au sud-ouest. L'organisation de l'espace, et le type d'habitat ne caractérise pas non plus Bab Amro, qui est un quartier plutôt pauvre. Cette affaire soulève bien des questions mais montre néanmoins que les tensions qui divisent la Syrie sont transposables à l'échelle locale de Homs.

    80 Fabrice Balanche, Géographie de la révolte syrienne,

    http://mom.academia.edu/FabriceBalanche/Papers/1099089/Geographie_de_la_revolte_syrienne_Geography_o f_Syrian_revolt_

    81 http://english.al-akhbar.com/node/4175/

    83

    La ville a occupé une place singulière dans la région et le pays. Elle est au carrefour de deux grands axes nord-sud (Damas-Hama-Alep) et ouest-est (Lattaquié-Tartous-Palmyre-Euphrate). Thierry Boissière, anthopologue, nous enseigne que Homs était la base d'une puissante bourgeoisie sunnite qui, entre 1930 et 1970, a donné à la Syrie plusieurs ministres et trois présidents. Cette classe aisée devait son influence à son immense patrimoine foncier. C'est le retour à cette ère là, à une domination des sunnites et à la stigmatisation des alaouites, que craignent les alaouites. En première partie, nous évoquions la réforme agraire et le Baathisme Assadiste comme de véritables revanches historiques pris par les paysans alaouites contre les propriétaires sunnites.

    La forte présence alaouite à Homs est due à une volonté d'inscription, d'occupation et de contrôle du territoire82. Le régime encourage la formation de la fameuse périphérie alaouite au nord-ouest de la Syrie mais aussi les fortes implantations alaouites dans les territoires multiples syriens, surtout s'ils sont stratégiques comme la capitale Damas. Thierry Boissière explique que l'acharnement de l'armée régulière syrienne à Homs est dure à son caractère de pivot stratégique : « Homs est un élément important...Il s'agit de contrôler un axe de repli vers la montagne alaouite et le littoral syrien, mais aussi vers Tripoli au Liban sont présents, bien que minoritaire. Davantage que Hama ou la trop nordiste Alep, Homs, véritable verrou vers le nord et vers l'ouest, contrôlant le bassin de l'Oronte et ses barrages mais aussi la route des oléoducs, constitue une ville dont le régime ne peut en aucun cas perdre le contrôle. 83»

    II.3.4. Damas ou la ceinture de misère

    Damas présente une forte croissance démographique et toutes les caractéristiques d'une explosion urbaine non contrôlée. L'oasis du Barada aura pratiquement disparu en 2020 si le rythme actuel de l'urbanisation se maintient. La plupart des constructions sont informelles. Les principales villes syriennes possèdent par ailleurs un taux élevé d'habitat illégal (Damas : 40% ; Alep : 60% ; Raqqa : 70%), et cela est le fruit d'une croissance démographique très élevée de 2,5% depuis 1994, mais aussi du manque de moyens publics, du déficit de planification, et du manque de coordination entre municipalités et gouvernorats. Le système corrompu profite de ce nouveau marché pour marchander les autorisations de construction. L'habitat informel dans les périphéries des métropoles régionales et nationales

    82 http://alain.chouet.free.fr/documents/Alaouite.htm

    83 http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/110512/homs-capitale-de-la-revolution-carrefour-alaoui

    était un moyen utilisé pour renforcer le clientélisme politique à travers l'arme de la régularisation.

    Voici quelques cartes qui témoignent de l'expansion de la zone urbaine de Damas : ici, en 1929

    84

    Source : Bureau topographique des troupes françaises du Levant.

    85

    Damas dans les années 2000 : Expansion urbaine sur les zones agricoles

    (c) Fabrice Balanche, « L'habitat illégal dans l'agglomération de Damas et les carences de l'Etat », Revue Géographique de l'Est [En ligne], vol. 49 / 4 | 2009, mis en ligne le 21 octobre 2010

    Environ 55% de la population vit aujourd'hui en milieu urbain (un data) et ce chiffre devrait atteindre 75% en 2050. Environ 45% de la population totale du pays se concentrait à Damas et Alep en 2008. Les facteurs démographiques peuvent, comme nous l'avons déjà dit, expliquer le développement urbain en Syrie. A Damas, la densité a ainsi atteint 14 000 habitants par kilomètre carré, avec de grandes disparités de densité à l'intérieur de la ville, ce qui est élevé et pose des problèmes d'accès aux services de base (sanitaire, scolaires).

    A Damas, ce sont les riches terres agricoles de la « Ghouta », à l'est de la ville, qui sont submergées par l'habitat informel tandis que les plateaux du Qatana (sur la carte ci dessus), à l'ouest, sont délaissés. Le rythme de construction des habitats informels est comparable à celui de l'habitat légal, et même miraculeusement, encore plus vite : une maison peut être construite en trois jours. La Ghouta à l'est de Damas, à 80% concernée par

    l'extension urbaine informelle, est par ailleurs la zone où les quartiers comme Douma se révoltent contre le régime. Le laxisme administratif sensé faciliter la construction de logements, pour s'épargner la colère sociale, a créé un véritable trafic géré par les autorités locales qui monnaient les autorisations. De plus l'accès dans ces quartiers demeure un problème majeur. Lorsque e réseau public existe, il n'est guère alimenté que quelques heures par semaine. Selon Fabrice Balanche84, les habitants se font livrer par camion citernes le reste du temps. Comme toute capitale, Damas connaît une forte différentiation socio-spatiale due aux écarts de revenus. La libéralisation prenant le pas sur l'Etat providence, la frustration n'a fait que grandir dans la ceinture de misère de Damas. Les associations sociales se sont multipliées, mais furent suspectées de participer à un clientélisme politique qui impliquait des extrémistes religieux, qui furent mollement écartés en 2008. Dans la banlieue de Damas, lieux des désormais Comités de Coordination Locaux, l'opposition et le mécontentement étaient déjà existants mais ils n'étaient pas coordonnés en réseau. Incapable de réinvestir les banlieues damascènes, l'Etat a laissé « le champ libre à la structuration de mouvements d'opposition sur le terrain »85. La raison pour laquelle les quartiers informels druzes ou alaouites ont choisi le soutien de Bachar El Assad n'est pas dû à des facilités économiques, puisqu'ils vivent dans les mêmes conditions, mais leur ascension sociale est plus probable dans l'armée ou la fonction publique par exemple.

    Dans la carte ci-dessus, on peut voir que les affrontements, les manifestations et les soulèvements concernent surtout les quartiers dont l'urbanisation a été tardive et s'est faite en grignotant sur les terres agricoles. Le pouvoir et ses manifestations physiques se concentrent au centre, terrain des beaux quartiers préservé des contestations.

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    84 http://www.nowlebanon.com/Library/Files/ArabicDocumentation/PDF//Damas-Baas.pdf

    85 http://www.nowlebanon.com/Library/Files/ArabicDocumentation/PDF//Damas-Baas.pdf

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    (c)Réalisation de Fabrice Balanche

    On remarque aussi que Damas est encerclée par le pouvoir. Ce dernier résiste à l'explosion démographique en rééquilibrant les forces de l'extérieur ; il encercle la ville (cercles jaunes sur la carte ci-dessous) par des installations militaires. Cette carte représente aussi l'encadrement du territoire par le régime sécuritaire à Damas.

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    La ville proprement dite est ceinturée par un large boulevard périphérique et quadrillée par de vastes avenues qui créent des ruptures dans l'espace. Lorsqu'on passe de Damas intramuros au quartier d'Al Qazzar par exemple, le paysage et l'habitat change.

    Damas : le boulevard périphérique entre quatre quartiers

    Urbanisation sécuritaire classique dans le quartier « villas »

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    Comparons par exemple ces deux images « Google Earth » qui représentent respectivement deux quartiers différents de Damas ; le sud de la ville de Damas et Mezzah dans le nord-ouest de la ville:

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    La ville intra muros est ceinturée par un large boulevard périphérique et quadrillée par de vastes avenues qui créent des ruptures dans l'espace citadin. Pour ce qui est du deuxième cliché, l'aménagement urbain vise à dissuader toute manifestation d'envergure. Certains marchés à ciel ouvert de la médina ont été sacrifiés au profit d'avenues larges et de marchés rectilignes et rectangulaires. L'absence de contrôle de l'explosion urbaine a créé plusieurs médinas périphériques, que le pouvoir a du mal à protéger par contre. C'est ainsi que les explosions à la bombe ne touchent pas généralement le coeur de Damas mais les périphéries. C'est sur une des rocades du périphérique qu'ont explosées les deux bombes du 10 mai. Le mois de mai est marqué à Damas par un renforcement de la sécurité dans le quartier de Mezzah, au centre ville. Le quartier damascène est le plus dense en termes de lieux de pouvoir. Voici une image aérienne de ce quartier dit des villas occidentales, et les principaux lieux stratégiques qui s'y trouvent :

    Au mois de mai 2012, après la tentative d'empoisonnement des hauts dirigeants baathistes, le système sécuritaire a déployé un vase dispositif sécuritaire dans ce même quartier de Mezzah86.

    Dans le premier cliché p.79, on remarque le quartier d'al Quazzar. L'habitent y est plus dense, et donne un effet « moins tracé », mois délimité. Aujourd'hui, selon Cha`ban

    86 http://alquds.co.uk/index.asp?fname=today%52z499.htm&arc=data%5012%5C05%5C05-22%52z499.htm

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    Abboud87, 40% des habitant de Damas, pauvres et originaires des campagnes pour la plupart, habitent dans des entassements misérables. Les plus importantes « zones d'habitat informel et spontané » couvrent un grand ensemble de quartiers qui s'étendent à l'est sur plusieurs villages et banlieues proches annexées par la ville. Les habitants de chaque province se répartissent entre quartiers, profitant des solidarités familiales. Ainsi, si les palestiniens se sont rassemblés dans les camps de Yarmuk ou Falastine, les syriens des autres gouvernorats, communautés religieuses et minorités ethniques ont également sélectionné leur propre quartier, comme on le voit dans carte ci-dessus. Tout ce petit monde se répartit dans les quartiers informels de Damas. On pourrait se demander par ailleurs à quel point les quartiers damascènes dont les habitants sont originaires de Deraa n'ont pas réagi par effets de miroir et de propagation à la contestation de Deraa en mars à Damas. La misère qui s'exporte en ville et notamment dans cette ceinture de la misère damascène fait ricochet avec les périphéries délaissées. C'est peut être ce même type de réseaux de solidarité entre quartiers et localités d'origine qui a enflammé le coeur historique de Baniyas après l'entrée de l'armée dans Deraa en fin mars 2011.

    Le centre de Damas, par contre, est surtout le terrain de la bourgeoisie syrienne, ou de celle qui tente d'échapper au rigorisme musulman. Il est en soutien au régime, sensé lui assurer paix et stabilité. Les manifestations en soutien à Bachar El Assad sont organisées avec l'appui des principaux hommes d'affaires du pays. J'avais déjà évoqué ce genre d'initiative avec l'ONG « Syria is fine » dont parle Alain Corvez dans son témoignage sur le site Infosyrie.

    II.3.5. Banyas, Lattaquié et Tartous, enclaves sunnites dans la périphérie alaouite

    La géographie des révoltes nous permet de conclure que, sauf dans de rares cas, les soulèvements se limitent principalement aux territoires arabes sunnites. Les manifestations dans ces trois villes implantées dans la périphérie alaouite de la Syrie aurait pu étonner, pourtant Lattaquié est une des premières à entrer dans la contestation en avril, après le siège de Deraa. Les forces de sécurités syriennes s'y sont déployées et auraient distribuer des armes aux villages alaouites aux alentours88. Le contrôle de ce territoire alaouite, passe par le contrôle et l'étouffement des mouvements insurrectionnels sunnites dans la région.

    87 Cha`ban Abboud, La Syrie au présent, reflets d'une société, 2007 oc.pit.

    88 http://www.lexpress.fr/actualites/2/actualite/en-syrie-la-repression-s-abat-sur-les-manifestants-de-banias 988717.html

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    La région côtière a subi de profonds aménagements depuis 40 ans : une mutation socio-spaciale qui a permis à la communauté alaouite de s'affirmer sur le plan régional. Les alaouites ne sont plus reclus dans djebel Ansaryeh et sont prêts à s'affirmer tant au niveau régional qu'au niveau politique et économique. Les alaouites dominent l'espace rural et les villes. A mesure que le territoire sunnite se retranche, les sunnites se concentrent leurs réseaux sur l'axe Alep Damas.

    Voici une carte de Lattaquié qui représente la répartition spatiale des communautés (jaunes, alaouites ; verts, sunnites) et les zones d'affrontements entre « bras » du régime et manifestants.

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    La carte provient de l'article « Analyse géopolitique de la révolte syrienne », de Fabrice Balanche. Elle montre, comme Homs, une scission de l'espace urbain entre membres

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    de différentes communautés. Comme sur le reste du territoire, les manifestations se déroulent dans les quartiers sunnites au sud de la ville.

    Lattaquié a été touché par les révoltes dès la mi-mars, avec une des premières apparitions du militaire dans la répression et l'intervention de la marine syrienne le 15 août 2011. Quelques semaines auparavant, autour de la place sur laquelle se trouve une statue de Hafez el Assad, la foule des protestataires converge pour crier sa colère. L'envoie des premiers détachements de l'armée force les manifestants à se retrancher dans le sud et l'ouest de la ville. Le quartier le plus virulent au régime est Raml al janubi, al falastini, (au sud sur la carte) qui est bombardé le 14 août), en voici une photo (source « un oeil sur la Syrie ») :

    Les nouvelles infrastructures portuaires ainsi que les nouveaux projets immobiliers du nord de la ville n'ont pas d'impact positif général sur l'ensemble de la cité : seul le nord et le port alaouites représentent la nouvelle Lattaquié. Dans cette région particulièrement stratégique pour le pouvoir, la population est dépossédée de son bien et de sa ville. Après l'intervention des forces armées, la ville a vu les frontières de séparation de ses quartiers devenir des lignes de front et d'affrontements. La répression et la violence conduisent à une exacerbation des clivages territoriaux--qui découlent eux-mêmes de plusieurs types de clivages--déjà existants dans les zones urbaines en Syrie

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    L'observateur assidu du conflit syrien a sûrement remarqué lors des maints cafouillages médiatiques la confusion et l'opacité qui s'en dégageait, car nul ne pouvait évaluer justement la situation intérieure. Les dépêches sur certains bombardements se contredisaient et nul n'était capable à différents moments de dire qui tuait qui. Pour expliquer les différents rapports de force qui lient chaque partie au niveau local, régional et international, j'ai décortiqué tout au long de cette deuxième partie les différents niveaux de rivalités territoriales et politiques.

    A travers l'affaire des enfants de Deraa, l'expression des manifestants et des graffitis sur les murs s'en prenait à ceux qui incarnent le contrôle totalitaire de l'Etat à des fins personnelles. Dans le système théorique baathiste, l'économie est dirigiste et autocentrée : nationalisation, réforme agraire, développement de l'industrie, tel était le mode développement choisi. Ces politiques, comme la réforme agraire, devaient permettre à la Syrie d'être indépendante, énergétiquement et alimentairement. En réalité, les buts sont politiques : éliminer la bourgeoisie foncière et terrienne, classe politique concurrente à la bourgeoisie baathiste et élargir la base sociale du nouveau régime. Les clivages communautaires en Syrie contribuent à la mauvaise gestion économique : l'Etat devient un Etat territoires. Les communautés considèrent qu'elles peuvent mieux maximiser leur capital territorial que l'Etat. L'Etat est, quant à lui, considéré comme un prédateur, une entité entre les mains d'un clan. Pour en revenir à Deraa, les protestataires ont dénoncé, à travers le gouverneur de la région ou Rami Makhlouf, l'Etat et ses dignitaires. Nous tenons là une des premières clés de ce conflit : les manifestants ainsi que les soldats rebelles ne se battent pas contre une communauté, mais ce qu'elle représente pour eux, c'est à dire la prédation et la corruption dans l'Etat. La barbarie du régime dans la répression, en utilisant notamment des chars et de l'artillerie lourde dans des zones de peuplements, a attisé le sentiment de colère. On assiste alors à un cycle infernal dans les villes les plus engagées dans l'opposition : manifestation, éparpillement par les chabiha, manifestation à nouveau puis répression par l'armée. Ce rapport de force continuel n'est pas prêt de s'arrêter et au fur et à mesure des semaines, l'idée d'une intervention internationale commençait à germer dans les esprits.

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    En effet, au cours des deux années 2011-2012, l'opposition extérieure aidant, le dossier syrien passa de la Ligue arabe à l'ONU et franchit ainsi de nombreuses frontières. Tout le monde était d'accord pour agir via le Droit international et une condamnation commune : mais aucun consensus, jusqu'au mois de janvier, n'avait mis d'accord sur les modalités et les formes que pourrait revêtir cette intervention internationale. Pour mieux comprendre les rapports de force, cette fois-ci régionaux et internationaux, nous avons mis en lien les actes et décisions diplomatiques d'une part et de l'autre les enjeux et bouleversements géopolitiques régionaux au cas où le régime chute ou se maintienne. Cela n'a dû échapper à personne, l'affrontement des au sein du Conseil de Sécurité des Nations Unies entre dans une dialectique Est-ouest et montre un rapprochement diplomatique entre les Etats Unis, la Grande Bretagne et la France et entre la Russie et la Chine de l'autre côté. La résurgence de ces tensions post guerre froide est due à la nature du régime baathiste, qui est née pendant la guerre froide, et la mise en place initiale de l'échiquier moyen oriental.

    Comme nous l'avons vu, on peut difficilement évaluer à l'intérieur de la Syrie le degré d'organisation de l'opposition de même qu'on ne peut identifier précisément les acteurs en place. Le pays était fermé aux médias qui, même lorsqu'ils entraient légalement dans le pays, étaient encadrés ; des villes comme Homs et Idlib ont été assiégées, sans contact avec le reste du pays, sans eau ni électricité. Deux oppositions sont sensées représenter la Syrie et tentent de faire front uni malgré la frontière territoriale étanche qui les sépare. Le Conseil National Syrie a été le plus entendu et le plus reçu ; même s'il ne s'agit pas d'un gouvernement en exil, il regroupe plusieurs personnalités exilées car au cours des quarante dernières années, il était impossible pour quiconque de s'organiser en tant que mouvement d'opposition en Syrie. En outre, le caractère communautariste affaiblit la société et de fait l'opposition. A titre d'exemple, le Conseil National Syrie ne fait pas d'émules auprès des communautés minoritaires syriennes : il est souvent qualifié de repère d'islamistes, même si, nous le verrons, les islamistes à l'étranger ne sont pas aussi radicaux que ceux de Hama en 1982. Une nuance demeure toute fois à apposer ; en effet, si l'Etat s'effondre et qu'une opposition se forme, les islamistes radicaux répondront présents et ont intérêt à exploiter l'instabilité actuelle à leurs fins.

    La révolte syrienne n'était un printemps arabe, à l'image de la révolution tunisienne, que quelques semaines après le début de la révolte à Deraa, Baniyas, Damas et Homs. Les protestations étaient socio-économiques et visaient les profiteurs du pouvoir comme les Trabelsi en Tunisie. Mais assez vite, la barbarie de la répression ainsi que

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    l'immobilisme politique ont poussé à la radicalisation du conflit. Les armes ont commencé à paraître dans les manifestations et dans les obsèques. Des bavures, des bombardements ont commencé à apparaître et s'il se trouve qu'ils sont le fait de l'opposition, cela signifierait que celle-ci détient des moyens d'artillerie lourde. La révolte syrienne se mue en guerre ; elle oppose dorénavant au sein d'un même Etat, une lutte armée entre les forces armées régulières à des groupes armés identifiables dont l'importance dépasse la simple révolte.

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    TROISIEME PARTIE

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    III. De la révolte populaire au conflit armé

    Lors d'une conférence en mai 2011, le militant syrien des droits de l'homme Ahmad Abbas témoigna de son expérience d'opposant en Syrie et de son vécu dans les geôles syriennes. L'ancien prisonnier politique était militant communiste et fut incarcéré pendant 15 ans. Le plus intéressant sans doute était son analyse du pouvoir : selon lui, « ce n'est pas un Etat, mais un pouvoir (soulta) ». L'appareil public a été l'instrument de l'oligarchie dans son développement, son enrichissement et son maintien, bien généralement contre l'intérêt de l'Etat et de sa bonne santé.

    L'édifice construit par le système Assad à partir du 16 novembre 1970, date d'accession au pouvoir de Hafez El Assad, combinait légalité et état d'exception. Le président cumule tous les pouvoirs et occupe une place centrale. La syrie du Baath devient la Syrie d'al Assad : l'armée et le parti deviennent des instruments du pouvoir, les institutions deviennent des réseaux clientélistes dans lesquelles « la loyauté s'échange contre des biens matériels89 ». La communauté alaouite devient à la fois la réserve loyaliste du régime et le cheval de bataille du système al Assad pour une meilleure promotion territoriale. Je voudrais, à travers cette troisième partie, montrer les limites de la théorie selon laquelle le conflit syrien montre les prémisses d'une guerre civile confessionnelle, une sorte de libanisation en progression. Les clivages confessionnels existent bel et bien et nul n'appréhenderait justement le conflit syrien s'il n'empruntait pas les mêmes grilles de lecture que les syriens. Cependant, le discours du régime tend à instrumentaliser cet équilibre fragile ; il utilise cette diversité communautaire dans certaines villes où, en armant la population, il fait croire à la menace d'affrontements confessionnels pour justifier la répression.

    Plus le conflit s'embourbe, et plus la menace d'une radicalisation du conflit se fait sentir. Les attentats se multiplient comme dans les années 1980, et le régime martèle par ses discours et ses médias officiels la présence de nombreux terroristes en Syrie dont l'objectif serait de déstabiliser le pays. Vu l'expérience de guerre civile inter confessionnelle au Liban, et le caractère multi confessionnel de la Syrie, il est légitime de se poser la question de la dérive salafiste et radicale de ce conflit, d'autant plus que la chute du président Assad ne signifierait pas forcément la réconciliation nationale en Syrie, mais plutôt l'ère de nouveaux rapports de force.

    89 Carole Donati, L'exception syrienne, éditions La découverte, p.66.

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    Après quelques semaines de révolte et de répression, dès l'été 2011, beaucoup de manifestants pacifiques ont été arrêtés, abandonnant la rue aux éléments les plus radicaux. La population observe alors l'apparition de manifestants armés qui bénéficient de soutiens étrangers, en même temps que commençaient les désertions militaire. Ces « nouveaux » manifestants sont difficilement identifiables : ce qui n'aide pas à gérer le risque engendré par leur apparition.

    En outre, de nombreux rapports d'observation font de plus en plus état de la violence commise tant par le régime que par les soldats rebelles. Sur la page Facebook de l'Armée Syrienne Libre90, les vidéos et commentaires qui circulent utilisent un vocabulaire très guerrier. Cette armée semble avoir gagné en organisation, en nombre et en moyens au fil du conflit. Les affrontements avec les forces régulières sont appelées « batailles » (ma`ârik) et à chaque fois qu'un membre de cette armée prend la parole sur une vidéo, il présente immédiatement son grade dans la structure. De plus, la violence et l'acharnement contre les soldats du régime est glorifiée. Ce qu'on en retire c'est que l'Armée Syrienne Libre a gagné en moyens et en coordination ; formée presque entièrement pas des soldats sunnites et le commandant Asaad, elle a été un des principaux sursauts de la révolte. Les haut gradés de l'Armée Syrienne Libre sont presque exclusivement des commandants sunnites qui sont probablement à l'initiative d'une armée qui leur soit plus avantageuse et moins accaparée par les alaouites. Les tractations, négociations et relations qu'ils entretiennent avec le Conseil National Syrien via le Conseil militaire dénotent cela et symbolisent la volonté de l'Armée Syrienne Libre de se créer ses propres initiatives historiques contre la « alaouisation » de l'armée par Hafez El Assad.

    III.1. Nature de la guerre et type de révolte en Syrie depuis 2011

    La contestation en Syrie ne proviendrait pas de multiples secteurs de la société, que le régime aurait écarté par des clivages qui satisfont le pouvoir en place. Le pouvoir syrien se préparait par la cooptation, la répression, l'usure et la peur à faire face à des parts très sectorisées de la société : ils prennent la forme de mouvements radicaux armés comme les Frères musulmans dans les années 1980, ou de revendications communautaires, à l'image des kurdes en 2004 ou d'autres mouvements politiques. Or, le pouvoir syrien est confronté depuis le mois de mars 2011 à une contestation plus massive et moins sectorialisée. Dans ce cas de

    90 http://www.facebook.com/syrianarmyfree1

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    figure, écrit Philippe Droz Vincent91, « les vieilles recettes ne font plus effet--comme des mesures populistes, un changement de premier ministre ou l'invocation du complot extérieur--, ni les promesses de « réformes » ». Dans cette partie, nous nous intéresserons au caractère autoritaire du régime, non pas sur quelles représentations ou sur quels territoires il s'appuie mais comment se fait l'encadrement de la population. Cette partie sera aussi l'occasion de nous demander dans quelle mesure la situation en Syrie bascule vers la guerre civile, et comment, pour sa survie, le régime est amené à résister « muqawama 92» à son propre peuple. Le peuple syrien, comprenant que le régime s'est mêlé jusqu'à la moelle à l'Etat, combat les deux : la formation politico-gouvernementale baathiste et l'appareil étatique, ses industries, son agriculture et sa défense.

    La survie du régime est, comme nous l'avons dis à diverses reprises, dépendante de sa capacité à discipliner les déséquilibres instables. Nous verrons d'abord comment le régime referme sa main de fer sur l'Etat, et comment le Assadisme a finalement fini par l'emporter, au delà même du clientélisme alaouite. Ensuite, nous tenterons de comprendre pourquoi à la différence des révoltes islamiste et kurde, la contestation syrienne mobilise une opposition non sectorisée. Devant cette masse « difforme », le régime ne peut appliquer ses méthodes contre les oubliés du système : kurdes seulement ou islamistes ou gauchistes. Il combat alors son peuple.

    La présidence syrienne est devenue héréditaire à la mort de Hafez el Assad. Voici un extrait de l'article "État et Pouvoir" paru dans La Syrie au présent, reflets d'une société93 édité par Actes Sud, et écrit par Burhan Ghalioun, président du Conseil National Syrien, créé le 1er octobre à Istanbul. L'auteur est un opposant de longue date au régime des Al-Assad. Cet extrait explique l'ensemble des prérogatives du président et le pouvoir absolu que détient le président de la République arabe de Syrie. Il donne les premiers éléments explicatifs structurels à ces révoltes : l'autocratisme du régime présidentiel.

    "Le Chef de l'État est secrétaire général du Parti et Commandant suprême des forces armées. Il désigne le (ou les) vice(s) président(s) de la République, le Président et les vices présidents du conseil des ministres et les membres du gouvernement. Il est chef du Front

    91 Philippe Droz-Vincent - Le régime syrien... - CERI/Alternatives Internationales - avril 2011 http://www.ceri-sciences-po.org

    92 résistance en arabe, très connoté dans la langue et l'imaginaire, la résistance du peuple palestinien, ou encore la « résistance » prônée par la Syrie pendant la difficile des années 2000.

    93 Sous la direction de Baudouin Dupret, Zouhair Ghazzal, Youssef Courbage et Mohammed Al-Dbiyat, La Syrie au présent, Reflets d'une société, éditions Sindbad Actes Sud, 2007.

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    National Progressiste, président du haut conseil de la justice et gouverneur de l'état d'urgence dont la proclamation est l'une de ses prérogatives.

    Le cabinet ministériel est, collectivement et individuellement, responsable directement devant le Président qui n'est responsable devant aucune instance et à qui incombe la responsabilité de définir la politique du gouvernement et d'orienter son action. Le Président ne peut être démis de ses fonctions que pour haute trahison et à la demande signée d'un tiers des membres de l'assemblée du peuple, appuyée par les deux tiers des députés et votée dans une session spéciale et secrète. Il ne peut être traduit en justice que par la haute cour constitutionnelle dont il est le Président".

    Ce qu'on retient de cette organisation du pouvoir, c'est la fusion de tous les champs entre les mains de très peu d'hommes, portant tous la marque du clan Assad.

    Dans les semaines qui suivent son « intronisation », Bachar el Assad tente d'abord de confirmer ses appuis au sein du Baath et des principaux clans familiaux du pays. Si, en théorie, le président détient tous les pouvoirs, à l'instar de son père Hafez, il n'exerçait pas seul son autorité. C'est pourquoi il renouvelle presque tous les postes d'administration pour s'entourer de gens de confiance. Les conseillers de Bachar ne sont pas des décideurs formés dans l'armée, mais plutôt des consultants qui apportent des idées. A mesure qu'il s'impose, ses décisions deviennent arbitraires94. La nouvelle fournée de proches du président influencent sur le projet politique, économique ou l'intérêt national. Aussi la libéralisation de l'économie était-elle un projet du tout puissant Rami Makhlouf. La prévalence des intérêts privés du clan Assad exacerbe les tensions au sein du pouvoir et plus largement du régime. Le contexte international fait éclater des tensions parmi les clans puissants, et le régime, les proches du président, n'acceptent plus aucune opposition. A titre d'exemple, après son interrogatoire par l'enquête des Nations Unies sur l'assassinat de Rafic Hariri, Ghazi Kan'an, chef des services de renseignements syriens au Liban de 1982 à 2002 et ministre de l'intérieur, a été retrouvé mort dans son bureau le 12 octobre 2005.

    Le repli sur le clan Assad délite les relations de clientélisme entre le pouvoir et les alaouites. Bachar El Assad met une distance entre lui et sa ville d'origine Qardaha. Les notables locaux protestent contre la libéralisation et le creusement d'inégalités entre affairistes proches du clan Assad et le reste de la Syrie. Les risques d'affrontements inter-alaouites

    94 Renvoi de Nibras Fadel en 2004, conseiller de Bachar et ancien camarade de classe de Bouchra El Assad, soeur du prédisent.

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    n'étaient pas inexistants et menaçaient de déchirer la montagne alaouite après la mort de G. Kan'an. Les alaouites sont comme les autres syriens ; à partir des années 2000, ils sont au même titre des « victimes du régime, et ne sont en aucun cas à sa tête95».

    Mais alors qui gouverne la Syrie ? Les moukhabarat, répondront des syriens. Toutes les démarches administratives, comme obtenir une patente, organiser un mariage96, s'inscrire à l'université, sont autant de ressources pour les services de renseignements. Ils monnaient comme nous avions dit auparavant leurs autorisations et sont devenus omniprésents. Les baathistes, bien que paraissant en perte de vitesse dans la « Nouvelle Syrie » qui se construit pendant les années 2000, détiennent les postes les plus avantageux financièrement, bien plus que les affairistes, selon Carole Donati. Quant au président, il ne peut gouverner sans le parti, mais il tente de le bâillonner pour être à son image, une coquille vide qui le conseille sur les grandes orientations politiques. Elle n'a plus son pouvoir de gestion des affaires courantes.

    On voit de plus en plus se dessiner un portrait politique de la Syrie sous Bachar el Assad, marqué par la personnalisation du pouvoir, la « sultanisation » du régime d'après Carole Donati. La mort de Rafic Hariri le 14 février 2005 au Liban constitue un séisme isolationniste qui ébranle la politique intérieure. Mais le président désigne de nouvelles fournées plus loyales aux postes clés : le régime n'est plus, en quelque sorte, ni baathiste, puisqu'il est vidé de son essence idéologique et politique, ni alaouite.

    On comprend mieux à ce niveau de la démonstration la particularité de la révolte syrienne depuis 2011 par rapport aux autres mobilisations identitaires qui ont secoué la Syrie. Les mécontents ne sont pas seulement kurdes, islamistes, alaouites ou druzes, ils sont au delà de ces cases. Au départ de la révolte, on a précisé que l'un des protagonistes les plus cités dans les slogans de Deraa était Rami Makhlouf, le « roi de Damas », plus fort que Bachar, le lion lui même. C'est donc l'accaparement avide des richesses étatiques, l'absence totale de société civile et le gavage financier de l'oligarchie qui produit des mécontentements partout pour différentes raisons.

    La révolte Syrienne n'est pas qu'une répétition du scénario de Hama en 1982. D'abord car en 2011 cette révolte s'est étendue dans le territoire. Les villes frontalières Deraa,

    95 Jean Pierre Filiu, professeur à Sciences po Paris, chercheur au CERI, conférence 20/03/2012 CERI- PSIA Sciences Po, Paris.

    96 Ahmad Abbas, conférence Lyon ATTAC-Collectif des Syriens de Lyon, conf. introduction de partie.

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    Baniyas se sont soulevée et ont très vite été réprimées du fait de leur positionnement géopolitique. D'autres villes ont pris le pas dont Hama, Homs et la tension devient électrique dans les quartiers périphériques damascènes. La révolte ne s'est pas allumée et éteinte à Hama, elle est apparue dans de nouveaux spots, éveillant l'inquiétude du régime lorsque les zones qui se révoltent sont proches de pays hostiles, comme Deïr Az Zor avec l'Irak, Jisr Al choghour avec la Turquie, Homs avec le Liban ou encore Deraa avec la Jordanie. Ensuite, la révolte syrienne n'est pas une bis repetita de Hama en 1982 car l'appareil étatique et sécuritaire a contrôlé les dérives identitaires et religieuses dans le pays, après les années 1980. Les oulémas, cheikhs étaient contrôlés, bien que certains aient rejoint l'opposition. De plus, le nationalisme islamique des islamistes modérés, autorisé en Syrie, n'est absolument pas contradictoire avec le nationalisme arabe. Afin de canaliser la demande d'islam d'une population née majoritairement sunnite et de contrer toute résurgence de l'islam politique après les violences des années 1972-1982, le régime baathiste a accompagné l'affirmation d'un islam quiétiste désintéressé de la sphère politique, et prônant la coexistence avec les minorités.

    La révolte syrienne n'est pas non plus une insurrection identitaire. Nous prendrons ici l'exemple des tensions séparatistes de la minorité kurde. Quelques 10 000 kurdes manifestèrent le 21 mai 2005 dans la localité de Qamichli pour réclamer la vérité sur le sort du cheikh Mohammed Machouk Khaznawi, un leader religieux charismatique dont la disparition, en 2005, imputée au régime avait provoqué de violentes manifestations. A Alep, les kurdes défient les forces de l'ordre dans la traditionnelle marche organisée pour le Norouz, le nouvel an kurde. Brandissant des portraits de Bachar el Assad, et très encadrée par les partis kurdes, les slogans appellent à la création d'un Kurdistan libre et indépendant. Les kurdes en Syrie n'on pas le statut de citoyen ; ils ne l'ont obtenu qu'après le début de la révolte en 2011. Au sein du Conseil National Syrien, l'idée générale est de construire une république arabe unie. En 2004, des affrontements entre supporters arabes et kurdes ont abouti à de violentes répressions contre les kurdes, provoquant des émeutes et des échauffourées dans les enclaves kurdes de la Syrie. En Syrie, les kurdes ne sont pas considérés comme une minorité ethnique en dépit de leur importance numérique, soit près d'un million et demi de personnes en 2004, 8,1%97 de la population.

    97 Youssef Courbage La population de la Syrie, in La Syrie au présent : reflets d'une société, loc. cit., p 189.

    105

    L'exclusion des kurdes est devenue un principe de la doctrine nationaliste arabe de l'Etat. ). En matière de répression, la révolte syrienne, autant que la révolte islamiste et kurde ont été heurtées à une répression sans pitié. La répression continue nourrit la radicalisation d'une jeunesse qui échappe aux formations politiques, qu'elles soient kurdes ou arabes sunnites. Le recours à la violence sacrificielle par l'immolation, ou le combat pour la cause, est un indicateur de la radicalisation de ces mouvements de contestation. Cependant, dans les manifestations kurdes, les moyens militaires déployés ont été moindres que dans Homs ou Hama, en 2011/2012 pour se gagner l'aval des minorités. En somme, il existe des points communs car les trois révoltes ont exprimé un désarroi social cependant, la différence est que dans les révoltes à Hama ou à Qamechli, les modalités et moyens étaient communautaires et identitaires.

    Le régime syrien excelle à démontrer à l'opinion publique intérieure comme à la communauté internationale qu'il est indispensable aux équilibres régionaux. Les sunnites, qui représentent, arabes et kurdes réunis, entre 75 et 80% de la population, sont devenus les épouvantails utiles dans une tentative de rassemblement des minorités. Bien que les défenseurs de cette thèse se multiplient dans les médias dits alternatifs sur la question syrienne, on peut leur objecter que tout en affirmant protéger les minorités, le régime syrien n'éprouve aucune gêne à sévir contre ces minorités. Le principal mouvement assyrien, l'Organisation Démocratique Assyrienne (ODA) compte parmi ses membres une longue liste de prisonniers politiques et de « martyrs »98, tout en réclamant justement cette protection de leur minorité. Ce n'est pas parce que Bachar el Assad s'affiche avec des dignitaires religieux qui représentent la mosaïque religieuse en Syrie, mais les cooptations et le clientélisme régissent aussi les nominations des hauts représentants religieux. Le terrain religieux est particulièrement surveillé et contrôlé. Le fonctionnement du régime est résumé par Fabrice Balanche : « On vous pousse à la faute pour ensuite pouvoir vous tenir99 ».

    Dans un régime autoritaire comme la Syrie et dans le contexte des printemps arabes, la contestation a joué la carte de l'occupation de l'espace public et de la résistance civile. Le régime syrien, autoproclamé comme seul garant de la stabilité, a déployé tant ses forces policières que ses multiples services de sécurité. Ces Mukhabarat, dont nous avions déjà parlé dans ce mémoire, constituent une vaste nébuleuse dont l'objectif premier est

    98 http://syrie.blog.lemonde.fr/2011/08/22/le-regime-syrien-ne-protege-pas-les-minorites-mais-les-utilise-pour-se-proteger/

    99 Fabrice Balanche, émission radio « Planète Terre », par Sylvain Kahn. 18 avril 2012.

    106

    d'imposer une certaine discipline dans l'espace public. Ils contribuent à écraser les hommes les uns contre les autres et à construire un mur de la terreur qui les séparerait de toute attitude de questionnement. Ces mukhabarat peuvent revêtir de multiples formes : en civil, en uniformes, ou en protections anti-émeutes. La terreur est selon Hanna Arendt100 « l'essence de la domination totalitaire » ; le régime syrien n'est pas totalitaire au sens des régimes soviétique ou nazi, même si les libertés et l'individu sont écrasés en Syrie, il semble que la sphère privée soit épargnée101. Cependant, il traque toute opposition dans la sphère publique, y compris numérique (Réseaux sociaux, adresses électroniques et moteurs de recherche).

    Le futur de ce mouvement de contestation est imputé au rôle clé de l'armée régulière. Les débordements de manifestations massives ont montré l'importance capitale de l'arbitrage de l'armée. Ainsi, en Tunisie, elle refuse de tirer, à Bahreïn, elle a participé et en Libye, elle a implosé. Cependant, en Syrie, l'armée et le pouvoir politique sont inter-mêlés : le commandement opérationnel de l'armée est fortement encadrée par les logiques du régime. Celles ci comprennent entre autres le recrutement parmi la communauté alaouite ou l'allégeance au président. L'armée syrienne régulière est, du fait de la démographie syrienne, majoritairement sunnite : selon Philippe Droz-Vincent, « trois commandants de division sur dix semblent originaires de Deraa, cet effet démographique étant moindre pour les forces spéciales recrutées sur une base confessionnelle »102. Cette armée est donc, du fait de son caractère politique, soumise aux tensions communautaires et politiques. Elle s'est fissurée partiellement et a donné lieu à un organe antagoniste parallèle, dans le même territoire national, l'Armée Syrienne Libre. Philippe Droz-Vincent ajoute : « Plus structurellement, un régime autoritaire est une pyramide d'intérêts variés et il perdure tant qu'il a une capacité à donner sens à des équilibres instables ». Avec une organisation pyramidale calquée sur celle de l'administration civile, le régime, par le biais du Baath, mime la bureaucratie de l'Etat et joue le rôle d'un gouvernement non dit. Le régime a pénétré par forces de cooptation et de clientélisme jusqu'aux mohafazat, les représentants du pouvoir central, secrétaire du Parti et mohafez « se contrôlent mutuellement et oeuvrent eux-mêmes sous la surveillance étroite du responsable des services de renseignement, troisième personnage clef local103 ». Le régime, au travers du Parti Baas vidé de tout son contenu idéologique, exécute et attribue les

    100 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Le système totalitaire, Paris, Editions de Minuit, 1972, p.210 et 212

    101 Philippe Droz-Vincent, Le régime syrien face à son propre peuple, article publié par Sciences po et le CERT-CNRS, http://www.ceri-sciences-po.org/archive/2011/avril/chro_pdv.pdf

    102Philippe Droz-Vincent, Le régime syrien face à son propre peuple, http://www.ceri-sciences-po.org/archive/2011/avril/chro_pdv.pdf

    103 Carole Donati, l'exception syrienne, Ed. La Découverte, 2007. oc.pit p. 75.

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    nominations, mutations et postes en l'échange de services loyaux. Voilà comment le régime acquiert sa stabilité : il discipline tous les pans de la société, contrôle tous les secteurs, et monnaie la loyauté en accordant de grands projets, ou en distribuant à prix bradés des entreprises d'Etat. En effet, la privatisation des entreprises d'Etat a profité aux proches du régime, ce qui a assuré le pillage visible en défi avec toute rationalité économique et le creusement monstre des inégalités.

    A plusieurs reprises104, le régime syrien s'est vu demander de faire cesser la violence de la répression en Syrie. En mars 2012, le plan Koffi Annan pour l'arrêt de la violence en Syrie fut accepté et la prévision d'un cessez-le-feu était la première étape d'un dialogue. Mais chaque jour, la trêve est violée à travers tout le pays. La présence des observateurs de l'ONU n'y change rien, à Deraa ou à Erbine, les troupes ont pris la ville d'assaut, arrêtent et perquisitionnent. Selon l'opposition syrienne, 25 000 personnes sont toujours incarcérées par le régime. A un premier niveau d'analyse, la répression exercée par l'Etat, alors même qu'elle constitue une « ligne rouge » de Moscou, court à la perte de la société syrienne. L'Etat apparaît non seulement comme l'instigateur de clivages de diverses natures mais aussi comme le très vaste instrument de pouvoir du clan Assad, alors qu'il est garant de la réconciliation nationale et de l'intérêt général. En outre, l'échec et la faillite du dialogue politique témoignent de la scission entre la Syrie de l'establishment et la Syrie de la contestation.

    En effet, le régime syrien ne dispose pas du soutien de l'opposition nouvelle qui est née de cette contestation. Cette génération constitue l'écho des jeunesses (18-30 ans) qui ne croient plus à la démocratisation du régime, dans son état établi. En effet, le régime syrien a émietté la société pour en contrôler toutes les facettes. Si l'on ne connaît pas l'histoire de la politique syrienne depuis 1962, on ne peut comprendre pourquoi le « dialogue national » tel qu'il est énoncé par le président Bachar el Assad lui-même en juin 2011 n'a absolument pas convaincu, et n'était pas par ailleurs destiné à convaincre. En effet, comme nous le disions en première partie, les représentations des deux parties sont absolument antagonistes. Le dialogue national n'était pas donc à destination de l'opposition syrienne née de la contestation.

    104 http://www.hrw.org/news/2012/03/20/syria-armed-opposition-groups-committing-abuses

    108

    Quand le président Bachar el Assad a pris possession de ses fonctions en juillet 2000 à la suite de la mort de son père, un changement du paysage politique était attendu par diverses parties de la population. Toutefois, il n'y a eu guère de changements dans le patrimoine politique hérité du président Hafez el Assad à l'issue de trente années au pouvoir. Au Xème congrès du Baas tenu en juin 2005, certaines décisions de réforme politique ont été prises mais sans en préciser les délais d'éxécution. En outre, bien que le président Bachar el Assad ait évoqué le droit à la liberté d'expression dans son discours inaugural, les tribunes de discussions qui ont été établies, notamment par des activistes des droits de l'homme, des intellectuels et opposants politiques au cours d'une période que l'on a appelé le « Printemps de Damas » ont été fermées l'année suivante. Malgré les amnisties qui ont abouti à la mise en liberté de plusieurs centaines de prisonniers politiques, la politique générale demeure répressive, tant en 2005 qu'en 2011. Dans un rapport en 2005, le Comité des droits de l'homme de l'ONU a rendu ses observations finales105 : il attire l'attention sur les conditions de réclusion et sur toutes formes de torture et de traitement cruel, inhumain et dégradant au titre de punitions exercées par des responsables de l'application des lois. Le rétablissement des condamnations à mort, des exécutions et le maintien en détention des défenseurs des droits de l'homme ont rétabli la peur après le « printemps de Damas ».

    Aussi comprend-on mieux le refus de la majorité de l'opposition de négocier avec le régime, car le pouvoir est pour eux une force oligarchique, brutale, répressive et liberticide. Comme me disait un ami syrien alaouite, originaire de Tartous et étudiant à Damas en arts dramatiques: « Que crois-tu que j'attends d'un régime qui nous ment à longueur de temps ? Encore plus de mensonges ? ». Dans ce cas, la poursuite de la vie politique en Syrie, avec référendum constitutionnel et des élections législatives, prend la forme d'une mise en scène.

    Une des annonces les plus importantes que le président Bachar el Assad avait faite concernait la tenue d'un référendum sur la réforme constitutionnelle qui a lieu dimanche 26 février. Le référendum serait alors un plébiscite déguisé, une flatterie106 du président et de sa personne réformatrice. C'est étonnant ; car ni sa présidentialisation en juillet 2000, ni la modification constitutionnelle qui l'autorisait à être présidentiable ne se sont préoccupées d'une consultation populaire ; la ruse du prince Assad, pour détourner en sa faveur, le pouvoir populaire, c'est de dévoyer le référendum en plébiscite. Bien entendu, à l'image des

    105 La Syrie a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques en avril 1969.

    106 http://www.youtube.com/watch?v=Izi2ryxnG8c&feature=related Discours devant l'Assemblée du Peuple

    109

    républiques bananières, le « oui » l'a emporté à 90%107 sur une constitution dont le contenu n'a pas fait réellement de débat.

    En convoquant à nouveau le corps électoral le 7 mai, malgré un taux de participation très bas sur le total d'inscrits pour la réforme constitutionnelle et le retard énorme qu'avaient pris les législatives en Syrie qui devaient avoir lieu au premier trimestre de l'année 2011, le président prouvait une nouvelle fois qu'il prenait au sérieux le schéma de la réforme, plus que son fond. Le 19 mars 2012, Bachar el Assad promulgue un décret prolongeant d'une semaine le dépôt des candidatures pour élire les représentants du Conseil du Peuple. Officiellement, c'est à la demande des députés qu'un délai de plus a été donné, mais en réalité, et malgré le caractère louable de cette initiative, c'est le pouvoir syrien qui est à l'origine de la démarche, selon Ignace Leverrier108. La date des élections, le 9 mai, n'était absolument pas raisonnable, pour se garantir une élégante porte de sortie : « or, qu'y a-t-il de plus démocratique que l'accueil positif d'un chef d'Etat à une demande émanant de la représentation populaire ? ». Le régime a tenté de jouer la carte du maintien de la vie politique et d'élections pour prouver qu'il garde le contrôle sur la situation intérieure, mais aussi pour gagner du temps, détourner l'attention et contourner la pression internationale.

    En réalité, le pouvoir syrien est en pouvoir : contre les manifestants, contre les soldats rebelles, contre la contestation arabe sunnite, contre les familles des déserteurs et opposants civil. Le régime est aussi en guerre contre les médias « mainstream » et les journalistes. On assiste à une véritable guerre en Syrie,.

    *****

    III.2. L'islam dans la révolution syrienne

    Souvent dans le monde arabe, depuis les indépendances en Afrique Du Nord, et la recrudescence des mouvements fondamentalistes dans les années 1950, les pouvoirs autocratiques antidémocratiques, policiers ou militaires ont été présentés comme un moindre mal face aux mouvements fondamentalistes des « frères musulmans ». Bachar El Assad, ainsi que son père auparavant, s'est toujours présenté comme un moindre mal face à la supposée guerre civile interconfessionnelle qui aurait lieu s'il n'était pas à la tête de l'Etat. Pour

    107 AFP, France 24, 28/02/2012 http://www.france24.com/fr/20120228-referendum-oui-emporte-fond-violences-syrie-scrutin-homs-bombardement

    108 http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/03/30/syrie-bachar-al-assad-a-la-recherche-de-candidats-pour-les-legislatives/

    110

    combattre le spectre islamiste, télécommandé par l'Arabie Saoudite, l'Etat s'est souvent reposé sur des mafias urbaines ; comme l'Egypte, qui combattit les Frères Musulmans avec la baltaguiya, le régime sécuritaire du Baath s'est doté de moukhabarat.

    De tous les soulèvements populaires observés dans le monde arabe en 2011, c'est probablement la Syrie qui inquiète le plus tant la mouvance islamique joue un rôle visible dans la contestation. Dans Deraa et Homs, ce sont les mosquées qui constituent les premiers lieux de regroupement et de protestation. Pour se donner du courage face à la brutale répression, les manifestants se protège avec des « Allah est grand ! » ou « Au Paradis, nous allons, martyrs par millions ». En outre, le printemps de Damas a été vécu comme le soulèvement des oulémas de Damas et Alep contre le régime. En province, ce sont les leaders religieux qui deviennent parfois des figures de proue des révolutionnaires.

    Les Frères musulmans n'occupent plus une place dominante dans l'espace politique syrien. L'organisation a été affaiblie par les clivages régionaux qui la traversent109, comme au début des années 1970, un conflit oppose les branches du Nord (Alep-Hama) et Damas. En 2010, l'élection d'un alim de Hama à la tête de l'organisation, qui succède à un alépin resté en poste pendant 14 ans, est une illustration des conflits qui scindent l'organisation. Leurs mauvais choix politiques, comme leur association avec l'ancien vice président syrien Abdel Halim Khaddam--qui était déjà un homme fini en Syrie : traître pour le régime, corrompu pour le reste-- a sérieusement fragilisé leur crédibilité et a encouragé la naissance de nouveaux courants concurrents.

    D'aucuns argueront que Hama, bastion islamiste jusqu'en 1982, s'est également rangée du côté de la contestation en 2011 ; ce serait donc une preuve que les Frères musulmans sont au coeur de la contestation en Syrie. Mais il ne faut pas oublier que le régime a déraciné le mouvement de sa source, et la simple appartenance à l'organisation était punie de mort110. En outre, bien que Hama se soit soulevée au même titre que Deraa ou Homs, les quartiers de l'insurrection de 1982 ne sont pas ceux qui se révoltent le plus en 2011/2012. Selon Thomas Pierret, la révolte de 1982 émanait des quartiers centraux de la cité, siège de ses vieilles familles, le mouvement de 2011 a vu de nombreux habitants des quartiers et des villages périphériques converger vers la place de l'Oronte. Armés de banderoles où étaient inscrits les noms de leurs quartiers ou de leur village, ils s'y dirigeaient tous pour manifester.

    109 Thomas Pierret, L'islam dans la révolution, politique étrangère, 4/2011.

    110 Loi n 49 de 1980

    111

    Ces populations rurales ou « rurbaines » ne constituent pas, selon l'auteur, les populations traditionnellement sympathisantes ou membres des Frères, qui se situent principalement dans les faubourgs urbains.

    De nombreux concurrents voient le jour : à Londres, le Mouvement de Justice et de Construction, ou encore des groupes qui se multiplient à échelles locales. Des figures comme, Ahmad Mouaz al Khatib, ancien prêcheur de la mosquée des Ommeyyades à Damas, et des groupes comme Dariya, dans la Banlieue de Damas, qui condamnent l'utilisation de la violence pour servir l'islam.

    Plus largement, la récurrence des slogans à caractère religieux dans les manifestations suggère qu'une sensibilité islamique imprègne une large part des protestataires. Il n'est pas question ici d'islamisme au sens idéologique mais de l'expression de la culture dominante. Les islamistes de l'intérieur jouissent d'une popularité et d'une légitimée grâce à leur engagement sur le terrain, contrairement aux Frères exilés grisonnants. Au sein du CNS, les Frères et les autres islamistes se répartissent équitablement la moitié des 19 sièges du Secrétariat général de l'organisation qui leur ont été octroyés. Les oulémas sont quant à eux des acteurs non négligeables de la contestatio intérieure. Certains oulémas ont pris très tôt le chemin de la révolution, comme à Deraa et Baniyas. A Deraa, les deux plus hautes autorités religieuses locales, le mufti Rizq Abazayd et l'imam de la Grande Mosquée Ahmad Saysane, ont démontré leur dissidence. On assiste alors à une fracture entre oulémas favorables et hostiles au régime : la première génération de personnalités religieuses a vécu la décapitation de l'insurrection de Hama et a conclu un pacte de non ingérence dans les affaires politiques avec le pouvoir, et les seconds, qui ne disposent pas des avantages du clientélisme avec le pouvoir comme la première génération, ont eu un passé commun de relations conflictuelles avec le régime. En s'opposant au régime, ils font aussi l'objet de censure, de pression sur les membres de sa famille et de violences physiques. L'imam Rifai, qui a dénoncé les « crimes » commis par le régime, a été interdit de prêche et hospitalisé.

    Après plusieurs décennies de répression, les oulémas syriens se sont dotés en 2006 d'une Ligue qui a fait son baptême du feu avec le soulèvement en 2011. Plusieurs d'entre eux ont transmis des vidéos aux habitants de Damas et Alep pour s'engager avec les autres villes dans la contestation. Le premier à intervenir est l'exégète du Coran Muhammad

    112

    Ali al-Sabuni111, président de la Ligue des oulémas syriens, installé en Arabie saoudite. La faiblesse du soutien des deux villes piliers de la Syrie serait un encouragement à l'oppression des syriens dans les différents gouvernorats, une attitude qui expose au châtiment des « flammes de l'Enfer 112».

    D'autres oulémas font plus scandale, à l'image d'Adnan al Arour, cheikh salafiste originaire de Hama, établi en Arabie saoudite et qui s'est fait connaître dans le monde sunnite à travers sa chaine satellitaire « Al Wisal », (la communication) ; il adopte un discours très anti chiite 113:

    « Le problème réside dans le fait que le régime a attiré à lui un petit nombre de minorités.(...) Je tiens à mentionner particulièrement la communauté alaouite : il ne sera fait aucun mal à celui qui est resté neutre ; quant à celui qui a pris part à la révolution, il sera avec nous, nous le traiterons comme n'importe quel autre citoyen ; en revanche, ceux qui s'en sont pris à des choses sacrées, nous les passerons au hachoir et donnerons leur chair à manger aux chiens. »

    Un discours de ce type terrifie les minorités autant qu'il apporte de l'eau dans le moulin de la rhétorique propagandaire du régime. Une dérive rhétorique confessionnelle servirait les intérêts du régime qui n'a de cesse d'agiter l'épouvantail de l'extrémisme sunnite face à des minorités apeurées. Bien que fragmentés, les Frères musulmans, les islamistes indépendants et la Ligue des oulémas adressent un communiqué114 le 17 septembre 2011 dans lequel ils s'engagent, en cas de chute du régime, à maintenir une unité nationale dans un pays qui dérive inexorablement vers la guerre civile.

    Dans le chaos absolu de la situation syrienne, l'opposition vient encore ajouter à la confusion. Le Conseil National Syrien est sujet à des querelles intestines115. La rupture entre opposition intérieure et extérieure s'accentue depuis la création du Conseil National Syrien en octobre 2011. Les Comités Locaux de Coordination dénoncent l'influence des Frères musulmans dans la direction du Conseil. D'un autre côté, les slogans à la gloire de l'islam se multiplient sur les réseaux sociaux. Le conflit connaît un véritable virage

    111 http://blogs.mediapart.fr/blog/thomas-pierret/211011/des-oulemas-syriens-exiles-tentent-de-reveiller-la-bourgeoisie-pieus

    112 http://www.youtube.com/watch?v=kPLHzpW-ehc

    113 http://www.youtube.com/watch?v=5mGlqnYc9uI

    114 http://www.islamsyria.com/article.php?action=details&AID=2036

    115 http://www.elwatan.com/international/burhan-ghalioun-demissionne-du-cns-l-opposition-doit-gagner-la-confiance-de-la-rue-et-de-l-etranger-26-05-2012-172197 112.php

    113

    idéologique, et l'on peut légitimement se questionner sur la présence de militants étrangers radicaux sur le terrain.

    Le djihadisme n'a pas disparu de Syrie depuis 25 ans. Cependant, la Syrie se situe assez loin des pays traditionnellement par les réseaux de terroristes et les nébuleuses les plus connues. Entre 2004 et 2006, la plupart des actes isolés qui se déroulent dans les régions de Damas, Homs, Alep et Idlib sont attribués à un groupe dénommé Jund Al Châm lil Tawhid wal Jihad (Les soldats du Levant pour l'unité et la guerre au nom de Dieu). Mais il est difficile de dire si les actes ne sont pas isolés, s'ils sont liés à tout un réseau organisé, « il n'est pas non plus exclu que le pouvoir se livre à une mise en scène de ces actes isolés afin d'arguer de l'existence d'une menace islamiste pour désamorcer les pressions internes et extérieures116 ». Pourquoi en effet s'étonner d'un régime, qui commet exactement le même type de déstabilisations et d'actes à l'étranger, qui instrumentalise l'argument islamiste pour répandre la peur et dissuader toute protestation intérieure. Après l'éradication des derniers groupes armées en 1980, le régime syrien a contenu l'islam radical hors de ses frontières par une politique combinant répression, espionnage et instrumentalisation. Mais, depuis 2011, on ne peut échapper à la question de savoir « qui tue qui ? » aujourd'hui en Syrie.

    Plusieurs détails et éléments dans les attentats urbains entre 2011 et 2012 suscitent chez des observateurs, jusqu'à preuve du contraire non complotistes, un malaise quant à l'identité des auteurs des actes terroristes. Ignace Leverrier attire l'attention du lecteur sur la présence de corps en décomposition sur les lieux de l'attentat, « la disposition étrange d'une tête sensée avoir été détachée du tronc d'un kamikaze, l'absence de traces de sang sur de nombreux cadavres... » et j'en passe. Ces attentats ont été revendiqués par le Front de Soutien des Moujahidin Syriens à la Population Syrienne. Il s'était déclaré actif dans une vidéo117 où il affirmait sn appartenance à Al Qaïda. L'aspect de la vidéo est technologique, très travaillé. Le montage est fait à partir de plusieurs vidéos qui montrent le degré d'organisation de ces djihadistes et les villes dans lesquels ils sont présent et s'entraînent. Ces villes correspondent avec la géographie de la révolte ; cette vidéo, loin de constituer une preuve du lien du régime avec ses attentats, montre qu'elle se place néanmoins dans la même logique que la rhétorique du régime. Les salafistes ont infiltré l'opposition et ce sont eux qui commettent des actes de barbarie.

    116 Carole Donati, L'exception syrienne, oc. Pit. P. 287.

    117 http://www.youtube.com/watch?v=-UdD6wawreQ

    114

    De plus, ce groupe se dit défendre les sunnites contre les alaouites : c'est curieux mais aucune action n'a été commise en territoire alaouite, à Lattaquié ou à Tartous.. En outre, Ignace Leverrier ajoute que selon des sources parmi l'opposition qui a été emprisonnée, « le régime syrien a délibérément relâché, sous le couvert d'amnisties qui n'étaient pas réclamées à leur profit mais au bénéfice des contestataires embastillés, plusieurs centaines de vrais ou de prétendus « islamistes ». Ensuite, l'auteur s'étonne de la vitesse à laquelle les djihadistes de ce Front se sont dotés de centaines de kilos d'explosifs, qu'ils sont parvenus à acheminer jusque dans les villes les plus sécurisées118.

    La barbarie déjà pratiquée par le régime, les attentats au Liban et la politique de la « terre brûlée » de Bachar El Assad sont autant d'éléments qui prouvent que le régime syrien livre une guerre sans pitié à la contestation en Syrie. Selon Yves Ignacier119, le chef de l'Etat, Bachar el Assad, qui recevait une délégation de commerçants damascènes en présence de son beau frère, Asef Chawkat, a recouru dans son avertissement à la menace de bombarder Damas et de raser la ville. Le diplomate écrit dans son blog que c'est cette même menace qu'aurait entendue Rafic Hariri lors de son dernier entretien avec Bachar el Assad. Nous observons qu'il s'agit aussi du même type d'avertissement qu'a diffusé Rif`aat al Assad en 1982 sur la radio; il disait en effet être prêt à raser la Syrie d'une part de sa population pour rétablir la « stabilité ».

    *****

    III.3. L'Armée Syrienne Libre et son rôle dans le conflit interne armé syrien

    Les conflits armés internes (non internationaux) sont ceux qui opposent, les forces armées d'un Etat à des forces armées dissidentes. Les affrontements qui se déroulent actuellement en Syrie entre d'une part, les forces gouvernementales et, d'autre part, les forces dissidentes (armée syrienne libre) pose le problème de leur qualification au regard du droit120.

    Pour que les affrontements insurrectionnels soient qualifiés de conflit armé interne, il est nécessaire que les groupes rebelles soient militarisés et organisés. Il faudrait, en d'autres termes, que l'insurrection ne soit plus seulement l'oeuvre d'émeutiers chaotiques et qu'elle ait dépassé le stade d'une révolte sociale spontanée. Les groupes rebelles doivent être armés, posséder une chaine de commandement et respecter un minimum de discipline militaire. Or,

    118 http://syrie.blog.lemonde.fr/page/2/

    119 http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/05/14/syrie-attentats-terroristes-et-politique-de-la-terre-brulee/

    120 droit international humanitaire qui régit les conflits armés internationaux et internes.

    115

    l'évolution des évènements en Syrie s'est faite progressivement dans le sens d'une militarisation de l'insurrection. Actuellement donc, la nature des affrontements a largement dépassé le cadre qui prévalait aux premiers mois, celui de manifestations sporadiques de civils réprimées dans le sang, pour se transformer en de véritables combats entre militaires professionnels.

    Dans le reportage « En première ligne avec la résistance armée syrienne » réalisé par Paul Moreira, diffusé le 05 décembre 2011 sur Canal+, un ex-officier de l'armée syrienne régulière explique sa désertion : « J'ai fait le serment de protéger le peuple syrien, pas le clan Assad ». Cette phrase est doublement révélatrice : il y dénonce le danger que constitue le clan Assad pour le peuple syrien tout en sous-entendant que ce qu'attend le clan Assad n'est pas la défense de l'intérêt général, mais bien la défense de ses intérêts personnels.

    La force militaire de la révolte est incarnée par des soldats ou officiers sunnites rebelles, regroupés sous le nom d'Armée Syrienne Libre, qui ont fait défection à l'armée syrienne régulière. La formation du groupe d'opposition armé a été annoncée le 29 juillet 2011 dans une vidéo 121publiée via la Toile par un groupe de militaires syriens en uniformes qui ont fait défection. Le chef de ces hommes, qui s'est identifié lui-même comme le colonel Ryad Al Assaad, a annoncé que l'Armée Syrienne Libre travaillerait avec les manifestants à la chute du régime. Les espoirs étaient grands, les armées tunisienne et égyptienne avaient déjà détrôné Ben Ali et Moubarak. Le 23 septembre 2011, l'Armée Syrienne Libre annonce sa fusion avec le Mouvement des officiers libres, qui rappelle le coup d'Etat nassériste en Egypte, et devient ainsi le principal groupe armé de l'opposition.

    A chaque défection, une nouvelle vidéo ; il s'agit pour l'Armée Syrienne Libre d'entretenir une communication permanente--sur sa croissance, sur ses victoires, sur son armement-- en direction des manifestants et des populations civiles. L'Armée Syrienne Libre se donne pour premier objectif d'assurer la défense des manifestants des incursions de l'armée syrienne régulière. Une armée régulière peut être définie comme un ensemble d'organisations et de moyens militaires géré par une majorité de militaires professionnels ou de civils réservistes. Etant donné que l'Armée Syrienne Libre prétend défendre un peuple national et qu'elle a été créée par des militaires professionnels, on peut la considérer comme une « armée » aux moyens encore faibles. L'armée Syrienne Libre ne dispose, selon mes observations, que d'armes légères (armes de poing, fusil d'assaut et lance roquettes).

    121 http://www.mediarabe.info/spip.php?article2017

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    En outre, on doute que l'ASL, qui est présentée comme une armée de déserteurs, profite réellement des défections des soldats syriens. Vu les pressions doubles que subissent les soldats syriens, tant de la part de l'armée régulière que des soldats rebelles, il n'est pas sûr que les défections au sein de l'armée régulière profitent à l'Armée Syrienne Libre. En outre, les effectifs humains de l'Armée Syrienne Libre font débat : 40 000 hommes selon l'AFP en janvier 2012, 20 000 selon Le Monde 09/03/2012. Certaines sources comme la Maghreb Agence Presse annoncent que leur nombre n'excèderait pas 5000. L'armée, qui semble faite de bric et de broc quelques mois après la révolte a gagné en notoriété et en soutiens internationaux.

    L'Armée Syrienne Libre possède un commandant en chef ainsi qu'une chaine de commandement, avec des officiers. Son état-major est présent sur le sol turc d'où il coordonne les opérations. Le rôle de l'ASL est reconnu par le Conseil National Syrien : les deux organisations se sont dotées d'un conseil militaire pour établir les stratégies sur le terrain. En outre, les forces armées loyales au régime sont massivement déployées pour mater les manifestants et les forces rebelles, ce qui dénote l'intensité du conflit armé interne.

    Composée de petits groupes de 20 à 30 combattants, l'ASL est répartie surtout dans les campagnes. Ils ne sont pas regroupés et sont de plus en plus organisés depuis l'hiver 2011. Ne disposant que de peu de moyens, dans certaines villes ou localités, les soldats rebelles profitent des solidarités familiales ou de quartiers. Mais cette hospitalité n'est pas toujours bien vue, car la présence de soldats rebelles dans certains quartiers menace les habitants et les riverains. La population en vient à prendre des distances avec l'armée libre par crainte des représailles du régime, comme dans le cas d'Idlib. Dans le Nord, la partie de la Syrie dans laquelle ils sont les plus présents et en circulation. Dans la région de Jbel Zaouia, certaines zones se seraient transformées en enclaves de « liberté ».

    L'armée Syrienne Libre se fond dans le paysage, elle craint l'armée et, parce qu'elle est en infériorité numérique et matérielle, tente de surprendre le plus souvent l'armée syrienne régulière. Le conflit interne armé prend de plus en plus les caractéristiques d'une guerre asymétrique. Il n'y a pas de ligne de front claire, les soldats rebelles attaquent les militaires loyalistes en embuscades, lorsqu'ils ont l'avantage numérique. Contrairement à ce qu'on entend dans les médias, Idlib et Homs, ou d'autres villes citées, ne sont pas « reprises » par l'armée Syrienne Libre : elles sont occupées par les soldats rebelles, en attendant que l'armée régulière les déloge. Les soldats rebelles se fondent dans le paysage, circulant par les

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    routes de campagne, par les frontières les moins fréquentées et sont le plus souvent hébergées par l'habitant, sinon ils occupent les bâtiments vides.

    Les soldats organisent des embuscades en attaquant des check points de l'armée pendant la nuit. Elle dresse des barrages et harcèle les positions ennemies.

    L'Armée Syrienne Libre encadre également des manifestations dans des zones périurbaines ou dans les villes. Voici une carte qui spatialise ses interventions.

    L'armée syrienne libre intervient surtout dans les villes de l'axe central Idlib-Deraa, et Deïr ez Zor. Idlib, est à moins de 100 kilomètres de la frontière turque, où se trouvent l'état général et les principaux camps de réfugiés dans la région d'Antakya en Turquie. La région d'Idleb revêt en effet une importance stratégique pour le pouvoir. A la fois proche de la frontière turque et éloignée de Damas, elle permet aux Syriens opposés à Bachar el Assad de mieux s'organiser. Les révolutionnaires peuvent aller et venir en Turquie. Il est plus facile d'acheminer des armes, de la nourriture ou du matériel de communication. Les médicaments, le sang et les téléphones satellites circulent entre la Syrie et la Turquie, qui

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    ferme les yeux sur ces flux matériels. La répression se faisait à l'artillerie lourde122 à Idleb.

    C'est une situation différente de Zabadani, qui a été parmi les premiers foyers de la contestation à avoir été attaquées avant Homs : cette ville est proche de Damas et de la frontière avec le Liban. Son contrôle répond à la priorité de sécuriser ce qui entre et sort du pays.

    Deïr Az Zor avait connu des manifestations pendant l'été 2011 : elle est située à 100 kilomètres de l'Irak, en proie à une guerre civile ces dernières années. Un observateur militaire de l'ONU témoigne de la situation dans cette ville dans laquelle il a dû patrouiller : « Les tueries par les chars et l'artillerie lourde, les kidnappings, les exécutions sommaires, les tortures, les arrestations arbitraires et les viols sont de mise quotidiennement, personne n'est épargné et particulièrement les enfants : la barbarie dans son sens le plus large. Concernant les observateurs onusiens, nous sommes pris en plein dans le bourbier, la population locale attend de nous une amélioration de la situation, personne ne respecte le plan Annan, en revanche les choses ne font qu'empirer. Notre mission est discréditée et souvent, on devient une des raisons de leurs maux et nous sommes pris pour cible. »

    Ce passage est instructif à plus d'un titre : le sort réservé en janvier aux observateurs arabes est endossé aujourd'hui par les observateurs onusiens ; à Deïr Az Zor, la répression de l'armée est particulièrement forte. Cela peut être dû, premièrement, à l'intensité des manifestations et de leurs médiatisation, mais aussi à la situation géopolitique de cette région industrielle, non loin des frontières de l'Irak qui, jusqu'en décembre, était encore occupé par les Etats Unis qui se trouve être parmi les Etats les plus farouchement opposés au régime de Bachar el Assad.

    Quant à Deraa, Homs et Damas, nous avons déjà expliqué en deuxième partie pourquoi l'armée syrienne libre y est présente. A Deraa, la frontière jordanienne offre une issue pour se ravitailler, pour les réfugiés et les blessés. A la fin du mois de mars 2011, l'armée était aux portes de Deraa et l'étouffa pendant une longue semaine ; l'entrée en contestation des villes frontalières n'est pas de bon augure pour le régime, qui réprime prioritairement les villes frontalières. Ses forces militaires se sont ensuite concentrées sur les villes intérieures que sont Homs et Hama. La catastrophe humanitaire qu'a causée la répression a poussé les rebelles à affronter l'armée régulière et à héberger les soldats rebelles,

    122 http://www.rue89.com/2012/03/11/idlib-larmee-syrienne-ne-veut-pas-ceder-une-region-strategique-230098

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    comme à Bab Amr. Damas est, elle, bordée par une ceinture de misère enclavée difficile à contrôler ; aussi serait-il logique que les soldats rebelles gardent leurs positions dans la Ghouta damascène pour espérer un jour attaquer le centre du pouvoir : le quartier Mezzah.

    L'Armée Syrienne Libre se renseigne constamment sur les positions de l'armée loyaliste ennemie en se branchant sur ses fréquences. S'agissant des équipements électroniques, certains soldats possèdent des téléphones satellites offerts par les médias, les syriens de l'étranger ou les ONG. Les rebelles, civils et militaires, dépendent d'aides familiales et associatives étrangères. L'armée rebelle développe son propre circuit parallèle de blessés, et ses propres hôpitaux de fortune. Ces matériaux de fortune limitent les dégâts mais l'armée syrienne libre manque de tout face à l'armée régulière syrienne.

    Par ailleurs, rien n'est jamais clair dans une guerre ; l'ONG Human Rights Watch accuse des groupes armés d'opposants syriens d'avoir commis des exactions contre des membres des forces de sécurité. Des tortures, des enlèvements, des rackets. Naim Houmry123, représentant régional de Human Rights Watch, basé au Liban, l'armée syrienne libre est plus une fiction qu'une réalité, il y a des douzaines et des douzaines de groupes armés qui opèrent, souvent en utilisant le nom de l'Armée syrienne libre, mais ils ne sont pas soumis à une structure unifiée, ce qui risque d'endommager la discipline dans l'armée et donc la crédibilité de l'armée rebelle. En mars 2012, la directrice de HRW pour le Proche orient Sarah Leah Whitson a envoyé une lettre aux mouvements d'opposition : « les chefs de l'opposition doivent clairement faire savoir à leurs partisans qu'ils ne peuvent torturer, enlever ou exécuter en aucune circonstance124 ». HRW s'appuie sur des dizaines de vidéos postées sur le site Youtube. On peut y voir des personnes désignées comme loyalistes (et parfois simples fonctionnaires) avouant des informations, sous la contrainte de la torture125. Une vidéo montre un homme pendu à un arbre devant plusieurs combattants. Un commentaire indique qu'il faisait partie des services de sécurité syriens. Selon l'ONG, certaines attaques menées par l'opposition armée étaient motivées par des sentiments anti alaouites ou anti chiites.

    L'objectif de l'ASL, et des groupes de soldats sur lesquels elle a autorité, est de surprendre l'ennemi qui est en supériorité numérique et matérielle. Elle harcèle les positions ennemies, soit en attaquant des check points, soit en tendant des embuscades dans les villes où l'armée régulière est stationnée. C'est pour cela qu'il est proprement incorrect de faire de

    123 http://www.hrw.org/bios/nadim-houry

    124 http://www.20min.ch/ro/news/dossier/tunisie/story/24913432

    125 http://www.youtube.com/watch?v=3VrVUnBp UA&feature=player embedded

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    l'Armée Syrienne Libre une véritable force de terre ; on comprend mieux dès lors les divisions entre l'Armée Syrienne Libre qui, sur le terrain, demande un soutien international en Syrie et le Conseil National Syrien, opposé à une intervention militaire mais enclin à une « protection internationale ». De plus, sur le terrain, à part certaines enclaves dans le nord et certaines villes intérieures comme Homs où elle a résisté à l'assaut de l'armée contre Bab Amr pour la déloger, l'armée syrienne libre est diluée dans le territoire et s'organise parfois pour des offensives du type « guerre asymétrique ».

    L'armée syrienne libre est sous-équipée, ne fait pas le poids au strict sens militaire et doit donc se rabattre sur une stratégie de harcèlement, de guérilla face à cette armée régulière, qui tient les axes les plus importants et la majorité du territoire. Il existe une différence fondamentale entre la Libye et la Syrie : en Libye, la Cyrénaïque formait une poche révolutionnaire et la Tripolitaine, quant à elle, était favorable au régime. Or, en Syrie, il n'y a pas de ligne de front, c'est une mosaïque de territoires. L'ASL n'agit donc pas selon la même stratégie que les rebelles libyens ; les soldats rebelles tentent de maintenir leur position dans des spots stratégiques, généralement des zones sunnites favorables à la chute du régime, et de s'étendre en tâche d'huile, pour rallier toutes les poches révolutionnaires.

    121

    CONCLUSION

    Depuis le début de la répression violente en mars 2011, on assiste à une escalade dramatique dans le recours aux actes de violence et à la torture. Pourtant, personne ne devrait s'étonner ; à titre d'exemple, dans le cadre de sa politique européenne de voisinage, l'Union Européenne désigne le pouvoir de Damas comme un régime présidentiel fort et autoritaire, en besoin urgent de réformes politique et économique. Dans de nombreuses publications, la torture, l'autocratie, la corruption et la prédation de l'Etat étaient mentionnés dans les rapports que produisent les Nations Unies. On peut donc dire que l'aspiration des syriens à la chute du régime qui les a brimés n'est donc ni étonnante, ni nouvelle au vu de l'Histoire.

    La Syrie a été un des derniers pays à entrer dans la contestation politique des printemps arabes. Au mois de mars 2011 les appels aux manifestations se multiplient, et la répression meurtrière commence à Deraa en fin mars. Le régime a tout de suite réprimé les zones les plus exposées à l'étranger, car il craignait une intervention internationale, à la libyenne. Les manifestations ont grossi de taille dans les régions sunnites favorables à la chute du régime : c'est à la fois la répression et la situation de crise structurelle dans laquelle se trouve la Syrie qui va entretenir le conflit, mais qui va pousser également à sa radicalisation. Une des nombreuses conclusions de ce mémoire est que la réussite de la contestation dépend de sa capacité à se massifier et à durer dans le temps.

    Si les manifestations du mois de mars avaient été pacifiques et massives, c'est en partie car le cas syrien a suivi le schéma tunisien : la contestation est partie de régions isolées périphériques délaissées et souffrant de difficultés socio-économiques, comme les villes de Deraa, Banyas, Lattaquié. Il s'est propagé ensuite vers les centres urbains plus importants. Les acteurs de ce mouvement sont les laissés-pour-compte, ceux qui ne profitent pas des retombées de la modernisation initiée depuis dix ans par le régime de Bachar el Assad. Les bénéfices de cette réforme, comme la réforme agraire de Hafiz el Assad, sont accaparés par une petite minorité qui s'enrichit dans l'immobilier, les banques, le tourisme et l'hotellerie. Le reste de la population vit avec difficulté, particulièrement dans le monde rural ou dans les banlieues urbaines accueillant l'exode rural. Les revendications socio-économiques se

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    transforment alors en revendications politiques ; l'idée de changement ne s'incarne que par la déconstruction de l'Etat-régime instauré par le clan Assad pour ses intérêts.

    C'est dans ce contexte que des oppositions politiques claires commencent à se former. On assiste à une scission entre l'opposition de l'intérieur et celle de l'extérieur, composée de laïcs et d'islamistes en exil. L'opposition de l'intérieur est aussi bien composée des « anciens », connus en Syrie depuis des décennies, comme Michel Kilo, qui a subi entre autres l'écrasement des aspirations du printemps de Damas, que d'une nouvelle couche de manifestants, cette génération spontanée des rues du printemps arabe, coordonnée en partie par les Comités de Coordination sur le terrain. L'opposition de l'extérieur est, elle, regroupée autour de Burhan Ghalioun au sein du Conseil National Syrien qui a comme principe fondateur la chute du régime, la protection des civiles, et l'avancement du dossier syrien auprès des puissances internationales. Il est difficile de mesurer la notoriété ou la légitimité du CNS auprès des Syriens de l'intérieur ; l'information est filtrée, contrôlée et surveillée.

    La réouverture de « Facebook », le principal médium social des révolutions arabes « Web 2.0), au début de l'année 2011 en Syrie, a très vite aiguisé les suspicions des web-activistes. Grâce à de nouveaux outils de cryptage de données enseignés par Télécomix entre autres, ils parviennent à diffuser une véritable mémoire vivante de la révolution. Ces nouveaux médias ont donné lieu à une guerre via médias sociaux interposés. La fragilisation du régime syrien laisse place à de nouvelles possibilités dans la région, surtout au regard du Qatar et de l'Arabie saoudite. La chaîne Al Jazeera, d'abord en retrait, lance une guerre médiatique contre le régime syrien et soutient l'opposition. De même, les agences de presse russe et iranienne défendent le régime en diffusant sa rhétorique.

    Les discours sont antagonistes et les représentations opposées à tel point que l'image autour du conflit syrien est brouillée. D'une part, le régime et ses alliés accusent les terroristes de vouloir déstabiliser la Syrie et d'établir un régime islamiste ; d'autre part, les opposants clament leur pacifisme et leur caractère laïc, en s'accusant l'un l'autre continuellement.

    Sur le terrain, l'échec de la solution politique se fait durement ressentir. La situation est dans une impasse entre d'une part une société qui a pris une voix politique et qui n'entend plus en être dépossédée et d'autre part un régime qui a conservé des capacités de répression, en particulier en engageant de préférence dans la répression la partie de l'armée la plus fidèle, qui est aussi la mieux entraînée et équipée en plus de multiples forces de sécurité

    123

    (forces spéciales ou forces auxiliaires miliciennes, alaouites recrutés massivement) ou polices politiques, communes sous le nom de mukhabarat.

    La révolte syrienne a changé de nature à partir de l'été 2011 avec une militarisation croissante du mouvement. Les habitants de nombreuses régions touchées par la révolte se sont constitués en groupes d'autodéfense pour se protéger. Le déploiement de l'armée sur tout le territoire a fortement augmenté les désertions. Des officiers libres syriens fondent plus tard dans l'été 2011 l'armée syrienne libre. Le régime perd le contrôle de certaines villes ou certains quartiers, ou il a laissé certaines villes se proclamer « villes libérées », avant d'entamer des reconquêtes militaires violentes à grands renforts de chars et d'artillerie lourde. Le bilan humain dépasse dix mille morts, avec des chiffres qui relèvent d'une situation de conflit et plus seulement d'insurrections spontanées et localisées.

    La révolte prend aussi de plus en plus la tournure d'une guerre confessionnelle : plusieurs observateurs parlent d'un risque de « libanisation » ; le fait que l'Armée Syrienne Libre est entièrement sunnite renforce la perception d'une revendication hégémonique de la majorité sunnite contre le pouvoir aux yeux des groupes minoritaires. Il semble que la libanisation qui est à craindre soit difficilement évaluable vu le chaos dans lequel se trouve le pays néanmoins, les principales parties impliquées dans le conflit syrien refusent toute confessionnalisation de la révolte, pour ne pas renforcer le discours du régime qui dresse continuellement l'épouvantail du conflit inter confessionnel. En outre, ce qu'on observe en Syrie est inédit : le mouvement n'émane pas de l'action de groupes identitaires ou confessionnels, comme à Hama en 1982 ou à Qamishli en 2004. On remarque l'implication d'une nouvelle couche de manifestants non sectorisée, les victimes directes des crises sociale et économique. Les manifestations syriennes n'ont rien de confessionnel ou d'identitaire dans leurs principes, mais l'embourbement du conflit et l'escalade de la violence exacerbent les clivages communautaires et risquent de déterminer, si révolution il y a, le futur des affrontements inter-syriens.

    La régionalisation puis l'internationalisation du cas syrien répondent à la nécessité de faire plier le régime syrien, et réduire la répression para-policière, policière et militaire. Cette étape cruciale dans le développement du conflit, à une échelle non plus nationale ou régionale mais internationale, change la donne : les réunions de crise et sommets se multiplient pour résoudre l'imbroglio syrien. Dans le cas libyen, l'intervention internationale avait permis de faire basculer le rapport de force entre régime et opposition. Dans le cas

    124

    syrien, un tel scénario est bloqué par les vétos russe et chinois au Conseil de Sécurité en en février 2012 : les russes disposent de leur dernière base navale en méditerranée à Tartous ; de plus, Moscou comme Pékin trouvent inacceptables toute initiative allant dans le sens d'une solution du Conseil de Sécurité de l'ONU, dominée par l'Occident, autour de principes comme « le devoir de protéger » et l'ingérence pour cause humanitaire. En outre, jusqu'à maintenant, aucun protocole clair: ni l'armement des rebelles, ni le couloir humanitaire qui supposerait l'aval des deux parties belligérantes, ni le bombardement par l'OTAN des points stratégiques militaires du régime, n'a créé de consensus

    Le dossier a été saisi également à un niveau régional. Dans le cas du Yémen par exemple, l'impasse avait été débloquée par une initiative du Conseil de Coopération du Golfe qui a permis le départ négocié de Saleh. Cependant, dans le cas syrien, le facteur régional introduit plus d'incertitude qu'il n'offre de solutions. L'ingérence du Conseil de Coopération de Golfe complexifie les rapports de force sunnite/chiite dans la région.

    La combinaison entre : l'affaiblissement du pouvoir central syrien, la division forte de l'opposition, l'incertitude concernant la violence déchaînée qui s'en suivra et qui dénaturera probablement la nature de la protestation, les clivages confessionnels croissants et les interventions régionales, annonce un terrain favorable aux salafistes djihadistes. La violence déchaînée et la déstructuration étatique constituent un terrain favorable pour les courants fondamentalistes, comme Al Quaeida, qui a annoncé officiellement son soutien à la révolution.

    Le régime de Bachar el Assad a fait face dans les années 2000, en s'appuyant sur des clivages sociétaux, un appareil sécuritaire important et un muselage de toute initiative civile. Il a réussi à se maintenir à travers de crises régionales graves, en particulier le voisinage avec les Etats Unis en Irak, son retrait forcé du Liban. Mais cette nouvelle crise due à la contestation populaire contre l'autoritarisme pousse le régime à résister (muqâwama) face à son propre peuple.

    125

    BIBLIOGRAPHIE

    Ouvrages de référence

    - Michel Seurat, L'Etat de barbarie, Collection Proche Orient, éditions Puf. - Carole Donati, L'exception syrienne, éditions la Découverte, 2009.

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    - Yves Lacoste, Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, 1993. - Daniel le Gac, La Syrie du général Assad, Google Books.

    - Samar Yazbek, Feux croisés, journal de la révolution syrienne, éditions Buchet Chastel, mars 2012.

    - Thomas Pierret, Le Baas Syrien face à l'islam sunnite, Baas et islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas (PUF, 2011)

    - Sous la direction de Dupret, Ghazzal, Courbage, Al Dbiyat, La Syrie au présent : reflets d'une société, Collection Sindbad, Editions Actes Sud, 2007

    Articles

    - Fabrice Balanche « Géographie de la révolte syrienne », Outre-Terre 3/2011 (n° 29)

    - Fabrice Balanche, « L'habitat illégal dans l'agglomération de Damas et les carences de l'Etat », Revue Géographique de l'Est [En ligne], vol. 49 / 4 | 2009, mis en ligne le 21 octobre 2010

    - Philippe Droz-Vincent, Le régime syrien face à son propre peuple, article publié par Sciences po et le CERI-CNRS

    - Nora Benkorich, « La tentation de la lutte armée contre le pouvoir baasiste en Syrie », Le débat, 2012/2 n. 169, publié dans cairn.info

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    Rapports

    - CIRET-AVT et CF2R, Syrie : une libanisation fabriquée, Compte rendu de mission d'évaluation auprès des protagonistes de la crise syrienne, Paris Janvier 2012

    - Rapport de la mission des observateurs de la Ligue arabe en Syrie, publié le 30 janvier 2012 par l'Institut Tunisien des Relations internationales.

    - Rapport de « Human Rights Watch » publié le 15 décembre 2011 et consultable sur leur site.

    Blogs, groupes, et sites en rapport avec le conflit Syrien

    - "Un oeil sur la Syrie", blog du Monde, écrit et animé par Ignace Leverrier, ancien diplomate

    - "L'Orient indiscret" par Geogres Malbrunot, blog du Figaro

    - The Syrian Observatory for Human Rights : www.syriahr.com

    - Syrian Arab National Press : www.sana.sy

    - Agence de Presse Russe, Ria Novosti : www.fr.rian.ru

    - Radio iranienne, IRIB : www.french.irib.ir

    - BBC News, rubrique "Middle East".

    - The Guardian, rubrique "World", puis " Syria"

    - Télécomix Syria "News from the ground", regroupe toutes les informations utiles en termes d'actualités sur le terrain, entre autres: barrages de l'armée, revues de presse ou encore manifestations.

    - "Syrian Stories", chronologie thématique illustrée de vidéos, images, renvois vers d'autres liens et autres données de toute sorte.

    Twitter :

    J'ai suivi :

    - "Pour une Syrie libre" ;

    - "Nouvelles d'Orient", d'Alain Gresh, - "Anonymous Syria", et

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    - "Révolution Syrienne".

    Pour ce qui est des pro-Bachar el Assad sur Twitter, j'ai suivi : - "Liban Presse" ; - "l'Orient le jour" ; - "French Irib Radio".

    Facebook :

    J'ai suivi les groupes suivants :

    - "The Syrian Revolution 2011" ;

    - "Syrian Free Press" ;

    - "Syrian Observatory for Human rights" et Ali Ferzat, caricaturiste et opposant syrien.

    Presse arabe :

    - "Al Wafd" ;

    - "L'Orient le jour", et - "Al Oufok".

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry