WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

théâtre et théâtralité dans les Enfants du paradis

( Télécharger le fichier original )
par Fabienne DESEEZ
Université Nanterre PAris X - Maîtrise d'arts du spectacle mention études théâtrales 2002
  

Disponible en mode multipage

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

Théâtre et théâtralité

dans

Les Enfants du paradis.

Mémoire de maîtrise d'études

théâtrales et cinématographiques.

de Fabienne DESEEZ.

Dirigé par monsieur Francis Vanoye.

PARIS X. Nanterre.

Année 2002

Les Enfants du paradis :

Tables des matières

Introduction. P.6

Présentation du film et distribution.P.12

I. Le théâtre de tous les théâtres : Le

Boulevard du Crime. P.14

I.1. la naissance du Boulevard du Crime.

I.2. Le théâtre dans la rue. P.16

La baraque foraine. La parade.

I.3. les théâtres dans le film. P.18

Le théâtre de Madame Saqui. P.18

Les Funambules. P.21

Jean Gaspard Baptiste Deburau : Le théâtre du geste. P.22 Frédérick Lemaître : Le théâtre du verbe. P.29

Le Grand Théâtre. P.33

II. La Théâtralité.p.34

II.1. Le théâtre au cinéma. P.34

a)restitution du théâtre au cinéma.P.34 b)Nous sommes des spectateurs mutants.P.34 c)La théâtralité du récit. P.41

- Les trois unités.P.41

- Un monde cloisonné.P.42

- L'importance des portes.P.44

- L'exposition.P.46

II.2. La théâtralité des personnages. P.48

a) La présentation des personnages. P.48

b) Le jeu du geste.P.50 - la théâtralité des personnages dans leur vie. P.50 - Jeux décalés. P.51 - Jeux caricaturaux. P.52 - Les sentiments des hommes théâtralisés. P.53

- Pleins feux sur Garance. P.55

c)Le jeu du verbe. P. 56

- de longues tirades. P.57

- un langage poétique. P.58

III. La mise en abîme.P.60

III.1. Le reflet du théâtre dans la fiction. P.61

a) La ville et ses lucarnes.P.61

- Ménilmontant : ville de lumières. P.61

- D'une lucarne à l'autre : un spectacle shakespearien. P.63

b) Les enfants du paradis sont des enfants de théâtre.P.64 - L'aveugle et le passant. P.64

- Le Rouge-Gorge : Les coulisses de la rue, un autre théâtre.P. 66

III.2. Le reflet de la vie dans l'art.P.67

a) Les acteurs jouent sur scène ce qu'ils sont dans la vie. P.68

- Garance s'isole dans son reflet. P.68

- Une déesse, un Pierrot enfantin, un arlequin séducteur. P.70

III.3. la vie et le théâtre : deux spectacles qui s'affrontent. P. 73

- Le théâtre défenseur de l'opprimé. (Le vol de la montre.) P. 73

- Le théâtre miroir de la vie. ( L'acteur et le truand.) P.74 - La vie au théâtre. (L'Auberge des Adrets.) P.76

IV. Les Enfants du paradis : une comédie

de boulevard. P.79

- Des personnages romantiques dans un mélodrame. P.79 - L'héroïne partagée entre vertu et solitude. P.81

- Garance, l'innocente victime : un canevas de mélodrame. P.86

- Garance, héroïne romantique d'un vaudeville mélodramatique. P.88

V.Conclusion.P. 94.

Filmographie. P. 97 Bibliographie. P. 99 Annexe

INTRODUCTION

Les Enfants du paradis, un des plus beaux fleurons du cinéma français, reste une énigme encore aujourd'hui. Le tournage de ce film a nécessité un budget colossale. Son coût est estimé à 58 millions de francs, soit trois fois plus que les autres films français tournés à la même époque. Sa durée exceptionnelle de trois heures et quinze minutes, oblige Marcel Carné et Jacques Prévert à scinder leur film en deux parties. Les Enfants du paradis, réalisé pendant une des périodes les plus sombres qu'ait connu notre pays, est doté d'une distribution prestigieuse. Les acteurs évoluent dans les décors grandioses d'Alexandre Trauner. Ils sont habillés de costumes somptueux dessinés par Mayo. Tous ces moyens mis bout à bout, donnent au film l'allure d'une gigantesque fresque historique. Que ce fabuleux film ait pu aboutir, demeure un mystère, compte tenu du contexte politique, économique et social qui l'entoure.

C'est sous l'initiative de Jean-Louis Barrault, élève d'Etienne Decroux, passionné de pantomime, qui croit en l'importance de l'expression corporelle au théâtre, que l'idée va naître. En 1942, Barrault est en vacances à Nice. Il confie à ses amis Marcel Carné et Jacques Prévert, l'anecdote du mime Deburau. Alors que le mime se promène aux

bras de sa femme, un jeune homme l'insulte lui, et sa femme. Fou de colère, Deburau le frappe sur la tête avec sa canne, suffisamment violemment pour que le malotru succombe à ses blessures. Les parisiens affluent à son procès. Ils veulent entendre le mime parler.

Dans le Paris post-révolutionnaire du 19ème siècle. Les théâtres foisonnent, notamment, sur le boulevard du Temple. Les parisiens accourent en masse, applaudir Frédérick Lemaître dans L'Auberge des Adrets et les pantomimes du désormais célèbre Deburau. Pierrot amoureux, Pierrot, mélancolique, Pierrot la lune, si chère à Prévert. Pierrot, que nous connaissons tous sans le savoir, c'est Baptiste ! C'est Deburau ! Ce qui intéresse Jean-Louis Barrault, c'est la confrontation du théâtre parlant et du théâtre muet par le biais de ces deux monstres de la scène théâtrale. Jacques Prévert entreprend d'importants travaux de recherche historique qui serviront de base au film, s'inspirant largement des écrits de Jules Janin, paru en 1832, Deburau, histoire du théâtre à quatre sous. Mais ce qui le décide à écrire le scénario, c'est sa fascination pour un contemporain du mime, Lacenaire, qui lui aussi, défraya la chronique. Ce criminel, doué d'un sens aigu pour la poésie, est condamné à mort pour avoir tué un homme. Il écrit ses mémoires en prison, pour la postérité. Lacenaire servira de modèle au

personnage héros de mélodrame, Robert Macaire interprété par le brillant Frédérick Lemaître. Le comédien fera du personnage, le personnage phare de sa carrière. Son public, toujours plus friand, ne se lassera jamais de le retrouver sur les planches. Un film d'une heure et demie ne suffit pas pour raconter la vie de trois personnages cultes que sont Deburau, Lemaître et Lacenaire, auxquels ajoutent Garance et le comte de Montray inventés de toutes pièces par le scénariste et le réalisateur. Jean-Louis Barrault est le mime Deburau, Pierre Brasseur, Frédérick Lemaître, Marcel Herrand, Lacenaire et Arletty, Garance. Cette dernière, dontle surnom désigne une fleur, s'appelle en réalité, Claire ; Claire comme de l'eau de roche , dans un pays où la réalité est devenue tellement sombre, que cette affirmation sans ambages, ressemble à un défi adressé à la France. Garance, belle et légère comme une fleur, libre comme un oiseau, gaie comme un pinson, est le point commun entre les quatre hommes, mais aucun ne réussira à la garder.

Nul doute que traiter un tel sujet exige une durée beaucoup plus longue que la moyenne. Le producteur, André Paulvé, suite à l'énorme succès du précédant film, Les visiteurs du soir, signé par le réalisateur et le poète, est prêt à foncer tête baissée, dans cette nouvelle aventure, à la condition que les Enfants du paradis soit projeté en deux parties

d'égale longueur. C'est décidé, la première partie

s'intitulera : le Boulevard du Crime et la seconde, l'homme blanc.

Le film sera tourné, et pourtant, ce ne sont pas les difficultés qui ont manqué, remettant en cause le tournage. Les Enfants du paradis ont failli ne jamais voir le jour. Il faudra 19 mois, presque deux ans, pour que le film s'inscrive sur les écrans. Selon les dires d'Alexandre Trauner, aucun film tourné à cette époque n'a connu plus d'obstacles à sa réalisation. A peine commencé, le tournage doit s'interrompre. Les italiens, qui coproduisent le film, n'ont plus les faveurs d'Hitler. André Paulvé est soupçonné d'être juif. Jean-Louis Barrault, qui doit honorer son contrat qui le lie à La Comédie Française, quitte le tournage pour mettre en scène Le soulier de Satin de Paul Claudel. Les décors extérieurs du boulevard du Temple sont endommagés. Les réparations qui requièrent deux mois de travail, coûtent cher. Le compositeur et le décorateur, sont juifs. Le Vigan, qui interprète le rôle du marchand d'habits, est un antisémite notoire. Il fuit la France alors que le tournage n'est pas terminé. Les scènes d'Othello subissent de nombreuses interruptions dues aux bombardements. Les Enfants continuent leur chemin bravant tous les dangers. Le bébé naîtra.

Ce film, que beaucoup considèrent comme un miracle cinématographique, représente une référence aux yeux du monde. Pour les américains, Les Enfants du paradis sont l'équivalent d'Autant en emporte le vent, (Gone with the wind). Ce qui est frappant, c'est que le film américain soit réalisé dans une situation d'extrême opulence d'un pays riche en temps de paix et que le film français, se fasse dans un contexte de guerre extrêmement pénible et contraignant n'engendrant que des complications, à chaque fois résolues. C'est comme si Marcel Carné pouvait tout se permettre. Il s'amuse à déjouer le mauvais sort qui s'acharne sur son film. Une fois la machine en route, le 17 août 1943, rien ni personne n'a pu arrêter ce vaste projet, même pas le débarquement allié en Sicile le 10 juillet 1943. Les alertes sont des fausses alertes. Les interruptions ne sont que passagères. Le tournage du film reprend le dessus de plus belle, protégé des Dieux. Marcel Carné, enfant capricieux, de ce qu'on a appelé plus tard, l'âge d'or du cinéma français, voit toutes ses volontés se réaliser les unes après les autres, comme sous l'effet d'une baguette magique invisible. Commencé au beau milieu de la guerre, le tournage du film a lieu indifféremment en zone libre, et en zone occupée. Les enfants du paradis, douillettement installés dans leur cocon sont libres de toute entrave. Ils respirent la liberté qui n'existe plus au dehors et qui manque tant aux français. La

situation politique de la France glisse sur eux, comme de l'eau de pluie dans les gouttières.

Le 9 mars 1945, Les enfants du paradis font leur première sortie, au palais de Chaillot. Ils dévoilent au monde le visage radieux de la liberté enfin retrouvée.

Après les Enfants du paradis, la façon de jouer au théâtre ne sera plus pareille. Le grand Frédérick Lemaître, qui représente le théâtre du verbe, nous fait rire. Il nous tient en haleine en multipliant ses effets théâtraux totalement improvisés et tellement vrais. Le mime Baptiste, qui représente le théâtre du geste, a l'art de nous attendrir avec ses états d'âme enfantins qui vont de l'extrême mélancolie à la joie la plus débordante. Prévert y ajoute sa poésie. Le tout savamment additionné, nous offre le cadeau d'une valeur inestimable, au gré de la pellicule qui se déroule sous le regard attentif du projectionniste, d'un art vivant, le reflet de la vie et de ce qu'on veut y voir.

Pathé Consortium Cinéma

présente

Les Enfants du paradis.

Scénario et dialogues de Jacques Prévert.
Décors : Alexandre Trauner.
Musique : Joseph Kosma.
Costumes : Mayo.
Studios Pathé Cinéma (Paris-Joinville) et La Victorine
(Nice.)

Distribution.

Garance : Arletty

Baptiste : Jean-Louis Barrault
Frédérick Lemaître : Pierre Brasseur

Lacenaire : Marcel Herrand

Le comte Edouard de Montray : Louis Salou
Le marchand d'habits : Pierre Renoir

Nathalie : Maria Casarès

Avril : Fabien Loris

Anselme Deburau : Etienne Decroux
Fil de Soie : Gaston Modot
Madame Hermine : Jane Marken

Le commissaire : Paul Francoeur
Le régisseur des Funambules : Pierre Palan
Georges : Jacques Castelot
Le concierge des Funambules : Léon Larive
Scapia Barrigni : Albert Rémy
Célestin : Robert Dhéry
L'encaisseur : Maurice Schutz
L'employé des bains turcs : Habib Benglia
1er auteur : Auguste Boverio
2ème auteur : Paul Demange
3ème auteur : Jean Diener
Le directeur du Grand Théâtre : Rognoni
Le gendarme : Louis Florencie
Un ami du comte : Jean Gold
Baptiste Deburau Junior : Jean-Pierre Delmon
Marie : Marcelle Monthil
Le vendeur de billets : Lucien Walter.
Iago : Jean Lanier

I. Le théâtre de tous les théâtres : Le

boulevard du Crime.

I.1. La naissance du boulevard du Crime

Dans son ouvrage, Les théâtres du Boulevards du Crime, Henri Beaulieu nous explique qu'à l'origine, le boulevard du Temple est un fossé creusé en 1536 derrière l'enclos du Temple. Sa fonction est de protéger Paris des invasions. Devant ce fossé, il y a un terre-plein sur lequel, un siècle plus tard, on plante quatre rangées d'arbres.

Au XVIIIème siècle les habitants du Marais, aiment s'y promener, pour changer des rues tortueuses et étroites qui bordent leurs habitations.

Les forains et les bateleurs y installent leurs baraques pendant la fermeture des grandes foires périodiques.

Jusqu'à la Révolution Française, le Boulevard du Temple est une foire continuelle où se côtoient toutes les couches de la société confondues : gens du monde, femmes galantes et gens du peuples.

A partir de midi, la parade se donne sur une estrade
surélevée, ou sur un balcon. Des danseurs de corde et des

comédiens aboyeurs rameutent le public de passants à l'intérieur du théâtre.

Après la Révolution de 1789, les théâtres jouissent d'une grande liberté. Le décret de 1791 autorise : Tout citoyen à élever un théâtre public et à y faire représenter des pièces de tous les genres. On assiste alors à une véritable floraison des théâtres et salles de spectacles, dont la grande majorité se trouve rive droite.

En 18O7, sous le Premier Empire, Napoléon veut protéger l'élite du théâtre, notamment, La Comédie Française, l'ancien théâtre de Richelieu.

Le théâtre, divertissement principal d'une population française, dont plus du tiers est illettré, laisse imaginer les craintes des pouvoirs en place.

Aussi Napoléon supprime de nombreuses salles et lieux. Il

subventionne huit théâtres qu'il considère dignes de ce nom : La Comédie française, Le Vaudeville, La Gaîté, l'Ambigu, les Variétés, l'Opéra Comique, L'Opéra, L'Odéon.

Sous la Restauration, on assiste à la réouverture de nombreuses salles, dites secondaires, fermées par Napoléon. Le Boulevard du Temple retrouve sa physionomie post- révolutionnaire. Le lieu où le théâtre règne en maître à Paris, est, sans conteste, le Boulevard du Temple, surnommé le boulevard du Crime, allusion aux mélodrames qui y sont

joués chaque soir. Ces spectacles ont pour personnages principaux des malfaiteurs, fictifs où réels. Ils mettent en scène leurs crimes crapuleux, à la grande joie des spectateurs.

Situé dans un quartier populaire, le Boulevard du Temple propose pas moins d'une dizaine de salles côte à côte sur 500 mètres. Parmi eux, le théâtre de Madame Saqui, les Funambules, l'Ambigu-Comique, théâtres vivant exclusivement de leurs recettes. La rue est l'antichambre du lieu théâtre. Elle tient lieu de publicité. Les saltimbanques attirent les passants dans leur théâtre en faisant des parades.

C'est dans cette atmosphère de liberté d'expression fêtée par l'omniprésence du théâtre, que Marcel Carné et Jacques Prévert plantent leurs décors.

I.2. Le théâtre de la rue.

Au levé de rideau, nous découvrons les baraques foraines du boulevard du Temple. Une immense tente se dresse devant nos yeux. Un aboyeur se trouve devant l'entrée sordide de la baraque. Des roulements de tambours nous annoncent qu'un événement important va avoir lieu. Un panneau en toile représente le spectacle. L'entrée sert de rideau de scène. L'aboyeur soulève la toile, invitant les curieux à entrer.

L'aboyeur : Entrez, entrez !... La vérité est ici... Venez la voir...

Garance est assise dans un tonneau, que nous devinons rempli d'eau.

Plus loin, nous découvrons l'entrée des artistes du théâtre des Funambules, puis sa façade. Sur une estrade surélevée, des danseurs à corde et des comédiens aboyeurs rameutent le public par le biais du théâtre, comme il est de coutume. Les artistes, en faisant preuve d'une inventivité remarquable, mettent en scène des mini spectacles qui donnent un avant goût de ce que le public pourra découvrir dans le théâtre. Deux personnages sont représentés, opposés dans leur caractère : l'un est malin, l'autre balourd.

Anselme Deburau, père de Baptiste, en costume de Cassandre est l'aboyeur. Baptiste, a une perruque aux cheveux filasses sur la tête, avec un chapeau. Son visage enfariné laisse entrevoir le futur Pierrot qui fera la gloire des Funambules. En retrait, assis sur un tonneau, il semble complètement détaché de ce qui se passe.

On entre dans le temple de la pantomime et des Arlequinades. La majorité des pièces se jouent dans des théâtres à l'italienne où la scène, disposée en demi-cercle, permet de mettre le décor en perspective. Elle donne ainsi l'illusion

d'un espace plus grand que les limites véritables de la scène.

I.3. Les théâtres dans les Enfants du paradis.

Le Théâtre de Madame Saqui

Epoque 1. Aux Funambules. Le directeur : « Mais ce n'est pas possible ! Vous n'allez pas travailler chez Saqui ? »

Madame Saqui naît quatre ans avant la Révolution Française, et meurt quatre ans après la destruction du Boulevard du Crime par Haussman.

Elle est la fille de l'acrobate Jean Baptiste Lalanne. Elle travaille dans la même troupe que son père, chez Nicollet et apprend à être danseuse de corde. Rapidement, elle se révèle être une acrobate particulièrement douée. Très populaire, elle fait de nombreuses tournées en province. Elle parcourt l'Europe, à la suite de l'empereur.

Elle ouvre une salle de spectacles boulevard du Temple : le Spectacle Acrobate spécialisé, dans les pantomimes, danses à corde et les arlequinades à la manière italienne.

Ses danseurs s'appellent, Rovel, Williams, Charigni, Boigni.

Le théâtre de madame Saqui est situé à côté du théâtre des Funambules. Ces deux théâtres se font une concurrence acharnée en proposant les mêmes types de spectacles : pantomimes, arlequinades et danses de corde.

Le 31 mai 1821, Les Funambules et le théâtre de Madame Saqui s'associent, et redéfinissent la répartition des genres de spectacles représentés. Les Funambules se spécialisent dans la pantomime, et le spectacle Acrobate de Madame Saqui opte pour les danses de corde et les exercices de tapis. On voit alors des artistes comme les Chiarigni, qui travaillent pour madame Saqui, jouer aux Funambules. Cette association n'est que de courte durée, puisqu'elle ne dure que neuf mois. Selon Beaulieu, c'est madame Saqui qui rompt cette union. Celle-ci trouve que les Funambules s'accaparent le public. Cette concurrence entre les deux établissements se répercute sur les relations entre les artistes. Selon Tristan Rémy, les Chiarigni et les Deburau ne s'entendent pas du tout. Eclate une bagarre non jouée, sur scène pendant un spectacle.

C'est logiquement de cette bagarre dont il est question dans le film de Carné, au début du boulevard du Crime, que nous entrevoyons des coulisses des Funambules. Le directeur des Funambules se confie au régisseur sur les tensions internes qui cohabitent dans son théâtre. Il n'est pas question des Chiarigni, ni des Boigni, qui travaillent tous dans l'équipe de Madame Saqui, mais d'un nom très voisin, qui pourrait être

un amalgame : les Barrigni. C'est à la suite de cette dispute que Jean Gaspard Baptiste apparaît comme l'artiste providentiel à qui Bertrand fait appel, sur le vif, pour rétablir la situation, en interprétant le rôle de Pierrot Selon Tristan Rémy, c'est à ce moment là qu'il s'appellera Baptiste tout court, car Bertrand, le directeur, le présente par cet unique prénom au public. C'est là que Carné et Prévert font leur entrée en scène. Frédérick Lemaître joue le lion et Baptiste reprend Pierrot dans le même spectacle. Ce qui ne correspond pas à la réalité historique. Frédérick Lemaître n'a jamais joué avec Deburau. C'est également la seule fois où nous entendrons prononcer le nom de madame Saqui. Elle représente l'esprit belliqueux de la concurrence. Il est clair qu'il y a deux camps : celui des Saqui et celui des Deburau. Rétrospectivement, nous n'avons que les témoignages de l'époque pour nous éclairer sur les faits. Ces deux théâtres, aujourd'hui disparus, laissent place aux mythes : Les Funambules avec le Pierrot de Deburau, et les acrobates de Madame Saqui. Toujours si l'on en croit l'anecdote rapportée par Beaulieu, la création des Funambules ne serait pas sans rapport avec Madame Saqui, elle-même.

Les Funambules.

Le théâtre des Funambules, se spécialisant dans la pantomime, voit le jour en 1816. Henri Beaulieu, dans son ouvrage Les théâtres du Boulevard du Crime, nous conte l'anecdote de ce qui pourrait être à l'origine de la création des Funambules par MM Bertrand et Fabien.

Bertrand est voiturier à Vincennes. Il assure le trajet Paris/Vincennes, Vincennes/Paris. Un jour, alors qu'il transporte Madame Saqui et son mari, il a une violente dispute avec elle. Mme Saqui l'injurie. Il jure de se venger et s'associe avec son ami Fabien, qui vend des parapluies, mais qui est grand amateur de spectacles de boulevard. Ils fondent alors Les Funambules, juste à côté du théâtre de Madame Saqui, pour lui faire concurrence. Pour se faire, ils engagent Frédérick Lemaître, pensionnaire de l'Odéon, puis la famille Deburau. Jean Baptiste, cadet des trois garçons est le seul des Deburau à faire toute sa carrière aux Funambules. Quant à Frédérick Lemaître, il n'y fait qu'un bref passage, à ses débuts. C'est à Jean-Gaspard Baptiste Deburau et à son immense talent, que le théâtre devra son succès. Bientôt, Les Funambules détrônent le Spectacle Acrobate de Madame Saqui. Relogé, après les travaux du baron Haussman, le théâtre des Funambules, ne survivra pas à la disparition du mime.

Jean-Gaspard Baptiste Deburau : Le théâtre du geste.

Afin de mieux comprendre qui est Jean-Gaspard Baptiste Deburau, je me suis essentiellement basée sur les écrits de Tristan Rémy. Dans son ouvrage sur le célèbre mime, Tristan Rémy suit la vie de l'artiste pas à pas avec un grand souci d'authenticité, contrairement à Jules Janin, qui a vécu à la même époque et qui n'a pas le recul nécessaire que donne le temps pour faire preuve d'une réelle objectivité. Il nous restitue méticuleusement l'histoire du mime sans lui faire de concession. Jean-Louis Barrault en écrit la préface.

M. Tristan Rémy, aujourd'hui, avec une érudition qui force l'admiration, réussit avec son Jean Gaspard Deburau, à faire apparaître devant nous le véritable Deburau de l'histoire. Celui-là sent l'authenticité.

Extrait de la préface de Jean-Louis Barrault.

Le père de Jean-Gaspard Deburau, Philippe Deburau, français d'origine, naît à Amiens en 1761. Il débute sa carrière dans l'armée. En 1794, il combat pour l'Autriche, alors en guerre contre la France. Il est affecté au 11ème régiment d'infanterie autrichienne. C'est sans doute pour cette raison, que de retour en France, il prétendra être originaire de Bohême. Il rejoint l'armée de Condé en 1799. En 1802, il est montreur de marionnettes. En 1814, il s'installe

officiellement à Paris, non loin du boulevard du Temple. Deburau mène une vie de saltimbanque. Il est danseur de corde. Avec sa petite famille, il présente des numéros tels que La Pyramide d'Egypte ou La Grande Marche Militaire. Il est intéressant de constater que dans le film de Carné, Deburau père, pendant sa parade, est accompagné par des musiciens habillés en hussards polonais, peut-être un clin d'oeil à son passé en Europe de l'Est.

La troupe Deburau se forge bientôt une solide réputation, meilleurs danseurs de corde serait que les Chiarigni, Lalanne et Saqui. En 1816, M. Bertrand, directeur des Funambules les embauche.

Voici la troupe dans l'ordre : Deburau père, Nievmensek, dit Franz le fils ainé, Etienne, le fils cadet, Jean-Gaspard Baptiste, Melle Dorothée, fille ainée et Melle Catherine, fille cadette.

Jean-Gaspard Baptiste n'est pas présenté comme un des fils de Deburau, pourquoi ?

Dans le film de Carné, sur l'estrade, devant la façade des Funambules, Anselme Deburau, le père de Baptiste, se présente comme un acteur prestigieux. Il n'a aucune considération pour son fils dont il dit qu'il n'est pas le sien. Il parle de lui avec mépris et ne prononce pratiquement jamais son prénom. Il exprime violemment son rejet pour ce fils

illégitime, indigne de lui. Il le frappe d'un grand coup de batte sur son chapeau sous les rires du public.

Le Cassandre (interprété par Anselme Deburau ) : ... la honte de la famille... Le désespoir d'un père illustre... Mais quand je dis mon fils... fort heureusement j'exagère...

Il est intéressant de voir le revirement total du père, lorsque Baptiste commence à être connu. En bon aboyeur, ce n'est plus lui qu'il présente, mais son fils dont il est fier. Le père qui écrasait le fils de sa prestance, se range derrière lui, de la même façon.

Anselme :... L'incomparable Baptiste mon propre fils, dont son père peut être fier...

Dans la biographie de Tristan Rémy, nous apprenons que Jean- Gaspard Baptiste, né en 1796, a passé son enfance à l'étranger, ne parle pas bien le français. Doit-on voir cela comme un signe de prédestination de l'artiste à la pantomime ? Ce qui est sûr, c'est qu'il n'est ni sauteur, ni acrobate, contrairement à la troupe Deburau. Il ne peut alors occuper que des emplois de figurant, d'où l'image que nous avons de lui, sur l'estrade de la parade. Etre solitaire, comme statufié, un personnage égaré qui, cependant, parvient

à nous émouvoir par l'expression de souffrance qu'affecte son visage blanchi.

Extrait du scénario de Prévert. début de la 1ère époque : Le boulevard du Crime.

... tout seul, à l'écart,... immobile comme un mannequin de cire,... silencieux, craintif,..., dépaysé, sans défense, lunaire et visiblement « ailleurs »

Selon Tristan Rémy, la naissance de Pierrot Deburau se fait en deux temps. Baptiste doit remplacer l'acteur Blanchard, dit La Corniche, parce que celui-ci approchait de trop près la nièce du directeur M. Bertrand. Le personnage de la Corniche a un chapeau de laine, Il ressemblerait à celui du personnage de Carné et Prévert qu'interprète Baptiste pendant la parade.

A la suite d'une dispute entre Madame Saqui et M. Bertrand, Chiarigni, qui interprétait Pierrot aux Funambules, décide de retourner dans la troupe de Madame Saqui et quitte Les Funambules. C'est Baptiste qui reprend son rôle. Dans le film, on voit une violente bagarre éclater sur scène, en plein spectacle, opposant les Barrigni et les Deburau. Scarpia Barrigni annonce son départ au directeur. Il va rejoindre madame Saqui. Baptiste modifie le costume de Pierrot qu'interprétait Chiarigni/Barrigni. Son serre tête

blanc, qui devient noir, contraste avec sa face blafarde. Ainsi naît l'homme en blanc.

Il a plusieurs enfants dont un fils, Charles, qui naît en 1829. Dans le film, nous ne voyons qu'un enfant. Celui qu'il a eu avec Nathalie, personnage inventé par Prévert. Il s'agit probablement de Charles. On peut l'imaginer comme celui qui prendra sa suite, puisque le petit garçon, dont le prénom n'est jamais prononcé dans le film, s'appelle : Le petit Baptiste. Comme si le scénariste voulait nous faire comprendre, que le fils de Baptiste n'existera que dans l'ombre de son père. Comme si le prénom de Baptiste était devenu le prénom de son personnage, au même titre que Pierrot. L'individu disparaît derrière l'universalité du personnage qu'il a incarné. Le personnage se transmettant de père en fils, L'artiste disparaît derrière le personnage culte. Baptiste est mort, vive Baptiste ! Sacha Guitry, fasciné par la contamination du théâtre sur la vie de l'acteur, écrit, en 1918, une pièce qui porte le nom du mime. Le père vieillissant doit céder sa place à son fils. Dans leur habits de Pierrot, le père et le fils ne font qu'un. Pour le public, venu nombreux, c'est Pierrot qu'il applaudit. En 1846, Jean-Gaspard Deburau meurt, accidentellement. Charles, par sa ressemblance avec son père, le remplace. Il fait revivre son père aux yeux du public qui retrouve en lui

Baptiste. C'est Charles qui joue, et c'est Baptiste que le public applaudit.

Dans le film de Marcel Carné, Baptiste écrit une pantomime : Le Palais des Mirages ou L'Amoureux de la Lune dans la première époque du film. En 1842, Cot d'Ordan, l'administrateur des Funambules, écrit pour Deburau une pantomime d'un genre nouveau, Le marchand d'habits qui marquera le sommet de la gloire du mime. Cette pantomime est reprise dans le film dans la deuxième époque.

Loin d'être une comédie, cette pantomime macabre, située entre Don Juan et Hamlet, raconte l'histoire de Pierrot, chassé par son maître parce qu'il est tombé amoureux d'une duchesse. Pour faire la cour à sa belle, il tue un marchand d'habits afin de se procurer des vêtements décents. Au moment de conduire la duchesse à l'autel, le spectre du marchand d'habits apparaît, saisit Pierrot, le tue et l'entraîne dans un gouffre.

L'Amoureux de la Lune, pantomime écrite par Baptiste, est le seul moment du film où Frédérick Lemaître, Baptiste et Garance sont réunis alors qu'ils sont tous trois au début de leur carrière. Après L'Amoureux de la lune ou Le Palais des Mirages, Garance ne joue plus. Frédérick Lemaître quitte les Funambules pour Le Grand Théâtre, très vraisemblablement L'Ambigu-Comique. On peut se demander pourquoi Prévert et

Carné ont donné une appellation fictive à L'Ambigu-Comique alors qu'ils ont laissé le nom réel aux Funambules. Par ailleurs, le théâtre de Mme Saqui est mentionné. On a vu que les Funambules étaient sujets à de violentes divisions entre artistes. L'hypothèse possible est que les Deburau furent des danseurs de corde, de même que Madame Saqui. L'autre nom pour danseur de corde est Funambule. Batiste représente l'image de Pierrot dans la lune, qui voyage la nuit, parmi les petites gens de la rue. Cette vision de Pierrot que véhicule Deburau, ne pouvait que séduire le poète et le réalisateur.

Dans le film, Frédérick Lemaître et Baptiste prennent un verre ensemble au comptoir d'une gargote. Le contraste entre les deux acteurs est saisissant. Frédérick a des ambitions de grands hommes. Baptiste se complaît à s'assimiler aux gens du peuple.

Frédérick Lemaître monopolise la conversation, tandis que Baptiste reste muet. Il définit son travail de comédien, lui confie son ambition de devenir un homme aussi grand au théâtre que les grands hommes de l'histoire.

Frédérick Lemaître :... tous les grands de ce monde... ils ont joué leur rôle et maintenant c'est mon tour.

Baptiste répond d'un sourire, comme si la seule expression de
son visage suffisait à exprimer les mots qu'il ne dit pas.

Frédérick les traduit en donnant une définition de son travail de mime et en en faisant l'éloge. Frédérick est l'homme du théâtre du verbe. Les mots suffisent à son bonheur. Sans eux, il éprouve un sentiment de grande frustration. Il a besoin des mots pour exprimer les grands hommes. Baptiste est l'homme du théâtre du geste. Il s'exprime uniquement avec son corps. Il raconte son histoire sans rien dire.

Baptiste : Pourtant, ce sont de pauvres gens, mais moi, je suis comme eux.

Il n'y a rien d'étonnant à ce que Jacques Prévert ait décidé de débaptiser L'Ambigu-Comique pour le Grand Théâtre, le seul théâtre digne du grand Frédérick Lemaître.

Frédérick Lemaître : Le théâtre du verbe.

Dans son ouvrage Les Anciens Théâtres de Paris, Georges Cain nous apprend que Frédérick Lemaître débute en réalité aux Variétés Amusantes en 1816. Il est alors âgé de 16 ans. Le directeur Lazarri est séduit par son physique. Il le prend comme pensionnaire et lui donne le rôle du lion qui apparaît dans une pantomime babylonienne : Pyrame et Thisbe. La même année, il quitte Les Variétés Amusantes et se fait embaucher

aux Funambules. L'année suivante, Franconi l'embauche au Cirque Olympique où il interprète des pantomimes dialoguées d'Othello d'après l'oeuvre de Shakespeare.

En 1820, il entre à l'Odéon, quitte l'Odéon. Il créée, nous le verrons plus tard, le mélodrame : L'auberge des Adrets à L'Ambigu-Comique. Il est très apprécié des romantiques, notamment Victor Hugo. Il joue Ruy Blas ainsi que des oeuvres de Shakespeare. A sa mort, Victor Hugo lui fait une oraison funèbre.

Dans les Enfants du paradis, Frédérick Lemaître cherche à se faire embaucher. Quand le directeur du théâtre lui demande ce qu'il sait jouer, le jeune acteur répond : « Des Lions ! » en rugissant comme un lion. C'est pour jouer ce rôle-là qu'il est d'abord embauché dans le film.

Frédérick : Toujours des lions... Je connais à fond le répertoire de lions : Le Golfe du Lion, La Constellation du Lion, Richard Coeur de Lion, la Constellation du Lion, Pygmalion...

On note au passage, que Frédérick Lemaître a le sens de l'humour. Il dresse une énumération trop abondante pour être vraie, de tous les rôles de lion qu'il a joués. Il fait des jeux de mots avec le son Lion pour élargir la liste. On sent chez lui, une certaine lassitude pour l'emploi. Sans doute,

l'acteur a t'il quitté son employeur précédent parce qu'il voulait jouer autre chose que le lion.

Mais aux Funambules, tout est bon pour se faire embaucher. Jacques Prévert, qui ne tient pas toujours scrupuleusement compte de la chronologie historique, nous montre un Frédérick Lemaître déjà très sensible à l'oeuvre shakespearienne faisant des allusions à Roméo et Juliette au directeur des Funambules, qui ne connaît pas ces oeuvres. On sent les divergences de points de vue sur le théâtre entre les deux hommes, ce qui sera une des raisons du départ de Frédérick Lemaître, qui n'est pas encore en mesure de choisir ce qu'il veut jouer.

Frédérick Lemaître : Bien peu de gens hélas ! connaissent et apprécient Shakespeare.

Le directeur : Et vous qui vous connaît ? Qui vous apprécie ?

A travers les dialogues de Prévert, le directeur exprime son regret de ne pas pouvoir jouer autre chose que de la pantomime, du théâtre très gestuel, où les mots n'ont pas la parole. Dans cette réplique, il apparaît que le théâtre n'est pas si libre que cela.

Le directeur : ... Ici... On n'a pas le droit de jouer la
Comédie !... Parce qu'on nous brime... Parce qu'on nous craint...

Ils savent que si on jouait, ils n'auraient qu'à mettre la clé sous la porte, les autres, les beaux, les grands, Les nobles théâtres !...

Le directeur fait allusion à la popularité des théâtres du boulevard du Crime et de l'intérêt qu'ils provoquent dans toutes les couches de la société. Pour qu'ils ne puissent pas concurrencer les théâtres, comme la Comédie Française ou L'Odéon, le gouvernement en place lui retire le droit de parler si cher aux auteurs de théâtre et aux acteurs amoureux des mots comme Frédérick Lemaître.

Ce qui n'empêche pas Frédérick Lemaître de parler au Grand Théâtre dans la seconde époque. L'acteur est au sommet de sa gloire. Il interprète le fameux rôle de Robert Macaire, dans le mélodrame l'Auberge de Adrets. A la fin de la deuxième époque, il réalise enfin son rêve de jouer Shakespeare. Il incarne Othello dans un théâtre qui semble tout aussi grand que le Grand Théâtre, mais le public du paradis a disparu. L'acteur a atteint son but. Il joue les grands de ce monde pour la masse dirigeante.

Le Grand théâtre.

On sait que l'Auberge des Adrets est créée en 1823 à l'Ambigu-Comique qui est un grand théâtre comparativement au théâtre des Funambules.

On y joue essentiellement des mélodrames. Le terme Ambigu, désigne une pièce d'un genre indéterminé. Dans la même pièce, on joue parodies, drames, comédies, chants et danses.

A la suite d'un incendie qui survient en 1827, L'AmbiguComique est relogé, en dehors du boulevard du Crime, sur le boulevard Saint Martin. Il devient Les Folies Dramatiques où Frédérick Lemaître donnera Robert Macaire, une nouvelle version de l'Auberge des Adrets.

II. La théâtralité.

Yves Lavandier écrit : La dramaturgie a cette faculté de faire communier image, pensée, désir et émotion, de permettre au spectateur de se fondre partiellement dans l'autre.

Marcel Carné nous communique par sa façon de filmer, que l'histoire que nous allons voir s'apparente à une pièce de théâtre. Il y a une volonté de la part du scénariste et du réalisateur de nous projeter dans un monde où les protagonistes vivent leur vie comme ils jouent au théâtre. La vie est un jeu que le théâtre reproduit pour le plaisir du public. Carné nous invite à entrer dans ce jeu. Nous sommes tour à tour, spectateurs au paradis, spectateurs de la vie
des personnages, de leurs envies, de leurs émotions.

II.I. Le théâtre au cinéma.

a) Restitution du théâtre au cinéma.

Le film débute et se termine sur le rideau de scène. Nous avons un premier baisser de rideau à la fin de la première époque, comme pour annoncer un entracte et un autre à la fin de la seconde époque pour signaler la fin de l'histoire. La caméra est placé dans l'orchestre. Le statisme de la caméra

sur le rideau donne l'impression d'une photo. La caméra garde les yeux rivés sur le rideau pendant tout le déroulement du générique en surimpression. Le rideau s'ouvre sur le décor du boulevard du Temple. Par ailleurs, la pantomime du Palais des Mirages sera presque toujours filmée frontalement, la caméra dans l'orchestre. L'ouverture du rideau s'effectue en temps réel au théâtre. Quand le rideau s'écarte, nous avons un effet de décor urbain sur toile de fond. La caméra fait un travelling avant sur le décor qui s'anime subitement et qui nous déstabilise. Le théâtre nous conduit hors de ses frontières par le biais du cinéma. Au delà de ce que nous voyons, nous comprenons que le théâtre est l'antre de l'imaginaire. Il s'insinue dans la vie et la reproduit sur sa scène. C'est le fondement même des Enfants du paradis.

Carné utilise également le fondu au noir quand Garance retrouve Frédérick Lemaître au Grand-Relais. Ce procédé cinématographique est utilisé très fréquemment au théâtre aujourd'hui. Il permet de ne pas abuser du rideau. Il signifie que l'acte n'est pas terminé. L'action en cours s'achève. Nous savons ce qui va suivre. Nous n'avons pas besoin de le voir. L'imagination et l'esprit de déduction font le reste. Marcel Carné, pour des raisons de bienséance, dues en grande partie à l'époque, fait l'ellipse de l'évidente scène d'amour qui suit. Nous ne savons pas si Frédérick et Garance restent ensemble dans la même chambre

jusqu'au réveil. On peut imaginer que Madame Hermine apporte le petit déjeuner à Frédérick qu'elle croit seul, et trouve la chambre vide. Elle entend des éclats de rires dans la chambre de Garance et reconnaît la voit de Frédérick. Son visage se durcit. On comprend alors sa déception. Rien de tout cela, ne nous est montré. Mais lorsque nous voyons entrer Frédérick dans la chambre de Garance, le fondu au noir nous en dit bien assez long.

La caméra de Carné est aussi pudique que le théâtre. La séquence suivante , nous sommes devant la façade des Funambules en extérieur jour.

Carné fait des ellipses sur des scènes qui ne correspondent pas aux règles de bienséance au théâtre. Nous ne voyons pas les scènes d'amour. Nous supposons que Madame Hermine et Frédérick Lemaître ont eu une relation charnelle ensemble par le comportement qu'ils adoptent l'un envers l'autre et les mots qu'ils s'échangent. Dès leur première rencontre, Madame Hermine propose à l'acteur une chambre en arborant un sourire très engageant qui montre qu'elle n'est pas du tout insensible aux charmes de Frédérick. Elle se met à son diapason en lui assurant qu'il ne la dérangera pas, car elle aussi, s'endort tardivement, façon déguisée de dire à l'acteur qu'elle est disponible pour lui. Plus tard, Baptiste retourne au Grand-Relais, accompagné de Garance, nous savons qu'il s'est passé quelque chose entre Frédérick et la

gérante. Madame Hermine, met du temps pour répondre à l'appel de Baptiste. Elle reboutonne son corsage. Elle répète pour elle-même des paroles prononcées par Frédérick : Silencieux et furtif comme un chat dans la nuit. Nous comprenons que lorsque Baptiste et Garance sont arrivés, elle se trouvait avec lui.

Nous n'assistons pas à l'assassinat manqué de l'encaisseur au Grand-Relais et à l'assassinat réussi du comte de Montray aux bains turcs. Lacenaire et son acolyte, Avril, ont loué une chambre au Grand-Relais. Ils se postent derrière une porte. Celle-ci fait office de rideau. Nous attendons l'arrivée de l'encaisseur. Mais le rideau ne se lève pas. Les hurlements de l'encaisseur nous alertent de son agression.

Aux bains turcs, la caméra flashe sur le comte de face. Lacenaire s'avance en mettant la main à l'intérieur de son gilet. On sait que c'est là qu'il cache son arme. Il sort du champs. La caméra zoome avant sur Avril collé au mur. L'expression du visage d'Avril, spectateur reflète le meurtre qui a lieu. Le bruit d'un corps tombant dans l'eau ainsi que le gros plan sur la main du comte qui pend sur le rebord de la baignoire, nous confirment la mort de celui-ci.

Très souvent, Carné film les entrées et sorties des personnages en plan moyen pour en renforcer l'effet théâtral. Quand Garance et Lacenaire apparaissent au Rouge-Gorge, la porte qui s'ouvre devant eux, a remplacé le rideau de scène.

Les coups traditionnels sont remplacés par l'annonce, en aparté de Jéricho : Tiens voilà des gens du monde. Garance et Lacenaire sont filmés en plan moyen. Tous les regards de l'assistance sont portés sur le couple.

Accusée à tort, de complicité dans l'agression de

l'encaisseur, Garance voit les portes se fermer devant elle, Pour échapper à cette injustice, elle tend la carte de visite de son protecteur le comte de Montray. Carné filme la scène de façon théâtrale, en plan semi-général, qui est la vision de la scène que nous aurions si elle était jouée au théâtre. Nous ne voyons pas ce qui est écrit sur la carte dans la mesure où la caméra n'en fait pas de gros plan. Nous supposons qu'il s'agit du comte de Montray qui lui a offert sa protection. Comme pour l'assassinat aux bains turcs, le cinéaste insiste sur les réactions des protagonistes pour éclairer sur ce que nous ne voyons pas. La caméra s'attarde anormalement au cinéma sur le plan général de la scène figée où Garance se tient debout au centre de la pièce. Comme à la fin d'un spectacle de théâtre, les acteurs se figent et le rideau tombe. Dans le film, le rideau tombe sur le fond musical de Joseph Kosma. FIN DE LA PREMIERE EPOQUE apparaît en surimpression.

b)Nous sommes des spectateurs mutants.

Carné nous invite à devenir des enfants du paradis en nous entraînant au théâtre. Nous nous identifions aux spectateurs. Nous attendons patiemment que le rideau s'ouvre. Sa lente ouverture excite notre curiosité.

Nous observons la scène à travers le regard de différents protagonistes placés à divers endroits de la salle. Ensemble, nous nous émerveillons devant le spectacle du Palais des Mirages. Nous sommes au poulailler avec le peuple de Paris, au balcon avec le comte de Montray. Nous aurions pu aussi retrouver Madame Hermine dans l'orchestre. La gérante du Grand-Relais, était venue, elle aussi, au spectacle, admirer secrètement Frédérick Lemaître dans un numéro de pantomime intitulé Le Palais des Mirages. Le scénario de L'Avant-scène Cinéma, nous indique que cette séquence a été coupée au montage définitif. Nous regardons la scène des coulisses en compagnie du père de Baptiste et du directeur. La caméra fait un plan moyen de la scène vue par eux. Nous voyons à travers leurs yeux, ce qui nous donne l'illusion de faire partie intégrante du film. Cette sensation est renforcée par le fait que nous sommes également des spectateurs, assis dans une salle de cinéma, remplie par d'autres spectateurs. Peut-être même que nous nous trouvons dans un ancien théâtre à l'italienne, sur le modèle de celui

des Funambules, transformé en cinéma. La mise en abîme est totale. Nous sommes dans la même contexte que le public du paradis. Nous partageons son enthousiasme pour la pantomime. Nous nous évadons du monde clos du théâtre. Nous nous frayons tant bien que mal, un chemin dans l'univers saturé du boulevard du Temple grouillant de monde, où règne une atmosphère de fête. Il semble que l'écran n'est pas assez grand pour contenir la foule qui s'entasse. Nous nous confondons aux badauds qui assistent à la parade, devant la façade des Funambules et assistons aux premiers pas de Baptiste sur l'estrade de la parade.

Nous surprenons la vie privée des protagonistes acteurs et nous les voyons vivre comme s'ils étaient sur scène et nous au théâtre. Quand Garance et Frédérick Lemaître se retrouvent au Grand-Relais, chacun se penche à son balcon respectif. La plupart des plans sont des plans américains en champ et contrechamp sur les deux protagonistes. Nous passons d'une chambre à l'autre au gré de la caméra. Puis, un plan américain sur la chambre vide de Frédérick nous indique que nous pouvons prendre place sur le balcon, les deux protagonistes se sont rejoints. Comme au théâtre, nous sommes au balcon.

c) La théâtralité du récit.

Les trois unités.

La structure narrative des Enfants du paradis fonctionne comme une pièce de théâtre. Prévert et Carné suivent les grandes règles du théâtre. Le déroulement de l'action suit l'ordre chronologique de l'histoire. Il n'y a pas de flashback. Des scènes d'exposition nous informent de ce que nous avons besoin de savoir pour comprendre ce qui se passe. Malgré cela, il nous est difficile de nous repérer dans le temps, car nous n'avons pas de repère spatio-temporel. Le prologue du début de la seconde époque en surimpression sur le rideau de scène, donne un résumé de la première époque. Il nous indique que quelques années ont passé. L'absence de transition spacio-temporelle immobilise le temps, comme une eau stagnante qui renvoie aux personnages une image inchangée d'eux-mêmes. Le seul élément qui contrarie cette immuabilité est l'apparition du petit Baptiste. La présence de l'enfant, nous indique de façon implicite, le mariage de Nathalie et du mime, et matérialise le temps écoulé entre les deux époques. Prévert et Carné privilégient un monde essentiellement limité à un lieu, le boulevard du Temple. Les protagonistes baignent dans la théâtralité, au théâtre comme dans leur vie.

Le fait même qu'ils se présentent revêt un caractère théâtral, sous forme de commentaires discrets en aparté ou publiquement.

L'intervention d'une tierce personne empêchant les amoureux de se dire leur amour, procédé classique au théâtre, est reproduite dans le film. L'arrivée de Nathalie interrompt les confidences amoureuses de Baptiste et Garance. Les dialogues de Prévert, riches en poésie évoquant la réalité concrète, justifient pleinement le statisme de la caméra et le parti pris du réalisateur, de donner à l'image un aspect pictural. A ce propos, Marcel Carné confiera, dans un documentaire qu'il a accordé à Arte, en 1994 intitulé Ma vie à l'écran de Jean-Denis Bonan, sa frustration de ne pas avoir pu filmer en couleur.

Un monde cloisonné.

Carné nous plonge dans un univers cloisonné, qui trouve sa respiration dans le mouvement des portes qui s'ouvrent et se ferment sur les entrées et sorties des protagonistes. La plupart des scènes sont tournées en intérieur, au théâtre, à l'hôtel, on encore dans une auberge. Le boulevard du Temple est tourné dans les studios de la Victorine. La masse humaine qui s'y presse, renforce l'impression d'étroitesse qui y existait avant les travaux du baron Haussmann. Les personnages sont entourés d'une double cloison ; celle des

hommes et celle des murs des bâtiments dont la hauteur nous prive d'horizon. Après l'agression de l'encaisseur, Garance doit fendre la foule pour atteindre le porche du Grand- Relais. La vision du ciel apparaît au lever de rideau, mangé par la façade des théâtres qui sont au centre de l'oeuvre. Nous retrouvons ce sentiment d'asphyxie, dans le métro aux heures de pointe où le moindre mouvement est une atteinte à l'espace vital de l'autre. Un mur humain obstrue les issues et nous empêche de monter. Nous regardons, impuissants, les trains bondés s'en aller, sous nos yeux.

Baptiste court après Garance. Des Pierrots, insouciants, dessinent une farandole autour de lui, l'empêchant d'avancer. Nous sommes saisis par cette image de Baptiste retenu par la foule qui l'empêche de suivre son instinct qui est de rejoindre Garance. Baptiste, retenu par la foule ne peut pas s'en aller. Les Pierrots lui rappellent qu'il est un enfant du spectacle. Son ciel, c'est le paradis. Il appartient au boulevard du Temple et ne peut en partir. Le public est là pour le retenir.

La seule scène du film réellement tournée en extérieur est la scène de duel dans la deuxième partie. Elle rappelle la partie de chasse de La règle du jeu tournée par Renoir, juste avant la guerre. Elle représente, un hymne à la nature. Le paysage en plan général, légèrement en contre-plongée, est la plus importante ouverture sur le ciel que nous ayons dans le

film. Cette séquence se distingue des autres scènes du film dans lesquelles l'action principale se situe sur un même lieu, le boulevard du Temple. L'espace contigu filmé nous rappelle celui du théâtre.

L'importance des portes.

Le film est ponctué par les entrées et sorties des protagonistes. Celles-ci donnent une respiration au statisme général du film. Le cinéaste fait des plans sur les portes à chaque fois qu'elles s'ouvrent où se ferment. La porte tient lieu de rideau ajouté à la vie réelle. Elle annonce un changement. Comme au théâtre, elle renforce l'impression de mouvement et l'importance de celui qui entre dans la séquence. Elle fait la transition d'une scène à une autre par l'entrée d'un troisième personnage qui interrompt la discussion en cours. Aux Funambules, le régisseur prévient Baptiste et Nathalie qu'ils doivent bientôt entrer en scène marque la transition d'une scène à une autre par l'entrée d'un troisième personnage qui interrompt la discussion en cours. Le travail du régisseur est mis en valeur par son entrée. Il joue le rôle important du coordinateur. Il fait le lien entre les coulisses et la scène. Nous nous attendons à le revoir souvent faire de brèves apparitions, pour rappeler à l'ordre les comédiens. Les portes sont souvent filmées en

plan moyen. L'entrée du couple Lacenaire/Garance au Rouge- Gorge se fait notamment, en plan moyen. Prévert précise, dans le scénario paru dans L'Avant-Scène Cinéma, que le criminel fait là une entrée très réussie. L'extrême lenteur des déplacements des comédiens d'un endroit à l'autre d'une même pièce accentué par le choix des plan de la caméra. Le plan en mouvement panoramique, agrandit les lieux. Quand le comte de Montray entre dans le boudoir de Garance. On le voit refermer la porte derrière lui. La pièce semble immense. La caméra suit son déplacement en panoramique. Le mouvement des portes qui s'ouvrent et se ferment sur les entrées et sorties des protagonistes ajoute une respiration obligeant les spectateurs que nous sommes, à avoir le regard contemplatif du poète. L'importance donnée aux portes nous confirme que le lieu de l'action tient une place prépondérante et qu'il variera peu.. L'entrée dans une pièce correspond à l'entrée en scène d'un personnage dont la présentation se passe de commentaire, la vision suffit pour nous donner une idée du personnage. Ainsi dans l'échoppe de l'écrivain, la porte s'ouvre en plan moyen sur Jéricho. On le voit entrer dans les moindres détails. Il est voûté. L'hypocrisie se dégage de son personnage.

L'exposition.

Poussés sans doute davantage par une volonté perfectionniste de souci du détail, Carné et Prévert ont recourt aux scènes d'exposition. Par exemple, nous sommes informés qu'une agression va avoir lieu en deux temps. Lacenaire se prépare à tuer l'encaisseur dans l'appartement qu'il a loué au Grand- Relais. Cette séquence nous annonce l'action qui va suivre. Le criminel explique à son complice la démarche à suivre, comme s'il s'agissait d'une mise en scène dont il serait l'instigateur. Lacenaire donne ses dernières consignes de jeu à son comédien.

Lacenaire : Alors, compris, il frappe, j'ouvre, tu frappes à ton tour. Et si besoin est je termine la chose.

Après l'agression, Au Lionceaux du Temple, Lacenaire fait u n débriefing à son comédien Avril.

Dans la cour du Grand-Relais, Mme Hermine, en bonne concierge qui ne faillit pas à sa réputation, est en grande discussion avec sa voisine. Elle fait la gazette de son hôtel. Cette séquence sert à nous expliquer comment Lacenaire a mis en place son plan. D'après la description que la gérante fait d'un certain M. Forestier qui a loué un appartement, quinze jours plus tôt, et qu'elle n'a vu que deux fois, nous

comprenons qu'il ne peut s'agir que de Lacenaire à :

Parfait... d'une distinction ! On comprend que Madame Hermine n'a pas beaucoup d'estime pour Garance. Pour la logeuse, Garance n'est qu'une mangeuse d'hommes, mal élevée, dont Frédérick Lemaître est la victime.

Mme Hermine : Quand je pense à la manière dont elle a embobiné ce pauvre M. Frédérick.

Nous percevons déjà le parti pris de Madame Hermine en défaveur de Garance de Madame Hermine après l'agression, lorsqu'elle est questionnée par le commissaire.

L'utilisation de cartons avec des frisures, à l'instar du cinéma muet, nous résume l'époque précédante. Les cartons font la transition entre la première et la seconde époque. Ce procédé est repris par la suite dans des mises en scène de théâtre, notamment pour Brecht.

Prévert, pour susciter notre intérêt à l'histoire, et garder notre attention en éveil, nous sert des coups de théâtre.

A l'auberge du Rouge-Gorge, Garance veut danser. Et c'est Baptiste, hors-champ, qui lui propose la danse avant même que Lacenaire n'ait eu le temps de donner une réponse.

II.2. La théâtralité des personnages.

a) La présentation des personnages.

La présentation d'un personnage est un acte théâtral qui passe par les mots, que ce soit en aparté, à l'insu de celui qui est visé, ou publiquement. Des coulisses des Funambules, le directeur et Anselme Deburau, très fier de son fils, regardent le spectacle. Tous deux s'émerveillent des performances d'acteur de Baptiste et de Frédérick Lemaître.

Anselme : ... des lauriers semblables à ceux qui ornent le front de son père ont poussé d'un seul coup sur la tête de mon fils !

Le directeur : Et celui-là, vous croyez qu'il n'est pas prodigieux... lui aussi.

Anselme : Evidemment, il a quelque chose dans le ventre... Mais ce n'est pas un mime.

De sa loge, le comte de Montray, venu avec deux amis voir Phoebé, s'extasie devant la beauté de Garance. Nous apprenons par ses amis que le comte vient tous les soirs voir le spectacle, mais qu'il n'a pas encore abordé Garance. Ainsi, nous apprenons sa position sociale qui en fait pour Garance un protecteur éventuel.

Dans les coulisses des Funambules le régisseur commente l'humeur rêveuse de Nathalie touchée par l'amour. L'amour nous est décrit comme un virus qu'on attrape en posant ses yeux sur ce qui est défendu. Nathalie est condamnée à rêveuse. Rongée de l'intérieur par l'amour qu'elle ressent pour Baptiste, elle est insensible à tout ce qui l'entoure.

Le régisseur : Pas possible, c'est contagieux. La voilà, elle aussi, changée en statue de sel. Ah ! c'est beau l'amour..., ça rend gai !

Pendant la parade, Anselme Deburau présente son fils, comme étant la honte de sa famille, aux badauds qui passent. Garance se présente au cours d'un interrogatoire imposé par le commissaire, le sergent de ville, de l'encaisseur agressé et madame Hermine.

Frédérick Lemaître, lui, se présente sans l'aide de personne, en faisant un numéro de comédien. Devant l'entrée des artistes, il improvise une chorégraphie et oblige le concierge à changer de place pour prendre la sienne. Il prend le bras de ce dernier, et lui désigne Garance traversant le boulevard. Le concierge est spectateur de la façon dont le jeune acteur débutant aborde les femmes. Pour ne rien louper du spectacle de Frédérick se déplaçant jusqu'à Garance, la

caméra recule rapidement en panoramique et le suit. Il dépasse Garance en feignant de ne pas l'avoir vue.

b) Le jeu du geste.

Un bon comédien de théâtre est contraint de parler fort, avec emphase. Il amplifie ses gestes s'il veut être vu et entendu. Au cinéma, le comédien qui adopte ce jeu peu naturel, se couvre de ridicule. Dans les Enfants du paradis, tous les personnages ou presque ont un jeu particulièrement théâtral. Cela ne choque pas, par l'absence quasi totale de gros plans. Carné, filme comme s'il s'agissait d'une pièce de théâtre en multipliant les plans généraux, les plans moyens et les plans américains. Ces différents plan créent la distance nécessaire au théâtre, alors que le cinéma va issister sur les gros plans et les plans rapprochés. Nous nous amusons des comportements des protagonistes typiques des pièces de Molière.

La théâtralité des personnages dans leur vie.

Après le départ en plein spectacle, des Barrigni, le directeur s'effondre sur une chaise. Il voit le public mécontent. Il joue son effondrement et adopte l'attitude d'Arpagon face à la disparition de sa cassette. Les artistes

de son théâtre sont autour de lui. Il l'écoutent gémir, sans rien dire, comme un public docile. Au mot Remboursez ! s'en suit une rupture dans le jeu du directeur qui se lève d'un bond. Ce procédé comique très utilisé en théâtre, est une véritable prouesse d'acteur, qui garde toujours une grande énergie en lui, même lorsqu'il semble ne plus en avoir. Le directeur et l'avare de Molière, ont cette aptitude de passer d'un état extrême à l'autre sans transition en faisant de grands gestes. Comment répondre à l'excès autrement qu'en se taisant en attendant que l'orage passe ?

Anselme Deburau sait ménager ses effets quand il intervient auprès du directeur. Il s'oppose vivement à ce que Baptiste interprète le rôle de Pierrot. Très droit, il entre côté jardin. Comme le théâtre l'exige, il ne parle pas pendant son déplacement pour ne pas parasiter le message du geste qui introduit le contenu du discours. Il ne prend la parole qu'une fois placé près du régisseur et du directeur. Le régisseur se trouve pris en sandwich entre l'autorité du père et celle du directeur.

Jeux décalés.

L'encaisseur, qui vient d'être agressé, se comporte comme un
acteur de mélodrame dédramatisant une situation. Blessé, il
hurle à la cantonade : A l'assassin ! Cette situation n'a de

vraisemblance qu'au théâtre. Un homme véritablement blessé n'a pas la force de pousser sa voix à qui veut l'entendre. Madame Hermine, en parfaite comédienne comique, confie ses états d'âme qui ne correspondent pas à ce que nous voyons. Ce décalage créée un effet comique. Vous comprenez, je suis affolée, moi ! dit-elle calmement, assise à son aise sur une chaise.

Jeux caricaturaux.

Les comédiens L'Auberge des Adrets, ont un jeux très figé qui manque de naturel. Les comédiens montrent ce qu'ils ressentent en exagérant leurs gestes et en déclamant comme s'il s'agissait d'une tragédie. Ils parlent face public. De toute évidence, Marie est une comédienne chevronnée, mais elle n'incarne pas son personnage. Ce qui lui importe c'est de savoir à quel moment elle doit entrer et sortir. Elle est tellement obnubilée par ses déplacements sur scène que son personnage n'a aucune substance. Le pathétique de la situation est tellement forcé qu'il en devient grotesque et nous fournit le sujet d'une pièce comique. Nous rions d'autant plus que l'extrait de la répétition nous est montré ensuite lors de la représentation. Frédérick change le cours de l'histoire de Robert Macaire en improvisant sur son texte. Il casse le jeu convenu de ses partenaires et les

déstabilise, comme s'il voulait leur imposer de jouer juste. Il y réussit.

Les trois auteurs, quant à eux, semblent sortis directement du théâtre de Guignol. Leur jeu est très codifié. Le premier commence à parler, les deux autres continuent en coeur. Pour casser le rythme, les trois reprennent en même temps. Il ne manque que la musique pour faire de leurs mots une chanson.

Les sentiments des hommes théâtralisés.

Les personnages principaux théâtralisent souvent leurs sentiments. Est-ce par pudeur ou bien est-ce parce que c'est au théâtre qu'ils s'expriment le mieux ? Frédérick Lemaître a besoin de ressentir de la jalousie envers Baptiste pour jouer Othello, comme si la vie n'avait d'intérêt que parce qu'elle nourrit l'interprétation de ses personnages au théâtre. Baptiste utilise la théâtralité pour exprimer son désespoir à Garance sans que celle-ci ne puisse intervenir dans le jeu. Il a gardé son costume de scène. Désespéré, il se donne en spectacle à la femme dont il est éperdument amoureux. Le théâtre contamine la fiction. Baptiste fusionne en Pierrot, qui voit la femme qu'il aime, lui échapper dans le Palais des Mirages. Comme son personnage il a des tendances suicidaires. Avec les fleurs il exprime la violence qu'il aura dans Le marchand d'Habits. Garance reprend son rôle de statue. Il se

détache de lui. Il utilise le personnage qu'il est sur scène pour exprimer ce qu'il ressent en tant que personne. Il parle de lui à la troisième personne du singulier. Le fait de ne pas s'adresser directement à Garance, est une façon pour le mime, d'éviter le dialogue et de montrer à la femme qu'il aime qu'il est lui-même le personnage qu'il incarne. L'autre n'a d'autre fonction que celle d'être spectateur. Garance, face à ce monologue, est une spectatrice passive. Rien de vient obstruer le fil de la pensée de l'artiste. Baptiste monopolise la scène, avec une jouissance morbide à exprimer sa souffrance et à aller jusqu'au bout, comme s'il voulait exorciser le mal qui le ronge. Il joue celui qui rit, qui fait le clown. Il mime le marié qui danse sans sa mariée. Ses rires cachent sa nervosité. La fin de son numéro s'achève sur la croix en guise d'épitaphe qu'il trace sur sa pierre tombale représentée par le miroir de Garance, détournant ainsi l'objet de son signifiant. Ce rôle tragique improvisé marque une volonté de catharsis de l'artiste. Il communique sa souffrance à Garance pour qu'elle le prenne en pitié, comme un SOS. Il l'implore de le retenir de sombrer dans le gouffre de la dépression amoureuse. En mettant en scène son enterrement, Baptiste fait du chantage affectif à Garance. Il veut que celle-ci se sente responsable de sa mort imaginée. En la mettant au pied du mur, il l'oblige à prendre position, ce qu'elle fait : Qui vous dit, qui vous dit Baptiste que je

ne vous aime pas ? En jetant par terre, et en piétinant les fleurs du Comte, il montre la violence de sa jalousie quelque peu puérile.

Frédérick Lemaître avec son costume d'Arlequin sent que Garance lui échappe. Il lui joue un numéro de commedia dell'arte pour tenter de la reconquérir. Son enthousiasme exubérant se heurte à la lassitude de Garance. Frédérick cache son malaise derrière le masque d'Arlequin et ses sentiments derrière celui du tragédien, tantôt Othello, tantôt Arlequin.

Lors de sa première entrevue avec Garance, le comte derrière une attitude précieuse, extrêmement posée voire glaciale d'un homme sûr de lui, cache son trouble face à la jeune femme.

Pleins feux sur la sortie de Garance.

Carné met l'accent sur personnage de Garance, et met en valeur sa belle allure. Il fait un plan semi-général sur Garance dans les escaliers du Grand-Relais, alors qu'elle est interpellée par la police. C'est également en plan général, que Garance fait sa sortie. Fièrement, elle tend la carte du comte au commissaire. Elle prend soin de porter le regard vers chacun de ses accusateurs individuellement. Ce jeu, trop long pour du cinéma, accentue l'effet théâtral voulu par Garance, ce qui est conforté par les plans de la caméra.

L'actrice nous communique son sentiment de victoire. Nous sommes de tout coeur avec elle.

c) Le jeu du verbe.

Pendant la représentation, Robert Macaire se tient immobile, aux côtés du brigadier. Visiblement impatient, il attend docilement que celui-ci ait terminé une tirade particulièrement longue, dans laquelle il lui ordonne de ne pas essayer de fuir. Ce passage met en évidence, l'inefficacité dramatique des tirades trop longues qui figent le jeux des acteurs. Le bandit a le temps de s'évader au moins encore une fois. Ce qu'il fait pour nous montrer que le texte trop long, ne convient pas à la situation. Bizarrement, alors que dans son film, Prévert reproche au théâtre l'excès de mots. Son scénario propose des dialogues les plus longs qu'ait connu le cinéma. Geneviève Sellier, dans son étude critique pour la collection synopsis parle de primauté des dialogues, d'où une impression de statisme des personnages qui parlent le plus souvent face à la caméra. Les acteurs du film sont tous des acteurs de théâtre dont la réputations n'est plus à faire. Ils sont considérés au théâtre, comme des monstres sacrés. Seuls des comédiens de cette envergure pouvaient assumer des textes si proches du théâtre et donner toute sa mesure à la poésie de Jacques Prévert.

De longues tirades.

Après la représentation du Palais des mirages, Frédérick rejoint Garance, en lui adressant de longues tirades sur le ton de la déclamation qui sied à ce discours. Garance y
répond brièvement, invitant son ami de changer de style avec elle : Quand tu auras fini, Frédérick, tu me le diras !

Lorsque, piqué, l'acteur répond à Garance, il utilise le ton de la tragédie en lui empruntant le rythme du phrasé, et le vocabulaire. Ingrate, qui veut faire taire la voix même de l'amour ! est une réplique qui pourrait constituer le début d'un monologue racinien en alexandrins. Il compare Garance à une Perfide créature. Il exprime ce qu'il ressent en personnifiant son coeur. Il se compare à Othello et Garance à Desdémone. Il termine son discours par une rupture. Le mouchoir de Desdémone devient celui de Baptiste et relance le dialogue.

Dans son échoppe de l'écrivain public, Pierre-François Lacenaire se confie à Garance, il lui fait le récit de son enfance, le plaidoyer d'un homme qui n'aime personne. Dans ce soliloque, l'intervention de Garance est intéressante. Elle permet à Lacenaire de préciser sa pensée. Mais il ne s'engage pas vraiment de réelle discussion entre les deux protagonistes. Garance confirme les dires de son ami : Vous avez raison Pierre-François, il faut toujours écouter ses

parents. Vous parlez tout le temps... On se croirait au

théâtre. Ca distrait, et puis, c'est reposant, confirme le caractère théâtral du discours de Pierre-François qui parle seul.

Un langage poétique.

Prévert aime utiliser des métaphores pour désigner ses personnages, habitudes des classes populaires qui aiment inventer des surnoms aux gens qui leurs sont familiers en fonction de ce qu'ils représentent.

Garance, de son vrai nom, Claire, n'a rien à cacher. Comme elle le dit elle-même au commissaire : Garance, c'est le nom d'une fleur. Elle est la fleur des jours et le tendre oiseau de son amant Frédérick Lemaître qui la compare à un beau sphinx. Sans doute, regrette-t'il qu'elle ne pas parle d'avantage, que ses mots égalent sa beauté. Tandis que Lacenaire voit arriver son ange gardien.

L'homme blanc qu'est Baptiste ne représente aucun intérêt pour Lacenaire qui n'aime pas les courants d'air.

Jéricho aime s'attribuer à lui-même des sobriquets. Nous ne savons pas son identité réelle. Ce dont on est sûr c'est qu'il est marchand d'habits. Lorsqu'il se présente la première fois, il dit aimer se faire appeler la Méduse en référence au radeau de la méduse, le Pleure-Misère, le

Lésineur ou le rat. Ce qui laisse présager un individu peu recommandable. Lorsque nous le retrouvons, au Rouge-Gorge, il s'attribue d'autre pseudonymes comme le Marchand de sable. Il change de pseudonyme en fonction des circonstances, en fonction des personnes à qui il s'adresse, comme un caméléon, il s'adapte à l'environnement qui l'entoure. Il est moins heureux quand Lacenaire s'amuse à lui rappeler d'autres surnoms comme Vend la Mèche.

Avril, le complice de Lacenaire, comme son nom l'indique rappelle le printemps. Son caractère juvénile est celui d'un homme qui n'a pas encore été durci par la dure expérience de la vie. Il est en effet très impressionnable. Il est effrayé par le regard de L'encaisseur au moment de l'agression. Aux Lionceaux du Temple, il prend un chocolat avec de la crème et un verre d'alcool.

Fil de soie, est un homme sympathique, au visage émacié et au corps longiligne.

Madame Hermine, avec sa chevelure claire et ses formes généreuses et charnelles, fait penser à l'animal couleur neige, à la chaude fourrure. Frédérick Lemaître, coureur de jupons ne s'y trompe pas.

III. La mise en abîme.

Le rideau ne s'ouvre pas sur la scène de théâtre. Il nous plonge dans la vie grouillante du boulevard du Temple. Le théâtre va se jouer sur deux plans : la ville et le lieux théâtre.

La vie du quartier décrit dans Les Enfants du paradis se mélange avec le théâtre. Fil de Soie joue à être un mendiant dans la rue pour gagner un peu d'argent. L'auberge du Rouge- Gorge devient un champs de bataille dont l'enjeu est de récupérer une femme.

La vie et le théâtre sont des spectacles qui se font échos, en se nourrissant l'un de l'autre. Le théâtre fait partie intégrante de la vie des personnages. Ils y jouent l'histoire de leur vie, notamment dans la pantomime Le Palais des Mirages qui met en place l'intrigue amoureuse qui relie à trois personnages : Garance, magnifique statue en déesse aimée par deux hommes. Le premier se tait, transi d'amour. Le second arbore le sourire jovial de celui qui sait charmer de ses belles phrases.

Le théâtre s'immisce dans la vie pour témoigner contre l'injustice. Garance accusée à tort, est disculpée par la pantomime de Baptiste. Enfin, Frédérick Lemaître vit à travers ses personnages. Il joue publiquement son désaccord

avec le texte de l'auberge des Adrets et la façon de jouer des comédiens en insérant ses improvisations.

III.1. Le reflet de la réalité dans la fiction.

a)La ville et ses lucarnes.

Ménilmontant : Ville de lumières.

Baptiste et Garance se retrouvent seuls pour la première fois, la nuit, à la barrière désertée de Ménilmontant. Carné fait un plan général de la ville. Durant cette séquence, les comédiens ont un jeu très statique qui renvoie à la contemplation de ce que les personnages voient, et la sérénité qu'ils ressentent. Tout est calme. Il semble que pas une âme ne vive à l'exception de nos deux amants qui dominent la capitale, comme si le monde entier leur appartenait. Garance invite Baptiste à regarder les lumières de la ville. Ce gigantesque photophore, anormalement silencieux, semble irréel.

Garance : Regardez les petites lumières de Ménilmontant, les gens s'endorment et s'éveillent.

Garance dit à Baptiste qu'elle est vivante.

Les petites Lueurs représentent des personnes éveillées, les lumières éteintes, des personnes qui dorment. Ces lueurs sont une métaphore de la vie et la mort. Garance dit à Baptiste qu'elle est vivante, et c'est avec nostalgie qu'elle se remémore son enfance. La lueur de la chambre qu'elle partageait avec sa mère, est éteinte à tout jamais. Ses souvenirs sont morts. Les hommes sont le lampiste sans qui la ville ne saurait vivre. Ménilmontant rayonne de mille feux. Eclairée par la vie, elle se dresse devant nos yeux tel un gigantesque théâtre, aux multiples facettes, où tout est possible à condition qu'on le conjugue au présent. Le théâtre n'est-il pas un spectacle vivant qui se consomme au présent ? Chaque petite lucarne est une nouvelle vie à observer, pour celui qui veut bien être discret et n'en parler à personne.

Carné fait un plan sur le spectacle de la ville éclairée.

Par une des lucarnes de l'hôtel Le Grand-Relais, nous nous introduisons dans la chambre de Frédérick Lemaître s'imaginant parler au théâtre, peu soucieux de déranger ses voisins. Il lit tout haut un passage d'Othello , mais d'une voix d'acteur nous est précisé dans le synopsis.

Son attitude rompt avec le sentiment de profonde quiétude qui se dégage de la ville. Ce qui nous amène à penser que la nuit, la ville s'endort, et qu'il faut s'approcher très près de la flamme encore allumée pour retrouver la vie, les

mouvements et les bruits. Nous sommes parvenus à la lumière. Il va y avoir du mouvement.

D'une lucarne à l'autre, le spectacle est shakespearien.

Nous assistons au processus de la rencontre de deux petites lueurs qui se retrouvent et s'embrasent. La nuit, la lumière est diffuse. Frédérick Lemaître ne voit que l'endroit où il se trouve. C'est la voix de Garance qui prend le relais sur la lumière insuffisamment généreuse. Sa s'infiltre hors de sa chambre par la fenêtre ouverte. Elle s'introduit timidement par celle de Frédérick Lemaître, également ouverte. alors que celui-ci se préparait à dormir. L'acteur reçoit le message. Il cherche à entrer en communication.

Frédérick Lemaître, sur son lit, joue pour lui seul, une scène extraite d'Othello, en lecture. Il se prépare à dormir quand la voix de Garance qui chante, vient l'en dissuader.

Il bondit à sa fenêtre. Garance se trouve déjà à la sienne. Un spectacle se termine. Un autre commence. Il se joue à deux, dans un contexte qui rappelle d'autres couples célèbres au théâtre : Roméo et Juliette ou encore, Cyrano et Roxane.

Garance à sa fenêtre. Fenêtre de la chambre de Garance vue par Frédérick en contrechamp, en plan américain.

Ensuite, Frédérick apparaît premier plan, en amorce, introduction du public de cinéma.

Contrechamp : Frédérick de face ; Nous voyons avec les yeux de Garance. Chacun sa lucarne. Chacun son spectacle. Frédérick reprend son discours de leur première rencontre : Paris est tout petit pour ceux qui s'aiment comme nous d'un aussi grand amour..., répétition d'une réplique qui invitait à se revoir. La scène reprend où elle s'est interrompue.

b) Les enfants du paradis sont des enfants de théâtre.

Parmi le peuple qui remplit le paradis, certains sont de très talentueux acteurs dans leur vie.

L'aveugle et le passant.

Fil de Soie est spécialisé dans le théâtre de rue. Il gagne sa vie en se faisant passer pour un aveugle. Baptiste ne sait pas qu'il vient d'être embauché bénévolement dans une comédie. Il est le passant, spectateur naïf du spectacle de l'aveugle. Fil de Soie a un oiseau sur son épaule, qu'il appelle « l'oiseau » et qui lui sert d'interlocuteur et à qui il adresse ses commentaires. Tel un acteur de théâtre, il sait qu'il a un double destinataire. Celui qui partage la scène avec lui, l'oiseau et le public, représenté par Baptiste à qui son discours s'adresse indirectement. Bon public, le mime se laisse berner par l'aveugle. Il ne se rend

pas compte des incohérences du jeu qui trahissent l'acteur de la rue. Baptiste, de par sa profession, sait être parfaitement silencieux. Pour ne pas être repéré par l'aveugle, il marche sur la pointe des pieds. Fil de Soie l'arrête et lui demande pourquoi il marche sur la pointe des pieds. Baptiste trop surpris pour réaliser, ou trop naïf pour penser qu'on puisse être comédien ailleurs que sur scène, ne réalise pas la supercherie. Arrêté dans son élan par l'interpellation de Fil de Soie, il devient malgré lui, spectateur dans le rôle du spectateur. A l'inverse du mendiant, lui ne joue pas la comédie. L'acteur peut reprendre son rôle qui consiste à susciter de la pitié chez Baptiste pour lui extorquer de l'argent : Pourquoi ne pas faire l'aumône à un pauvre aveugle ?... Pourquoi ?

Baptiste : Parce que je n'ai pas d'argent.

L'aveugle, pris au dépourvu par la simplicité de la réponse de Baptiste. Il s'attendait à ce que celui-ci lui donne une pièce en guise de réponse. Il se tourne immédiatement vers son oiseau pour le prendre à témoin, et reprendre de la contenance. Baptiste et lui se découvrent une passion commune, le théâtre. Ils sympathisent. Fil de Soie, heureux d'avoir rencontré un collègue de travail, propose à Baptiste de prendre un verre avec lui. On peut rapprocher cette situation de la séquence où Frédérick Lemaître et le mime prennent un verre après leur spectacle. Fil de Soie et

Baptiste s'en vont prendre un verre après leur prestation, dans le spectacle de rue improvisé à deux comédiens sur le thème de l'aveugle et du passant désargentés. En bon professionnel, Fil de Soie joue son rôle jusqu'à ce qu'il soit sorti de scène considérant que la rue est la scène. Il prend sa canne, avance à tâtons. Il refuse l'aide de Baptiste le guider, inversant les rôles. Le non voyant guide celui qui y voit.

Le Rouge-Gorge : Les coulisses de la rue, un autre théâtre.

L'auberge du Rouge-Gorge représente la vie privée de Fil de Soie, son chez lui. Loin du regard de son public, il peut enfin être lui-même et quitter son personnage d'aveugle mendiant qu'il arbore dans la rue. Il se livre à un véritable retournement de situation. Dans la rue, seul, il devait attirer l'attention sur lui, par son jeu. Ici, il s'assoie. Tout le monde semble le connaître. On vient vers lui. Son comportement est différent. Ses yeux mi-clos dans la rue, sont à présent grands ouverts. Il s'avère une personne dont la vue est une référence. On vient le consulter pour des bijoux. Amusé de voir Baptiste ne pas comprendre qu'il y a des comédiens aussi doués que lui, en dehors du théâtre, il lui explique sa double vie : comédien pour les badauds, homme dont la vue vaut de l'or, dans l'auberge.

L'auberge possèdent tous les éléments du théâtre, un orchestre, des chaises pour s'asseoir et regarder ce qui se passe. Les enfants du paradis sont tous là. Ils ont accaparé la scène et ils dansent. Ce sont eux les acteurs.

Baptiste se prend au jeu de ce spectacle. Il vole Garance à Lacenaire pour une danse. Dans la bagarre commanditée par le criminel, Baptiste joue le rôle principal. Pour rien au monde il ne souhaite céder sa place dans une scène à la Charlie Chaplin, riche en acrobaties et en rebondissements à mettre en parallèle avec la scène d'affrontement au théâtre des Barrigni contre les Deburau. Baptiste passe à travers la devanture de l'auberge. S'en suit un grand bruit de carreaux cassés qui marque le premier coup de théâtre. Comme au théâtre les gens s'amusent de ce spectacle. On entend leurs rires qui en redemandent, inconscients de la réalité de ce qui se passe. Le patron se plaint de la casse auprès d'Avril. Lacenaire s'improvise acteur et crie au patron qu'il vaut mieux qu'il n'insiste pas en lui faisant le signe de la gorge tranchée : On ne peut plus s'amuser... au Rouge-Gorge ? Son intervention confirme à l'assemblée le caractère ludique de la bagarre. La musique reprend. Le spectacle continue. Le retour de Baptiste par la porte marque le second coup de théâtre. Le rire de gens à son entrée prévient Avril qu'il n'a pas finit de jouer. Baptiste propose un autre jeu. Il s'avance tranquillement vers Avril et d'un coup de pied bien

calculé, dans un troisième coup de théâtre, Avril est projeté sur le sol, hors d'état de combattre. Baptiste, change de registre. Lui, qu'on a peu entendu jusqu'alors, prend la parole. D'acteur de pantomime, il passe au verbe. A haute et intelligible voix, de façon à ce que tout l'auditoire puisse l'entendre, et ne rien rater de la chute, il propose à Garance de la raccompagner chez elle. Lacenaire se rassoit observant le couple s'en aller. Avril le rejoint, visiblement, encore mal remis du coup qu'il a reçu. Le spectacle est terminé.

III.2. Le reflet de la vie dans l'art.

Lors de la représentation de la Pantomime, Le Palais des Mirages ou L'Amoureux de la Lune, le chef d'orchestre, qui apparaît en bas de l'écran avec une partie de ses musiciens, casse un peu l'illusion du spectacle, et nous ramène à la réalité de la technique. Il agite sa baguette au gré des émotions du mime. A la représentation de l'Auberge des Adrets, le chef d'orchestre n'hésite pas à jouer en boucle le passage musical pathétique de la scène finale, s'adaptant aux improvisations de Frédérick Lemaître. Contre l'avant-scène, attentif au jeu des acteurs, il nous rappelle à quel point le théâtre est lié à la vie et qu'il a besoin de s'en nourrir

constamment pour exister. Les spectacles illustrent ce que les comédiens vivent dans leur vie.

a) Les acteurs jouent sur scène ce qu'ils vivent.

Garance s'isole dans son reflet.

Garance apparaît dès le quatrième plan, dans une baraque de Foire. Son numéro, La Vérité nue, la montre comme un objet de convoitise, inaccessible.

Le miroir qu'elle tient dans sa main, lui renvoie le reflet de son image. Il traduit son indifférence aux regards que les hommes portent sur elle et son désir de s'en éloigner. Nue, dans un tonneau rempli d'eau qui tourne sur lui-même, son image fait écran à celle des hommes et de leurs désirs. Selon Geneviève Sellier : Le miroir associé à Garance reparaîtra chaque fois que Garance est avec un homme qui l'importune. Dans sa loge, aux Funambules, elle fait face à son miroir quand Frédérick essaie de lui parler. Lasse, elle explique à son amant qu'il n'y a pas d'amour entre eux. Nous ne nous aimons pas. Ce n'est pas de notre faute...

Dans l'hôtel particulier du comte, Garance, face à sa coiffeuse, n'a aucun regard vers Edouard de Montray qui vient pourtant d'entrer avec sa permission. Elle reste rivée sur l'énorme miroir de sa coiffeuse.

Une déesse, un Pierrot enfantin, un arlequin séducteur.

Le Palais des Mirages met en scène la situation que les comédiens vivent dans la réalité de la fiction. Garance, statue de déesse chasseresse, drapée de blanc, se tient debout sur un socle au beau milieu d'un jardin public. La froideur évoquée par la statue nous rappelle que la beauté de Garance fait d'elle un objet de convoitise que le comte de Montray veut posséder. Nous le voyons dans la salle. Il la regarde, mais elle ne le voit pas. Elle ne le verra pas plus quand celui-ci deviendra son protecteur. Baptiste en Pierrot, entre côté cour avec un filet à papillons, précédé par une ribambelle d'enfants. Un plan nous montre sur Fil de Soie dans le public. Il hurle son prénom et nous informe que pour tout le monde Baptiste et Pierrot ne font qu'un. C'est un enfant qui s'adonne à un jeu d'enfant. En découvrant la statue représentée par Garance, cet homme aux comportements enfantins, découvre l'amour. Il veut lui offrir des fleurs, mais la statue ne les prend pas. A-t'il su trouver les bons mots, ceux qui plaisent à une femme ? On le voit qui entre dans des grandes déclarations, en écartant les bras, agenouillé aux pieds de la statue, alors que pour Garance : C'est si simple l'amour. Dans le fond, cet homme/enfant at'il vraiment envie d'une relation homme/femme ? N'a-t'il pas plus envie d'idéaliser l'image de l'amour ? Cela expliquerait

que la statue reste statue devant un enfant qui doit faire sa sieste de l'après-midi et qui s'endort à ses pieds, comme un bienheureux. Fatigué, il s'endort sur le banc avec ses fleurs. Lors de leur première rencontre, Baptiste ne comprend pas que Garance enveloppée d'une grande couverture telle sur une peinture d'Ingres, l'invite à passer la nuit avec elle. Il la laisse seule. C'est avec Frédérick qu'elle continuera la nuit représentée par le sommeil parce que lui saura comprendre l'invitation de la jeune femme et la devancer. La musique lente et douce d'une berceuse, qui accompagne le jeu de Pierrot, change radicalement à l'entrée en scène d'Arlequin/Frédérick. Elle est plus rythmée et festive. Arlequin, tenant sa mandoline à la main, joue sa propre musique. Il est ancré dans la réalité. Il sait exister auprès de la statue et la faire fondre alors que, comme dira plus tard Lacenaire, Baptiste donne l'impression d'un courant d'air, aussi léger que le vent. Frédérick /Arlequin, s'empare des fleurs de Pierrot pendant son sommeil et part avec l'être aimé, qui accepte enfin de descendre de son socle. Quand Pierrot se réveille, encore tout imprégné de ses rêves, la belle a mis les voiles. Baptiste trop accroché à ses rêves, a du mal à avoir de l'emprise sur la réalité qui lui échappe. Pierrot la lune, face lumineuse, face sombre comme le costume que l'artiste porte quand il ne joue pas. Il laisse s'échapper Garance parce qu'il ne sait pas la cueillir.

Il débute le second acte dans la tristesse et la mélancolie. Sa joie revient quand il voit passer l'objet de ses rêves, au loin dans une barque conduite par Arlequin. Elle ne voit personne, même pas Arlequin. Garance, lasse de sa relation avec Frédérick, se plante devant le miroir de sa loge. C'est Nathalie qui aura raison de Pierrot/Baptiste. En colombine, elle le surprend dans sa tristesse lugubre, le déride un peu, l'empêche de se pendre avec sa corde. Elle en fait une corde à linge dont Pierrot tient l'extrémité. Pierrot attaché à son rêve d'amour échu dont il ne pouvait se défaire, est accroché à la vie conjugale avec Nathalie. Mais Pierrot n'est pas amoureux d'elle. Il a toujours la déesse en tête. Nathalie, possessive, aux sentiments exacerbés s'en aperçoit. Pierrot regarde en coulisses et voit Garance et Frédérick Lemaitre avoir un comportement d'amoureux, une profonde expression de désespoir se lit sur son visage. Nathalie pousse un cri pendant la pantomime et raccroche Pierrot à sa corde à linge, comme elle viendra le rechercher, à la fin du film, au Grand- Relais, malgré la présence de Garance.

Arlequin représente bien le caractère toujours jovial de Frédérick, aimant s'amuser et faire la fête. C'est la jalousie qu'il ressent quelques années plus tard, en retrouvant par hasard Garance aux Funambules, venue pour secrètement applaudir Baptiste qu'elle aime, qui lui donnera

la profondeur nécessaire pour interpréter le personnage d' Othello.

b) la vie est un théâtre : deux spectacles qui s'affrontent.

Le théâtre défenseur de l'opprimé.

Devant la façade des Funambules, les badauds s'agglutinent autour de la parade qu'anime Anselme Deburau. Parmi le public, au premier rang, un bourgeois au ventre bedonnant suit le spectacle entre Garance et Lacenaire. Ce trio forme le chiffre idéal pour un vaudeville. Grace à une série de séquences alternées, nous assistons au vol de la montre du bourgeois par Lacenaire et à la pantomime improvisée de Baptiste qui disculpe Garance de l'accusation de vol du Bourgeois.

Les trompettes annoncent le spectacle de la parade, mais c'est dans le public que celui-ci a lieu. Lacenaire choisit une place stratégique, à la droite du bourgeois, légèrement en retrait. Il suit le spectacle, observe le bourgeois qui, sensible aux charmes de Garance tente de se rapprocher de la jeune femme tout en regardant le spectacle. Garance se détache de lui. C'est un autre qu'elle regarde, toute son attention est focalisée sur Baptiste. Le bourgeois réalise la présence de Lacenaire, probablement en train de lui voler

sa montre, et marque un signe de rejet. Quand le bourgeois se rend compte du vol, il accuse Garance. Il empoigne fermement Garance qui se débat. Ce mouvement, qui attire l'attention des badauds sur le couple, a pour effet de déplacer le spectacle des tréteaux dans le public. Ils parlent incitant les spectateurs à être témoins de ce qui leur arrive. Le sergent s'interpose. C'est un autre spectacle, la pantomime de Baptiste, qui va dénouer la situation. En mettant les rieurs de son côté, il met tout le monde d'accord sur l'innocence de Garance, mais le voleur a disparu. Il est intéressant de constater que le vol de la montre et le plaidoyer du mime se font en silence. Tout se fait dans la gestuelle et les échanges de regard, sur le mode de la pantomime.

Le théâtre miroir de la vie.

Fil de Soie devient l'ami de Baptiste quand ce dernier lui apprend qu'il est comédien. La représentation de l'Auberge de Adrets permet la rencontre de Frédérick Lemaître et de Lacenaire.

Lacenaire est assis à la place de Frédérick comme un spectateur. il jauge le comédien entrant dans sa loge. Il est en quête d'être l'acteur du meurtre d'un homme important. Il a fixé son choix sur Frédérick. Il lui faut un mobile,

l'argent de l'acteur. Frédérick, homme généreux, comprend rapidement son intérêt, lui propose de partager avec lui ce qu'il possède. Son scénario de Lacenaire échoue.

Les deux hommes échangent des propos sur le théâtre. L'un, solitaire, écrit. L'autre, acteur, joue les écrits. Mais l'élément qui va dénouer toutes les tensions, c'est l'entrée en scène d'Avril, dont la vue force l'admiration narcissique de l'acteur. Vêtu de son habit de truand, le comédien est face à face avec réalité de son personnage comme dans un miroir : Tout à fait l'Auberge des Adrets. Son travail d'acteur, approuvé par son modèle, lui met le coeur en joie. Théâtre et réalité sont réunis dans le même monde. Ce n'est plus sous la contrainte, mais avec une joie non dissimulée, que Frédérick offre le repas à ses deux nouveaux amis pour échanger des propos passionnés sur L'auberge des Adrets.

L'intérêt que porte l'auteur de vaudeville au talent de metteur en scène, et celui que le comédien porte au théâtre, scellent une amitié qui ne se démentira pas. A la suite de la représentation d'Othello, Frédérick Lemaître présente le truand à son rival, le comte de Montray, comme étant son ami et lui suggère ne pas sous-estimer le danger qu'il encourt à s'en faire un ennemi. Je vous assure que vous avez tort de ne pas apprécier mon ami, Pierre-François... c'est un garçon... qui ne manque pas de talent. Et il le prouve avec brio dans une mise à la Pirandello. En un mouvement de rideau qu'il

actionne, le cocu découvre sa protégée embrassant son amant sur le balcon. Une scène d'intimité se change en spectacle que tout le monde peut voir.

La vie dans le théâtre.

Les nombreuses improvisations de Frédérick Lemaître sur son personnage de Robert Macaire, décontenancent ses partenaires à la grande joie du public, et les obligent à rompre avec une tradition au théâtre de jeux convenus et figés. Marie et le brigadier sont pris au dépourvu. Ils ne retrouvent plus les repaires fixés lors des répétitions. Quand Frédérick Lemaître sort, laissant le brigadier seul sur la scène, celui-ci est complètement perdu. Il reste pétrifié, les bras au ciel. Dans son angoisse de réaliser qu'il travaille sans filet, il oublie la pièce et appelle le comédien par son prénom. Dans L'Auberge des Adrets, la personnalité du comédien a pris le dessus sur la fiction. Frédérick choisit sa place parmi le public pendant que le brigadier essaie de retrouver son texte, mais l'acteur s'est échappé de son personnage. Le brigadier s'adresse au personnage et c'est l'acteur qui répond. Frédérick Lemaître nous signifie que l'acteur est devenu plus important que son personnage. Frédérick tue le brigadier qui refuse de s'éloigner du texte de la pièce, alors que c'était lui qui devait mourir tué par le brigadier.

Marie, toujours inquiète pour ses entrées et sorties, attend le coup de feu, qui ne vient pas quand il aurait dû. Dans la panique, la porte lui résiste. On voit le décor qui a failli s'écrouler sur son passage. Elle vient enfin pleurer sur la dépouille de son mari Robert Macaire et découvre le brigadier. Cette séquence illustre que la pièce de théâtre est figée, mais le jeu du comédien. Frédérick Lemaître n'est pas une marionnette. En tant qu'être vivant, son comportement évolue, le personnage aussi. Le comédien adapte son jeu en fonction de sa réplique, à condition de l'écouter. Les comédiens de ce mélodrame, ne jouent pas ensemble. Ils ne vivent pas leur texte. Ils sont comme des marionnettes qui s'écroulent sans vie, dès que le marionnettiste a lâché les ficelles. Pendant la répétition, les auteurs, bien que très enthousiastes à la vue de la mise en scène, regrettent la fade interprétation du personnage de Marie. Les auteurs sont conscients que l'interprétation des comédiens manque de profondeur, de sincérité, de vie. Ils interrompent la répétition. Excusez-moi. J'étais emporté par l'action. Toutefois, j'aimerais, si c'était possible un peu plus d'émotion. Frédérick se rebelle contre le théâtre larmoyant. L'effet voulu est parfaitement représenté sur scène par les déplacements et la gestuelle, mais les mots sonnent creux et les acteurs jouent faux. Frédérick éclipse son personnage. Il met en avant sa personne, devenant lui même son propre

personnage. Le public ne s'y trompe pas. Il applaudit l'acteur qui sauve la pièce par la sincérité de son jeu. Il s'en explique aux auteurs : Puisqu'elle est vide, votre pièce, il faut bien la meubler un peu.

Le théâtre n'est pas une image figée que les artistes en font. Il est ce qu'on en fait. Qu'on soit sur scène ou qu'on soit dans le public, on est tous au théâtre et le théâtre, c'est la vie.

Frédérick Lemaître : C'est justement cela qui est beau, qui est étourdissant : sentir, entendre son coeur et celui du public qui bat en même temps.

IV. Les Enfants du paradis : une comédie

de boulevard.

Des personnages romantiques dans un mélodrame.

Les protagonistes des Enfants du paradis, seraient des personnages de mélodrames si Jacques Prévert ne leur avait pas ôté le manichéisme de rigueur dans ce genre théâtral. Le scénariste, dans ses dialogues, s'attache à nous les faire mieux connaître, pour que nous comprenions ce qui les pousse à agir. Lacenaire ne se repent pas de son crime à la fin du film, comme il le ferait dans un mélodrame classique. Nous n'attendons pas non plus qu'il le fasse. Il accomplit son rêve de tuer un homme important. Il assume son geste avec fierté. Dans sa confession à Garance au début du film, il nous explique en quoi il se sent un être rejeté par la société. Ce grand criminel, metteur en scène et auteur, à l'instar de la prestation remarquable de Frédérick Lemaître dans l'Auberge des adrets, choisit sa place et son moment. En toute circonstance, il a le phrasé élégant. Il révèle la liaison adultérine de Baptiste et Garance en un coup de rideau, et provoque un duel. Le comte de Montray lui fournit le motif qui lui manquait pour le tuer, en voulant l'exclure comme un malpropre, une première fois de son hôtel

particulier par son domestique, la seconde au foyer des artistes, par ses amis. Il se confie à son complice : (...)Si tu n'es pas témoin d'un duel, il y a beaucoup de chance pour que tu sois témoin d'autre chose(...)Parce que tout de même dans cette affaire d'honneur, c'est tout de même moi, Lacenaire, qui ai été offensé.

Avril, que nous ne voyons jamais sans Lacenaire, représente Bertrand, le complice de Robert Macaire.

Plus tard, Victor Hugo écrit Les misérables. Le héros, Jean Valjean, homme sans aucune morale, est envoyé au bagne pour vol. La rencontre du bagnard avec un homme d'église plein de sollicitude envers lui, et surtout qui ne le juge pas, va le métamorphoser en homme de biens. Pierre-François Lacenaire n'a pas eu la même chance. Il souffre de se sentir exclu. Sa condamnation à mort est une sorte d'évasion du monde des humains qui ne l'accepte pas. En tuant un homme, il devient important. Le prix à payer pour exister, c'est sa mort contre celle d'un autre. Tel un metteur en scène, c'est lui qui décide des tournures des événements. Frédérick fait de Robert Macaire un héros d'un mélodrame à succès. Lacenaire devient le héros de sa propre histoire.

Les personnages fonctionnent en doublons, comme si Jacques Prévert voulait nous montrer les personnages du mélodrame, sous deux facettes différentes, et qu'un seul personnage ne suffisait pas. Le scénariste imagine deux amants, Baptiste et

Frédérick, pour deux amantes, Garance et Nathalie. Il y ajoute un protecteur qui devient amant par nécessité. Baptiste est le jeune homme pur des premiers rôles. Mais il faut vraiment que Pierrot soit dans la lune pour laisser tomber sa Colombine/Nathalie. Prévert rajoute à ce personnage un réalisme absent dans les mélodrames trop soucieux de la bonne morale. Le héros ne peut pas commettre d'adultère. Il se marie avec sa promise, la femme qu'il est censé aimer. Baptiste se marie avec Nathalie par dépit et c'est à Garance qu'il pense. Sa liaison avec Garance est donnée en spectacle dans le tout Paris. Quant à Frédérick Lemaître, il est, d'entrée de jeu, trop intéressé par sa petite personne pour donner véritablement de l'amour à une femme. Cet homme volage aime qu'on le regarde. Il n'a pas assez de toutes les jolies femmes qui passent pour leur faire son irrésistible numéro de charme. A la deuxième époque, on le voit trôner dans sa calèche, une jolie fille à sa droite et à sa gauche.

L'héroïne partagée entre la vertu et la solitude.

Nathalie et Garance sont rivales. Elles aiment le même homme, Baptiste. Chacune d'entre elles possède une partie des qualités requises pour être une héroïne de mélodrame, mais leur personnage n'est pas totalement fidèle à ce qu'on attend de leur personnage.

Nathalie incarne la jeunesse, la pureté de l'amour. Elle voue un amour indestructible à Baptiste et une fidélité sans borne. Fille du directeur des Funambules, elle évolue dans ce milieu clos et sécurisant qu'elle ne quitte pratiquement jamais. Son travail sur les planches lui est assuré. Une seule fois, elle apparaît dans la rue, avec son fils. Elle va chercher Baptiste à l'hôtel du Grand-Relais qui abrite les amours illégitimes de son mari. Contrairement à Garance, l'hôtel est un lieu très inhabituel pour une jeune femme comme elle.

Garance utilise le seul cadeau que lui a offert la vie, sa beauté naturelle. Pour gagner sa vie, elle s'expose dans une baraque foraine, dévoilant une partie de son corps : La vérité nue. Elle est une déesse sur les planches du théâtre des Funambules dans la pantomime du Palais des Mirages. Adulée pour sa plastique hors du commun, elle n'en est que plus seule. Elle se promène insolemment, se laisse cueillir au gré de sa fantaisie et s'en va. Si elle n'avait pas ce côté libertin, son passé misérable de fille du peuple en ferait le personnage idéal de l'héroïne de mélodrame. Mais elle est trop éprise de liberté et trop peu en accord avec les conventions de la bonne morale de l'époque. Garance n'a pas connu son père. Sa mère, blanchisseuse, meurt alors qu'elle n'a que quinze. Elle se retrouve alors, sans famille, livrée à elle même et aux hommes.

Garance : Par ici, une fille qui a grandi trop vite ne reste pas seule très longtemps.

Elle était encore enfant qu'elle était déjà confrontée au monde des hommes. Certains d'entre eux se sont occupé d'elle. C'est comme ça qu'elle a survécu. Le comte de Montray n'est probablement qu'un numéro de plus. Il lui offre sa protection et la sauve d'une erreur judiciaire dont elle est l'innocente victime. Comme les héroïnes des mélodrames, Garance est accusée à tort d'un crime qu'elle n'a pas commis.

Elle semble être à l'aise partout. On la voit parmi les forains, dans la rue avec les badauds, se promenant dans les bas fonds de Paris en compagnie de Lacenaire, un individu peu recommandable avec lequel elle est souvent et qui lui fera avoir des ennuis avec la justice. Elle habite au Grand Relais un temps, avant de devenir la pensionnaire dans une riche maison appartenant au comte de Montray, son tuteur et protecteur. Elle part vivre avec lui à l'étranger.

Garance désire t'elle vraiment se mettre en ménage avec un homme dans le fond ? Elle qui vit son lieu d'attache particulier et qui donne l'impression de pouvoir accoster à tous les ports. Serait-il encore possible pour elle de chanter, en pleine nuit, la fenêtre ouverte, dans un hôtel modeste, si elle se mariait, si elle vivait avec un homme ?

Elle ressemblerait à un oiseau dans une cage fermée, qui probablement ne saurait plus chanter.

Le comte : ...Quand je ne suis pas là, vous chantez. Mais il suffit que j'arrive pour que vous vous taisiez.

Il lui resterait son miroir, sa brosse à cheveux. Un homme derrière elle qui contemple son reflet, comme le fait Edouard de Montray, l'homme qui fait barrage au chant de l'oiseau en refermant la porte derrière lui.

Garance chante lorsqu'elle est seule, avant l'arrivée du comte dans son boudoir, à l'hôtel du Grand-Relais, après le départ de Baptiste. Quand elle est seule, elle n'appartient à personne. Elle est comme un oiseau en cage avec Edouard de Montray. Elle lui rend des comptes sur ce qu'elle fait et qui elle aime. Si par malheur, son regard croise d'un sourire celui d'un homme, son protecteur se bat avec lui en duel et le tue. Pourtant elle tombe amoureuse de Baptiste, le seul homme qui ne cherche pas à l'attacher. Elle l'aime au point de venir discrètement le voir jouer tous les soirs au théâtre. Mais elle le laisse à Nathalie avec qui il partage son quotidien. En agissant ainsi, Garance nous dévoile l'aspect foncièrement humain de son personnage. Elle ne souhaite pas détruire ce qu'elle n'a pas eu la chance de connaître dans sa vie : une famille. Elle sacrifie son amour

pour que Baptiste et Nathalie restent unis autour de leur petit garçon et avoir peut-être d'autres enfants. On comprend que Garance aime les enfants et qu'elle est sans doute malheureuse de ne pas en avoir, et qu'elle sait qu'elle n'en aura jamais. Quant le petit Baptiste vient la voir est sans doute le moment le plus émouvant du film.

Garance de plus en plus triste, caresse avec une grande douceur les cheveux du petit Baptiste.

Elle ne pourra jamais offrir à Baptiste ce Nathalie lui donne. Nathalie aussi le sait et elle le lui dit au Grand- Relais alors qu'elle vient de surprendre l'adultère.

Nathalie : Facile de s'en aller... Et puis de revenir... Mais rester et vivre avec un seul être, partager avec lui la vie de tous les jours c'est autre chose.

Nathalie définit les rôles de la femme et de la maîtresse. La maîtresse a le beau rôle. Elle n'a que les bons moments, ceux qu'elle choisi alors que la femme mariée assume les bons et les mauvais côtés de son mari, l'usure du quotidien.

Si Garance s'en va, c'est parce que malgré tout l'amour qu'elle ressent pour Baptiste, elle veut continuer à chanter la fenêtre ouverte sur le monde. Garance est l'image même de la liberté, de l'émancipation féminine. Elle marque un tournant dans l'histoire du mélodrame. Sa vertu à elle, c'est

de rester intègre du début à la fin, une femme libre sans attache. Le comte de Montray la met en cage, mais elle ne l'aime pas. Elle n'est pas mariée à lui. Elle peut le quitter du jour au lendemain si elle le souhaite. De plus, elle semble relativement libre de ses déplacements. Si elle devait vivre avec Baptiste, leur amour ne se flétrirait-il pas, jour après jour ? Les sentiments ne céderaient-ils pas la place à l'obligation conjugale ? Ne vaut-il pas mieux pour Garance garder son bonheur intacte et rester libre ? Garance choisit sa liberté.

Garance, l'innocente victime : un canevas de mélodrame d'après les Enfants du paradis.

Les enfants du paradis fournissent un nombre infini de canevas de mélodrames possibles. Chaque personnage du film est le héros du mélodrame de sa vie. Je me suis amusée à reconstituer ceux qui sont au centre de la fiction de Prévert et Carné par ordre d'importance.

Acte I. Une toile de fond représente Ménilmontant. C'est la nuit. Une jeune fille erre seule. Ses vêtements sont usés. Une musique douce et triste accompagne ses pas.

Madame Hermine, la gérante du Grand-Relais est en avant-
scène. Elle nous dresse le portrait de Garance à travers un

monologue récapitulatif. Elle nous parle de son enfance. Fille de blanchisseuse, elle perd la seule personne qui ait compté dans sa courte vie : sa mère. Elle n'a que quinze ans, et déjà, elle est orpheline. Par ici, une fille qui a grandi trop vite ne reste pas seule très longtemps. Pierre François Lacenaire apparaît. Il semble à peine plus âgé que Garance. Madame Hermine sort de scène. Le jeune homme, à l'allure élégante, se présente à Garance. Elle en fait de même. Lacenaire lui propose de l'emmener avec lui. On imagine qu'il lui dit : « Je ferai de toi une princesse. »

Acte II. Nous sommes à L'hôtel du Grand-Relais. Il fait jour. Quelques années ont passé. Madame Hermine nous fait un récapitulatif des événements qui ont précédé. Elle sort. Entrent Garance, Lacenaire et Avril, un ami à lui. La jeune femme explique que Monsieur Schutz, un encaisseur bien connu, doit bientôt venir lui réclamer de l'argent et qu'elle n'a pas de quoi le payer. Garance s'absente pour aller chercher une demi baguette avant que la boulangerie ne ferme.

Lacenaire et Avril restés seuls, accueillent l'encaisseur à coup de bâtons. Le croyant mort, ils s'enfuient. Madame Hermine arrive sur ces entrefaites. Elle découvre
L'encaisseur gisant à terre. Il n'est pas mort. Il crie : A l'assassin ! A l'assassin ! A l'égorgeur ! Ils m'ont tué ! A l'assassin ! Madame Hermine aide Monsieur Schutz à se relever

et crie à la cantonade : La police ! Appelez la police ! Vite !

Acte III. Madame Hermine accueille l'encaisseur et le policier dans son bureau. Chacun donne sa version au policier. Entre Garance qui vient au courrier. Le policier lui signifie qu'elle est en état d'arrestation pour complicité d'assassinat. Garance dit qu'elle est l'innocente victime d'une erreur judiciaire. Le comte de Montray qui l'a croisée chez le boulanger confirme ses dires. Garance n'a pas besoin d'argent puisqu'elle est sous sa protection. Garance sort la tête haute, narguant tout le monde.

Garance, héroïne romantique d'un vaudeville mélodramatique.

Dans les mélodrames, le personnage central est un homme. Dans le film de Carné, c'est une femme. Nous retrouvons cet engouement de placer le personnage principal au centre, voire en titre, chez les romantiques. Nathalie ferait une parfaite Rosette dans On ne badine pas avec l'amour, le drame romantique qu'Alfred de Musset écrit en 1834. Batiste serait l'amoureux transi Coelio qui meurt d'amour pour une jeune femme qu'il a aperçu sur son balcon dans Les caprices de Marianne, pièce que Musset écrit l'année d'avant. Frédérick Lemaître y incarnerait le rôle d'Octave, le confident et ami

de Coelio chargé de faire se rencontrer les deux amants. De la même façon, Frédérick prévient Baptiste de sa présence au théâtre à la fin de la représentation du Marchand d'habits. Et le tuteur, Claudio serait interprété par le comte de Montray. De même que le tuteur par jalousie, fait assassiner Coelio, le comte tue en duel un homme à qui Garance avait souri. Il se trompe d'amant en provoquant Frédérick Lemaitre laissant ainsi le champs libre à Garance et Baptiste pour s'échanger des baisers. Il faut attendre 1845, pour que le modèle de Garance voit le jour. Prosper Mérimée écrit une nouvelle, Carmen. Bizet en fait opéra en 1874. Carné situe l'époque de sa fiction vers les années 1840. Ceci n'est peut- être qu'une coïncidence, mais une coïncidence frappante de similitudes. L'héroïne est une gitane qui séduit et envoûte les hommes. Elle fait preuve d'une totale liberté de moeurs et fait passer son indépendance avant tout.

Carmen (extrait de La Habanera) : L'amour est enfant de bohème qui n'a jamais connu de loi.

Ce comportement est une conséquence de son éducation, de sa race de gitane.

Les derniers mots de Don José à Carmen sont : Pauvre enfant, ce sont les calés qui l'ont élevée comme ça.

Garance n'est pas une bohémienne. Garance, dans son enfance, n'a pas eu la référence du père, puisque sa mère l'a élevée seule. Elle n'a pas eu l'image d'un homme partageant sa vie avec une femme. A partir du moment où sa mère meurt prématurément, on peut penser qu'elle a eu de nombreuses aventures avec des hommes, puisque c'est la vie qu'elle mène, le plus naturellement du monde dans le film.

Carmen chante ( extrait de la Habanera) : L'amour est un oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser.

L'adjectif rebelle est au féminin alors qu'oiseau et amour sont masculin. L'oiseau c'est l'image qu'utilise Jacques Prévert pour évoquer la liberté. L'amour serait une femme libre et Garance, l'allégorie de l'amour. Dans le film, elle est comparée à une oiseau et elle dit d'elle-même qu'elle est libre.

Lorsque Pierre-François Lacenaire lui rend visite dans l'hôtel particulier où elle vit avec le comte, il la compare à un oiseau en dans une cage de luxe. Edouard de Montray, geôlier, s'étonne qu'elle s'arrête de chanter en sa présence. Garance assure que malgré sa captivité, elle est toujours libre.

Lacenaire : Je sais aussi qu'on l'a mis en cage mon ange... Et dans la plus belle cage de Paris.

Garance : Rassurez-vous, on m'a achetée sans condition. Je suis libre encore.

Le comte : ... vous chantez. Il suffit que j'arrive pour que vous vous taisiez.

Carmen et Garance s'accaparent le droit d'offrir une fleur à l'homme qui leur plaît, au moment même où elles le croisent. Au début du premier acte de l'opéra, en chantant la Habanera, Carmen jette une fleur de cassie aux pieds du brigadier espagnol Don José, qui la ramasse et respire son parfum.

Au début de la première époque, Baptiste improvise une pantomime pour disculper Garance. Celle-ci lui lance une rose rouge qu'elle avait dans les cheveux. Baptiste la rattrape au vol, la contemple et la hume amoureusement.

Don José et Baptiste ont tous deux une fiancée dont l'intérêt dramaturgique est de fournir une rivale à l'héroïne. Garance et Carmen remettent en cause une union qui vraisemblablement débouchera sur un mariage.

Les deux fiancées ont des caractères similaires puisque
Micaëla, la promise de Don José représente le dévouement à

l'homme qu'elle aime, la pureté et la chasteté qui existe chez Nathalie.

Carmen et Garance sont des personnages féminins avant- gardistes, qui aujourd'hui déstabiliseraient bien des hommes par leurs comportements au-dessus des codes moraux. Elles dominent les hommes qu'elles aiment en agissant comme un homme. Elles offrent une fleur à leur bien aimé et s'affichent ouvertement libertines adeptes d'Epicure. Elles fascinent et cherchent l'amour. Insatiables chercheuses d'or, elles ne se satisfont jamais vraiment de ce qu'elles trouvent.

Garance : C'est tellement simple l'amour ...Je suis simple, tellement simple... J'aime plaire à qui me plaît. C'est tout. Et quand j'ai en vie de dire oui... je ne sais pas dire non.

En 1845, Mérimée fait mourir Carmen, car un esprit trop libre ne peut pas vivre impunément. Un siècle plus tard, Jacques Prévert contraint Garance à ne jamais se marier avec l'homme qu'elle aime, et de fuir loin de lui, seule dans son carrosse fermé sur la fête des gens qui son heureux.

Contrairement à Musset et Mérimée, il n'a pas convergence vers une fin fatalement funeste de la mort d'un des amants. Les personnages se séparent, se perdent de vue, se retrouvent pour se reperdre encore. Comme une ronde incessante, le

théâtre récupère les émotions de ses acteurs avant de les renvoyer dans la vie en capturer d'autres. De la vie au théâtre et du théâtre à la vie, il semble que l'histoire n'aura jamais de fin. Garance est une enfant du paradis. Elle reviendra se promener parmi les petites lueurs de Ménilmontant. Elle entonnera un air de liberté dans une chambre toute simple du Grand-Relais, mais d'où on a une vue imprenable sur la lune, car la lune est à tout le monde. Elle nous rejouera le vaudeville que nous aimons tant, celui de La femme, le mari, la maîtresse et ses autres amants. Au théâtre où tout est possible, ils reviendront tous pour elle. Nathalie, la femme trompée, Baptiste, son amoureux transi qui préfère s'exprimer avec les gestes, Frédérick Lemaître, qui s'exerce la voix, le verbes et les sentiments, Le comte de Montray à qui il manque toujours une pièce à sa collection

privée et Lacenaire fou d'avoir été trop éloigné de son ange Gardien.

V. Conclusion

Carné et Prévert ont réussi une mise en abîme totale du passé, anticipent le futur dans un présent qu'il ont imaginé, hors de leur époque.

Le rideau s'ouvre, le boulevard du crime ressemble à une carte postale, tel que les gravures nous le restituent, un siècle plus tôt. Le scénariste et le réalisateur nous font revivre l'ambiance euphorique d'une époque post- révolutionnaire. Le peuple de Paris respire un air de liberté. Enfin, il a le droit de s'exprimer au théâtre.

Garance est le personnage tout choisi, pour figurer ce sentiment de liberté. Sans attache, elle glisse de l'un à l'autre, elle adore ça la liberté. Une liberté qui lui vaut de ne pas sélectionner ses fréquentations. Par deux fois, elle est victime d'une erreur judiciaire, parce qu'elle a pour ami un criminel. Parce qu'elle a pour amant un officier allemand et ne cache à personne sa liaison, Arletty sera incarcérée pendant 18 mois en résidence surveillée, à la Libération. Victime d'une erreur judiciaire, l'actrice n'assistera pas à la sortie du film.

Personnage en avance sur son temps, Garance, amoureuse, ne se marie pas. Pourtant les occasions ne manquent pas. Subtilement, Prévert fait une allusion au poème de Paul

Eluard : Liberté. Frédérick s'adresse à son amante, lui expliquant que s'il la laisse libre, cela ne veut pas dire qu'il ne l'aime pas. Peut-être aimerais-tu(...)que je te harcèle un peu, que je te questionne, (...)que je fouille dans tes souvenirs, que je t'épie, que je te guette(...)rasant les murs où j'ai écrit ton nom. Cette réplique, métaphoriquement, peut-être rapprochée de la France sous l'occupation. Le sentiment d'insécurité dans le regard des autres, ce qu'il cache ou montre, la délation, la gestapo.

Pierre Brasseur ressemble trait pour trait à son modèle, Frédérick Lemaître. Jean-Louis Barrault, en Baptiste dans son habits d'homme blanc, malgré des entorses à l'histoire, a immortalisé le mime dans l'esprit de générations de français et de spectateurs du monde entier. Les criminels ne seront plus considérés de la même façon. Ne sont-ils pas les victimes d'une société qui ne les comprend pas et ne les reconnaît pas ? Cette idée ressortira bien des années plus tard dans les discours politiques.

Ce film est un joyau de la culture française, parce qu'il a la force de faire oublier la noirceur de l'Occupation dans une France, où le sourire a disparu des lèvres, les rêves ne passent plus les portes du sommeil. Les Enfants du paradis nous redonnent goût à la vie par la force poétique de son contenu. Hors du temps, ils nous rassurent, que dans les situation les plus sombres, aucune cloison n'est assez

épaisse pour étouffer les rêves. Ils nous donnent le souffle nécessaire pour fermer nos yeux sur un monde, où les gens vivent simplement, avec de petits rêves mais des rêves tout de même. C'est ce que fera Begnini, presque un demi siècle plus tard dans la vità è bella. Comment ne pas abîmer le Pierrot qu'il y a dans chacun de nos enfants avec la dure et parfois insupportable de la réalité de la cruauté des hommes quand rien ne les arrêtent plus ? Comment marcher au milieu des décombres encore fumants, et n'y voir qu'un immense jardin rempli de fleurs que Baptiste offrira à Garance ? Il n'y a que les gens qui ont souffert, qui peuvent trouver cette force qu'on sent dans le film de Prévert et de Carné, de transcender le désastre et de faire un miracle, créer de toute pièce un rêve somptueux quand on manque de tout et de faire renaître le début d'un sourire sur les visages tirés et durcis. Les Enfants du paradis, se place bien au dessus de son époque, dont les protagonistes sont tous des marginaux, avec des pensées très divergeantes réunis dans le même lieux où les places appartiennent à tout le monde. Dans le film de Carné, il y a des juifs, il y a des antisémites, il y a des résistants, il en a qui s'en foutent. Tout le monde à une place sans distinction de genre. Les Enfants du paradis est un film dont nous devons être fiers.

Filmographie de Marcel Carné.

1928 : Nogent, Eldorado du Dimanche 1936 : Jenny

( scénario : Jacques Prévert, Jacques Constant) 1937 : Drôle de Drame

( scénario : Jacques Prévert ) 1938 : Le Quai des Brumes

( scénario : Jacques Prévert ) 1938 : Hôtel du Nord

( scénario : Jean Aurenche, Henri Jeanson )

1939 : Le jour se lève

( scénario : Jacques Viot, Jacques Prévert ) 1942 : Les Visiteurs du soir

( scénario : Jacques Prévert, Pierre Laroche ) 1943-1944 : Les Enfants du paradis

( scénario : Jacques Prévert ) 1946 : Les portes de la nuit

( scénario : Jacques Prévert ) 1950 : Marie du port

( scénario : Jacques Prévert, Louis Chavance ) 1951 : Juliette ou la clé des songes

(scénario : Viot, Carné)

1953 : Thérèse Raquin

( scénario : Charles Spaak, Marcel Carné ) 1954 : L'air de Paris

( scénario : Jacques Viot, Marcel Carné ) 1956 : Le pays d'où je viens

( Jacques Emmanuel, Marcel Achard )

1958 : Les tricheurs

( scénario : Jacques Sigurd )

1960 : Terrain vague

( scénario : Henri-François Rey, Marcel Carné ) 1962 : Du Mouron pour les petits oiseaux

( Scénario : Jacques Sigurd, Marcel Carné ) 1965 : Trois chambres à Manhattan

(Scénario : Jacques Sigurd, Marcel Carné) 1968 : Les jeunes loups

( scénario : Claude Accursi, Marcel Carné ) 1971 : Les assassins de l'ordre

( Scénario Paul Andreota, Marcel Carné ) 1974 : La merveilleuse visite

( Scénario Didier Decoin, Robert Valey, marcel Carné) 1977 : La bible (documentaire.)

Bibliographie (non exhaustive.)

Les Films de Carné (Michel Pérez) Ramsay Poche cinéma janvier 1994

Marcel Carné ( Robert Chazal) Cinéma d'aujourd'hui. ed. Seghers. Décembre 1965.

Les Enfants du paradis (Geneviève Sellier) collection Synopsis. Nathan. 1992.

Child of Paradise Marcel Carné and the Golden age of French Cinema. (Edward Baron Turk) Harvard University Press. 1989. Marcel Carné et l'âge d'or du cinéma français 1929-1945 (traduction de Turk par Geneviève Sellier) L'Harmattan. 2002. Les théâtres du boulevard du Crime (Henri Beaulieu)

Deburau (Tristan Rémy)

Le théâtre de boulevard. Ciel mon mari ! (Olivier Barrot et Raymond Chirat) découvertes Gallimard. Paris Musées littérature.

Les enfants du paradis Avant-scène Cinéma n°72/73 juillet- septembre 1967. (Le scénario.)

ANNEXES






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote