Paragraphe 2. L'échec de transformation du
Comité Judiciaire
Le déclin rapide et de surcroît
irréversible de la juridiction du Comité Judiciaire après
la guerre déclencha un processus de réflexion sur la
réforme de l?institution par certains personnages politiques et juristes
britanniques et ceux des anciennes colonies. Ils étaient conscients que,
faute d?une évolution, voire d?un remplacement, le Comité
Judiciaire disparaîtrait169. Plusieurs propositions de
réforme furent élaborées (A), mais toutes furent
rejetées faute de consensus entre les parties concernées (B).
A. Les propositions de réforme
Les propositions de réformes étaient aussi
variées que multiples, mais deux grandes idées s?en
dégageaient: faire du Comité Judiciaire une Cour
168 CJCP: 10 juillet 1980, Port Jackson Stevedoring PTYL c/
Salmond and Spraggon, WLR, 1981, vol. 1, pp. 138 à 153, affaire de
l?Australie, Lord Wilberforce rédacteur de l'arrêt.
169 Sir Alfred Green a déclaré en 1943 que:
«... unless steps are taken to place the Judicial Committee in a position
of authority which will be accepted by dominions the disappearance of its
jurisdiction in appeals from the Dominions in a comparatively short time is
inevitable», STEVENS Robert: «The independence of the
judiciary», Oxford, Clarendon Press, 1993, 221 p., v. p. 151.
Suprême du Commonwealth (a) et/ou élaborer une
Déclaration des droits du Commonwealth qui aurait été
appliquée par le successeur du Comité Judiciaire (b).
a. Une Cour Suprême du Commonwealth
L?idée de faire du Comité Judiciaire une
juridiction suprême du Commonwealth est vieille. Elle appartient au
Lord-Chancelier Selbourne qui, en 1873, avait voulu fusionner la Chambre des
Lords et le Comité Judiciaire170. Il voulait que les
ressortissants anglais et ceux du Commonwealth saisissent une seule et
même cour en cassation et abolir ainsi la dualité
juridictionnelle. La proposition ne fut pas acceptée mais la Couronne
britannique augmenta de quatre le nombre de Lords judiciaires (Law
Lords) pouvant siéger au Comité Judiciaire de sorte que le
personnel des deux juridictions fût plus ou moins similaire.
La proposition refit surface après la deuxième
guerre mondiale. Elle consistait cette fois non pas en la fusion des deux
juridictions mais en leur remplacement171 par une Cour Suprême
du Commonwealth172. Il fallait qu?il existât une juridiction
qui pouvait maintenir l?unicité de la Common Law. La proposition, qui
obtint le soutien de certains députés, fut discutée au
sein des conférences des Premiers ministres du Commonwealth
173. La Cour Suprême du Commonwealth aurait été
une juridiction supranationale contrairement au Comité Judiciaire et la
question d?abandon de souveraineté judiciaire par les Etats n?aurait pas
été posée. La Cour aurait été
instituée par un traité.
Selon ses partisans, cette Cour aurait été un
gardien vigilant des droits de l?homme et aurait promu les grands principes de
droit et le règne du droit
170 STEVENS Robert B.: «The final appeal, reform of the
House of Lords and the Privy Council, 1867-1876», LQR, 1964, pp. 343
à 369.
171 BOUVIER Vincent: «L?avenir de la Chambre des
Lords», RIDC, 1983, pp. 509 à 556. V. aussi BAILEY Sidney Dowson:
«The future of the House of Lords: a symposium», Londres, Hansard
Society, 1954, 180 p.
Les difficultés de réforme de la Chambre des
Lords montrent que les secondes chambres ont, dans les pays de l?Occident,
l?appui d?une fraction considérable de l?opinion publique. V. MARX F.
G.: «La Chambre des Lords», RDP, 1968, pp. 334 à 354.
172 Les appellations variaient. Certains la dénommaient
Cour d?Appel du Commonwealth et d?autres Cour Constitutionnelle du
Commonwealth.
La proposition de mise en place d?une Cour Suprême en
Angleterre est toujours d?actualité. L?Institut de Recherches sur les
Politiques Publiques a établi un projet de Constitution écrite
pour l?Angleterre et prévoit, dans son article 96, le remplacement de la
Chambre des Lords et le Comité Judiciaire. La Cour Suprême
pourrait, par accord entre le gouvernement anglais et les pays du Commonwealth
intéressés, exercer une compétence à leur
égard. V. INSTITUTE FOR PUBLIC POLICY RESEARCH: «A written
Constitution for the United Kingdom», Londres, Mansell, 1991, 286 p., v.
également BRAZIER Rodney: «Constitutional reform», Oxford,
Clarendon Press, 1991, 172 p., v. p. 159 et s. et BENN Tony Hood Andrew:
«A new Constitution for Britain», Londres, Hutchinson, 1993, 43 p.
173 SWINFEN David, cité note 38, p. 179.
(rule of law)174. Sa compétence
ratione loci aurait eu pour étendue le Commonwealth, l?Angleterre
incluse, et son personnel aurait été représentatif de tous
les Etats membres du Commonwealth. Elle aurait tenu ses audiences dans
plusieurs pays membres et non uniquement à Londres175. Elle
aurait été une cour itinérante. Ainsi, elle aurait
apaisé les revendications nationalistes et renforcé
l?égalité entre les anciennes colonies et la Grande-Bretagne. Or,
le Comité Judiciaire, dans son fonctionnement, n?assurait une telle
égalité. Il était perçu comme un organe
imposé par la Grande-Bretagne et composé uniquement de
vieux nobles siégeant à Whitehall?176 alors
que la Cour Suprême du Commonwealth, elle, aurait été
instituée sur la base du principe de la libre soumission des Etats
à sa juridiction.
L?objectif était de maintenir la cohésion entre
les systèmes juridiques dans la famille de la Common Law et de
protéger en commun un bloc de valeurs juridiques propres au
Commonwealth. Ces deux missions étaient autrefois poursuivies par le
Comité Judiciaire. Avec le rejet de l?institution du Comité
Judiciaire, il fallait qu?une juridiction ne possédant pas les
caractères impérialistes de celui-ci le
remplaçât.
b. Une Cour des droits de l'homme
La deuxième proposition, plus récente que la
précédente et moins détaillée, constituait en la
création d?une Cour qui aurait uniquement été un gardien
des droits de l?homme contenus dans une Charte du Commonwealth. La Cour aurait
eu à peu près les mêmes fonctions que la Cour
Européenne des Droits de l?Homme. Elle aurait sanctionné les
violations de la Charte par les Etats du Commonwealth. La Cour des droits de
l?homme aurait été une juridiction internationale. Elle n?aurait
fait partie de la hiérarchie des tribunaux internes. Sa
compétence ratione materiae aurait été limitée aux
dispositions de la Charte.
174 Les dirigeants britanniques craignaient que les droits
fondamentaux ne fussent bafoués par les cours souveraines des nouveaux
Etats.
175 «The Court should be wide in jurisdiction,
representative in personnel and as various in venue as the Commonwealth itself.
It should sit, as required, in the capitals and various sovereign nations which
compose the Commonwealth», L?Honorable Hudges, House of Commons, Hansards,
debates, 3 novembre 1953, p. 107. La proposition fut aussi soutenue par Lord
Denning. Selon lui: «Le seul espoir de conférer au Comité
Judiciaire quelque chose comme sa gloire d?auparavant est de le transformer en
une Cour Suprême du Commonwealth. Tout comme Henri II a
révolutionné l?administration de la justice en Angleterre en
envoyant des juges itinérants dans tout le pays, je pense que
l?administration de la justice au Commonwealth peut être
révolutionnée en envoyant le Conseil Privé siéger
dans les pays qui acceptent sa juridiction», in STEVENS Robert,
cité note 169, v. p. 159.
176 L?Honorable Graham Page, House of Commons, Hansard, debates,
29 juin 1956, v. p. 955.
Cependant, autant les propositions sus-mentionnées
furent séduisantes, autant elles n?eurent reçu l?adhésion
des autorités britanniques et celles des grands pays du Commonwealth.
B. Le rejet des propositions
La Grande-Bretagne et les dominions ne donnèrent pas de
suite favorable aux propositions de réforme ou de remplacement du
Comité Judiciaire bien qu?elles n?eussent jamais été
rejetées officiellement par un vote. La Grande - Bretagne avait
préféré maintenir le statu quo. A quoi cela tient-il en
réalité ? Il y a lieu d?en rechercher les raisons politiques (a)
et juridiques (b).
a. Les motifs politiques
Le motif politique déterminant semble être
celui-ci. Selon la première proposition de réforme, la Cour
Suprême du Commonwealth aurait été composée,
à égalité, de juges de chaque pays membre. Les dirigeants
politiques anglais étaient très hostiles à cette
idée et ne pouvaient consentir à ce que des litiges britanniques
de pur droit interne fussent tranchés par une majorité de juges
étrangers. Les juges indiens et africains ne présentaient pas de
garanties de compétence suffisantes pour être à la hauteur
de la fonction de la cour de remplacement de la Chambre des
Lords177. Autant la Cour Suprême du Commonwealth fut une
solution acceptable au rétablissement de la souveraineté
judiciaire des nouveaux Etats, autant elle apparut comme un abandon
inadmissible de souveraineté aux britanniques. Les australiens et
canadiens ne voulaient non plus que leurs litiges fussent examinés par
des juges indiens et africains178.
L?abolition de la Chambre des Lords et du Comité
Judiciaire était politiquement impossible à réaliser en
Grande-Bretagne car ce pays était attaché à son histoire.
Les deux juridictions faisaient partie d?un noble patrimoine institutionnel.
Une réforme de la Chambre des Lords n?était réalisable que
si les politiques auraient parvenu à démontrer que celle-ci
améliorait la qualité de l?administration de la justice en
Grande-Bretagne179. Or, l?Angleterre faisait toujours valoir qu?elle
avait les meilleurs juges au monde.
b. Les motifs juridiques
Le choix du siège de la Cour du Commonwealth avait
posé des difficultés non seulement politiques mais
également techniques. Les partisans de la réforme voulaient
qu?elle pût siéger dans plusieurs pays membres ou même dans
deux ou plusieurs pays à la fois si elle était au moins
composée de deux chambres. Ce système aurait offert l?avantage de
célérité de traitement des litiges. La procédure
aurait été plus rapide et moins coûteuse. Cependant, les
juges d?une chambre de la Cour auraient rencontré rarement leurs
collègues de l?autre chambre. La jurisprudence aurait été
divergente d?une chambre à
177 «... in some colonies, the standards of the Bench and
Bar were not high», Le Duc d?Edimbourg in STEVENS Robert, cité note
169, v. p. 157.
178 Ibid., v. p. 153.
179 «It was clear that no radical change regarding the
House of Lords could seriously be contemplated unless it could be shown to
be... achievable without damage to the administration of justice in the
U.K.». SWINFEN David B., cité note, 38, v. p. 204.
l?autre180. Aussi, des nouveaux Etats ne pouvaient
offrir les infrastructures et bibliothèques adéquates pour
accueillir les juges de la Cour du Commonwealth. Une telle juridiction aurait
eu besoin, dans la recherche de la solution au litige, de procéder
à une analyse et comparaison des différentes jurisprudences et
législations des pays du Commonwealth. Tous les Etats ne disposaient pas
d?un fond de documentation suffisant.
Quelle aurait été la politique jurisprudentielle
mise en oeuvre par la Cour du Commonwealth ? Les britanniques doutaient de sa
capacité à développer et uniformiser la Common Law tant le
droit était hétérogène dans les pays du
Commonwealth. Le Pakistan avait adopté le droit musulman et les lois
coraniques y étaient élevées au sommet de la
hiérarchie des normes 181. Selon la Constitution
pakistanaise, les lois devaient être conformes au droit et à la
pratique de la tradition musulmane. Cette fonction de contrôle de la
conformité des normes aux grands principes de l?Islam ne pouvait
être exercée par une cour composite. L?Inde, qui avait aussi
conservé une partie du droit musulman et hindou, avait opté pour
une politique économique proche du communisme182. L?Inde
voulait établir une justice sociale et économique
préalable à la jouissance des libertés. Les dirigeants ne
voulaient pas qu?une juridiction supranationale n?entravât la politique
du gouvernement183.
Faute de consensus, la Cour du Commonwealth ne vit jamais le
jour. Le Comité Judiciaire demeurait statique. Plusieurs pays mirent fin
à sa compétence.
180 Dans un rapport, le secrétaire du Lord-Chancelier,
W. B. Rankin, avait souligné en 1955 que: «... it seems to me that
an itinerant Board, instead of increasing the influence of the Judicial
Committee, might just easily provoke premature demands for the abolition of the
right of appeal altogether», STEVENS Robert, cité note 169, v. p.
156.
181 MEHDI Rubya: «The Islamization of the Law in
Pakistan», Surrey, Curzon Press Ltd., 1994, 329 p., v. p. 71 et s.
182 ZINS Max-Jean: «La politique de l?Inde», PUF,
Qus sais-je ?, 1994, 128 p., v. p. 60-61: «Le Parti du Congrès
réuni à Avadi en 1955 se fixe comme objectif d?établir un
modèle socialisant de société où les principaux
moyens de production seront placés sous la propriété ou
contrôle social», ibid.
183 SWINFEN David B., cité note 38, v. p. 214-15.
*
Le Conseil Privé, l?inventeur du contrôle
juridictionnel des normes législatives, n?est certes plus le grand
tribunal du monde tant sa compétence s?est effritée au fil des
ans. D?aucuns pensent qu?il se dirige peut-être vers sa disparition.
Néanmoins, malgré l?appauvrissement de sa
compétence, le Comité Judiciaire a su se maintenir grâce au
soutien, d?une part, de petits Etats: une quinzaine d?îles des
Caraïbes, dont la Jamaïque, la Barbade, les Bahamas, la
Trinité et Tobago, les Bermudes et le Gibraltar, et l?île Maurice
et d?autre part, de Hongkong et de la Nouvelle-Zélande184. Le
maintien du droit de recours au Comité Judiciaire dans certains pays a
permis au juge londonien d?y jouer un rôle de première importance
dans le développement de l?Etat de droit. Il semble que le Comité
Judiciaire y a définitivement trouvé une place
privilégiée et s?y est intégré dans le
système juridique.
L?affaiblissement du Comité Judiciaire a eu pour
mérite de modifier l?essence de l?institution. Le Comité
Judiciaire n?a plus pour objectif, à l?égard des pays souverains,
la poursuite d?une mission de nature impériale. Il faut voir dans
l?affaiblissement de la Haute Instance londonienne un bienfait qui a permis
à cette dernière de retrouver un nouveau dynamisme et, par
conséquent, une nouvelle légitimité.
Il convient maintenant, après avoir mis en avant la
grandeur du Comité Judiciaire, d?étudier le développement
de ses liens avec l?île Maurice.
SECTION 2. LE DÉVELOPPEMENT DU LIEN DU
COMITÉ JUDICIAIRE AVEC L'ÎLE MAURICE
L?île Maurice résiste à la tendance
générale des nouveaux pays du Commonwealth à abolir le
droit de recours au Comité Judiciaire. Les raisons de cette exception
mauricienne sont à rechercher. Nous voudrions oeuvrer dans cette
direction.
Les historiens n?auraient probablement pas grand-peine à
démontrer que le poids de l?histoire est un élément
déterminant de réponse à notre recherche.
184 EAST Paul, QC, MP, L?Honorable: «Judicial independence,
the right of appeal to the Privy Council», The Parliamentarian, avril
1996, LXXWII, n° 2, pp. 140 à 143.
Il existe entre ce pays francophone185 et la Haute
Instance londonienne des liens historiques noués au fil de son
évolution constitutionnelle et politique (sous- section 1), lesquels
méritent d?être mis en valeur.
Mais à s?arrêter à ce constat, on risque
de manquer à une autre explication de la nature profonde de
l?attachement du peuple mauricien à la justice londonienne. Il
transparaît que les relations entre Maurice et le Tribunal de la Downing
Street sont renforcées et soutenues par le rôle particulier,
fût-il implicite, que les constituants originaires (britanniques) et
dérivés (mauriciens) lui ont attribué. En effet, le
Comité Judiciaire, par son existence même, son autorité et
extériorité, permet de maintenir l?ordre social et
représente l?ultime recours contre l?arbitraire dans ce petit pays
pluriethnique (sous-section 2).
Enfin, il convient de rappeler que ces liens sont davantage
consolidés par l?étendue de la compétence ratione materiae
du Comité Judiciaire à l?égard de l?île Maurice
(sous-section 3).
Sous-section 1. L'évolution constitutionnelle
et politique de l'île Maurice
L'île Maurice est un jeune pays entièrement
créé par la colonisation (paragraphe 1). Elle était
inhabitée à la l?arrivée des premiers colons. La
population, les institutions, l?économie et la société de
l?île Maurice, toutes sont la conséquence directe de son histoire
coloniale. C?est dans la phase même de la constitution de la
société mauricienne qu?on trouve les racines et les motifs du
lien mauricien avec la Haute Instance londonienne.
Après avoir accédé à
l?indépendance en mars 1968 (paragraphe 2), l?île Maurice ne fut
pas épargnée du mouvement de renouveau du constitutionnalisme
dans les années quatre-vingt-dix en changeant de statut. L?île
devint une République. Ce changement de statut confère au juge
londonien une nouvelle légitimité.
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