Paragraphe 1. L'obtention de l'autorisation de saisine
du Comité Judiciaire
Le pourvoi au Comité Judiciaire appelle quelques
commentaires. A l?inverse du système français du pourvoi en
cassation, le recours à Londres n?est pas ouvert automatiquement aux
parties à l?instance qui a conduit à la décision
attaquée. La procédure est lourde. Mais, à y regarder de
plus près, elle se justifie par le caractère exceptionnel du
recours. Elle permet aussi d?accorder au litige toute son importance et sa
civilité.
Le pourvoi à Londres est soumis à une condition:
l?obtention de l?autorisation de saisine. Celle-ci peut être
délivrée soit par la Cour locale, la Cour Suprême de
Maurice (A), soit, le cas échéant, par le Comité
Judiciaire lui- même (B).
A. Autorisation délivrée par la Cour
Suprême de Maurice
A la fin d?une affaire jugée par la Cour Suprême,
la partie succombante peut demander l?autorisation de porter l?affaire devant
le Comité Judiciaire. La Cour locale elle-même exerce un
filtrage593. Le législateur britannique a estimé que
la Cour qui a rendu la décision que l?on se proposait de frapper d?un
recours est la mieux placée pour se prononcer, au cours d?un
procès distinct, sur l?opportunité d?accorder l?autorisation de
saisine. Ce système de filtrage est très serré et
s?explique par l?étendue de la compétence territoriale du juge
londonien.
Deux cas de figure se présentent. Dans certaines
matières prévues, la Cour a une compétence liée et
doit accorder l?autorisation (a) et dans d?autres matières, la Cour
dispose d?une compétence d?appréciation souveraine (b).
a. La compétence liée de la Cour de
Maurice
592 On exprime l?extinction de l?instance par la formule
suivante: «Lorsque la décision est prononcée, le juge cesse
d?être juge (lata sententia desinit esse judex)».
593 C?est ce qui en partie explique le faible nombre de recours
au Comité Judiciaire.
Les affaires dans lesquelles la Cour locale a une
compétence liée pour accorder l?autorisation, le droit
britannique594 leur a consacré l?expression de recours de
plein droit (appeal as of right). Ces affaires sont
expressément prévues par la Constitution mauricienne de 1968, et
éventuellement des Lois ordinaires. Nous savons que les recours existent
de droit contre les décisions définitives en matière
d?interprétation d?une norme constitutionnelle, dans tout litige d?un
montant supérieur à RPM 10,000 595 et en
matière du contentieux des élections
législatives596. Ces dispositions, selon le Comité
Judiciaire, doivent être interprétées
strictement597 mais le juge mauricien s?estime contraint d?accorder
l?autorisation dans les cas mentionnés quand bien même que le
pourvoi apparaisse futile et vexatoire598. La demande d?autorisation
doit être enregistrée au rôle de la Cour Suprême dans
un délai de 21 jours à compter du prononcé de
l?arrêt du dernier ressort599. Ce court délai se
justifie par le fait qu?on ne saurait admettre que la chose jugée puisse
rester en suspens. Il correspond à ce qui est nécessaire à
la partie perdante pour apprécier l?opportunité du recours
à Londres. Un juge (unique) de la Cour Suprême statuera sur la
requête et accorde éventuellement une autorisation conditionnelle
de se pourvoir (conditional leave to appeal)600. Le
demandeur au pourvoi doit, dans un délai ne dépassant pas
quatre-vingt-dix jours, déposer une somme, déterminée par
le juge, en cautionnement601 et s?engager à faire toute
diligence pour suivre la procédure602 afin d?obtenir une
autorisation définitive de recours (final leave to appeal). Au
cas contraire, la Cour peut rapporter son autorisation603. La Cour
peut, en outre, autoriser en toute discrétion604
594 V. par exemple les Règles sur le Comité
Judiciaire de 1925.
595 Article 81 CM.
596 Article 37-6 CM et 48 A de la Loi sur la
représentation du peuple (Representation of People Act) de
1968.
597 CJCP: 16 juin 1994, Alceo Zuliani c/ Verson S. Veira, WLR,
1994, vol. 1, pp. 1149 à 1155, affaire de St. Christopher et Nevis, Lord
Nolan rédacteur de l'arrêt.
598 CSM: 18 mai 1970, Ramdharry Insurance Company Ltd. c/
O?Shea, MR, 1970, pp. 114 à 115, le juge Latour-Adrien rédacteur
de l'arrêt. «As guardian of the Constitution, the Court is bound to
give effect to the applicant?s right no matter what its views as to the merits
of the appeals may be», ibid., p. 114.
599 Article 3 de l?Ordonnance sur les recours mauriciens au
Conseil Privé du 12 mars 1968, in ATTORNEY-GENERAL?S OFFICE, cité
note 219, vol. 1, p. 71 et s.
600 L?Ordonnance de 1968 prévoit que la décision
du juge peut être frappée d?appel devant une formation
composée de trois juges. Dans la pratique, si le juge unique rejette la
demande, l?appelant tend à demander l?autorisation auprès du
Comité Judiciaire.
601 Le montant fixé peut être amoindri par la
Cour même après l?expiration du délai de quatre- vingt-dix
jours. V. CSM: 15 décembre 1986, De Boucherville c/ Regina, MR, 1986,
pp. 237 à 240, le juge Glover rédacteur de l'arrêt.
602 Article 4, de l?Ordonnance de 1968, cité note 599.
603 Article 11, ibid.
604 CSM: 2 avril 1993, Ah Chuen c/ Ah Chuen, MR, 1993, pp. 1
à 8, le Chef-Juge Sir Victor Glover rédacteur de
l'arrêt.
l?exécution de la décision frappée de
recours même si elle a accordé l?autorisation de saisir le
Comité Judiciaire605.
Ainsi, dans les affaires relevant de la compétence
liée de la Cour Suprême, les pouvoirs du juge local sont en
apparence médiocres, mais peuvent, par le biais de la fixation du
cautionnement et l?exécution provisoire de la décision
frappée d?appel, dissuader les plaideurs à intenter des recours
à Londres.
b. La compétence quasi discrétionnaire de la
Cour Suprême
La Cour Suprême de Maurice a, si l?affaire en question
ne relève pas d?un des cas expressément prévus par un
texte de loi, un pouvoir quasi discrétionnaire d?accorder l?autorisation
de se pourvoir au Comité Judiciaire. Selon la Constitution, la Cour
délivre une permission de saisine si elle estime que l?affaire
relève d?une «grande importance générale ou publique
ou autrement»606. La notion de grande importance
générale ou publique est interprétée strictement
par la Cour locale. Une affaire qui intéresse une grande
communauté religieuse607 ou qui est
médiatique608 peut ne pas relever d?une importance
générale ou publique. Cette notion signifie plutôt que
l?affaire doit impliquer une difficulté juridique, un problème de
droit sérieux à propos de l?application des principes
généraux et qui est susceptible de comporter de grandes
conséquences pour l?avenir. Par exemple, une grande divergence de vue
entre les juges de la Cour Suprême lors d?une affaire confère
à celle-ci le caractère important609. En revanche, la
Cour Suprême a revendiqué que le terme «autrement» de la
Constitution lui permet d?autoriser un pourvoi lorsque le cas de
l?espèce présente des difficultés techniques même
s?il n?est pas d?une importance générale610. Sa
discrétion est dans ce cas totale. La Cour veut dans certains cas
faciliter la saisine du Comité Judiciaire afin que sa décision
puisse davantage être légitimée.
605 CSM: 26 janvier 1880, Boulanger c/ Martin, DCSM, 1880, pp.
13 à 15, le Chef-Juge A. G. Ellis rédacteur de l'arrêt. V.
également CSM: 15 décembre 1993, Ramphul c/ Bodhea, MR, 1993, pp.
370 à 371, le juge Lallah rédacteur de l'arrêt.
606 Article 81-2-a CM et article 70 A nouveau (Loi de 1990) de la
Loi de 1945 sur les Cours.
607 CSM: 6 décembre 1915, Marie c/ Congrégation des
Hindous de Maurice, 1916, DSCM, pp. 88 à 94, le juge Sir A. Herchenroder
rédacteur de l'arrêt.
608 CSM: 11 septembre 1924, Corson Lagesse c/ Colonial
Government, DSCM, 1924, pp. 96 à 99, le juge Serret rédacteur de
l'arrêt.
609 CSM: 3 février 1992, Regina c/ Kristanah, MR, 1992,
pp. 17 à 21, le juge Lallah rédacteur de l'arrêt.
610 CSM: 21 mars 1940, The Surtee Soonee Musulman Society c/
Mamode Nazroo, MR, 1940, vol. 2, pp. 14 à 17, le juge G. Tracey Watts
rédacteur de l'arrêt.
Les mêmes critères sont appliqués dans les
affaires pénales611.
B. Autorisation délivrée par le
Comité Judiciaire
Le Comité Judiciaire, du fait de son essence royale,
conserve un pouvoir absolu et même exorbitant612 d?accorder
aux parties une autorisation dite «autorisation spéciale» (ou
«autorisation extraordinaire») de recours (special leave to
appeal).
Nous envisagerons l?étendue de la compétence du
Comité d?accorder l?autorisation telle qu?il l?a définie
lui-même (a) et ensuite, les modalités de demande de
l?autorisation (b).
a. L'étendue de la compétence
Que la compétence du Comité Judiciaire est
générale n?est guère douteux. Il suffit, pour s?en
convaincre, de savoir que le juge londonien peut accorder une autorisation
d?accès à son prétoire dans trois cas: dans les affaires
pour lesquelles la Cour Suprême a refusé de donner l?autorisation,
dans celles où elle n?a pas le pouvoir d?en donner, ce qui est purement
théorique, et, en dernier lieu, dans celles où il s?agit
d?interjeter appel d?une décision d?une cour inférieure à
la Cour Suprême613. Il est évident que ces cas
d?ouverture ne limitent en aucune manière sa compétence mais
consacre son caractère global.
Ces compétences appellent toutefois quelques
commentaires. Le Comité Judiciaire n?a jamais largement ouvert son
prétoire. Il soumet l?autorisation spéciale à des
règles de fond strictes. En matière de droit privé et
public, l?autorisation est accordée, outre dans les cas
expressément prévus par la Constitution, lorsque le litige
soulève une question d?intérêt général
(matters of dominant public interest)614 ou un point de
droit important, même si le montant du litige est inférieur
à celui prévu pour le pourvoi. Ces critères peuvent
être rapprochés de ceux utilisés par le juge local.
611 CSM: 15 janvier 1991, Sans Souci c/ Regina, MR, 1991, pp.
204 à 205, le juge Glover rédacteur de l'arrêt.
612 Il peut, par exemple, sur simple saisine par voie de
pétition ordonner, quelques heures après le prononcé de la
décision de dernier ressort, le sursis de l?exécution d?une
sentence de mort. V. CJCP: 13 juin 1995, Thomas Reckley c/ Minister of Public
Safety and Immigration, WLR, 1995, vol. 3, pp. 390 à 396, affaire des
Bahamas, Lord Browne-Wilkinson rédacteur de l'arrêt. V.
également, CJCP: 26 juillet 1994, Guerra c/ The State, TLR, 29 juillet
1994, pp. 441 à 442, affaire de Trinité et Tobago, Lord Nolan
rédacteur de l'arrêt.
613 Article 81-5 CM: «Aucune disposition du
présent article n?affectera tout droit du Comité Judiciaire
d?accorder une autorisation spéciale pour l?exercice d?un pourvoi contre
toute décision rendue par une cour quelconque en matière civile
ou pénale».
614 CJCP: 20 mars 1960, R. S. Lopes c/ N. K. V. Chettiar, AC,
1968, pp. 887 à 894, affaire de la Malaisie, Vicomte Dilhorne
rédacteur de l'arrêt.
Le Comité Judiciaire, du fait de son éloignement
géographique, est réticent à trancher de simples
hypothèses d?école (academic questions) ou des questions
juridiques abstraites615. Il rejette toute demande ne comportant que
des intérêts doctrinaux616.
En matière pénale, selon une jurisprudence
séculaire, l?autorisation spéciale n?est accordée que dans
des cas exceptionnels617, notamment lorsqu?il apparaît qu?il y
a dans le litige une violation de la procédure ou que les principes
fondamentaux de justice (principles of natural justice) n?ont pas
été respectés618. Il faudrait, en sus, qu?une
grande injustice ait été commise. Une simple violation non
substantielle des formes entraînerait l?octroi de l?autorisation
extraordinaire que s?il apparaît qu?elle peut comporter des
conséquences néfastes ou résulter en une sentence
injuste.
b. Les modalités de demande de l'autorisation
spéciale
La demande de l?autorisation spéciale est faite par
voie de pétition619 dans la mesure où la
délivrance de l?autorisation est par excellence une prérogative
régalienne. La pétition, en six exemplaires, doit être
adressée dans le plus bref délai620 à partir du
prononcé de l?arrêt contre lequel l?appelant désire se
pourvoir. Dans des cas exceptionnels, par exemple, lorsqu?un revirement de
jurisprudence a été opéré, le juge londonien peut
accorder une autorisation longtemps après le prononcé de la
décision en dernier ressort621.
La pétition doit être motivée. Elle expose
la nature du procès, le fondement de la décision attaquée
et les raisons pour lesquels le demandeur au pourvoi considère la
décision comme erronée et tout élément touchant
à l?importance ou l?intérêt public de la question
soulevée622. La pétition est débattue à
l?audience devant une formation de trois juges. Le Comité Judiciaire
615 CJCP: 24 juillet 1967, Australian Consolidated Press c/ Uren,
All ER, 1967, vol. 3, pp. 523 à 538, affaire de l?Australie, Lord Morris
of Borth-y-Gest rédacteur de l'arrêt.
616 CJCP: 20 juillet 1992, Mastan E-Allam Bhewa c/ The Government
of Mauritius, affaire de Maurice, Lord Keith of Kinkel rédacteur de
l'arrêt.
617 CJCP: 19 mars 1887, In re Abraham Mallory Dillet, AC, 1887,
pp. 459 à 470, affaire de l?Honduras britannique (Bélize), Lord
Watson rédacteur de l'arrêt.
618 CJCP: 6 mars 1914, Ibrahim c/ The King, cité note
408.
619 Article 3 des Règles sur le Comité Judiciaire
du 24 novembre 1982.
620 Article 4, ibid.
621 CJCP: 2 novembre 1993, Trevor Walker c/ The Queen, WLR,
1993, vol. 3, pp. 1017 à 1021, affaire de la Jamaïque, Lord
Griffiths rédacteur de l'arrêt. Dans cette affaire, plusieurs
condamnés attendaient à être pendus. Entre-temps, le
Comité Judiciaire avait interdit certaines exécutions de la
sentence de mort.
622 Article 3-1-a des Règles sur le Comité
Judiciaire de 1982, citées note 619.
peut aussi statuer par défaut de représentation
du défendeur au pourvoi623. Le Comité Judiciaire
rendra sa décision non-motivée au vu des seuls
éléments produits sans se prononcer sur le fond de l?affaire. Si
le juge londonien conclut à l?octroi de l?autorisation spéciale,
il fixe la caution à fournir par l?appelant624 et statue
éventuellement sur l?exécution provisoire de la décision
attaquée.
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