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Les limites de la vision occidentale du vivant

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par Mathieu Néhémie
Université Blaise Pascal - Master 2 Philosophie 2007
  

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Néhémie Mathieu

Master 2 Philosophie 2006/2007

Les limites de la vision occidentale du vivant

Introduction générale

La place de l'homme dans l'univers est un thème récurrent en philosophie. Peut-être même est-ce le thème central de toute la philosophie. Toute question métaphysique pourrait être considérée comme une dérivée de cette problématique fondamentale. L'humanité en général pourrait, dans le même ordre d'idée, être considérée comme l'objet d'étude suprême de la philosophie. Pourtant, cela peut également être considéré comme un grave anthropocentrisme puisque l'humanisme a une histoire.

Sans vouloir simplifier celle-ci, on peut estimer que l'homme ne s'est pas toujours identifié comme un humain avant toute chose. Le monde antique, avant l'avènement du christianisme, avait pour coutume de faire du peuple le critère d'identification majeur. On était Athénien, Romain ou Juif avant d'être quoique ce soit d'autre. Ce mode de pensée n'a cependant pas disparu avec la formation de l'Église chrétienne. Les régionalismes et nationalismes sont toujours restés très forts et parfois ce sont les identités religieuses qui ont pris le dessus. Le monde chrétien, lorsqu'il a témoigné d'une certaine unité, s'est alors forgée une identité supra-nationale mais pas vraiment humaniste. Qu'il s'agisse de combattre le monde arabe en Espagne ou à Jérusalem, ou qu'il s'agisse de civiliser l'outre-mer sauvage, il n'est pas certain que l'européen se définissait avant tout comme un homme. Sans estimer pour autant qu'il s'agit d'un trait commun à l'humanité entière, l'Europe n'a pas l'apanage de ce genre d'identification. On remarquera comment beaucoup de nations et d'empires forgèrent des identités reléguant l'humanisme en arrière-plan. Nombreuses furent pourtant les religions et les philosophies à tenter de faire de l'humanité la communauté fondamentale. Mais les atrocités du vingtième-siècle nous convaincront que malgré leur succès apparent, ces courants de pensée n'ont pas empêché des idéologies néfastes de naître à partir d'identifications culturelles, nationales et raciales. Au-delà du fascisme et du génocide qui n'ont pas disparu, les États du monde entier continuent, dans une paix apparente, de défendre des intérêts économiques nationaux, au prix souvent de la souffrance de millions d'individus.

On pourra considérer, avec les sciences sociales, que la distinction entre ''eux'' et ''nous'' peut être étendue à toute forme de communauté ; mais cette communauté n'est pas toujours définie de la même manière. Ce peut être la famille, le clan, le village, la région ou, bien sûr, le pays. On peut alors considérer les divers humanismes, le christianisme, le bouddhisme et les droits de l'homme par exemple, comme des progrès moraux par rapport à des critères d'identification plus limités. Non seulement ils mettent fin à l'idée d'une supériorité intrinsèque d'une communauté sur une autre mais ils étendent les obligations morales de l'individu à tous les humains quelle que soit leur appartenance ethnique, religieuse, nationale ou culturelle.

L'humanisme, conçue comme la communauté de tous les humains, n'échappe pourtant pas à l'idée d'un soi et d'un non-soi. En faisant de l'homme la valeur suprême il boute hors de cette communauté tous les autres existants du monde. L'humanisme fait des humains les seuls sujets moraux. Même lorsqu'il a une certaine considération pour le monde animal ou l'écosystème, c'est par un souci de responsabilité éthique, ou seulement une condescendance paternaliste, qui refuse toujours la moindre qualité morale à l'objet de notre compassion. Si l'on transformait en humains toutes les volailles d'un élevage en batterie, l'agriculteur responsable devrait être immédiatement traduit devant le tribunal pénal international tant la scène qui en résulterait, rivaliserait avec les pires atrocités de la seconde guerre mondiale. La considération morale que l'humanisme occidental peut avoir pour l'animal reste donc très limitée et prend plutôt la forme d'un respect général pour la nature dans son ensemble et pour sa diversité. L'animal individuel n'a quasiment aucun droit ; il est certes puni par la loi de maltraiter son chien ou de tourner un film en portant atteinte à de vrais animaux, mais l'industrie alimentaire est libre de confiner toute leur vie des animaux dans des compartiments faisant à peine leur taille. Le végétal est soumis à des traitements analogues quoiqu'il ne soit généralement pas défendu par le moindre militantisme.

Si l'on considère comme un progrès moral, l'élargissement de notre champs d'identification du niveau régional ou national à celui de l'humanité, pourquoi ne pas étendre encore cet élargissement à l'ensemble des animaux, ou même à l'ensemble des entités vivantes ? Divers sont les arguments avancés pour refuser à d'autres existants la participation à une communauté morale. Il s'agit en général de leur refuser les conditions nécessaires qui feraient d'eux des sujets moraux à part entière. L'idée est que, parmi toutes les espèces vivantes qui peuplent notre planète, l'humain a accédé à un statut particulier qui justifie sa valeur morale supérieure. La dimension morale de l'homme étant inextricablement liée à la considération de son esprit, c'est immanquablement sur ce point qu'est généralement fondée l'originalité de la nature humaine.

L'humanisme occidental peut sembler s'étendre à l'ensemble de l'humanité. On peut cependant douter qu'il se soit imposé par la seule force de ses idées. Cela peut tout de même être considéré comme une bonne chose car l'humanisme devrait théoriquement avoir un réel impact sur les motivations des membres de communautés qui se déchirent encore de nos jours. La plupart des guerres, pour ne pas dire toutes, sont livrées en raison de critères d'identification trop restreints, pour le bénéfice de ''son'' peuple, de ''sa'' race, de ''son'' pays, de ''son'' bloc ou encore de ''ses'' lobbies. Mais il subsiste encore des sociétés qui ne partagent pas les idées humanistes mais montrent pourtant moins de velléité guerrière que l'humaniste en est capable pour maintenir son mode de vie. Certains peuples maintiennent en effet une cosmologie où non seulement tous les humains appartiennent à la même communauté mais tous les vivants, voire tous les existants, sont également pleinement admis dans cette communauté. Pour l'animiste, la sphère du social ne se limite pas à l'humain puisque les règles morales qui régissent les rapports entre les hommes sont du même type que celles qui existent entre l'humain et le non-humain. Si l'on estime que l'humanisme est en mesure de faire la leçon aux nationalismes ou aux racismes, pourquoi ne pas considérer que celui qui fait de l'animal sont égal est détenteur d'une morale encore supérieure ?

On rétorquera que l'animiste se trompe tout simplement en pensant qu'il est en communauté avec son cousin animal ou végétal. Aucune convention n'a en effet été établie qui puisse légitimer cette idée. Pourtant l'humanisme des droits de l'homme consiste bien à admettre que chacun dispose des mêmes droits sans pour autant avoir souscrit à quoique ce soit. On retrouve ici la même idée que celle du monothéisme qui veut que tout être humain soit égal devant la loi de Dieu, qu'il n'a pas pour autant choisi et qu'il peut même ne pas connaître. Pour sa part, une cosmologie animiste considère la communauté morale des vivants comme un acquis ontologique tout autant que l'humaniste les droits de l'homme.

Par son humanisme et sa science, l'Occident s'arroge souvent, quoique généralement implicitement, une vision plus claire, plus ouverte et donc meilleure des rapports que l'homme doit entretenir avec ses semblables et avec son environnement. Ainsi la philosophie estime généralement avoir fondé l'originalité de l'homme sur des principes rationnels. Mais notre objectif ici n'est pas de déterminer quelle idéologie est la meilleure concernant la place de l'humanité dans le monde. Nous souhaitons mettre en question les fondements de notre mode de pensée pour déterminer en quoi il peut légitimement être considéré comme plus rationnel ou plutôt seulement comme un modèle culturel particulier.

La science peut être considérée comme admettant le statut exceptionnel de l'homme mais elle n'a pourtant jamais isolé précisément d'attribut substantiel inédit chez l'homme qui lui autoriserait l'exclusivité de la qualité de sujet moral. Si la science moderne est née en occident, il est légitime de penser qu'elle n'est pas vraiment en mesure de trancher quant à la supériorité de telle ou telle ontologie. Les prédictions vérifiées que la science peut fournir nous font accepter sa validité, pourtant il ne doit pas forcément en être de même des diverses conclusions métaphysiques que l'on peut en tirer. Avant d'envisager les conséquences philosophiques de la science il faudrait préalablement traiter de ses axiomes ontologiques. Puisque nous souhaitons critiquer ici la légitimité qu'il peut y avoir à limiter nos jugements moraux à l'être humain, c'est la vision occidentale du vivant qui nous intéressera et dont nous jaugerons la valeur. Notre discussion prendra inévitablement une tournure épistémologique, mais aussi métaphysique, car il nous faudra analyser le terreau ontologique sur lequel s'est construit la biologie, ainsi que les dernières données que celle-ci nous fournit concernant la place de l'homme dans la biosphère.

C'est le socle ontologique de la biologie occidentale que nous tenterons dans un premier temps de préciser au mieux. Les deux tenants principaux de l'ontologie occidentale que nous aurons isolés, seront alors successivement critiqués en ayant recours, autant que possible, aux données de la science moderne.

Visions occidentales

Introduction

Afin d'entreprendre la critique de la vision occidentale du vivant et d'en comprendre les limites, il nous est nécessaire d'entamer la description de cette vision. Bien sûr l'occident, au cours de son histoire, a connu de riches débats concernant la nature de la vie et le sens philosophique à lui donner. C'est pourquoi nous préférons parler de visions occidentales. Mais il ne faut pas non plus croire que l'occident a su remettre en cause tous ses axiomes, corriger toutes ses erreurs et parcourir tout le champ des raisonnements possibles. Certaines valeurs fondamentales semblent avoir été continuellement véhiculées par la pensée occidentale malgré d'importantes évolutions culturelles, religieuses et philosophiques. Il nous faut donc rechercher aussi bien la diversité des visions occidentales du vivant que leur tronc commun.

La vie est un phénomène très général dont tout le monde à l'expérience, en conséquence, quasiment toutes les philosophies ont eu un mot à dire à son sujet. Il n'est donc pas envisageable de faire une typologie complète des différentes conceptions de la vie qu'a pu construire l'occident. Ce n'est de toute façon pas notre objet, mais celui de l'historien de la philosophie. Nous recherchons ici les lacunes de la vision occidentale actuelle, pas de dresser le tableau des erreurs qu'on pu successivement commettre les philosophes occidentaux. Bien sûr il demeure nécessaire de s'intéresser pour cela à l'histoire des valeurs de notre culture, mais l'exhaustivité n'est pas impérative. Certains philosophes ont construit des visions de la vie particulièrement originales et novatrices mais qui n'ont connu qu'une piètre postérité. Être cité dans les cours de philosophie ne signifie pas forcément avoir influencer en profondeur le paradigme occidental actuel concernant le traitement des phénomènes vivants. Il est par contre évident que Descartes compte parmi les philosophes qui ont laissé une empreinte durable et dont les idées, quoiqu'elles aient connu d'innombrables critiques, peuvent encore être décelées dans l'ossature de nos systèmes de valeurs. La conception cartésienne de la vie devra donc être traitée en raison de son influence sur notre monde contemporain, mais aussi en tant que version prototypique et radicale du mépris occidental de la vie non-humaine.

Cependant, c'est à partir d'auteurs beaucoup plus récents que s'articulera l'essentiel de notre raisonnement. L'objectif ne sera pas de trouver un maximum d'auteurs reprenant le propos de Descartes. Pas plus que nous ne pourrons retracer avec exhaustivité la masse des penseurs qui peuplérent l'occident du vingtième siècle. Le néo-darwinisme de Jacques Monod constituera un bon archétype de l'opinion généralement admise parmi les biologistes. Nous passerons ensuite en revue certains auteurs qui s'inscrivent en faux contre cette conception et nous exposerons une vision concurrente, quoique plus marginale, de l'évolution de la vie. Il s'agira de montrer que la biologie ne fait pas l'objet d'un consensus fort sur un certain nombre de problèmes.

Finalement c'est le travail de Philippe Descolla qui nous intéressera puiqu'il nous permettra de préciser le dénominateur commun de ces diverses visions occidentales du vivant. De plus il nous fournira les informations anthropologiques nécessaires pour pouvoir mieux définir le paradigme occidental par opposition avec d'autres horizons culturels qui proposent chacun une vision différente du rapport de l'homme avec les autres êtres vivants et le reste du monde en général. Enfin le propos de Descolla, en lui-même, s'avérera un bon exemple d'une vision occidentale plus ouverte et plus progressiste du vivant et du non-humain en général.

La conception cartésienne de la vie

Malgré de nombreux débats sur le sujet, les Anciens s'entendaient en général pour accorder des âmes aux bêtes, des Stoïciens, qui leur refusaient tout de même la raison, à Plutarque, qui leur constatait une intelligence similaire à l'homme. L'immortalité exceptionnelle de l'âme humaine n'est envisagée que par Platon et c'est saint Augustin qui intégrera pleinement cette idée dans le christianisme. Pourtant Montaigne, critiquant la vanité humaine, reprendra les réflexions de Plutarque sur la légitimité de l'homme à s'attribuer ainsi un statut supérieur aux autres animaux, jusqu'à se proclamer l'égal des dieux.

Lorsque survint la révolution mécaniste de Descartes, l'Europe chrétienne a déjà largement admis la supériorité de l'âme humaine. L'originalité de Descartes consiste à refuser toute forme d'âme aux bêtes en se basant sur l'analogie entre le fonctionnement biologique des êtres vivants que nous sommes alors en mesure d'étudier et les machines que l'homme est capable de construire.

« Ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l'industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes » (Descartes, Discours de la méthode, cinquième partie).

L'originalité de Descartes, dans sa physique, est de bannir les formes substantielles d'Aristote ainsi que toute forme de finalité et d'intentionnalité dans la nature. D'ailleurs, au sujet de la nature, Descartes abolit toute distinction ontologique entre le règne du vivant et celui de la matière inerte, car Dieu créa le corps organique « sans le composer d'autre matière que celle que j'avais décrite et sans mettre en lui au commencement aucune âme raisonnable ni aucune autre chose pour lui servir d'âme végétante ou sensitive » (Descartes, Discours de la Méthode, cinquième partie).

Les animaux sont de simples machines, ils ne sont rien d'autres que des portions d'étendue qui ne se distinguent de la roche que par la complexité de leur artifice. Car si l'on peut penser que le vivant se distingue de l'inerte parce qu'il est un artifice divin, les animaux étant telles de merveilleuses horloges créées par la puissance divine, il faut rappeler que Descartes fait du monde entier une horloge réglée par les bons soins du créateur. Et comme l'humain est également une forme de vie, son corps est tout autant une machine taillée dans l'étendue inanimée.

« Si je considère le corps de l'homme comme étant une machine tellement bâtie et composée d'os, de nerfs, de muscles, de veines, de sang et de peau, qu'encore bien qu'il n'y eût en lui aucun esprit, il ne se laisserait pas de se mouvoir en toutes les mêmes façons qu'il fait à présent » (Descartes, Méditation métaphysiques, Méditation sixième).

Ainsi Descartes s'autorise à imaginer que Dieu aurait pu créer un homme sans âme, une simple machine comme n'importe quel animal, qui reproduirait pourtant tous les comportements humains dont nous sommes capables. Mais Dieu a ajouté une âme à chaque corps humain. C'est cette âme dont nous avons l'expérience grâce au cogito, car elle s'autodétermine par une réflexivité fondatrice. Mais cet esprit semble inobservable dans d'autres êtres car notre propre âme ne reçoit ses perceptions que de l'étendue, par l'union de l'âme et du corps. Cependant, selon Descartes, bien que nombre d'attitudes humaines pourraient être singées par une habile machine, il est possible de déceler des signes dans le comportement humain qui attestent de la présence de cette âme.

« Il n'y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, exceptées les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion » (Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle).

Seul le langage peut témoigner de la présence d'une âme dans un corps sans pouvoir être correctement dupliqué par une machine ou un animal, car la raison, qui est le propre de l'âme, est nécessaire pour acceder au langage tel que Descartes le définit. Seul l'être doué de parole peut témoigner d'un ghost in the shell1(*) mais même les hommes qui, par un handicap quelconque, se trouvent dans l'incapacité de prononcer mot, sont toujours à même de communiquer par des signes équivalents d'une manière ou d'une autre.

« Toutes les choses qu'on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu'ils les peuvent faire sans aucune pensée » (Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle).

Les animaux, malgré l'usage des signes dont ils semblent faire preuve, ne créent pas du sens dans leurs processus de communication, ils ne font qu'agir selon la disposition de leurs organes, comme lorsque nous réagissons à nos passions. Les messages qu'ils semblent envoyer sont, pour ainsi dire, inscrits dans leur machinerie, tandis que l'humain peut créer des signes nouveaux correspondant aux évènements de sa pensée. Car seule la raison permet une telle malléabilité, et seule la pensée d'une âme nécessite l'invention de nouveaux signes pour témoigner de son contenu.

En conséquence, le champ de la finalité et de l'intentionnalité ne concerne plus que l'étude de l'âme humaine et s'avère complètement hors de propos concernant le monde matériel, y compris le corps humain. Finalement, la vie n'existe plus, il ne s'agit que d'un artifice divin, une illusion qui n'a pas sa place dans une entreprise scientifique de compréhension du réel, car celle-ci ne doit concerner que l'étude de l'étendue et de sa structure géométrique.

« Car je prends ici la nature en une signification plus resserrée, que lorsque je l'appelle un assemblage ou une complexion de toutes les choses que Dieu m'a données ; vu que cet assemblage ou complexion comprend beaucoup de choses qui n'appartiennent qu'à l'esprit seul, desquelles je n'entends point ici parler, en parlant de la nature : comme, par exemple, la notion que j'ai de cette vérité, que ce qui a une fois été fait ne peut plus n'avoir point été fait, et une infinité d'autres semblables, que je connais par la lumière naturelle, sans l'aide du corps, et qu'il en comprend aussi plusieurs autres qui n'appartiennent qu'au corps seul, et ne sont point ici non plus contenues sous le nom de nature : comme la qualité qu'il a d'être pesant, et plusieurs autres semblables, desquelles je ne parle pas aussi, mais seulement des choses que Dieu m'a données, comme étant composé de l'esprit et du corps » (Descartes, Méditation métaphysiques, méditation sixième).

La nature humaine ne marque plus seulement la différence entre l'homme et l'animal mais aussi entre les mondes matériel et spirituel ; en cela que l'humain, contrairement à toutes les autres créatures, consiste dans le mixte d'une chose étendue et d'une chose pensante. Il est une passerelle entre le monde corporel, où l'on trouve les corps inertes comme les animaux (qu'il n'y a d'ailleurs plus lieu de distinguer des autres corps) et le monde des âmes et des anges. Quoique nous n'ayons pas la moindre expérience d'un de ces mondes indépendamment de l'autre, la possibilité de les penser séparément autorise Descartes à les distinguer ontologiquement.

Le cartésianisme a connu de nombreuses et vives critiques dès que son fondateur publia ses oeuvres et, par la suite, sa doctrine sera également régulièrement prise pour cible. Descartes demeure cependant exemplaire sur un certain nombre de ses conclusions ainsi que sur sa rigueur méthodique. Comme il est courant en philosophie, que l'on soit ''contre'' ou ''pour'' un auteur, c'est généralement à partir de sa doctrine que l'on construit sa réflexion. Même si l'on ne peut plus sérieusement continuer de partager plusieurs points majeurs du cartésianisme, comme la conservation du mouvement, l'indifférence de l'étendue au mouvement, l'espace et le temps absolus, l'influence d'une âme immatérielle sur le corps ou encore la preuve de l'existence de Dieu à partir de ses attributs, Descartes demeure un philosophe majeur puisque son système constitue une sorte de socle pour les débats philosophiques concernant une gamme assez large de sujets.

Les débats qui animent les sciences cognitives concernant le sens ontologique à donner à l'esprit par rapport au corps en constituent un bon exemple sur lequel nous aurons l'occasion de revenir. Il nous paraît évident que c'est à Descartes que l'on doit la formulation des termes du problème, à savoir la définition de l'esprit comme conscience réflexive et le corps comme structure matérielle inanimée. Toutes les recherches en neurologie sont en ce sens hantées par l'étude cartésienne de l'âme et du corps.

La problématique du vivant telle qu'elle s'est formulée avec les avancées de la biologie au vingtième siècle nous semble tout autant porter les stigmates de la réflexion cartésienne. Comprendre tous les phénomènes vivants, sauf la raison humaine, à partir des seules causes efficientes, voilà l'adage laissé en héritage par Descartes et que les biologistes n'ont pas encore fini de remettre en cause.

Nous ne parviendrons cependant pas pour le moment à mesurer correctement l'ampleur de l'héritage cartésien dans les débats scientifiques actuels concernant le vivant et la place que doit y tenir l'humanité. C'est la suite de notre enquête qui montrera comment les concepts cartésiens d'âme immatérielle strictement humaine et d'animal machine se retrouvent régulièrement dans les différents argumentaires, des philosophes comme des biologistes, visant à donner de la substance à l'originalité humaine.

Le positivisme de Jacques Monod

Jacques Monod, imminent biologiste français du vingtième siècle, dans Le hasard et la nécessité, Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, propose une vue d'ensemble des acquis de la biologie moléculaire de son époque. Mais son propos est surtout épistémologique, proprement philosophique et même éthique. Si, plus de trente ans après, il est légitimement contestable sur plusieurs points, il eut le mérite de préciser et d'amener sur la place publique les débats concernant le sens à donner aux découvertes étonnantes qui étaient faites sur la nature du vivant. Aussi il s'avère être un exemple relativement archétypal du point de vue positiviste occidental moderne sur le vivant et sur la place que l'homme tient dans la biosphère.

« La distinction entre objets artificiels et objets naturels paraît à chacun de nous immédiate et sans ambiguïté. » L'élément naturel étant l'objet de la science, Monod affirme comme un postulat de la méthode scientifique que la « Nature est objective et non projective. ». Mais il constate un puissant paradoxe car, tentant de dégager des critères objectifs pour distinguer le naturel de l'artificiel, en l'occurrence régularité et répétition, il remarque que les êtres vivants devraient en toute rigueur être rangés dans le domaine de l'artificiel pour leur propension à produire invariablement ces deux caractéristiques. Si l'on utilise comme critère la notion de projet, le paradoxe n'en est que plus exacerbé.

C'est l'occasion pour Monod d'introduire le concept de téléonomie qui permet de distinguer le vivant du reste des objets naturels. Le problème devient alors celui de séparer les êtres dotés d'un projet, des produits de ceux-ci. Monod trouve la solution dans le fait que le projet, comme l'ordre d'ailleurs, d'un être vivant a une origine interne, contrairement à l'artefact qui tire son projet et son organisation d'une action extérieure. Le vivant peut alors être défini par trois caractéristiques majeures : « téléonomie, morphogenèse autonome et invariance », ce qui permet à l'auteur de souligner une analogie avec les structures cristallines qui présentent à leur manière les deux dernières caractéristiques citées, ainsi que l'absence de contradiction entre cette invariance et le second principe de la thermodynamique, à savoir l'entropie. Finalement, « il n'y a pas en vérité de paradoxe ou de miracle ; mais une flagrante contradiction épistémologique » car la vie maintient son organisation invariante selon les lois de la physique grâce à un souci d'économie exceptionnel tandis que les axiomes de la démarche scientifique en excluent systématiquement la finalité.

Monod réfute alors succinctement, dans un premier temps, les vitalismes comme se réfugiant dans les irréductibles « mystères » de la biologies et se retrouvant de moins en moins justifiés à mesure que la solution de ces mystères progresse. Les animismes, qui poseraient tous un finalisme fondamental au monde, à la vie et à l'humanité, sont ensuite traités, l'auteur attribue alors un sens relativement personnel au terme que nous aurons l'occasion de critiquer ultérieurement, car les religions primitives des hommes préhistoriques, les diverses cultures tribales, la philosophie antique, le christianisme et les dialectiques de Hegel et Marx y sont regroupés pêle-mêle et réfutés comme pêchant par un anthropocentrisme incompatible avec l'objectivité scientifique.

« La notion de téléonomie implique l'idée d'une activité orientée, cohérente et constructive » qui en dernière analyse semble essentiellement chimique de sorte que, concernant n'importe quel organisme vivant, « la cohérence fonctionnelle d'une machine chimique aussi complexe, et en outre autonome, exige l'intervention d'un système cybernétique gouvernant et contrôlant l'activité chimique en de nombreux points. » L'apparence et le comportement de n'importe quel être vivant, de la bactérie aux mammifères, ne sont que la résultante de sa mécanique chimique et des fonctions téléologiques des protéines qui en sont les composants. Ces fonctions sont liées au caractère stéréospécifique des interactions entre molécules dans l'organisme, c'est-à-dire que chaque type de protéine ''reconnaît'' précisément les molécules avec lesquelles elle doit s'associer et ne réagit que très spécifiquement à celles-ci.

Cependant, pour assurer une certaine stabilité à l'organisme malgré le second principe de la thermodynamique, les complexes stéréospécifiques qui le composent, doivent être organisés en un système cybernétique où chacun à sa place et sa fonction, les nombreux types d'enzymes régulatrices en étant des cas exemplaires. Mais l'élément moléculaire pris indépendamment n'en reste pas moins téléologique car il est capable « non seulement d'activer électivement une réaction, mais de régler son activité en fonction de plusieurs informations chimiques. » Monod n'hésite pas, d'ailleurs, à parler de choix lorsqu'une molécule, pour la cohérence du système, discrimine entre plusieurs états chimiques non-nécessaires. Ainsi « il nous devient possible de comprendre en quel sens, très réel, l'organisme transcende en effet, tout en les observant, les lois physiques pour n'être que poursuite et accomplissement de son propre projet. »

Dans l'idée de ramener également l'ontogenèse aux processus moléculaires, l'auteur passe en revue quelques exemples expérimentaux destinés « à illustrer le processus par lequel des structures complexes, auxquelles sont attachées des propriétés fonctionnelles, sont construites par l'assemblage stéréospécifique, spontané, de leurs constituant protéiniques. » Ainsi, mettant fin à toute querelle entre préformationnistes et épigénétistes, Monod reconnaît que les processus épigénétiques d'un système complexe trouvent leur raison dans la structure de ses constituants mais n'est concrétisé que par leur assemblage, de sorte que l'on ne parle plus de création mais de « révélation » des édifices multimoléculaires. On est alors en droit de penser, par extrapolation car les matériaux expérimentaux manquent, que l'ontogenèse de la structure globale des macro-organismes, et de leurs organes, est également explicable par la reconnaissance stéréospécifique de ses composants et par la formation spontanée de complexes qui en résulte. Cela se passe par étapes, des replis des séquences polypeptidiques aux organes, en passant par les protéines et les cellules ; quoique tous ces éléments fassent preuve de téléonomie : « à chacune de ces étapes des structures d'ordre supérieur et des fonctions nouvelles apparaissent qui, résultant des interactions spontanées entre produits de l'étape précédente, révèlent, comme un feu d'artifice à plusieurs étages, les potentialités latentes des niveaux antérieurs. »

Si l'on peut penser trouver là « l'ultima ratio » ou « le secret de la vie », Monod nous informe que les recherches opérées pour décoder les séquences de protéines globulaires ne nous ont révélé qu'un profond hasard. Aucune logique ne semble sous-tendre ces structures, quoiqu'elles se distinguent d'un simple jet de dés par l'homogénéité qui caractérise des populations de millions de protéines dotées de la même séquence et dont la reproductibilité produit le fonctionnement téléologique de tout le règne du vivant.

Monod poursuit en rappelant un débat récurrent en philosophie entre les partisans d'une essence immuable du monde et ceux d'un principe d'évolution fondamental. La science, bien qu'extérieure à ces querelles, ne manque pas de rechercher des principes de mouvement ou de changement, quoique sa méthode consiste dans la recherche d'invariants. La science a longtemps été en droit de considérer ces invariants comme de simples outils épistémiques dépourvus de sens ontologique, mais l'auteur souligne que l'identité a pris un sens beaucoup plus déterminant en raison des bouleversements qu'a provoqués l'apparition de la microphysique. La biologie a également de tout temps consisté dans la recherche d'invariants, que ce soit les espèces, les cellules ou les macromolécules (protéines et acides nucléiques) que l'on peut maintenant considérer comme les briques fondamentales de toutes les formes de vie malgré leur diversité apparente. Reste alors à savoir pourquoi l'on constate tant d'espèces différentes alors que la vie provient de la même base chimique qui, par l'ADN, est destinée à l'invariance la plus totale.

Bien que d'une manière semble-t-il « arbitraire », la traduction de l'ADN par l'ARN messager fait que « l'organisme entier constitue l'expression épigénétique ultime du message génétique lui-même », qui est profondément invariant puisque, s'il dicte l'ensemble de l'ontogenèse, il ne reçoit pas la moindre information de l'extérieur2(*). Monod insiste alors sur le caractère fondamentalement cartésien et non dialectique de ce mécanisme. Cependant, par les particularités de la microphysique et l'indéterminisme qui lui est associé, la stabilité d'aucune structure, pas même l'ADN, n'est totalement assurée. Cela est la source des subtiles mais nombreuses mutations qui apparaissent en raison de perturbations d'ordre quantique et qui finissent inévitablement par altérer au fur et à mesure le code génétique. Et ces erreurs de traduction arrivent par un pur hasard, ontologique et non phénoménologique, en raison des lois de la physique quantique et notamment du principe d'incertitude d'Heisenberg3(*). Donc, si l'invariance est une propriété du vivant, ce n'est pas le cas de l'évolution, qui en constitue davantage un désordre systémique4(*). On ne peut donc pas parler de révélation à propos de l'évolution comme on a pu le faire de l'ontogenèse.

L'idée soutenue par l'auteur est que la source des mutations, et donc de l'évolution, n'a rien de téléologique mais relève du pur hasard. C'est sur cette base que l'aveugle nécessité de la sélection naturelle ne laisse survivre que les mutations avantageuses. La structure particulièrement conservatrice des acides nucléiques fera se reproduire la mutation à l'identique, de sorte qu'en s'accumulant, une série de mutations décisives amènera la formation d'une nouvelle espèce. Ces mutations sont d'une rareté extrême à l'échelle de la protéine mais étant donné que leurs populations se comptent en milliards, la mutation devient presque courante. La téléonomie apparaît donc comme le filtre de ces mutations, dont les facultés fonctionnelles sont mises à l'épreuve avant d'être reproduites. Monod met ensuite l'irréversibilité de ce processus évolutif en relation avec le second principe de la thermodynamique, en en faisant l'expression de l'entropie dans la biosphère.

La conservation des mutations efficaces justifie et explique la qualification des structures vivantes de téléologiques. Mais une fois la téléonomie apparue, le « choix » de telle ou telle forme de vie pour faire face à son milieu aura également un impact à très long terme sur l'espèce car son succès éventuel sera conservé dans le génome et amplifié par sa reproduction. La sélection naturelle ne se fait pas tant sous la pression d'un milieu extérieur que par l'effet d'une structure téléologique face à certaines contraintes. En ce qui concerne l'homme, c'est parce que son évolution particulière a favorisé la communication symbolique que, conjointement, cette pratique elle-même et l'organe correspondant à cette pratique, le cerveau, se développèrent. Comme Descartes, Monod fait du langage l'apanage de l'homme sans pour autant refuser aux animaux un certain traitement et une certaine communication de l'information. La création de sens, source de la culture, est cependant un pas évolutif de plus que seule l'humanité a franchi, quoiqu'on puisse voir quelques analogies entre certains primates montrant des capacités symboliques embryonnaires et le stade intermédiaire qu'ont connu nos ancêtres hominidés lorsque le « choix », et l'efficacité de ce choix, pour une communication symbolique favorisa le développement de leur cerveau pour soutenir cette pratique. Ainsi, dans l'esprit de la forme innée du langage de Chomsky, Monod tend à considérer le langage comme un phénomène épigénétique.

Satisfait d'avoir expliqué le miracle de l'évolution, l'auteur définit les nouvelles frontières que la biologie doit encore explorer. « Ces frontières je les vois, pour ma part, aux deux extrémités de l'évolution : l'origine des premiers systèmes vivants d'une part, et d'autre part le fonctionnement du système le plus intensément téléonomique qui ait jamais émergé, je veux dire le système nerveux central de l'homme. »

La phase « prébiotique », où se sont constitués les nucléotides et amino-acides, constituants chimiques fondamentaux du vivant, est relativement bien comprise. Quoiqu'elle ne soit pas insurmontable, la seconde étape, où se sont formées des macromolécules capables de reproduction, reste encore à élucider. On peut cependant constater que des reconstitutions chimiques expérimentales semblent présenter les principales caractéristiques d'un processus évolutif : reproduction, mutation et sélection. Le passage des macromolécules à la cellule est encore plus mystérieux car, même les êtres unicellulaires que nous sommes en mesure d'étudier, ne sont pas plus primitifs que nous, mais sont également le fruit d'une évolution de plusieurs milliards d'années. L'apparition du système de duplication qu'est le code génétique est également un très large sujet de spéculation, notamment à cause de son universalité dans la biosphère. Cependant, le principal problème posé par l'apparition de la vie sur Terre est que, en tant que phénomène unique, sa probabilité d'apparition ne peut être calculée ; est-ce un événement absolument nécessaire ou s'agit-il d'un coup de chance improbable ?5(*)

Concernant le système nerveux, judicieusement, Monod observe que l'exploration objective de l'anatomie des animaux supérieurs sera toujours freinée par l'impossibilité que nous avons d'accéder à leur subjectivité. Seule l'analyse de l'homme permet des conjectures entre états objectifs et états subjectifs et l'auteur reconnaît donc que toutes les modalités d'étude de l'esprit humain doivent être entreprises dans l'espoir de converger un jour. Même si la neurologie commence à trouver des liens entre certaines facultés mentales et certains outillages biologiques, il demeure que la question de la conscience chez l'animal ne peut qu'être difficilement traitée. Pourtant Monod considère les expériences subjectives comme accessibles aux seuls vertébrés supérieurs qui, contre Hobbes, seraient même doués d'abstraction. Là encore, par une innéité épigénétique qui ''programmerait'' l'acquisition de l'expérience chez l'animal comme chez l'homme, l'auteur donne raison au synthétique a priori kantien. Par les principes de l'évolution qui ont été définis, l'individu est certes entièrement issu de l'expérience mais, plutôt que la sienne, c'est l'expérience de ses ancêtres qui a constitué l'ADN dont il tire, de manière héréditaire et innée, la majorité de ses facultés. De nouveau, Monod ne trouve que le langage pour distinguer l'homme de l'animal et justifier, par les aptitudes créatrices dont cet outil nous rend capable, notre propension à nous soustraire, dans une certaine mesure, à cette innéité. La logique et les capacités de simulation prédictive sont également des facultés acquises qui se sont perfectionnées par l'épreuve de la sélection. Mais tant que la jonction sera potentiellement irréalisable dans l'absolu, entre l'expérience subjective et les données objectives, Monod estime que l'illusion d'un dualisme de type cartésien entre un cerveau matériel et un esprit immatériel restera insurmontable.

L'ultime chapitre de l'ouvrage est celui qui justifie le plus le nom donné à cette section. Comme nous allons le voir, l'idéologie positiviste est soutenue avec force par l'auteur lorsqu'il explique les conséquences épistémologiques et éthiques qu'il tire des avancées de la biologie moléculaire. Si la sélection naturelle a dû provoquer cette croissance exceptionnelle du cerveau des hominidés dont la paléontologie fait état, et parallèlement aussi le développement de la part « idéelle » de son existence, cette dernière fera reculer l'impact de la sélection sur l'évolution humaine. Du moins la guerre et le génocide, absents du règne animal, devaient imposer une nouvelle forme de sélection où le succès du groupe sur les ''tribus'' concurrentes devait prendre une place beaucoup plus importante que l'efficacité des spécificités individuelles. Progressivement, l'évolution culturelle et celle du génome devraient être de plus en plus dissociées car même si certaines facultés naturelles participent toujours au succès des individus en société, aucune sélection n'opère puisque ces facultés ne favorisent pas particulièrement la reproduction. Le terrain étant particulièrement glissant, sans proposer de solution ni même d'opinion, Monod pose tout de même la problématique eugénique concernant les maladies génétiques et leur caractère héréditaire.

L'auteur nous enseigne ensuite qu'un mal de l'âme humaine commun à toutes les cultures, à toutes les latitudes et à toutes les époques est en phase d'être soigné par la culture occidentale du vingtième siècle, qui a amené l'idée salvatrice suivante : « la nature est objective, la vérité de la connaissance ne peut avoir d'autre source que la confrontation systématique de la logique et de l'expérience. » La sélection des idées que Monod suppose se rajouter à la sélection naturelle, doit favoriser, dans un premier temps, celles qui expliquent l'homme et le libèrent de son angoisse face à l'absurdité du monde. C'est le cas de toutes les religions et de toutes les philosophies et même la science est l'héritière de cette tendance. Là encore la vision de la religion et du mythe par Monod est profondément indexée sur les conceptions judéo-chrétiennes dont il est familier, ce qui l'autorise à considérer toutes les ontogenèses comme tout aussi immanentes et anthropocentriques. Malgré son austérité et la difficulté qu'elle a à donner du sens à l'existence humaine, l'idée « de la connaissance objective comme seule source de vérité authentique » a pour elle une performance sans précédent, donc si elle n'a pas encore supplanter les différentes traditions animistes le temps devrait lui donner raison.

Pourtant, nos sociétés, qui utilisent autant que possible les fruits des performances de la science, quoiqu'elles soient les seules à avoir fait un pas pour en sortir, restent encore trop attachées à leur héritage de valeurs dépassées ; ce qui explique l'hostilité que la science doit souvent subir. La science nous enseigne donc que l'homme n'est ni la fin ni un élément exceptionnel du monde et qu'il n'a à subir aucune législation immanente. C'est à lui de définir l'éthique et les lois, et l'interpénétration de la morale et de la connaissance nous interdit de traiter ces deux thématiques séparément quoique nous devons explicitement maintenir cette distinction pour éviter de retomber dans l'animisme. « L'éthique de la connaissance » se différencie donc de toutes les autres morales, religieuses ou philosophiques, car elle est fondée sur un choix axiomatique autonome et non sur la reconnaissance de lois immanentes. Humaniste et transcendante, l'éthique de la connaissance amène aux plus grandes vertus par un asservissement à l'idéal d'une connaissance objective et peut seule fonder un véritable socialisme. Finalement, faire de la vérité la valeur suprême d'une société est la seule solution envisageable pour soigner les maux de notre monde.

Peut-être encore davantage que pour comprendre un philosophe des temps passés, saisir correctement la pensée de Monod dans Le hasard et la nécessité demande qu'elle soit replacée dans un contexte précis. Comme nous le verrons plus tard, nombre des ''vérités scientifiques'' que l'auteur énonce ont perdu ce statut en ce début de vingt-et-unième siècle, plusieurs autres, si elles sont encore enseignées dans les manuels de biologie, font l'objet de nombreux débats. Mais lorsque Monod prend ces éléments comme arguments pour son propos, rares sont leurs détracteurs. S'il devait participer de nouveau aux débats épistémologiques qui occupent la biologie, il ne pourrait plus poser certaines assertions de manière aussi catégorique. Nous devrons donc analyser les données utilisées en biologie de nos jours pour voir dans quelle mesure les avancées de la biologie depuis les années soixante-dix ont pu remettre en cause le raisonnement de Monod.

Mais ce n'est pas tant ses considérations épistémologiques qui nous paraissent édifiantes, c'est bien plutôt le positivisme archétypique dont il fait preuve. Ce document peut être analysé en termes anthropologiques et philosophiques, afin de mieux comprendre la vision toute particulière qu'a la culture occidentale du vivant et de la place qu'y occupe l'homme. L'idéal d'une science devant supplanter la religion est également un thème cher aux positivistes qui est particulièrement bien mis en exergue dans cet ouvrage. Ce positivisme scientifique, prenant la forme d'un prométhéisme dualiste et athée, nous semble particulièrement symptomatique de l'essoufflement métaphysique que connaissent nos sociétés modernes.

Aussi peut-on déceler aisément l'héritage cartésien derrière le propos de l'auteur. L'idéal de la science est, pour lui, clairement d'éjecter toute forme de finalité du discours scientifique. Pourtant Monod est forcé de s'écarter du simple mécanisme cartésien car il doit admettre le comportement téléologique qui caractérise l'ensemble des entités vivantes, de la protéine aux vertébrés supérieurs. Mais il recherche alors ardemment l'explication matérielle de cette téléologie, dont témoignent toutes les entités vivantes et surtout tous les rouages du vivant, puisqu'il lui semble nécessaire de conserver l'héritage anthropocentrique, dualiste et cartésien de la scientificité occidentale.

Pour un réductionniste athée comme Monod, le dualisme cartésien n'a pas lieu d'être. Pourtant il reproduit un raisonnement sensiblement similaire à celui de Descartes en taxant d'anthropocentrisme tout raisonnement, qu'il qualifie d'animisme, visant à attribuer une psyché analogue à la nôtre à toute entité vivante. Reprenant sensiblement le mécanisme cartésien, Monod estime lui-aussi que la science doit faire l'économie de toute forme de spiritualité dans la vie puisque la physique peut suffire à rendre entièrement compte des phénomènes vivants. Mais, comme Descartes, il ne peut pas nier l'esprit humain et, forcé de prendre l'originalité de la psyché humaine comme un acquis, il cherche alors à lui donner un sens biologique.

Au-delà du néo-darwinisme

La conception de l'évolution de Jacques Monod est celle de la théorie néo-darwinienne de l'évolution et constitue le dogme central6(*) de la biologie moléculaire. Elle est encore majoritairement acceptée mais elle nécessite maintenant, pour le moins, d'être corrigée, si ce n'est pas tout simplement réformée. Un certain nombre de faits empiriques ne sont pas explicables par cette théorie et d'autres semblent même militer en sa défaveur. Voyons successivement deux apports majeurs, le premier concerne la découverte de l'ARN transformant, le second les données très particulières de l'embryologie, généralement ignorées par les généticiens. Nous utiliserons pour cela, entre autres, le travail de Dominique Letellier dans son ouvrage La question du hasard dans l'évolution, la philosophie à l'épreuve de la biologie.

C'est à Mirko Beljanski que l'on doit la découverte des ARN transformants, publiée en 1971, c'est-à-dire un an après la publication de l'ouvrage de Monod. Alors que celui-ci affirme sans ambages que l'ADN est uniquement conservateur et que seul le désordre systémique provoqué par une mutation peut le modifier, Beljanski apporte la preuve expérimentale d'une transcription inverse où l'ARN modifie l'ADN. Il observe de l'ARN sécrété par des mutants d'une espèce de bactérie face à un antibiotique et capable de propager leur propriété de résistance aux autres membres de leur espèce. On pouvait alors encore penser cela dans les termes du dogme central en supposant que toute l'espèce possède le gène correspondant et que l'ARN permet seulement son activation. La preuve édifiante apportée par Beljanski concerne l'application de cet ARN à des bactéries d'une autre espèce, modifiant alors leurs propriétés comme leur code génétique.

Il faut noter comment cette découverte reste encore considérablement marginalisée. Lorsque notre chercheur s'adonnait à ces travaux, il officiait à l'Institut Pasteur, dirigé à l'époque par Monod. La tolérance de celui-ci montra ses limites car, malgré la reconnaissance internationale dont jouirent les travaux de Beljanski, Monod l'empêcha de poursuivre ses recherches et bloqua ses financements. L'acharnement professionnel que subit par la suite le couple Beljanski se transformera en acharnement juridique lorsque leurs recherches contre le cancer et le sida furent accusées de charlatanisme, mais nous ne pouvons pas dresser ici le tableau de toute cette controverse qui appartient désormais plus aux domaines de l'histoire et du droit7(*). Notons seulement que le Prix Nobel Howard Temin, qui découvrit la transcriptase inverse chez les rétrovirus, reconnaîtra plus tard la priorité de cette même découverte sur les bactéries par Beljanski.

C'est en effet ce mécanisme qui permet aux rétrovirus d'infecter une cellule hôte en modifiant l'ADN de celle-ci. Quoique Monod estima que ces découvertes ne remettaient pas en jeu sa théorie puisque l'irréversibilité de la transmission d'information des acides nucléiques aux protéines n'est pas remise en cause, il demeure que cela constitue la preuve que le code génétique n'est pas fermé sur lui-même comme il le pensait ; une entité vivante extérieure, un rétrovirus par exemple, peut ''naturellement'' modifier le code génétique d'une autre entité vivante d'une autre espèce, que cela se fasse au moyen d'acides nucléiques ne change rien. Ainsi la possibilité de caractères acquis puis transmis, une hérédité lamarckienne en somme, est de nouveau admissible, ce qui remet en cause tout le raisonnement de Monod visant à attribuer au hasard tout changement dans l'évolution.

Des mutations aléatoires sont toujours admises comme modifiant le génome par des erreurs de traduction mais ce n'est plus la seule source de changement. De nombreuses expériences ont été menées pour mettre en évidence l'hérédité de certains caractères acquis. Par exemple, un colibacille, une bactérie intestinale, est nourri au lactose, une substance qu'il est incapable de métaboliser. Au bout d'un certain temps la bactérie y parvient cependant, grâce à une mutation. Le code génétique ne s'est cependant modifié que pour utiliser le lactose et la rapidité d'apparition de la modification est considérablement supérieure à la probabilité que se développe une mutation aléatoire allant dans ce sens précis. Alors que le dogme central ne peut expliquer cela que par un très heureux coup de chance, une mutation fortuite permettant l'absorption de lactose apparaissant spontanément lorsqu'il ne s'agit plus que de la seule nourriture disponible, il semble beaucoup plus cohérent de considérer cette mutation comme adaptative. D'autres expériences de ce type amènent au même genre de résultats et si l'on peut toujours considérer que la recherche de réponses adaptatives se fasse par tâtonnements aléatoires, on ne peut nier le caractère téléologique de cette entreprise.

De son côté, dressant un pont sur le gouffre qui sépare depuis longtemps la génétique, qui s'occupe de la transmission de caractères héréditaires, et l'embryologie, qui cherche à expliquer le fonctionnement de l'ontogenèse, Rosine Chandebois s'est mis en tête de réfuter l'affirmation de Monod, partagée par la majorité des généticiens, que l'ontogenèse d'un être vivant doit tout à son code génétique. ''Le corps n'est que l'expression des gènes'', c'est cette idée d'un programme génétique que l'embryologiste remet en cause.

Le premier problème soulevé par cette idée est que les espèces très complexes, comme les vertébrés supérieurs, ne disposent pas forcément de plus d'ADN que des êtres unicellulaires, comme les bactéries ; elles en ont même parfois moins. De même, si toute modification anatomique est due à une mutation du code, comme le veut le dogme central, on ne peut expliquer que des formes anatomiques disparues au sein d'une espèce réapparaissent parfois ; le néo-darwinisme ne nous dit pas où est l'information génétique nécessaire à cela puisque les mutations aléatoires de Monod sont par définitions irréversibles.

A une échelle légèrement différente de celle de la génétique, l'embryologie s'intéresse tout particulièrement aux interactions cellulaires et tissulaires qui constituent l'ontogenèse. L'analyse des cellules vivantes au sein de l'organisme montre que ce sont des systèmes ouverts qui reçoivent des informations de leur environnement extérieur et ''stockent'' une partie de ces données dans leurs cytoplasmes, c'est-à-dire leurs membranes extérieures ; toute cette information modifie alors le fonctionnement de la cellule. Les cellules agissent en populations homogènes et se reproduisent par duplication, transmettant par là même leur mémoire cytoplasmique. Aussi cette homogénéité est une conséquence de la communication qui s'établit entre les cellules, car le cytoplasme de chacune garde les traces des interactions qu'elle a connues avec ses voisines.

Se forme alors une identité tissulaire lorsque la cohésion des cellules d'un même tissu atteint un certain seuil de différenciation. C'est ainsi que se constitue un membre ou un organe, mais c'est également comme cela qu'il dégénère, lorsque le tissu perd sa cohésion cellulaire. Une fois différencié puis prélevé, un tissu peut évoluer de manière autonome et continuer son développement, alors que les cellules isolées de ce tissu cesseront de se développer et se dédifférencieront. « Une progression autonome n'est pas commandée par des gènes, mais par le jeu d'une communication incessante (interactions homotypiques) par lequel les cellules réalisent un progrès et en conservent collectivement la mémoire » (Chandebois, Comment les cellules construisent l'animal). La mutation ne change donc plus le plan de l'organisme mais, en modifiant les propriétés de protéines, elle perturbe le développement global de l'organisme. « Autrement dit, l'ADN ne commande rien ; il n'est pas l'architecte. Mais parce qu'il conçoit et fournit les matériaux pour cette construction, il lui imprime son originalité » (Chandebois, Pour en finir avec le darwinisme).

L'apparition d'un nouvel organe au cours de l'ontogenèse ne se fait pas par l'activation d'un gène mais parce qu'un certain tissu, ayant atteint un certain niveau de maturation, est en mesure de réagir à un inducteur biochimique (comme une hormone) pour acquérir une nouvelle identité. L'ontogenèse se fait donc par palier et grâce à l'interaction cellulaire qui permet l'apparition spontanée d'un organe à partir de tissus qui le contiennent en puissance, quoique cela demeure une pure virtualité sans l'ajout, relativement contingent, d'un inducteur. Le cas le plus commun est le têtard qui, si on le prive des hormones nécessaires, ne se transformera jamais en grenouille. L'axolotl est un exemple encore plus exceptionnel car on a longtemps pensé que c'était un animal classique jusqu'à ce que l'on découvre qu'il s'agit en réalité d'une larve de salamandre douée de néoténie, c'est-à-dire que l'animal est capable de se reproduire à l'état larvaire. Aussi il demeure rare que l'animal atteigne sa forme adulte car des conditions très spécifiques sont nécessaires.

Chandebois pense avoir trouvé là la clé de l'évolution, du moins le phénomène qui pourrait expliquer l'apparition de nouveaux organes utiles et donc de nouvelles espèces. Rappelons que le néo-darwinisme estime que ce sont des mutations, se montrant décisives pour la survie et la reproduction, en s'accumulant, qui ont amené l'apparition et le perfectionnement de nouveaux outillages biologiques. Mais on a pourtant toujours eu à déplorer des ''chaînons manquants'' dans l'évolution qui ont beaucoup stimulé l'imagination des darwiniens, notamment le passage entre les reptiles et les oiseaux qui a donné lieu au mythe du pro-avis.

L'apparition de certains organes à partir de mutations est également l'objet de nombreuses spéculations plus ou moins fallacieuses. Ainsi les ailes des oiseaux ne doivent leur efficacité qu'à leur construction très particulière et très complexe, la structure osseuse globale d'un oiseau est conçue d'une manière appropriée au vol et sans celle-ci ses ailes ne seraient qu'un fardeau à porter. Il est en effet peu probable qu'un lézard dont les pattes postérieures seraient des ébauches d'ailes encore incapables de le faire voler aient acquis un avantage quelconque au vu de la sélection naturelle. Les théoriciens de l'évolution ont donc de plus en plus tendance à envisager un processus d'apparition des espèces par saltation où la sélection naturelle et les variations individuelles ne jouent plus que pour perfectionner les organes existants et le fonctionnement général d'une espèce.

Certains pourront y voir le retour d'un certain finalisme puisque l'on peut envisager l'apparition d'une nouvelle espèce comme une réorganisation globale de l'organisme, contenu en puissance dans la forme précédente, comme le têtard qui devient grenouille de manière déterminée et réglée en passant de la structure organique d'un poisson à celle d'un reptile. Cela est également à mettre en relation avec la vieille théorie de la récapitulation de Ernst Haeckel, qui imaginait que l'embryon, lors de sa croissance, reproduisait toutes les étapes antérieures de l'évolution qui avaient amené à la forme actuelle de l'espèce. Les connaissances actuelles de l'embryologie montrent plutôt que le foetus semble passer en revue les formes embryonnaires de ses ancêtres sans jamais adopter de formes adultes. De nouvelles espèces apparaîtraient lorsqu'une espèce se mettrait à finir trop tôt ou trop tard son processus de maturation, ce que l'on nomme hétérochronie ; comme l'axololt, dont la forme adulte se manifeste très rarement mais demeure pourtant issue du matériel génétique commun à toute l'espèce.

Quoique récente et sujette à vérification, la théorie alternative de l'évolution de Chandebois a le mérite de rendre compte de la ressemblance entre patrimoines génétiques d'espèces fort différentes physiologiquement et de l'absence d'une quantité d'informations génétiques supplémentaires chez les organismes les plus complexes.

Il semble donc que la prudence nous pousse à éviter les conclusions hâtives en ce qui concerne le fonctionnement de l'évolution et le sens éventuel à lui donner, nombreux sont les grands génies de cette théorie, en commençant par Darwin lui-même, à avoir péché sur ce point en justifiant des points de vue métaphysiques très différents à partir de l'étude du vivant. Le code génétique permet certes de transmettre des caractères au sein de l'espèce mais il ne nous indique pas comment apparaît une nouvelle espèce. La mutation ne semble pas non plus acceptable car tout porte à croire que la phylogenèse est un phénomène tout aussi ''naturel'' que l'ontogenèse. Il y a d'ailleurs des liens forts entre les deux et la biologie ne fait encore que commencer à étudier toutes ces possibilités. Mais il est très compréhensible que l'on constate d'importantes divergences d'interprétation concernant l'évolution puisque son étude reste basée sur les conjectures qu'essaye difficilement de faire la paléontologie et non sur des expériences précises et reproductibles comme l'essentiel de la biologie.

Quoiqu'elles soient essentiellement techniques, il est intéressant de constater comment les remises en cause du dogme centrale de la biologie moléculaire que nous avons succinctement résumées ici, ne sont pas exemptes de conséquences philosophiques. Ainsi les acquis sur lesquels Monod fondait sa métaphysique sont profondément remis en cause. Le pur hasard comme seule perturbation de la reproduction du génome n'est plus envisageable puisque l'action déterminée des ARN transformants réintroduit la nécessité dans l'évolution de l'ADN. De même, si la spéciation ne doit plus être attribuée à des mutations mais à des fonctionnements analogues à ceux de l'embryologie, c'est que la phylogenèse doit obéir au même type de nécessité que l'ontogenèse. Alors que Monod pensait avoir définitivement banni toute forme de finalisme à propos du vivant, celui-ci est redevenu complètement envisageable ; quoiqu'aucune preuve ne soit non plus apparue pour l'appuyer.

On remarquera également comment le propos de Chandebois s'écarte un peu plus du cartésianisme que celui de Monod. L'embryologiste n'hésite pas à parler de la cellule comme d'une unité de traitement de l'information, dotée d'une mémoire et de fonctions adaptatives, qui développe un comportement social. Bien que l'auteur n'aborde pas explicitement le sujet, on observe beaucoup moins de réticences à introduire de la finalité dans le discours scientifique.

La classification ontologique de Descola

En observant les extrapolations philosophiques dont sont susceptibles les biologistes et les épistémologues, on peut voir comment diverses certitudes métaphysiques, de l'évolution contingente de Monod au finalisme évolutionniste de Teilhard de Chardin ou de Michael Denton, ont connu des tentatives de justification à partir des mêmes données scientifiques. Lorsque conclusions scientifiques et métaphysiques sont mêlées il est parfois bien difficile de distinguer le fait de son interprétation. Tournons-nous donc vers l'anthropologie pour mieux comprendre les ressorts métaphysiques des diverses opinions concernant les conséquences du savoir biologique occidental, mais surtout pour dégager le socle ontologique commun de toutes ces opinions.

Dans son ouvrage, Par delà nature et culture, Philippe Descola propose une analyse structurale de l'ensemble des sociétés humaines qui a vocation à intégrer les modalités de pensée de l'occident moderne. Non pas comme certains travaux qui tentent de transposer des pratiques ''primitives'' de sociétés tout aussi ''primitives'' à nos sociétés ''modernes'' pour abolir cette distinction tout en la supposant, ni, dans le même ordre d'idée, en cherchant dans d'exotiques cultures extra-européennes des moeurs qui satisfassent à nos critères de progrès et d'utilité, mais en proposant une cartographie des ontologies observables au sein de l'humanité et de ne considérer les certitudes occidentales que comme l'un des archétypes envisageables dans cette typologie. Il tâchera également de ne pas céder à la tentation normative de comparer ''l'efficacité'' ou la ''légitimité'' de telle ou telle ontologie car cela n'est pas le propos d'un travail anthropologique.

Descola s'attache, pour accéder au type de vision globale auquel il aspire, à fournir un colossal travail de recoupement et de synthèse à partir d'un champ aussi vaste que possible de travaux ethnographiques. Ainsi son livre foisonne d'exemples ethnologiques et d'analyses détaillées de moeurs et de modèles de pensée particuliers mais nous ferons l'économie de leur résumé ici car il sera bien plus commode pour cela de se rapporter directement au travail de l'auteur. Conscient de la difficulté conceptuelle de l'entreprise, Descola ne manque pas de rappeler comment son travail doit inévitablement prendre racine dans une ontologie particulière. Ainsi nous ne tenterons pas d'établir dans quelle mesure il peut être parvenu à s'en défaire et à mettre en question, avec l'objectivité désirée, les paradigmes, habituellement traités par l'ethnologie, et le sien propre, que cette dernière oublie généralement de questionner. Il nous suffira de prendre cette simple tentative pour une vision, plus prudente et donc plus valable, de nos propres axiomes ontologiques, que la certitude ethnocentrique, paternaliste et condescendante dont fait généralement preuve l'épistémologie occidentale qui reste, finalement, ignorante des ontologies concurrentes.

Partant de la dualité entre nature et culture qui nous semble si familière et qui peut assez aisément être assimilée à la distinction entre humain et non-humain, Descola montre dans un premier temps comment cette discontinuité entre sociétés humaines et environnement extérieur n'est présente que dans un modèle de pensée occidentale. Ainsi la grande majorité des cosmologies étudiées pose d'emblée une continuité entre nature et culture, de sorte que c'est souvent l'ethnographie qui cherche à retrouver cette séparation entre deux domaines d'existants qui sont pourtant indissociés dans le langage et les moeurs du peuple étudié.

Descola poursuit en traitant la distinction entre sauvage et domestique, qui est liée à la première et que l'occidental a tendance à généraliser tout aussi précipitamment et abusivement aux autres modes de considération du réel qu'il peut avoir l'occasion de rencontrer. Cette dualité a une histoire, que l'auteur fait remonter, pour l'occident, à l'empire romain, qui opposera clairement une nature sauvage et hostile à la sécurité et l'ordre des domaines anthropisés. Après s'être quelque peu atténuée au moyen-âge, cette antinomie sera renforcée au dix-neuvième siècle par le courant romantique pour devenir une évidence invisible au vingtième siècle. Que l'on honore la loi et l'ordre qui transpire d'une campagne bien travaillée comme nos ancêtres romains ou que l'on attribue la corruption de l'homme aux méfaits de la civilisation sur notre nature sauvage comme Rousseau, c'est sur le fond de cette distinction que s'articule le débat. Pourtant cette histoire n'est que celle de quelques sociétés, il s'agit d'un phénomène local qui correspond à un modèle particulier de néolithisation qui n'est pas celui de tous les autres peuples qui ont conçu différemment les rapports entre humains et non-humains.

Le concept de nature tel que nous l'utilisons a donc bien une histoire. S'il vient du terme grec physis, il a changé de signification lors de l'épisode chrétien où la nature est devenue Création et où l'homme possède alors un statut particulier. Une rupture se formera donc entre nature et nature humaine, rupture dont hériteront les sciences positives et l'humanisme des Lumières. Lorsque la nature humaine deviendra culture, ce dualisme opposera désormais un monisme naturaliste et un relativisme culturel ; ce qui fondera la croyance en un positivisme humaniste et scientifique qui veut que toutes les cultures aient des fantaisies symboliques propres mais partagent un terreau de connaissances positives qui aspirent à égaler la connaissance moderne prise comme prototype culturel. L'anthropologie épousera ce dualisme en se fixant comme objet d'observer comment chaque culture interagit avec la nature, bien que l'on soit en droit de penser qu'il est abusif et source d'erreur de supposer d'emblée une telle dualité chez tous les peuples observés.

En prenant en compte l'immense diversité des environnements dans lequel l'homme a pu évoluéer, Descola part du principe que rechercher une structure sociale n'a de sens que si elle porte sur des relations et non sur des objets. Cette structure n'est pas celle dont les acteurs sociaux étudiés ont conscience car, bien qu'elle ne soit pas reconnue intelligiblement, elle tire sa légitimité de son efficience. Il s'agit donc d'un principe psychologique analogue au savoir-faire ou à l'expérience non-formelle, non-linguistique et non-explicite que peuvent partager les membres d'une communauté. Ce sont des concepts classificatoires pratiques qui fonctionnent sans un raisonnement logique actif de la part de l'individu, ils regroupent aussi bien d'éventuelles ''connaissances'' innées, des raccourcis pratiques individuels que des notions collectives et générales. Les « schèmes de la pratique », pour reprendre le terme de Descola, vont au-delà des modèles structuraux, ils ne se limitent pas à l'organisation sociale telle que les acteurs en ont conscience. S'ils doivent avoir leur substance dans les propriétés sensibles et mentales des individus, ces schèmes sont plus que la somme consensuelle d'individualités. Ils ne sont pas pour autant immuables mais sont soumis à des modifications historiques, puisque les schèmes de la pratique sont renforcés par des évènements générant de fortes émotions mais doivent muter face à des situations trop inédites qui montrent les limites du schème en question.

Dans la schématisation des pratiques, jouent deux types principaux de modes, les modes de la relation et les modes d'identification. On pourrait ajouter à cela au moins cinq autres modes, relativement classiques en anthropologie : la temporalité, la spatialisation, la figuration, la médiation et la catégorisation. Mais, selon Descola, les figures de l'identification et de la relation suffisent en général à son entreprise typologique de questionnement des ontologies et cosmologies humaines. Les modes d'identification jouent sur les deux classes de phénomènes que constituent l'intériorité et la physicalité. Cette dualité, si on la soustrait à la forme particulière qu'elle prend dans le paradigme occidental, peut être constater dans toutes les langues et dans toutes les ontologies connues. Par exemple la physicalité ne se limite pas toujours au corps de la dualité occidentale car elle recouvre également le comportement des êtres, tandis que l'intériorité est souvent conçue comme multiple et peut même parfois constituer le moteur des changements du monde extérieur à la conscience. Cette dualité, combinée aux deux modes d'identification que sont la différence et la ressemblance, conduit à quatre conceptions différentes de l'altérité.

L'animisme correspond à une ressemblance des intériorités et à une différence des physicalités.
Le naturalisme correspond à une différence des intériorités et à une ressemblance des physicalités.
Le totémisme correspond à une ressemblance des intériorités et des physicalités.
Enfin l'analogisme correspond à une différence des intériorités et des physicalités.

Descola se propose alors d'aborder successivement chacune de ces quatre ontologies afin d'en montrer des exemples, de confirmer par l'ethnographie la validité des modèles d'identification qui fondent ces classes typologiques ainsi que d'approfondir la singularité et l'autonomie de leurs schèmes respectifs. Aussi, il sera nécessaire de redéfinir les termes utilisés pour désigner chaque ontologie car ils ont tous connu des usages variés dans l'histoire de l'anthropologie. Le naturalisme, parce qu'il s'agit de notre ontologie, connaîtra un traitement différent, moins ethnologique mais plus philosophique, car il s'agira de dégager le socle ontologique sur lequel la pensée occidentale moderne se déploie.

Dans l'animisme, tous les êtres, en tout cas tous les êtres vivants, sont supposés posséder une âme et donc une subjectivité et une intentionnalité. Les espèces diffèrent par leur physicalité, c'est-à-dire par leur forme physique mais aussi par leur outillage biologique, leurs moeurs et leurs pratiques sociales ; bref la ''culture'' qui caractérise chacune d'elle. Si le perspectivisme, qui veut que chaque espèce se perçoit comme humaine et les autres comme non-humaines, est répandu parmi les sociétés animistes, on ne peut le généraliser. Par contre, tous les animismes voient le non-humain comme humain pour ce qui est de son intériorité alors qu'ils maintiennent une complète discontinuité pour ce qui est de la physicalité. L'ontogenèse animiste attribue à tous les êtres une origine commune qui fonde la communauté de leurs intériorités et explique par une séparation mythique qui aurait découpé les êtres selon différentes formes, les différences de physicalité qui fondent la variété des espèces.

Alors que l'animisme est répandu dans des régions très éloignées les unes des autres, le totémisme, tel que Descola le définit, peut être trouvé comme ontologie dominante surtout parmi les sociétés aborigènes d'Australie ; quoiqu'il soit possible d'y trouver nombre de classifications totémiques différentes. Premièrement, Descola remet quelque peu en cause Levi-Strauss en affirmant que ces classifications n'ont pas seulement un rôle pratique et social mais véhicule bien un sens ontologique. Deuxièmement, si les critères cosmologiques et ontologiques qui gouvernent l'attribution totémique semblent varier selon les sociétés, il demeure possible de trouver une unité ontologique au totémisme australien, notamment sur la constance d'un principe d'individuation commun aux humains et non-humains. Linguistiquement les noms désignant les totems sont avant tout des attributs, des propriétés et des qualités. C'est a posteriori que ce nom est étendu à l'espèce (animal, végétal ou autre) qui sert de prototype au totem, puis à tous les membres humains et non-humains de la classe totémique. Ce n'est pas une continuité d'intériorité illustrée par une continuité de physicalité mais une forme sémantique faisant état d'une continuité d'intériorité et de physicalité que la forme prototypique exprime et symbolise sur les deux plans. Un totem commun, bien qu'il y corresponde souvent, n'induit pas une relation sociale privilégiée, mais seulement une communauté ontologique. Descola souligne, cependant, que ce totémisme ontologique de communauté n'existe qu'en Australie, bien que des totémismes individuels se retrouvent ailleurs.

Concernant le naturalisme, Descola note que la philosophie occidentale, à quelques exceptions près, a continuellement tenté de démarquer l'humanité du reste du règne animal. Et c'est toujours sur le plan de l'intériorité que s'opère cette distinction ; l'homme se distingue par son âme, sa raison, sa qualité de sujet moral, etc. Selon Descola, l'apogée de cette tendance est atteinte lors de la révolution mécaniste, dont Descartes fut la figure de proue, puisque, comme nous l'avons vu, dans ce paradigme, tous les êtres ici-bas participent de l'étendue mais seule l'humanité superpose à sa corporéité un intellect immatériel. Modèle archétypal de l'ontologie naturaliste, ce critère de distinction des humains et des non-humains reste encore fort dans nos sociétés modernes. S'il peut sembler être remis en cause par certaines études éthologiques plus ou moins récentes observant des ''cultures'' ou ''protocultures'' chez des chimpanzés, et de véritables langages chez certains oiseaux chanteurs, l'ontologique retombe sur ses pieds en attribuant ces facultés, non pas à une intériorité commune aux humains, mais à des prédispositions génétiques et biologiques, bref à leur nature physique. On peut trouver des théories psychologiques qui étendent le privilège de l'intériorité, non plus aux seuls humains, mais à tous les animaux supérieurs, à tous les mammifères ou parfois à tous les animaux capables de motricité ; mais cela n'est envisagé qu'à partir de la ressemblance observée des comportements, et donc de la physicalité, de ces espèces avec le genre humain, on est loin du principe ontologique animiste qui attribue d'emblée une âme à tous les êtres. Fleurissent également des hypothèses de neuropsychologie qui tendent à réduire les phénomènes de la conscience à leur pendant matériel, faisant de l'intériorité un épiphénomène de la physicalité. Cependant, la continuité des physicalités que suppose le naturalisme n'en est que renforcée tandis que l'exclusivité de l'intériorité humaine n'est pas du tout remise en cause. En philosophie éthique et morale, Descola observe la volonté de certains courants à étendre la qualité de sujet moral à d'autres animaux mais là encore sur le critère, basé sur la physicalité, de leur ressemblance ou de leur proximité phylogénétique avec l'humain. D'autres supposent une responsabilité humaine sur les non-humains, mais sur le fond de l'ontologie naturaliste puisque l'humain écope de cette responsabilité en raison de son intériorité originale.

Dans le dernier type d'ontologie qu'est l'analogisme, les existants ne sont originellement pas classés, ils sont a priori dans un état confus d'hétérogénéité totale. C'est aux humains d'y déceler des liens, des relations et de l'ordre. De manière récurrente apparaît un système de classification dualiste et graduel, comme le chaud et le froid ou l'humide et le sec de la médecine des humeurs et des esprits animaux de la Renaissance. L'occident analogique connaîtra également la ''chaîne des êtres'' qui classe les existants selon leurs degrés de perfection. Tous les êtres ont, dans l'analogisme, une intériorité et une physicalité propres ; mais une connaissance précise des analogies, des correspondances, des ressemblances, etc, permet de trouver des ''raccourcis'' et de tisser des réseaux causaux d'influence permettant d'envisager une action pratique efficace au sein d'un monde aussi hétérogène.

Une fois les quatre ontologies ainsi traitées, Descola s'attache alors à préciser leur articulation logique et leurs modalités structurales de rapport au monde. L'animisme et le naturalisme proposent tous deux de grands écarts dichotomiques et des rapports d'englobement au sein desquels une continuité universelle est assurée, pour l'animisme, par l'intériorité et, pour le naturalisme, par la physicalité. Le totémisme et l'analogisme, pour leur part, classent selon de petits écarts les existants et supposent, concernant leur intériorité et leur physicalité, une symétrie ontologique des ressemblances pour le totémisme et des différences pour l'analogisme. Concernant les termes et relations, l'animisme fait prévaloir les seconds sur les premiers, ce qui correspond à la métonymie, c'est-à-dire un rapport de similitude externe entre relations ; tandis que le naturalisme préfère la métaphore, où des rapport de similitude interne entre termes font prévaloir ces derniers sur les relations. Le totémisme et l'analogisme identifient, quant à eux, termes et relations, le premier au sein de chaque groupe et le second à l'échelle du monde. En ce qui concerne la classification, l'animisme et le totémisme ont plutôt tendance à privilégier des modèles prototypiques tandis que l'analogisme et le naturalisme se fondent davantage sur les attributs des choses.

A la lumière de l'étude des différentes ontologies dans leurs rapports au non-humain, Descola estime avoir montré que, si la distinction entre naturel et social n'a lieu d'être que dans les modalités d'identification propre au naturalisme, dans toute société apparaît cependant toujours l'idée de collectif. Le collectif dont parle Descola ne correspond pas tout à fait à ce que la sociologie appelle système social mais, puisque la distinction précédemment évoquée ne peut être universalisée, « il faut envisager les divers modes d'organisation sociale et cosmique comme une question de distribution des existants dans les collectifs. » Il est alors tout naturel que les modes d'identification de chaque ontologie définissent une notion du collectif différente. L'animisme, parce qu'il place chaque espèce, humaine ou non-humaine, dans un collectif différent mais indexe toujours leurs propriétés et leur structure sur celles des humains, est caractérisé par son anthropogénisme. Quant au totémisme et à son cosmogénisme, ils mélangent humains et non-humains dans plusieurs collectifs, dont la structure est indexée sur du non-humain et les propriétés sur une identité d'attributs. Le naturalisme, pour sa part, ne regroupe que les humains dans plusieurs collectif (les cultures) et les non-humains dans aucun (la nature), les collectifs d'humains sont donc indexés, par anthropocentrisme, sur la dualité entre humain et non-humain. Enfin, de l'analogisme résulte un cosmocentrisme puisque humains comme non-humains sont placés dans un seul et même collectif (le monde), dont la structure et les propriétés sont indexées sur des différences ontologiques regroupées en ensembles complémentaires sur la base de l'analogie.

Sous le titre de chapitre évocateur et quelque peu iconoclaste de Métaphysique des moeurs, l'auteur nous montre comment chaque mode d'identification pose ses propres problèmes métaphysiques et épistémologiques, ou du moins comment ces problèmes se posent dans une forme tellement propre à chaque mode que leur résolution ne peut être pensée dans les même termes. En conséquence de ces problématiques chaque schème construit une notion de l'altérité différente.

Dans l'animisme chaque existant est sujet mais voit le monde en fonction de sa position et de son corps, ce relativisme naturel combiné à un universalisme culturel pose la question de savoir comment s'assurer de la nature non-humaine des non-humains humanisés ? Cela est bien évidemment à mettre en relation avec la pratique de la métamorphose, commune à tous les chamanismes. L'altérité dans l'animisme est alors constituée des humains et non-humains à la physicalité différente.

Pour le totémisme, les sujets ontologiques sont les groupes totémiques, chaque existant est un corps sans intériorité mais doublé d'une essence totémique, il s'agit d'un relativisme culturel et naturel où l'on se demande : comment singulariser au sein du groupe totémique ? Les non-humains de la même classe totémique qu'un humain en consisteront tout de même une sorte d'altérité par leur individualité corporelle particulière.

Le naturalisme attribue la même matérialité objective à tous les existants mais l'intériorité d'un sujet aux seuls humains ; ce relativisme culturel ajouté à un universalisme naturel pose alors la question, dont la réponse doit alors osciller entre un monisme naturaliste et un relativisme absolu : quelle place donner aux cultures dans l'universalité de la nature ? L'altérité est constituée des humains à l'intériorité différente ou tout simplement des objets sans intériorité.

L'analogisme accorde pour sa part une qualité de sujet et une matérialité objective à toute chose puisque tout est dans tout et réciproquement ; dans cet universalisme culturel et naturel : comment authentifier un point de vue rassembleur ou hypostasier le monde, une singularité ou un segment de collectif ? Ainsi ceux qui n'ont pas le même point de vue rassembleur constituent alors l'altérité.

Entre plusieurs collectifs partageant le même schème d'identification, la discontinuité s'opère grâce à des modes de relation regroupés selon six grands schèmes de relations. Lorsqu'il y a relations de similitude entre termes équivalents, on constate soit une symétrie (échange), soit une asymétrie négative (prédation), soit une asymétrie positive (don). Lors de relations de connexité entre termes non équivalents, on trouve une connexité génétique (production), une connexité spatiale (protection) et une connexité temporelle (transmission). Si toute société tend à privilégier l'un de ces types de relation, les cinq autres demeurent plus ou moins présents à un niveau ou à un autre.

Pour exemple Descola passe en revue trois types d'animisme amazonien, où l'un a pour relation dominante la prédation, le second l'échange et le dernier le don ; il montre alors que ces schèmes de relation sont dominants mais pas exclusifs, les autres pouvant cohabiter de manière périphérique. Cela lui permet de montrer comment les schèmes, que sont les modes de relation et d'identification, fondent une notion de collectif par delà les sphères linguistiques ou les impératifs géographiques qui sont avant tout des contraintes d'analyse. Cette nouvelle notion de collectif à la prétention de se fonder davantage sur une réelle communauté de visions et d'expériences des sociétés étudiées que sur la vision et l'expérience de l'anthropologue qui les étudie.

Enfin Descola fait un détour par l'histoire pour expliquer comment, au sein d'une société, seuls certains changements contingents de mode de relation, incompatibles avec l'ontologie en vigueur, peuvent provoquer, par une certaine nécessité, un glissement vers un autre mode d'identification.

Finalement, en guise d'épilogue, il précise les objectifs de son ouvrage : favoriser une étude structurale des schèmes pratiques d'un peuple, à des conjectures sur d'hypothétiques genèses ''naturelles'', pour expliquer la disparité de rapports au monde dont font preuve les humains, et, à partir de la classification des modes d'identification et des modes de relation, mieux comprendre l'absence de certaines pratiques, associées à des modes précis de relations, par leur incompatibilité avec certaines ontologies. Par exemple les modes de relation basés sur une potentielle transitivité (échange, prédation, don) sont les seuls admissibles dans un modèle animiste car tout y est sujet, tandis que les autres ne peuvent intervenir que de manière très marginale ou nécessiter un glissement ontologique. Au contraire le naturalisme résiste semble-t-il à toute tentative de dégager un mode de relation dominant car l'échange ne peut caractériser les rapports aux non-humains tandis que les rapports de production peinent à s'étendre aux relations entre humains. Aussi, c'est une fin heuristique que Descola fixe à son livre car, compte tenu de la masse des documents ethnographiques avec laquelle l'anthropologie doit composer, il s'assigne la tâche, non pas de systématiser tout ce contenu, mais de proposer une démarche anthropologique nouvelle qui éjecte la distinction entre nature et culture (et les autres tenants du mode d'identification naturaliste) de ses axiomes pour en faire un objet d'étude comme les autres.

Bien qu'il ne nous ait guère été donné de prouver en aucune manière la théorie de Descola (nous laissons au lecteur le loisir de confronter ses critiques directement au travail de l'auteur), celui-ci a le mérite de mettre à notre disposition différentes ontologies qui traitent le non-humain, et notamment le vivant, en des termes radicalement différents du dualisme et de l'anthropocentrisme qui caractérisent l'occident moderne. Aussi nous estimons que Descola apporte assez de données, ainsi qu'un raisonnement assez bien mené, pour montrer que la majorité des arguments ''philosophiques'' apportés en faveur de cette ontologie dualiste et humaniste peuvent davantage en être considérés comme des émanations.

Même si la définition de l'animisme donnée par Descolla ne peut être considérée comme universelle, car il s'agit là d'un terme équivoque, on doit tout de même lui accorder une certaine valeur anthropologique. Il paraît alors clair que l'idée que se fait Monod de l'animisme en est très éloignée. Il conçoit comme animismes de multiples courants philosophiques, pour ne pas dire tous, qui ont eu un certain impact dans l'histoire de la pensée occidentale. Monod place également dans cette catégorie toutes les religions et tous les cultes qu'a pu développer l'humanité. Il va sans dire comment, à la lumière de la classification fournie par Descolla, ce regroupement à perdu toute légitimité. Monod semble avoir sous-estimé les profondes différences ontologiques qui caractérisent les diverses descriptions du monde qu'il place toutes en opposition avec une science qui serait totalement dénuée de préjugés métaphysiques. Pourtant la science a bien, elle-aussi, un contexte historique et culturel et maintient les postulats ontologiques du schème de pensée qui l'a amenée.

Conclusion

Rappelons une nouvelle fois que le présent chapitre n'avait pas vocation à l'exhaustivité. Cependant il est maintenant possible de se faire une idée du genre de débats qui peuvent animer la biologie. Bien que beaucoup d'aspects théologiques et métaphysiques du cartésianisme aient été abandonnés, l'idée de comprendre le vivant comme une machinerie extrêmement complexe en faisant l'économie de toute considération spirituelle est clairement partagée par l'ensemble de la communauté des biologistes. Monod recherche, comme Descartes, à expliquer la gênante finalité dont témoigne tout forme de vie par la seule physique. S'il dut subir de vives critiques qui remirent en cause une bonne part des conclusions métaphysiques qu'il tirait de sa biologie, aucune de ces critiques ne concerne directement l'idée de se contenter des causes efficientes pour la compréhension des phénomènes vivants.

Cela n'est guère surprenant à la lumière du travail de Descolla. En effet, nous avons pu voir comment certains axiomes de notre science moderne peuvent être considérés comme l'expression des principes fondamentaux et ancestraux de l'ontologie naturaliste. Selon Descolla, le caractère exceptionnel de l'intériorité humaine, comme l'universelle objectivité de la nature physique, sont les deux éléments constitutifs de notre ontologie et, plutôt que d'être des faits réels, on est en droit de penser qu'il s'agit de filtres culturels à travers lesquels nous analysons le réel.

Pourtant la science occidentale, outre le caractère potentiellement relatif de ses postulats ontologiques, témoigne d'une efficacité descriptive et prédictive laissant à penser qu'elle est davantage qu'un simple phénomène culturel. L'évolution et la succession des théories scientifiques, telles que nous l'enseigne l'histoire des sciences, doivent cependant nous montrer que les mêmes outils épistémiques peuvent conserver leur efficacité au sein de diverses théories tout en changeant de sens ontologique, comme ce fut le cas de la gravitation newtonienne au vingtième siècle, lors de la construction par Einstein de la théorie de la Relativité. Reste à analyser dans quelle mesure les données de la science moderne, et notamment, au sein de la biologie, la neurobiologie comme l'ethologie, sont formulées dans les termes du naturalisme et si elles tendent à confirmer ou à infirmer cette ontologie, ou du moins l'universalité qu'elle s'arroge. Pour cela nous aborderons successivement ses deux aspects, dans une premier temps le postulat naturaliste de l'intériorité strictement humaine et ensuite celui de l'universalité de la nature matérielle.

Le postulat naturaliste de l'intériorité strictement humaine

Introduction

Bien que de nombreuses recherches soient menées sur ce point, rien n'a encore été découvert de significatif pour expliquer l'émergence d'une conscience à partir d'un organisme vivant. Le plus intéressant est de remarquer comment la grande majorité des études dirigées dans ce sens partent du postulat que seul l'homme, et peut-être quelques autres espèces comme les grands singes et les cétacés, sont conscients et, à partir de là, tentent de trouver l'explication biologique de cette originalité. Pourtant ce postulat n'a lui-même jamais été établi sur des faits scientifiques. Comme l'a judicieusement illustré Descolla, il était présent dans la pensée occidentale bien avant la construction de notre idéal scientifique.

La philosophie occidentale dans son ensemble n'a jamais proposé un argument en faveur de l'originalité de l'intériorité humaine. Bien qu'en général on expose une seule propriété discriminante en faveur de ce postulat, ce n'est jamais la même. En fait on se retrouve avec toute une batterie d'arguments différents qui sont toujours considérés individuellement comme décisifs. Analysons donc successivement ces divers arguments en les mettant à l'épreuve des données récentes de diverses branches de la biologie mais aussi en étudiant leur cohérence interne.

Raison, computation et neurobiologie

L'homme peut être considéré comme le seul animal doté de raison. Bien sûr tout dépend de ce que l'on entend par raison car l'histoire de la philosophie nous montre à quel point ce terme a pu recevoir plusieurs acceptations sous la plume de divers auteurs. Que nous entendions par-là simplement raisonner empiriquement sur les données des sens pour régler son comportement, ou une raison conçue comme une déduction logico-mathématique, voyons en quoi il peut s'agir là d'exclusivités humaines.

Les vers nématodes possèdent quelques centaines de neurones, les escargots quelques milliers, ce qui n'est pas grand chose à comparer des milliards qui composent le cerveau humain ; mais un informaticien rêverait de concevoir de telles machines. Quoiqu'il en soit les neurobiologistes s'accordent en général pour ne garder qu'une différence de degré entre les cerveaux de différentes espèces.

L'homme n'est pas l'animal qui a le plus gros cerveau mais compte parmi ceux qui possèdent le cerveau le plus important à comparer de la taille totale de l'organisme. Les biologistes s'accordent en effet pour attribuer la complexité comportementale à la taille proportionnelle du cerveau par rapport celle de l'individu plutôt que sur ses dimensions absolues. L'augmentation de la masse du cerveau qui s'est déroulée au cours de l'évolution, chez les mammifères puis chez les primates et enfin chez l'homme, est un lieu commun sur lequel il n'est pas nécessaire d'insister. Mais l'intelligence n'est pourtant pas apparue avec eux car toute entité dotée d'un cerveau témoigne de comportements très astucieux.

Concernant les oiseaux, certaines espèces, étudiées par Charlie Munn, font office de sentinelles pour des communautés peuplées de nombreuses espèces différentes, en émettant des cris d'alarmes reconnus par tous comme signifiant l'approche d'un prédateur. Le plus étonnant est d'étudier les faux cris d'alarme que ces oiseaux émettent parfois pour prendre l'avantage lorsqu'ils sont en concurrence avec d'autres pour l'acquisition d'une proie. Ces phénomènes de falsification demandent encore beaucoup d'observation et de débats pour être correctement compris mais il semble difficilement imaginable que cette ''tactique'' ne soit pas la résultante d'un raisonnement rudimentaire anticipant la réaction de partenaires sociaux.

Les casse-noix d'Amérique, faisant leurs réserves pour l'hiver, sont capables de les accumuler dans des milliers de caches disséminées dans un rayon d'une vingtaine de kilomètres et restent capables de les retrouver jusqu'à onze mois plus tard. Cette mémoire exceptionnelle sur une longue durée ne peut que relativiser l'expression méprisante de ''cervelle d'oiseau''. Dans le même ordre d'idée, les geais à gorge blanche, ayant pour habitude de chaparder les caches de nourriture de leurs congénères et ayant déjà pratiquer ce forfait sans l'avoir subi, anticipant qu'un semblable puisse s'y adonner, redoublent de tactique. Ceci laisse à penser que ces oiseaux peuvent se souvenir d'évènements passés spécifiques et suggère qu'ils peuvent également anticiper des évènements futurs.

Hunt, quoiqu'il reste particulièrement prudent sur les conséquences de ses découvertes, rapporte l'usage d'outils par de petits corbeaux du Pacifique Sud. Le plus remarquable est que ces outils présentent « trois caractéristiques qui ne sont apparues dans les cultures humaines faisant usage d'outils qu'après le bas paléolithique : un degré élevé de standardisation, des types d'outils bien distincts dotés d'une forme bien déterminée, et l'usage de crochets. » Ces corbeaux ne recherchent pas des brindilles en forme de crochet mais donne cette forme à une brindille lambda.

En réalité n'importe quel système composé de neurones permet un apprentissage. Eric Kandel, qui a obtenu le Prix Nobel de médecine en explicitant les processus d'apprentissage synaptique du cerveau, a étudié pour cela l'aplysie, un mollusque marin équipé seulement d'environ une dizaine de milliers de neurones. Les facultés d'apprentissage ne viennent pas avec un certain nombre de neurones mais sont permises par le renforcement par l'usage des connections synaptiques entre les neurones de n'importe quel réseau. On compte en dizaines de milliers le nombre de synapses par neurone ce qui donne une idée du potentiel cybernétique et plastique d'un réseau de quelques centaines de neurones. Même l'aplysie peut apprendre ou perdre des réflexes grâce à la synthèse protéique suscitée par un conditionnement pavlovien. On peut donc fortement douter de la pertinence qu'il y aurait à maintenir le concept d'instinct en biologie. Certes l'animal, aussi simple soit-il, naît avec certaines modalités de réaction automatique innées mais ces prédispositions ne sont pas immuables et peuvent être modifiées par l'apprentissage.

A la lumière de ces données, on pourrait encore maintenir une hiérarchie des êtres qui ferait de l'homme l'aboutissement d'un processus phylogénétique de complexification. Le cas des cétacés arrive à point nommé car ils n'entretiennent pas la même parenté avec nous que les primates. L'évolution des cétacés leur a fait développer des dispositions linguistiques, culturelles, symboliques, d'une manière complètement indépendante de la branche des primates. La taille relative du cerveau des cétacés, et surtout des dauphins, par rapport à leur taille générale est supérieure à celle des primates. Leur dernier ancêtre commun avec les grands singes datant de presque cent millions d'années, le cerveau des cétacés présente également plusieurs différences qualitatives.

Ainsi les différentes régions spécialisées du cerveau, comme le néocortex ou le cortex préfrontal, ne manifestent pas autant de différences morphologiques, ce qui a longtemps laissé à penser à certains que le cerveau des cétacés restait très primitif. Ce fait ne signifie pas pour autant un développement inférieur des capacités correspondantes à ces zones, mais l'évolution particulière des cétacés semble plutôt les avoir amenés à une organisation neurologique relativement différente des mammifères terrestres. Aussi a-t-on découvert dans le cerveau des cétacés la présence de neurones de von Economo, considérés comme essentiels dans les comportements sociaux et les mécanismes cognitifs, et jusque là constatés uniquement chez l'homme et les grands singes, cela qui expliquerait la complexité comportementale dont ils peuvent témoigner. Ainsi le cerveau des cétacés, si l'on peut toujours éventuellement considérer ses potentialités (générales car il conserve l'avantage dans certains domaines) comme inférieures à celles dont témoigne le nôtre, ne peut être vu comme une version moins développée puisqu'il est le fruit d'une évolution parallèle et qualitativement différente qui a tout de même abouti à certaines fonctionnalités communes.

Tous les cerveaux, quelle que soit leur complexité, peuvent donc être considérés comme de puissantes machines computationnelles qui présentent, quoique dans une moindre mesure et souvent d'une manière quelque peu différente, toutes les propriétés adaptatives et cognitives basiques que l'on a longtemps considérées comme la chasse gardée de l'humanité. Bien plus encore qu'avec les plus puissantes machines construites par l'homme, la frontière qui nous fait admettre une subjectivité derrière une intelligence a tendance à s'estomper.

On pourrait également considérer que le cerveau est l'outil biologique que la nature a construit pour calculer, apprendre et mémoriser, bref l'organe de la raison et donc de la conscience, mais il n'est pas certain que ces facultés ne soient présentent que chez les espèces pourvues d'un système nerveux.

Pour leur part, les botanistes recensent de plus en plus de comportements intelligents chez de nombreuses plantes étudiées. Bien qu'incapables de fuir devant un herbivore, les végétaux ne sont pas sans réponse, ils émettent divers signaux chimiques défensifs. Certains attirent les prédateurs friands des créatures qui sont en train de les manger tandis que d'autres imitent une phéromone d'alarme de pucerons correspondant à l'approche d'un prédateur. Ces réactions peuvent être très ciblées, analysant la sécrétion salivaire d'un acarien, comme les haricots de lima qui identifient son type et sécrétant la substance correspondante qui attirera, spécifiquement, l'insecte amateur, précisément, de cet acarien. Certains scientifiques n'hésitent pas à parler de communication entre la plante et ses ''gardes du corps'' mais c'est surtout la communication entre plantes, via de nombreux et très divers signaux chimiques trop longtemps sous-estimés, qui présente maintenant un fertile terrain d'étude.

Les végétaux, sans neurones, font également preuve de capacités de calcul poussées en analysant les informations nutritionnelles de leur environnement avant de régler leur croissance. Anthony Trewavas, expert en biologie moléculaire et grand défenseur de l'intelligence des plantes, rencontré et rapporté par Narby, a mis en lumière les similitudes entre le fonctionnement chimique des végétaux et celui du cerveau. Si Trewavas estime que les plantes ne pensent pas vraiment, il est pourtant certain qu'elles calculent car elles ajustent leur développement selon plusieurs facteurs qualitatifs très divers avec un souci d'optimisation.

Généralement considérées comme passives et immobiles, les plantes ne sont pas exemptes de motricité. Le palmier des Andes ''marche'' en produisant de nouvelles racines dans un sens et en laissant mourir celles opposées. Ainsi la plante cherche les zones riches, fuit les sols pauvres et évite la concurrence de ses semblables. « A l'évidence, Glechoma hederacea fait preuve d'une perception aiguë de la qualité de son environnement, à laquelle la plante répond en adaptant son système d'alimentation et en modifiant de cas en cas sa morphologie. » Le cuscute, de la même manière, analyse les arbres qu'il envisage de parasiter et ''choisit'' alors en fonction des informations nutritionnelles accumulées si un arbre peut devenir un hôte intéressant.

Toute plante se développe de manière adaptative en fonction de la multitude de signaux qu'elle reçoit de son environnement, cela peut être considéré comme un mouvement mais à une échelle temporelle très différente de la nôtre. On ne les considère en général pas davantage comme sensitives, selon l'héritage aristotélicien. Pourtant Trewavas a réussi à mettre en lumière comment la concentration cellulaire en calcium, un des principaux moyens de perception des plantes, varie, lorsque l'on touche la plante, avec une rapidité prodigieuse. Ce phénomène aura par la suite un impact significatif sur le développement de la plante, qui privilégiera alors résistance à croissance, mais cette fois-ci à long terme, comme un apprentissage ou une mémoire cellulaire.

Le plus intéressant est surtout que les neurones connaissent eux aussi une hausse de la concentration en calcium lorsqu'ils transmettent une information. En réalité plusieurs études convergent pour remarquer des analogies entre la circulation de l'information au sein d'une plante et le fonctionnement des neurones. Complètement indépendamment de la question de leur subjectivité, quoique cela émane de courants de recherches récents en raison des préjugés aristotéliciens sur le végétal, les facultés de calcul et de mémorisation cellulaire des plantes sont indéniables. Le cerveau n'en a donc pas l'apanage et force est de constater que les plantes, condamnées à pousser là où la contingence a déposé leur graine, se montrent particulièrement efficaces pour trouver la meilleure solution à des contraintes environnementales très diverses.

Intéressons-nous maintenant aux détails du myxomycète, un être étrange et difficile à classer qui présente certains attributs du champignon et certaines propriétés animales. Un myxomycète est constitué d'amibes minuscules qui s'agglutinent pour former un amas agissant comme un unique animal capable de se mouvoir de quelques centimètres par jours. Non seulement cette entité parvient à trouver son chemin sans problème mais elle est à même de résoudre des labyrinthes complexes très facilement, chose impossible sans une certaine capacité de calcul.

Alors qu'il n'est constitué que de l'agrégation d'êtres unicellulaires, le myxomycète pose un certain nombre de problèmes aux sciences quantitatives. La forme prise par un myxomycète est un réseau tubulaire qui reflète une optimisation minutieuse, résolvant à merveille des problèmes du type de l'arbre minimal de Steiner8(*). Ces problèmes sont particulièrement épineux et les mathématiciens développent pour cela de puissants algorithmes, les meilleurs outils pour cela semblent d'ailleurs être des réseaux de neurones artificiels. Le mouvement du myxomycète, basé sur la fréquence des vagues d'ondulation cellulaire, présente également une précision géométrique redoutable.

Le plus étonnant est surtout que cet organisme atteint ce niveau de computation sans unité de traitement central comme le cerveau ; le myxomycète est un amas d'unités homogènes qui développe cependant de puissantes capacités de calcul.

« La cellule fonctionne à la manière d'un ordinateur en ce sens qu'elle combine des ''données'' qui lui sont communiquées de l'extérieur avec des informations stockées dans sa ''mémoire'' cytoplasmique, pour établir un ''programme'' de la libération différentielle et de l'utilisation de l'information génétique » (Chandebois, Comment les cellules construisent l'animal). Au niveau de la cellule individuelle on peut donc encore remarquer un fonctionnement adaptatif exceptionnel et même computationnel.

Même les protéines, utilisées par les cellules pour communiquer et agir, sont également susceptibles de comportements adaptatifs. Les divers enzymes qui constituent les rouages de la machinerie biochimique émettent eux-aussi des messages et réagissent à des signaux précis. Chacun de ces simples engins moléculaires est capable d'accomplir plusieurs tâches et toujours la bonne au moment opportun. Ainsi une simple protéine comme l'ubiquitine sert aussi bien à détruire certaines protéines indésirables, à diriger la circulation d'autres protéines qu'à intervenir dans l'activation de l'ADN.

Le potentiel computationnel des acides nucléiques ne fait plus de doute non plus. Leurs propriétés stéréospécifiques donnent lieu à des processus combinatoires très efficaces. Il n'est donc pas surprenant que des ordinateurs à ADN aient été construits, à partir des premiers résultats de Leonard Adleman. L'ADN se duplique normalement en éprouvette mais des enzymes spécialement préparée, codant les contraintes du problème comme un algorithme, éliminent les chaînes non viables pour ne laisser, au terme du processus d'épissage, que des solutions. Particulièrement lents et peu pratiques, ces systèmes de calcul sont cependant très efficaces pour résoudre des problèmes de combinatoire et montrent comment un simple échantillon de macromolécules vivantes peut constituer une unité de traitement de l'information.

Certes le cerveau semble être l'organe biologique qui a atteint le niveau de traitement de l'information le plus élevé mais on peut légitimement penser qu'il ne s'agit là que d'une supériorité quantitative. Toute cellule traite de l'information et si elle est moins complexe, c'est qu'elle a à gérer beaucoup moins d'information qu'un système nerveux. Elle solutionne cependant les problèmes qui la concernent avec le même souci d'optimisation, c'est pourquoi, bien que nous puissions, pour notre part, aborder une gamme très large de problèmes, des formes de vie beaucoup plus simples excellent davantage à résoudre certains problèmes précis. C'est ce qui a dû laisser à penser à beaucoup que l'homme se distinguait du reste du règne animal par son absence d'instinct alors que nous avons vu que toutes les formes de vie analysent leur environnement et adoptent en conséquence la solution optimale. Dans le règne du vivant, un être plus simple n'est pas forcément plus ''bête'' mais seulement plus spécialisé.

Par ailleurs Giurfa note que les insectes sont les espèces multicellulaires qui témoignent du plus grand succès pour s'adapter à des conditions écologiques très variées et nouvelles (comme les constructions humaines par exemple), et ils semblent, comme les vertébrés supérieurs, aptes à trouver des « solutions ''intelligentes'' » à tous les problèmes rencontrés. La formidable adaptabilité de ces espèces s'oppose, selon lui, à la vision traditionnelle des insectes comme « de simples petites machines à réflexes. » Ils obéissent certes à des règles simples mais ces règles sont soumises à une plasticité dont la science n'a pas encore déterminé les limites.

Même si l'on considére la raison comme la capacité d'accéder à la sphère des vérités éternelles, à la logique et aux mathématiques, nous n'avons en effet jamais vu d'animal poser une équation, il a été montré comment la computation peut être considérée comme un phénomène généralisable à tout le règne du vivant. Non seulement la neurobiologie, et surtout l'imagerie cérébrale, nous montre comment des zones précises du cerveau correspondent aux activités rationnelles humaines et que ces zones, quoique de taille différentes, sont présentes aussi chez tous les animaux supérieurs et conservent, chez nos proches cousins au moins, un fonctionnement identique. Aussi des mécanismes d'une précision algorithmique, comme le mouvement du myxomycète, sont récurrents chez de nombreuses espèces dépourvues de système nerveux. De même le fonctionnement d'une protéine est basé sur sa stéréospécificité, c'est-à-dire sa capacité à réagir à des messages très précis tout en restant muet aux autres. Cela peut non seulement être considéré comme la source de toute la téléonomie dont témoigne le vivant mais un système de quelques protéines ou acides nucléiques constitue déjà un système logique très puissant. C'est pourquoi une solution d'ADN réglée par des protéines peut servir de calculatrice grâce au potentiel combinatoire de ces composants basiques du vivant.

Langage et abstraction

Il est alors possible d'invoquer le formalisme dont est susceptible l'homme, qui non seulement calcule mais sait énoncer les règles qui servent à son calcul. C'est donc davantage le langage qui sert alors à soutenir l'originalité humaine puisque, avant de juger des capacités de formalisation d'une espèce animal, il faudrait que celle-ci puisse nous communiquer comment les choses se présentent à elle ; bref il faudrait déjà avoir admis sa subjectivité, son aptitude à transmettre du sens et avoir résolu le problème d'une communication entre humain et non-humain.

Au-delà de la rationalité ou du langage, c'est l'abstraction qui est parfois considérée comme le propre de l'homme. On estime alors que la psyché humaine est seule capable d'isoler par la pensée les qualités d'un objet concret et de se former à partir de là une représentation intellectuelle. Ces capacités sont généralement considérées comme des conditions nécessaires pour accéder à la sphère du langage.

En ce qui concerne les hominidés, les éthologues ont déjà bien montré les capacités d'apprentissage linguistique de certaines espèces. Pour ce qui est du domaine expérimental, le cas de Washoe, une jeune chimpanzé élevée par Allen et Béatrice Gardner et étudiée par Deborah et Roger Fouts, fut la première tentative couronnée de succès d'enseigner le langage des signes à un singe. Avec les trois cent cinquante signes qu'elle a pu apprendre, Washoe est capable de se désigner elle-même et utilise la forme sujet-verbe neuf fois sur dix. Le plus remarquable est que son bébé adopté commence à apprendre le même langage sans l'intervention de l'homme. Le vocabulaire du gorille Koko, dans le langage des signes américain, dépasse les cinq cent mots. La chimpanzé Sarah repère les ''menteurs'' et le bonobo Kanzi communique, via un clavier, par un lexigramme de près de mille symboles. Ceux-ci se trouvent alors même capables de reproduire les trois modes dont la combinatoire est à l'origine de tous les symboles humains, à savoir synecdoque, métonymie et métaphore. Ils sont également capables de suivre les grandes lignes de la grammaire et de transmettre ce langage à leur progéniture.

Il est toujours possible de distinguer le langage humain du langage animal par son contenu. Notamment il est courant de considérer le langage animal comme une simple communication, car il consiste en général en des signaux d'alarmes ou des parades amoureuses, alors que le langage humain sert à transmettre des états internes. Ainsi peut-on toujours considérer que les animaux à qui l'on a enseigné des langages en laboratoire n'y parviennent que par l'imitation et association de souvenirs concrets sans jamais créer de nouveaux symboles. Pourtant les métaphores, métonymies et synecdoques dont sont capables certains grands singes peuvent difficilement être considérées comme de simples comportements mimétiques car s'agit alors d'isoler la couleur ou la forme d'un objet puis de s'en servir pour en décrire d'autres. Jane Goodall, dans La vie chimpanzé, évoque notamment le cas d'une chimpanzé qui appelle un concombre ''banane verte''. Il arrive même aux primates sujets de ces expériences de mentir à leur entraîneur lorsque cela est à leur avantage, et même parfois aussi de repérer les menteurs.

On pourrait toujours soutenir que toutes les notions abstraites dont témoignent les animaux ont été enseignées par l'homme et que ce sont donc les facultés d'abstraction de l'homme qui sont singées par l'animal. Aussi les animaux peuvent alors éventuellement être considérés comme capables d'user de concepts abstraits mais pas d'en forger. Il est possible de répondre à cela que tous les concepts abstraits enseignés aux animaux sont des concepts abstraits humains et que bien entendu ils ne peuvent être qu'appris car aucun animal ne forgera un concept abstrait humain. Le lien entre langage et abstraction est très fort et il n'est donc guère étonnant que la plupart des expériences menées pour dégager l'un se fasse à partir de l'autre. Il est alors tout à fait envisageable que certains animaux forment des concepts abstraits en milieu naturel mais qu'il soit quasiment impossible pour l'observateur de les isoler en analysant leur comportement.

Ainsi, dans leur milieu naturel, les groupes de chimpanzés possèdent toujours des mâle et femelle dominants. Ceux-ci ne sont pas forcément plus gros et n'ont pas besoin d'exercer une pression physique constante sur leurs subalternes, mais ils sont simplement parvenus à asseoir leur domination lors d'évènements précis, ce qui leur assure un respect général et constant du reste de la communauté. Comme Frans de Waal le rapporte dans La politique du chimpanzé, il arrive souvent que ces dominants, une fois leur position assise, fassent preuve de clémence et soient prompts à aider les plus faibles. Comment expliquer alors le phénomène de domination dans les communautés de chimpanzé à partir de la réminiscence de souvenirs concrets sans produire un raisonnement ad hoc, alors que le dominant est parfois violent et d'autres fois généreux. Il semble bien plus cohérent de considérer le chimpanzé comme usant d'un concept abstrait similaire à ''dominant'' ou ''chef''.

Mais l'argument en question n'est de toute façon pas recevable puisqu'il reviendrait à poser un argument circulaire. Si l'originalité du langage de l'homme est de lui permettre de communiquer le contenu de sa conscience, il ne peut être pris comme argument pour appuyer l'exclusivité humaine de cette conscience. En effet, à partir du moment où on refuse à l'animal la capacité de communiquer ses états internes, cette incapacité pratique ne signifie nullement l'inexistence de cette conscience mais plutôt l'impossibilité de traiter de son existence à partir du langage. De toute façon, si l'on accordait à l'animal une subjectivité qui serait le théâtre de ses perceptions, un signal d'alarme serait bien alors la transmission d'un état interne.

Si les prédispositions linguistiques des primates, et surtout des chimpanzés, sont le plus souvent étudiées et utilisées pour réfuter l'exclusivité humaine du langage, il ne s'agit pas des seuls animaux à montrer ce type de facultés. Ainsi, si on a longtemps pensé que le chant des oiseaux était tout aussi programmé génétiquement que la forme de leur ailes. On sait maintenant que la forme aboutie du chant de toutes les espèces d'oiseaux chanteurs étudiés est le fruit d'un enseignement et reste perfectible au cours de la vie de l'individu. De plus, de nombreuses espèces apprennent leur chant et celui-ci peut témoigner de différences entre communautés d'oiseaux éloignées géographiquement.

Alex est également un cas exceptionnel très intéressant. Il s'agit d'un perroquet élevé en laboratoire par Irene Pepperberg, qui a appris à compter jusqu'à six, à reconnaître et à nommer plus de cent objets, qu'il peut identifier, regrouper et différencier par leur couleur, forme, taille ou texture. Ce perroquet parvient aussi à exprimer ses désirs. Alex peut certes décrire les objets qu'on lui présente en isolant divers attributs comme le nombre et la couleur mais le fait le plus intéressant est qu'il soit parvenu à manier le zéro.

Les cétacés sont beaucoup plus difficiles à étudier mais de nombreux travaux convergent pour leur attribuer quelque forme de langage acquis et présentant des divergences culturelles régionales. Des études en laboratoire menées sur des dauphins à gros nez ont montré leur compréhension symbolique des choses, leurs capacités à se représenter eux-mêmes, à appréhender le comportement de leurs congénères et ont également mis en lumière leur mémoire exceptionnelle. Les dauphins se montrent capables d'apprendre des règles abstraites et les chercheurs sont même parvenus à enseigner à certains des langages acoustiques et gestuels imposés. Ils montrent des capacités d'apprentissage par mimétisme supérieures aux primates aussi bien au niveau gestuel que vocal. Leurs facultés d'imitation, malgré les différences anatomiques, s'étendent même aux attitudes humaines. Les ''langages'' des cétacés sont particulièrement complexes, associant gestuelles, contacts, sons, écholocalisation et, sûrement aussi, signaux chimiques. Cela explique les difficultés techniques que présente l'étude des phénomènes linguistiques chez les cétacés.

L'originalité du langage humain n'est donc plus aussi évidente qu'elle l'était pour Descartes. On peut toujours soutenir les meilleures performances des langues humaines mais d'autres mammifères manient manifestement eux-aussi des concepts abstraits via des constructions symboliques. Les animaux supérieurs ne sont cependant pas les seuls à manier des concepts abstraits, certains semblent y parvenir sans l'intermédiaire du langage.

Une simple expérience sur les abeilles qui est en phase de devenir une canon de la cognition chez l'insecte, consiste à entraîner un spécimen dans un labyrinthe en Y. L'abeille doit choisir au carrefour le bon embranchement où l'attend une récompense sucrée. La même marque de couleur est placée à l'entrée du labyrinthe et sur le bon embranchement du labyrinthe. Les abeilles comprennent très rapidement qu'elles doivent suivre au carrefour la même couleur qu'à l'entrée du labyrinthe mais, lorsque les couleurs sont remplacées par des symboles sans couleur, comme des traits horizontaux et des traits verticaux, les spécimens entraînés avec les couleurs choisissent spontanément le même symbole qu'ils ont pu détecter à l'entrée. Certaines expériences mettent également en lumière que des abeilles entraînées à reconnaître la similarité entre odeurs pourront reproduire cela avec des signaux visuels. Ces études semblent prouver la capacité de ces insectes à saisir le concept abstrait de ''même''. Si les abeilles témoignent bien d'un comportement assez mécanique, c'est à des règles abstraites qu'elles arrivent à obéir lorsqu'on les leur enseigne. On ne peut pas sérieusement considérer que ces abeilles ont appris ce concept abstrait de l'homme puisque ce sont toujours les mêmes fleurs et les mêmes couleurs qu'elles cherchent à butiner dans leur habitat naturel, l'entraînement en laboratoire a seulement permis de changer l'usage qu'elles en faisaient et que nous considérions alors comme un simple automatisme inné.

Finalement les biologistes parlent de manière récurrente de communication entre toutes les formes de vie, que ce soient les plantes ou les bactéries. Ces dernières se transmettent continuellement des informations, notamment elles se comptent pour savoir si elles sont suffisamment nombreuses pour envahir un hôte malgré son système immunitaire ; avant cela elles demeurent hors de portée de détection pour éviter que les anticorps de la cible se mettent en branle. Bonnie Bassler rapporte comment les différents types de bactéries de notre bouches sont agencés dans une organisation si précise qu'il est impossible qu'elles parviennent toujours à reproduire le même positionnement sans une incessante communication.

Les cellules des entités pluricellulaires sont tout aussi bavardes. Un complexe réseau de signaux chimiques intracellulaires permet la coordination de l'action de toutes les cellules et l'efficacité globale de l'organisme. Certaines détectent intrusion, carence ou excès et en informent leurs collaboratrices pour qu'elles se mettent au travail. La quantité de signaux chimiques qui parcourent un organisme est très importante mais une cellule possède des récepteurs stéréospécifiques qui lui permettent de ne réagir qu'à certains messages précis et de répondre à chacun par la réaction correspondante. Cette communication peut cependant faire l'objet d'une falsification, comme la bactérie salmonella qui envoie des protéines infiltrer la cellule cible. L'une d'elles active les régulateurs qui déterminent la forme de la cellule et les convulsions provoquées permettent à la salmonella d'être absorbée par sa cible.

Concernant l'échelle moléculaire, que l'on soit partisan de la contingence comme Monod ou finaliste, force est de constater que l'ADN présente toutes les caractéristiques d'un langage, un langage chimique certes mais à la syntaxe très précise. Si l'on peut rejeter comme Chandebois le concept d'un programme génétique qui serait responsable de toute l'ontogenèse, il demeure que la structure logique des briques qui composent un organisme vivant est contenue dans ses gènes. C'est un processus de traduction via les ARN messager qui permet de coder les protéines. C'est à partir de ce fonctionnement logique de l'ADN que peuvent être construits les systèmes de calcul que sont les ordinateurs à ADN.

Certes ces modalités de communication sont davantage déterminées que les langages évolués et culturels des cétacés, que ce soit génétiquement ou selon des constantes embryologiques, mais on peut considérer comme Chomsky que la grammaire des langages humains est tout autant déterminée par des principes généraux et innés. Qui plus est, nombre de nos réactions pulsionnelles, bien que pouvant être considérées comme ne relevant d'aucun langage, ni même d'aucun comportement culturel, mais simplement d'un automatisme biologique, correspondent tout de même à des états de conscience déterminés.

Ainsi la malléabilité et les potentialités énormes du langage humain peuvent suffire pour le considérer comme un des plus puissants outils à notre disposition mais ne semblent pas appropriés pour traiter de l'exclusivité de la conscience humaine. On peut envisager que le langage soit une des rares preuves de la subjectivité d'un individu, et même la seule pour certains, ce qui explique que l'on ait souvent accordé conscience qu'aux individus doués de parole. Pourtant si langage signifie conscience, rien n'indique que l'absence de langage équivaut à l'absence de subjectivité.

Se faire une représentation mentale d'une propriété n'est pas un élément décisif ni recevable pour débattre de l'exclusivité de la subjectivité humaine car disposer d'une subjectivité est une condition, et pas une conséquence, de l'abstraction. Ainsi on peut éventuellement prouver la subjectivité de certaines espèces animales à partir de leur capacité à l'abstraction mais l'incapacité d'abstraire ne signifie pas pour autant absence de subjectivité. De plus, lorsque l'on constate l'aspect logique des règles qui gouvernent les réactions des entités les plus simples du vivant, on peut douter qu'une frontière nette entre concret et abstrait, puisse être trouvée dans le comportement du vivant.

Enfin, puisque nous avons communément l'expérience pleinement consciente d'objets entièrement concrets, l'abstraction ne semble pas tout à fait appropriée pour limiter la conscience à seulement certains animaux.

Zoon politicon

On a coutume de fonder l'originalité humaine sur son aspect politique. C'est-à-dire sur sa propension à se réunir en communautés organisées selon une structure définie mais variable temporellement et géographiquement, bref en sociétés. Parfois il s'agit, dans le même ordre d'idée, de distinguer l'homme de l'animal par les cultures qu'il développe. Un minimum de connaissance anthropologique nous convaincra qu'il est plus approprié de traiter ces deux arguments simultanément.

Certes tout le monde peut observer des animaux qui agissent spontanément en groupes, ruches, essaims, meutes ou troupeaux, de sorte que l'on puisse considérer cette tendance comme faisant entièrement partie de leur ''nature'', mais, pour beaucoup, si l'homme est le seul à accéder à la sphère sociale, c'est parce qu'il est seul capable de conventions. C'est pourquoi, pour lever cette ambiguïté, il est courant de faire de l'homme l'animal politique et culturel plus que social.

Que ce soit parmi les philosophes antiques ou les modernes, la majorité a toujours donné dans cette idée. Parce qu'il est le seul à avoir développé culture et langage qui le soustraient à un pur instinct, l'homme est couramment considéré, soit comme l'animal le plus parfait, soit simplement comme au dessus du reste du monde animal. Parfois également c'est parce que la vie en société est rendue possible par la liberté des contractants que l'homme, seul animal détenteur d'un libre-arbitre, peut y prétendre. Il n'est pas nécessaire de passer en revue toute la philosophie occidentale pour se convaincre de la récurrence de ce courant de pensée, mais on peut se douter que c'est encore Descartes qui en constitue sûrement l'apogée avec la distinction entre l'homme potentiellement libre et l'animal-machine.

Bien qu'aucun philosophe n'ira aussi loin pour distinguer l'homme de l'animal, cette idée, d'un animal automate, essentiellement différencié d'une humanité qui choisit son destin par son organisation sociale, restera dans la pensée occidentale et y subsiste encore fortement. Nous avons pu voir comment un scientifique iconoclaste comme Monod, père de biologie moléculaire et grand généticien du vingtième siècle, ne peut s'empêcher de répéter ce schéma. Lorsqu'il lui est donné d'analyser l'originalité humaine, il n'arrive à la trouver que dans le langage et la culture ; là encore la sociabilité humaine, basée sur la convention et le choix, est considérée comme radicalement différente des associations d'insectes résultant d'un pur automatisme. Pour ce qui est des sciences sociales, si elles font de l'homme leur seul terrain d'étude c'est que leurs objets, culture et société, sont uniquement supposés appartenir à la sphère humaine.

Lorsque l'on considère la vie sociale humaine et que nous en cherchons les lois, quoique nombreux soient ceux qui estiment que les comportements humains doivent pouvoir, dans l'absolu, être réduits en objets de la biologie et de la physique, on ne se tourne pas vers ces sciences là mais davantage vers les sciences humaines. Même le plus fervent partisan du réductionnisme, lorsqu'il tente de comprendre une réaction donnée de son voisin, aura tendance à utiliser le langage et les méthodes du psychologue ou du sociologue plutôt que ceux du physicien ; et cela malgré lui ou peut être parce que son réductionnisme est plus philosophique que méthodologique. D'ailleurs, c'est parce qu'il a fait l'expérience de pensée d'envisager sa relation à autrui avec l'oeil du physicien que Descartes en est venu à douter de la subjectivité des autres êtres humains.

Il n'est donc pas surprenant que le scientifique, qui étudie les propriétés des animaux par l'analyse de leur anatomie et de leur fonctionnement chimique, n'y voit, en bon cartésien, que de simples machines dont les rouages expliquent fort bien tous les comportements dont les animaux témoignent. Pourquoi considérons-nous les sciences sociales plus appropriées pour étudier les communauté humaines alors que les regroupements animaux seraient l'objet d'une étude physico-chimique ? N'est-ce pas un parti pris ontologique teinté d'anthropocentrisme ? Cette réaction, si elle fut courante dans la philosophie occidentale et demeure un réflexe pour beaucoup de biologistes moléculaires, n'est cependant pas à généraliser à l'ensemble du monde scientifique.

Une science, quelque peu marginale comparer aux succès retentissant de la génétique, l'éthologie, a pour objet l'étude du comportement et des moeurs animaux9(*). Considérée comme une ''biologie du comportement'', l'éthologie prend le comportement animal comme élément à étudier pour lui-même et non à réduire en objets physico-chimiques. Si le fondateur de l'éthologie moderne, Konrad Lorenz, isola certains comportements comme génétiques et instinctifs, c'est le fonctionnement physiologique et psychologique de l'animal qu'il s'attacha à mettre en lumière. Son langage est d'ailleurs souvent très proche de celui du béhaviorisme. Si on doit trouver une évolution du point de vue scientifique concernant la psyché du vivant, il semble que l'éthologie soit le domaine où les scientifiques font preuve de la plus grande souplesse d'esprit.

Il faut noter que les sciences sociales, s'attachant exclusivement à l'étude des comportements sociaux humains, ne se cantonnent pas aux actions sociales relevant de la convention. Les accords et consensus tacites ainsi que les effets de masse inconscients sont également leurs objets. Donc, lorsque l'on considère la dimension sociale de l'homme, on ne se limite pas à ce qui relève de son libre-arbitre ou de ses capacités réflexives, l'automatisme comportemental est tout aussi social que le contrat en bonne et due forme. L'argument qui voudrait que l'homme soit le seul animal social parce qu'il est le seul à observer des conventions, de ce point de vue, n'a pas de sens. Ce qui nous évite pour le moment d'avoir à délibérer sur la liberté humaine et sur la possibilité d'une liberté animale.

Quoiqu'il en soit, comme nous l'avons déjà évoquée, la question de la sociabilité animale ne va pas sans celle de sa subjectivité. Pour qu'un comportement social soit attribué à un individu il faut bien que lui soit supposé certaines capacités de raisonnement ; pour qu'il accède à la convention il doit être capable d'apprendre et de choisir. Toute les études éthologiques visant à mettre en évidence un certain comportement social animal demandent également que soient traitées les fonctions cognitives de celui-ci ; de même l'éthologue, visant à saisir la psyché de telle ou telle espèce, ne possède pas meilleur terrain d'expérimentation que la vie sociale de ses membres. La reconnaissance d'un fait social animal demande que son comportement soit compris comme autre chose qu'un simple automatisme mécanique et pour cela une certaine forme de subjectivité et d'intelligence doit être envisagée. Finalement la dimension sociale de toute espèce animale ne peut être négligée dans son étude biologique, premièrement par un souci d'exhaustivité et deuxièmement car on ne peut mesurer l'impact de la vie sociale de l'individu sur son fonctionnement interne sans avoir préalablement étudié le phénomène. Mais voyons maintenant plus en détails les apports de l'éthologie concernant la sociabilité, l'intelligence et la subjectivité animales.

Les animaux les plus traditionnellement étudiés par l'éthologie sont, bien entendu, les primates. Au vu du paradigme anthropocentrique qui est celui de la science occidentale et que nous avons commencé de mettre en lumière, l'étude de la chose sociale étant indexée sur l'exemple humain, il n'est guère étonnant que la biologie commence par s'intéresser aux vivants qui semblent les plus proches de l'homme avant d'admettre une sociabilité à l'animal. Ainsi les grands singes, le chimpanzé en tête, sont généralement considérés comme les élèves les plus prometteurs pour accéder au cercle très fermé, selon la conception occidentale, d'entités intelligentes.

On a observé depuis longtemps l'usage d'outils chez les chimpanzés, et plus récemment chez d'autres primates, pourtant on est encore en droit de considérer cela comme des comportements instinctifs. La collaboration des différents groupes de recherche disséminés à travers toute l'Afrique a pourtant mis en évidence des différences culturelles quant aux moyens techniques développés pour atteindre le même objectif. Chaque communauté possède ses propres pratiques qui présentent toutes les caractéristiques d'un savoir-faire acquis et celles-ci sont transmises de génération en génération par un apprentissage relativement long. La réunion des différents outils nécessaires disséminés dans un large espace demande inévitablement une capacité d'anticipation et de représentation particulièrement développée.

On pourrait multiplier les exemples mais la problématique de l'éthologie des primates ne vient pas des données expérimentales mais de l'interprétation qu'on peut en faire. Ainsi plusieurs chercheurs doutent que les capacités de communication et d'apprentissage étudiées chez les primates soient comparables à celles des humains car elles semblent uniquement fondées sur la simple imitation. Bien que de nombreuses recherches en laboratoire aient été menées pour comparer l'apprentissage des primates et celui de l'homme, il semble que la similitude satisfasse certains pour n'admettre qu'une différence de degré tandis qu'il restera toujours des écarts qualitatifs suffisants pour celui qui recherche une différence de nature.

Quoiqu'il en soit l'aspect culturel des primates ne peut plus être nié car il est de l'aveu de la grande majorité des éthologues que les comportements que nous avons évoqués ne peuvent pas être compris comme de simples automatismes biologiques mais doivent être appréhendés en tant que faits sociaux à part entière car il s'agit proprement de phénomènes culturels. Nous nous contenterons pour le moment de cette idée, que certains primates développent langage, culture, technique, représentation, réflexivité et apprentissage, quoique ces phénomènes puissent rester quantitativement et qualitativement très différents de leurs équivalents humains.

Même si l'homme ne descend pas directement du singe, leur plus récent ancêtre commun remonte probablement à moins de dix millions d'années, ce qui est particulièrement ''proche'' dans l'évolution. On peut donc aisément attribuer l'intelligence et la dimension culturelle des chimpanzés à leur proximité phylogénétique avec nous et supposer que notre branche sur l'arbre de la vie est la seule qui ait développé des phénomènes culturels. Pour dissiper cette possibilité abordons maintenant les apports de l'éthologie concernant les cétacés, dont le dernier ancêtre commun avec l'homme pourrait remonter à près de cent millions d'années.

Étudiés en milieu sauvage, on voit que les dauphins vivent en larges groupes où les relations sont particulièrement complexes. Des liens à long terme entre individus sont établis, des alliances étroites sont forgées, des associations d'entraide entre groupes sont constatées et, en raison de ce maillage complexe de relations, il arrive même parfois qu'un individu change d'affiliation selon le contexte. Des ''alliances d'alliances'' ont également été observées, phénomènes qu'on ne pouvait observer jusque là que parmi les êtres humains.

Que ce soit chez les dauphins, les orques, les cachalots ou les baleines à bosses, on observe, chez les différents groupes de la même espèce, étudiés dans le même type d'environnement, des disparités culturelles. Les techniques et les stratégies utilisées par les cétacés pour se nourrir sont différentes comme leurs modalités de communication qui varient géographiquement à la manière de dialectes. On observe même l'usage de l'éponge comme outils par certains dauphins. Toutes ces particularités culturelles sont non seulement localisées dans l'espace mais évoluent également dans le temps. Par conséquent, quoique l'enseignement de ces spécificités soit essentiellement basé sur l'imitation, il doit bien y avoir une part d'innovation dans ces comportements pour expliquer leur évolution.

Pour finir notre tour d'horizon des mammifères sociaux, Wilkinson rapporte comment des chauve-souris partagent leurs repas. Les individus qui ont eu une chasse heureuse peuvent donner une partie de leur nourriture à ceux revenus bredouille. Cela n'est pas automatique, à la manière d'un système de dette ou de remerciement, on donne plus à celui qui a précédemment donné.

Aussi, notons que les comportements sociaux et conventionnels recensés par l'éthologie sont généralement associés au cortex préfrontal qui explique la présence de phénomènes culturels chez certains mammifères supérieurs, eux aussi dotés d'un cortex préfrontal très développé.

Nous pouvons donc reconnaître maintenant la sociabilité de certains mammifères dont les prédispositions culturelles sont ressemblantes aux nôtres. Il n'y a plus vraiment de doute sur le fait que les chimpanzés et les dauphins sont organisés socialement de manière structurée et maintiennent des rapports de domination et d'alliance complexes. Ce que les éthologues peinent davantage à prouver c'est que cette sociabilité animale est accompagnée de phénomènes linguistiques et d'un degré d'abstraction qualitativement similaires à ceux que connaissent les sociétés humaines. Bref l'éthologie n'a aucun mal à montrer le caractère politique de ces espèces mais c'est la subjectivité qui pourrait se cacher derrière qui est moins évidente à isoler. Il demeure que pour celui qui voudrait fonder l'originalité de la conscience humaine sur son caractère politique, les faits rapportés devraient suffire à admettre la même espèce de conscience à certains primates et cétacés.

De la même manière que l'exclusivité de la conscience humaine était déjà une valeur primordiale du monde occidental bien avant que la science commence à se pencher sur la question, le travail de Descolla a mis en lumière comment la dichotomie entre nature et culture est présente dans notre schème de pensée naturaliste depuis longtemps. Par conséquent on peut considérer que fonder l'originalité humaine sur le fait que l'homme rajoute des cultures à une nature immanente revient à appuyer les uns sur les autres plusieurs tenants d'une même idéologie.

Communauté et structure sont des termes que l'on peut aisément appliquer à une ruche d'abeilles ou même à un système de cellules. Ce que les communautés humaines semblent présenter de plus c'est une variation de leur structure et de leurs pratiques chez des groupes éloignés géographiquement. C'est donc par leurs moeurs divergeant selon les lieux que se fonde ''l'exception culturelle'' humaine. Si l'on considère que l'homme fait partie des rares espèces à peupler la terre entière10(*), on peut attribuer le manque de variation du comportement que présentent certaines espèces à leur localisation géographique beaucoup plus réduite. Aussi la plupart des bactéries ont un fonctionnement trop simple pour avoir développé plusieurs pratiques différentes afin de subvenir à leurs besoins. Pourtant nombreux sont les virus qui montrent d'étonnantes capacités d'adaptation aux anticorps et aux traitements humains qui, en dernière analyse, doivent être considérés pour le virus comme des facteurs environnementaux.

En fin de compte c'est la distinction entre intelligence et instinct, chère à Bergson, qui semble fondatrice de l'idée d'une nature prédéterminée de toutes les formes de vie, exception faite de l'homme dont le caractère non déterminé l'amène à adopter des pratiques diversifiées selon l'environnement où il s'est installé. Toutes les formes de vie présentent cependant une puissante faculté d'adaptation. Il n'est pas nécessaire pour s'en convaincre de dresser la liste des innombrables espèces que l'homme a extraites de leur habitat ''naturel'' et qui ont réussi à survivre dans leur environnement d'accueil, même sans l'aide de l'homme. Toute entité vivante règle son comportement sur les données qu'elle glane sur son environnement et on ne peut pas considérer ce fonctionnement comme instinctif. Certes il y a toujours des cadres biologiques innés à l'acquisition et au traitement de cette information ainsi qu'aux possibilités de réponse de l'organisme, mais l'intelligence humaine est soumise aux mêmes restrictions puisque son support physiologique est tout aussi inné.

Finalement toutes les fourmilières, si l'on considère leur comportement général, fonctionnent selon les mêmes mécanismes tout aussi généraux. Mais pour le biologiste qui rentrera dans les détails de son histoire et de son activité, chaque fourmilière sera différente. Celle-ci occupera un arbre, consommera ses parasites et le défendra des lianes envahissantes, tandis que celle-là, puisque des campeurs humain se sont installés sur son territoire, trouvera une nourriture abondante dans les détritus laissés par ces grands mammifères bipèdes. De nombreuses espèces de fourmis pratiquent l'agriculture, certaines autres l'élevage. Pourtant quasiment toutes auront une reine, des mâles et des ouvrières organisées en castes selon leur masse physique. Mais le comportement de chaque ouvrière n'est pas pour autant programmé ni dirigé par la reine, toute l'intelligence dont fait preuve la fourmi est considérée scientifiquement comme une propriété émergeante qui apparaît avec la réunion de plusieurs individus.

Les sociétés humaines elles-aussi partagent des mécanismes généraux. Elles-aussi ont toujours des chefs, des dominés, des outils, des décorations, une religion, etc. Si comme le note Descolla, il faut prendre garde à l'éthnocentrisme lorsque l'on recherche les traits communs de toutes les sociétés humaines, il demeure que des modalités de rapports de au monde sont partagées par toutes les cultures. C'est pourquoi Descolla reprend le concept kantien de schème, intermédiaire entre l'inné et l'acquis puisqu'il s'agit d'isoler nos facultés communes d'acquisition qui sont elles-mêmes innées.

Mais on peut invoquer le fait que les différents types de fourmilières correspondent à des espèces différentes. Ces différences sont inscrites dans leur code génétique tandis que l'homme, à partir du même patrimoine génétique, peut développer plusieurs cultures différentes. Ce qui peut nous ramener à l'idée d'un instinct opposé à une intelligence adaptative. Bien qu'il ne vaille pas pour les phénomènes culturels dont témoignent les primates et les cétacés, qui ne correspondent pas à des variations génétiques, cet argument mérite d'être analysé en détail car il semble effectivement refuser la même adaptabilité que l'homme à toute une gamme d'êtres vivants.

Premièrement, notons que les différentes peuplades humaines possèdent elles-aussi des patrimoines génétiques différents, qui expliquent les différences morphologiques observées entre les différents peuples du globe. C'est parce que tous les humains demeurent encore complètement inter-féconds qu'il est totalement hors de propos de parler d'espèces humaines. On ne peut pas non plus parler de races puisque les différences génétiques entre peuples sont moins importantes que les différences entre individus d'un même groupe. Il demeure que les pratiques culturelles d'un peuple jouent dans le fonctionnement de la sélection naturelle, en imposant des règles de reproduction ou une charité envers les plus démunis. On peut légitimement penser comme Monod que la sélection naturelle n'a quasiment plus cours dans nos sociétés modernes en raison des avancées de la médecine, couplées à notre système moral humaniste. Sans discuter la légitimité de la sélection naturelle ou de sa substitution par un quelconque humanisme, à partir du moment où l'on admet que la sélection naturelle joue un rôle dans l'évolution, un certain nombre de pratiques culturelles doivent avoir un impact sur l'évolution de l'espèce humaine, ou du moins sur celle des membres d'une culture. Là encore, sans traiter dans la moindre mesure de l'aspect éthique du phénomène, en raison du métissage, de plus en plus important, qui s'opère entre les peuples, on peut estimer que les différences génétiques liées à la disparité des pratiques culturelles ont tendance à se réduire. On pourra remarquer quoiqu'il en soit que la frontière entre culture et évolution génétique n'est pas aussi tranchée que l'opposition entre culture et nature que le naturalisme véhicule.

Deuxièmement, que l'on envisage l'évolution en termes néo-darwiniens ou selon la théorie alternative de Chandebois, de nombreuses zones d'ombre subsistent encore sur l'apparition de nouvelles espèces au cours de l'évolution. Que l'on considère l'évolution comme aléatoire ou téléologique, la majorité des spéciations sont allopatriques, c'est-à-dire qu'une espèce se scinde en deux autres à partir de la séparation et de l'isolement géographique de deux populations. Parce qu'il y a absence ou échec du métissage génétique entre les deux groupes, l'évolution, pour s'adapter à deux milieux géographiques différents, peut suivre deux chemins divergents qui aboutiront à deux espèces distinctes lorsque leurs membres cesseront d'être inter-féconds. Le point important est que c'est en s'adaptant à un nouveau milieu et en adoptant de nouvelles pratiques que les membres d'une espèce peuvent être amenés à en fonder une nouvelle. Le processus allopatrique de spéciation, qui est, de loin, le plus courant, est donc très proche du processus de diversification culturelle tel que l'on pourrait l'esquisser.

Reste que la disparité des cultures humaines s'accompagne de différences génétiques très mineures qui ne vont pas jusqu'à la spéciation. Mais si l'on fait abstraction du saut, encore mal compris par la biologie, qui amène l'apparition d'une nouvelle espèce, les différences entre cultures et les différences entre espèces sont tout autant fondées sur l'éloignement géographique et l'hétérogénéité des réponses pratiques que les différents groupes peuvent avoir développées.

Les cultures humaines ne sont cependant pas uniquement définies par les habitudes pratiques qu'elles ont respectivement adoptées pour répondre à un environnement spécifique. Les arts, les lettres, le droit, la religion, les traditions, etc, constituent également les éléments fondateurs d'une culture. Il est en effet difficile de trouver à ces éléments des équivalents dans le monde animal.

De nouveau il faut se garder d'inverser fondements et conséquences de la conscience. Les aspects artistiques et religieux d'une activité humaine se définissent inévitablement par l'intention et les états mentaux qui caractérisent les protagonistes de cette activité. L'art contemporain nous montre bien comment c'est le discours et le sens rajouté à une production humaine physiquement anodine qui fait la différence entre un simple produit et une création artistique. La religion, les croyances, le droit et les traditions d'une culture n'ont pas grand chose de substantiel si ce n'est quelques fugaces édifices matériels, qui restent pourtant les seuls objets d'étude à disposition de l'archéologue et de l'historien. C'est davantage dans la réunion des subjectivités de ses membres que consistent les valeurs d'une société. Qui plus est, c'est selon des critères esthétiques inhérents à la subjectivité humaine qu'est jaugé l'aspect artistique ou spirituel d'une production. En effet, objectivement, qu'est que la cathédrale a de plus que la vulgaire masure ou le nid de l'oiseau, si ce n'est une référence à la subjectivité humaine de ses créateurs ? Il ne s'agit pas ici de maintenir un quelconque dualisme mais seulement de remarquer que les aspects artistiques et religieux d'une culture ne peuvent être invoqués pour appuyer l'originalité de la conscience humaine car il s'agit davantage de modes de la conscience humaine. Tant que la question de la subjectivité et de la conscience animales n'a pas été traitée, nous ne sommes pas vraiment en mesure d'envisager les pendants de la religion et de l'art dans le reste du vivant.

Albert Assaraf s'est tout de même penché sur la question de l'éventualité d'un phénomène religieux chez le chimpanzé. Il recense chez lui la fascination pour le ''haut'' typique de toutes les religions, le recours à la médiation, des phénomènes de sacralisation, des supplications, dons et potlatch, un système de rétribution et une distinction coercitive entre ''eux'' et ''nous''. Pourtant, puisqu'il lui manque un moyen comme le langage pour accéder à la subjectivité du chimpanzé, Assaraf rechigne à conclure que ces phénomènes relèvent d'une religion. Il préfère admettre une continuité entre ces comportements et les religions humaines sans se risquer à des conclusions hypothétiques. Il fait cependant de l'idée d'une cause première une spécificité humaine parce qu'il n'en trouve pas trace dans les comportements des chimpanzés. Mais aurait-on pu découvrir la présence de cette idée dans d'autres cultures si nous ne l'avions pas traduit dans leur langue ou supposer d'emblée comme inhérente à l'humanité ?

De nombreuses analogies ont également été formulées entre les gribouillages des singes anthropoïdes et ceux des très jeunes enfants humains. Visuellement la ressemblance est frappante mais il est difficile de pousser l'analogie plus loin à partir du fait que l'enfant peine presque autant à communiquer ses états internes que le singe, mais surtout parce que ni l'un ni l'autre, contrairement à l'artiste contemporain, ne peut fournir un discours satisfaisant pour faire sans ambiguïté de ces barbouillages de l'art. En effet, les théoriciens de l'art, outre les difficultés générales qu'ils ont à définir celui-ci, se divisent sur la question de faire des gribouillages infantiles des oeuvres d'art et donc d'autant plus concernant les production animales. Puisqu'il est fondé sur des critères esthétiques, et donc subjectifs, il n'est pas surprenant que l'art pose toute une série de problèmes sémantiques et épistémologiques à la science lorsque celle-ci commence à s'y intéresser.

Compte tenu des problèmes rencontrés pour traiter des phénomènes religieux et artistiques de notre plus proche cousin le chimpanzé, il ne semble pas vraiment envisageable d'aborder ces thèmes à propos d'autres classes de vivants. Bien entendu les sentiments religieux et esthétiques correspondent bien, comme tout état mental, à des phénomènes neurologiques, mais la définition de ces sentiments est bien trop équivoque pour nourrir la moindre analogie avec les phénomènes biologiques d'autres espèces. Si cela pourrait éventuellement nous autoriser à faire de l'homme une exception dans le règne du vivant, il semble en tout cas que les phénomènes culturels que sont l'art et la religion n'ont pas vraiment leur place dans une discussion sur l'exclusivité de la conscience humaine. Finalement accéder aux éventuelles sphères artistique et religieuse d'une entité vivante quelconque nécessiterait préalablement d'admettre sa subjectivité et de posséder un moyen d'y accéder.

On est en droit de douter des intentions d'un raisonnement visant à rapprocher les différences entre cultures de différences entre espèces. On sait comment des idéologies fallacieuses et néfastes ont donné dans l'idée d'une hiérarchie des races humaines comparable à la hiérarchie des espèces récurrente dans la pensée occidentale. Mais l'objectif de notre étude ne peut être plus éloigné de cette idée car avant d'opérer une analogie entre cultures et espèces, c'est cette hiérarchie que nous avons entrepris de critiquer. Si l'on abandonne l'idée de la supériorité de l'espèce humaine sur le reste du vivant, comparer l'homme à l'animal n'a plus rien de péjoratif ni d'insultant. Quoiqu'il en soit le métissage progressif qui accompagne la mondialisation de l'humanité doit mettre définitivement de côté la possibilité d'une spéciation à partir de disparités culturelles.

Subjectivité inconsciente

Pour ne pas tomber dans un certain dualisme, ou une discontinuité du vivant, incompatibles avec toutes les théories de l'évolution, il est courant de distinguer plusieurs types de subjectivité et de considérer la conscience humaine comme différente de la subjectivité animale non-consciente. Ainsi une subjectivité ne peut être refusée à aucun vivant puisque celle-ci n'est tout simplement pas identifiée à la conscience. Il s'agit d'accorder à l'animal, voire au végétal et à d'autres formes de vie, certaines des propriétés spirituelles que notre propre subjectivité connaît.

Il peut s'agir de la perception, qui a toujours été admise aux animaux, et dont la science a maintenant très bien mis en évidence la présence chez toutes les espèces vivantes. Il peut paraître difficile d'envisager une perception non-consciente mais les exemples donnés par Leibniz suffisent à dissiper rapidement la contradiction. Ainsi un grand bruit peut nous réveiller alors que nous sommes à ce moment là dans un état d'inconscience. Aussi, comme les voix qui composent le brouhaha d'une foule, le bruit de la mer n'est que la somme de la multitude des sons des vagues qui l'agitent mais dont nous n'avons pourtant pas conscience individuellement. Qui plus est, toutes les cellules de notre corps enregistrent perpétuellement des informations en percevant leur environnement, que ce soit l'environnement extérieur à l'organisme ou l'environnement cellulaire de la cellule en question. Pourtant toutes ces informations n'accèdent pas à notre conscience. On peut donc envisager que toutes les formes de vie ont des expériences psychiques de perception mais qui ne s'accompagnent pas nécessairement de la conscience, qui elle, est aperception.

Les pulsions, au sens psychanalytique, sont des poussées motrices qui concernent la satisfaction d'un désir. On oppose traditionnellement les pulsions au libre-arbitre mais il s'agit plus généralement de distinguer des pulsions inconscientes à des décisions conscientes, quoique l'on soit toujours en droit de considérer les deux phénomènes comme déterminés. Les pulsions peuvent donc également être considérées comme des phénomènes psychiques inconscients que l'on peut accorder à la subjectivité non-humaine. En effet, il est possible d'admettre un comportement final à toutes les formes de vie mais plutôt que de penser cette finalité par analogie avec l'expérience du choix qui nous est si commune, c'est à l'image de nos réactions inconscientes et irréfléchies qu'est pensée la psyché animale.

La déduction, à partir des perceptions inconscientes, de la possibilité d'une subjectivité totalement inconsciente n'est pas forcément si évidente. En effet, on peut certes envisager que toute forme de vie perçoit mais que seules certaines connaissent le stade supérieur de l'aperception. Pourtant, bien qu'il s'agisse d'une métaphore courante en psychanalyse, considérer l'inconscient comme un iceberg dont la conscience serait la partie visible est peut être une vision trop simpliste de leur interaction. L'inconscient de la psychanalyse est un maillage psychique qui ne s'oppose pas radicalement à la conscience. Celle-ci peut refouler certaines énergies et tensions dans l'inconscient, car elles vont à l'encontre des moeurs ou de l'équilibre psychique de l'individu. La psychanalyse ne nous fournit pas une théorie de l'émergence de la conscience à partir de l'inconscient, au contraire elle prend ces deux pôles comme des états de fait dont il s'agit de déterminer les interactions. On remarquera sur ce point comment la psychanalyse décrit généralement chacun de ces éléments par rapport à l'autre.

En réalité le fait des perceptions inconscientes ne prouve rien quand à la possibilité d'un psychisme entièrement inconscient, possibilité qui n'a d'ailleurs pour elle aucun exemple empirique. Et comme le pourrait-elle ? Toute perception inconsciente que nous pouvons constater ne l'est jamais complètement puisque, certes après coup et par réminiscence, elle ne doit son existence phénoménale qu'au fait d'avoir bien fini par accéder à la conscience. On définit généralement l'inconscient comme l'ensemble des évènements psychiques qui n'apparaissent pas à la conscience. Cependant l'inconscient peut également être conçu, dans l'idée des partisans d'une subjectivité animale non-consciente, comme l'ensemble des évènements non-conscients qui sont pourtant psychiques. Si nous ne connaissons notre inconscient que par ses effets sur notre conscience, que signifie alors une subjectivité sans conscience ?

Puisque la biologie ne trouve substantiellement rien de plus dans le vivant que dans n'importe quel autre phénomène physique, il n'y a que notre propre subjectivité conscience qui nous fasse connaître ce que ''psychique'' peut signifier. On peut certes envisager une subjectivité sans conscience par abstraction en imaginant les animaux mus uniquement par des pulsions inconscientes identiques à ceux qui nous animent, même lorsque nous n'en avons pas conscience, mais cette abstraction a-t-elle la moindre valeur empirique ou scientifique ? Cela peut être considéré comme une simple construction mentale destinée à concilier le problème de la finalité dans le monde vivant et l'exclusivité de la conscience humaine. Cette construction est habile mais elle ne nous indique en rien la frontière entre comportement final conscient et finalité inconsciente, puisque les deux se retrouvent chez l'homme pour les mêmes activités.

Si l'on admettait un comportement purement déterminé et instinctif à l'animal, lui accorder une subjectivité inconsciente entièrement pulsionnelle serait envisageable. Cependant, nous avons pu constater à quel point l'ensemble du règne du vivant possède un comportement adaptatif basé sur la computation. Nous avons remis en cause la pertinence d'une distinction radicale entre intelligence et instinct. Tout mécanisme biologique peut être compris par analogie au choix et toute structure innée dont témoigne une entité vivante ressemble davantage au synthétique a priori kantien, qu'au programme d'une machine-outil. Il n'y a plus vraiment lieu de parler de comportements ''naturels'' et irréfléchis qui pourraient être tempérés par une raison humaine (ou cérébrale). Il y a solution de continuité entre la pulsion, fruit d'une computation cellulaire et le choix conscient tout aussi réductible en un calcul de même nature. Penser l'inconscience de la subjectivité animale à l'image de nos réflexes pulsionnels semble donc quelque peu désuet.

Plutôt que comme un phénomène émergeant, la conscience peut donc être envisagée comme un résidu incompressible du fonctionnement de l'inconscient. Pour ce qui est du non-humain, il n'est guère possible d'estimer l'ampleur et le champ de cette conscience sans moyen de communication. Pourtant nombreux sont les éthologues à croire en cette conscience animale et qui tentent de la prouver, tandis que d'autres, plus circonspects, découvrent cette éventualité au détour de leurs recherches.

Le concept de carte cognitive est largement employé en éthologie pour tenter de comprendre la psyché de certaines espèces. Beaucoup d'animaux sont en effet capables de se repérer spatialement avec précision sur de vastes territoires, bien plus vastes que la portée de leurs sens. Nombreuses sont les espèces à pouvoir retrouver une source de nourriture localisée sans avoir accès à une piste sensorielle. Un certain nombre d'expériences mettent en lumière comment beaucoup d'animaux, les primates certes mais aussi des chiens ou des oiseaux, peuvent mémoriser des caches de nourriture et les retrouver longtemps après, même une fois que l'environnement ait fortement évolué en raison d'un changement de saison. Des expériences récurrentes consistent à laisser le sujet regarder l'expérimentateur cacher des récompenses sur une zone. Celui-ci parviendra à en mémoriser plusieurs dizaines et organisera spatialement son trajet pour choisir le plus optimisé. Nous avons pu voir précédemment comment certains oiseaux sont particulièrement doués pour ce type d'exercice.

Les abeilles sont aussi réputées depuis longtemps pour leurs prouesses lorsqu'il s'agit de s'orienter sur de vastes territoires. Les éthologues ont toujours été surpris de la qualité des cartes cognitives des abeilles qui parviennent à se repérer sans erreur sur des zones qui se mesurent souvent en kilomètres. Le plus intéressant est la célèbre danse des abeilles, découverte par le prix Nobel Karl von Frisch, qui leur permet d'indiquer à leurs congénères la localisation d'une nouvelle source intéressante de nourriture. L'indication se fait par un système symbolique complexe et se montre très précise pour indiquer distance, direction et taille de la source de pollen.

Les cartes mentales ainsi construites par beaucoup d'animaux suffisent à certains pour leur attribuer une forme de conscience. Sans aller si vite en besogne, on peut remarquer comment, à un certain niveau de repérage spatial, il n'est plus vraiment possible de parler de comportement pulsionnel. Ce n'est pas un signal sensoriel qui stimule le mouvement de l'animal mais une réminiscence, une représentation mentale, du trajet et de la destination ; difficile alors d'envisager ces modalités psychiques de repérage comme de même nature que nos réflexes inconscients.

Plus généralement, aucune faculté cognitive mise en évidence chez l'animal ne se prête à ce type d'analogie. Bien sûr, les mécanismes neurologiques à l'origine de la mémorisation et du conditionnement ayant été mis en évidence depuis longtemps, cela pourrait laisser à penser que les capacités cognitives des animaux restent de l'ordre du pur automatisme, mais c'est sans compter que nos propres modalités d'apprentissage et de mémorisation, pourtant bel et bien conscientes, relèvent des mêmes appareillages biologiques. Là encore la science n'apporte aucun élément décisif pour confirmer le vieil adage occidental qui maintient une différence qualitative entre les subjectivités humaine et non-humaine.

Un autre apport majeur concernant la conscience animale ne vient pas proprement de l'éthologie mais de la neurobiologie. Michel Jouvet est un des plus grands spécialistes au monde du sommeil, on lui doit notamment le concept de sommeil paradoxal et le découpage du sommeil en cinq phases. Comme dans bien d'autres domaines de recherche, les études sur le sommeil, bien qu'ayant comme sujet principal l'homme, utilisent beaucoup l'animal, en l'occurrence le chat, à des fins expérimentales. Pour Jouvet, s'il expérimente sur le chat c'est parce que les phénomènes de veille, de sommeil et de rêve sont sensiblement identiques chez tous les mammifères.

Ainsi, lorsqu'il cherche à définir les conditions de l'attention consciente, son propos porte indifféremment sur l'homme et sur le chat. Ces conditions sont liées à l'intégrité de certaines zones cérébrales, à l'activation de systèmes sous-corticaux et à la consommation énergétique des modules corticaux mis en oeuvre. Ces corrélas neurobiologiques de la conscience étant présents aussi bien chez l'homme que chez l'animal, Jouvet n'hésite pas à étendre la notion de conscience aux animaux. L'alternance du sommeil à ondes lentes et du sommeil paradoxal, avec activité corticale rapide, est généralisable à tous les homéothermes, donc à tous les oiseaux et mammifères.

Concernant le sommeil à ondes lentes, l'activité corticale comme la consommation d'énergie sont significativement ralenties tandis que des phénomènes ondulatoires, absents de la veille se mettent en place. Il s'agit clairement d'une absence de conscience car, non seulement les conditions neurobiologiques de l'attention consciente ne sont plus réunies, mais les sujets humains réveillés au milieu d'une telle phase ne se souviennent absolument de rien. En d'autres termes, le cogito de Descartes n'est plus en vigueur, ce qui tend à interdire de fonder l'esprit sur celui-ci puisque la personnalité comme la mémoire survivent sans problème à cette ''mort'' de la conscience que constitue cette phase de sommeil. Pourtant c'est à ce type de sommeil que correspondent les phénomènes de somnambulisme, où un individu peut accomplir des actions dirigées et coordonnées et cela complètement inconsciemment car, de la même manière, s'il est réveillé au milieu de son somnambulisme, il ne se souviendra de rien. On pourrait penser que cela est un bon exemple d'action inconsciente mais dirigée, qui pourrait constituer l'archétype d'une subjectivité animale inconsciente, pourtant l'imagerie cérébrale nous montre comment l'activité neurologique à ce moment là est bien celle du sommeil à ondes lentes et ne correspond pas du tout à celle de la veille chez l'homme ou chez l'animal.

Le sommeil paradoxal est très différent sur plusieurs points. Il est même aussi différent du sommeil à ondes lentes que celui-ci l'est de la veille. Neurophysiologiquement l'électroencéphalogramme du sommeil paradoxal correspond bien davantage à celui de veille qu'à celui du sommeil à ondes lentes, tout en restant très différent. Ainsi l'individu est frappé d'atonie musculaire, ce qui explique son immobilité malgré son intense activité cérébrale. La consommation énergétique est également très importante, sûrement plus que lors de l'attention consciente. Là encore, tous les homéothermes témoignent des mêmes phénomènes neurobiologiques. Seule la durée des cycles varie mais de manière corrélée à la taille de l'individu, une période de sommeil paradoxal durant toujours à peu près un quart de la période de sommeil à ondes lentes. Ainsi le chat dort pendant vingt-quatre minutes puis passe en sommeil paradoxal pendant six minutes, chez l'homme ces périodes sont de quatre-vingt-dix et vingt minutes et, pour l'éléphant, elles sont encore plus longues.

On sait depuis la fin des années soixante que c'est à cet état de sommeil que correspondent nos rêves. C'est pourquoi les sujets réveillés pendant cet état se rappellent alors très bien de leurs rêves et peuvent les raconter en détails. Plus le réveil est provoqué longtemps après la période de sommeil paradoxal, plus les souvenirs s'estompent. Il existe deux types de rêve. Le premier type constitue sûrement plus de quatre-vingt-quinze pour cent des rêves. Le sujet est persuadé que ce qui se passe dans son rêve est la réalité malgré les incohérences que l'on peut constater après coup, il est alors convaincu d'être éveillé ce qui correspond tout à fait à un phénomène d'hallucination. Le second type, le rêve lucide, est beaucoup plus rare mais a tout de même été mis en évidence expérimentalement. Le sujet a conscience qu'il rêve, il peut rester dans son rêve ou se réveiller en suscitant un mouvement, le rêve n'est plus une hallucination car on ne le confond pas avec la réalité. Comme Jouvet, on pourra citer comme exemple l'un des rêves que Descartes fit à l'origine du Discours de la méthode, et remarquer ironiquement que les conclusions qu'il en tira ralentirent considérablement les recherches sur l'inconscient. Quoiqu'il en soit, on peut considérer que ces deux types de rêve sont conscients et témoignent même d'une conscience de soi. Pour le second cela est assez évident mais pour le premier, on remarquera que le rêveur, quoiqu'il se trompe sur la réalité de ses perceptions, reste conscient de lui-même en tant que sujet pensant.

On sait que le sommeil paradoxal correspond aux rêves chez l'homme grâce aux interviews que l'on peut faire de sujets expérimentaux et que l'on met ensuite en relation avec les données neurologiques. Pour l'animal, encore une fois, la barrière de la langue semble insurmontable. Le pendant neurophysiologique du rêve humain peut être retrouvé chez tous les mammifères sans problème, pourtant on pourra toujours douter, en bon naturaliste, que l'animal connaît les mêmes états internes correspondants. Il s'agirait tout de même d'un raisonnement quelque peu sophistique car l'un des axiomes de la science veut qu'aux mêmes causes doivent correspondre les mêmes effets. L'expérimentation est cependant allée plus loin que cette analogie neurobiologique. Chez des chats, une destruction localisée des systèmes cérébraux responsables de la perte de tonicité musculaire lors du sommeil paradoxal a donné des résultats significatifs. Alors que sa veille et son sommeil ne sont pas perturbés, un chat ainsi altéré présentera des comportements oniriques surprenants lors du sommeil paradoxal. Il guettera, attaquera et poursuivra des proies imaginaires mais ne réagira pas au moindre stimulus extérieur. Tout porte à croire que c'est aux images d'un rêve que correspondent ces mouvements. Bien évidemment aucune expérience de ce type n'a été menée sur des êtres humains, mais il s'avère que certaines personnes, victimes de lésions cérébrales au niveau des fonctions responsables de l'atonie musculaire, témoignent du même type de comportement onirique. Ils gesticulent dans leur sommeil et ces mouvements correspondent au moment de leurs rêves et à leur contenu.

Convaincu de l'originalité de la conscience humaine, on pourra cependant continuer de penser qu'il manque un témoignage articulé pour admettre le rêve au chat, et de la même manière une conscience et des états internes similaires aux nôtres. A la lumière de la neurobiologie, il ne nous est plus donné, selon nous, de maintenir le postulat naturaliste qui veut que seul l'espèce humaine possède une conscience. Il n'y a aucune raison scientifique de refuser à l'animal qui semble effrayé, impatient, envieux, affamé, joueur et souffrant, des états mentaux correspondants. Seul le doute cartésien nous fait remettre en cause cette évidence, mais celui-ci peut tout aussi bien nous faire rejeter toutes les données de la science comme de nos sens, l'ensemble des mathématiques ainsi que la conscience des autres humains, c'est pourquoi ce doute doit demeurer méthodique. Reste à déterminer si cette conscience doit s'étendre à toute forme de vie ou commencer avec un certain stade de complexification phylogénétique.

Conscience de soi

Ce qu'il est encore possible de refuser à l'animal conscient, c'est une conscience de lui-même, c'est-à-dire une conscience réflexive. Autrement dit la question est de savoir si l'animal à une conscience de lui-même comme un moi différencié de son environnement et de ses partenaires sociaux. L'éthologie, ayant en général au moins admis les états internes des animaux supérieurs, se penche sur cette problématique depuis longtemps.

Nous avons déjà noté que des scientifiques sont parvenus à enseigner un langage artificiel à des dauphins. A partir de là ils ont pu montrer comment ces dauphins sont capables d'indiquer lequel de deux bruits est le plus fort mais peuvent également préciser quel degré de certitude ils attribuent à leur jugement. Cela peut être considéré comme une preuve de la conscience qu'ils ont de leur propre connaissance. En fait quasiment tous les animaux à qui l'on a enseigné un langage semble à même de se désigner eux-mêmes. Bien entendu, c'est devenu un obstacle récurrent, sans communication de concepts abstraits il n'est pas évident de traiter de la conscience de soi que pourrait avoir un sujet. Les éthologues doivent donc rivaliser d'ingéniosité pour concevoir des tests permettant de cerner autrement le problème.

Le moyen le plus connu et le plus utilisé est le test du miroir. Développé par le psychologue Gordon G. Gallup dans les années soixante-dix, il consiste à mettre l'animal en présence d'un miroir et n'analyser ses réactions. L'expérience la plus simple est de placer une marque sans odeur sur une partie de l'animal qu'il ne peut normalement pas voir. Un animal qui se déplace par rapport au miroir pour mieux y voir la marque, qui essaye de toucher la marque avec un membre ou qui témoigne de tout autre forme de comportements auto-dirigés, a manifestement compris que l'image dans le miroir est la sienne. Il est en effet difficile de ne pas voir là une preuve de la conscience de soi de l'animal.

Plusieurs grands singes, les dauphins, les orques et, plus récemment, les éléphants ont réussi ce test. Ce n'est guère étonnant étant donné qu'il s'agit des mammifères considérés comme parmi les plus intelligents. Certains obtiennent même des résultats encore plus concluants avec des expériences un peu plus complexes. Ainsi la vidéo est souvent utilisée à la place du miroir, avec des résultats sensiblement similaires. Les chimpanzés, les dauphins et les orques se reconnaissent même dans des vidéos enregistrées et font la différence entre direct et différé car ils ne manifestent des comportements auto-dirigés que dans le premier cas. Les dauphins parviennent également à y reconnaître leurs congénères et leurs entraîneurs humains.

Bien qu'il ait été d'une aide considérable en primataulogie et pour l'étude des facultés cognitives de certains mammifères marins, l'efficacité de ce procédé est parfois controversée car celui-ci s'axe sur une conception peut-être trop anthropocentrique de la perception. Ainsi les gorilles, qui comptent pourtant parmi les primates les plus intelligents et témoignent de comportements sociaux complexes, échouent quasiment systématiquement au test du miroir. Puisqu'un gorille est parvenu à maîtriser le langage des signes, il est difficile de refuser à l'espèce une conscience de soi similaire à celle du chimpanzé. Beaucoup d'éthologues s'accordent donc pour attribuer cet échec au fait que les gorilles ne se regardent presque jamais droit dans les yeux car il s'agit d'un signe majeur d'agressivité ; les sujets détournent systématiquement leur regard à la vue d'un congénère ce qui ne leur laisse guère le temps de se reconnaître dans un miroir. C'est pourquoi ils obtiennent de meilleurs résultats lorsque le miroir est remplacé par un écran qui affiche l'image du gorille à partir d'une caméra postée dans un angle décalé.

De plus l'homme compte beaucoup sur la vue dans la majorité de ses activités sensorimotrices, mais ce n'est pas le cas de toutes les espèces. La plupart des canidés et des félins sont sociaux mais territoriaux et reconnaissent leurs congénères comme leur territoire en grande partie grâce à leur odorat. Pourtant ils doivent bien faire la différence entre les marquages de leurs rivaux et les leurs pour adopter ce comportement territorial. En fait la grande majorité des animaux communiquent et se reconnaissent par des signaux chimiques, comme les phéromones, qui n'ont rien à voir avec la vue. Chez toutes ces espèces, il n'est donc pas surprenant que le test du miroir ne donne pas le moindre résultat. Pour envisager ce type de test sur ces espèces, il serait nécessaire de construire des procédés expérimentaux permettant de les mettre en contact sensoriel avec leur propre signature chimique et autorisant le même type de réaction qu'un miroir. Il va sans dire à quel point l'élaboration de ce type de tests présente une montagne d'obstacles techniques.

Concernant l'immense majorité des entités vivantes, nous ne disposons pas de la moindre donnée pour traiter de leur éventuelle conscience d'elles-mêmes. Leur conscience en général, lorsqu'elle est admise, n'est d'ailleurs pas bien définie. Il est fort probable que les concepts et catégories que nous appliquons à notre conscience : réflexivité, but, moyen, etc, sont de moins en moins appropriés aux autres espèces à mesure que leur structure et leur fonctionnement diffèrent des nôtres. La neurobiologie va dans ce sens puisque, quoique téléologie et traitement de l'information se retrouvent à toutes les échelles du vivant, la structure et le fonctionnement d'un organisme peuvent varier du tout au tout.

Si l'on admet, comme les néo-darwiniens, que l'évolution est entièrement continue et fondée sur la sélection naturelle, il semble inapproprié de considérer la conscience réflexive comme apparue soudainement chez l'homme ou chez certaines espèces de mammifères supérieurs. Peut-être devrait-on plutôt admettre que le psychisme commun à toute forme de vie a évolué et s'est complexifié pour atteindre le niveau de notre conscience. Il faut cependant faire l'économie d'une apparition soudaine de la conscience, l'histoire phylogénétique de notre espèce doit témoigner d'un développement continue et progressif de la conscience de soi.

En acceptant la théorie alternative de Chandebois, il serait possible d'imaginer que la conscience réflexive soit apparue comme un organe, par saltation. Mais il semble qu'aucun organe ne corresponde à la conscience, et encore moins à la conscience réflexive. Le cerveau n'est pas l'apanage des animaux supérieurs puisque les vers nématodes, microscopiques et constitués de moins d'un millier de cellules, en possèdent un de quelques centaines de neurones. L'apparition du cerveau ne correspond donc pas vraiment au surgissement de la conscience que l'on pourrait imaginer au cours de la phylogenèse. Certaines zones du cerveau pourraient être invoquées pour jouer le rôle d'un impossible organe de la conscience mais nous avons pu voir avec Jouvet que les conditions neurobiologiques de l'attention consciente sont les mêmes chez tous les homéothermes. Le fonctionnement chimique et électrique de tous les cerveaux est identique et ne se distingue pas radicalement de celui d'autres systèmes cellulaires chargés du traitement de l'information dans des organismes dépourvus de systèmes nerveux. Incapable de trouver une histoire phylogénétique de la conscience, la science nous renseigne encore moins pour localiser le pendant biologique de la conscience réflexive.

Et comment le pourrait-elle lorsque l'on voit la variété des opinions dans les débats religieux, philosophiques, psychologiques et psychanalytiques sur le concept de ''moi'' ? On ne peut que douter que ce moi soit un objet approprié pour le scientifique. Les neurologues ont déjà fort bien fait remarquer comment ce moi, érigé en substance par Descartes, est difficile à localiser face à la multitude de neurones, de cortex et de sous-cortex que la neurologie constate comme source de états mentaux. Pour le cartésien, la conscience réflexive doit faire comprendre à l'homme que son moi fondamental est une entité immatérielle occupant temporairement un corps qui n'est qu'une enveloppe et qui n'appartient pas à l'unité métaphysique du moi. Les biologistes ont plutôt tendance à faire du moi, la conscience du corps qui y est tout entièrement localisée, quoique la perte d'un membre ne retranche rien à notre conscience. Certains ont fait de la volonté l'essence de l'individu tandis que d'autres la pensent comme un point de vue particulier sur le monde. Parfois le moi n'est qu'un concept, un concept majeur mais qui ne doit pas dépasser son rôle sémantique et représentatif. Il peut être considéré comme une illusion fondamentale qui masque la multiplicité primordiale de notre conscience. Le moi de la psychanalyse est ambiguë car il s'oppose à certaines parties de notre psyché et ne correspond donc pas tout à fait à l'unité de notre être. La valorisation du moi dans les systèmes de valeurs de nos sociétés à également une histoire. Dans certaines philosophies il est même condamné comme une source de motivation opposée au bien commun.

Nous n'avons pas le loisir de dresser ici une typologie des conceptions du moi, ni d'en retracer l'histoire, nous espérons seulement avoir mis en évidence que ce mot est trop équivoque pour constituer un objet d'étude pour la biologie. Les débats à son sujet doivent plus probablement parasiter la recherche en instaurant une rupture entre homme et animal que le scientifique est bien incapable d'isoler empiriquement.

Comme nous avons remarqué qu'une subjectivité sans conscience n'est guère intelligible puisqu'elle ne s'appuie sur aucun fait empirique, une conscience qui ne soit pas conscience de soi laisse perplexe puisque l'on ne dispose pas vraiment d'expériences d'une conscience qui ne fasse pas de différence entre ''soi'' et l'environnement. En psychologie du développement, les chercheurs tendent à penser que le bébé, même quelques minutes après sa naissance et peut-être même déjà dans le ventre de sa mère, témoigne d'une différenciation fine entre une stimulation d'origine extérieure, comme lorsque sa mère le touche, et une stimulation interne, lorsqu'on le fait se toucher lui-même le bras avec sa main opposée. Cela n'est guère étonnant lorsque l'on sait qu'un réseau de cellules comme le système immunitaire est précisément conçu pour faire cette distinction entre intérieur et extérieur. Difficile alors d'imaginer une entité vivante incapable de discriminer entre elle et son milieu. Toutes les formes de vie perçoivent leur environnement et il n'y a pas de perception sans distinction entre un élément qui reçoit et quelque chose d'autre à l'origine de ce qui est reçu.

Toutes les consciences pourraient ne pas présenter une connaissance de soi comme d'un être unifié et unique tel que nous en avons l'expérience. Ce ''moi'' réflexif peut être considéré comme davantage qu'une distinction entre intérieur et extérieur mais, là encore, comment opérer cette distinction sans avoir le sentiment de l'unité de cet ''intérieur''. On ne peut pas non plus le confondre avec l'autre, même s'il s'agit d'un congénère, sans ruiner par là même la distinction en question. Certes des communautés de cellules, bactéries, insectes ou herbivores, témoignent de comportements en groupe qui semblent davantage relever d'une délibération globale. Pourtant chaque individu est une unité de calcul indépendante, quoiqu'elle réagisse exactement comme tous ses semblables. Nombreux sont ceux qui ont d'ailleurs remarqué le même type de comportements généraux chez les regroupements humains, que l'on parle d'inconscient collectif, de bien commun ou de mode, sans faire pour autant avoir tirer ces observations d'analogie avec le monde animal.

La douleur, comme la mise en branle du système immunitaire, signifie justement que l'intégrité de l'organisme est en danger. Notre corps, comme celui de l'animal, réagira de la même manière pour faire cesser cette menace pour notre intégrité. Sauf exception, nos actes conscients iront également dans ce sens. Il n'y a pas rupture mais continuité entre la conscience réflexive d'un moi unifié, dont nous nous réservons parfois l'exclusivité, et la réaction automatique de fonctions biologiques, à qui nous refusons la conscience de ce qu'elles ont vocation à sauvegarder.

L'homme semble pourtant doté d'une conscience réflexive beaucoup plus poussée car il peut porter des jugements sur ses propres jugements, tenter de comprendre ses facultés de compréhension, bref il peut faire de son moi un objet pour lui-même. Plus que jamais, la barrière de la langue est insurmontable car, alors que nous sommes bien en peine d'imaginer en quoi pourrait consister la subjectivité d'une cellule ou d'un système cellulaire, aborder son contenu semble complètement inaccessible.

Pas plus que la biologie moléculaire ou la neurologie, les théories de l'évolution ne rajoutent aucune preuve au cogito pour n'attribuer une conscience réflexive qu'à ceux qui peuvent en témoigner. Si nous ne remarquons pas de réflexivité chez un animal, c'est peut-être uniquement parce que l'empathie nécessaire nous manque, un effet de perspective pourrait nous masquer la psyché des espèces les plus différentes de nous car nos schèmes de pensée humains sont peut-être insuffisants pour l'imaginer. Tout au plus pouvons-nous envisager que certaines formes de vie, si l'on considère la conscience réflexive comme un concept proprement humain, sont seulement moins conscientes d'elles-mêmes que nous. Il n'y a aucune raison pour instaurer une séparation tranchée entre espèces non-conscientes et espèces pleinement conscientes d'elles-mêmes. En fait, rien n'indique que le type de psyché développé par des espèces très différentes de nous est objectivement inférieur, peut être cette conclusion dépend-elle seulement de critères de discrimination inhérents aux schèmes humains de perception. Certaines espèces témoignent de succès qui semblent mineurs à nos yeux alors que peut-être sont-ils pour eux la perfection incarnée, de la même manière que les grandes réussites dont se vante l'homme dans les domaines scientifique, artistique, politique ou autre, laissent bien indifférents toutes les autres formes de vie.

Conclusion

Nous avons pu voir à quel point les différents arguments employés traditionnellement pour distinguer l'homme du reste du règne animal correspondent bien au schème naturaliste tel qu'il est décrit par Descolla. Pourtant l'exclusivité de la subjectivité humaine semble d'autant plus fallacieuse que la majorité des arguments avancés en sa faveur ont été, semble-t-il, les uns après les autres, réfutés par les progrès de la biologie ou de la science en général.

Le naturalisme occidental suppose d'emblée que toutes les entités qui composent la nature sont soumises aux mêmes lois, mais seulement en ce qui concerne la physicalité. Le postulat d'une structure universelle du monde ne concerne que la matière et éventuellement la finalité dont témoignent toutes les entités vivantes, comprises comme des machines biologiques. L'intériorité dont tout être humain témoigne pour lui et qu'il peut communiquer à ses semblables n'est étendue que très prudemment, et avec beaucoup de réserve, aux non-humains. Sans preuve, on refuse l'intériorité ; et ni la finalité, l'astuce, la communication, l'adaptabilité ni des comportements sociaux ne semblent constituer de preuve aux yeux du naturalisme.

Au contraire on recherche ardemment des propriétés strictement humaines, raison, langage, abstraction, culture ou réflexivité, autant de caractéristiques inextricablement liées aux modalités de communication humaines et par conséquent quasiment impossibles à observer chez toutes les autres espèces. On peut tout de même constater quelques pistes, quelques traces embryonnaires de ces propriétés, mais cela n'est jamais suffisant puisque tout peut être expliqué par les lois universelles de la nature. Pourtant l'intériorité humaine doit-elle, et peut-elle, également être expliquée à partir de ces lois ? Notre expérience psychique semble être davantage que cela. Le bénéfice du doute va donc immanquablement dans le sens du maintien d'une continuité des physicalités et d'une discontinuité des intériorités. On se retrouve bien devant le problème métaphysique coexistant au naturalisme que Descolla avait isoler : comment expliquer l'originalité relative de l'intériorité humaine sur la base d'une universalité physique de la nature ? Rien d'étonnant à ce que ce problème hante perpétuellement le naturalisme puisque ses deux tenants sont des postulats de ce schème de pensée.

Le postulat naturaliste de l'universalité de la nature matérielle

Introduction

Maintenant que nous avons traité de l'originalité psychique que s'arroge le naturalisme occidental, abordons l'autre pilier de ce schème de pensée, à savoir la continuité des physicalités. La nature est unique et tous ses composants obéissent aux mêmes lois. Pour la pensée occidentale en général, tous les existants sont identiques sur le plan de leur matérialité et suivent tous un fonctionnement fondamentalement mécaniste.

Cependant, la téléologie et la finalité qui caractérisent l'ensemble des entités vivantes peuvent être considérées comme des arguments à l'encontre de cette idée d'un réalité essentiellement matérielle et inanimée. S'il s'avère qu'il faut davantage que la matière pour expliquer les phénomènes vivants, le postulat naturaliste devra être reformulé puisque l'universalité qu'il suppose devra être abandonné. Le réductionnisme, concernant la biologie, est précisément l'optique philosophique et scientifique qui a vocation à démonter cet argument en expliquant l'ensemble des phénomènes spirituels, de la finalité de la protéine à notre conscience réflexive, par des principes physiques et ainsi maintenir l'universelle continuité d'une nature matérielle. Il nous faudra donc proposer une analyse critique du réductionnisme, c'est-à-dire en montrant ses limites mais aussi en rappelant ses acquis concernant l'explication physique du psychique.

Une autre manière de remettre en cause le postulat naturaliste ici traité consiste à admettre que la nature est certes universellement soumise au même principe mais d'envisager que ce principe ne soit pas strictement matériel ou, peut-être même, pas matériel du tout. Pour cela nous rentrerons dans les rouages de la matière pour évoquer les derniers débats ontologiques qu'a connus la physique.

Enfin nous entreprendrons une succincte analyse de la philosophie de Leibniz car il propose un très bon exemple d'une ontologie de souche occidentale, mais pourtant très loin du postulat que nous avons déjà remis en cause et de celui que nous allons critiquer ici.

Le réductionnisme des neurosciences

Les neurosciences ont toujours été un des grands ressorts des argumentaires réductionnistes tout simplement parce que c'est à partir de ce point de vue qu'elles se sont construites. Le réductionnisme a une longue histoire que l'on peut faire remonter à l'explication de l'esprit par des atomes sphériques donnée par les atomistes antiques. Hobbes estimera lui aussi que c'est la matière qui pense tandis que les divers anatomistes du dix-septième siècle proposaient chacun une explication des phénomènes de l'âme à partir, et à mesure, de leurs connaissances physiologiques lacunaires. C'est, en effet, en opposition au dualisme, platonicien, chrétien ou cartésien, qui considère l'esprit comme une substance d'une nature différente de la réalité matérielle et par conséquent inexplicable par le corps, que se sont construites les différentes tentatives scientifiques de rendre raison de nos états mentaux par des organes biologiques. C'est le cerveau, et plus généralement le système nerveux central, qui est maintenant étudié pour cela.

Déterminer à quelle zone du cerveaux correspond tel état psychique ou fonction mentale, comprendre les mécanismes de transmission d'information entre neurones, etc ; voilà le pain quotidien du neurologue. Et cette science de l'esprit est parvenue à un certain succès au cours du vingtième siècle et continue encore de progresser à grands pas de sorte que l'on peut désormais affirmer avec certitude que tout état mental correspond à un phénomène électrochimique dans le système nerveux central. On peut aisément voir cela comme une entreprise proprement réductionniste, mais, si le réductionnisme est certes particulièrement répandu dans les rangs des sciences cognitives, il ne fait pas l'unanimité.

En admettant toutes les données apportées par les neurosciences, on est toujours en droit de penser que la conscience reste un phénomène purement spirituel et irréductible à la structure matérielle qu'elle habite, mais un épiphénomène qui n'a aucun rôle dans le fonctionnement biologique du corps. Il s'agit en somme de conserver le dualisme des substance de Descartes mais sans admettre la liberté de la chose pensante car maintenir la possibilité d'une action de la conscience sur le corps dans une telle ontologie nous ferait retomber dans les mêmes difficultés que le cartésianisme orthodoxe et notamment la critique de type leibnizienne à partir de la conservation de l'énergie dans l'univers. Ce point de vue, outre ses accointances avec diverses religions, ne peut cependant s'appuyer sur aucun fait empirique ou scientifique quoiqu'il ait pour lui de pouvoir rendre compte de l'unité indéniable de notre âme là où la neurologie ne voit que des multitudes de neurones, de synapses, etc.

Une autre conception quasiment dualiste, le fonctionnalisme, estime, sur la comparaison du software11(*) et du hardware12(*) en informatique, que les propriétés spirituelles émergeant de notre cerveau correspondent bien aux évènements matériels qui s'y déroulent, mais ne sont compréhensibles qu'en tant que phénomènes psychologiques car ils ont leurs propres lois, différentes des lois de la biologie. On est toutefois en droit de discuter la distinction entre fonction et support matériel en informatique ; en tout cas l'analyse des composants d'une machine peut suffire à expliquer son fonctionnement. Pour ce qui est de la biologie, nombre d'organes sont définis par leur fonction. De plus le fonctionnalisme peut être envisagé comme un authentique matérialisme plus que comme un dualisme car même si ces propriétés spirituelles émergeantes ne pouvaient être compréhensibles dans les termes de la physique, il demeure que ces propriétés sont ontologiquement celles de l'organe matériel. Le fonctionnalisme, et toutes les théories analogues basées sur le principe de propriétés émergeantes, peuvent donc constituer une critique du réductionnisme méthodologique, qui voudrait se suffire des sciences physiques pour analyser le fonctionnement mental, mais pas vraiment une remise en cause du réductionnisme ontologique, qui fait de la matière la seule réalité objective.

Plus généralement c'est la question des qualia, exposée par Frank Jackson à travers une expérience de pensée très simple qui pose problème à la neurologie. Il s'agit d'imaginer une neurologue particulièrement savante qui, dans un futur proche, serait à même d'expliquer en termes physiques tout le détail des phénomènes matériels qui correspondent à l'appréhension par une conscience humaine de la couleur rouge ; supposons alors que cette même scientifique soit atteinte de daltonisme de sorte qu'elle n'ait jamais pu voir la couleur rouge. Elle sait donc ce que signifie objectivement ''percevoir la couleur rouge'' mais elle ne sait pas ce que signifie subjectivement ''percevoir la couleur rouge'' ; le second ne peut donc pas se réduire au premier, il est purement qualitatif.

C'est face à ce type de problématique que Patricia et Paul Churchland ont construit un matérialisme qui n'est pas proprement réductionniste. Il faut partir pour cela du fait que, dans l'histoire des sciences, relativement rares sont les cas de théories qui en remplacent une autre tout en réduisant tous les énoncés de la théorie précédente dans ses propres termes. Plus généralement la nouvelle théorie remplace purement et simplement la précédente. On considère alors que les neurosciences sont certes incapables de conserver les concepts des théories de l'esprit antérieures comme la psychologie, rendant par là même impossible la perspective réductionniste, mais la nouvelle théorie, comme l'héliocentrisme contre le géocentrisme, doit purement et simplement se substituer aux précédentes. Ainsi ce sont les nouveaux concepts forgés par la neurologie qui doivent désormais peupler le discours scientifique tandis que les vieux énoncés de la psychologie doivent être abandonnés. ''Voir du rouge'' est une proposition psychologique qui n'a pas de sens dans l'étude qu'opèrent les neurosciences de la perception des spectres lumineux par le système nerveux central.

Quelles que soient les motivations réductionnistes des neuroscientifiques, rares sont ceux qui s'écartent d'une conception matérialiste. Pour beaucoup le débat est davantage méthodologique que philosophique puisque la plupart des critiques énoncées contre le réductionnisme semblent conserver une ontologie matérialiste. Il est vrai que tout porte à croire que lorsque l'on pense, c'est un phénomène matériel qui en est la source quoique, puisque le cerveau compte parmi les structures les plus complexes de l'univers, nous sommes encore loin d'avoir déterminé en détail le fonctionnement du système nerveux central.

On est toutefois en droit de penser, comme Leibniz, que même s'il nous était donné de connaître précisément toute cette complexité matérielle, nous ne saurions pas pour autant pourquoi en émerge une conscience car il est peu probable qu'un microscope ou un IRM13(*) nous fasse un jour observer une conscience ou une subjectivité. Cela n'implique pas pour autant un dualisme de type cartésien mais il faut admettre que ce ne sont pas les neurosciences qui apporteront la preuve d'une subjectivité derrière la seule réalité corporelle que le matérialiste attribue à nos semblables.

A l'embranchement de la neurologie et de la biologie se pose la question de savoir pourquoi le scientifique réductionniste attribue encore une subjectivité aux autres humains s'il peut théoriquement expliquer toutes leurs réactions et tout leur fonctionnement par les automatismes de leurs seuls corps. On ne peut guère expliquer cela autrement qu'en invoquant la ressemblance matérielle et comportementale qui unit l'observateur, qui connaît réflexivement sa propre subjectivité, et l'observé, dont ne peut en aucun cas constater empiriquement la conscience. Il est alors remarquable qu'au dix-septième siècle Descartes, en surprenant précurseur de la science-fiction, avait déjà imaginé que des androïdes constitueraient un contre-exemple à cet argument.

La comparaison entre le cerveau humain et l'ordinateur a certainement été particulièrement fructueuse aux neurosciences mais on peut maintenant penser qu'elle a fait son temps. En effet on sait dorénavant que notre cerveau est très différent des ordinateurs que nous utilisons très couramment. Alors que les ordinateurs sont arithmétiques et stockent les données dans des clusters matériels bien déterminés, nos neurones connaissent une circulation d'information constante qui empêche de localiser très précisément une information donnée. Cette souplesse permet au cerveau de subir un certain nombre de lésions et des pertes importantes de neurones sans perdre de données ni voir se détériorer son fonctionnement. Nos facultés d'apprentissage et d'analyse pratique viennent également de cette modularité du réseau synaptique où de nouvelles connections sont créées, se développent et se renforcent par l'usage, ce qui n'a rien à voir avec la programmation informatique traditionnelle.

Mais, forts de cette connaissance du fonctionnement neuronal, les scientifiques travaillent depuis longtemps pour construire des ordinateurs fonctionnant sur des principes similaires. On construit des neurones artificiels dont chacun est connecté à plusieurs autres, l'information est alors transmise de l'un à l'autre que si elle atteint un ''poids'' suffisant, sachant que ce ''poids'' augmente ou diminue selon que l'information est sollicitée plus ou moins souvent. Bien que ces réseaux de neurones artificiels soient encore loin de remplacer nos ordinateurs personnels, les applications techniques de cette technologie commencent à se multiplier. Pour l'instant ces machines n'ont pas vocation à copier le cerveau humain car elles n'en reproduisent le fonctionnement que dans les grandes lignes et conservent encore beaucoup de traits des ordinateurs traditionnels. On peut tout de même, d'ores et déjà, tirer d'importantes conclusions des expériences menées par les neurosciences computationnelles car les réseaux de neurones artificiels se montrent particulièrement efficace pour traiter des problèmes que le cerveau humain excelle à résoudre mais que les ordinateurs traditionnels peinent à solutionner. Notamment ces machines peuvent apprendre des tâches pratiques complexes par l'entraînement et reconnaître des formes générales à partir de plusieurs images ressemblantes. En fait elles parviennent à synthétiser plusieurs cas empiriques en trouvant les éléments communs. Là encore, les succès de ce type de recherche, quoique fabriquer un cerveau artificiel ne soit pas à l'ordre du jour, tendent à confirmer le fait que toute fonction mentale est assimilable à un support matériel.

La question de la subjectivité d'autrui n'en est que redoublée car la possibilité qu'une machine puisse copier certains fonctionnements de notre cerveau pose une alternative difficile à éviter. L'argument basé sur le langage ne peut plus guère être utilisé car non seulement les ordinateurs traditionnels font de redoutables progrès dans ce sens là mais les réseaux de neurones artificiels se montrent encore plus prometteurs à ce sujet. Soit nous ne pouvons plus attribuer une âme à nos semblables, et seulement à nos semblables, qu'à partir d'un postulat religieux et métaphysique, soit nous devrons (ou devons) attribuer une conscience aux machines qui développeront (ou développent) les indices comportementaux que l'on estime discriminant pour attribuer un esprit à une coquille14(*).

Cette alternative pourrait être écartée bien maladroitement en estimant impossible l'éventualité que l'homme puisse construire un jour de véritables cerveaux artificiels. Mais des machines capables d'apprendre, de calculer, de s'adapter, de communiquer et de décider existent déjà depuis bien longtemps, bien qu'elles ne soient pas l'oeuvre de l'homme. Le biologiste moléculaire, pourvu qu'il s'obstine à refuser une intériorité à une entité qui témoigne de téléologie, et conserve un propos strictement matérialiste, nous rapporte pourtant que toutes les entités vivantes, de la protéine à la baleine, sont de puissantes machines biochimiques dotées d'un fonctionnement téléologique.

Monod imagine sur ce point comment une entité particulièrement objective mais ignorant ce que vivant signifie, s'il lui était donné de distinguer des objets naturels d'objets artificiels, rangerait tous organismes vivants dans la seconde catégorie. En fait la seule caractéristique qui lui permettrait de discriminer entre les productions de l'homme et un animal est que la finalité de celui-ci vient de sa structure interne et non d'une intervention extérieure. Cependant, après avoir analysé le fonctionnement moléculaire de cette structure interne, Monod en conclut que, outre la différence d'échelle et de complexité, le fonctionnement physico-chimique des entités vivantes obéit aux mêmes lois mécaniques que n'importe quelle machine humaine. Matériellement il n'y a pas de différence ontologique, si ce n'est l'intervention de l'homme, qui introduit artificiellement de la finalité dans des construction matérielles, sans pour autant espérer égaler la téléonomie de la nature.

Pourtant la finalité introduite dans des artefacts par l'humanité est bien l'héritière de la finalité intrinsèque de cette espèce. L'analogie entre organisme biologique et outil humain et la difficulté qu'il y a à trouver un critère objectif pour distinguer à leur sujet l'artificiel du naturel peut être considéré comme redoublant la critique de Descolla de la distinction entre nature et culture. Pourquoi l'objet manufacturé par l'homme serait-il moins naturel que n'importe quel autre résidu d'un comportement animal ? Peut-être parce qu'il porte en lui l'objectif pour lequel il a été construit. Pourtant n'importe quel fossile animal révèle son fonctionnement et pour quel type de comportement et de modalité de subsistance son organisme devait être conçu. De même l'analyse d'une trace d'activité animale peut indiquer ce vers quoi était dirigée son action à ce moment là.

L'analogie entre la finalité de la machine et celle de l'organisme, quoiqu'elle gène Monod, peut très bien satisfaire bon nombre de réductionnistes. Quelle meilleure preuve peut-on avoir que la matière suffit pour expliquer la vie si les constructions matérielles de l'homme en reproduisent la téléologie ? Pourtant, puisque la subjectivité du non-humain n'est absolument pas résolue par le réductionnisme, on est en droit de douter que celui-ci nous renseigne réellement sur le statut ontologique du spirituel.

Par l'analyse des différents courants qui animent les débats au sein des neurosciences et par la mise en lumière des problèmes métaphysiques qui subsistent malgré les progrès de la science pour comprendre notre psyché, on est en droit de penser que la neurologie n'a pas été d'une aide si grande pour le réductionnisme. On ne peut certes plus penser comme Descartes que la raison et la pensée sont totalement immatérielles mais il demeure que la neurologie n'étudie pas vraiment des états de conscience. Elle tente seulement d'isoler les évènements physiques qui y correspondent, mais il demeure encore de nombreuses questions philosophiques dont on peut douter qu'elles puissent être solutionnées par la science seule. Est-ce vraiment le physique qui influence le spirituel, ou n'est-ce pas éventuellement l'inverse ? La distinction ontologique de ces deux éléments est-elle vraiment justifiée ?

L'union de l'âme et du corps est un des thèmes majeurs de la philosophie occidentale et on ne peut l'estimer résolu. Mais avant de traiter cette question il faudrait avoir défini plus précisément les deux termes en question. On peut estimer avoir une connaissance métaphysique de notre âme mais la nature du corps est justement ce qui est mis en question ici.

Les limites du paradigme mécaniste

Que l'ensemble des êtres vivants calcule, voilà qui ne fait plus de doute. Notre machinerie moléculaire calcule également de la même manière et aucun principe vitaliste ni aucune substance spirituelle ne semble nécessaire pour expliquer cela. A la manière de Monod, on peut rendre compte de toute la téléologie du vivant par les mécanismes biochimiques qui en sont les constituants. Le fonctionnement stéréospécifique des acides aminés et des acides nucléiques peut être considéré comme le fondement des capacités de computation dont témoignent toutes les entités vivantes, qui elles-mêmes expliquent les comportements téléologiques que l'on peut observer à toutes les échelles du vivant.

En radicalisant le point de vue du réductionnisme, on serait alors en droit d'éjecter de l'étude du vivant, comme Descartes et Monod, tout principe spirituel et toute forme de finalité, puisque l'étude des simples mécanismes physiques suffit. A cela deux arguments principaux doivent être opposés. Le premier tient au manque d'efficacité méthodologique et prédictive de cette démarche réductionniste. Le second émane paradoxalement de Descartes lui-même puisqu'il s'agit des conséquences philosophiques de son cogito.

Comme nous l'avons déjà remarqué, dans la vie de tous les jours, même le réductionniste cohabite avec ses semblables en leur supposant une subjectivité fondamentale. Certes il peut estimer que des phénomènes électrochimiques sont à l'origine de cette ''émanation psychique'' mais lorsqu'il fait ses courses c'est bien avec cette émanation qu'il marchande, et non avec la réalité biologique qui la sous-tend. De même lorsque le matérialiste le plus forcené cherche à obtenir un visa de voyage ou un prêt bancaire, il ne cherche pas dans un livre de biologie moléculaire l'enzyme appropriée. Pour anticiper les réactions de ses semblables, l'homme doit généralement leur supposer des buts, des projets et une certaine capacité de délibération quant aux moyens à employer pour cela ; bref il doit faire usage des causes finales. Il n'y a guère que dans les laboratoires et les compétitions d'athlétisme qu'il peut arriver que l'on anticipe des réactions humaines uniquement selon le déterminisme matérialiste des causes efficientes.

La biologie n'est d'ailleurs pas la seule science à étudier l'homme car bien qu'elles ne soient pas considérées comme des sciences exactes, les sciences humaines ont prouvé leur capacité à produire des prédictions vérifiables. Et la psychologie, la sociologie comme les sciences économiques et politiques utilisent pour cela tout un attirail de concepts relevant de la finalité et qui supposent une intériorité à leurs sujets d'études. Comment expliquer l'efficacité de ces méthodes si l'on considère que la réalité n'obéit qu'à des lois relevant de la causalité efficiente ? Qui plus est, quoique la biologie puisse prédire les mouvements et les réactions de nombreux de nos composants, le potentiel prédictif des sciences humaines sur les comportements humains semble beaucoup plus puissant. Ainsi, si un biologiste souhaitait obtenir le même type de prédictions que peut fournir une enquête d'opinion15(*) ou une étude de marché, à partir de données strictement biochimiques, il lui faudrait sûrement plusieurs siècles pour disséquer tous les êtres humains impliqués dans le phénomène étudié.

L'usage du principe de finalité dans les sciences ne concerne d'ailleurs pas que l'homme, il suffit de prendre en compte toutes les données que nous avons jusque là rapportées pour se convaincre que le langage des biologistes est lourdement connoté. Les éthologues, bien entendu, traitent leurs sujets16(*) comme le sociologue et le psychologue les leurs. Chandebois, pour sa part, n'hésite pas à utiliser le terme de comportement social concernant la cellule. Partout on parle de fonctions, de rôles et de régulation, et il est difficile de gommer l'aspect normatif de ces concepts sans perdre tout l'intérêt explicatif qu'ils peuvent avoir. Ainsi lorsque l'on définit le système immunitaire, c'est comme l'ensemble des mécanismes de défense de l'organisme ; non seulement cela exige une distinction entre ''soi'' et ''non-soi'' mais les leucocytes, l'acidité gastrique et nos larmes sont uniquement regroupés dans le système immunitaire par leur but commun. On peut remarquer que le darwinisme est également formulé dans un discours essentiellement finaliste puisque l'une de ses notions centrales est celle d'utilité. Bien qu'il en use lui aussi, nous avons déjà noté le point de vue équivoque de Monod concernant l'usage de la finalité dans le langage scientifique :

« La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l'objectivité de la Nature. C'est-à-dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une ''connaissance'' vraie toute interprétation des phénomènes en termes de causes finales, c'est-à-dire de ''projet'' » (Le hasard et la nécessité).

« L'objectivité cependant nous oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que, dans leurs structures et performances, ils réalisent et poursuivent un projet » (Le hasard et la nécessité).

Pour solutionner ce paradoxe Monod estime pouvoir chasser le discours finaliste par l'explication moléculaire de tout comportement téléologique par des mécanismes chimiques stéréospécifiques. Certes, il est vrai que le comportement final dont témoignent les entités vivantes peut être expliqué sans téléonomie, mais les scientifiques s'accordent de nos jours pour estimer au moins qu'un discours finaliste est plus adéquat concernant le vivant. Nombre de scientifiques réductionnistes ne le sont que philosophiquement car méthodologiquement, tout réduire à la physique n'est pas très fructueux. Notamment il faudrait pour cela renoncer à toutes les sciences humaines, à l'éthologie mais aussi à la médecine qui se distingue essentiellement de la biologie par son caractère normatif. Bref c'est une très large gamme d'outils prédictifs qui devraient être abandonnés, ce qui nous autorise à penser qu'une hypothétique science des seules causes efficientes serait bien moins efficace (et plus obscurantiste) que la science actuelle, beaucoup plus ouverte, qui intègre avec succès la finalité.

Parallèlement, le fait est que nous vivons, nous humains, une expérience subjective dont la réalité ne peut être remise en cause. On peut toujours penser que cette subjectivité n'est qu'un simple effet secondaire d'une réalité objective qui serait purement matérielle mais il demeure qu'il faille admettre une forme ou une autre de propriété spirituelle à cette matière, ou à certaines structures matérielles. La conscience peut également être considérée comme une illusion sans la moindre réalité, mais il s'agit d'une aporie puisque c'est par notre conscience que nous sommes à même d'appréhender toute forme de réalité. Personne n'a jamais eu d'expérience du monde sans subjectivité, donc cette possibilité, où l'on peut même voir une contradiction entre les termes, ne mérite pas d'être conservée. Les réponses possibles aux problématiques que nous venons de soulever semblent osciller entre un dualisme des substances qui fait du spirituel un simple épiphénomène et un monisme fondé sur le cogito mais incapable d'en fixer les limites.

Le dualisme s'accommode très bien du matérialisme car il admet une réalité purement matérielle obéissant à des lois tout aussi matérielles. Cela explique toute l'efficacité du discours matérialiste. Mais en conséquence de cette autonomie des lois physiques, l'intériorité que le cogito nous force à admettre doit être considérée comme un épiphénomène qui relègue le choix et le libre-arbitre au rang d'illusions. Les causes finales ne doivent donc plus concerner que cette seconde réalité, la réalité spirituelle.

Le dualisme reste cependant très problématique puisque si seul le cogito me fait admettre ma propre spiritualité, et si l'on n'accepte aucune influence du spirituel sur le matériel, il m'est impossible de déceler avec certitude quels phénomènes physiques sont doublés d'une réalité spirituelle. Les arguments comportementaux et linguistiques posent davantage de problèmes qu'ils n'en résolvent car les indices de finalité étudiés par les sciences sociales, quoiqu'ils ne relèvent pas des sciences physiques, sont tout de même des comportements, des attitudes, des discours, bref des évènements physiques, considérés comme des manifestations d'une intériorité. Si le monde matériel obéit uniquement à ses propres lois sans l'influence du spirituel, comment se fait-il que nous puissions trouver des indices physiques de la présence de celui-ci ? De même, à partir de l'étude physique des entités biologiques, quelle que soit son obédience métaphysique, tout biologiste est forcé d'admettre la finalité et la téléologie dont témoigne tout le règne du vivant. Doit-on alors admettre une réalité purement spirituelle analogue au cogito à toutes les entités vivantes ?

Le monisme ne fait pas face aux mêmes types de problèmes car en admettant que la matière et le spirituel sont des facettes d'une même réalité, il résulte que cette réalité ne peut se résumer à la pure étendue du cartésien. Si le monisme doit être conçu comme davantage qu'un simple monisme matérialiste, c'est grâce au cogito qui témoigne des propriétés spirituelles de la réalité. La question se pose alors de savoir jusqu'où s'étendent ces propriétés. Sont-elles généralisées à toute la réalité ou seulement à certains phénomènes précis ? Dans ce cas se pose de nouveau toute la problématique précédente sur l'attribution de la subjectivité à partir des comportements téléologiques. Le monisme, s'il concilie sûrement mieux que le matérialisme ou le dualisme les données de la physique, la finalité du monde du vivant et l'expérience subjective, il ne nous laisse pourtant que la spéculation métaphysique pour résoudre la question de l'intériorité des non-humains. Aussi faut-il expliquer pourquoi la considération des causes efficientes peut théoriquement suffire, quoique ce ne soit pas forcément la meilleure méthode, pour comprendre et prédire tous les phénomènes du monde, même ceux faisant preuve de finalité ; alors que l'inverse n'est pas vrai, car il semble que l'on ne puisse pas expliquer bon nombre de phénomènes physiques à partir du principe de finalité.

Non seulement un pur mécanisme comme celui de Descartes n'est pas satisfaisant pour rendre compte de la réalité physique mais un matérialiste plus progressif reste tout de même en butte avec la téléonomie dont témoignent certaines données empiriques, à savoir l'étude des entités vivantes. Ces courants de pensée sont problématiques aussi bien sûr le plan méthodologique que sur des questions ontologiques puisque la subjectivité humaine reste énigmatique. Le dualisme ne s'en sort guère mieux car s'il intègre le cogito, il ne rend pas compte de la téléonomie que l'on observe empiriquement. Le monisme semble plus adéquat pour expliquer cet entremêlement des causes efficientes et finales dans l'étude du vivant mais laisse alors entièrement en suspend la question de la subjectivité du non-humain.

L'universalité quantique du monde

Voyons maintenant ce que la physique nous dit de son objet, à savoir le monde physique. Rappelons que Descolla distingue clairement les schèmes de pensée qu'il décrit du réseau de croyances partagé par les membres d'une communauté et dont ils ont conscience. Pour le naturaliste, le postulat de l'universalité de la nature matérielle ne prend généralement pas la forme d'une conviction religieuse, il s'agit d'une certitude intuitive qui, si on commence à la questionnée, prendra la forme d'une évidence factuelle de valeur scientifique.

En effet, dans une perspective cartésienne, les sciences physiques partent habituellement du principe que la réalité matérielle que l'on observe à l'aide de nos sens est objective. La méthode scientifique a alors pour but de gommer les éventuelles erreurs que peuvent nous faire commettre l'imperfection de nos sens et de déduire, avec un maximum de rigueur, le détail du fonctionnement matériel des phénomènes observables. Du moins c'est ainsi qu'a été conçue la science jusqu'à l'aube du vingtième siècle, et qu'elle est encore envisagée dans une bonne partie des domaines de la physique et de la science en général. On reconnaît bien là le postulat naturaliste qui veut que tous les phénomènes doivent leur continuité à leur physicalité commune et obéissent aux mêmes lois, complètement indépendamment des intériorités qui peuplent le monde. Pourtant la physique a connu de profonds remaniements au cours du dernier siècle qui ont jeté le doute sur la validité de cette démarche.

La théorie quantique est souvent considérée comme une révolution au sein de la physique, révolution qui n'est pas encore arrivée à son terme compte tenu des débats épistémologiques qui l'animent encore. L'histoire de la physique quantique a été l'objet de nombreux mythes mais là n'est pas notre sujet, tentons plutôt de dégager les acquis de la microphysique qui peuvent nous renseigner sur la validité de l'ontologie naturaliste. Pour cela il nous faut analyser dans quelle mesure l'idée d'une réalité matérielle a encore lieu d'être en physique quantique.

Le premier élément fondamental de la révolution quantique est la remise en cause de la division des phénomènes physiques entre phénomènes corpusculaires et phénomènes ondulatoires. Ainsi les entités qui composent notre monde à l'échelle microscopique sont décrites par les physiciens comme des entités indéterminées qui semblent pilotés par des ondes mais se localisent spatialement lorsqu'on les observe précisément. Le formalisme quantique est d'une indéniable efficacité prédictive mais il semble incapable de définir intuitivement ses objets. Ces derniers disposent bien de descriptions mathématiques mais ne correspondent pas à ce que nos sens nous font connaître dans notre expérience commune.

En fait la microphysique ne fournit pas les éléments référentiels nécessaires que pourrait exiger l'épistémologie pour maintenir l'usage du concept de corps matériel. Même si l'on conçoit les particules comme des corpuscules matériels analogues à ceux que l'on peut observer à l'échelle macroscopique, leur fonctionnement est radicalement différent de celui des objets de la physique classique. Selon l'interprétation de la théorie que l'on prend, on doit admettre des ondes-pilotes, des vecteurs d'état ou encore des champs quantiques qui sont davantage que la réalité matérielle conventionnelle. Notamment, dans la théorie contemporaine des champs, ces derniers constituent une réalité plus fondamentale que les particules qui peuvent en émaner.

Les théories à variables supplémentaires tentent généralement de sauvegarder, dans leur formulation, les notions de la physique classique et notamment celle de corps matériel bien que cela se fasse avec un lourd coût épistémologique. Des éléments non empiriques doivent être admis et ce type de construction ne présente aucun intérêt opérationnel puisque aucune de ces théories n'a pour l'instant fourni de prédiction que ne donne pas le formalisme classique de la physique quantique. On voit bien ici la résistance opérée par le schème de pensée naturaliste. Au détriment de la méthode scientifique qui ne doit admettre comme réelles que des entités observables, et avec une stérilité caractérisée, on tente de reformuler la théorie quantique pour qu'elle maintienne certains principes ontologiques.

L'autre tenant de la problématique quantique est la notion d'observateur qui semble inextricablement liée à son formalisme. Contrairement aux sciences empirique en général, l'opération de mesure ne peut être gommée des résultats d'une expérience. Par exemple c'est elle qui détermine une particule en une position définie, puisque celle-ci n'est qu'une sorte de potentiel statistique avant l'intervention de l'observateur. C'est ainsi que la réduction du paquet d'ondes fait passer, en quelques sortes, l'objet quantique d'une représentation ondulatoire à une conception corpusculaire au moment de la mesure.

L'idée de Monod d'appuyer son abandon de la finalité sur le principe d'incertitude d'Heisenberg n'est pas très cohérente car cette incertitude est liée, au niveau opératoire si ce n'est ontologique, à l'impossibilité, en physique quantique, de gommer la finalité de l'observateur. En physique quantique, une particule se détermine lorsque l'on décide de l'observer. Il s'agit d'une forme typique où se rejoignent causalité efficiente et causalité finale, et qui fournit à la physique une grande partie de ses problèmes ontologiques, cosmologiques et épistémologiques.

Là encore les théories à variables supplémentaires estiment gommer le statut exceptionnel de l'opération de mesure dans la microphysique mais nous avons déjà vu comment, en un sens, ce type de théories ressemble parfois plus à un réflexe défensif qu'à une véritable construction scientifique. Quelle que soit la tournure dans laquelle nous prenons le formalisme quantique orthodoxe, on doit inévitablement admettre que les notions d'observation et d'observateur ne peuvent en être expulsées. Étant donné que toute forme d'observation suppose une conscience correspondante et que toute formulation de loi en physique quantique conventionnelle ne peut manquer de faire appel à ce concept d'observation, une vision matérialiste de la théorie quantique du type de celle habituellement adoptée en physique classique, c'est-à-dire éjectant complètement toute référence à l'esprit humain, n'est tout simplement pas envisageable. La rigueur scientifique nous force à faire l'économie de toutes les notions qui ne participent en rien à l'efficacité d'une théorie. C'est pourquoi la physique quantique conventionnelle, bien qu'elle conserve encore quelques éléments corpusculaires dans son vocabulaire, ne parle plus proprement de matière à cette échelle.

La plupart des physiciens, comme la majorité des naturalistes, admettront sûrement que ce formalisme étrange est toujours l'explication du fonctionnement microscopique de la réalité matérielle que l'on peut observer à notre échelle. Pourtant la théorie quantique, si tant est qu'un physicien l'enseigne à un sujet participant d'un schème de pensée concurrent, ne prouvera en rien à ce dernier que la réalité est essentiellement composée d'une matière inanimée. Pour l'animiste qui considère les phénomènes physiques comme l'enveloppe d'entités spirituelles primordiales, il n'y a rien d'étrange à ce que, finalement, l'étude des détails de la roche ne dévoile pas d'entités plus petites se comportant comme la roche.

De la même manière, le fait que la conscience d'un observateur puisse éventuellement influencer le comportement d'un système physique n'est gênant que pour le naturaliste qui estime que la continuité dans le monde est assurée par la seule physicalité objective. Le paradoxe de l'opération de mesure en physique quantique est étroitement lié au commerce particulier, très limité, que maintient le naturaliste entre intériorité et physicalité. Bien sûr l'opération de mesure en physique quantique peut être considérée comme un problème épistémologique plus que comme une question ontologique, le physicien se trouvant confronté à l'impossibilité de gommer sa propre subjectivité de son étude du réel. Mais l'aspect problématique de cet état de fait tient peut-être aux axiomes de la physique issus de l'ontologie naturaliste, car seule cette dernière n'accorde qu'aux entités physiques le statut de réalité objective. Le totémisme, l'analogisme comme l'animisme estiment tous que, d'une manière ou d'une autre, l'intériorité participe de la réalité objective et qu'elle peut même éventuellement exercer une influence sur la physicalité.

La physique quantique n'est pas pour autant une réfutation du schème de pensée naturaliste au profit d'une ontologie concurrente. Pour un physicien comme Bernard d'Espagnat, la microphysique marque plutôt les limites des possibilités cognitives humaines puisque la science est forcée d'admettre son incapacité à accéder à une réalité indépendante de critères humains de compréhension du réel. L'épistémologue Michel Bitbol tient un discours assez proche en estimant que « la signification majeure de la révolution quantique est celle d'un parachèvement et d'un élargissement de la ''révolution copernicienne'' au sens de Kant » (M. Bitbol, En quoi consiste la ''Révolution Quantique'' ?). Pour l'un comme pour l'autre, une des conséquences majeures de la théorie quantique consiste dans le fait que les concepts d'espace, de temps et de corps matériel ne concernent probablement pas une éventuelle réalité complètement indépendante de toute considération humaine. On est très proche là du raisonnement de Descolla sur les schèmes de la pratique, qui servent de filtres à la compréhension du réel. Si un physicien quantique peut admettre que la matérialité qui peut être évoquée dans un véritable discours scientifique, ne correspond pas à une réalité en soi, l'idée que ce concept puisse être le propre de seulement certaines sociétés humaines gagne en crédibilité. Que la matière appartienne au schème humain ou naturaliste d'appréhension du réel, elle a perdu de toute façon une bonne part de son universalité.

Le formalisme de la physique quantique tend cependant à confirmer que tous les phénomènes observables de la nature obéissent, dans leurs détails, aux mêmes lois. La microphysique est en voie d'achever l'unification de tous les grands principes de la physique. Les phénomènes de l'électrodynamique, de la thermodynamique ou de la théorie de la gravitation correspondent tous à des évènements du monde quantique qui partagent un fonctionnement similaire. Même les phénomènes vivants, dans leurs rouages les plus intimes, ne nécessitent aucun principe supplémentaire pour témoigner de la téléologie qui est la leur. La téléologie qui est celle du vivant ne se rajoute pourtant pas au fonctionnement normal des entités physiques, elle en émane tout naturellement.

Le principe de moindre action fait partie des rares principes que la physique a conservés au cours de ses nombreux remaniements, de la dynamique newtonienne à la relativité générale, en passant par l'électromagnétique. Le principe de moindre action, qui fut connu auparavant comme celui d'économie naturelle, peut être considéré comme un des grands principes de notre monde puisque toutes les équations fondamentales de physique peuvent être formulées à partir de ce principe. Nombreux sont ceux qui ont pu remarquer et traiter le commerce étroit qu'entretient la moindre action avec la finalité, notamment parce que sa formulation fait fréquemment intervenir l'idée d'un point d'arrivée dans la définition d'une trajectoire. Nous aurions pu consacrer entièrement notre travail à cette passionnante question mais contentons-nous ici de remarquer comment les données que nous avons jusque là réunies nous ont montré la corrélation qui existe entre la computation adaptative qu'opèrent toutes les entités vivantes et la téléologie qu'on peut leur observer. On peut alors envisager que la finalité dans le monde du vivant n'est que le développement du principe de moindre action qui concerne toutes les entités physiques.

C'est d'ailleurs dans ce sens que va le raisonnement de Monod lorsqu'il cherche à faire du vivant le fruit d'une contingence fortuite. La vie n'est certes qu'une conséquence des lois générales de la physique mais on est en droit de douter que ces lois soient pour autant totalement dénuées de sens. Là encore, Monod, en bon naturaliste, prend la conviction métaphysique qui est à la base de son raisonnement, pour une déduction scientifique. L'éjection de tout principe vitaliste de la biologie n'écarte pas pour autant la possibilité du finalisme dans le discours scientifique.

Aussi, si aucun phénomène physique ne peut proprement, en dernière analyse, être considéré scientifiquement comme matériel, selon le sens commun du terme, le vivant et son fonctionnement empreint de finalité non plus, ne peuvent être soumis à un réductionnisme classique d'inspiration mécaniste. La nature fondamentalement matérielle et inanimée des entités physiques à l'échelle microscopique est davantage mise en doute que confirmée par la physique quantique. Puisque celle-ci peine à définir ontologiquement ses objets, un discours visant à réduire la vie à des objets physiques d'une nature ontologique précise, comme des corps matériels, ne peut légitimement pas être qualifié de scientifique.

En somme, sans nous prononcer pour une interprétation précise de la théorie, nous estimons que la physique quantique milite certes pour une universalité de la nature mais pas pour la stricte matérialité de cette nature. Descolla ne limite cependant pas son idée de la physicalité à la pure matière. Ainsi la microphysique reste de plain-pied dans le schème de pensée naturaliste en maintenant une continuité dans le monde par les lois communes qui unissent toutes les entités physiques. Il demeure que la nature de ces entités fondamentales n'est plus aussi clairement affirmée que dans les théories physiques antérieures. Rien n'indique donc que ces entités soient strictement physiques, si ce n'est qu'elles constituent les phénomènes physiques observables. En tout cas, plus on progresse dans l'infiniment petit, plus la continuité que la science maintient pour unifier le monde ne se suffit plus d'une explication matérialiste. Certes la physique quantique ne nous parle pas d'entités spirituelles mais elle peine à distinguer l'objet physique de l'objet épistémologique.

L'animisme occidental de Leibniz

Nombreux sont les penseurs à qui l'on peut attribuer des propos, des concepts ou des idées qui pourraient constituer des contre-exemples à la classification ontologique de Descolla. Cependant l'anthropologue n'attribue pas lui-même une validité universelle à sa typologie mais estime qu'elle concerne les modes de pensée globaux d'un peuple dans son ensemble. Ainsi il admet que certains occidentaux puissent accorder une âme à leur chien ou supposer une action des astres sur leur psyché. Pourtant sa classification conserve sa validité car ces raisonnements resteront marginaux par rapport au schème dominant qui veut que le monde soit fondamentalement régi par des lois physiques mais que l'intériorité des humains y fait figure d'exception.

La philosophie occidentale foisonne de systèmes qui tentent de rendre compte de l'universalité qui caractérise la nature et tous n'attribuent pas cette universalité à une matière inanimée et indifférente. Il ne nous est pas donné ici de retracer l'ensemble de l'histoire de la philosophie pour déterminer si les différents courants philosophiques successifs ont maintenu ou pas les postulat naturalistes que nous avons définis avec Descolla. Le système leibnizien, quoiqu'il soit un pur produit de la philosophie occidentale, place par exemple des âmes partout dans le monde. Cela nous semble particulièrement intéressant concernant la thématique qui est la nôtre puisqu'il ne s'agit pas là d'une considération secondaire sur des cas particuliers mais bien d'une affirmation ontologique qui ne semble pas correspondre à celles du schème de pensée dans lequel Leibniz est censé avoir construit son système.

Il ne s'agira pas de déterminer si Leibniz fut le seul à développer des idées aussi originales. Cela n'a pas de sens puisqu'on est en droit de penser que certaines philosophies antiques étaient également très proches de l'animisme. Le système leibnizien nous intéresse plus particulièrement parce qu'il se trouve à une époque charnière dans la construction de la science occidentale. Il est notamment contemporain de la découverte par Antoine van Leewenhoeck d'êtres vivants microscopiques, comme les protozoaires, les spermatozoïdes ou les globules rouges (quoique le savant ne soit pas à l'origine de ces dénominations), et tente d'en tirer les conséquences philosophiques qui s'imposent. Le succès et les limites de la mécanique cartésienne constituent également un leitmotiv du parcours philosophique de Leibniz. L'idéalisme de Berkeley nie lui-aussi l'universalité d'une nature matérielle mais ce n'est que pour renforcer l'autre postulat de l'ontologie naturaliste, à savoir l'exclusivité de l'intériorité humaine. La monadologie, comme nous allons le voir, admet une réalité objective dont l'existence est indépendante de la perception humaine, mais qui n'est pas définie selon les critères naturalistes.

Pour éclairer dans quelle mesure le système de Leibniz peut constituer une exception par rapport à la vision occidentale du vivant traditionnelle, retraçons tout d'abord succinctement les grandes lignes de la métaphysique leibnizienne. Nous serrons ensuite à même d'envisager sa place dans les classifications ontologiques de Descolla. Après quelques remaniements du système, nous pourrons mesurer comment celui-ci, en tant qu'alternative à l'ontologie naturaliste conventionnelle, peut nous aider à concilier la finalité de la vie avec l'universalité du monde.

Selon Leibniz, les monades sont les constituants ultimes de la réalité. Inétendues et indivisibles, elles constituent l'étendu et sont l'essence de la force que la physique peut constater à la source des mouvements. Ce sont des substances simples et les seules vraies substances de la création. La monade est fondamentalement un centre de perception, en communication avec toutes les autres substances du monde dans une certaine mesure. Dotée également d'appétition, la substance leibnizienne possède toutes les caractéristiques d'une âme.

Ainsi toute portion de matière est peuplée d'une infinité de ces points métaphysiques et peut donc être considérée comme animée. Mais cela ne signifie pas qu'elle soit consciente dans le sens où on l'entend généralement, c'est-à-dire comme une entité réflexive. Il y a une grande différence entre l'âme humaine et la matière inerte, mais c'est une différence de degré et non de nature. La sensation, la mémoire puis la raison sont des facultés qui se développent dans une âme à mesure de la complexité du corps auquel elle préside. Car c'est la clé de la notion de vie chez Leibniz que certaines monades aient une place privilégiée dans un agrégat de substances. C'est par l'organisation des substances simples qu'apparaît la vie ; pour ainsi dire, la centralisation des perceptions de toutes les monades d'un corps permettent à la monade qui y préside de bénéficier d'une perception bien plus distincte. Si l'on ne peut que vaguement attribuer l'origine du terme organisme au débat entre Leibniz et Georg Ernst Stahl, bien que le terme connaisse de nos jours quelques controverses, la conception leibnizienne de la vie compte parmi celles qui relatent le mieux l'intimité fondamentale entre organisation, complexité, intelligence et phénomène de la vie.

En réalité, toutes les substances simples peuvent être qualifiées de vivantes car elles appartiennent complètement au règne des causes finales. Cependant, tous les corps composés ne sont pas vivants car ils doivent être organisés autour d'une monade centrale, équivalente à la forme substantielle d'Aristote, pour constituer proprement une entité vivante.

Comme on le sait, l'intentionnalité que Leibniz place dans tout point métaphysique légitime l'application théorique de la finalité à l'étude de la réalité. Cependant il rejoindra, dans une certaine mesure la réforme cartésienne, en admettant que la considération des seules causes efficientes suffise dans l'étude de la réalité phénoménale des corps matériels ; quoiqu'il préconise, notamment en optique, de prendre en compte l'intelligence et le souci d'optimisation du créateur pour mieux comprendre ses lois.

Aussi, parce que la monade centrale d'un organisme vivant, à mesure de la complexité de ce dernier, développe un rapport à la finalité beaucoup plus poussé, l'être vivant nécessite, pour être compris, que sa dimension intentionnelle soit pleinement prise en compte. Ainsi, rejoignant Platon sur ce point, Leibniz déplore que l'on puisse penser expliquer mieux le choix de Socrate, de faire face à la justice athénienne, par son étude physiologique. On peut aisément étendre ce raisonnement à l'animal qui fuit à la vue du bâton qui l'a souvent frappé, phénomène qui ne peut être que difficilement étudié par une pure physique alors que la considération de l'entendement et de la mémoire dont peut faire preuve un chien suffit à en rendre compte et à le prévoir.

On peut être tenté de faire de Leibniz un philosophe occidental archétypique car c'était un grand conciliateur, tentant perpétuellement d'intégrer tous les courants dans son système, aussi bien le platonisme, l'aristotélisme, le christianisme que le cartésianisme. Ainsi il semble bien rentrer dans le cadre de l'ontologie naturaliste décrite par Descolla. Il accorde à tous les phénomènes de la nature un fonctionnement fondamentalement identique. Tous les corps sont composés des mêmes substances et c'est la même force qui est à la source de tous les mouvements. Aussi l'âme humaine est placée au sommet de la hiérarchie des êtres créés ici-bas. Elle développe des fonctions inédites et l'originalité humaine est clairement fondée à partir de là.

Pourtant, selon Leibniz, toute substance est une âme et tout corps, en dernière analyse, est composé entièrement d'âmes. On peut déceler dans le système leibnizien une continuité des intériorités que la typologie de Descolla attribue plutôt à l'animisme et au totémisme. Certes Leibniz maintient une continuité des physicalités mais elle est entièrement subordonnée à celle des intériorités. D'ailleurs toute la nature n'est composée que d'intériorités et la physicalité n'en est que le phénomène. En ce sens Leibniz s'écarte fortement du schème de pensée naturaliste pour se rapprocher de celui de l'animisme. La continuité dans le monde est assurée par les âmes qui animent tous les êtres. Certes tous les êtres divergent par leur enveloppe physique mais celle-ci n'appartient pas à la réalité fondamentale qui est spirituelle. Comme dans l'animisme, c'est cette nature spirituelle qui est le moteur des évènements du monde. Que l'on parle d'esprits comme des forces occultes qui gouvernent le monde, ou que l'on fasse consister la force physique dans la forme primitive de volonté qui caractérise toute les substances, l'idée est la même ; du moins ces descriptions restent toutes deux aussi éloignées des principes du naturalisme. Il n'est plus du tout question ici d'une nature physique universelle à laquelle l'homme rajouterait son intériorité originale.

Bien sûr Leibniz reste dans le détail un fervent naturaliste. En bon chrétien, il doit faire son possible pour maintenir l'originalité de l'âme humaine. Le système leibnizien accorde bien l'immortalité à toutes les substances puisque la monade qui préside à un organisme, avec la mort de celui-ci, retombera dans la même imperfection que n'importe quelle substance qui peuple la matière inerte. Mais Leibniz doit assurer la soumission de l'homme au jugement divin et rajoute pour cela à l'âme humaine une sauvegarde exceptionnelle et, somme toute, inintelligible de sa mémoire jusqu'à la fin du monde. Pourtant la logique de son système doit maintenir une radicale continuité entre toutes les âmes, l'idée que des substances disposent de propriétés supplémentaires que les autres ne posséderaient pas au moins dans une infime mesure, s'oppose aux principes même de Leibniz.

Celui-ci appuie également l'originalité de l'âme humaine sur l'accès aux vérités universelles qu'elle serait seule capable, qui lui permettrait d'entrer en rapport avec Dieu et de se soumettre à la justice divine. Là encore une telle discontinuité n'a pas lieu d'être selon les principes leibniziens. Par ailleurs, la perfection dans la perception d'une monade varie de l'infiniment petit à l'infiniment grand et rien n'indique que les âmes qui président aux corps humains sont les seules à pouvoirs accéder à ce type de vérités. Qui plus est nous avons précédemment pu remarquer comment toutes les formes de vie témoignent de facultés de computation qui surpassent amplement n'importe quel outil de calcul construit à partir de la logique et des mathématiques humaines. Rien de contradictoire ici avec l'idée de la monadologie car les vérités identiques qui permettent la computation logique se trouvent enfouies dans les replis de toutes les substances. Par contre on est en droit de douter que la perception de l'âme humaine soit la seule à toucher cette structure fondamentale du possible que constituent les vérités universelles.

Pour maintenir l'idée biblique de l'homme façonné à l'image de son créateur, Leibniz fait de l'âme humaine, ou esprit, un reflet, pas seulement du monde, mais de Dieu également. Les esprits sont architectoniques, c'est-à-dire qu'ils sont capables d'imiter Dieu dans ses capacités ordonnatrice et créatrice ; ils peuvent diriger dans leur département de la même manière que Dieu le fait dans le monde. Pourtant la biologie nous informe que les principes les plus fondamentaux du vivant aboutissent spontanément à la création, au maintien et à la croissance de structures ordonnées. Il y a solution de continuité entre l'activité des acides nucléiques de l'ADN et de l'ARN qui mettent en ordre des acides aminés lors de la synthèse des protéines, et la création d'ordre dont l'esprit humain est capable à son échelle. De même, l'histoire de l'évolution des espèces nous montre comment la vie, en tant que phénomène global, n'a cessé de créer de nouvelles formes, de nouvelles solutions et de nouveaux outils. Là encore, il n'y a aucune contradiction avec les principes leibniziens, seulement avec les aspects judéo-chrétiens du système. Au contraire, envisager que toute substance reproduit à sa mesure les aspects créateur et ordonnateur de Dieu est probablement plus fidèle au principe de continuité et à la définition de la monade que le palier anthropocentrique maintenu par Leibniz.

En fait Leibniz estime même que l'ensemble de la création a en fin de compte été faite, par Dieu, pour l'homme. Mais cela n'est qu'une conséquence de l'originalité de l'âme humaine. Puisque seuls les esprits peuvent comprendre Dieu, sa perfection et ses lois, qu'ils sont seuls susceptibles d'accéder au royaume de la Grâce, c'est qu'ils constituent la fin de toute la création. Si l'on abandonne cette originalité qualitative pour conserver uniquement une stricte différence de degrés entre les monades, il n'y a plus de raison que Dieu ait fait le monde pour certaines substances au détriment d'autres. Bien au contraire, s'il devait être complètement fidèle à ses principes, Leibniz admettrait que Dieu, par la perfection de ses attributs, doit avoir conçu le meilleur monde possible avec un souci maximal pour toutes les substances, sans exception. Cela n'exclut pas le finalisme mais il n'est plus nécessaire que l'homme en soit l'objet.

Si on conserve son ossature métaphysique en l'épurant de l'héritage chrétien de Leibniz, voyons comment son système peut constituer un bon exemple d'une ontologie de type animiste mais pourtant en adéquation avec les apports de la science moderne naturaliste.

« Téléonomie, morphogenèse autonome et invariance » sont les trois critères donnés par Monod pour définir les phénomènes vivants. La monade de Leibniz, parce qu'elle est entièrement régie par les causes finales, présente bien le fonctionnement téléologique qui caractérise les entités vivantes. La spontanéité de la monade est la source de tous ses changements puisque sa constitution interne, passée, présente et future, lui a été donnée à sa création. Sans forme ni structure, la monade demeure aussi autonome que les phénomènes vivants selon Monod. Il est difficile d'envisager ce que l'invariance pourrait signifier à l'échelle de la substance individuelle. On remarquera tout de même qu'elle est beaucoup plus conservatrice que l'ADN, tel que l'imaginait Monod, puisque tout ce qui arrive à une substance ne lui vient que de son propre fond et y est contenu en puissance depuis sa création. Bien que la monade soit indivisible et inaltérable, elle est pourtant soumise au changement, mais comme l'ontogenèse à partir de l'ADN selon le dogme central de biologie moléculaire, son histoire est le fruit d'un développement algorithmique déterminé de l'intérieur. Quoiqu'elle ne soit pas un objet empirique que la science pourra un jour analyser, si la monade existe, Leibniz a semble-t-il raison de l'envisager comme une entité vivante. Cela revient donc à accorder la vie aux briques fondamentales du réel. La question insoluble de l'origine de la vie se trouve ici dissoute puisque l'on abandonne alors l'idée que la vie est apparue à partir de la matière inanimée. Si toutes les substances sont des étincelles de vie, il n'y a rien d'étonnant à ce que leur agrégation organisée produise des entités vivantes plus complexes.

Le système leibnizien maintient pourtant une distinction précise entre les entités corpusculaires vivantes de celles inertes. Dans les deux cas il s'agit bien d'agrégats de substances mais les corps vivants se distinguent par leur organisation, leur structure ordonnée. Chaque monade perçoit toute les autres et, pour ainsi dire, toutes les monades maintiennent une communication d'information incessante. C'est lorsque cette transmission d'information est centralisée que l'on peut proprement parler de corps organisé. Cette centralisation peut cependant s'avérer particulièrement problématique.

On pourrait la placer dans le cerveau mais il s'agit lui aussi d'un organe dont l'activité devrait être localisée. Le cerveau lui-même a toujours intrigué puisqu'il s'agit d'un organe pair, c'est-à-dire qu'il est divisé en deux parties sensiblement identiques. Difficile alors de lui trouver un centre. C'est pourquoi Descartes, comme de nombreuses traditions religieuses et philosophiques de part le monde, ont fait de la glande pinéale le siège de l'âme ou le lieu du spirituel. Pourtant, quoiqu'elle semble en effet simple, on sait maintenant que la glande pinéale est elle aussi un organe conjugué mais ses deux hémisphères ayant quasiment fusionné, il est particulièrement difficile de les distinguer.

Le cas du myxomycète peut également s'avérer problématique si l'on soulève la question de la centralisation du traitement d'information dont il témoigne puisqu'il s'agit d'un amas d'êtres unicellulaires identiques. Mais en réalité cette amibe nous est d'un très grand secours puisqu'elle est un parfait exemple empirique d'une agrégation d'entités homogènes qui parvient, aussi bien que n'importe quelle autre forme de vie, à générer une computation et un comportement adaptatif globalisés.

Quoiqu'il en soit, la question de la localisation de la monade centrale d'un organisme n'a pas à se poser à la science puisque, par définition, les monades ne sont pas observables. Seule la métaphysique, à partir des données de l'expérience psychique en général et des principes de la logique, peut nous faire déduire que nous devons être une de ces substances. On retrouve bien là les cheminements intrinsèque et extrinsèque de Leibniz qui tendent à se rejoindre sans que leur jonction ne nous soit complètement accessible. Notre conscience réflexive nous fait connaître perception, raisonnement, volonté, bref le fond d'un comportement final, sa substance ; et cette spiritualité est à la fois une et multiple. La biologie nous décrit pour sa part, et toutes les autres formes de vie de la même manière, comme des objets physiques capables de régler savamment leur comportement grâce à la synchronisation d'entités plus petites.

La biologie établit l'origine de la téléologie dont témoigne un animal dans l'agencement de ses organes. Mais ceux-ci témoignent également de téléologie puisqu'ils semblent tout autant dotés d'un but ou d'un projet. Cette téléologie trouve alors sa source dans la réunion de cellules. Là encore ces composants présentent eux-aussi un comportement final indépendant. On trouvera alors son explication dans les protéines qui constituent la cellule et qui montrent également des dispositions téléologiques très poussées. La construction de ces protéines est assurée pour sa part grâce à l'information codée dans des acides nucléiques. Il est aisé d'imaginer comment Leibniz aurait trouvé cette description des organismes vivants en accord avec sa monadologie.

On peut cependant penser, avec Monod, qu'au stade suivant, les composants des acides nucléiques ne présentent plus aucune propriété téléologique. Il faut alors noter que Leibniz admettait un comportement final quasiment nul à l'agrégat non organisé de substances qu'est la matière inerte. Non pas que les substances qui la composent soient différentes de celles d'un organisme vivant, seulement, puisqu'elles n'ont pas leur place dans une organisation complexe comme celle des corps vivants, leur potentiel spirituel est comme atrophié et demeure à l'état de virtualité. Mais aucune monade n'est morte, par souci de continuité, on doit supposer que chacune possède toujours au moins un comportement final infinitésimal. Cependant, comme nous avons pu voir que le type de subjectivité que l'on pourrait accorder aux organismes vivants qui nous sont le plus éloignés morphologiquement, est particulièrement difficile à concevoir compte tenu probablement des limites de l'imagination empathique humaine, concevoir l'intériorité qui pourrait être celle de substances individuelles non organisées peut donc être considéré comme complètement hors de notre portée. Par conséquent, si certaines entités physiques ne témoignent pas d'un comportement final, c'est éventuellement parce que nous somme incapables d'en remarquer les indices. En effet, pour reconnaître un phénomène téléologique il faut, pour le moins, parvenir à envisager son projet constituant.

Comme nous l'avons vu, les formes de vie les plus complexes ne calculent pas ''mieux'' à partir des données de leur environnement mais traitent une plus grande quantité d'information pour générer le comportement adaptatif global de l'organisme. La hiérarchie des êtres de Leibniz n'a donc plus lieu d'être, du moins sous la forme d'une classification des espèces existantes dans un ordre de perfection. Par contre, le principe même de l'évolution est d'être dirigé vers une toujours meilleure adaptation à l'environnement. En effet les théoriciens de l'évolution s'entendent pour que cette dernière s'opère en général au profit des individus et des espèces les mieux adaptés à leur milieu. Aussi la plupart des biologistes s'accordent sur le fait que la computation qui se déroule, individuellement, dans toute cellule et, globalement, à partir de tout réseau de cellules, ait indéniablement pour vocation l'adaptation et consiste toujours à trouver la meilleure solution aux diverses contraintes environnementales qui s'exercent sur l'organisme. Sans se prononcer sur le sens théologique à donner à cette perfection, on rejoint l'idée leibnizienne qui veut que tout être tende vers une plus grande perfection.

Leibniz, enfant du naturalisme et père d'un animisme, n'a pas supprimé complètement une ontologie pour en substituer une nouvelle ; comme aucun philosophe ne peut parvenir à faire véritablement table rase des systèmes précédents pour construire le sien en toute objectivité. D'ailleurs cela n'a jamais été la vocation d'un penseur comme Leibniz qui tenta plutôt d'intégrer, de faire cohabiter et d'unifier des courants philosophiques en apparent désaccord. La construction du système leibnizien constitue pourtant un bon exemple d'un glissement d'une ontologie à une autre comme Descolla en évoque la possibilité. Les données empiriques glanées à son époque et les contradictions logiques des métaphysiques antérieures expliquent la nécessité qu'eut Leibniz de revoir fondamentalement sa vision du réel. Une bonne partie de son système peut être envisagé comme une solution aux problèmes soulevés par le dualisme cartésien qui constituait alors l'expression la plus radicale de l'ontologie naturaliste. Mais Leibniz n'a pas pour cela adhéré à une cosmologie étrangère construite par d'exotiques animistes, en bon chrétien européen du dix-huitième siècle, il devait mépriser généreusement leurs croyances. Il a plutôt construit par lui-même, avec autant de raison que possible et en prenant en compte les accords de la science de son époque, une ontologie que nous estimons, rétrospectivement et dépourvue de sa forme occidentale, plus proche de l'animisme que du naturalisme.

Conclusion

Les neurosciences peuvent légitimement s'arroger de grands succès concernant la compréhension du système nerveux central. Cela peut être considéré comme autant d'arguments décisifs pour une perspective réductionniste. Pourtant, pour celui qui admet la matière inanimée comme composant ultime de la réalité objective, la neurologie n'a précisé en rien comment une intériorité peut émerger d'une entité physique. De fait, l'intériorité qui peut accompagner les outillages neurologiques, ou autre, de différentes espèces vivantes, n'est pas non plus éclairée par une vision réductionniste de la neurobiologie.

La physique elle-même, dans son propre fonctionnement et indépendamment du problème de la conscience tel qu'il est posé par la philosophie, développe des difficultés conceptuelles à maintenir l'idée conventionnelle de matérialité. Ainsi la théorie quantique nous force certes à admettre que toutes les entités physiques partagent un fonctionnement commun mais physique ne signifie plus pour autant matériel. La science nous informe seulement que les objets des sens sont composés d'entités au comportement très différent de ce à quoi notre expérience du macroscopique nous habitue. On doit admettre que c'est un parti pris ontologique qui nous fait interpréter les phénomènes physiques en termes de matière inanimée puisque force est de constater que la science n'apporte aucune preuve de la nature particulière de l'enveloppe physique des objets sensibles.

Le système leibnizien est intéressant sur ce point car il envisage les objets physiques macroscopiques obéissant à une mécanique efficiente, comme les phénomènes de la réalité spirituelle du monde constituée par les monades. Plus encore, Leibniz imagine que des substances analogues à des âmes doivent composer le monde à partir, entre autre, de la notion de force qui se dégage de la physique.

Tout porte à croire que l'idée d'une matière inanimée érigée en substrat de tous les phénomènes n'a jamais eu que l'apparence d'un constat scientifique. Tout au plus peut-on considérer cela comme une intuition qui force l'évidence puisqu'elle tient aux constantes de nos schèmes de pensée. Mais il faudra alors admettre avec Descolla que ces schèmes ne doivent pas être abusivement étendus à toute l'humanité. Certains modes de pensée que l'ethnographie nous rapporte, n'analysent pas d'emblée les objets des sens comme une matière inerte. Phénoménologiquement il s'agit d'évènements dont la nature est l'objet de spéculation. La science nous permet certes d'en trouver les lois, mais il ne s'agit pas là des causes premières des choses. Il est donc abusif de déduire des principes de la physique les principes fondamentaux du monde. Qu'il soit efficace, pour établir des prédictions, de définir les objets macroscopiques comme des portions inanimées d'étendue soumises à des forces diverses, ne signifie pas que cela soit une description métaphysique du monde. Et la physique quantique va d'ailleurs dans ce sens puisqu'elle ne conçoit plus ainsi la réalité des entités physiques qu'elle étudie. Les lois de la physique ne sont pas d'ailleurs fondamentalement dénuées de finalité, étant donné la place équivoque qu'y tient le principe de moindre action.

La question n'est pas de réfuter les données de la science, ses succès opératoires étant indéniables. Seulement il ne faut pas confondre ses postulats ontologiques et ses conclusions. Que nous préférions, nous occidentaux, interpréter les données de la physique en termes matérialistes ne signifie pas qu'il s'agisse là de sa formulation la plus adéquate. Ce langage tend même à être proscrit de la microphysique.

Conclusion générale

Nous pensons avoir montré que la science moderne, en l'occurrence la biologie, pose un certain nombre de problèmes épistémologiques mais aussi métaphysiques. La place de la conscience humaine dans la nature n'a pas fait l'objet de réponses satisfaisantes de la part des neurosciences, au contraire elle est devenue presque plus problématique. Pour la génétique comme pour les diverses théories de l'évolution, force est de constater que l'homme entretient une continuité homogène avec le reste de la biosphère. Il est, de plus, maintenant assez clair qu'on ne peut traiter la subjectivité en admettant encore qu'il ne s'agit que d'une exception humaine. L'originalité de l'esprit humain ne correspond à aucun fait scientifique et le positiviste devrait en faire l'économie. Puisque l'on doit considérer les organismes vivants comme des objets physiques auxquels il n'est nécessaire de rajouter aucun principe vital, ceux-ci étant tout de même imprégnés, dans tous leurs fonctionnements, d'une finalité indéniable, on ne peut plus considérer l'objet physique comme de la matière complètement inanimée. La physique semble aller dans ce sens car elle a de plus en plus de mal à distinguer la construction mentale du scientifique de l'objet physique qu'il étudie, du moins n'apporte-t-elle plus vraiment d'argument au naturaliste.

On est alors en droit de penser, comme Descolla et, en un sens, comme Leibniz également, que ce sont les postulats ontologiques de notre schème de pensée qui génèrent tous ces problèmes épistémologiques. Non pas qu'il faille adopter un point de vue positiviste qui se dispense de toute considération métaphysique, car nous avons montré comment la science, puisqu'il lui est toujours nécessaire de définir ses objets, doit inévitablement prendre pied dans une ontologie particulière. Il est vain, selon nous, d'envisager une démarche scientifique exempte de considérations métaphysiques. Autrement dit, tout problème épistémologique peut être considéré comme inextricablement lié à des problèmes métaphysiques.

Pour solutionner les uns comme les autres, il peut donc être intéressant d'opérer un glissement ontologique vers un schème de pensée différent. Mais il ne s'agit pas là de rechercher dans l'histoire de la philosophie ou dans l'ethnographie une cosmologie qui nous satisfasse, il ne serait en effet pas très judicieux de chercher une ontologie, que ce soit le système leibnizien ou un animisme traditionnel, à adopter pour remplacer purement et simplement notre schème de pensée actuel. Au contraire, à la manière de Leibniz, la solution se trouve sûrement davantage dans la reconstruction d'une ontologie nouvelle en accord avec les données des sciences empiriques et fondée sur la prise en compte des limites des ontologies précédentes, qu'elles soient animistes, naturalistes ou autre.

Par exemple on peut estimer que la question de l'union de l'âme et corps se trouve solutionnée si l'on envisage certains aménagements ontologiques de type animiste et leibnizien. Le problème de l'union de l'âme et du corps consiste traditionnellement à comprendre comment notre conscience, que l'on peut difficilement reléguer au rang d'illusion, peut prendre place dans un monde dont la substance est une matière inanimée. Cette question est donc coexistante au naturalisme et n'a de sens que dans celui-ci. En effet, si on envisage le monde comme composé de substances spirituelles, notre âme peut être à la fois l'une d'elles et une structure organisée de substances, sans que cela ne pose de problème métaphysique majeur.

Narby, remarque comment les scientifiques japonais, parce qu'ils appartiennent à une société de souche fortement animiste, ont beaucoup moins de réticence à parler d'intelligence lorsqu'ils isolent un comportement particulièrement astucieux chez une espèce vivante. Cela pourrait nous indiquer comment les attributs que l'occident n'accorde qu'aux humains pour distinguer ceux-ci du reste de la nature, relève plus de la sémiotique que de particularités biologiques réelles. Ainsi l'équivalent du terme intelligence en japonais, chi-sei, n'est pas teinté du même anthropocentrisme ancestral et ne présente donc pas la même ambiguïté que le terme intelligence lorsqu'il est appliqué à l'ensemble du vivant. On remarquera que cette ouverture d'esprit concernant l'intelligence animal a permis aux travaux japonais sur la cognition animale de se placer à la pointe des recherches sur le sujet.

Étant donné que nous avons entrepris de critiquer la pensée occidentale, nous avons tenté d'utiliser un maximum les acquis empiriques de la science plutôt que les arguments des philosophes qui ont forgé cette pensée occidentale. Montrer les limites de la science occidentale à partir de celle-ci pourra aussi bien être considéré par certains comme une erreur majeure, que comme une preuve magistrale par d'autres. On peut même y voir une tautologie stérile mais c'est sans compter que si l'on admet une intériorité essentiellement comparable à la nôtre à toutes les formes de vie, voire à tous les existants de ce monde, nos modalités morales d'interaction avec notre environnement devront être entièrement reconsidérées.

Les problèmes éthiques posés par la biologie ne se limitent pas au clonage ou à l'avortement. Les données qu'accumulent les sciences de la vie depuis Darwin tendent à bousculer un pan entier du socle ontologique de la morale occidentale. La légitimité de l'humanisme peut être considérée comme ébranlée. Non pas qu'il doive être remplacé par un critère d'identification plus restreint, mais plutôt par un critère plus large.

L'objectif n'est pas de considérer l'animal ou le végétal comme l'humanisme considère l'homme. Nous pouvons seulement admettre que nous appartenons à un écosystème où notre équilibre biologique nécessite que nous consommions d'autres formes de vie. On peut voir un paradoxe dans le fait d'accorder un statut moral à des entités vivantes et s'en nourrir en même temps mais c'est sans compter que des cultures animistes composent avec cette difficulté depuis des milliers d'années. Rappelons comment Descolla distingue les modes de relation entre termes équivalents et ceux entre termes non équivalents. Il estime bien entendu que l'animisme entretient très majoritairement des relations entre termes équivalents avec les autres habitants du monde. C'est pourquoi les animistes ne pratiquent que très rarement l'agriculture ou l'élevage qui correspondent davantage à des modes de relation entre termes non équivalents. Lorsque l'on mesure à quel point notre civilisation est devenue dépendante de ses modes de relation qui font de toute entité non-humaine, et parfois même de l'homme lui-même, l'objet d'une industrie plutôt que le sujet d'une relation sociale, on comprend aisément pourquoi la rationalité occidentale met en oeuvre tant d'efforts pour maintenir une statut moral supérieur à l'humanité.

La science peut intervenir dans un certain nombre de débats métaphysiques, comme le statut de l'âme ou la nature substantielle du monde, mais la morale elle-même, comme l'a judicieusement montré Kant, n'est pas un objet de science. Nous n'estimons pas déterminer ici comment doivent moralement être traités tel ou tel non-humain. La morale étant perpétuellement l'objet de débats philosophiques, l'idée que nous soulevons ici est seulement d'introduire la question des entités non-humaines dans nos jugements et raisonnements moraux et de traiter de la légitimité qu'il y a à attribuer une valeur morale supérieure à une espèce comme le racisme le fait avec certains peuples.

Bibliographie

Ouvrages principaux

Discours de la méthode, Descartes.

Le hasard et la nécessité, essai sur la philosophie naturelle de la biologie moléculaire, Jacques Monod.

La question du hasard dans l'évolution, la philosophie à l'épreuve de la biologie, Dominique Letellier.

Par-delà nature et culture, Philippe Descola.

Intelligence dans la nature, en quête du savoir, Jeremy Narby.

Le corps et l'esprit, dirigé par Roland Quilliot.

La monadologie, Leibniz.

Documents électroniques

The Cultures of Chimpanzees, Andrew Whiten et Christophe Boesch.

Le corps de l'animal, cours de Bernard Andrieux.

Cetaceans Have Complex Brains for Complex Cognition, Lori Marin, Richard C. Connor, R. Ewan Fordyce, Louis M. Herman, Patrick R. Hof, Louis Lefebvre, David Lusseau, Brenda McCowan, Esther A. Nimchinsky, Adam A. Pack, Luke Rendell, Joy S. Reidenberg, Diana Reiss, Mark D. Uhen, Estel Van der Gucht et Hal Whitehead.

Chimpanzé religiosus, Albert Assaraf.

Évolution de l'intelligence et de la conscience, cours de Alain Lenoir.

Ce que cache le miroir : La reconnaissance de soi chez l'animal, Fabienne Delfour et Pascal Carlier.

Le sommeil, l'autre versant de l'esprit, Michel Jouvet, Revue de Métaphysique et de Morale, N° 2/1992 185.

Leibniz et la physique quantique, Mathieu Néhémie.

Un nombre particulièrement important d'informations a également été obtenu grâce à l'encyclopédie en ligne Wikipédia qui, de part son fonctionnement libre et la participation de nombreux bénévoles, dispose généralement de données scientifiques très récentes.

Table des matières

Introduction générale page 2

Visions occidentales page 5

l Introduction page 5

l La conception cartésienne de la vie page 6

l Le positivisme de Jacques Monod page 8

l Au-delà du néo-darwinisme page 14

l La classification ontologique de Descolla page 18

l Conclusion page 25

Le postulat naturaliste de l'intériorité strictement humaine page 27

l Introduction page 27

l Raison, computation et neurobiologie page 27

l Langage et abstraction page 32

l Zoon politicon page 36

l Subjectivité inconsciente page 44

l Conscience de soi page 49

l Conclusion page 52

Le postulat naturaliste de l'universalité de la nature matérielle page 54

l Introduction page 54

l Le réductionnisme des neurosciences page 54

l Les limites du paradigme mécaniste page 59

l L'universalité quantique du monde page 62

l L'animisme occidental de Leibniz page 66

l Conclusion page 72

Conclusion générale page 73

Bibliographie page 75

Table des matières page 76

* 1 Ghost in the shell, signifiant « esprit dans sa coquille », oeuvre majeure de science fiction du mangaka japonais Masamune Shirow, d'inspiration fortement cartésienne, où la notion d'âme comme rajoutée à un corps physique se confronte aux avancées de la cybernétique et de l'informatique, qui jouent sur la frontière entre homme et machine.

* 2 Cette assertion, si l'auteur la considère comme fondamentale et inattaquable, ne fait plus aujourd'hui l'objet d'un véritable consensus. Nous aborderons ce type de controverse dans le chapitre suivant mais il est bon de noter ici à quel point cela est un acquis pour Monod, malgré les débuts de réfutation qui lui étaient présentés alors.

* 3 Il faut remarquer,et nous aurons l'occasion d'y revenir, que cette imprévisibilité ontologique tient à une interprétation particulière de données expérimentales et masque les nombreux débats épistémologiques qui étaient déjà ceux de la microphysique dans les années soixante et qui sont toujours d'actualité.

* 4 Là encore, cela est matière à débat. Notons cette fois à quel point l'impossibilité d'un apport extérieur déterminé dans le génome est l'argument clé de Monod.

* 5 Quoique l'auteur ne fasse pas non plus sur ce thème état des débats qui divisent les physiciens, il faut mettre cela en relation avec la question du sens ontologique à donner à la structure probabilistique de la théorie quantique.

* 6 L'usage du mot ''dogme'' est souvent contesté mais reste la désignation la plus couramment employée quoique certains préfèrent parler de ''théorie centrale''.

* 7 L'information à ce sujet foisonne sur Internet et certains n'hésitent pas à comparer ce cas à l'affaire Dreyfus.

* 8 Le problème de l'arbre de Steiner (nommé en référence au mathématicien Jakob Steiner) est un problème d'optimisation combinatoire relativement proche du problème de l'arbre couvrant minimal. Dans les deux problèmes, il s'agit de trouver, étant donné un ensemble V de sommets, un arbre A reliant tous les sommets de V. Alors que dans le problème de l'arbre couvrant minimal, tous les sommets de l'arbre A doivent être dans V, il est autorisé dans le problème de l'arbre de Steiner d'utiliser des points en dehors de V. Dans les deux problèmes, chaque arête a un coût donné. Le coût de l'arbre étant donné par la somme du coût de ses arêtes, il s'agit de trouver l'arbre de coût minimal.

* 9 L'éthologie a pendant longtemps concerné l'étude des moeurs humaines, entrant par là même dans une certaine concurrence avec d'autres sciences humaines , l'éthologie concerne bien maintenant prioritairement l'animal, les relations homme-animal et permet parfois même des conclusions sur les relations strictement humaines.

* 10 Bien sûr l'homme ne peuple pas les fonds marins ni les entrailles des autres animaux, comme le font certaines autres espèces, mais le lecteur aura compris que nous entendons pour le coup la terre en un sens hautement anthropocentrique.

* 11 Le software concerne tous les programmes et les logiciels utilisés en informatique. Il s'agit d'une structure logique qui n'est pas liée à un support matériel prédéterminé. C'est pourquoi on peut le dupliquer à loisir.

* 12 Le hardware concerne les composants matériels d'un ordinateur ainsi que le fonctionnement électronique de celui-ci.

* 13 Scanner à Imagerie par Résonance Magnétique nucléaire, on comprendra aisément pourquoi le qualificatif ''nucléaire'' fut omis lors de l'apparition de cette technologie au début des années quatre-vingt.

* 14 C'est précisément la problématique du Ghost in the shell de Shirow.

* 15 Certes l'efficacité des sondages d'opinion peut être contestée mais c'est davantage la partialité des échantillons sélectionnés, les interprétations fallacieuses que l'on fait des résultats et la médiatisation intéressée qui en résulte qui méritent une vigoureuse critique. Les sondages, beaucoup plus discrets, dirigés par les sociologues, sont effectués selon des méthodes scientifiques abouties où on ne demande pas par exemple ''êtes-vous égoïste ?'' mais on pose tout une batterie de questions détournées pour analyser les intentions du sujet.

* 16 Sur ce point il peut être intéressant de remarquer comment la biologie a tendance à parler de sujets d'étude, à la manière des sciences humaines, là où a physique n'a que des objets.






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