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Les limites de la vision occidentale du vivant

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par Mathieu Néhémie
Université Blaise Pascal - Master 2 Philosophie 2007
  

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Zoon politicon

On a coutume de fonder l'originalité humaine sur son aspect politique. C'est-à-dire sur sa propension à se réunir en communautés organisées selon une structure définie mais variable temporellement et géographiquement, bref en sociétés. Parfois il s'agit, dans le même ordre d'idée, de distinguer l'homme de l'animal par les cultures qu'il développe. Un minimum de connaissance anthropologique nous convaincra qu'il est plus approprié de traiter ces deux arguments simultanément.

Certes tout le monde peut observer des animaux qui agissent spontanément en groupes, ruches, essaims, meutes ou troupeaux, de sorte que l'on puisse considérer cette tendance comme faisant entièrement partie de leur ''nature'', mais, pour beaucoup, si l'homme est le seul à accéder à la sphère sociale, c'est parce qu'il est seul capable de conventions. C'est pourquoi, pour lever cette ambiguïté, il est courant de faire de l'homme l'animal politique et culturel plus que social.

Que ce soit parmi les philosophes antiques ou les modernes, la majorité a toujours donné dans cette idée. Parce qu'il est le seul à avoir développé culture et langage qui le soustraient à un pur instinct, l'homme est couramment considéré, soit comme l'animal le plus parfait, soit simplement comme au dessus du reste du monde animal. Parfois également c'est parce que la vie en société est rendue possible par la liberté des contractants que l'homme, seul animal détenteur d'un libre-arbitre, peut y prétendre. Il n'est pas nécessaire de passer en revue toute la philosophie occidentale pour se convaincre de la récurrence de ce courant de pensée, mais on peut se douter que c'est encore Descartes qui en constitue sûrement l'apogée avec la distinction entre l'homme potentiellement libre et l'animal-machine.

Bien qu'aucun philosophe n'ira aussi loin pour distinguer l'homme de l'animal, cette idée, d'un animal automate, essentiellement différencié d'une humanité qui choisit son destin par son organisation sociale, restera dans la pensée occidentale et y subsiste encore fortement. Nous avons pu voir comment un scientifique iconoclaste comme Monod, père de biologie moléculaire et grand généticien du vingtième siècle, ne peut s'empêcher de répéter ce schéma. Lorsqu'il lui est donné d'analyser l'originalité humaine, il n'arrive à la trouver que dans le langage et la culture ; là encore la sociabilité humaine, basée sur la convention et le choix, est considérée comme radicalement différente des associations d'insectes résultant d'un pur automatisme. Pour ce qui est des sciences sociales, si elles font de l'homme leur seul terrain d'étude c'est que leurs objets, culture et société, sont uniquement supposés appartenir à la sphère humaine.

Lorsque l'on considère la vie sociale humaine et que nous en cherchons les lois, quoique nombreux soient ceux qui estiment que les comportements humains doivent pouvoir, dans l'absolu, être réduits en objets de la biologie et de la physique, on ne se tourne pas vers ces sciences là mais davantage vers les sciences humaines. Même le plus fervent partisan du réductionnisme, lorsqu'il tente de comprendre une réaction donnée de son voisin, aura tendance à utiliser le langage et les méthodes du psychologue ou du sociologue plutôt que ceux du physicien ; et cela malgré lui ou peut être parce que son réductionnisme est plus philosophique que méthodologique. D'ailleurs, c'est parce qu'il a fait l'expérience de pensée d'envisager sa relation à autrui avec l'oeil du physicien que Descartes en est venu à douter de la subjectivité des autres êtres humains.

Il n'est donc pas surprenant que le scientifique, qui étudie les propriétés des animaux par l'analyse de leur anatomie et de leur fonctionnement chimique, n'y voit, en bon cartésien, que de simples machines dont les rouages expliquent fort bien tous les comportements dont les animaux témoignent. Pourquoi considérons-nous les sciences sociales plus appropriées pour étudier les communauté humaines alors que les regroupements animaux seraient l'objet d'une étude physico-chimique ? N'est-ce pas un parti pris ontologique teinté d'anthropocentrisme ? Cette réaction, si elle fut courante dans la philosophie occidentale et demeure un réflexe pour beaucoup de biologistes moléculaires, n'est cependant pas à généraliser à l'ensemble du monde scientifique.

Une science, quelque peu marginale comparer aux succès retentissant de la génétique, l'éthologie, a pour objet l'étude du comportement et des moeurs animaux9(*). Considérée comme une ''biologie du comportement'', l'éthologie prend le comportement animal comme élément à étudier pour lui-même et non à réduire en objets physico-chimiques. Si le fondateur de l'éthologie moderne, Konrad Lorenz, isola certains comportements comme génétiques et instinctifs, c'est le fonctionnement physiologique et psychologique de l'animal qu'il s'attacha à mettre en lumière. Son langage est d'ailleurs souvent très proche de celui du béhaviorisme. Si on doit trouver une évolution du point de vue scientifique concernant la psyché du vivant, il semble que l'éthologie soit le domaine où les scientifiques font preuve de la plus grande souplesse d'esprit.

Il faut noter que les sciences sociales, s'attachant exclusivement à l'étude des comportements sociaux humains, ne se cantonnent pas aux actions sociales relevant de la convention. Les accords et consensus tacites ainsi que les effets de masse inconscients sont également leurs objets. Donc, lorsque l'on considère la dimension sociale de l'homme, on ne se limite pas à ce qui relève de son libre-arbitre ou de ses capacités réflexives, l'automatisme comportemental est tout aussi social que le contrat en bonne et due forme. L'argument qui voudrait que l'homme soit le seul animal social parce qu'il est le seul à observer des conventions, de ce point de vue, n'a pas de sens. Ce qui nous évite pour le moment d'avoir à délibérer sur la liberté humaine et sur la possibilité d'une liberté animale.

Quoiqu'il en soit, comme nous l'avons déjà évoquée, la question de la sociabilité animale ne va pas sans celle de sa subjectivité. Pour qu'un comportement social soit attribué à un individu il faut bien que lui soit supposé certaines capacités de raisonnement ; pour qu'il accède à la convention il doit être capable d'apprendre et de choisir. Toute les études éthologiques visant à mettre en évidence un certain comportement social animal demandent également que soient traitées les fonctions cognitives de celui-ci ; de même l'éthologue, visant à saisir la psyché de telle ou telle espèce, ne possède pas meilleur terrain d'expérimentation que la vie sociale de ses membres. La reconnaissance d'un fait social animal demande que son comportement soit compris comme autre chose qu'un simple automatisme mécanique et pour cela une certaine forme de subjectivité et d'intelligence doit être envisagée. Finalement la dimension sociale de toute espèce animale ne peut être négligée dans son étude biologique, premièrement par un souci d'exhaustivité et deuxièmement car on ne peut mesurer l'impact de la vie sociale de l'individu sur son fonctionnement interne sans avoir préalablement étudié le phénomène. Mais voyons maintenant plus en détails les apports de l'éthologie concernant la sociabilité, l'intelligence et la subjectivité animales.

Les animaux les plus traditionnellement étudiés par l'éthologie sont, bien entendu, les primates. Au vu du paradigme anthropocentrique qui est celui de la science occidentale et que nous avons commencé de mettre en lumière, l'étude de la chose sociale étant indexée sur l'exemple humain, il n'est guère étonnant que la biologie commence par s'intéresser aux vivants qui semblent les plus proches de l'homme avant d'admettre une sociabilité à l'animal. Ainsi les grands singes, le chimpanzé en tête, sont généralement considérés comme les élèves les plus prometteurs pour accéder au cercle très fermé, selon la conception occidentale, d'entités intelligentes.

On a observé depuis longtemps l'usage d'outils chez les chimpanzés, et plus récemment chez d'autres primates, pourtant on est encore en droit de considérer cela comme des comportements instinctifs. La collaboration des différents groupes de recherche disséminés à travers toute l'Afrique a pourtant mis en évidence des différences culturelles quant aux moyens techniques développés pour atteindre le même objectif. Chaque communauté possède ses propres pratiques qui présentent toutes les caractéristiques d'un savoir-faire acquis et celles-ci sont transmises de génération en génération par un apprentissage relativement long. La réunion des différents outils nécessaires disséminés dans un large espace demande inévitablement une capacité d'anticipation et de représentation particulièrement développée.

On pourrait multiplier les exemples mais la problématique de l'éthologie des primates ne vient pas des données expérimentales mais de l'interprétation qu'on peut en faire. Ainsi plusieurs chercheurs doutent que les capacités de communication et d'apprentissage étudiées chez les primates soient comparables à celles des humains car elles semblent uniquement fondées sur la simple imitation. Bien que de nombreuses recherches en laboratoire aient été menées pour comparer l'apprentissage des primates et celui de l'homme, il semble que la similitude satisfasse certains pour n'admettre qu'une différence de degré tandis qu'il restera toujours des écarts qualitatifs suffisants pour celui qui recherche une différence de nature.

Quoiqu'il en soit l'aspect culturel des primates ne peut plus être nié car il est de l'aveu de la grande majorité des éthologues que les comportements que nous avons évoqués ne peuvent pas être compris comme de simples automatismes biologiques mais doivent être appréhendés en tant que faits sociaux à part entière car il s'agit proprement de phénomènes culturels. Nous nous contenterons pour le moment de cette idée, que certains primates développent langage, culture, technique, représentation, réflexivité et apprentissage, quoique ces phénomènes puissent rester quantitativement et qualitativement très différents de leurs équivalents humains.

Même si l'homme ne descend pas directement du singe, leur plus récent ancêtre commun remonte probablement à moins de dix millions d'années, ce qui est particulièrement ''proche'' dans l'évolution. On peut donc aisément attribuer l'intelligence et la dimension culturelle des chimpanzés à leur proximité phylogénétique avec nous et supposer que notre branche sur l'arbre de la vie est la seule qui ait développé des phénomènes culturels. Pour dissiper cette possibilité abordons maintenant les apports de l'éthologie concernant les cétacés, dont le dernier ancêtre commun avec l'homme pourrait remonter à près de cent millions d'années.

Étudiés en milieu sauvage, on voit que les dauphins vivent en larges groupes où les relations sont particulièrement complexes. Des liens à long terme entre individus sont établis, des alliances étroites sont forgées, des associations d'entraide entre groupes sont constatées et, en raison de ce maillage complexe de relations, il arrive même parfois qu'un individu change d'affiliation selon le contexte. Des ''alliances d'alliances'' ont également été observées, phénomènes qu'on ne pouvait observer jusque là que parmi les êtres humains.

Que ce soit chez les dauphins, les orques, les cachalots ou les baleines à bosses, on observe, chez les différents groupes de la même espèce, étudiés dans le même type d'environnement, des disparités culturelles. Les techniques et les stratégies utilisées par les cétacés pour se nourrir sont différentes comme leurs modalités de communication qui varient géographiquement à la manière de dialectes. On observe même l'usage de l'éponge comme outils par certains dauphins. Toutes ces particularités culturelles sont non seulement localisées dans l'espace mais évoluent également dans le temps. Par conséquent, quoique l'enseignement de ces spécificités soit essentiellement basé sur l'imitation, il doit bien y avoir une part d'innovation dans ces comportements pour expliquer leur évolution.

Pour finir notre tour d'horizon des mammifères sociaux, Wilkinson rapporte comment des chauve-souris partagent leurs repas. Les individus qui ont eu une chasse heureuse peuvent donner une partie de leur nourriture à ceux revenus bredouille. Cela n'est pas automatique, à la manière d'un système de dette ou de remerciement, on donne plus à celui qui a précédemment donné.

Aussi, notons que les comportements sociaux et conventionnels recensés par l'éthologie sont généralement associés au cortex préfrontal qui explique la présence de phénomènes culturels chez certains mammifères supérieurs, eux aussi dotés d'un cortex préfrontal très développé.

Nous pouvons donc reconnaître maintenant la sociabilité de certains mammifères dont les prédispositions culturelles sont ressemblantes aux nôtres. Il n'y a plus vraiment de doute sur le fait que les chimpanzés et les dauphins sont organisés socialement de manière structurée et maintiennent des rapports de domination et d'alliance complexes. Ce que les éthologues peinent davantage à prouver c'est que cette sociabilité animale est accompagnée de phénomènes linguistiques et d'un degré d'abstraction qualitativement similaires à ceux que connaissent les sociétés humaines. Bref l'éthologie n'a aucun mal à montrer le caractère politique de ces espèces mais c'est la subjectivité qui pourrait se cacher derrière qui est moins évidente à isoler. Il demeure que pour celui qui voudrait fonder l'originalité de la conscience humaine sur son caractère politique, les faits rapportés devraient suffire à admettre la même espèce de conscience à certains primates et cétacés.

De la même manière que l'exclusivité de la conscience humaine était déjà une valeur primordiale du monde occidental bien avant que la science commence à se pencher sur la question, le travail de Descolla a mis en lumière comment la dichotomie entre nature et culture est présente dans notre schème de pensée naturaliste depuis longtemps. Par conséquent on peut considérer que fonder l'originalité humaine sur le fait que l'homme rajoute des cultures à une nature immanente revient à appuyer les uns sur les autres plusieurs tenants d'une même idéologie.

Communauté et structure sont des termes que l'on peut aisément appliquer à une ruche d'abeilles ou même à un système de cellules. Ce que les communautés humaines semblent présenter de plus c'est une variation de leur structure et de leurs pratiques chez des groupes éloignés géographiquement. C'est donc par leurs moeurs divergeant selon les lieux que se fonde ''l'exception culturelle'' humaine. Si l'on considère que l'homme fait partie des rares espèces à peupler la terre entière10(*), on peut attribuer le manque de variation du comportement que présentent certaines espèces à leur localisation géographique beaucoup plus réduite. Aussi la plupart des bactéries ont un fonctionnement trop simple pour avoir développé plusieurs pratiques différentes afin de subvenir à leurs besoins. Pourtant nombreux sont les virus qui montrent d'étonnantes capacités d'adaptation aux anticorps et aux traitements humains qui, en dernière analyse, doivent être considérés pour le virus comme des facteurs environnementaux.

En fin de compte c'est la distinction entre intelligence et instinct, chère à Bergson, qui semble fondatrice de l'idée d'une nature prédéterminée de toutes les formes de vie, exception faite de l'homme dont le caractère non déterminé l'amène à adopter des pratiques diversifiées selon l'environnement où il s'est installé. Toutes les formes de vie présentent cependant une puissante faculté d'adaptation. Il n'est pas nécessaire pour s'en convaincre de dresser la liste des innombrables espèces que l'homme a extraites de leur habitat ''naturel'' et qui ont réussi à survivre dans leur environnement d'accueil, même sans l'aide de l'homme. Toute entité vivante règle son comportement sur les données qu'elle glane sur son environnement et on ne peut pas considérer ce fonctionnement comme instinctif. Certes il y a toujours des cadres biologiques innés à l'acquisition et au traitement de cette information ainsi qu'aux possibilités de réponse de l'organisme, mais l'intelligence humaine est soumise aux mêmes restrictions puisque son support physiologique est tout aussi inné.

Finalement toutes les fourmilières, si l'on considère leur comportement général, fonctionnent selon les mêmes mécanismes tout aussi généraux. Mais pour le biologiste qui rentrera dans les détails de son histoire et de son activité, chaque fourmilière sera différente. Celle-ci occupera un arbre, consommera ses parasites et le défendra des lianes envahissantes, tandis que celle-là, puisque des campeurs humain se sont installés sur son territoire, trouvera une nourriture abondante dans les détritus laissés par ces grands mammifères bipèdes. De nombreuses espèces de fourmis pratiquent l'agriculture, certaines autres l'élevage. Pourtant quasiment toutes auront une reine, des mâles et des ouvrières organisées en castes selon leur masse physique. Mais le comportement de chaque ouvrière n'est pas pour autant programmé ni dirigé par la reine, toute l'intelligence dont fait preuve la fourmi est considérée scientifiquement comme une propriété émergeante qui apparaît avec la réunion de plusieurs individus.

Les sociétés humaines elles-aussi partagent des mécanismes généraux. Elles-aussi ont toujours des chefs, des dominés, des outils, des décorations, une religion, etc. Si comme le note Descolla, il faut prendre garde à l'éthnocentrisme lorsque l'on recherche les traits communs de toutes les sociétés humaines, il demeure que des modalités de rapports de au monde sont partagées par toutes les cultures. C'est pourquoi Descolla reprend le concept kantien de schème, intermédiaire entre l'inné et l'acquis puisqu'il s'agit d'isoler nos facultés communes d'acquisition qui sont elles-mêmes innées.

Mais on peut invoquer le fait que les différents types de fourmilières correspondent à des espèces différentes. Ces différences sont inscrites dans leur code génétique tandis que l'homme, à partir du même patrimoine génétique, peut développer plusieurs cultures différentes. Ce qui peut nous ramener à l'idée d'un instinct opposé à une intelligence adaptative. Bien qu'il ne vaille pas pour les phénomènes culturels dont témoignent les primates et les cétacés, qui ne correspondent pas à des variations génétiques, cet argument mérite d'être analysé en détail car il semble effectivement refuser la même adaptabilité que l'homme à toute une gamme d'êtres vivants.

Premièrement, notons que les différentes peuplades humaines possèdent elles-aussi des patrimoines génétiques différents, qui expliquent les différences morphologiques observées entre les différents peuples du globe. C'est parce que tous les humains demeurent encore complètement inter-féconds qu'il est totalement hors de propos de parler d'espèces humaines. On ne peut pas non plus parler de races puisque les différences génétiques entre peuples sont moins importantes que les différences entre individus d'un même groupe. Il demeure que les pratiques culturelles d'un peuple jouent dans le fonctionnement de la sélection naturelle, en imposant des règles de reproduction ou une charité envers les plus démunis. On peut légitimement penser comme Monod que la sélection naturelle n'a quasiment plus cours dans nos sociétés modernes en raison des avancées de la médecine, couplées à notre système moral humaniste. Sans discuter la légitimité de la sélection naturelle ou de sa substitution par un quelconque humanisme, à partir du moment où l'on admet que la sélection naturelle joue un rôle dans l'évolution, un certain nombre de pratiques culturelles doivent avoir un impact sur l'évolution de l'espèce humaine, ou du moins sur celle des membres d'une culture. Là encore, sans traiter dans la moindre mesure de l'aspect éthique du phénomène, en raison du métissage, de plus en plus important, qui s'opère entre les peuples, on peut estimer que les différences génétiques liées à la disparité des pratiques culturelles ont tendance à se réduire. On pourra remarquer quoiqu'il en soit que la frontière entre culture et évolution génétique n'est pas aussi tranchée que l'opposition entre culture et nature que le naturalisme véhicule.

Deuxièmement, que l'on envisage l'évolution en termes néo-darwiniens ou selon la théorie alternative de Chandebois, de nombreuses zones d'ombre subsistent encore sur l'apparition de nouvelles espèces au cours de l'évolution. Que l'on considère l'évolution comme aléatoire ou téléologique, la majorité des spéciations sont allopatriques, c'est-à-dire qu'une espèce se scinde en deux autres à partir de la séparation et de l'isolement géographique de deux populations. Parce qu'il y a absence ou échec du métissage génétique entre les deux groupes, l'évolution, pour s'adapter à deux milieux géographiques différents, peut suivre deux chemins divergents qui aboutiront à deux espèces distinctes lorsque leurs membres cesseront d'être inter-féconds. Le point important est que c'est en s'adaptant à un nouveau milieu et en adoptant de nouvelles pratiques que les membres d'une espèce peuvent être amenés à en fonder une nouvelle. Le processus allopatrique de spéciation, qui est, de loin, le plus courant, est donc très proche du processus de diversification culturelle tel que l'on pourrait l'esquisser.

Reste que la disparité des cultures humaines s'accompagne de différences génétiques très mineures qui ne vont pas jusqu'à la spéciation. Mais si l'on fait abstraction du saut, encore mal compris par la biologie, qui amène l'apparition d'une nouvelle espèce, les différences entre cultures et les différences entre espèces sont tout autant fondées sur l'éloignement géographique et l'hétérogénéité des réponses pratiques que les différents groupes peuvent avoir développées.

Les cultures humaines ne sont cependant pas uniquement définies par les habitudes pratiques qu'elles ont respectivement adoptées pour répondre à un environnement spécifique. Les arts, les lettres, le droit, la religion, les traditions, etc, constituent également les éléments fondateurs d'une culture. Il est en effet difficile de trouver à ces éléments des équivalents dans le monde animal.

De nouveau il faut se garder d'inverser fondements et conséquences de la conscience. Les aspects artistiques et religieux d'une activité humaine se définissent inévitablement par l'intention et les états mentaux qui caractérisent les protagonistes de cette activité. L'art contemporain nous montre bien comment c'est le discours et le sens rajouté à une production humaine physiquement anodine qui fait la différence entre un simple produit et une création artistique. La religion, les croyances, le droit et les traditions d'une culture n'ont pas grand chose de substantiel si ce n'est quelques fugaces édifices matériels, qui restent pourtant les seuls objets d'étude à disposition de l'archéologue et de l'historien. C'est davantage dans la réunion des subjectivités de ses membres que consistent les valeurs d'une société. Qui plus est, c'est selon des critères esthétiques inhérents à la subjectivité humaine qu'est jaugé l'aspect artistique ou spirituel d'une production. En effet, objectivement, qu'est que la cathédrale a de plus que la vulgaire masure ou le nid de l'oiseau, si ce n'est une référence à la subjectivité humaine de ses créateurs ? Il ne s'agit pas ici de maintenir un quelconque dualisme mais seulement de remarquer que les aspects artistiques et religieux d'une culture ne peuvent être invoqués pour appuyer l'originalité de la conscience humaine car il s'agit davantage de modes de la conscience humaine. Tant que la question de la subjectivité et de la conscience animales n'a pas été traitée, nous ne sommes pas vraiment en mesure d'envisager les pendants de la religion et de l'art dans le reste du vivant.

Albert Assaraf s'est tout de même penché sur la question de l'éventualité d'un phénomène religieux chez le chimpanzé. Il recense chez lui la fascination pour le ''haut'' typique de toutes les religions, le recours à la médiation, des phénomènes de sacralisation, des supplications, dons et potlatch, un système de rétribution et une distinction coercitive entre ''eux'' et ''nous''. Pourtant, puisqu'il lui manque un moyen comme le langage pour accéder à la subjectivité du chimpanzé, Assaraf rechigne à conclure que ces phénomènes relèvent d'une religion. Il préfère admettre une continuité entre ces comportements et les religions humaines sans se risquer à des conclusions hypothétiques. Il fait cependant de l'idée d'une cause première une spécificité humaine parce qu'il n'en trouve pas trace dans les comportements des chimpanzés. Mais aurait-on pu découvrir la présence de cette idée dans d'autres cultures si nous ne l'avions pas traduit dans leur langue ou supposer d'emblée comme inhérente à l'humanité ?

De nombreuses analogies ont également été formulées entre les gribouillages des singes anthropoïdes et ceux des très jeunes enfants humains. Visuellement la ressemblance est frappante mais il est difficile de pousser l'analogie plus loin à partir du fait que l'enfant peine presque autant à communiquer ses états internes que le singe, mais surtout parce que ni l'un ni l'autre, contrairement à l'artiste contemporain, ne peut fournir un discours satisfaisant pour faire sans ambiguïté de ces barbouillages de l'art. En effet, les théoriciens de l'art, outre les difficultés générales qu'ils ont à définir celui-ci, se divisent sur la question de faire des gribouillages infantiles des oeuvres d'art et donc d'autant plus concernant les production animales. Puisqu'il est fondé sur des critères esthétiques, et donc subjectifs, il n'est pas surprenant que l'art pose toute une série de problèmes sémantiques et épistémologiques à la science lorsque celle-ci commence à s'y intéresser.

Compte tenu des problèmes rencontrés pour traiter des phénomènes religieux et artistiques de notre plus proche cousin le chimpanzé, il ne semble pas vraiment envisageable d'aborder ces thèmes à propos d'autres classes de vivants. Bien entendu les sentiments religieux et esthétiques correspondent bien, comme tout état mental, à des phénomènes neurologiques, mais la définition de ces sentiments est bien trop équivoque pour nourrir la moindre analogie avec les phénomènes biologiques d'autres espèces. Si cela pourrait éventuellement nous autoriser à faire de l'homme une exception dans le règne du vivant, il semble en tout cas que les phénomènes culturels que sont l'art et la religion n'ont pas vraiment leur place dans une discussion sur l'exclusivité de la conscience humaine. Finalement accéder aux éventuelles sphères artistique et religieuse d'une entité vivante quelconque nécessiterait préalablement d'admettre sa subjectivité et de posséder un moyen d'y accéder.

On est en droit de douter des intentions d'un raisonnement visant à rapprocher les différences entre cultures de différences entre espèces. On sait comment des idéologies fallacieuses et néfastes ont donné dans l'idée d'une hiérarchie des races humaines comparable à la hiérarchie des espèces récurrente dans la pensée occidentale. Mais l'objectif de notre étude ne peut être plus éloigné de cette idée car avant d'opérer une analogie entre cultures et espèces, c'est cette hiérarchie que nous avons entrepris de critiquer. Si l'on abandonne l'idée de la supériorité de l'espèce humaine sur le reste du vivant, comparer l'homme à l'animal n'a plus rien de péjoratif ni d'insultant. Quoiqu'il en soit le métissage progressif qui accompagne la mondialisation de l'humanité doit mettre définitivement de côté la possibilité d'une spéciation à partir de disparités culturelles.

* 9 L'éthologie a pendant longtemps concerné l'étude des moeurs humaines, entrant par là même dans une certaine concurrence avec d'autres sciences humaines , l'éthologie concerne bien maintenant prioritairement l'animal, les relations homme-animal et permet parfois même des conclusions sur les relations strictement humaines.

* 10 Bien sûr l'homme ne peuple pas les fonds marins ni les entrailles des autres animaux, comme le font certaines autres espèces, mais le lecteur aura compris que nous entendons pour le coup la terre en un sens hautement anthropocentrique.

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"Le don sans la technique n'est qu'une maladie"