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Le Comité Judiciaire du Conseil Privé de la Reine Elisabeth II d'Angleterre et le Droit Mauricien

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par Parvèz A. C. DOOKHY
Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Docteur en Droit 1997
  

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Paragraphe 1. La question de la peine de mort

Comme dans beaucoup sociétés, le problème de la peine capitale1043 a provoqué dans le Commonwealth, notamment devant le Tribunal de la Downing Street, la passion dans les discussions théoriques et juridiques et de remarquables revirements dans l?application pratique.

Le débat s?est porté sur la constitutionnalité de la sanction (A) et s?est évolué ensuite sur la mise à exécution de la peine (B).

A. La constitutionnalité de la peine

Le Conseil Privé a déclaré la peine de mort conforme à la Constitution (a). Ce point de vue, bien que maintenu, s?inscrit-il dans l?évolution historique de la jurisprudence des juridictions des droits de l?homme sur ladite peine (b) ? Une étude de droit comparé nous permettra d?effectuer une appréciation critique de la jurisprudence du Comité Judiciaire et pousser plus avant notre analyse.

1043 NORMAND Marcel: «La peine de mort», PUF, Que sais-je ?, 1980, 127 p.

a. La déclaration de constitutionnalité

Les peines corporelles et la peine de mort, le châtiment suprême, avaient existé dans tous les pays. Au Royaume-Uni, la peine corporelle fut maintenue jusqu?au vingtième siècle. Les coups de fouet ne furent abolis qu?en 19481044 mais le châtiment corporel survécut dans l?île de Man jusqu?en 19781045. En Angleterre, la légitimité juridique de la peine de mort n?est pas totalement mise en cause bien que les exécutions n?aient plus lieu. Elle subsiste en cas de haute trahison et fut abolie de manière progressive pour les crimes (felonies) de droit commun. Une Loi de 1965 avait supprimé la peine pour une durée de cinq années et une autre Loi, promulguée en 1969, déclara l?abolition permanente. L?Angleterre n?est toutefois pas signataire du Protocole n° 6 relatif à l?abolition de la peine de mort à la Convention Européenne des Droits de l?Homme1046.

La République de Maurice est considérée juridiquement comme un pays rétentionniste, ou plutôt à l?heure actuelle, un pays abolitionniste de fait. La peine de mort fut sérieusement contestée par une majorité de députés. Après avoir fait procéder à quelques exécutions, le gouvernement de Sir Aneerood Jugnauth fit adopter en 1995 par l?Assemblée Nationale un projet de loi1047 suspendant la sentence de mort1048. Cependant, ce projet ne reçut l?assentiment du Chef de l?Etat et fut renvoyé à l?Assemblée pour une nouvelle délibération1049. Il ne fut plus inscrit à l?ordre du jour de l?Assemblée qui s?était renouvelée après.

A Maurice, comme dans les pays ayant une Constitution de type Westminster, la peine capitale en soi (per se) est considérée comme conforme à la Norme Fondamentale1050. En effet, les Constitutions du Commonwealth1051, à la manière de la Convention Européenne des Droits de l?Homme, proclament le droit à la vie sous réserve notamment d?une limitation: la sanction de la peine

1044 FRY Margery: «La réforme pénale anglaise de 1948», RSC, 1951, pp. 619 à 631. 1045 CEDH: 25 avril 1978, Tyrer c/ Royaume-Uni, PCEDH, 1978, série A, vol. 26, 32 p.

1046 Il semble qu?il se dessine en Europe une norme d?ordre public d?interdiction de la peine capitale. V. CE: 15 octobre 1993, affaire Madame Aylor, RDCE, 1993, pp. 283 à 293, conclusion du commissaire du gouvernement Vigouroux.

1047 Projet de loi de Sir Maurice Rault, ministre de la justice, intitulé abolition de la peine de mort.

1048 MARIMOOTOO Henri: «Le crime d?Etat en sursis», WE, 6 août 1995, p. 7.

1049 Le Président de la République contestait la peine substitutive, la réclusion criminelle à vingt ans qu?il jugeait insuffisante.

1050 CJCP: 15 octobre 1980, Ong Ah Chuan c/ Public Prosecutor, AC, 1981, pp. 648 à 674, affaire de Singapour, Lord Diplock rédacteur de l'arrêt. Il affirme que: «it was not suggested on behalf of the defendants that capital punishment is unconstitutional per se. Such an argument is foreclosed by the recognition in article 9(1) of the Constitution that a person may be deprived of life in accordance with law», ibid., p. 672.

1051 L?article 4-1 de la Constitution de Maurice est ainsi rédigé: «Nul ne peut être intentionnellement privé de la vie sauf en exécution d?une décision de justice le condamnant pour crime».

capitale prononcée par une cour de justice compétente. Aussi, les Constitutions du Commonwealth, comportent une clause conférant une sorte de brevet de constitutionnalité à tout type de peine pratiqué ou prévu juridiquement avant l?entrée en vigueur de la Constitution ou avant une date fixée1052. Ces peines et sanctions ne peuvent être considérées comme étant inhumaines et dégradantes1053.

En vertu de ces dispositions, le Comité Judiciaire s?interdit de contrôler la peine de mort, ou, comme le formule le juge, de substituer son propre jugement à celui du législateur sur la question1054. Le juge londonien se range à la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l?Homme. La peine de mort ne viole pas la protection contre les peines inhumaines et dégradantes. L?exception prévue au droit à la vie est une exception générale, à tous les articles du catalogue des droits1055. Il y a lieu de lire toute la Constitution en harmonie avec l?exception au droit à la vie afin que celle-ci ne soit pas réduite à néant. Davantage encore, le Comité Judiciaire affirme que, du moment où la peine de mort était prévue par une loi antérieure à la Constitution, elle échappe au contrôle du juge1056. Si aucune loi antérieure à la Constitution n?avait prévu le mode d?exécution de la sentence, le juge londonien considère que la pratique de la Common Law comble le vide juridique1057. Aussi, le juge londonien ne contrôle ni la proportionnalité entre la gravité de l?infraction et le degré de la peine ni l?absence de discrétion laissée au juge du fond quant au prononcé de la peine si la culpabilité est retenue. Il considère que la peine de mort peut constitutionnellement être une peine obligatoire1058.

Si logiques et si bien construits qu?ils soient, les arrêts du Comité Judiciaire n?en apparaissent pas moins regrettables. L?indifférence, la neutralité, la rigueur juridique du Comité Judiciaire sur la question de la peine de mort ont provoqué les plus grandes réserves et contestations de la doctrine. En ce sens, Monsieur le Professeur David Pannick soutient qu?en contentieux constitutionnel (constitutional adjudication) la solution donnée par le juge est

1052 Article 7 CM. 1053 Ibid.

1054 CJCP: 15 mai 1975, Micheal de Freitas c/ George Ramoutar Benny, AC, 1976, pp. 239 à 248, affaire de Trinité et Tobago, Lord Diplock rédacteur de l'arrêt.

1055 CEDH: 29 janvier 1989, Soering c/ Royaume-Uni, 1979, série A, vol. 161, 83 p., v. p. 40, paragraphe 103.

1056 CJCP: 19 janvier 1966, Simon Runyowa c/ The Queen, cité note 827.

1057 CJCP: 3 avril 1995, Larry Raymond Jones c/ Attorney-General, WLR, 1995, vol. 1, pp. 891 à 897, affaire des Bahamas, Lord Lane rédacteur de l'arrêt.

1058 «There is nothing unusual in a capital sentence being mandatory. Indeed its efficacy as a deterrent may be to some extent diminished if it is not. At Common Law all capital sentences were mandatory?, CJCP: 15 octobre 1980, Ong Ah Chuan c/ Public Prosecutor, cité note 1050, v. p. 673.

toujours empreinte d?une discrétion. En vertu de cette proposition, le juge londonien aurait dû prêter attention aux considérations humaines et affectives. Il aurait dû, dans les cas difficiles, faire primer le jus? sur le lex?. Or, le Comité Judiciaire avait privilégié la solution inverse1059.

Il ne faut pourtant sombrer dans une vision pessimiste de la jurisprudence londonienne. On assiste dans des cas mauriciens à une volonté des juges de la Downing Street de remettre en cause, fût-ce de manière indirecte, la peine capitale. En effet, la Haute Juridiction a, au cours de cette décennie, fait reculer à Maurice la peine de mort même si elle demeure une sanction valide. Auparavant, il faisait preuve d?une grande retenue à l?égard des moyens de vice de forme et de procédure invoqués par les plaideurs mauriciens dans les affaires impliquant la sanction capitale1060. Depuis le début des années quatre-vingt-dix, elle a annulé la Loi prescrivant cette sentence aux personnes reconnues coupables de trafic de stupéfiants au motif qu?elle viole le principe de la séparation des pouvoirs1061, et dans une autre affaire, a commué la peine en emprisonnement à vie1062.

Une nouvelle jurisprudence est peut-être en train de voir le jour. Nous voici à un tournant, à un moment crucial de l?acceptation de la peine de mort dans les sociétés modernes du Commonwealth. Un regard sur le droit comparé est dès lors intéressant et pourrait éventuellement servir de guide au développement à la jurisprudence londonienne.

b. La constitutionnalité de la peine de mort en droit comparé

Comme de nombreux textes primaires de droit international1063, ni les Constitutions du Commonwealth, ni le Comité Judiciaire n?ont aboli la peine de mort. Cette position conservatrice est aussi conforme à celle de la majorité des juridictions constitutionnelles du monde. Elle pourrait être remise en cause en ce sens que la peine de mort est de plus en plus considérée comme une peine cruelle, inhumaine et dégradante.

La moitié des Etats des Etats-Unis d?Amérique n?ont pas encore aboli la peine de mort et la Cour Suprême fédérale a déclaré cette sentence en soi

1059 PANNICK David: «Judicial review of death penalty», Londres, Duckworth, 1982, 245 p. 1060 CJCP: 2 octobre 1984, Louis Léopold Myrtile c/ The Queen, cité note 570.

1061 CJCP: 18 février 1992, Ali c/ Regina, cité note 635.

1062 CJCP: 18 avril 1994, Roger France Pardayan De Boucherville c/ The State, affaire de Maurice, Lord Keith rédacteur de l'arrêt.

1063 SCHABAS William A.: «The abolition of death penalty in international law», Cambridge, Grotius Publications Ltd, 1993, 384.

constitutionnelle parce que prévue expressément par la Loi Fondamentale1064. Cependant, la Cour met l?accent sur la nécessité de respecter les garanties procédurales et se déclare compétente pour contrôler les lois répressives qui enlèvent au juge du fond sa discrétion quant au prononcé de la sentence ou une autre peine une fois la culpabilité de l?accusé reconnue. La Cour, contrairement au Comité Judiciaire, considère que la peine de mort obligatoire (mandatory) n?est pas constitutionnelle. Elle dénie au juge le droit de faire bénéficier au coupable des circonstances atténuantes (mitigating circumstances). Aussi, la Cour interdit l?application de la peine aux mineurs et aux déficients mentaux1065.

Des organes supranationaux, seul le Comité des Droits de l?Homme des Nations Unies du Pacte relatif aux droits civils et politiques1066 a posé les premiers jalons tendant à interdire la peine de mort alors même que le Pacte susmentionné l?autorise expressément. Le droit à la vie de l?article 6 du Pacte est considéré comme un droit pratiquement intangible et le droit le plus suprême1067. Cette lecture implique que l?article 6 n?est sujet à aucun aménagement et s?inscrit à l?encontre de la lettre de l?énoncé du texte dans son ensemble. Le raisonnement du Comité des Droits de l?Homme se développera en reconnaissant dans une décision majoritaire que la peine de mort peut en soi être considérée comme inhumaine et dégradante aux termes de l?article 7 du Pacte1068. Le Comité des Droits de l?Homme marque définitivement sa volonté de ne pas être lié par le texte quels que soient ses degrés de contraintes afin de pouvoir faire évoluer le débat sur la peine capitale et répandre l?idée selon laquelle l?abolition de cette sentence, conformément au Préambule du deuxième Protocole Facultatif se rapportant au Pacte, «contribue à promouvoir la dignité humaine et le développement progressif des droits de l?homme»1069.

La Cour Constitutionnelle de l?Afrique du Sud aura le mérite de s?être livrée à une interprétation très dynamique et concrète de la notion de

1064 CSEUA: 2 juillet 1976, Gregg c/ Georgia, US, 1976, vol. 428, pp. 153 à 241, le juge Stewart rédacteur de l'arrêt majoritaire. V. Kauffmann Sylvie: «Aux Etats-Unis, une exécution capitale par semaine», Le Monde, 22-23 septembre 1996, p. 12.

1065 VROOM Cynthia: «La nouvelle jurisprudence de la Cour Suprême américaine sur la peine de mort», RSC, 1989, pp. 832 à 841.

1066 MC GOLDRICK Dominic: «The Human Rights Committee: its role in the development of International Convenant on Civil and Political Rights», Oxford, Clarendon Press, 1994, 576 p.

1067 «La valeur de la vie est incommensurable pour tout être humain et le droit à la vie consacré par l?article 6 du pacte est le droit suprême», CDHNU: 30 juillet 1993, Joseph Kindler c/ Canada, Communication n° 470/1991, RUDH, 1994, pp. 165 à 181, v. avis de Bertil Wennegrenn, p. 175.

1068 «Le Comité est conscient de ce que, par définition, toute exécution d?une sentence de mort peut être considérée comme constituant un traitement cruel et inhumain au sens de l?article 7 du Pacte», CDHNU: 5 novembre 1993, Ng c/ Canada, Communication n° 469/1991, RUDH, 1994, pp. 150 à 165, v. p. 159, paragraphe 16.2.

1069 Deuxième Protocole Facultatif se rapportant au Pacte International relatif aux droits civils et politiques visant à abolir la peine de mort du 15 décembre 1989.

traitement inhumain1070. Soucieuse de donner plein effet au droit à la vie, la cour s?est montrée particulièrement audacieuse en déclarant avec une très grande force que la peine de mort, indépendamment de la Constitution Sud Africaine de 1993, est une peine cruelle et dégradante parce qu?elle enlève à la personne condamnée toute dignité1071 et la considère comme un objet à éliminer par l?Etat1072. Elle souligne que l?exécution d?une personne ne met pas seulement fin à l?exercice du droit à la vie mais à tous les autres droits constitutionnels. Cette conception de la peine capitale a pour mérite de la définir de manière concrète et non juridique et abstraite. Cette conception est proche de celle mise à l?avant par Amnesty International1073.

Le juriste pourrait souhaiter d?avantage de juridicité dans l?appréciation de la Cour Constitutionnelle de l?Afrique du Sud, mais très pragmatique, elle exerce son contrôle avec intensité et même sur l?opportunité de la sanction afin d?être progressiste dans la protection des droits. En engageant un véritable débat sur la légitimité de la sanction1074, le juge soutient que la peine capitale ne comporte aucun caractère intimidant et dissuasif (is not deterrent)1075. Le risque d?erreur judiciaire (risk of miscarriage of justice), inhérent au système même de la justice, impose que ladite sentence ne soit plus appliquée. La condamnation par erreur d?un homme à une peine d?emprisonnement peut donner lieu à réparation et non l?exécution erronée d?un homme1076. La peine capitale est une peine irréparable 1077.

On aurait sans doute aimé que le Comité Judiciaire montre, à l?instar du Comité des Droits de l?Homme et de la Cour Constitutionnelle de l?Afrique du Sud, plus d?audace sur la question de la constitutionnalité de la peine de mort, mais il est en somme bloqué par le caractère lacunaire des moyens invoqués par les requérants. Ceux-ci n?ont pas soutenu l?inopportunité de la sanction ou

1070 KEIGHTLEY Raylène: «Torture and cruel inhuman and degrading treatment of punishment in the UN Convention against torture and other instruments of international law: Recent developments in South Africa», SAJHR, 1995, pp. 379 à 400.

1071 GRAHL-MADSEN A.: «The death penalty, the moral, ethical and the human rights dimensions: the human rights perspective», RIDP, 1987, pp. 567 à 581.

1072 «Death is a cruel penalty... and it is degrading because it strips the convicted person of all dignity and treats him or her as an object to be eliminated by the state», CCAS: 6 juin 1995, The State c/ Makwanyane, SALR, 1995, vol. 3, pp. 391 à 521, le Président Chakalson rédacteur de l'arrêt principal, v. p. 409-10.

1073 AMNESTY INTERNATIONAL: «La peine de mort, quand l?Etat assassine», Editions Amnesty International, 1989, 120 p.

1074 THORSTEN Sellin: «The penalty of death», Londres, Sage Library of Social Research, 1980, 190 p.

1075 CCAS: 6 juin 1995, The State c/ Makwanyane, cité note 1072, v. p. 443.

1076 Ibid., p. 421.

1077 Le Comité Judiciaire s?accorde sur ce point et ainsi exige des autorités locales le devoir d?accorder aux condamnés la possibilité d?exercer tout moyen de recours avant leur exécution. «Execution of a death warrant is an uniquely irreversible process», CJCP: 13 juin 1995, Thomas Reckley c/ Minister of Public Safety and Immigration, cité note 591, v. p. 396.

encore sa violation constitutionnelle du fait qu?elle ne porte pas seulement atteinte au droit à la vie, ce qui est autorisé, mais à tous les droits fondamentaux. Une fois exécutée, une personne perd tous ses droits. Mais que nul n?en disconvient ! La Haute Instance londonienne a manifesté une attention particulière à propos de la mise en exécution de la peine.

B. La constitutionnalité de la mise à exécution de la peine

Une fois l?indépendance acquise, les nouveaux Etats du Commonwealth ont évolué politiquement et socialement très vite. Cette transformation, ce changement de moeurs, a souvent contraint le Comité Judiciaire à adapter sa jurisprudence aux données nouvelles.

Comme dans beaucoup d?autres matières, les Sages ont opéré un revirement de jurisprudence sur la question de la mise à exécution ou les circonstances d?application de la sentence de mort. Dès lors, il convient d?analyser la jurisprudence antérieure (a) et, ensuite, la jurisprudence récente (b).

a. La jurisprudence antérieure

Des avocats au Conseil Privé avaient tenté d?attaquer de front la constitutionnalité des retards accusés dans la mise à exécution de la sentence de mort à l?égard des condamnés. Est-ce que le fait de ne pas avoir pendu1078 le condamné après écoulement d?un certain temps ne rend-t-il pas son exécution désormais contraire à la Constitution au regard de la protection contre les peines inhumaines et dégradantes ? Le Comité Judiciaire reconnaissait qu?un délai excessif est un facteur à prendre en considération par le Chef de l?Etat lors de l?exercice de ses pouvoirs de grâce1079 et déplorait la pratique de l?exécution retardée1080. Néanmoins, la Haute Instance faisait preuve d?une prudence et même d?une timidité inhabituelles. Son raisonnement était le suivant. La Constitution autorisait l?application de tout type de peine pratiqué avant son entrée en vigueur. Puisqu?il n?existait aucun recours contre le délai intervenu dans l?exécution pendant la période précédent l?indépendance, l?exécution demeure, même retardée, une sanction valide.

1078 Dans tous les pays de Common Law, le condamné à mort est traditionnellement pendu et non guillotiné.

1079 CJCP: 28 juin 1982, Noël Riley c/ Attorney-General, cité note 571.

1080 CJCP: 12 juin 1979, Stanley Abott c/ Attorney-General, WLR, 1979, vol. 1, pp. 1342 à 1349, affaire de Trinité et Tobago, Lord Diplock rédacteur de l'arrêt.

Cette attitude a été l?objet des critiques les plus vives à la fois de la doctrine1081 et de certains Lords judiciaires eux-mêmes. Regrettant l?interprétation austère de la Constitution par leurs pairs, les Lords Scarman et Brightman ont, dans l?affaire Noël Riley, estimé que l?attente par un prisonnier de sa pendaison lui provoque des souffrances mentales et une angoisse d?une intensité particulière qui deviendrait cruelle si elle dure pendant plusieurs années1082.

Le Comité Judiciaire fut par la suite sensible aux arguments des juristes des droits de l?homme et au développement de la jurisprudence des cours internationales.

b. La jurisprudence nouvelle

Le Comité Judiciaire a fait un spectaculaire revirement de jurisprudence et pose des principes non encore consacrés par ses homologues étrangers en vue de témoigner de sa volonté à résoudre des situations tragiques1083. Les sept Lords judiciaires composant la formation de jugement dans l?affaire Earl Pratt1084 indiquent qu?ils interpréteront la Constitution «de façon à ce qu?elle préserve les règles de civilité qui interdissent tout acte inhumain quand bien même il ne serait assimilable à la barbarie du génocide»1085. Ils confèrent à l?article protégeant l?individu contre les traitements dégradants, conçu initialement comme une réponse aux crimes abominables du nazisme, un nouveau dynamisme et une place prééminente dans la sauvegarde de la dignité de l?homme.

Le raisonnement de la Haute Juridiction de Londres est très humaniste, notamment en raison de la belle part attribuée aux sentiments de bienveillance que tout individu doit éprouver à l?égard d?un condamné à mort. Elle déclare avec éloquence que l?homme nourrit une répulsion instinctive contre la perspective d?exécution de quelqu?un qui a vécu sous la sentence de la mort pendant des années. Il est inhumain de faire vivre longtemps un homme dans

1081 ANTOINE R. M. B.: «The Judicial Committee of the Privy Council, as inadequate remedy for death row prisoners», ICLQ, 1992, pp. 179 à 190 et ZELLICK Groham: «Fundamental rights in the Privy Council», PL, 1982, pp. 344 à 346.

1082 CJCP: 28 juin 1982, Noël Riley c/ Attorney-General, cité note 571, v. opinion dissidente des Lords Scarman et Brightman, pp. 561 à 570.

1083 SCHABAS William A, cité note 557, v. p. 915.

1084 CJCP: 2 novembre 1993, Earl Pratt c/ Attorney-General, cité note 641

1085 «... their Lordships... prefer an interpretation of the Constitution that accepts civilised standards of behaviour which will outlaw acts of inhumanity, albeit they fall short of the barbarity of genocide», ibid., p. 1014.

l?angoisse, dans ce qui est communément appelé le couloir de la mort1086. Par cette prise de position, le Comité Judiciaire s?aligne ici sur la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l?Homme1087. La sentence de mort, pour être admissible, doit être exécutée rapidement, telle qu?elle était pratiquée en Angleterre.

Déterminé à protéger davantage les droits fondamentaux, le juge de la Downing Street poussera son analyse à l?extrême et se départira, à bon droit à notre avis, des grandes juridictions de droits de l?homme tels le Comité des Droits de l?Homme des Nations Unies et la Cour Européenne des Droits de l?Homme. Le Comité Judiciaire franchit un pas salutaire dans son appréciation du délai d?attente dans le phénomène du couloir de la mort.

Le Comité des Droits de l?Homme est formel. Une longue période d?incarcération avant l?exécution n?est pas cruelle tant qu?elle est imputable au condamné qui a emprunté toutes les voies de recours possibles1088. Il semble que la Cour Européenne n?a pas souhaité trancher expressément le débat sur la question. Dans l?affaire Soering précitée1089, elle souligne qu?il est impossible d?éviter l?écoulement d?un certain délai entre le prononcé et l?exécution de la peine à cause du caractère démocratique de l?Etat, en l?occurrence la Virginie, qui organise la contestation et les voies de recours. L?attente provenant de la contestation juridique engagée par le condamné est considérée comme étant de son propre fait et est régulière.

Le raisonnement susmentionné était soutenu par l?Etat défenseur devant le Comité Judiciaire. Il ne pouvait être, soutenait le procureur de la Jamaïque, inhumain d?accorder au condamné les moyens de prolonger sa vie en engageant tous les recours juridictionnels existants1090. Leurs Seigneuries rejettent cette

1086 «There is an instinctive revulsion against the prospect of hanging a man after he has been held under sentence of death for many years. What give rise to this instinctive revulsion ? The answer can only be our humanity. We regard it as an inhuman act to keep a man facing the agony of execution over a long period of time», ibid., p. 1010.

1087 CEDH: 7 juillet 1989, Soering c/ Royaume-Uni, cité note 575 et v. aussi SUDRE Fédérick: «Extradition et peine de mort: Arrêt Soering», RGDIP, 1990, pp. 103 à 121.

1088 CDHNU: 30 juillet 1993, J. Kindler c/ Canada, Communication n° 470/1991, RUDH, 1994, pp. 165 à 181. «Quant à la question de savoir si le phénomène du quartier des condamnés à mort, phénomène lié à la peine capitale, constitue une violation de l?article 7, le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle des périodes prolongées de détention dans des conditions sévères, dans un quartier des condamnés à mort, ne peuvent être considérées comme constituant un traitement cruel, inhumain ou dégradant si le condamné se prévaut simplement des recours en appel?», ibid., p. 172, paragraphe 15.2.

1089 CEDH: 7 juillet 1989, Soering c/ Royaume-Uni, cité note 575, v. p. 44, paragraphe 111. La Cour Européenne sanctionne toutefois la très longue durée, de six à huit ans, à passer dans le couloir de la mort à cause des circonstances particulières du cas de l?espèce.

1090 CJCP: 2 novembre 1993, Earl Pratt c/ Attorney-General, cité note 641, v. p. 1011.

argumentation et appliquent l?approche de la Cour Suprême indienne1091. L?Etat qui maintient la peine capitale doit en contrepartie instaurer un système de recours rapide, et si la procédure juridictionnelle s?échelonne sur plusieurs années, la responsabilité de la durée excessive de l?attente devra être imputée au système, donc à l?Etat. Elle ne peut reposer sur le condamné1092. Ce dernier instinctivement tentera de prolonger au maximum sa vie. Sur la base de cette proposition, le Comité Judiciaire conclut que la lenteur de la justice n?est pas compatible avec le maintien de la sanction ultime de la peine de mort. Le juge londonien cherche à éradiquer dans les pays soumis à sa juridiction le phénomène dit du couloir de la mort et déclare que l?attente prolongée est contraire à la Constitution de type Westminster. Cette approche est digne de la plus grande approbation.

Au terme de leur analyse, les Sages de la Downing Street posent une règle rigoureuse. Toute exécution qui intervient au-delà de cinq années après le prononcé de la sentence violerait la Constitution1093 parce que tombant dans le seuil de souffrance interdit. Au-delà de cette période, le condamné peut saisir la Cour locale d?une requête tendant à commuer sa peine en réclusion criminelle à perpétuité1094. Cette règle a été étendue par le Conseil Privé à plusieurs pays du Commonwealth1095 dont l?île Maurice1096. Par ailleurs, le Comité Judiciaire a récemment considéré que le délai de cinq années n?est pas rigide1097 et qu?il peut être réduit1098.

1091 CSI: 16 février 1983, T. V. Watheeswaran c/ The State of Tamil Nadu, SCR, 1983, vol. 3, pp. 348 à 362, le juge Chinnappa Reddy rédacteur de l'arrêt, v. p. 353.

1092 «In their Lordships? view a state that wishes to retain capital punishment must accept the responsibility of ensuring that execution follows as swiftly as practicable after sentence, allowing a reasonable time for appeal and consideration of reprieve. It is part of the human condition that a condemned man will take every opportunity to save his life through use of appellate procedure. If the appellate procedure enables the prisoner to prolong the appellate hearings over a period of years, the fault is to be attributed to the appellate system that permits such delay and not to the prisoner who takes advantage of it. Appellate procedure that echo down the years are not compatible with capital punishment. The death row phenomenon must not become established as part of our jurisprudence.», CJCP: 2 novembre 1993, Earl Pratt c/ Attorney-General, cité note 641, v. p. 1014.

1093 «These considerations lead their Lordships to the conclusion that in any case in which execution is to take place more than five years after sentence, there will be strong grounds for believing that the delay is such as to constitute inhuman and degrading punishment or other treatment?», ibid., p. 1016.

1094 CJCP: 2 novembre 1993, Trevor Walker c/ The Queen, WLR, 1993, vol. 3, affaire de la Jamaïque, Lord Griffiths rédacteur de l'arrêt.

1095 V. par exemple CJCP: 24 mai 1995, Peter Bradshaw c/ Attorney-General, WLR, 1995, vol. 1, pp. 936 à 944, affaire de la Barbade, Lord Slynn of Hadley rédacteur de l'arrêt.

1096 CJCP: 18 avril 1994, Roger France Pardayan De Boucherville c/ The State, cité note 1062.

1097 CJCP: 6 novembre 1995, Linclon Anthony Guerra c/ C. Priani Baptiste, AC, 1996, pp. 397 à 420, affaire de Trinité et Tobago, Lord Goff of Chieveley rédacteur de l?arrêt, v. p. 414.

1098 CJCP: 14 octobre 1996, Henfield c/ The Attorney-General of the Commonwealth of the Bahamas, WLR, 1996, vol. 3, pp. 1079 à 1092, affaire des Bahamas, Lord Goff of Chieveley rédacteur de l?arrêt. Dans cette affaire, le juge réduit le délai à 3 ans et demi. V. ibid. p.1084

La décision du Comité Judiciaire a pour effet de rendre inexécutables les sentences de mort. Le délai de cinq années est court et le condamné peut, par utilisation d?une multitude de voies de recours, faire écouler ce temps. Après sa condamnation par la cour d?assises, le condamné pourrait engager un recours sur un point de droit devant la cour d?appel et se pourvoir en cassation au Comité Judiciaire. Nous avons vu que la procédure au Comité Judiciaire est longue. Si son pourvoi est rejeté, il pourrait contester la constitutionnalité de la sanction devant la cour locale et interjeter appel de la décision de ladite cour devant le juge londonien. S?il est une nouvelle fois débouté, il pourrait engager alors des procédures devant les instances internationales. Le Comité Judiciaire a encouragé la saisine de ces instances, tel le Comité des Droits de l?Homme des Nations Unies1099 en faisant ressortir que l?internationalisation des droits de l?homme est un progrès important de la civilisation depuis la deuxième grande guerre. Il invite les Etats à accorder à leurs décisions une grande autorité morale1100. En dernier lieu, le condamné à mort pourrait solliciter du Chef de l?Etat, l?exercice de ses pouvoirs de grâce. Dans la pratique, l?épuisement de ces voies de recours n?intervient qu?après un minimum de six à sept années après le prononcé de la peine.

On pourrait peut-être soutenir que le Comité Judiciaire interdit en réalité la peine de mort. Son raisonnement ne serait qu?une façade de motivation juridique d?une prise de position relevant plutôt de la morale1101. La morale occupe une place privilégiée dans la réflexion du juge londonien. Le juge veut défendre la dignité humaine même s?il s?agit d?un criminel.

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus