UNIVERSITÉ DE YAOUNDÉ I
THE UNIVERSITY OF YAOUNDE I
FACULTÉ DES ARTS, LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
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DÉPARTEMENT DE FRANÇAIS
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FACULTY OF ARTS, LETTERS, AND SOCIAL SCIENCES
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FRENCH DEPARTMENT
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DÉGÉNÉRESCENCE
MORALE :
UNE ÉTUDE COMPARATIVE DE
GABRIEL GRADÈRE ET DE FERDINAND
BRINGUET DANS LES ANGES NOIRS DE
FRANÇOIS MAURIAC ET LA RETRAITE AUX
FLAMBEAUX DE BERNARD CLAVEL
Mémoire présenté en vue de l'obtention du
Diplôme de Maîtrise en Lettres Modernes
Françaises
Option : Littérature française
Par
VIRGINIE BLANCHE M. NGAH
Licenciée ès Lettres
Sous la direction de
M. MAXIME METO'O
Maître de Conférences
Année académique 2007/2008
À mes chères mamans :
Awana Marie-Bernadette
Nnomo Jeanne Agathe
Ntolo Marie-Pauline
Que ceci soit pour vous un début de consolation. Je
vous aime.
Votre Blanche préférée.
REMERCIEMENTS
Ce travail porte le nom d'un auteur certes, mais il n'a
été possible que grâce à l'encadrement et au soutien
d'un certain nombre de personnes à qui nous voulons ici adresser nos
sincères remerciements.
Nous remercions premièrement notre directeur de
mémoire, M. Maxime Meto'o, Maître de Conférences,
enseignant au Département de Français de l'Université de
Yaoundé I qui, malgré ses nombreuses sollicitations, a
accepté de guider nos premiers pas dans la recherche scientifique. Cher
Maître, recevez ici toute notre gratitude pour la rigueur et la patience
dont vous avez fait montre durant tout ce travail.
Nous remercions ensuite le Professeur André-Marie
Ntsobé pour ses encouragements et pour les judicieux conseils qu'il n'a
eu de cesse de nous prodiguer.
Nos remerciements vont également à tous les
enseignants du Département de Français de l'Université de
Yaoundé I pour tous leurs encadrements.
Nous sommes beaucoup plus redevable à notre Père
spirituel, le Révérend Pasteur, le Docteur Laurent Akono.
Nous ne saurions oublier notre père, Gustave Noah Awono
pour tout ce que nous lui devons, et que les mots ne sauraient
véritablement exprimer.
Nous sommes reconnaissante envers notre frère
Serge-Patrick Bomba Noah qui, malgré ses occupations, a toujours su nous
accorder un peu de son temps. Qu'il trouve ici l'expression de notre profonde
gratitude.
Nous témoignons aussi notre gratitude à nos
aînés, Messieurs Pierre François Edongo
Ntédé, Innocent Mbarga et Jean Atangana Ondoa pour la
disponibilité et la solidarité manifestées à notre
endroit.
Nous remercions enfin tous ceux qui de près ou de loin
ont contribué à la réalisation de ce modeste travail.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
L'analyse du phénomène de
dégénérescence morale dans une oeuvre est une question
qui, au premier chef, demande que l'on s'intéresse de près au
personnage. Pour cela, Bernard Clavel à travers son oeuvre romanesque,
La Retraite aux flambeaux, nous fait replonger avec son protagoniste, dans
l'atmosphère lugubre et désolante de la guerre, thème qui
se veut toujours actuel, puisque Camus nous a prévenu que tant
qu'il y aura des fléaux, il y aura des guerres.1(*) À ce roman paru en 2002, nous avons choisi d'associer
Les Anges noirs de François Mauriac, roman qui date de 1936.
Deux oeuvres, deux époques, deux auteurs,
deux courants de pensée qui certes, peuvent diverger, sans
nécessairement s'opposer. Etudier la dégénérescence
morale dans Les Anges noirs de Mauriac et La Retraite aux
Flambeaux de Clavel, c'est à notre sens un pôle de
réflexion qui convoque une étude de personnages. Etude des
personnages dans la mesure où, l'un des lieux de manifestation de ce
phénomène reste l'être humain dont les personnages
romanesques sont des représentations, des copies, le plus souvent
conformes.
Virginia Woolf qui reprend les propos de Bennett
déclare justement que :
La base du bon roman c'est la création des
personnages, et rien d'autre...la langue compte, l'intrigue compte,
l'originalité de la vision compte. Mais rien de tout cela ne compte
autant que le pouvoir qu'ont les personnages de vous convaincre.2(*)
En réalité, le personnage est
un être immatériel, un être de discours et une personne
abstraite bien différente de la personne humaine, même si elle en
est le reflet. C'est donc comme le dit si bien Hamon, une pure
et simple construction qui s'effectue progressivement, le temps d'une lecture,
le temps d'une aventure fictive3(*) ; et qui, dans le cas présent, se
trouve sous l'emprise du phénomène de la
dégénérescence morale.
En général, le vocable
``dégénérescence'' renvoie à la perte progressive
des qualités propres à l'espèce qui la subit. Ce
phénomène est particulièrement observé chez les
animaux et chez les humains dont les personnages sont des images. Par ailleurs,
la dégénérescence est spécifiquement
désignée sur le plan médical comme étant une
altération de cellules ou d'un tissu organique. Cette destruction qui
leur fait perdre leurs caractéristiques peut être transitoire ou
évoluer vers la nécrose. En réalité, la
théorie de la dégénérescence a vu le jour au
XIXe siècle sous l'influence du psychiatre franco-autrichien,
Bénédict-Auguste Morel4(*), qui est le premier à énoncer une
théorie sur le phénomène de la
dégénérescence. C'est de lui que la science tient la
distinction entre les divers cas de dégénérescence
existants ; raison pour laquelle on parle habituellement des
dégénérescences intellectuelles, physiques ou morales.
Ces trois catégories qui sont fréquemment
liées, constituent le grand ensemble des
dégénérescences dites mentales ; et la
dégénérescence morale qui n'en est qu'un aspect,
désigne la détérioration des moeurs ou la perte
progressive et croissante des valeurs éthiques chez un être
abstrait ou réel. Ce processus peut intégrer dans son champ
synonymique plusieurs termes tels que : dérèglement,
déchéance ou décadence.
C'est dire autrement que la
dégénérescence morale est un phénomène, qui
trouve le plus souvent son terrain d'expression dans des situations de morale.
Et parlant précisément de la morale, Jean-Claude Barreau, tout en
indiquant qu'il n'y a aucune différence entre morale et
éthique, affirme que celle-ci traite des règles de vie
en société, du bien et du mal, du permis et du défendu, du
souhaitable.5(*)
L'essentiel de notre travail consistera donc à
étudier deux personnages, Gabriel Gradère et Ferdinand Bringuet,
sujets à la dégénérescence morale dans les
différents univers romanesques au sein desquels ils évoluent. De
ce fait, parler de cette perversion nous pousse à épiloguer sur
la décadence psychique. C'est une préoccupation réelle qui
peut être l'origine ou l'aboutissement de certains actes immoraux,
délictueux et répréhensibles. Ceux-ci sont posés
soit par devoir, soit par vengeance, soit encore par intérêt ou
simplement par pur hasard ; ce qui ordinairement, fait intervenir la
conscience. C'est pourquoi, s'intéresser à ce
phénomène social sans s'arrêter sur la conscience
paraîtrait illogique ; du fait même que tout ce qui touche à
la morale introduit plus ou moins le problème de conscience.
L'état de conscience qui sera étudié
partira de la mauvaise conscience, celle que Vladimir
Jankélévitch perçoit comme une conscience qui
s'accuse elle-même, qui a horreur de soi6(*). Il s'agit de cette voix intérieure
qu'aucun être humain ne peut taire même s'il feint de ne point
l'entendre ; cette secrète confrontation du moi avec lui-même.
C'est le lieu où l'on se retrouve juge et partie, le tribunal
intérieur où notre propre personne est mise en cause, bien que
celle-ci puisse parfois venir à résipiscence.
En tant que réalité irréfutable, le
problème de dégénérescence morale mérite
certainement que l'on s'y attarde, en ce sens que c'est un mal-être
social patent et toujours actuel. Les textes de ce corpus rendent compte de
façon très significative, de ce malaise qui semble bien loin de
disparaître du contrat social romanesque qui interpelle inexorablement
les personnages. Bien plus, ces romans sont l'expression de la volonté
manifeste de deux écrivains de stigmatiser la
dégénérescence morale.
Il sera alors intéressant au cours de cette analyse, de
mettre en relief les qualités morales et l'attitude mentale de ces deux
personnages. Cette étude sera menée grâce à
l'observation et à la dissection des gestes, des pensées et des
actions des personnages principaux que sont Gabriel Gradère et Ferdinand
Bringuet. Par conséquent, la notion de personnage apparaît comme
une structure importante, voire indispensable, dans la mesure où c'est
cet être fictif qui vit les événements narrés dans
ces deux romans et liés par un rapport de causalité.
En fait, Les Anges noirs et La Retraite aux
flambeaux captivent d'un côté, par le contenu informatif et
le caractère historique qu'ils revêtent ; et de l'autre, par
le comportement des principaux personnages auxquels l'être humain est
apparenté. Alors, nous ne manquons pas souvent d'être solidaires
de ces êtres fictifs dont les mésaventures, les peines et les
joies, par un extraordinaire transfert psychique, par une sympathie et une
compassion empreintes d'analogie, nous émeuvent et deviennent parfois
les nôtres. Riant ou souffrant avec eux de temps à autre, nous
voyons et revoyons alors les hommes en situation que nous sommes.
C'est dans ce sens que Valette présente la notion de
personnage-héros comme subjective. D'après lui, on pourrait
craindre que la notion de héros ne soit que la résultante du
sentiment de sympathie que le lecteur éprouve pour un personnage auquel
il s'identifie ou qu'il considère a priori comme un
porte-parole.7(*)
Dans les deux cas de figure, cet être de papier mis en
action occupe une fonction bien précise, dans laquelle il se trouve en
situation de crise psychique. Cet état caractéristique
apparaît dans les textes comme cause et conséquence du
problème de décadence morale. Comme hypothèse de
départ justifiant cette perversion, nous avançons l'influence de
l'environnement sociétal sur le personnage. Cette hypothèse
permet l'élaboration de notre problématique qui se résume
en ces interrogations :
Qu'est-ce qui peut être à l'origine de la
dégénérescence morale dans ce
corpus ? Serait-ce la pauvreté, l'ambition ou le
manque d'amour véritable ?
La déchéance psychique dépendrait-elle
des déterminismes auxquels le personnage comme l'être humain, ne
saurait échapper ? Quelle est la place qu'occupe la conscience dans
ce processus de décrépitude mentale ?
Pour atteindre l'objectif qui est celui de découvrir
les tenants et les aboutissants de cette décadence morale, et faire
ressortir l'état de la conscience en rapport avec le crime des
personnages, il convient préalablement d'opérer un choix
adéquat parmi les méthodes analytiques existantes. Il
s'avère utile de sélectionner à juste titre, les
théoriciens à convoquer et les critiques à consulter.
C'est ainsi qu'après lectures, il a paru judicieux de s'inspirer du
structuralisme qui semble indiqué pour une étude de
personnages.
Le structuralisme qui se définit comme une
théorie scientifique, considère la langue comme un ensemble
structuré où les rapports définissent les termes. Par
conséquent, il répond à nos attentes puisque l'univers
romanesque est un lieu où des structures comme l'espace et le temps ont
généralement de l'influence sur le personnage. À cet
effet, il est donc approprié de dire que le personnage se
définit essentiellement en fonction des liens qui se tissent à
l'intérieur du récit.8(*) Le structuralisme va alors permettre, à
partir de ces textes, de faire une analyse progressive et parallèle des
personnages évoluant dans des ères et des sphères
géographiquement et socialement distinctes. Dans ce domaine Tzvetan
Todorov est celui qui a guidé nos pas en faisant comprendre
que :
[...] dans la mesure où le structuralisme a
vocation scientifique, où son travail est d'ordre non pas
idéologique mais théorique, ce n'est qu'à l'oeuvre- sur le
terrain- qu'il peut se saisir, dans l'exploitation de ses différents
matériaux.9(*)
Grâce à sa poétique structurale,
Todorov met en exergue la notion de système, tout en procédant
à la recherche du sens au sein même de l'organisation interne du
texte. Basée sur la détermination des structures, cette
étude qu'il fait dans Qu'est-ce que le structuralisme ?,
s'efforce de repérer les unités significatives de chaque texte,
en partant du principe selon lequel le personnage n'est pas réductible
à la seule somme des parties.
Les unités distinctes de l'objet d'étude
n'ont de sens que lorsqu'elles sont employées dans un système
précis. Dans ce sillage, on sera alors appelée à
étudier entres autres, les structures concrètes des textes comme
l'espace et le temps, dans lesquelles les personnages se confrontent à
leur environnement naturel et humain, en manifestant la décadence morale
qui nous interpelle au plus haut point.
Pour mener à bien cette tâche, on sollicitera
l'expertise de Philippe Hamon et de Bernard Valette qui ont
travaillé sur la notion de personnage. Pour le premier, c'est la
solidarité des deux faces du signe qui compte ; c'est dire que le
signifiant (le nom) et le signifié (le personnage désigné)
sont indissociables. De ce fait, le personnage se construit à l'aide de
traits différentiels et distinctifs ; et ceci le temps d'une
lecture. La spécificité qui captive chez Hamon, réside
dans le fait qu'il s'intéresse au nom que porte cet être
abstrait, puisque ce signifiant agit quelquefois comme une
étiquette transparente ou antiphrastique, présageant le destin du
personnage.
Quant à Bernard Valette, il dit qu'il n'y a pas de
particularité sémiologique en ce qui concerne la
présentation extérieure des personnages, et soutient que la
tâche de l'analyste est d'interroger les mots et non la
réalité empirique à laquelle ils peuvent
renvoyer.
Mettre en parallèle ces deux personnages convoque une
étude comparative des deux textes ; ce qui nécessite une
approche particulière. Il s'agira de faire intervenir la
littérature comparée qui est une façon de
procéder, une mise à l'épreuve d'hypothèses, un
mode d'interrogation des textes. 10(*) Il importera d'examiner ces romans, de les
confronter afin d'en établir des ressemblances et des divergences.
Plusieurs spécialistes ont donné leur point de vue sur ce qu'est
la littérature comparée, et parmi eux, Chevrel atteste que :
La littérature comparée est l'art
méthodique, par la recherche de liens d'analogie, de parenté et
d'influence, de rapprocher la littérature des autres domaines de
l'expression ou de la connaissance, ou bien les faits et les textes
littéraires entre eux, distants ou non dans le temps ou dans l'espace,
pourvu qu'ils appartiennent à plusieurs langues ou plusieurs cultures,
fissent-elles partie d'une même tradition, afin de mieux les
décrire, les comprendre et les goûter. 11(*)
C'est donc au moyen de cette approche comparatiste
que seront mises en parallèle, deux oeuvres qui portent chacune la
marque personnelle de leurs créateurs. Cette méthode que Chevrel
perçoit comme une démarche vers autrui, est une étude
qui a pour but de rapprocher le texte de François Mauriac, Les Anges
noirs, et celui de Bernard Clavel, La Retraite aux
flambeaux ; l'objectif étant ici de dégager les
similitudes et les dissimilitudes dans le déroulement et la
présentation de ce phénomène de déchéance
morale.
Dans la même lancée, nous ne pouvions manquer
d'évoquer dans la revue de la littérature, l'ouvrage fondamental
de François Mauriac, Le Romancier et ses personnages. Il y
reconnaît que le personnage est un homme d'action, un être
mandaté par son créateur pour accomplir une tâche
importante, puisque le romancier lâche ses personnages sur le monde
et les charge d'une mission. 12(*) Cette mission sera alors examinée
à travers les actions que posent ces êtres fictifs dans
l'environnement où ils ont été placés :
Liogeats pour Gabriel Gradère, et un petit village du Jura pour
Ferdinand Bringuet.
Pour une analyse scientifique des actions de ces personnages,
c'est la Sémantique structurale de Greimas qui sera
convoquée, puisque cette action est l'expression même du
degré de décrépitude morale atteint par chacun des deux
protagonistes.
Par ailleurs, en ce qui concerne le domaine de la morale, nous
tournerons les regards vers Barreau et Jankélévitch. Le premier
dans son propos, répond à une question cruciale, à
savoir : Quelle morale pour aujourd'hui ?13(*) Le second met sur
pied l'esquisse d'une Philosophie morale 14(*) qu'il propose à la
société. Et pour ce qui est du problème de
dégénérescence morale proprement dit, Alexandre Cullere
est celui qui nous conduira dans les méandres de ce processus de
dépravation morale qui est vraisemblablement pathologique.
En ce qui concerne l'exégèse de Mauriac et de
Clavel, trouver un ouvrage critique traitant de La Retraite aux Flambeaux
n'a pas été chose aisée, du fait que c'est un roman
relativement récent. Toutefois, quelques sites et articles
électroniques nous ont aidée, en occurrence celui de Thomas
Régnier qui écrit Quand le destin frappe à la
porte15(*). Pour
Mauriac par contre, l'homme et son oeuvre ont fait l'objet de nombreux travaux
critiques. Nous mentionnerons entre autres Jacques Petit, André
Séailles ou encore Jean d'Ormesson qui parle des Angoisses et
délices du péché 16(*) de cet écrivain.
Parcourant ces exégètes, ces sites et articles
électroniques, il a fallu se rendre à l'évidence que le
thème de la dégénérescence morale ne semble pas
avoir été la préoccupation majeure de ces critiques.
Néanmoins, ces derniers s'attèlent entre autres, à faire
la peinture psychologique des personnages et parlent également de la
particularité de ces oeuvres. En ce qui concerne Mauriac, le
caractère religieux de son oeuvre ne manque pas d'être
souligné ; si bien que Séailles dira : [...]
autant que sa vie et quelles que soient les formes qu'elle emprunte, l'ensemble
de l'oeuvre de F. Mauriac trahit une préoccupation majeure et
unique : Dieu.17(*) C'est dans la même perspective que d'Ormesson
dit de Mauriac qu'il est un écrivain catholique ou mieux encore, un
catholique qui écrit des romans. Plus près de nous, Marcellin
Vounda Etoa qui a précisément axé ses travaux sur
François Mauriac et l'Ecriture, fait un Essai d'analyse
de l'intertexte biblique dans sept de ses romans18(*). Et parmi les oeuvres qu'il
étudie, se trouve Les Anges noirs qui est une oeuvre
tripartite, dans laquelle on note un prologue, une intrigue et un
épilogue. Le Prologue est une confession : un cahier adressé
à un prêtre, le curé de Liogeats, village où Gabriel
Gradère a passé son enfance.
Chez Bernard Clavel par ailleurs, ses critiques font surtout
remarquer que tous ses récits se rapportent à la vraie vie, au
dur labeur, à l'amour de la terre et de la nature. En
général, son oeuvre est comme le dit Mac Orlan, une
victoire sur la paysannerie lettrée.19(*) L'une des
spécificités relevées chez cet auteur, c'est que bon
nombre de ses personnages sont du troisième âge et appartiennent
le plus souvent à la modeste couche sociale des prolétaires.
Certains critiques à l'instar de Dominique Mobailly, pensent
que Clavel ne ménage personne, parce qu'il respecte ses
personnages, ces gens du peuple sans défense, il raconte sans
fioritures. Sans trahir.20(*) Il semble avoir le don de restituer des mondes et des
époques révolus ; et celle de la guerre revient dans bon
nombre de ses romans tel qu'on le voit dans Le Soleil des
morts21(*) et bien
sûr dans La Retraite aux flambeaux.
De manière concrète, ce travail découvre
tout ce qui de près ou de loin se rapporte à Gabriel
Gradère et à Ferdinand Bringuet aux prises avec la
déchéance morale. Cette perversion semble se présenter ici
comme un diptyque, d'où la nécessité de lever le pan du
voile qui recouvre la vie de ces êtres abstraits. C'est ainsi que
ce travail sera structuré en cinq chapitres :
Le premier chapitre va étudier les perspectives
narratives. Cette partie rendra compte des modalités énonciatives
et des perspectives narratives dans les oeuvres étudiées, afin de
répondre aux interrogations « Qui voit ? Qui
parle ? » Les personnages étudiés sont
présentés par une voix et selon une certaine vision qu'il
convient de décrypter. Pour ce faire, ce chapitre se subdivisera en deux
points : les voix narratives et les points de vue ou focalisations
à partir desquels les personnages et les événements sont
présentés.
Le second chapitre va s'intéresser à la
prosopographie des personnages du corpus. Il fera la peinture physique de
Gabriel Gradère et de Ferdinand Bringuet, et de manière
succincte celle des autres personnages dont l'action est liée à
la dégénérescence morale des héros. Mais avant d'y
parvenir, le premier point de ce chapitre sera consacré à
l'étude du signe onomastique où l'on verra le nom comme indice de
désignation individuelle et collective, mais surtout comme facteur
influençant le destin du personnage.
Le troisième chapitre traitera de l'univers de
l'action des deux textes. C'est le lieu où sera examiné le
rôle joué par les paramètres environnementaux dans le
dysfonctionnement psychique du personnage ; actants qui dans le cas
présent, seront limités à l'espace et au temps.
Articulée en trois mouvements, cette partie traitera de l'influence de
l'espace sur le personnage, de la temporalité psychologique et du temps
atmosphérique dans ces oeuvres.
L'interaction sociale sera au centre des préoccupations
du quatrième chapitre. Nous découvrirons la qualité des
rapports de ces personnages avec leur entourage et leur environnement naturel.
En premier, les relations interhumaines seront vues sous deux angles : Les
relations harmonieuses et les rapports difficiles. Ensuite on examinera les
rapports entre le personnage et la nature ; et enfin on scrutera sa marche
vers Dieu.
Le dernier chapitre portera sur la manifestation effective de
cette dégénérescence morale qui est fille même de
l'interaction sociale. Action et conscience, le crime dans les deux
récits et l'éthopée des deux personnages, constitueront
les trois axes autour desquels s'articulera cette dernière partie.
À travers cette étude comparative, il faudra dégager les
sources et les répercussions de la dégénérescence
morale. C'est en cela que se résumera et se matérialisera
l'essentiel de notre modeste travail.
CHAPITRE I :
INSTANCES NARRATIVES
ET FOCALISATIONS
L'oeuvre romanesque est spécifique à chaque
auteur, mais a ceci de particulier qu'elle est une littérature qui
raconte toujours ; d'où l'utilisation permanente de la narration.
De ce fait, cette première partie de l'analyse va déterminer qui
sont les narrateurs dans ces textes, et de quels foyers sont perçus les
faits qui y sont relatés.
De manière générale, la narratologie dans
sa présentation systématique des voix et perspectives narratives,
utilise souvent un registre métaphorique où l'on trouve des
expressions telles que : voix ou instances d'une part, et vision, point de
vue ou focalisation d'autre part. Ces termes prêtent souvent à
confusion au niveau des compétences entre le perceptif et le cognitif,
ou encore entre le voir et le savoir. Pour établir une
différenciation, il convient donc de répondre aux questions
suivantes en les distinguant bien l'une de l'autre : À qui
appartient la voix qui parle dans le texte ? Qui
est-ce qui voit dans le texte ? À ces questions, certains
pourraient répondre que c'est l'auteur du texte ; et cela peut
s'expliquer par le fait que les propos et les actes posés par les
personnages sont souvent très proches sinon identiques aux situations
vécues par des personnes réelles. C'est dans ce cadre que Woolf
fera cette remarque à tous les lecteurs invétérés
:
Si vous pensez à ces livres, vous pensez
immédiatement à quelque personnage qui vous a semblé si
réel [...] qu'il a le pouvoir de faire penser non seulement à
lui-même, mais à toutes sortes de choses vues à travers lui
- à la religion, à l'amour, à la guerre, à la paix,
à la vie familiale, à des bals de province, à des couchers
de soleil, à des levers de lune, à l'immortalité de
l'âme. 22(*)
C'est exactement ce qui se passe avec Gabriel et Ferdinand, et
pour éviter ce trouble, Todorov définit le narrateur en donnant
son rôle. Pour lui, ce conteur incarne les principes à partir
desquels sont portés des jugements de valeur. C'est lui qui dissimule ou
révèle les pensées des personnages ; il a la
possibilité d'opérer aussi des choix entre le discours direct et
le discours transposé, entre l'ordre chronologique et les
bouleversements temporels. Cela conduit immanquablement au
problème de la voix narrative ; et les degrés de
présence de ce raconteur varient selon qu'il se trouve ou non dans
l'histoire qu'il narre. Des théoriciens tels que Todorov, Pouillon et
Genette ont abordé ce problème et le dernier affirme à ce
propos que : [dans] tout récit, le statut de
narrateur [est défini] à la fois par son niveau narratif (extra
ou intra-diégétique) et par sa relation à l'histoire
( hétéro-ou homo-diégétique)23(*)
Toute diégèse implique soit un narrateur
homodiégétique, soit un narrateur
hétérodiégétique. Le premier parle d'une histoire
dans laquelle il se trouve présent, tandis que le second fait un
récit, sans y être impliqué. Par ailleurs, lire ne donne
pas seulement des informations sur les faits présentés, mais
aussi sur la manière dont ceux-ci sont perçus par le
narrateur : on parle alors de point de vue ou focalisation. Il est
à souligner que cette focalisation diverge en fonction des
récits, et c'est Goldstein qui donne l'attitude à adopter
face à une situation qui semblerait ambiguë :
Devant chaque oeuvre, le lecteur doit se demander sous
quel angle les faits sont vus. La vision est-elle unique ou bien varie-t-elle
au cours de la narration et dans quel but ? Quelle influence le choix d'un
point de vue exerce-t-il sur la narration ? Le scripteur a-t-il
respecté les limites imposées par son choix et, en
définitive, le point de vue paraît-il adapté au
sujet ?24(*)
Ce point de vue ou ``aspect'' pour parler comme Todorov, se
détermine par la vision qui nous en est donnée ; et il est
possible d'avoir plusieurs types de focalisations dans un seul et même
texte. Dans des analyses faites à ce sujet, Valette a recensé
trois types de focalisations qu'il a présentés sous forme de
tableau. Pour le résumer, cette notion de point de vue que les
anglo-saxons, Brooks et Warrens, appellent Focus of narration25(*), désigne simplement le
foyer narrationnel, le lieu d'observation où le narrateur se tient pour
voir les événements racontés. On parlera alors de
focalisation externe ou interne et de focalisation zéro, selon les
textes.
La focalisation est dite externe lorsqu'une perception est
assez objective ; ce qui restreint le champ de vision. Dans ce cas, les
lieux d'action, les événements, les paysages et autres
renseignements sont appréhendés de l'extérieur, raison
pour laquelle Pouillon parle de ``vision du dehors''.
Elle est dite interne quand les événements sont
perçus par un personnage du récit, et ceci de façon
subjective ; on parle alors avec Pouillon de vision par
dedans. Ce type de focalisation fait habituellement une restriction
du champ d'observation en la conscience d'un ou de plusieurs
protagonistes ; et dans ce cas, on peut avoir des relais de parole. Dans
Figure III, Genette la subdivisera en trois sous-types :
- Focalisation interne fixe, où il existe un narrateur
unique.
- Focalisation interne variable, où on a plusieurs
narrateurs.
- Focalisation interne multiple, où il y a
évocation ou rappel d'un même événement,
perçu selon des points de vue différents.
Après ces deux types de perspectives narratives, on a
la focalisation zéro, où le récit est dit non
focalisé. Ici, l'angle de vue est illimité et le narrateur sait
tout sur tout le monde. Il a la pleine connaissance de n'importe quel
événement et, plus qu'aucun personnage, il est doté du
pouvoir d'omniscience et bien souvent de celui de l'ubiquité. La
différence entre Dieu et lui est quasiment nulle, ce qui a fait dire
à Genette qu'il a le regard de Dieu alors que
Pouillon parle de vision par derrière. On a l'impression
que ce narrateur est une ombre de chaque personnage ; il sait tout et
révèle tout : les sentiments, les rêves et les
pensées les plus intimes. Il ravive le passé, parle du
présent et prédit même l'avenir. Avec une telle
connaissance, il ne pouvait être assimilé qu'à Dieu.
Les notions de voix narrative et de focalisation
distinguées, celles-ci vont à présent être
illustrées dans ces textes de Mauriac et Clavel.
I-1- Instances narratives
dans Les Anges noirs et La Retraite aux flambeaux
L'analyse de la narration dans ces textes nécessite au
préalable l'étude du statut du narrateur, selon qu'il se trouve
ou non dans l'histoire. C'est la voix de ce dernier qui présente les
faits et les personnages ; et connaître son statut permet de
déceler le degré de son adhésion à l'histoire qu'il
raconte.
Le pronom personnel Je
est l'expression qui ouvre le roman de Mauriac. Dans le prologue
qui est une confession, on se rend compte que celui qui parle est en fait un
personnage que l'on pourrait appeler personnage-narrateur. Gabriel
Gradère, puisqu'il s'agit de lui, est considéré comme tel,
puisqu'il parle de sa vie. Cette déduction peut se justifier par le fait
que le personnage-narrateur, lui, n'existe que dans sa parole. Plus
exactement, le narrateur ne parle pas, comme le font les protagonistes du
récit, il raconte.26(*) On est alors mieux outillée pour marquer
la différence entre ce personnage qui est un relais de parole et le
narrateur même du récit. En effet, quelques pages plus loin on
constate que le narrateur assume pleinement sa fonction. Dès cet instant
on voit apparaître le pronom personnel il qui
désigne le personnage central qui, au départ, jouait le
rôle de narrateur.
Après lectures, nous pouvons donc parler d'instances
narratives à deux niveaux dans Les Anges noirs. Tout d'abord,
la présence de l'indice de la première personne qui parle dans le
texte : le Je qui surgit et s'approprie
l'énonciation démontre que cette voix est bien dans l'histoire.
Si on le considérait comme narrateur, ce personnage serait certainement
un narrateur homodiégétique puisqu'il parle de lui-même.
Plusieurs indices de subjectivité penchent en faveur de cette voix qui
à ce niveau, est celle de Gabriel Gradère, et le texte livre une
abondante deixis personnelle matérialisant la présence
de ce personnage. Les premières personnes du singulier et leurs
substituts (Je, me, moi), trahissent bien
l'implication directe de Gabriel dans l'intrigue ; tandis que
(vous, vos, votre) montrent qu'il s'adresse à
une tierce personne qui n'est autre que l'abbé Forcas à qui est
destinée cette confession écrite. Pour confirmer cette
hypothèse, le nous qui équivaut
à (Je + vous), vient
corroborer cette idée dans ses propos : Je jurerai que vous ne
serez pas surpris par le déroulement de ma vie. [...] rien ne nous
sépare : ni votre vertu, ni mes crimes ! Pas même votre
soutane que j'ai failli porter, pas même votre foi [...].27(*)
Cependant le véritable narrateur des Anges
noirs n'entre en jeu qu'après le prologue, et l'on constate
très vite qu'il n'est nullement impliqué dans le récit
qu'il déroule. Il commence par le terme à connotation
impersonnelle l'homme, expression qui sera reprise
durant tout le texte par le pronom personnel il qui
est une non-personne dans la narration : L'homme posa
son stylo, relut ce qu'il venait d'écrire, se leva.
Il était vêtu d'une robe de chambre de soie
bleue, déchirée et tachée.28(*) Par conséquent, il est clairement
établi que Gabriel n'est pas le narrateur du récit parce que le
narrateur relate une histoire dans laquelle il est absent. Ceci fait de lui un
narrateur omniscient qui a toutes les informations sur chacun, et même
sur Gabriel qu'il emploie comme relais de parole.
C'est également le cas pour le narrateur de La
Retraite aux flambeaux qui commence son propos par : Les gros
volets de bois [...] sont fermés29(*). Dans ce roman, ce qui frappe d'entrée
de jeu est le ton de la narration qui est au constat. Les
événements sont relatés d'un point de vue purement
objectif. Celui qui parle est un narrateur omniscient comme dans le roman de
Mauriac. En réalité, le conteur dans La Retraite aux
flambeaux se trouve lui aussi hors de l'histoire qu'il relate. Il s'agit
là d'une voix qui présente les choses de manière
détaillée et placide. Pour cela elle utilise la troisième
personne du singulier comme dans ce propos :
Les gros volets de bois dont la peinture s'écaille
sont fermés. Derrière, Ferdinand Bringuet a placé un
escabeau double dont il se sert au jardin pour tailler les
arbres et cueillir les fruits. Il se tient dessus, l'oeil
collé au petit trou en forme de coeur, qu'il
dégage en soulevant le papier noir qu'il a
cloué30(*).
C'est un narrateur qui sait tout, bien que les volets de
la maison de Ferdinand soient fermés et que ce dernier soit dans
l'ombre. La présence d'indices, qu'ils soient de personne, de
temps ou de lieu, est quasiment nulle. Par ailleurs, les déictiques
traduisant la présence ou l'implication de ce narrateur dans le
récit n'existent pas. Il est donc
hétérodiégétique étant donné qu'il
reste détaché de l'histoire. Présent au début du
récit, on le retrouve deux ans après, soutenu de temps à
autre par des relais de parole. Il connaît les pensées de
Ferdinand, il revit certains souvenirs avec lui et possède la pleine
connaissance de son passé. C'est pour cela qu'il peut affirmer
que : Ferdinand ne pense pas vraiment, mais il est habité
par des souvenirs d'autrefois.31(*)
Signalons dans la même foulée qu'en alternant les
styles direct, indirect et indirect libre, la narration dans les deux
récits utilise abondamment les trois points de suspension pour exprimer
les silences, la menace, l'étonnement, la stupéfaction,
l'inquiétude et même l'anxiété. Cette ponctuation
marque aussi l'inachèvement d'un propos, et laisse ainsi au lecteur le
soin d'en deviner la suite :
Jérôme ! Vous avez pas vu
Jérôme ?
Les gens la regardent l'air étonné. Certains
disent :
- On l'a vu...
- Il est par là [...]
- Jérôme !... Jérôme!
[...]
- Jérôme, vite...Il est pas bien
...Vite...Vite !32(*)
Dans le roman de Mauriac, en plus de la deixis
personnelle, l'énonciation donne aussi à voir les adjectifs
démonstratifs ce et
cette. Ceux-ci agissent comme
déictiques spatio-temporels pour situer le personnage dans un lieu,
à l'instant précis de sa déclaration. Ces
démonstratifs certifient ainsi que la voix se trouve en présence
de ce dont elle parle : Je vais m'efforcer [...] sans donner aucun
prétexte à l'ange que vous êtes de déchirer
ce cahier [...] vous avez exigé une vue d'ensemble de
ce destin ; [...] cette histoire a de
quoi fortifier votre foi.33(*)
Dans le même ordre d'idées, nous pouvons aussi
énumérer quelques verbes d'opinion qui apparaissent dès la
première ligne du texte, et qui marquent la forte adhésion de
Gabriel Gradère à son énoncé : Je ne
doute point, monsieur l'abbé, de l'horreur que je vous
inspire [...] s'il existe au monde un homme à qui je
souhaiterai de m'ouvrir, c'est à vous.34(*)
La syntaxe est un fait à prendre également en
compte. Dans Les Anges noirs, les phrases sont quelques fois longues
et parfois complexes. Cette longueur peut s'interpréter comme un
débit rapide de la parole ou une volubilité qui marque le
désir de se libérer pour soulager sa conscience. C'est une
tentative de justification des actes de Gabriel Gradère qui veut
paraître franc et honnête aux yeux du curé. On le voit dans
sa confession, s'attelant à se justifier devant le jeune prêtre
Forcas. Gabriel sollicite la compréhension et peut-être même
l'assentiment de ce dernier, même s'il ne le dit pas clairement :
S'il vous est arrivé jamais de recevoir la
confession de toute une vie, vous ne vous êtes pas contenté d'une
sèche nomenclature de crimes ; vous avez exigé une vue
d'ensemble de ce destin ; vous en avez suivi les lignes de
faîte ; vous avez projeté de la lumière dans les plus
sombres vallées. Eh bien ! Moi qui ne souhaite pas de vous une
absolution, qui ne crois pas à votre pouvoir de remettre les
péchés - sans l'ombre d'une espérance, je m'ouvre à
vous jusqu'au tréfonds. 35(*)
Dans La Retraite aux flambeaux par contre, le ton est
haletant et celui-ci est exprimé par des phrases simples et courtes.
Cela traduit bien l'angoisse, l'anxiété et le suspens qui
prévalent tout au long de l'intrigue. C'est également en cela que
le récit devient captivant, car la description des actions est faite
d'une manière si vivante que l'on a l'impression d'être en
présence d'une mise en scène
cinématographique :
Le moteur gronde. On entend des cris. Des ordres
secs puis le camion s'éloigne et c'est le silence presque total. Les
trois hommes demeurent un moment tendus. Ils perçoivent le pas de Maria
qui, elle aussi, avait dû aller jusqu'à la porte pour essayer de
deviner ce qui se déroulait en face. D'une voix enrouée, Joseph
dit : à présent, Ferdinand, faut y aller. Le mieux c'est que
tu lui passes un bout de corde autour du cou. Par derrière, vous serrez
un bon coup. Avec la poigne que vous avez, ça fera pas un
pli. 36(*)
De façon générale, la voix
narrative s'exprime par le style indirect pour viser un seul but :
rendre ce récit le plus objectif possible. Cela amène aussi
à penser au type de focalisation qui peut exister, car cette instance
qui parle, raconte ce qu'elle observe d'un certain foyer narrationnel.
I-2- La vision dans Les Anges noirs
et La Retraite aux flambeaux
Si le narrateur et le point de vue peuvent se confondre, il
convient alors de se demander à partir de quel foyer le narrateur
regarde les événements qu'il relate, et quelle vision il a des
faits qu'il présente. Pour commencer, il faut relever le fait
que l'on peut retrouver plusieurs types de focalisations dans un même
texte. Cependant, rechercher la perspective dans laquelle les informations sont
livrées, c'est regarder de manière globale comment celles-ci sont
données ; la vérité étant que les
faits qui composent l'univers fictif ne nous sont jamais
présentés « en eux mêmes », mais selon une
certaine optique, à partir d'un certain point de vue. 37(*)
La lecture des Anges noirs laisse voir deux foyers
d'observation différents. Dans ce cas, Todorov précise
que : Deux visions différentes du même fait en font
deux faits distincts. Tous les aspects d'un objet se déterminent par la
vision qui nous en est offerte.38(*) Le prologue de ce roman présente un
récit homodiégétique à focalisation interne que
Pouillon appelle la vision avec, en ce sens que la
perception se resserre autour du regard du personnage central. Gabriel parle de
sa propre histoire, par conséquent, ce regard est empreint de
subjectivité, puisqu'il ne saurait voir les événements de
façon impersonnelle. L'impression nette qui se dégage au premier
abord du texte est celle d'un récit autobiographique. En outre, l'on se
rend compte qu'au cours du récit que fait le narrateur, François
Mauriac gomme de temps à autre sa présence, et laisse
directement la parole aux personnages eux-mêmes :
C'était un matin de la semaine sainte...Un moment
de ma vie où je n'ai pas fait le mal, monsieur l'abbé, où
j'ai fait le bien où j'ai retenu cette âme au bord du
désespoir...malgré moi, sans doute, malgré
moi...Malgré un autre aussi. [...]
- Tu crois me connaître...tu ne sais pas ce dont je
suis capable...(comme si j'eusse voulu, comme s'il avait fallu qu'Adila
devînt ma femme en connaissance de cause).
- Comment ne le saurai-je pas ? Elle posa cette
question d'une voix sourde où je crus sentir du dégoût. Ma
colère se réveilla.
- Tu ne seras pas si fière quand ce sera
fait. 39(*)
Cependant, tout porte à croire que le point de vue
dominant est le point de vue de Dieu, c'est-à-dire la focalisation
zéro. Le texte livre en effet une vision par
derrière des personnages, et donne ainsi à voir
une perception faite par une conscience panoramique et omnisciente. Toute la
vie du personnage est connue, son passé, son présent et
même son futur. Cela se dénote nettement dans cet
extrait où le narrateur fait commente un dialogue entre Gabriel et
Mathilde:
- Toi qui te vantes de le connaître, ma pauvre
Mathilde ! J'en sais plus long que toi. Et pourtant je ne suis
arrivé que d'hier soir... [...]
- Oh ! Je me doute bien de ces choses !
Elle mentait : elle ne savait pas de quoi cet
individu voulait parler. Pour lui, il s'apercevait qu'elle souffrait et cette
douleur éveillait la sienne, sans que la sympathie y fût pour
rien. Dans cette chambre d'Adila, vingt années plus tôt, il avait
dû se démasquer devant Mathilde, elle avait découvert enfin
l'homme qu'il était. Il se souvint du bruit sourd de son corps quand
elle s'était évanouie derrière la porte. Aujourd'hui,
c'est pour Andrès qu'elle se tourmente. Non, il n'est pas jaloux
d'Andrès ; simplement, il aurait voulu rejoindre Mathilde dans le
souvenir amer de ce qui avait été....40(*)
À travers ce morceau choisi où les faits sont
décrits objectivement, il apparaît nettement que cette
focalisation est omnisciente ; et vu la répartition du
récit, elle est dominante dans toute l'oeuvre.
Parallèlement, l'oeuvre de Clavel présente
pareillement un point de vue qui est celui de Dieu. Comme dans le premier
texte, le narrateur est supérieur au personnage, parce qu'il en
sait plus long que chacun d'eux. Son champ de vision est si étendu qu'on
le retrouve deux années plus tard après la guerre. En plus de
cela, il possède le don d'ubiquité et se retrouve à la
fois, sur la place du village où il présente Maria cherchant
Jérôme, et à la maison où il décrit Ferdinand
troublé et agité :
Elle bouscule tout le monde, scrute les visages et
continue d'appeler d'une voix qui n'en peut plus :
-
Jérôme !...Jérôme !
[...] l'enfant l'entraîne vers la terrasse du
café Bonniro. Jérôme est attablé, avec d'autres gens
du village. Maria crie :
- Jérôme, vite...Il n'est pas
bien...vite...Vite ! Jérôme se lève et les autres
aussi. [...]
Dans le jardin, Ferdinand s'est dirigé
aisément car la clarté du feu d'artifice arrive jusque là.
Il a contourné la maison en grognant.
- Les salauds, faut qu'y tirent sur tout ce qui
bouge.
À présent, il descend l'escalier de la cave
et essaie d'ouvrir la porte. 41(*)
Ce phénomène est tout aussi visible dans
l'oeuvre de Mauriac où le narrateur présente simultanément
Gabriel et l'abbé, au même moment, mais en des lieux
différents :
Jamais il n'avait éprouvé dans la chambre
d'Adila cette chaleur d'une présence invisible qui le terrifiait
à Paris [...] La lune déclinait le brouillard couvrait la
campagne. Sauf Gabriel Gradère, quel être vivant, dans Liogeats,
n'était assoupi ?
Un autre veillait dans le presbytère
lépreux, bien que ces yeux fussent fermés. Autour du lit de fer
pliant, la lune éclairait le désordre d'une chambre vaste et
nue.42(*)
En fin de compte, les deux récits du corpus
présentent un narrateur dont le statut est
hétérodiégétique. Ces narrateurs ont de très
grandes capacités : celles de tout savoir sur les personnages et
d'être à plusieurs endroits au même instant. Concernant la
vision des événements, c'est la focalisation zéro qui
prévaut dans les deux intrigues. Le regard est celui de Dieu, le foyer
narrrationnel est dans les deux cas tellement, étendu qu'on ne doute pas
des pouvoirs d'omniscience et d'ubiquité détenus par celui qui
voit. Il a tout vécu, le passé ainsi que l'avenir des personnages
qu'il décrit dans le présent. On comprend par là
qu'une perception nous informe [à la fois] aussi bien sur ce qui est
perçu que sur celui qui perçoit43(*). Et c'est justement cette perception qui permet
de comprendre non seulement qu'il s'agit de la focalisation zéro, mais
elle facilite également l'appréciation de ces personnages qui
sont étudiés, et que les narrateurs peignent dans ces romans.
CHAPITRE II :
PRÉSENTATION DES PERSONNAGES DES ANGES
NOIRS ET DE LA RETRAITE AUX FLAMBEAUX
Tout comme l'homme, le personnage romanesque est souvent
présenté par son identité et sa description. En tant
qu'élément évoluant au sein d'une société,
il est tenu d'avoir une appellation spécifique. À ce propos,
Hamon déclare que :
[Le personnage] est représenté, pris en
charge et désigné sur la scène du texte par un signifiant
discontinu, un ensemble dispersé de marques que l'on pourrait appeler
son « étiquette ». Les caractéristiques
générales de cette étiquette sont en grande partie
déterminées par les choix esthétiques de
l'auteur. 44(*)
De cette affirmation, il ressort que le personnage
est une unité ou un ensemble de significations pluridimensionnelles,
accessible à l'analyse et à la description. Le présenter
revient alors à donner toutes les informations qui le concernent ;
notamment son identité, son portrait physique, son rôle et ses
actions dans le récit. Ces informations aideront peut-être
à comprendre la déchéance morale que vivent ces
protagonistes.
II-1- Le nom, une fenêtre ouverte sur le
personnage
L'identification d'un personnage se fait souvent grâce
au nom. En principe, ce signifiant par lequel le personnage est
désigné devrait attirer l'attention parce que c'est un moyen de
spécification par excellence. Au- delà de la simple
désignation, il arrive que le nom du personnage soit un
ensemble dispersé de marques que l'on pourrait appeler son
étiquette45(*). En plus d'être un assemblage de belles
sonorités, le nom d'un personnage peut effectivement avoir une valeur
symbolique ou un sens particulier. Quelquefois, nommer un personnage, c'est lui
coller un destin ; c'est pourquoi on connaît le souci quasi
maniaque de la plupart des romanciers pour choisir le nom ou le prénom
de leurs personnages.46(*) Loin de nous l'idée d'affubler le nom
d'une quelconque aura magique, mais il reste cependant vrai que l'existence du
personnage aussi bien que celle de l'homme, peut être influencée
par plusieurs facteurs tels que l'étoile de naissance ou signe zodiacal,
l'hérédité, l'environnement dans lequel il vit et le nom
qu'il porte. Un nom de personnage peut être composé de toutes
pièces pour un but bien précis, et laisser libre cour à
plusieurs interprétations possibles. En réalité, le
récit classique (lisible), qui a horreur du vide sémantique [...]
organise rapidement la neutralisation de ce terme par des définitions,
des descriptions, des portraits, des substituts divers.47(*)
De manière globale, le nom de famille ou nom propre
agit comme le radical d'un mot ; c'est généralement la
racine commune aux membres d'une même cellule familiale. Grâce
à lui, on peut lire l'appartenance d'un individu à une couche
sociale précise ; dans ce cas, l'être désigné
est un élément dans un vaste ensemble. Aussi avons-nous dans
Les Anges noirs, des familles que l'on désigne par l'expression
`` La maison...'', à l'exemple de ``la maison
Péloueyre'' ou encore``la maison Du Buch''. Face à
une telle situation, il faudra bien pouvoir établir une distinction
entre eux, c'est alors qu'intervient le prénom.
Comme il l'indique lui-même, le prénom est un
terme qui vient avant le nom de famille. C'est un signifiant qui permet
d'établir une différence entre les membres d'une famille portant
le même nom. Le cas des Desbats l'illustre fort bien ;
Mathilde, la mère, est bien distincte de son époux Symphorien, et
tous les deux se distinguent bien de Catherine leur fille. Alors, dans de
pareilles situations, il faudra, pour les présenter, spécifier
de quel personnage on parle, en adjoignant tout simplement son prénom au
nom propre. Cela amène à considérer le nom comme une
étiquette sociale collective, tandis que le prénom apparaît
comme une étiquette individuelle. Seulement, loin d'admettre que cet
étiquetage est fortuit, nous convenons avec Hamon que les
caractéristiques générales de cette étiquette sont
en grande partie déterminées par les choix esthétiques de
l'auteur.48(*)
Partant de là, découvrons ce que peuvent révéler
les noms de Gabriel Gradère et de Ferdinand Bringuet dans ce contexte
particulier de la fiction littéraire.
Le prénom Gabriel fait souvent référence
à un personnage biblique ; mais pas à un ange noir comme
nous laisse entrevoir le titre du roman de Mauriac. Gabriel viendrait de
l'hébreux ``Gabar'' qui veut dire ``force'' et de ``el'' qui
serait la contraction de Elohim, autre appellation de Dieu selon
la Sainte Bible. La déduction qu'on pourrait tirer est que
Gabriel veut dire Dieu est ma force49(*). Cette idée est
d'autant plus encrée dans les esprits, que nous savons de source
biblique que Gabriel est l'ange qui se tient devant la face de
Dieu.50(*) Le titre
``Les Anges noirs'' prend peu à peu une signification et
commence à se révéler à notre intelligence ;
puisque le personnage central est celui-là même qui porte ce
prénom. Comment être alors surpris du caractère de [ce]
garçon en apparence dévot, [...] facilement ému par la
liturgie?51(*) Pour
tous ceux qui sont autour de lui, ce n'est que logique de le voir si
pieux ; et c'est le comportement contraire qui aurait plutôt
surpris. Il le dit si bien : je devins très pieux et servis la messe
tous les matins. Au catéchisme on me citait en exemple.52(*) Seulement, la surprise
viendra du fait que cette piété est affectée. C'est une
façade qu'il affiche, une supercherie orchestrée dans le but de
s'attirer les faveurs des bienfaitrices. La caractérologie liée
à ce prénom prédisait déjà ce comportement
de séducteur :
Caractère : Susceptible et émotif, il
réclame beaucoup d'attention de la part de ses proches. Sensible et
facilement inquiet, il a besoin de prendre du recul sur les
événements avant de se décider. Intelligent, il sait
séduire, mais se révèle exigeant et excessif avec son
entourage. Conscient de ce défaut, il le compense par une affection
sincère, mais pas toujours évidente.53(*)
Gabriel est en fait un dégénéré
intelligent, raison pour laquelle il fait de l'ironie au sujet de cette
piété affectée et pense que c'est idiot de se fier
à une apparente dévotion, car c'est peu de dire qu'elle
ne prouve rien : dans certains cas, chez certains êtres, elle est le
signe du pire.54(*)
Cela pose le sempiternel problème des apparences qui, même
chez les personnages, peuvent aussi être trompeuses. En effet comme
Gabriel,
on peut être un
dégénéré héréditaire et
posséder une grande intelligence, faire un magistrat remarquable, un
savant mathématicien, un grand artiste, un homme politique
distingué, un administrateur de premier ordre : c'est alors sur le
domaine de la sensibilité morale que portera le défaut
d'équilibre, et c'est par ce côté que cet homme intelligent
présentera des défectuosités profondes.55(*)
Il a plutôt un caractère antithétique, et
Hamon explique cela par le fait qu'un personnage [...] peut toujours, [se
révéler] par antiphrase56(*). Alors, si le nom a une quelconque influence sur
l'être qui le porte, cette attitude contradictoire pourrait trouver un
justificatif dans l'analyse de son nom propre.
Dans Gradère on semble reconnaître par
un jeu d'anagramme, le verbe
`` dégrader'' auquel l'auteur aurait ôter la
deuxième lettre ``d''. Pour baptiser son personnage,
l'écrivain peut jouer sur des procédés morphologiques,
en construisant des noms propres selon des procédés
dérivationnels usuels, où le lecteur reconnaîtra des
éléments aisément traductibles ou identifiables.57(*) Par conséquent,
Gradère est un personnage de constitution fragile qui semble
déjà, rien qu'à cause de ce nom qu'il porte, subir une
ascendance négative qui le pousserait peut-être à se
``dégrader'' d'avantage. Cette dégradation est morale et
on constate notamment que ce nom parle de manière transparente du sujet
qu'il nomme. Il le prédispose quelque peu à cet avilissement qui
se dénote tout au long de la confession qu'il fait à
l'abbé Forcas. Le nom de Gabriel Gradère paraît très
significatif ; et il est possible que celui de Ferdinand Bringuet le soit
aussi.
Le prénom Ferdinand viendrait du germain
``frithu''ou ``Frid'' qui veut dire ``paix'' et
``nanths''ou ``nand'' qui signifie ``courageux'' ou
``risquer''58(*).
Caractère : Flegmatique en apparence, d'une
grande moralité, il a des colères aussi violentes que
brèves. D'un tempérament généreux et tendre, il est
un ami, et un mari, attentionné et compréhensif. Patient, il fait
tout pour éviter les conflits stériles. 59(*)
Ce prénom prépare à voir un personnage
pacifique, fort et ferme. C'est effectivement ce qu'est Ferdinand.
Au-delà de cette force et de cette sympathie auxquelles s'ajoute son
naturel pacifique, ce colosse sans brutalité est aussi un joyeux luron
qui essaie toujours de créer une atmosphère de gaieté et
de détente. Il transforme même les situations les plus critiques
en situations cocasses. C'est ainsi, qu'accusé d'avoir frappé sur
neuf jeunes voyous qui l'avaient agressé pour lui voler son
portefeuille, Ferdinand répond : J'avais rien pour me
défendre, monsieur le juge. J'ai empoigné ce qui me tombait sous
la main. C'est pas ma faute si y pèse cinquante kilos et s'il a la
tête dure. Mais ils avaient tout de même cherché!60(*)
C'est donc à une paisible force de la nature que nous
avons affaire, un Hercule des temps modernes, résistant, solide et
joyeux. C'est un être très généreux, serviable et
pacifique. Pour Maria, il est un mari attentionné, et un
véritable ami pour Jérôme et les autres habitants de son
village. Malheureusement comme le prévoit aussi l'étymologie de
son prénom, il peut piquer des colères soudaines et violentes
après avoir fait preuve d'une grande patience. Cette
caractérisation semble surprendre par la rectitude et la pertinence avec
lesquelles elle s'ajuste au comportement du personnage. En découvrant
Ferdinand dans le récit, on est bien tenté de dire que
l'écrivain, pour donner vie à ce protagoniste, s'est simplement
inspiré de ce modèle caractériel. Voyons donc si
l'analyse de son nom de famille confirme cette idée.
On voit dans le nom ``Bringuet'' l'association de
deux termes : ``Bringue'' qui désigne une femme
dégingandée ; on parle généralement de
``grande bringue'', et le suffixe ``et'', qui montre la petitesse. Partant de
là, on pourrait dire que Bringuet peut signifier ``la femme un peu
dégingandée'' ; ceci pour traduire l'attitude un peu
efféminée de ce personnage qui quelquefois, est semblable
à celle d'une femmelette. C'est peut-être pour cela que sa voix
tremble parfois comme s'il allait se mettre à pleurer. On se
demande alors si ce n'est pas pour cette même raison qu'on l'appelle
affectueusement le grand Bringuet, ce qui semble être
l'expression masculine de `` grande bringue''.
On pourrait aussi disséquer ce nom en deux mots :
Le premier est ``brin'' qui, dans ce contexte, va signifier une tige
flexible. Parlant du personnage, on dira qu'il est flexible, lorsqu'il
cède facilement aux influences de divers ordres. Cette
caractéristique est perceptible chez ce colosse qui, malgré son
imposante et impressionnante stature, peut flancher et s'effondrer aussi
facilement qu'un château de cartes. Ferdinand apparaît donc comme
un géant aux pieds d'argile. Après ``brin'', le second
mot est ``guet'', qui vient du verbe guetter. C'est l'action
d'épier ou de lorgner, et c'est ce que fait véritablement notre
homme dès les premières lignes du texte : Les gros volets de
bois [...] sont fermés. Derrière, Ferdinand Bringuet a
placé un escabeau double [...] l'oeil collé au petit trou en
forme de coeur qu'il dégage.61(*)
On se rend à l'évidence que toutes ces valeurs
que nous avons trouvées au nom Bringuet entrent en droite ligne dans
l'étiquette que Clavel a collée à son personnage. Les
caractéristiques s'imbriquent et semblent même se compléter
parfaitement. Mais malgré la grande moralité que lui
confère ce prénom, Ferdinand est lui aussi sujet à la
dégénérescence mentale, et appartient à tout de
même à la catégorie de
dégénérés héréditaires. De même
que l'est le grand Bringuet,
Ces héréditaires de rang supérieur
sont affligés d'une véritable neurasthénie de la
sensibilité morale. Cette dernière est soumise à des
fluctuations incessantes entre l'exaltation et la dépression.
Susceptibles, impressionnables à l'excès, véritables
sensitives, ils réagissent vis-à-vis des influences les plus
légères. Un changement dans l'état de l'atmosphère,
une circonstance insignifiante en elle-même, mais imprévue, un
incident dérangeant l'ordre de leurs habitudes les jettent dans un
trouble pénible.62(*)
Alors que le comportement de ce personnage
correspond aux prévisions de la caractérologie de son
prénom, celui de Gabriel Gradère permet plutôt de le
découvrir de manière antiphrastique ou antinomique. Ce qui fait
croire que :
De tels noms « transparents »
fonctionnent alors comme des condensés de programmes narratifs,
anticipant et laissant préfigurer le destin même des personnages
(nomen-numen) qui les portent. Il s'agit donc là d'un
élément important de la lisibilité du récit, mais
qui n'exclut pas des stratégies déceptives.63(*)
Par conséquent, le nom peut être
considéré comme une ouverture sur la vie, et même sur le
destin du personnage. Il peut être une fenêtre qui laisse entrevoir
des réalités qui à leur tour, présagent soit
de manière transparente, soit de manière antiphrastique, le
caractère et la destinée de ces êtres fictifs. Ce sont
là des jugements que seules une observation détaillée et
une analyse approfondie de leur présentation pourront confirmer.
II-2- Prosopographie des sujets à la
décadence morale
Le personnage est en général un assemblage de
plusieurs traits spécifiques, une somme d'actions et de
caractéristiques physiques. Ces informations sont livrées soit
par le narrateur, soit par les personnages qui sont des relais de parole, tout
ceci au moyen de la description textuelle.
Gabriel Gradère et Ferdinand Bringuet sont des
êtres qui ont passé la première jeunesse. Ce sont des
hommes au tempérament doux et calme ; ils sont tous les deux
victimes de la déchéance mentale, mais avec des
caractéristiques et des physiques différents. D'après
l'étude de Cullerre, on pourrait les classer dans la
troisième classe [de dégénérés
héréditaires qui] renferme les imbéciles, les instinctifs,
les individus présentant des tendances précoces et innées
pour le mal. 64(*)
Gabriel est un homme de cinquante ans et Ferdinand en a
soixante et douze ; et les deux narrateurs font savoir qu'ils ne
paraissent pas leur âge. Alors que Gabriel présente une allure
fluette due à la sveltesse et à la minceur de son corps.
Ferdinand Bringuet par contre, est un grand colosse sénile qui ne mesure
pas loin d'un mètre quatre-vingt-dix et pèse un bon quintal. Il
est caractérisé par l'hyperbole et le champ sémantique de
la grandeur et de l'incommensurable. Le narrateur le décrit ainsi
: Des épaules lourdes et tombantes avec un cou qui
s'élargit dès la base du crâne [...] des bras
énormes emmanchés de poignes épaisses et larges aux doigts
spatulés [...]65(*)
Il est aussi de manière implicite, comparé à un
énorme animal qui, avec sa grosse patte66(*), caresse sa compagne pour la
rassurer. Ce colosse émerveille ses compatriotes et les enfants du
voisinage par son gigantisme. Mais cette description n'est pas très
flatteuse et semble plutôt mettre en exergue des traits
disgracieux ; puisque son gros visage semble sculpté dans
la brique [...] son front bas, très creusé de rides profondes,
est comme écrasé par une casquette à visière de
cuir. 67(*)
A contrario, Gabriel a gardé un visage
juvénile et se présente comme un personnage élégant
et beau. Il est surtout conscient de cette beauté et c'est grâce
à elle qu'il bénéficie de nombreuses
faveurs. Ainsi, dès sa petite enfance, il s'en sert
déjà pour obtenir beaucoup de dons auprès des autres et le
reconnaît lui-même sans se gêner :
Oui, d'aussi loin qu'il me souvienne, je
plaisais ; ou plus exactement ma figure plaisait et je me servais de ma
figure.[...] À cinquante ans bientôt, j'ai gardé à
peu près le même visage qu'au retour de l'école, lorsque
les femmes m'arrêtaient sur la route pour m'embrasser.68(*)
Chez ces personnages, la connotation de leur aspect est
renforcée par la tenue vestimentaire qu'ils adoptent. Ainsi, on peut
quelquefois voir Gabriel Gradère en robe de
chambre[...]déchirée et tachée 69(*), mais il n'en demeure pas
moins un homme à l'apparence soignée, doté d'un charme et
d'une élégance remarquables. La plupart du temps, il est
vêtu de complets clairs, de châpeaux feutres, en plus des
costumes, des manteaux de voyages achetés à Londres au temps de
[sa] jeunesse.70(*)
Ce n'est pourtant pas le cas de Ferdinand qui par contre,
affiche une apparence négligée et débraillée. La
description que fait le narrateur à son propos le confirme :
Il porte un pantalon de coutil bleu rapiécé aux fesses et aux
genoux. Un maillot de corps bleu plus foncé dégage ses
épaules et laisse déborder la toison grise de sa poitrine. [...]
Son front bas, [...] est comme écrasé par une casquette à
visière de cuir.71(*) Les deux personnages sont physiquement
opposés par leurs traits aussi bien que par leurs tenues vestimentaires.
Or si [...] le portrait n'est autre qu'une description, le personnage, lui
ne saurait se réduire à cette vision superficielle.72(*)
En se penchant sur leur vie de famille, Gradère est le
seul personnage dans le texte à porter ce nom propre. Il est le fils
d'un ancien métayer inculte et jaloux de ses propres enfants. Son
père qui détestait sa supériorité
future,73(*) le
placera chez un forgeron à l'âge de treize ans après avoir
vendu quelques années auparavant, la soeur aînée chez des
métayers. Celle-ci meurt plus tard à cause de l'excès de
travail et de mauvais traitements. Quant à sa mère à qui
Gabriel ressemble, cette dernière est morte alors que le personnage
n'avait que dix-huit mois. Mais Gabriel a un fils, Andrès, dont il ne
s'est jamais soucié. Tout est irrégulier et étrange dans
l'existence de ces êtres :
[Ils sont] mauvais fils, amants volages, époux
distraits, pères oublieux, ils ont le coeur sec et froid [...]
insensibles aux joies de la famille, inaccessibles aux douceurs de l'affection,
instinctivement portés à la rébellion, aux extravagances,
et au scandale, ils sont méchants, et font le mal pour le
mal.74(*)
On est là en face de quelques cas typiques de
délinquance parentale, où les enfants sont non seulement les
victimes des adultes, mais surtout de leurs propres géniteurs. Le
père de Gabriel est un exemple patent de parent qui maltraite et
traumatise ses enfants. Certains pères comme Gabriel, abandonnent
simplement ces innocents qui n'ont jamais demandé à
naître, aux soins d'une mère parfois démunie et
esseulée. Sur quoi, l'enfant peut se retrouver soit dans la rue, soit
dans la mouvance de petits métiers pas toujours innocents.
Et Parlant justement du travail rémunéré
et des maltraitances que subissent ces enfants, on se rend compte que beaucoup
de parents comme le père de Gabriel, en font leur fond de
commerce ; au point où l'on assiste aujourd'hui à
l'exploitation pure et simple de ceux-ci. À ce sujet, en
reprécisant qu'un enfant est un être humain âgé de
moins de dix-huit ans, le Haut-commissariat aux droits de l'homme
déclare que :
Les Etats parties reconnaissent le droit de l'enfant
d'être protégé contre l'exploitation économique et
de n'être astreint à aucun travail comportant des risques ou
susceptible de compromettre son éducation ou de nuire à sa
santé ou à son développement physique, mental, spirituel,
moral ou social. 75(*)
Non seulement ces pauvres innocents sont exploités,
mais on les voit de plus en plus jeunes, déambulant dans les rues et
dans les marchés, livrés à la merci de toutes sortes
d'agressions physiques, morales et mêmes sexuelles. Tous ces facteurs
sont des portes ouvertes à la dégénérescence
morale.
Pour le cas de Ferdinand qui justement aime beaucoup les
enfants, sa famille est circonscrite en la seule personne de sa femme Maria
avec qui il n'a malheureusement pas pu avoir de descendance. Il se trouve que
certains dégénérés, spécifiquement ceux
qu'on qualifie d'idiots ou d'imbéciles, aient effectivement des
problèmes de procréation ; mais ils peuvent lier des unions
et des amitiés étroites. C'est ce qui explique que
Jérôme soit devenu bien plus qu'un ami pour Bringuet.
Sur le plan intellectuel, on note également un certain
antagonisme entre ces deux personnages. Ferdinand présente effectivement
des défectuosités intellectuelles, comme le relève
Cullerre chez les dégénérés idiots. On ne sait si
cela est dû au milieu où il vit, mais toujours est-il qu'il n'a
pas fait d'études et cela se traduit bien dans son vocabulaire. En lieu
et place du pronom personnel ``ils'', ce colosse emploie le pronom
personnel ``y'' comme dans ce propos où parlant des
allemands, il avoue : Si jamais y se mettent à canarder, y nous
en feront pas que dans l'estomac des trous.76(*) Ferdinand présente certes une
détérioration physique et intellectuelle, mais qui ne semble pas
uniquement causée par sa sénilité. On constate en effet
chez certains dégénérés mentaux, que le physique
est quelquefois aussi atteint que l'intellect et le psychique ; c'est
pourquoi on remarque que :
Les défectuosités de l'intelligence et de la
sensibilité morale ne sont pas les seules qu'on constate chez les
dégénérés héréditaires. Ils offrent
encore, suivant les individus et leur degré de déchéance,
de nombreuses imperfections physiques, vrais stigmates de la
dégénérescence somatique faisant cortège aux
stigmates de la dégénérescence intellectuelle et morale.
Tantôt les proportions des diverses parties du corps sont
diminuées ou augmentées, la taille trop petite ou trop grande,
les membres inégalement développés, parfois frappés
de paralysies partielles ; le système pileux anormal 77(*).
Par contre, grâce à la bonne volonté
des bienfaitrices Du Buch, Gabriel qui était déjà à
l'école missionnaire, a pu poursuivre des études secondaires. Il
est bachelier à dix-sept ans et décide de quitter le petit
séminaire où l'on voulait faire de lui un lévite. Il part
pour l'université de Bordeaux et s'inscrit à la faculté
des Lettres. Sans moyens de subsistance, et fragile qu'il est, il abandonne ses
études tout en annonçant chaque année d'imaginaires
succès aux bienfaitrices et aux demoiselles Du Buch. Sa beauté et
son intelligence aidant, Gabriel passe très vite du statut
d'étudiant sans le sou, à celui de gigolo. Il s'associe à
Aline, une prostituée qui le prend entièrement en charge,
et qui peut le faire vivre grassement 78(*) comme il a toujours
rêvé. Ce qui dans un sens ne surprend pas chez ces êtres
décadents qui, quelquefois paresseux et vicieux, s'abandonnent au
vol, au vagabondage, et s'affilient aux malfaiteurs.
79(*)
De l'autre côté, la vie n'est pas facile pour
Ferdinand qui est un ancien cheminot retraité, et qui doit s'occuper de
sa femme Maria. Il s'est reconverti en paysan qu'il n'a d'ailleurs jamais
cessé d'être ; aussi le voit-on au jardin pour tailler
ses arbres, et cueillir les fruits.80(*) Il lui arrive quelquefois d'aller pêcher
et chasser. Il semble montrer ainsi une paisible façon de vivre la
retraite et la vieillesse ; seule l'absence d'enfants crée un
manque dans son bonheur.
Il ressort ainsi que les deux
dégénérés sont dissemblables, tant sur le physique
et l'intellect que sur le plan familial. Bien qu'ils aient commencé
à travailler dur dès leur jeune âge, ils se comportent
différemment et choisissent des voies de sortie presque
contraires : Ferdinand travaille dur pour vivre, tandis que Gabriel a
décidé de quitter par toutes les voies possibles, cette
misère. Parti de l'état de gigolo, il parvient à
contracter une alliance matrimoniale qui change son statut social. Raison pour
laquelle il déclare sans fausse honte, ni détours : Ne
croyez pas que j'appartienne par ma naissance à la bourgeoisie : le
mariage m'a ouvert les portes du château de Liogeats. 81(*) Il atteint les hautes
sphères de la société et adopte les attitudes d'homme du
grand monde qu'il a toujours voulu être.
II-3- Les acteurs de la
dégénérescence morale
Le personnage romanesque évolue au sein d'une
communauté et ceux qui l'entourent se classent en deux
catégories : les adjuvants et les opposants. Comme le
reconnaît Cullerre, on observe aussi chez ces individus des sympathies et
des antipathies qui atteignent des proportions incroyables. Le corpus
présente plusieurs adjuvants et opposants qui agissent favorablement
à différentes échelles; mais nous restreignons notre
analyse à ceux dont l'action permet de comprendre le problème de
dégénérescence morale chez ces personnages.
Dans Les Anges noirs, on note la présence de
quelques auxiliaires comme Adila et Mathilde Du Buch, deux cousines qui,
dès leur jeune âge, se disputent déjà Gabriel. Elles
cèdent aux caprices de celui-ci et chacune veut se faire voir sous son
meilleur jour. C'est ainsi que Gabriel prend conscience de son
magnétisme sur le sexe faible. Il fait chanter chacune d'elles et plus
tard, leur promet le mariage à toutes les deux. Gabriel commence donc
à jouer à un jeu dangereux dès l'âge de quinze ans,
entretenant l'espoir de l'amour dans les coeurs des deux filles, il finit par
épouser Adila par intérêt. Âgée de six ans
de plus que Gabriel, elle ne lui laisse aucun répit ; il s'en
souvient en ces termes : Elle m'adorait, j'étais sa faiblesse,
elle joua longtemps à la maman avec moi82(*). Gabriel la dépeint
comme une fille affreuse, car elle a des yeux gonflés de batracien,
une bouche épaisse [...] des dents mal plantées,[...] Les bras,
les jambes, la tournure, tout semblait démesuré,
informe.83(*)
Cependant sous ce masque de laideron se cachent une âme bonne et
charitable, un coeur pieux et plein d'allocentrisme.
Mathilde par contre est mieux faite et suscite
l'intérêt de Gabriel. Il voit en elle une jeune fille
aiguë, la jeune fille taillée en hirondelle qu'il avait
chérie84(*). Elle est pratique et ce qui compte pour
elle, ce sont les choses et les êtres du présent. Elle aussi joue
au même jeu qu'Adila, et lorsqu'elle apprend les fiançailles
d'Adila et de Gabriel, elle perd connaissance sous le choc, et épouse
par dépit, le vieux Symphorien Desbats. Elle aime tellement Gabriel au
point où elle se fait sa complice en gardant le silence sur le meurtre
qu'il commet. Et conscient de cet amour, il se rassurait. En mettant tout
au pire, le témoignage de Mathilde le sauverait.85(*)
Le fait que Mathilde et Adila lui passent tous ses caprices
participe d'une certaine manière, à la dégradation des
moeurs chez ce jeune bourreau de coeurs. Découvrant ainsi le pouvoir
qu'il a sur la gente féminine, il en profite au maximum sans tenir
compte d'un possible effet boomerang. De chantages affectifs en
corruptions morales, ce dernier est progressivement passé maître
dans la dépravation morale.
L'abbé Alain Forcas est d'une aide salutaire pour
Gabriel Gradère. C'est un jeune prêtre de vingt et six ans en qui
il a trouvé un confident à la fois angélique et
fraternel86(*). C'est
un enfant très pur, vertueux, autour duquel les
jeunes filles du village avaient rôdé en vain. Patient,
très pieux, et très solitaire, seul le jour, le soir,
seul la nuit87(*), ce
jeune curé reçoit ce cahier noir de péchés. Il vit
spirituellement la dégénérescence de Gradère, et
prie sur cette écriture criminelle. De petite taille, avec un
buste trop long et des jambes courtes, il présente un visage un peu
renfrogné avec un front bas et rude. C'est un être bon, un
ange qui subit sans rechigner toutes les injustices et les
persécutions venant des habitants de Lugdunos. Conscient de la haine et
du mépris gratuits qui lui sont voués, il sait qu'il appartient
aux âmes et croit avec fermeté que rien n'est possible
à l'homme, [mais que] tout est possible à Dieu. Tout est possible
à l'amour ; l'amour déjoue la logique des docteurs88(*). C'est encore lui qui
accueille dans son presbytère un Gradère moribond qu'il
réconcilie avec Dieu. Un tel personnage nous met d'avis avec Todorov qui
croit que, bien des fois, loin d'être l'enfer, les autres
représentent une chance d'en sortir.89(*)
En ce qui concerne Ferdinand Bringuet dans La Retraite aux
flambeaux, Maria et Jérôme sont pour lui des personnages
adjuvants ; mais ils ne posent aucune action qui participe à
l'aggravation de la dégénérescence morale chez ce vieil
homme. Ce triste rôle est joué par Joseph Marnier et Klaus
Bürger qui sont des personnages qui s'opposent à lui.
Les personnages qui se liguent particulièrement contre
Gabriel Gradère dans Les Anges noirs sont Aline et Symphorien
Desbats. Aline est une prostituée qui s'occupe de Gabriel alors qu'il
est étudiant. Elle fut pendant de longues années, son amante et
sa complice dans des affaires douteuses. L'accent est mis sur son mauvais
rôle par une caractérisation essentiellement négative.
C'est une femme qui ne se lavait plus, personne ne faisait son
ménage. Elle se foutait pas mal de l'aspect de ses draps brodés,
de ses chemises de soies déchirées, couvertes de
tâches.90(*)
Devenue corpulente et alcoolique, elle fait du chantage à Gabriel
afin qu'il l'épouse ; et lorsqu'elle se rend compte que celui-ci ne
cède pas, elle décide de se venger. C'est dans ce dessein qu'elle
se joint à Symphorien Desbats qui l'a contactée pour se
débarrasser de Gradère qui la sait capable du
pire.
Quant à Symphorien Desbats, beau-frère de
Gabriel par alliance, c'est un vieil homme malade et assez rusé qui,
soutenu par sa fille Catherine, tente de dépouiller Gradère et
Andrès de la propriété de pins. En désespoir de
cause, il sollicite l'aide d'Aline pour se débarrasser
définitivement de ce beau-frère très
menaçant : j'ai écrit à cette Aline : elle
m'a répondu ce matin qu'elle se chargeait de m'en débarrasser.
Elle va surgir ici au moment où il s'y attendra le moins....91(*)
Chez Bernard Clavel par ailleurs, le constat
établi montre que Joseph Marnier et Klaus Bürger sont des
personnages qui contribuent fortement à la décadence
psychologique de Ferdinand. Klaus est un jeune garçon de Hambourg qui
à l'âge de douze ans, est inscrit aux jeunesses
hitlériennes par son père fonctionnaire du parti. C'est un jeune
soldat en uniforme noir qui, depuis trois ans a voué sa vie à son
dieu, le führer Adolf Hitler. Il a le visage, la taille et la corpulence
d'un enfant maigre. C'est un grand fanatique irrespectueux, violent et
entêté. En cet été 1944 où il se
retrouve dans ce petit village, la guerre n'est pas une
réalité nouvelle pour lui. Elle fait partie de son lot quotidien
car jusqu'au moment où il arrive chez les Bringuet, il a
tué sans jamais éprouver le moindre pincement au coeur. Il a
tué parce que son dieu l'exigeait.92(*) On comprend simplement que le jeune Klaus est
lui aussi une victime de la délinquance parentale.
C'est en effet son père qui le fait enrôler comme
soldat dans l'armée, contre le gré de sa mère. Ce
problème d'enfants-soldats que semble poser Clavel, est aussi pertinent
dans les sociétés contemporaines, et n'est en fait qu'un des
nombreux pans de la dégénérescence morale qui compte la
guerre parmi ses diverses retombées. Klaus n'a que douze ans quand il
découvre les horreurs de la guerre ; pourtant la convention
relative aux droits de l'enfant stipule bien que les Etats parties
s'abstiennent d'enrôler dans leurs forces armées toute personne
n'ayant pas atteint l'âge de quinze ans93(*). Klaus est lui aussi assujetti
à cette décadence psychique, au point où il ne
connaît plus le respect que les jeunes doivent aux aînés.
Malheureusement ce comportement est déplorable non seulement chez les
enfants, mais aussi chez des adultes comme Joseph Marnier.
C'est un homme d'une trentaine d'années avec une taille
et une corpulence moyennes. Moustachu au visage rond, avec des yeux gris
derrière de grosses lunettes à verre épais, ce chef des
maquisards détient une part de responsabilités dans le
traumatisme moral de Ferdinand. Par ses instigations, il va obliger le vieil
homme à tirer sur Klaus. Or, habitué à ce genre de
situations, Joseph aurait pu faire de cet allemand son prisonnier de guerre
comme le lui propose ce pacifiste. Il aurait épargné le vieux
colosse qui voyait dans l'emprisonnement de Klaus, un moyen de sauver la vie de
ce garçon qui lui fait penser à ce fils tant désiré
qu'il n'avait jamais pu avoir.
Devenu maire du village deux ans plus tard, et sachant que
l'état mental de Ferdinand s'est détérioré, Joseph
Marnier n'accorde pas la faveur que Maria et Jérôme lui demandent
pour épargner le grand Bringuet. Il s'agit simplement pour le
maire, d'interdire durant la soirée de la retraite aux flambeaux, le
lancement des pétards dans la rue où résident les
Bringuet. Et s'il l'avait fait, Ferdinand n'aurait pas complètement
perdu la tête au point d'atteindre les limites extrêmes de la
schizophrénie. D'ailleurs, dans son délire, Ferdinand
précise bien à Maria : Va chercher Jérôme. Rien
que Jérôme. Pas le Joseph Marnier. Surtout pas
celui-là !...c'est un salaud, il le tuerait.94(*)
Dans ce cas, Joseph a accentué d'une manière
indirecte, la déchéance de Ferdinand, en acculant ce vieil homme.
Ce dernier va être l'agent d'exécution d'un acte ordonné
par Joseph qui ne cesse de lui dire : Ma foi, je ne vois guère
d'autre solution. Il est ici, on va pas aller le tuer dans le jardin. Mais
c'est pas moi qui vais le nettoyer. Sûrement pas. Joseph veut voir
le soldat allemand mort, mais tué par un autre.
Au terme de ce chapitre, Gabriel Gradère et Ferdinand
Bringuet apparaissent diamétralement opposés dans leur
décadence. Leur seul lieu commun est leur modeste origine. Le premier
qui est intelligent, semble avoir réussi grâce à sa
beauté qui lui ouvre plusieurs portes de réussite ; alors
que le second est un être sénile qui présente toutes les
caractéristiques d'un dégénéré
imbécile. C'est un personnage aux traits disgracieux, fruste,
négligé et inculte qui travaille dur pour vivre. À travers
l'illustration de ce que fait Gabriel, on constate que nombreux sont
ceux-là qui, permanemment subjugués par l'apparence et la
beauté physiques, se laissent avoir comme Adila et Mathilde Du Buch. Les
personnages opposants qui sont autour d'eux posent des actes qui favorisent
l'accroissement de la dégénérescence mentale que vivent
ces protagonistes ; d'où l'étude des autres personnages avec
lesquels Gabriel et Ferdinand partagent beaucoup de choses. Parmi celles-ci,
l'on compte l'environnement spatio-temporel qui constitue l'univers où
ils vivent leur dégénérescence.
CHAPITRE III :
L'UNIVERS DE L'ACTION
L'univers présenté par le schéma narratif
dans chaque récit englobe à la fois l'espace et le temps de
l'histoire, cadre et supports de l'intrigue, dans laquelle les questions
Où et Quand ne manquent jamais d'être
posées. L'espace et le temps sont immanquablement ces données qui
inscrivent le récit dans le réel à travers des
repères spatiaux, chronologiques, psychologiques et même
atmosphériques. En clair, analyser le personnage
dégénéré demande qu'on le découvre aussi
à travers les menus détails de son quotidien, vécu dans un
espace et un temps donnés. Ceci est d'autant plus important que le mode
et les conditions de vie sont donnés a priori comme catalyseurs
de la déchéance morale de ces personnages.
III-1- La topologie comme facteur de chute du personnage
S'intéresser à la topologie dans une oeuvre
littéraire revient à analyser tout espace géographique ou
tout cadre qui sert de toile de fond à l'intrigue. La nature et le
décor au sein desquels évoluent les personnages ne sont pas
toujours innocents. Comme le soutient Valette, la description ne sert pas
seulement à « montrer » le réel, mais
aussi à décrire le monde visible95(*) en livrant des
informations sur l'espace extérieur ou intérieur d'un lieu.
À ce propos, Bourneuf et Ouellet pensent que le romancier fournit
toujours un minimun d'indications « géographiques »,
qu'elles soient de simples points de repères pour lancer l'imagination
du lecteur ou des explorations méthodiques des lieux.96(*)
Le cadre des Anges noirs, Liogeats, est le lieu
principal où se dénoue l'intrigue. Ce village comparé
à un cimetière de vivants97(*) se subdivise en
micro- espaces. Gradère a longtemps voyagé et fréquente
une kyrielle de milieux qui se disposent en espaces clos et en espaces ouverts.
Les aires emmurées qu'il a connues sont l'école
missionnaire qu'il a fréquentée, et il se souvient surtout de
cette salle de l'asile qui sentait le chlore.98(*) On a ensuite le petit
séminaire, le château des Du Buch avec la cuisine, sa chambre et
le cabinet de toilette. Citons aussi l'hôtel de Lugdunos, la
bibliothèque et l'échoppe, cette misérable
chambre du quartier Mériadeck située du côté
des docks 99(*).
Mentionnons enfin le casino et le presbytère où il sera recueilli
par l'abbé Forcas.
Parmi ces lieux clos, certains expriment l'enfermement ;
en occurrence l'école et la bibliothèque. Et de même que la
maison familiale où il a vécu sa jeunesse à
côté d'un père sévère, l'école est un
espace froid où règnent la rigueur et la rudesse.
La grande cuisine du château, initialement faite pour
réunir les gens autour des repas en famille, se trouve être comme
la chambre à coucher, un lieu de repli, de trahisons et de manigances.
Le château même est un lieu ceinturé par les pins, ce qui
met en relief le caractère carcéral de la vie de Gradère
qui ressemble à un animal traqué.
Le presbytère symbolise la réclusion ;
c'est le lieu où, comme le curé, Gabriel peut entrer en contact
avec Dieu et acquérir son salut éternel. C'est un endroit
où l'âme du prêtre est soumise à la souffrance
métaphysique, lorsqu'elle prend conscience de l'horreur véritable
de cette perversion morale de Gradère.
Le casino et l'hôtel sont des voies ouvertes à la
dépravation des moeurs avec les jeux de hasard et les divers coups bas
auxquels participe Gabriel. Comme lui, certains de ces malades
sont dominés par les passions viles, l'avarice, le
jeu, la boisson ; les autres sont paresseux, imprévoyants,
dissipateurs ; tous manquent d'esprit de conduite et se laissent aller aux
écarts les plus dangereux pour eux-mêmes et pour les
autres.100(*)
Pour l'habitat, le domicile de Gabriel à Paris, rue
Emile Zola, est un espace où le personnage suffoque, tellement
l'atmosphère est lourde et épaisse. Cette oppression est d'autant
plus grande que la personnification dit que le silence
respirait101(*). La maison est dans un tel désordre
qu'elle illustre l'état d'esprit de Gabriel. On y voit des restes de
repas et des bouts de cigarettes traînant partout sur le tapis, montrant
ainsi que le ménage n'avait pas été fait depuis un certain
temps. Ce lieu représente le désordre moral et spirituel dans
lesquels se trouve notre personnage et préfigure sa
ruine si rien n'est fait.
La description de cet espace vital montre que la vie
n'avait rien pu ajouter à ces murs peints, à ces meubles de
nickel et de verre : tout cela restait neuf jusqu'à la
dernière dislocation102(*). La beauté et la pureté des murs
et des meubles qui ne vieillissent pas sont une paraphrase de la beauté
de Gabriel Gradère qui, malgré ses cinquante ans, ne prend pas
l'ombre d'une ride.
Cette analogie donne raison à Bourneuf et Ouellet qui
croient ferme que Loin d'être indifférent, l'espace dans
le roman s'exprime dans les formes et revêt des sens multiples,
jusqu'à constituer parfois la raison d'être de
l'oeuvre103(*).
Ce qui paraît paradoxal dans la pensée de valette pour
qui, les descriptions de l'espace sont en quelque sorte un
ornement gratuit ou porteuses d'un savoir encyclopédique qui n'est pas
directement utile à l'intelligence du récit104(*). Or, ces descriptions
peuvent quelquefois, comme dans le cas présent, avoir des fonctions
insoupçonnées comme l'illustrent l'anaphore et la paraphrase qui
reprennent de manière subtile, la peinture physique de Gabriel
Gradère.
L'apparition importante et récurrente de lieux clos
représente la prison ; cette multitude de milieux fermés
traduit l'emmurement. Cet emprisonnement se note également à
cause des lieux que le personnage revisite sans cesse, tournant en rond comme
un lion en cage. Ainsi, Liogeats, est une plaque tournante où Gabriel
revient toujours pour se cacher ou se reposer.
Cependant, on recense très peu de lieux ouverts. Le
Jouquet, la route de Liogeats, la gare, le Balion et la
Roche qui est en fait une sablière
abandonnée105(*), où le personnage dans son enfance
s'amusait à rouler avec les filles Du Buch. Ces lieux ne sont à
aucun moment bénéfiques pour le personnage. Bien qu'ils soient
ouverts, ils apparaissent comme facteurs positifs au mal et à la
croissance de la décadence morale. La Roche est un lieu
chaotique semblable à la vie de Gradère, fait de minuscules
montagnes et de cratères. La gare elle-même est déserte, ce
qui facilite l'aboutissement du plan meurtrier du protagoniste. Le seul espace
ouvert qui semble lui être favorable, c'est le Balion, ce petit ruisseau
au sein de la forêt où il peut souvent se sentir innocent et
libre.
Dans La Retraite aux flambeaux, le panorama qui
abrite les événements est le Jura qui est traversé par le
Doubs. C'est dans un paisible village devenu du jour au lendemain un
terrain de combat, que se passent les faits racontés. Ce village est le
macro-espace où se déroule l'action et se subdivise lui
aussi en quelques cadres miniatures clos et ouverts.
La demeure des Bringuet est le premier micro-espace
présenté dans ce récit. C'est là que le personnage,
perché sur un escabeau, observe la débâcle des allemands.
C'est un cadre clos, étouffant et sombre. Le personnage traverse une
petite salle à manger et arrive à la cuisine, d'où il
guette la rue. Lorsque le soldat surgit quelques minutes après, la
scène se poursuit dans la cave [qui] est dans une
demi-obscurité [puisque] le ciel très bas laisse
à peine couler une lumière grise106(*). C'est un espace encore
plus étroit et plus oppressant. Contrairement à un refuge, ces
lieux emmurés et obscures sont très proches des lieux
d'incarcération et signifient proprement l'enfermement et
l'étouffement. Un long séjour dans un tel endroit peut
entraîner la claustrophobie ou d'autres types de psychoses. Il n'y a en
fait aucune sécurité à s'y cacher, puisque Ferdinand
reconnaît que des fois, c'est en se cachant qu'on risque le
plus.107(*)
Les micro-espaces ouverts tels que la cour, le jardin, la rue,
le canal et le pont sont présentés dans le texte. Ces milieux
diffèrent de la maison et de la cave en ce sens qu'ils symbolisent
souvent la liberté. Mais contrairement à ces lieux fermés
qui semblent être un refuge pour le personnage, ces espaces ouverts
l'exposent encore plus au danger et le privent de sa liberté de
mouvement.
Avant la guerre, Ferdinand était effectivement un homme
libre et tous ces espaces lui étaient accessibles en temps voulu. Aussi
allait-il souvent [...] au jardin pour tailler ses arbres, et
cueillir les fruits108(*), [et quelquefois] quand il était jeune,
pour faire comme ses copains il avait chassé. 109(*) Ferdinand aime
travailler en plein air. Il préfère les espaces ouverts, naturels
et lumineux. Seulement depuis le début de la guerre, ces espaces jadis
euphoriques pour lui se sont mués en espaces
délétères ; raison pour laquelle il ne peut plus s'y
sentir en sécurité. En fait, la situation de guerre vient
déclencher une autre phase de la défectuosité morale de
Ferdinand. En fait, il vivait dans le meilleur des mondes possibles, avec la
candeur d'un enfant encore innocent. La raison est simplement que chez certains
d'entre eux, persiste un état enfantin des facultés
intellectuelles qui les empêche de prendre pied dans le monde des
réalités et de l'expérience. Ils ont des illusions et
vivent dans un monde imaginaire, c'est pourquoi le narrateur peut affirmer
qu'il y a quelque chose dans la voix du colosse qui fait penser à la
peur d'un enfant.110(*)
L'auteur plante ainsi un décor pour situer
l'action ; toutefois, au-delà de cette mission, il s'avère
aussi que l'espace [...] parle ; sa présence est complice,
impliquée à la source ou à la base du
message 111(*)
En réalité, l'occurrence d'un même espace
peut aussi donner des informations sur les états d'âme du
personnage. Raison pour laquelle dans une même page, un lieu ou un
élément de l'espace peut être évoqué maintes
fois. C'est le cas du ``canal'' qui revient trois fois de suite
à la page 93, pour mettre en exergue les nombreux risques encourus par
le personnage qui viendrait à le traverser en ce moment critique de
guerre qui n'est pas complètement terminée.
De surcroît, grâce à une peinture
réaliste de l'univers spatial, l'on se croirait véritablement en
face d'une projection cinématographique décrite au moyen de mots,
et évoquant le mouvement et le déplacement :
Il y a le contre-fossé du canal. Pas
très profond. [...] le canal, il n'est pas question de le traverser
autrement qu'en empruntant le pont. [...] De l'autre rive du canal part un
cri. Elle reconnaît la voix de son homme.
- Maria ! couche-toi !
Instinctivement, elle obéit et s'allonge dans
l'herbe mouillée. Elle n'y est pas depuis deux secondes qu'une
énorme explosion lui comprime la poitrine et lui écrase les
tympans. 112(*)
Il est clair que l'espace dans les deux romans est dysphorique
pour les personnages qui ne se sentent ni libres, ni en paix avec
eux-mêmes. Le premier roman donne à voir plus d'espaces
fermés, contrairement au second. Aux paramètres spatiaux vont
aussi s'ajouter les conditions temporelles, puisque la déchéance
des moeurs n'est pas seulement liée à l'espace, mais aussi
à l'époque et à l'atmosphère et au climat dans
lesquels évolue le personnage.
III-2- La temporalité psychologique
L'étude du temps dans un récit demande que l'on
s'intéresse à la fois au moment pendant lequel s'exprime le
narrateur et agit le personnage. Ceci se justifie par le fait qu'un sujet
parlant ou agissant est perpétuellement en rapport avec le temps ; ce
qui nous oblige à nous attarder sur plusieurs aspects de cette notion.
Ainsi, de par sa polyvalence et ses valeurs multiples, le
temps revêt des significations différentes selon les
cadres et références que nous lui donnons 113(*); ce qui fait donc de
lui, un concept complexe et poly-référentiel.
C'est le temps qui permet de passer du discours à la
fiction ; il existe donc une grande nuance entre l'ordre des
événements et celui des paroles. L'étude de la
temporalité psychologique s'articule uniquement autour des
différentes ressources et valeurs temporelles que sont l'ordre
chronologique et la durée qui laissent voir le protagoniste à des
moments spécifiques. Cela permet d'établir une certaine
clarté dans l'entrecroisement des récits, et
l'organisation du récit fait donc nécessairement appel aux
anachronismes narratifs qui désignent les différentes formes
de discordance entre l'ordre de l'histoire et celui du récit114(*).
Les anachronismes sont l'aboutissement de la différence
entre le temps du discours qui est unidimensionnelle et celui de la fiction qui
est plurielle. On parle d'analepses lorsqu'on revient sur un fait
antérieur au récit en cours ; ainsi le récit
analeptique relate bien après, un événement qui s'est
déroulé dans le passé.
Dans le prologue des Anges noirs, Gabriel fait une
rétrospective des faits survenus dans son passé. Ces faits,
donnés comme souvenirs et rappels, permettent au curé d'avoir une
vue d'ensemble du destin de Gabriel. C'est ainsi qu'il découvre au
prêtre tout ce qui concerne son enfance, sa jeunesse et sa
réussite apparente. Ce qu'il raconte est à la fois monstrueux et
pathétique. Le curé apprend ainsi que Gabriel a perdu sa
mère très tôt à l'âge de dix-huit mois. Il est
élevé par un père rustre, inculte et jaloux de sa
progéniture. Privé de l'amour d'une mère et de la
tendresse de son père, on mesure combien l'enfance de celui-ci a pu
être difficile, malheureuse et misérable. Côtoyer
cette pauvreté et cette souffrance, ajouté au fait de
fréquenter la maison Du Buch qui pour lui représente le paradis,
a quelque part été le catalyseur de bien de sentiments.
L'ambition sans bornes et la détermination qu'on lit chez lui, semblent
trouver leur explication dans ces événements passés. Tous
ces facteurs donnent à ce petit paysan, [cet] apprenti roué
de coups, des dégoûts d'enfant bourgeois115(*) ; et les
psychologues ont démontré que certains comportements chez un
sujet adulte trouvaient leur origine dans son enfance. Ils soulignent aussi le
rôle omniprésent de l'univers social dans lequel naît et
croît l'enfant ; à cela on ajoutera l'éducation qu'il
reçoit. Ces scientifiques soutiennent que l'individualité se
forme à partir des interférences environnementales ; et ceci
peut expliquer certaines attitudes de Gabriel Gradère. Dans ce sillage,
nous partageons avec Vounda Etoa, l'avis selon lequel toutes les images
d'enfants dans l'oeuvre romanesque de François Mauriac s'accompagnent
d'une évocation de leur pureté. À l'exception de Gabriel
Gradère [...].116(*) On peut comprendre cela puisque Cullerre
précise que l'enfance des héréditaires
est fréquemment marquée par certains troubles. En effet,
une marque probante de la nature
dégénérative de ces obsessions émotives, de ces
impulsions, de ces étrangetés morales, c'est qu'elles se
manifestent parfois dès l'âge le plus tendre, et qu'on les a
constatées chez des enfants de quatre ou cinq ans.117(*)
Pour La Retraite aux flambeaux, on note quelques
analepses qui permettent au narrateur de faire des rétrospections au
cours du récit. C'est donc grâce à elles qu'on
découvre que, tout comme Gabriel, Ferdinand a eu une enfance et une
jeunesse difficiles ; puisqu'à quatorze ans [il était]
au turbin.118(*)
Mais les analepses deviennent plus visibles dans le
récit dès Juillet 1947, deux années après
l'occupation allemande. C'est la période où le narrateur revient
sur les événements de cette sombre nuit qui a
particulièrement marqué les mémoires et la vie des
Bringuet. Désormais, il ne voit plus les choses du même oeil, et
comme ce matin, c'est le Doubs qu'il voit. Pas celui de ses journées
de pêche. Le Doubs d'une nuit où un gamin vêtu de noir est
parti au fil de l'eau.119(*) C'est le moment où affluent tous les
souvenirs, même ceux de la période d'avant-guerre. Ces
rétrospections du narrateur et quelquefois du personnage traduisent le
trouble psychologique et le remords dans lesquels Ferdinand s'éternise.
Sa vie semble maintenant se trouver derrière lui, car il vit quasiment
dans le passé. Le plus troublant comme le dit Jean Zin, est que dans de
pareilles situations, la perte de la force vitale s'accompagne d'une perte de
la joie et de l'envie de vivre ; comme si on était poussé
à se diriger soi-même vers sa tombe.120(*) Ainsi deux ans après,
à la vue des lampions de la retraite aux flambeaux, il revit les images
de la guerre et de l'assassinat de Klaus.
La matérialisation de ces réminiscences dans les
deux récits est faite par l'alternance du style direct et du style
indirect. L'écriture est soutenue par des temps verbaux exprimant
l'antériorité : le passé composé, l'imparfait,
le passé simple, temps par excellence de l'expression de la
rétrospection. En outre, l'utilisation de certains verbes portant en
eux-mêmes le sémantisme de remémoration, vient river le
clou sur l'intention qu'a l'auteur de faire un rappel sur la vie de ce
personnage. C'est le cas des verbes pronominaux se souvenir ou se
rappeler : Je me souviens de votre regard lors de mon
dernier voyage121(*).
Je me rappelle ce jour d'été : la
porte s'ouvrit.122(*)
Les choix stylistiques qui présentent les analepses
dans le corpus font découvrir l'effacement régulier quoique
temporaire, du présent de narration au profit de l'imparfait ou du
passé composé de l'indicatif. C'est le retour sur des
événements passés qui multiplie et renforce les analepses
des récits, tout en permettant au lecteur de découvrir et
comprendre grâce à son passé, les origines de la
dégénérescence morale du personnage. Cependant cet
être fictif ne vit pas uniquement dans le passé ; il lui
arrive aussi de se projeter dans l'avenir, d'où la présence des
prolepses dans les récits. Ils sont le moyen par lequel le personnage ou
le narrateur fait des projections dans un futur proche ou lointain ; mais
ces cas de figures n'abondent pas dans les deux romans étudiés.
Dans l'oeuvre de Mauriac, Gabriel Gradère s'imagine que
l'abbé Forcas pourrait détruire son cahier sans le lire, alors il
essaie de convaincre ce précieux confident de sa
sincérité : Je vais m'efforcer d'atteindre la limite
extrême de la sincérité [...] : j'éviterai
toute complaisance, je n'appuierai pas, je laisserai entendre ce qui est
indicible.123(*)
Dans le cas du deuxième texte, il arrive plus rarement
que le narrateur ou le personnage prononce des paroles proleptiques ou
prophétiques : Le temps s'est figé. Cette nuit chargée
de rumeurs sourdes va durer l'éternité autour d'eux et du bloc de
tendresse douloureuse qu'ils sont devenus.124(*)
La suite de l'analyse découvre la présence
abondante de repères temporels que constituent les dates. Celles-ci
montrent un souci de précision et de vraisemblance des auteurs. Le roman
de Mauriac fait l'évocation de dates successives ; celles-ci
semblent être une chronologie événementielle. Les
années 1913, 1914, 1915, rappellent à Gabriel des
événements particuliers de sa vie. Même si Mauriac pense
que l'âge qu'on a ne signifie rien125(*), il donne néanmoins
tout au long du récit, celui de son personnage. C'est ainsi qu'on peut
voir des expressions telles que : À treize ans, dès
l'âge de quinze ans, l'année de mes dix-sept ans, un
étudiant de dix-huit ans, à cinquante ans bientôt.
Le même phénomène est visible chez
Clavel où l'on a aussi des repères temporels :
Juillet 1947, le 14 juillet, À quatorze ans, un
homme de soixante et onze ans, Il avait douze ans, ça fait deux
ans.
De toute évidence, repères temporels et
analepses se trouvent à profusion dans ces deux récits ; bien
que ce ne soit pas le cas des prolepses. Ces données sont significatives
et tout comme la durée, elles permettent de découvrir et
d'emboîter certains éléments aux événements
passés de la vie du personnage.
Parlant de la durée ou vitesse narrative, elle peut
être entendue comme le rapport entre le temps que nécessiterait le
déroulement réel d'un récit et le temps par lequel il est
représenté dans le roman, avec toutes les variations rythmiques
et stylistiques que cela comporte. Genette la définit comme suit :
On entend par vitesse le rapport entre une mesure
temporelle et une mesure spatiale (tant de mètres à la
seconde ; tant de secondes par mètres) ; la vitesse du
récit se définira par le rapport entre une durée, celle de
l'histoire, mesurée en secondes, minutes, heures, jours, mois et
années, et une longueur, celle du texte, mesurée en lignes et en
pages.126(*)
Les intrigues connaissent effectivement des variantes sur le
plan de la vitesse ; ce qui entraîne la distinction de plusieurs cas
de figures. Le récit peut connaître des pauses, des
accélérations ou des résumés selon le rythme
impulsé par l'intrigue, d'où la circonscription de notre
étude autour de ces trois notions.
La pause est une suspension du temps qui se réalise
lorsqu'au temps discursif ne correspond aucun temps fictionnel. Elle a de
manière générale une fonction de présentation.
C'est elle qui renseigne sur tout ce qui se rapporte aux personnages, comme on
le voit dans Les Anges noirs où l'on découvre Gabriel
écrivant sa confession. La pause livre même des descriptions de
l'espace où se déroule l'action. Elle se retrouve en outre dans
les réflexions d'ordre général, comme dans cette
occurrence où Clavel, impuissant face à tous les fauteurs de
guerre, constate :
Il n'y a rien à dire : c'est la guerre
que les peuples ont acceptée comme une fatalité. La guerre que
certains peuples ont voulue de toutes leurs forces. La guerre que quelques
hommes ont refusée sans rien pouvoir faire pour lui barrer la
route. 127(*)
La pause agit donc comme une photographie, un arrêt sur
image qui permet de s'imprégner pleinement d'une information et de tous
les détails y afférents. Elle est l'occasion où le
récit connaît quelques ralentissements. C'est aussi le moment
pendant lequel on peut voir le narrateur reprendre son souffle pour repartir de
plus belle.
L'accélération de l'intrigue est exprimée
à travers l'ellipse qui peut se matérialiser par des
repères temporels ou par les trois points à des fins diverses.
Dans les deux textes, Mauriac et Clavel en font un usage récurrent pour
laisser au lecteur, le soin de deviner la suite d'une phrase, ou pour marquer
un souci de pudeur comme dans ce propos que tient Gabriel à son
fils : Eh bien mon vieux, comme la p... n'est pas arrivée le
jour où il l'attendait, il s'est mis dans la tête [...] que je
l'ai supprimée !128(*), [...] - Je m'en f... ! 129(*)
Contrairement au roman de Mauriac, celui de Clavel ne donne
pas à voir une grande occurrence de formules elliptiques ; mais il y en
a une qui exprime particulièrement un très grand saut dans le
temps : Juillet 1947. L'histoire connaît en effet un
effacement de presque trois ans pendant lesquels, le narrateur ne donne plus
aucune nouvelle, ni de ce village dans le Jura, ni de Ferdinand et de ses
compagnons. Le narrateur passe du lendemain de cette nuit cauchemardesque de
l'été 44 à l'après midi du 14 juillet 1947,
journée de la retraite aux flambeaux qui donne son titre à
l'oeuvre. Le 14 juillet est historique et mémorable pour les
Français, puisque cette date rappelle la prise de la Bastille. Ce
jour qui est généralement un moment de réjouissances
populaires, sera malheureusement le moment où cette tragédie,
débutée deux ans plus tôt, va connaître son
acmé : c'est le jour où Ferdinand Bringuet trouve la mort.
Le résumé ou sommaire quant à lui
condense des années entières en quelques phrases. Gabriel en fait
un grand usage dans sa confession, et c'est aussi ce que fait le narrateur de
Clavel lorsqu'il relate le passé du jeune soldat Nazi :
Il s'appelait Klaus Bürger. Il était de
Hambourg. Il avait douze ans lorsque son père, fonctionnaire du parti,
l'a inscrit aux jeunesses hitlériennes. [...]
Un jour, Klaus est parti pour la guerre. Il a connu les
camps d'entraînements, les neiges immenses de la Russie, les sables du
désert, le soleil de la côte d'Azur, les bons vins du
Rhône.
Il a tué sans jamais éprouver le moindre
pincement au coeur. [...] À présent il est mort. 130(*)
Ainsi, la vitesse narrative présente les
différents mouvements du récit. Ces changements de vitesse
marqués par la pause présentatrice et descriptive, par l'ellipse
ou par le sommaire, permettent non seulement de rendre vivant le récit,
mais aussi de tenir le lecteur en haleine en imaginant le trouble dans lequel
peut être le personnage décadent. Cette analyse permet de voir
comment s'organise la temporalité interne dans notre corpus. Seulement,
il n'y a pas que la temporalité interne qui intervienne. La
temporalité externe se meut elle aussi.
III-3- Le temps de la
déchéance
S'intéresser au climat de la déchéance
c'est regarder les conditions atmosphériques et climatiques dans
lesquelles agit le personnage décadent. Il peut arriver que le
personnage soit influencé par l'atmosphère qui l'environne,
puisque le temps atmosphérique et même climatique joue un
rôle déterminant dans le conditionnement psychologique et dans
l'action même du personnage.
Dans le premier texte, Gabriel se trouve à Paris dans
un état de désolation immense, alors qu'un triste jour
entrait par les vitres sales131(*). Il va quitter cette atmosphère
oppressante pour se réfugier à Liogeats où malheureusement
la situation semble pire. L'atmosphère et le climat qui règnent
sont adaptés aux événements qui marquent le paroxysme de
sa dégénérescence morale.
Le temps atmosphérique qu'est la nuit
représente le danger, c'est un moment d'angoisse et de solitude. Le
caractère sombre de ce roman se démontre par la grande
récurrence de ce terme nuit qui y apparaît plusieurs
fois. Il se trouve renforcé par l'utilisation du champ sémantique
de l'obscurité, avec des mots tels que nocturnes, sombres, obscures,
ténèbres.
Lorsque la nuit tombe à Liogeats, celle-ci met les
personnages dans des situations diverses, ramenant certains à la
position de prédateurs et d'autres à celle de proies. Le choix de
Mauriac montre que la nuit, par opposition au jour, est le moment où se
déroule l'éternel combat entre les forces du mal, Satan, et
celles du bien, Dieu, entre la puissance des
ténèbres, le prince de ce monde132(*), et la Puissance
divine. C'est pourquoi on peut voir en une même nuit, Alain Forcas
à genoux dans sa cure, les mains jointes, priant et pleurant d'amour
pour les pêcheurs133(*), tandis qu'au même instant, Gabriel se
trouve à la gare de Liogeats, prêt à commettre un
meurtre.
En homme avisé et décidé, Gabriel va
à la gare juste au moment où il pleut pour chercher Aline qu'il
étranglera quelques minutes plus tard. Non seulement il fait nuit, mais
il pleut abondamment. Et à cause de ce climat la gare est déserte
parce que par un temps pareil, personne n'a rien à faire dehors, ni
pour le bien, ni pour le mal134(*)', en dehors du chef de gare qui s'y trouve.
Grâce à cette nuit épaisse et pluvieuse, Gradère se
dissimule sous son parapluie, sûr de n'avoir aucun témoin qui le
verrait.
Les paramètres atmosphériques et climatiques
jouent également en faveur de Ferdinand Bringuet dont la tragédie
se déroule justement en une seule nuit. Le temps du récit en
lui-même est celui de la guerre, ou du moins, de l'après guerre.
C'est une période critique et imprécise pour les habitants de ce
petit village, étant donné que l'ennemi allemand y est encore
présent. À cette tension déjà existante, et
causée par la guerre qui est l'événement le plus
destructeur que le monde ait jamais connu135(*), viennent aussi s'ajouter
des facteurs tels que l'atmosphère de la nuit et le climat pluvieux qui
sévissent.
En dehors de la tension psychologique due à
l'état d'alerte qui règne, et qui oblige les uns et les autres
à se calfeutrer chez eux, s'adjoint l'atmosphère obscure de la
nuit. C'est un moment où l'on doit se reposer paisiblement ; mais
avec l'appréhension et l'angoisse occasionnées par la guerre et
rehaussées par la pluie, tout semble réuni en faveur de la chute
du personnage. De même que pour Gabriel, la nuit et la pluie sont des
facteurs positifs à la déchéance de Ferdinand.
L'obscurité favorise la perpétration d'actes qui en plein jour,
n'auraient peut-être pas pu être accomplis ; et quand le
SS entre dans la maison des Bringuet, Ferdinand remarque qu'il ne
pleut plus. Cependant lorsque se déclenche la lutte entre Ferdinand et
Klaus, la pluie se remet à tomber en redoublant d'intensité. Elle
semble vouloir protéger Ferdinand en couvrant le bruit de son
combat ; et à l'instant où Ferdinand réussit à
maîtriser le soldat, le narrateur dit que la pluie tombe moins
fort136(*).
Au moment où la pluie sort de scène, elle
cède la place à la lune qui écarte les nuées.
[...] La lune [qui] se cache à demi137(*) pour jouer sa partition avec sa
lumière qui [...] a quelque chose de tragique138(*). L'obscurité
règne grandement et il faut que la lune vienne
éclairer cette nuit pleine de dangers, [...]
cette nuit [qui] fait peur139(*). L'astre de la nuit se déploie alors
pour venir en aide à Ferdinand et à ses compagnons ; et
lorsque ceux-ci descendent vers le pont pour se débarrasser du corps du
soldat, la lune se cache et reparaît alors qu'ils atteignent la
rive.140(*) La
personnification fait ressortir tous les jeux que font la pluie et la lune,
actants qui participent véritablement à l'intrigue. La lune agit
comme un projecteur braqué sur la scène qui commence une
nuit où un gamin vêtu de noir est parti au fil de
l'eau 141(*),
et se termine une nuit aux lueurs d'incendie 142(*), pendant laquelle
Ferdinand va trouver la mort. On retrouve la nuit en amont et en aval
de cette tragédie.
Chez Clavel, on ressent un peu d'extrapolation qui se
manifeste à travers le style hyperbolique qu'il emploie, quand il parle
de cette nuit chargée de rumeurs sourdes [qui] va durer
l'éternité.143(*) Une éternité de silence lourd et
épais. Une éternité d'au moins dix secondes144(*). Il n'hésite pas
non plus à faire usage de l'oxymore pour mettre en exergue certains
faits ; aussi va t-il comparer Ferdinand et Maria enlacés, à
un bloc de tendresse douloureuse. 145(*)
À tout prendre, il s'avère que l'univers
spatio-temporel a un impact sur l'humeur et la psychologie des personnages. En
effet, l'espace qu'il soit ouvert ou clos, est délétère
pour Gabriel et Ferdinand. Cet univers carcéral rend le personnage
semblable à un animal apeuré et traqué. Le temps
psychologique à travers les rétrospectives permet de trouver des
causes et des signes de dégénérescence morale dans
l'enfance de Gabriel Gradère et de Ferdinand Bringuet. L'époque
de la guerre, de même que l'atmosphère de la nuit et le climat de
la pluie apparaissent comme des facteurs positifs à la
déchéance morale. Ils protègent le personnage en les
excitant à la perpétration de l'acte criminel ; ce qui
détériore ou aggrave la nature de leurs relations sociales avec
autrui.
CHAPITRE IV :
DE L'INTERACTION SOCIALE
Parler de l'interaction sociale dans ce contexte, c'est
étudier l'influence réciproque qui s'opère entre le
personnage dégénéré et son entourage. Cela revient
en d'autres termes à analyser la qualité des rapports existant
entre lui et autrui, entre lui et la nature, et même entre lui et Dieu.
Par ce chapitre, nous entendons mettre en lumière tous les
éléments de la vie sociale de Gabriel et Ferdinand, parce que
c'est grâce à toutes ces données que nous pouvons mieux
découvrir le personnage dans son essence profonde.
IV-I- Gradère et Bringuet : Des rapports
interhumains
Tout comme l'homme, le personnage est par essence un animal
social appelé à vivre perpétuellement en rapport avec
autrui. Todorov pour parler des rapports interhumains que supposent la vie en
communauté, énonce la pensée anthropologique pour qui la
communauté humaine et par analogie celle des personnages,
[est] une espèce à part dont les
membres sont sociables et partiellement indéterminés- et qui pour
cette raison sont amenés à exercer leur liberté), une
morale ([...], chérissant les êtres humains pour eux-mêmes,
et accordant la même dignité à tous)
[...] 146(*)
Dans la vie en communauté, la famille est la
première cellule sociale dans laquelle le personnage évolue.
D'ailleurs Todorov insiste sur le fait que [...] ce qui compte est
que les êtres humains vivent et ne peuvent vivre hors
société. Croire qu'ils sont par nature asociaux est une
aberration ; imaginer que leur but est de le devenir, c'est se complaire
dans des illusions. 147(*) Cela veut donc dire qu'un personnage est en
principe un être social qui entretient des relations avec son semblable,
quelque soit la nature de celles-ci. C'est d'ailleurs une vérité
qui transparaît dans Les Anges noirs et La Retraite aux
flambeaux. Gabriel, personnage de Mauriac, est un homme sans
véritable attache. Ayant grandi sans mère, son enfance n'a pas
été facile avec un père dont il ne dit aucun bien et
à propos duquel il n'a gardé aucun bon souvenir.
D'un autre côté, Gabriel s'est mal
marié ; il ne fait pas un mariage d'amour, mais
d'intérêt. Il épouse Adila à qui il fait beaucoup de
mal, et compte sur le fait que celle-ci, pour avoir succombé à
sa beauté depuis leur jeunesse, se meurt d'amour pour lui. Puisque
Jankélévitch souligne que La beauté [...] est la
tentatrice par excellence148(*), on comprend qu'il est bien malheureux
celui-là qui s'y laisse prendre. Cet amour finit par
s'étioler et on ne s'unit que par nécessité. Gabriel est
pleinement conscient de ce que sa femme n'éprouve plus rien pour lui et
le reconnaît : Adila ne m'aimait plus. Notre mariage
n'était à ses yeux qu'une sorte de réparation. Elle ne
pouvait rien contre moi.149(*)
Bien qu'ils aient eu un enfant cinq ans avant leur union,
leurs rapports ont toujours été difficiles ; si bien qu'on se
demande comment ils sont parvenus à se marier, puisque Gabriel
avoue : l'idée d'une vie commune avec Adila me faisait
horreur150(*). Entre eux, il n'existe même pas la
tiédeur d'un amour jadis existant ; puisqu'Adila
résignée, entrait dans le mariage comme elle se fût
jetée à la mer.151(*)
En réalité, c'est Gabriel qui dès
l'enfance, a créé ce climat d'animosité entre lui et les
deux femmes qu'il a toujours su manipuler : Adila et Mathilde. Ayant pris
des engagements avec la première, il se rend compte trop tard, que c'est
Mathilde qu'il aurait dû épouser. Non seulement cette
dernière, plus jolie qu'Adila, lui plaît, et elle est aussi riche
que sa cousine. Il se révolte un moment : Je savais ce qu'elle
m'offrait. Je comprenais...Trop tard ! À moins de sacrifier
Adila... [...] jeter tout de suite Adila par dessus bord.[...] que ma route
soit libre enfin, que je puisse enfin être heureux!152(*) Cependant il doit se
résoudre à épouser cette martyre, après avoir
entraîné la discorde entre les deux cousines. Il n'est aucune
personne à qui Gabriel n'ait fait de tort ; tous ont un mauvais
témoignage de lui, même l'abbé Forcas. Ce qui fait croire
que la vie avec de pareils êtres n'est que luttes cachées,
querelles intestines, souffrances morales horribles : un véritable
enfer. 153(*)
Dans les premiers mots de sa confession, Gabriel avoue
lui-même à ce jeune curé qui a pitié des âmes
et qui a une basse opinion de lui : Je ne doute point, monsieur
l'abbé, de l'horreur que je vous inspire.154(*) Lorsque Gabriel tente
de l'approcher alors qu'il est en visite au château, ce prêtre
réagit avec une indifférence qui ne cache pas ce qu'il pense de
lui. L'abbé Forcas se comportera ainsi jusqu'à ce qu'il
reçoive la confession de ce criminel, qui n'entretient de bons rapports
avec personne, même pas avec son propre fils Andrès. Il se sert de
cet enfant et le reconnaît : À mon fils aussi, j'ai su
plaire ; il est ma dernière conquête et comme les autres, je
l'exploite155(*). Andrès qui ne porte pas le nom de
famille de son père, a grandi sans véritablement connaître
ce dernier qui ne s'est jamais soucié de son éducation. Que son
fils l'aime et soit béat d'admiration pour lui, n'empêche pas
Gabriel de le tromper pour son propre intérêt. Andrès qui
jusque là est, avec Mathilde et l'abbé Forcas, le seul être
à l'aimer sincèrement, finit lui aussi par déchanter en le
voyant réellement tel qu'il est. Amèrement déçu, il
dit à Catherine : Oui tout à coup, j'ai vu, j'ai entendu
cet homme que je ne connaissais pas, à l'existence duquel je ne croyais
pas. Soudain, il m'apparaissait tel que tu le vois, que vous le voyez tous,
ici...Quelle révélation ! 156(*)
Catherine et Symphorien Desbats sont bien avertis en ce qui
concerne Gabriel pour qui il n'est plus un mystère. Le vieux Desbats est
l'un des ennemis jurés de Gradère et leurs relations sont
essentiellement conflictuelles. Les échanges qui existent entre eux sont
des rapports de force faits de menaces constantes qui mettent chacun sur le
qui-vive. Alors que Gabriel souhaite la mort du vieil homme, ce dernier veut
aussi se débarrasser de celui qu'il considère comme un bandit, et
se méfie de lui comme de la peste. C'est pour cela qu'il donne ce
conseil à Catherine : Ce n'est pas de ta mère qu'il faut
s'inquiéter...mais de l'autre, du bandit...[...] Fais attention à
tout, petite : aie l'oeil d'abord, à la cuisine...Prends garde au
feu. Ne sors pas à la nuit tombée.157(*)
Ce protagoniste est traité de tous les noms : Mathilde
dit de lui qu'il est un misérable ; son fils Andrès se
demande s'il n'est pas fou ; et Symphorien Débats voit en
lui un assassin. Cette mauvaise réputation est due à son attitude
et aux relations somme toute mauvaises qu'il a envers presque tout le monde.
Les amitiés de Gradère révèlent
simplement qu'entre Aline et lui existe une affinité
incontestable. Aussi perfides l'un que l'autre, ces deux personnages
entretiennent pendant de longues années, une complicité
machiavélique qui ne prend fin que pour laisser place à un climat
malsain, fait de tensions, de chantages et de menaces. Tout ceci montre combien
Gabriel représente un danger pour son entourage ; et cela explique
pourquoi il n'a bonne presse, ni dans cette famille, ni dans le village.
Même ceux qui peuvent se fier à lui de temps à autre ne le
font pas moins sans réserve, car on sait qu'il est imprévisible
et capable de tout.
Tout compte fait, Gabriel Gradère est
l'antithèse de Ferdinand Bringuet que tout le monde appelle
affectueusement le grand Bringuet. Malgré son physique ingrat qui
présente toutes les caractéristiques d'une
dégénérescence physique, et malgré la
sénilité qu'il présente, c'est un homme bon et facile
à vivre. Il est apprécié de tous ; d'où
l'accent que semble mettre Clavel sur la bonté du coeur au
détriment de la beauté physique.
Ferdinand est apprécié de son voisin qui en
plus, se trouve être son ami. Mais il n'y a pas que Jérôme
qui l'aime ; tout le village l'apprécie et l'appelle le
bon vivant158(*).
Ce personnage, même dans sa façon de marcher, se comporte avec
mesure, comme s'il eût redouté de bousculer les objets
et les êtres159(*). Il déteste les conflits, c'est un vrai
pacifiste, toujours joyeux et serviable à souhait. Toutes ses relations
sont harmonieuses que ce soit avec les petits enfants ou les adultes. Le texte
ne déclare aucune personne qui lui en veuille pour quoi que ce
soit ; et on découvre qu'en soixante et onze années de vie,
il ne s'est battu qu'une seule fois dans sa modeste existence. C'est une
nuit où il fut agressé par neuf jeunes qui s'en sont tirés
avec plusieurs fractures chacun ; ne sachant pas se battre, le colosse
avait simplement empoigné l'un d'eux pour cogner les
autres.
Porté devant le tribunal correctionnel, Ferdinand a
présenté la situation avec tellement d'humour, qu'à la
fin Il avait été acquitté et toute la salle l'avait
acclamé. 160(*) Il fait toujours preuve d'allocentrisme et
pendant cette nuit tragique, c'est encore lui qui prend la défense du
soldat allemand pour lui épargner l'issue fatale. Il essaie par tous les
moyens de convaincre Joseph Marnier de ne pas insister sur la mort du jeune
Klaus Bürger, car pour lui : [...] on peut pas tuer un homme
comme ça...pour...rien.161(*) Par humanisme et magnanimité, il use de tous
les arguments possibles afin de sauver la vie de ce garçon qui
représente l'ennemi, mais n' y parvient malheureusement pas. En effet,
l'attitude des personnages qui, comme Ferdinand, présentent quelques
troubles du comportement, peut avoir une certaine influence qui soit positive.
[En effet...] cette influence n'est pas toujours
nuisible. Elle peut se faire sentir dans un sens favorable au bien
général, si elle est mise au service d'une idée juste.
Avec l'énergie des convictions, la persévérance, le
fanatisme, l'absence de scrupules et l'étroitesse d'esprit qui
caractérise ces individus, il n'y a pas d'obstacle dont ils n'arrivent
à triompher.162(*)
En somme, Ferdinand Bringuet est un homme sociable et
pacifiste qui entretient de bons rapports avec tout son entourage. Ses
relations sont harmonieuses contrairement à celles de Gabriel
Gradère qui n'entretient pour la grande majorité, que des
rapports conflictuels avec ses semblables, même ceux qui lui font
confiance. Cela entraîne un certain rejet de ses semblables qui craignent
ses entourloupes.
V-2- Gradère et Bringuet, quels rapports avec la
nature ?
Parler de la nature revient à parler de Ce monde
odorant, plein de bêtes et d'astres, et qui ne sait pas qu'il existe des
êtres sauvés et des êtres perdus.163(*) En effet, la nature ne
se soucie pas des antécédents des uns et des autres ; elle
est comme une mère accueillant chacun de ses enfants quelque soit son
crime. Par sa discrétion et sa sollicitude, la nature est un abri. Et
Alfred de Vigny semble penser que tout personnage, après avoir
été rejeté par la ville ou par ses semblables, ne peut
trouver refuge qu'au sein de la nature. Elle sait réconforter sans poser
de questions. C'est dans ce sens qu'on peut lire ce conseil à
Eva :
Si ton coeur gémissant du poids de notre
vie,
Se traîne et se débat comme un aigle
blessé, [...]
Pars courageusement, laisse toutes les villes;
[...]
La nature t'attend dans un silence
austère.164(*)
Le thème de la nature-refuge semble avoir
été repris par Mauriac ; raison pour laquelle, après
avoir reçu des menaces d'Aline, Gabriel Gradère quitte la ville
de Paris pour trouver refuge à la campagne de Liogeats.
L'univers naturel de la Province, avec ses cours d'eau, ses
bois sauvages, ses grands pins, ses prairies, ses parfums, ses animaux et ses
landes est le seul lieu où Gabriel se sent en sécurité,
dans cet univers...cette matière qui ne nous juge pas, qui agit sur
nous pourtant, qui éveille des regrets, des attendrissements, quoi que
nous ayons commis.165(*) Quelquefois, assis sur un pin abattu, il vit
des moments divins où innocent comme un renard, comme une
fouine166(*), il
peut se fondre dans ce monde et s'assimiler à un animal sauvage. Gabriel
a toujours aimé la nature ; il s'y réfugiait
déjà étant enfant, lorsqu' avec les filles Du Buch il
s'amusait à jouer à colin-maillard. D'ailleurs les seuls
souvenirs qui lui ont paru agréables, les seuls moments où il a
été heureux sont ceux pendant lesquels il pouvait écouter
l'eau courir sur les cailloux, et ceux qu'il passait avec Mathilde au
Jouquet qu'il décrit comme un abri pour chasser les palombes.
Il s'y plaît parce qu'il croit que : [Ses] actes qui ne
[l'avaient] pas marqué au visage, [...] n'avaient pas non plus
marqué [son] âme.167(*) Tout ceci montre combien Gabriel vit en
harmonie avec la nature dont il apprécie les propriétés
bienfaisantes ; et les lieux qu'il mentionne, ont pour lui une valeur
inestimable. Cet isolement au sein de la nature est apprécié des
êtres normaux aussi bien que de certains
déséquilibrés mentaux, chez qui c'est une manie :
De très bonne heure, ils s'abstraient du milieu
ambiant et vivent isolés dans la contemplation de leurs pensées
et dans l'étude de leurs sensations. À force d'interroger et de
contempler leur propre personnalité, ils finissent par en vicier les
éléments et par sombrer dans l'égoïsme,
l'excès d'orgueil ou l'hypocondrie.168(*)
Plus que Gabriel, Ferdinand est un amoureux de la
nature ; il est vraiment l'ami de la forêt, et on le voit dans son
quotidien d'avant la guerre. Sa manie quotidienne est d'ouvrir ses volets avant
même de s'habiller, et de se réjouir du spectacle matinal qu'offre
la nature. Il possède des arbres fruitiers, s'adonne au jardinage et
à la pêche, et préfère passer de longues heures au
sein des espaces naturels. Il aime un peu trop la nature et les animaux, et
éprouve une sensibilité exacerbée à la souffrance
des bêtes de la forêt. C'est ainsi qu'un jour :
Il avait blessé une biche. Il l'avait entendue
pleurer. Il n'avait jamais oublié son regard implorant noyé de
larmes. Il avait voulu l'emporter pour la soigner et la sauver. Elle
était morte dans ses bras. L'ayant enterrée dans le fond de son
jardin, il avait planté un saule pleureur sur la tombe.169(*)
Mais seulement, Cullerre mentionne également que
l'amour exagéré des animaux a été
signalé comme une des bizarreries de caractère de ces
individus170(*).
Bernard Clavel semble faire dans son oeuvre, l'éloge de
la nature. Comme le père Dubois dans Les Fruits de
l'hiver171(*),
Ferdinand est attaché à la terre ; il aime regarder le
Doubs, il ne cache pas cet amour qui le lie à la nature, aussi
l'entendons-nous avouer : Ces arbres me cachent la forêt,
mais ça ne m'empêche pas de les aimer.172(*) De surcroît, il
semble vouloir montrer la fidélité et la force de la nature qui
malheureusement, subit de nombreuses agressions, à l'instar des
pollutions et des déforestations. Aussi reprend-il les propos d'Adeline
Rivard : Qui change les cours des eaux, peut tuer la
rivière.173(*)
Ce qui semble être contradictoire à la pensée de
Mauriac qui pense que malgré tout, on ne peut rien contre l'eau
vive.174(*)
Au fond, les deux malades partagent à quelques
détails près, l'amour pour la nature, avec laquelle ils
entretiennent des rapports harmonieux. Même si elle semble renforcer
l'introversion chez ces dégénérés, la nature leur
est favorable.
IV-3- Gradère et Bringuet : La marche
vers Dieu
La nature est donc si apaisante qu'elle semble
établir une relation entre ces personnages et Dieu. À propos de
leur relation avec Dieu, il convient d'observer dans les textes, les
comportements quotidiens et le repli des personnages vers l'omniprésence
divine, qui apparaît comme l'Alpha et l'Oméga, le commencement et
la fin de toute chose.
Dans Les Anges noirs comme dans toute
l'oeuvre de Mauriac, le thème du péché et de la
grâce divine est récurrent ; étalé en
filigrane, il revient sous des formes et des formulations diverses.
Gabriel Gradère ne renie pas l'existence d'un Être
Suprême, doté d'une puissance plénipotentiaire, qui seul
serait capable de donner à un individu le don de la connaissance. Il le
fait d'ailleurs comprendre à l'abbé Forcas dès le
début de sa confession. Il croit certes à l'existence de Dieu et
à celles des anges qui, comme ce prêtre, voient le Tout
puissant face à face175(*), mais ne croit pas en leur puissance de remettre les
péchés.
Vraisemblablement, Gabriel a une relation avec Dieu ;
cela peut sembler incroyable, mais c'est la réalité ; car
comme lui-même le dit, c'est Dieu qui est la source de tout son
destin. Le fait même qu'il ait rencontré Adila, cette sainte
fille, est déjà un signe de la grâce divine. La
bonté de Dieu étant irréfutable176(*), Adila Du Buch semble en
être l'image ; parce que Dieu Seul est capable d'aimer si totalement,
malgré tout le mal que l'on peut commettre. Cela typifierait le contrat
sans conditions qui lie tous les Elus à l'Être
Suprême ; d'où le remords dans la conscience de
Gradère, et le besoin lancinant d'avoir un confident
angélique et fraternel.
Il se pose donc là un problème de
prédestination, car s'il y a des âmes qui sont données au
Malin comme le dit le curé, il y a certainement aussi celles qui
appartiennent à Dieu. Ce qui signifie en d'autres mots que l'on ne
devient pas enfant de Dieu, mais l'on naît en l'étant
déjà. Alors, quoi que ces Elus fassent,
dégénérés ou non, cela ne change rien à leur
destin, à leur vrai visage, comme cela semble être le cas de
Gradère. En dépit de tout le mal qu'il a commis, rien n'est
venu à bout de ce dessin si pur du front, du nez, de la bouche ; ni
le temps, ni les crimes n'ont altéré cette face
indestructible.177(*)
Et, parce que Gabriel est de ceux- là qui sont donnés
à Dieu, rien ne peut changer son destin ; Mauriac peut donc lui
faire proclamer : Non je n'avais pas changé : quoi que
j'eusse pu accomplir par la suite, je n'avais rien ajouté à mon
vrai visage, à mon visage éternel 178(*).
Ce visage éternel semble être une
caractéristique chez les enfants de Dieu. Parlant de cette beauté
qui devrait être celle du coeur, Gibran ajoute : La
beauté est l'éternité lorsque l'éternité se
contemple dans un miroir.179(*) Nous voyons comment la description
usitée par Mauriac se déploie de façon indicielle pour
marquer subtilement la véritable condition de Gradère, celle de
brebis de Dieu. Seulement c'est une brebis perdue, et comme l'affirme Marcellin
Vounda :
La brebis perdue qui fait du souci au Christ, c'est donc
l'homme abandonné sans résistance à ses penchants
charnels, livré à la concupiscence et à `` toutes les
variétés de mensonge, d'égoïsme, de haine, de luxure.
[...] c'est, en fin de compte, le pêcheur qui
``frénétiquement, va jusqu'au bout de sa folie '' en
péchant à visage découvert, sans vergogne et sans
scrupule.180(*)
Ce récit conduit donc à la déduction
selon laquelle Dieu procure toujours un moyen ou une voie pour sauver Ses
enfants, quelque soit la profondeur de leur
dégénérescence. Et cet enlisement peut être une voie
que Dieu choisit pour l'un et pas pour l'autre. Ainsi cela peut être la
dégénérescence morale pour Gabriel, tandis que c'est la
sainteté pour Alain Forcas, cet enfant très pur, mais qui
[sait] par une connaissance venue de Dieu jusqu'où il était
donné à l'homme de s'avilir.181(*) Ces deux voies
différentes sont pourvues par le même Dieu pour ramener à
Lui ses deux fils : Le premier pour être secouru par le second, et
le second pour secourir le premier. De concert avec Jacques Petit, nous
croyons qu'un saint dans l'univers romanesque de Mauriac se voit toujours
confronté à un criminel dans un diptyque où s'opposent
deux types d'anges : le blanc et le noir. Ceux-ci symbolisent la
dualité qui existe en tout personnage comme en tout être humain.
Il est à la fois ange et bête, comme le reconnaissait
l'Apôtre Paul en avouant : Ainsi donc, moi-même, je suis
par l'entendement esclave de la loi de Dieu, et je suis par la chair esclave de
la loi du péché182(*). Dans le cas présent, l'ange blanc,
l'abbé Alain Forcas, n'a pour mission que d'apporter le salut à
l'ange noir qui est Gabriel Gradère. Par conséquent, on n'est pas
surpris de voir ce moribond condamnable par la justice humaine, être
gracié par la justice divine. On voit cet ennemi des
âmes183(*) s'endormir dans les bras de Dieu et s'en
aller en paix vers le ciel.
À ce propos justement, Luc l'Évangéliste
ne dit-il pas qu'il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul
pêcheur qui se repent, que pour quatre vingt dix-neuf justes qui n'ont
pas besoin de repentance ?184(*) Jankélévitch justifie cette chose en
affirmant pour notre gouverne que les mourants, aussi immoraux puissent-ils
être, sont toujours sincères dans leurs confessions, parce que
[...] ni la honte, ni la jalousie, ni le ridicule, ni
aucun sentiment disjoint n'ont plus de raison d'être - car les choses
finies s'annulent auprès de l'Infini ; et c'est une fiction de cet
ordre qui nous facilite, lors de la confession, la véracité
transparente des aveux.185(*)
Par ailleurs, Ferdinand Bringuet n'est pas moins en relation
avec Dieu que ne l'est Gabriel Gradère. Le texte en
réalité ne donne pas ouvertement des indices pouvant permettre de
répondre à cette préoccupation. Cependant, suite à
l'analyse précédente portant sur les rapports entre lui et autrui
et entre lui et la nature, nous pouvons affirmer que Ferdinand Bringuet
entretient une relation intime avec Dieu. Cela se lit dans sa vie harmonieuse
avec son entourage et son environnement. Par essence, Dieu ne sonde que le
coeur de l'homme dont le personnage est une image ; et il est souvent dit
que la vraie religion c'est la façon de vivre avec son alter
ego. Dans cette perspective, l'on peut encore se poser ces questions de
Khalil Gibran :
La religion n'est-elle pas dans toute réflexion et
toute action sans être réflexion ni action,
Mais un étonnement et un émerveillement qui
ne cessent de dessiller et d'écarquiller les yeux de votre
âme,[...]
Qui peut séparer sa foi de ses fonctions, ou sa
croyance de ses occupations ?
Qui peut étaler les heures devant lui en
disant : « celles-ci je les consacre à Dieu, et
celles-là je les réserve pour moi ; ceci est pour mon
âme et cela pour mon corps » ? [...]
Votre vie quotidienne est votre temple et votre
religion.186(*)
On se rappelle qu'au XVIIIe siècle
déjà, Voltaire déclarait que le vrai Dieu
[...] demande le coeur et l'esprit 187(*) et ne se soucie guère des cultes civiques,
politiques et religieux qu'il abandonne aux hommes. Ainsi, en examinant la vie
de Ferdinand, tous les témoignages attestent de son
intégrité et de sa bonté. Par ailleurs le narrateur
l'assimile à un enfant ; et l'on sait qu'il est dit que le Royaume
de Dieu appartient à ceux qui ont un coeur d'enfant. De ce fait, il
vaudrait mieux écouter le conseil du prophète qui
dit comment connaître Dieu:
[...] si vous voulez connaître Dieu, sachez
qu'Il n'est point une énigme comme vous l'imaginez pour le plaisir de le
deviner.
Regardez plutôt autour de vous et vous Le verrez
jouant avec vos enfants.
Regardez le ciel et vous Le verrez marchant dans les
nuées, étendant Ses bras dans les éclairs et descendant en
gouttelettes de pluie.
Vous Le verrez sourire dans les fleurs, puis Se lever en
remuant Ses mains dans les arbres. 188(*)
En considérant la vie de Ferdinand, son interaction
avec les autres et la nature, tout porte à croire qu'il n'y a que
l'amour qui puisse sous-tendre une telle façon de vivre. Or les
Ecritures disent que : Dieu est amour et celui qui demeure dans
l'amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. 189(*) Ce sentiment ne peut mieux
transparaître que dans la justesse des actions que le personnage pose au
quotidien.
Au total, ce chapitre nous a permis de mettre en
lumière les relations harmonieuses qui lient Ferdinand à ses
compatriotes. Celles-ci sont opposées à celles qu'entretient
Gabriel, parce qu'elles sont spécifiquement conflictuelles à
cause de son ambition démesurée manifestée dès son
jeune âge.
Pour ce qui est de la nature, on se rend compte que celle-ci
leur est propice à tous les deux, du fait qu'elle est aimante et
silencieuse. Malgré tout ce que suppose cet isolement au sein de la
nature, il y a une relation sentimentale qui les lie. Cette harmonie avec la
nature semble entraîner de manière logique une relation intime
avec Dieu chez les deux personnages déséquilibrés.
Du point de vue de Mauriac, la fusion du personnage avec Dieu
est simplement conditionnée par la prédestination. Pour lui, tout
n'est que grâce, cette grâce divine ne dépendant pas de la
bonne vie que l'on peut mener, mais uniquement de l'élection de Dieu.
Par contre, une autre philosophie sourd en filigrane dans le roman de Clavel
pour qui, la vie que l'on mène est l'indice véritable de notre
relation avec Dieu. Il est de ceux qui pensent que la vraie religion c'est la
vie que le personnage mène avec autrui, car c'est à travers cette
vie que s'exprime et se manifeste aussi pleinement la
dégénérescence morale.
Cette immoralité qui peut être un legs ancestral,
ou l'héritage d'une éducation reçue, se manifeste à
travers plusieurs attitudes que l'individu présente. Raison pour
laquelle, c'est à travers des variables telles que le costume, le
comportement en public ou dans l'intimité, et même le langage
usité, que se dénote le déséquilibre mental dont il
est sujet.
CHAPITRE V :
DU DÉSÉQUILIBRE MENTAL
Dans sa théorie de la
dégénérescence, Morel avance que l'origine des
comportements et des maladies mentales est héréditaire. La
dégénérescence pour lui, se manifeste par la
transmission d'un terrain « taré » d'une
génération à l'autre, avec une aggravation de
génération en génération.190(*)Ce
déséquilibre mental se remarque chez un personnage
à travers la défectuosité de son caractère moral,
et la perversion qui en découle. Favorisant des comportements troubles,
répréhensibles et parfois bizarroïdes qui marquent la
dégradation des qualités psychologiques, éthiques et
même physiologiques, la dégénérescence morale est un
volet de la déchéance mentale. Ce désordre psychique qui
est source et conséquence de plusieurs actes délictueux, peut
être d'origine héréditaire tel qu'on le voit chez ces
personnages. Parlant de cela, Zin affirme :
Les signes auxquels (sic)191(*) on peut reconnaître la
dégénérescence mentale héréditaires sont de
trois ordres : intellectuels, moraux et physiques. Les combinaisons
multiples de ces symptômes, leurs associations inégales et la
prédominance de certains d'entre eux créent ces types
excessivement variés de psychopathes dont nous allons décrire les
caractères communs, et qui vont de l'idiotie au génie, de
l'excentricité à la folie confirmée, de la simple
exagération des sentiments jusqu'à l'absence total de morale, de
la vertu au crime. 192(*)
À partir de cette déchéance psychique,
naissent souvent des problèmes de conscience, comme on le voit chez ces
deux personnages. Selon qu'elle survient comme cause ou conséquence de
la dégénérescence morale, on analysera l'action pour
ressortir l'éthopée de Gabriel Gradère et de Ferdinand
Bringuet.
Issu du latin actio, le mot ``action'' peut
être entendu comme le fait ou la faculté d'agir, de manifester sa
volonté en accomplissant quelque chose.
Parler de leur action, c'est prendre en compte tous les
agissements, tous les actes qu'ils posent par rapport à eux-mêmes
et à leur entourage, conséquemment aux situations dans lesquelles
ils se trouvent. Bourneuf et Ouellet définissent l'action comme le
jeu de forces opposées ou convergentes en présence dans
une oeuvre.193(*) Et celle qui est étudiée,
semble posée consciemment, d'où le rapport qui sera établi
entre les agissements du personnage et la conscience qu'il a de ses actes. Par
ailleurs, cette conscience se définira comme ce sentiment
intérieur qui pousse l'individu à porter un regard
rétrospectif et un jugement de valeur sur ses propres actions ;
afin d'en déduire le sens du bien et du mal. Considérant la
conscience comme instinct divin, immortelle et céleste voix, Rousseau
exalte celle-ci en relevant son importance. C'est le guide
assuré [...] juge infaillible du bien et du mal, qui rend l'homme
semblable à Dieu, [qui fait] l'excellence de sa nature et la
moralité de ses actions.194(*) Elle agit comme ce baromètre qui mesure,
non plus la température atmosphérique, mais celle des actions des
personnages. C'est un vieil ennemi195(*) qui ne peut permettre de trouver la paix
intérieure tant que l'action posée n'est pas en conformité
avec la morale intrinsèque ou la nature. En un mot, on peut dire avec
Jean Zin, que les dégénérés mentaux
[...] pêchent surtout par l'imperfection de leur
personnalité morale [...] Cette pleine conscience de soi, l'attribut le
plus noble d'un esprit large et bien équilibré et qui est le
résultat des perfectionnements de la personnalité humaine
accumulés de siècle en siècle, s'en va chez eux morceau
par morceau. Cependant, il n'est pas rare de les voir occuper dans la
société de hautes situations, remplir des rôles en vue et
exercer sur les affaires de ce monde une énorme influence196(*).
Mettre en rapport l'action et la conscience du personnage dans
ces romans, interpelle l'expertise de Greimas qui, dans son modèle
actantiel, propose six pôles actantiels dans lesquels se
répartissent les acteurs de la narration. D'après cette
représentation, un Sujet S (personnage central)
recherche un Objet O (ce qu'il désire), avec lequel il
cherche à se conjoindre. La réussite de cette conjonction
définit le programme narratif (PN), duquel il va
ressortir une relation de communication entre le destinateur
(ce qui détermine le sujet à désirer l'objet) et
le destinataire (but pour lequel le sujet désire
l'objet). La quête de l'objet par le sujet va mettre sur son chemin, un
adjuvant (Adj), soit un opposant (Opp) comme
on a pu le voir dans l'interaction sociale. Sa performance (F)
consiste à transformer sa situation initiale de disjonction d'avec
l'objet de sa quête (SVO), en situation finale de
conjonction (S O).
Il convient de souligner que cette approche choisie est une
approche structurale parmi beaucoup d'autres qui permettent toutes
d'appréhender le récit de manière scientifique et
objective. Bourneuf et Ouellet le pensent aussi puisqu'en fin de compte
[...] l'intention commune est de ramener la multiplicité des intrigues
à un nombre limité de modèles197(*). À notre sens,
ce choix s'avère judicieux dans la mesure où [...] cette
démarche constitue la base d'une étude objective du récit
le plus largement que celle d'une science de la
littérature. 198(*)
V-I- Action et conscience de
Gradère et de Bringuet
Gabriel Gradère est un personnage de
cinquante ans dont la beauté est un moyen très efficace
grâce auquel il atteint tous les objectifs qu'il s'est fixés. Pour
quitter la misère dans laquelle le destin l'a fait naître, il
séduit sans scrupules des femmes et devient un gigolo. Sa quête
pour un niveau social plus élevé et une vie meilleure a
débuté très tôt ; et durant tout le
récit, il se montre sous son aspect le plus exécrable. Sa
quête vers une nouvelle condition sociale l'a tellement obnubilé
qu'il fait délibérément le mal, en profitant de son
masque de l'innocence199(*). Dans ce processus qui semble
héroïque dans la mesure où la recherche du héros
paraissait déjà pertinente [...] à la fois sur le plan
métaphysique et psychologique [...] chez Mauriac200(*), l'on voit s'affirmer
certains caractères qui, au lieu de rehausser certaines valeurs,
semblent plutôt dévaloriser celles-ci. Gabriel apparaît
comme un être dominé par une force maléfique qui l'habite
et le pousse à faire du mal. Il subit une ascendance négative qui
serait due non seulement au pouvoir de son nom Gradère, mais aussi
à un problème d'hérédité. Cela se ressent
lorsqu'il parle de ses origines :
Ma mère est morte quand j'avais dix-huit mois. Je
lui ressemble. Elle était blanche de peau, fine, d'une autre race que
son mari... Je crois savoir sur elle des choses que l'on m'a cachées
longtemps : un homme qui a roulé très bas éprouve le
besoin de chercher un responsable parmi ses ascendants. Nous sentons tellement
que cette puissance pour nous avilir dépasse les forces de l'individu
misérable et que pour être entraîné à ce
rythme il faut une vitesse acquise et accrue de génération en
génération. Que de morts s'assouvissent en nous et par
nous ! Que de passions ancestrales se délivrent ! Pour ce
geste que nous hésitons à faire, combien sont-ils à nous
pousser la main ? 201(*)
Ceci démontre que sa décadence morale a une
origine héréditaire. Pleinement conscient de ses actes, Gabriel
use de façon délibérée, de la perfidie et de la
malice, en cultivant le mensonge, la corruption, la convoitise et d'autres
astuces. Il donne ainsi raison à ceux qui pensent qu'en fait la
conscience qui dégénère prend goût à sa
propre dégénérescence et trouve à s'éplucher
elle-même une sorte d'amère et morose
délectation.202(*) Ces puissantes armes s'avèrent efficaces
pour son projet. Et son parcours donne lieu au profil actantiel
suivant :
Destinataire
(O)
Destinateur
Pauvreté, concupiscence ----------> Mariage
------------> Bourgeoisie, Richesse
(OPP)
( S )
(ADJ)
Adila ---------------> Gabriel
------------> Son père, Aline
Seulement Gabriel Gradère ouvre le texte par une
confession, car il désire se justifier devant le père Forcas, et
à priori, seule une mauvaise conscience qui a des choses à se
reprocher peut entreprendre une telle initiative. En principe, on ne
va généralement à confesse que parce qu'on a des remords
causés par la conscience de certains actes posés
antérieurement et jugés négatifs. Pour le cas
d'espèce, Gabriel a beaucoup de mauvaises actions sur la
conscience ; sa confession est un déballage de faits presque
monstrueux, pour lesquels il reconnaît qu'il est enlisé
en pleine boue, déjà cadavre203(*). À l'âge de 50
ans, toutes ses actions semblent le répugner et il décide de
s'ouvrir à l'abbé Forcas. Pourtant la conscience morale semble
souvent se replier sur la personne, et demeurer par là, un
mystère si profond que nous hésitons des fois à
reconnaître nos fautes. Or à un moment donné, il arrive que
cette conscience soit, comme le disait André Gide,
directement aux prises avec elle-même ; et
comme elle ne peut ni se regarder en face, ni se détourner de cette vue,
elle est tourmentée par la honte et les regrets. C'est l'un des
éléments essentiels de la mauvaise conscience que cette affreuse
solitude d'une âme qui a dû renoncer à toute diversion et
qui éprouve une sorte d'horreur panique ou d'agoraphobie
morale.204(*)
Cette conscience craint de se sentir nue en présence de
l'être même, mais aussi en présence du Seul Témoin
auquel elle ne peut se soustraire : L'Omniscience divine. Elle devient
alors évaluation et appréciation intuitive des actions
personnelles ; d'autant plus que tout ce qui est lié au moi a une
valeur bonne ou mauvaise. Ainsi, la valeur d'un acte, d'une intention, d'un
sentiment, ou d'un mouvement de l'âme ne désigne pas une
particularité structurale ou morphologique, mais comme le dit si bien
Jankélévitch, elle intéresse notre
ipséité, puisqu' avec chacun de nos actes se joue, en
quelque mesure, notre destinée morale.205(*) Aussi Mauriac peut-il insister sur le fait que
chaque fois que nous faisons le bien, Dieu opère en nous ;
chaque mauvaise action, en revanche, n'appartient qu'à
nous.206(*)
La conscience de Gradère vient indubitablement à
résipiscence ; c'est la mauvaise conscience d'une âme en
repentance, et le fait d'en parler à l'abbé Forcas est une sorte
de défoulement. Et pour tout dire, la conscience de [cette]
misère est la condition de [son] rachat,207(*) puisque cette
lucidité qui lui donne conscience de la fugacité et de
l'évanescence des désirs obsessionnels de la chair, par rapport
à la noblesse du salut éternel, inscrit son destin dans une
nouvelle perspective. Seulement, la grivoiserie et la cruauté même
de sa confession, nous laissent perplexe quant à son intention
véritable,
[puisqu'] il faut préciser que la confession ne
saurait être ni la profession cynique ni la confidence bavarde :
faire profession de péché, battre sa coulpe par fanfaronnade, ce
n'est pas avouer, mais c'est commettre un péché de plus, un
péché d'endurcissement, d'impudence et
d'impénitence ; la conscience éhontée, la conscience
qui « a toute honte bue », se vautrant dans son scandale
invétéré, n'a jamais été mauvaise
conscience. 208(*)
Cependant, nous croyons en sa sincérité,
puisqu'il semble que par le principe de la réversibilité des
mérites, [ces dégénérés] parviennent au
salut. Il n'est pas jusqu'à `` l'ange noir de Gradère'', le
personnage le plus sombre de Mauriac qui ne parvienne au salut.209(*) Cette seconde quête
est noble, parce qu'après toute cette concupiscence et cette
dépravation manifestées, il semble s'intéresser à
un nouvel objet : La miséricorde et la grâce divines qui lui
étaient dévolues par prédestination, dès avant la
fondation du monde. La recherche du salut éternel qui se profile
dès les premières lignes de sa confession, donne à voir un
deuxième schéma qui permet de ressortir son profil
actantiel. Dans ce schéma, le péché va plutôt
être le destinateur, c'est-à-dire cette cause qui va le
déterminer à faire un autre type de quête :
Destinataire
(O)
Destinataire
Le péché, le mal ------------> La
grâce divine ---------> Le salut de son âme
(S)
(OPP)
(ADJ)
Adila, Mathilde, Andrès, ---------> Gabriel
<---------- Aline, Symphorien, L'abbé Forcas , la nature
Catherine Desbats
La quête de Gabriel n'est pas seulement celle de la
richesse. L'on se rend compte qu'après cette quête charnelle, il
entreprend une recherche spirituelle : celle du rachat de son âme
tombée bien bas. L'action de ce personnage est fluctuante : parti
de la misère vécue pendant une enfance impure et malheureuse, il
parvient à la bourgeoisie qui ne lui apporte pas non plus le bonheur.
Nonobstant tout le mal commis pour se hisser au niveau social tant voulu, il a
l'inspiration de se racheter, puisque le remords qu'il semble éprouver
le taraude. Voilà ce qui le pousse à tourner ses regards vers ce
nouvel intérêt qui paraît plus important. Gabriel
Gradère réussit donc à toutes ses entreprises et parvient
avant sa mort, à se conjoindre aux objets désirés. Ce qui
donne lieu à ce programme narratif positif :
PN : F(S) [(SVO)
------------------------> (S O) ]
Ferdinand Bringuet par contre, arrive jusqu'au bord du
désespoir. N'ayant presque jamais fait de mal à personne
jusqu'à cette fatidique nuit du retrait de l'ennemi, cet homme de
soixante et onze ans s'est distingué durant sa vie par de bonnes
actions. Le vieux cheminot, malgré sa sénilité, ne veut
pas d'histoire. Son seul désir est que le village, jadis si tranquille,
retrouve sa quiétude d'antan. Mais le reflux de tant d'années
d'humiliations qu'il ne peut plus contenir, aura raison de sa
tempérance. C'est ainsi qu'il se révolte et plonge sur le
soldat pour garder l'objet qui déclenche le conflit : le
vélo pour lequel il a travaillé toute sa vie. Cette vieille mais
précieuse bicyclette est considérée comme l'objet de sa
quête. Mais celle-ci a pour but final la paix ; raison pour laquelle
il essaie de se racheter en proposant lui-même de donner ce vélo,
mais il est trop tard. Habituellement,
[...] il et bien rare que « la voix de la
conscience » parle en nous comme un instinct ou pressentiment des
tâches à venir, comme une précaution contre ce que nous
appelons justement « les cas de conscience » ; elle
reste muette au moment où, pour agir, nous attendrions ses
oracles ; et elle ne se prononce, reproche dérisoire et posthume,
que lorsque l'irréparable est accompli.210(*)
Contrairement à Gabriel, Ferdinand n'a pas attendu de
nombreuses années pour écouter sa conscience. Mais, la machine
qu'il a déclenchée, ne peut plus s'arrêter. Ainsi, le
schéma qui décrit son profil actantiel est le suivant :
Destinataire
(O)
Destinateur
La débâcle de l'ennemi --------------> Le
vélo ---------------------> Le climat
de paix d'antan.
(S)
Maria, Jérôme, la nature ------------>
Ferdinand <------------ Klaus, Joseph,
(OPP)
(ADJ)
La situation de guerre.
La mort de Klaus.
Face au dilemme auquel il est confronté, Ferdinand
entame une autre quête : celle de préserver la vie du jeune
soldat. Mais il faut choisir entre libérer celui-ci et faire sauter
tout le village ! Fusiller les gens, brûler les maisons et
tout...211(*). Il
opère le choix moral que sa conscience lui impose : sauver son
village et tuer Klaus. Cette quête donne un nouveau profil
actanctiel :
Destinataire
(O)
Destinateur
Conscience ------------> survie de klaus -----------
> paix avec sa conscience.
Humanisme,
Allocentrisme.
(ADJ)
(S)
Maria ------------------> Ferdinand
<---------------- situation de guerre,
(OPP)
Joseph, le salut du village.
L'action de ce personnage est mouvementée, variante et
trouble ; par conséquent, il ne parvient à se conjoindre, ni
socialement, ni spirituellement aux objets désirés. Cette
situation entraîne sa mort, d'où ce programme narratif
négatif dans lequel on remarque que le sujet, après toutes
les transformations du récit, ne parvient pas à se conjoindre
à l'objet.
PN: F(S) ----------------- (S V
O) --------------------- ( S V O ).
Le corpus confronte deux personnages en dysharmonie
mentale : Gradère et Bringuet. Dans leur déséquilibre
moral respectif, l'un pèche volontairement et parvient à une
position sociale plus élevée ; et l'autre, malgré le fait
malgré lui, en se souciant même de son ennemi, sans pouvoir
atteindre son but. Gabriel est semblable à un homme d'affaires
véreux pour qui tous les moyens sont bons à condition
d'être efficaces, alors que Ferdinand paraît être un
homme de coeur. Jankélévitch conclut en parlant des deux types de
personnages que : l'homme d'affaires veut son propre bien, un
point c'est tout, et l'homme de coeur veut le bonheur de l'autre.212(*) Seulement il
s'avère que les deux vont parvenir au crime, qui marque pour chacun, une
étape particulière dans leur décadence psychique.
V-2- Le crime dans Les Anges noirs et La Retraite aux
flambeaux
Dans le contexte romanesque, on parle de crime lorsqu'il y a
assassinat de personnage. Et Camus distingue dans l'homme
révolté213(*) deux catégories de crimes : Les
crimes de passion inspirés par l'amour ou par tout autre sentiment
excessif, et les crimes de logique qui peuvent avoir des mobiles d'ordre
politique. Cependant quel que soit le motif qui le sous-tend, tout crime est
punissable et se rapporte à la notion globalisante de mal. Or dans toute
société l'on se rend compte que [...] les crimes
eux-mêmes appartiennent à l'ordre de la nature et il n'existe plus
de différence pensable entre ce qui est et ce qui devrait
être.214(*) Ce qui montre que la
déchéance morale dans les sociétés, va toujours
grandissante. Aussi Gabriel est-il en droit de demander à
Mathilde : Crois-tu donc qu'il n'existe d'autres crimes que ceux des
journaux ? Connais-tu la proportion des meurtres impunis?215(*) C'est pourquoi, le concept
de mal qui comporte le crime présente l'avantage d'englober tous les
phénomènes que l'on qualifie habituellement de mauvais :
injustice, perversion ou même assassinat.
Dans le corpus, le crime est cause et conséquence de la
dégénérescence morale chez Gabriel et Ferdinand.
Différents chefs d'accusation possibles seront relevés à
cause des mobiles divergents, car le meurtre ne se passe pas de la même
manière pour Aline et pour Klaus. Le crime sera donc vu sous deux
aspects : le meurtre avec préméditation et l'homicide
involontaire. En effet,
Les tribunaux disposent d'ores et déjà d'une
théorie du comportement [...] et des méthodes pour faire la
lumière sur les actes et les motivations, le tout constituant un cadre
juridique qui leur permet de déterminer les responsabilités. En
cours d'assises par exemple, l'accusation doit prouver que le prévenu a
commis un crime, mais aussi qu'il avait l'intention de le commettre. Il faut,
pour prononcer la condamnation, être en mesure de présenter les
preuves objectives et subjectives démontrant la mens rea, l'intention de
commettre le crime.216(*)
Ces crimes entraînent la mort d'un personnage ; ce
qui demandera que l'on s'arrête sur l'autre forme de mort du
personnage qui existe dans le corpus : le suicide qui est aussi une
conséquence de la dégénérescence morale chez
Ferdinand Bringuet.
Le crime dans Les Anges noirs est commis par Gabriel
Gradère qui, pour se débarrasser d'Aline qui exerce un chantage
incessant sur lui, se transforme en assassin. Pour riposter et éviter
d'être la proie facile de cette femme qui a décidé de
le perdre, Gabriel va chercher des voies et moyens pour se défaire
de son ex-complice. Aussi, va-t-il planifier la mort de cette dernière
qui est sollicitée par Symphorien Desbats qui croit fermement que
Ce Gradère est bien fort... Oui mais pas contre Aline. Voilà
vingt ans qu'elle le tient et qu'il n'a pu lui faire lâcher
prise.217(*)
Malheureusement pour lui, Mathilde à qui il dévoile le plan va
prévenir Gabriel. Le lundi prévu pour l'arrivée d'Aline
à Liogeats, Gabriel téléphone à Catherine en
contrefaisant la voix d'Aline. La voix précise qu'elle n'arrive plus le
lundi, mais plutôt le jeudi suivant. Catherine ne se doute de rien et
Gabriel entreprend d'accueillir celle-là même qu'il va assassiner.
Tout ceci présente le plan bien organisé d'une action
mûrement réfléchie qui va aboutir au meurtre. L'ayant
conduite dans un lieu désert situé au coeur de la forêt, il
va en découdre une fois pour toute avec elle :
- C'est une sablière abandonnée, explique
tranquillement Gradère. Nous sommes arrivés.
- Arrivés ? Balbutie t-elle.
Il ne la tenait plus. Où aurait-elle fui ? Il
est tranquille désormais. Il écarte les pattes et laisse courir
sa proie, un peu, à la distance d'un bond.
- Oui ma cocotte, on s'est bien aimé, rue
Lambert ; et depuis... tu m'as bien plumé aussi... Ce n'est pas un
reproche : plume à plume. Et la dernière arrachée
après vingt cinq ans, que voulais-tu faire de ton vieux poulet, dis, ma
belle ? [...] Et il l'entraîna en avant sur la pente où tout
de suite elle s'abattit en hurlant. Mais lui, avec une brusque rage, la
poussait des pieds et des mains comme il eut fait d'une barrique. Elle
était déjà suffoquée, à demi évanouie
quand elle atteignit le bas de la pente. Il se coucha sur elle, bien à
son aise, l'écrasant de tout son poids, et ce geste de lui serrer le
cou, si souvent accompli en imagination, il l'acheva enfin, sans aucune
hâte. 218(*)
La métaphore de Gabriel assimilé à un
animal, à un prédateur qui s'amuse avec sa proie, semble bien
indiquée dans la mesure où le crime se déroule dans la
forêt qui servira de cimetière à Aline. Dans ce cas, on
peut parler de meurtre avec préméditation puisque Gabriel a bien
préparé cet acte délictueux dont il rêvait
depuis de longues années. Ce crime apparaît comme étant
l'apogée même de cette déchéance morale
commencée plus d'un quart de siècle auparavant et qui n'a
cessé de s'accroître. Conséquence directe, la
dégénérescence morale est la cause même du
crime.
Dans La Retraite aux flambeaux, c'est par hasard, ou
mieux, par la main du destin que ce soldat se trouve sur le chemin de
Ferdinand, puisque tout ce que ce vieil homme souhaite, c'est de voir les
troupes étrangères se retirer. Il le dit si
bien : Quand le dernier sera parti, on pourra respirer. Pas
avant ! 219(*) Face à Joseph qui ne cesse de
répéter : Si vous tirez pas ce coup-ci, vous serez
obligé de le tuer autrement...si vous tirez pas, tout le village y
passe... et vous serez responsable 220(*), il fait le choix du patriotisme. En
protégeant ses compatriotes, Ferdinand agit contre sa morale et sa
conscience. Mais comme le reconnaît si bien Barreau : Existent
en morale des biens supérieurs à la vie de l'individu : la
vie de l'autre, la survie de la cité, la dignité de l'individu
sont des biens pour lesquels, il est raisonnable de risquer sa vie
individuelle.221(*)
Ce grand pacifiste, conscient de cette lourde responsabilité
morale, va contre son gré, commettre l'acte fatal et devenir un
meurtrier. Ce crime paraît logique, et est commis sous la
contrainte ; nous pouvons alors parler d'homicide involontaire.
La conscience morale de ce personnage lui interdit de faire le
mal, même à un ennemi. Mais cette même morale
démontre aussi qu'il est préférable de sacrifier une seule
vie pour en sauver plusieurs, car la morale doit forcément être
une morale du moindre mal. Toutefois, ce crime comme tout crime d'ailleurs, ne
sera pas sans conséquence, puisqu'après chaque acte
délictueux, le remords naît après pour nous
châtier222(*).
C'est justement ce qui arrive à Ferdinand dont le crime marque le
début de la dégénérescence morale et physique.
En plus de la perte de la force vitale, de la joie et de
l'envie de vivre, jean Zin souligne d'autres symptômes psychologiques
chez ces individus, à savoir : la perte d'intérêt, de
désir, de motivation. L'humeur devient changeable, le sujet devient
irritable, et vit dans un état dépressif, pessimiste et
suicidaire. On constate aussi une diminution des fonctions cognitives, des
capacités de concentration, et de la mémoire.223(*) Alors que certains comme
Gabriel développent une intelligence remarquable, chez d'autres,
persiste un état enfantin des facultés intellectuelles qui les
gardent dans des illusions et un monde imaginaire.
Il se trouve effectivement que le dérèglement
moral de ces protagonistes va de paire avec la décrépitude
physique, puisque Gradère et Bringuet sont de grands malades. Le
premier l'est depuis son jeune âge ; d'apparence et de nature
fragiles, il a les poumons en piteux état et le médecin ne lui
donne plus beaucoup de temps à vivre. Le second est versé dans un
tel désordre psychique, qu'il devient insomniaque et souffre de
monomanies, de psychoses et de délires vésaniques. En dehors de
l'âge avancé qui est déjà une cause de
dégénérescence physique, ce délabrement
physiologique, semble n'être en fait, qu'une pâle transposition de
la tourmente interne qui les habite. Non pas qu'ils soient malades, c'est
simplement qu'en tant que dégénérés
héréditaires, ils souffrent de maux spirituels que Seul, Christ,
le Grand Médecin et Sauveur des âmes peut guérir.
Cependant, relevons le fait que dans un meurtre, celui qui
a été assassiné n'est pas irresponsable d'avoir
été assassiné.224(*) Effectivement, Aline n'est pas
étrangère à ce qui lui arrive. Après avoir
mené une vie dissolue, sujette elle-même à la
dégénérescence morale, elle n'a plus pour arme que le
chantage. Et dans le dessein de perdre Gradère, elle a plutôt
perdu sa vie. Elle est donc formellement une cause de son propre malheur. C'est
le même cas pour Klaus qui se trouve être lui aussi à
l'origine de sa propre fin, puisque cette hypothèse s'est
confirmée durant les études détaillées de
Katz.225(*) Celui-ci a
découvert que le coupable est très souvent en proie à
l'humiliation et voit dans son méfait un acte de vengeance.
D'après lui, dans bon nombre de crimes comme ceux qui ont
été commis par ces protagonistes, il y a un engrenage
honte-fureur qui s'est déployé en filigrane ; d'où le
processus de la déchéance. Scheff a tôt fait de conclure
que
[...] « Le meurtrier en puissance fait toujours
l'expérience d'un certain processus affectif. Il lui faut
transformer » en fureur aveugle ce qu'il ressentait initialement
comme une perpétuelle humiliation. » plutôt que de
reconnaître sa honte, le meurtrier la dissimule sous la fureur,
franchissant ainsi le premier pas qui le précipite dans l'engrenage
honte-fureur et le conduit inexorablement au meurtre.226(*)
Depuis cet acte inoubliable, la vie de Ferdinand a
changé. Lui qui aimait la nature, les espaces ouverts et la
liberté, vit désormais claquemuré dans sa maison. Sa
santé s'est fragilisée et le narrateur le présente deux
ans après ce malheureux événement. Il est si
profondément anéanti qu'il subit une déliquescence morale
qui se répercute sur son physique. Il souffre désormais de
psychoses, de névropathie et de delirium tremens. C'est ainsi
qu'au soir du 14 juillet, alors qu'il continue de revivre le passé, les
lampions de la retraite aux flambeaux vont complètement jeter le trouble
dans son esprit déjà perturbé. Lorsque la fanfare et tout
le cortège s'ébranlent dans la rue des Bringuet, ce tumulte le
réveille et il revoit immédiatement les événements
de cette nuit cauchemardesque qu'il n'a pas oubliée. Dans cette
confusion, il croit que c'est l'armée allemande qui vient lui
réclamer Klaus. Maria essaie en vain de le calmer :
- Ferdinand, retourne te coucher.
- coucher ? T'es folle... Y vont tout casser... Ils
arrivent. Tu les entends pas ? [...].
- Les camions allemands.
- Non, non. Viens. Faut aller leur dire où il
est... on peut pas laisser ce gamin dans la cave.
- Mais il n'y a personne dans la cave. [...]
- Vont foutre le feu au pays, je te dis. S'ils le trouvent
pas, y foutront le feu. Et ce sera notre faute.
Mais non, Ferdinand. C'est la retraite. La fête. Tu
sais bien...ça fait deux ans227(*).
Ce trouble est tellement important, qu'il entraîne
finalement la mort du héros. Deux ans auparavant, lorsqu'ils se sont
débarrassés du corps de Klaus, tous avaient oublié de se
séparer de son pistolet. C'est donc avec cette arme oubliée dans
la cave cette nuit là, qu'il va mettre fin à sa vie. On assiste
à une autre forme de mort qui est le suicide. Il n'est pas dans un
état normal, mais cet acte est tout aussi mauvais que n'importe quel
crime, puisque de toute manière, tuer est un mal [...] Tout meurtre
est mauvais, ainsi que tout suicide. 228(*)
Somme toute, en parlant de crime, Gabriel commet un meurtre
avec préméditation, alors que Ferdinand fait un homicide
involontaire, et parvient au suicide. Toutefois certains pensent
que Tuer peut être un moindre mal quand il est impossible de
faire autrement229(*),
comme Ferdinand l'a fait pour son village. Et les deux
personnages peuvent bénéficier de circonstances
atténuantes ; parce qu'on comprend que l'homme libre peut tuer
quand c'est nécessaire à la dignité ultime de la
conscience. Il connaît les limites intangibles du bien et du mal pour
éviter un mal plus grand. On constate que l'étude de
l'action criminelle s'est ajustée de façon rectiligne à la
qualité de l'interaction de Gabriel et de Ferdinand ; ce qui permet
de faire une ouverture sur leur portrait psychologique.
V-3- Ethopée de Gabriel Gradère et de Ferdinand
Bringuet.
Ressortir l'éthopée dans un texte revient
à mettre en exergue le portrait moral des personnages. Il s'agit non
seulement d'observer les agissements, les réactions et les conduites de
Gabriel et de Ferdinand, mais aussi et surtout de prendre en compte les
témoignages faits par eux-mêmes et par les autres personnages.
C'est l'intersection de ces deux notions, paroles et actions, qui nous
permettront d'avoir une grande marge d'objectivité dans notre analyse.
Les actions des personnages et l'interaction sociale ayant déjà
été étudiées, il faudra mettre un accent
particulier sur la parole, car le personnage est souvent ce qu'il dit de
lui-même et des autres, et ce que les autres affirment à propos de
lui.
Dans Les Anges noirs, les actes que pose Gabriel, et
ses rapports avec les autres, prouvent qu'il est un personnage intelligent,
vicieux et opportuniste. C'est un corrupteur, pire un profiteur qui se sert des
autres et de leurs faiblesses pour atteindre ses ambitions. C'est ainsi
qu'après avoir vécu grassement auprès d'Aline, il a pu se
marier pour être socialement à l'abri ; ce qui fait de lui un
coureur de dot. En plus, c'est un personnage grossier et ironique qui tient un
langage dépréciatif et caricatural sur les autres. La description
qu'il fait d'Adila en est un exemple patent. Au delà de tout, il est
cruel, machiavélique, sarcastique et hypocrite ; le pire est qu'il
semble s'en vanter :
[...] j'ai commencé à faire le mal les yeux
ouverts, avec une attention, une application incroyables. [...].
Je vous fais grâce, monsieur l'abbé des
ruses plus savantes d'année en année dont j'usais contre Adila.
Bien qu'une telle corruption soit faite pour surprendre chez un être
aussi jeune, [...] mais le plus étrange fut que je parvins sans peine
à la persuader de mon entière innocence et qu'elle n'eut pas le
moindre soupçon. 230(*)
Après examen, nous pensons comme Jacques Petit
que c'est Gradère qui paraît d'abord ; le plus
sombre des personnages de Mauriac « perverti dès
l'enfance, sacrilège, proxénète, souteneur, voleur,
maître- chanteur, assassin »231(*). Cet avis est soutenu par plusieurs
personnages, tels que Symphorien Desbats qui dit de Gabriel qu'il est un
misérable, un assassin. Son fils Andrès, lui-même n'est pas
en reste ; il découvre lui aussi l'égoïsme de ce
père tant admiré. Pour l'abbé Alain Forcas, c'est un
ennemi des âmes.232(*) Ce qui amène à la conclusion selon
laquelle, [...] l'enfance de Gabriel et sa vie criminelle apparaissent
sataniques, parce qu'il a le sentiment de cette présence du Mal en lui,
de cette perversion antérieure à toute conscience et de cette
« réussite » qui par instants
l'effraie. 233(*)
Pour ce qui concerne Ferdinand Bringuet, tous, narrateur et
personnages témoignent de sa bonté, de son
intégrité et de sa simplicité. Parlant de lui-même,
Ferdinand fait cet aveu : J'suis pourtant pas
difficile. 234(*)
C'est un homme très simple qui prend la vie du bon
côté, et qui se satisfait de sa modeste condition. Contrairement
à Gabriel Gradère, on ne note chez lui aucune ambition
démesurée ; cependant on soulignera son impulsivité,
car face à Klaus il perd toute maîtrise et réagit sans
réfléchir. Il l'avoue d'ailleurs à son ami
Jérôme : J'voulais pas tuer ce gamin, mais j'voulais pas
qu'il me pique mon vélo...J'sais pas ce qu'y m'a pris...j'ai pas
réfléchi. [...] Sa voix tremble comme s'il allait se mettre
à pleurer.235(*)
Malgré cette impulsivité, c'est un homme humble, bon et
travailleur. Un altruiste qui à la fin est reconnu comme un patriote et
un héros.
Au bout compte, Ferdinand Bringuet apparaît
complètement différent de Gabriel Gradère non seulement
sur le physique, mais aussi sur le plan psychologique. Dans leur
dysfonctionnement moral, leurs consciences et leurs qualités
éthiques s'opposent ; c'est la raison pour laquelle leurs crimes ne
sont pas sous-tendus par les mêmes mobiles. Le premier commet un meurtre
intentionnel alors que le second tue involontairement et finit par se
suicider. Cependant ce qui semble surprendre c'est plutôt la fin
inattendue des deux personnages. Ferdinand Bringuet commet un homicide
involontaire et meurt dans des circonstances dramatiques ; a
contrario Gradère commet un meurtre avec
préméditation, et meurt réconcilié avec Dieu comme
l'un des deux brigands crucifiés avec Jésus. La pensée et
la parole du protagoniste sur lui-même et sur les autres, permettent de
décrypter son caractère moral. À cela s'ajoutent son
action et l'avis des autres personnages sur lui ; ce qui démontre
que le dégénéré est ce qu'il fait, ce qu'il dit et
ce que les autres disent de lui.
CONCLUSION
Cette étude consistait à analyser et à
comparer deux personnages : Gabriel Gradère, des Anges noirs de
François Mauriac, et Ferdinand Bringuet, de La Retraite aux
Flambeaux de Bernard Clavel. Au départ, nous étions en proie
à des préoccupations relatives au problème de
dégénérescence morale dont ils sont sujets. Il fallait
donc expliquer les tenants et les aboutissants de leur déchéance
psychologique, c'est-à-dire connaître les catalyseurs de cette
décadence morale. Pour trouver l'origine de ce fléau,
l'hypothèse de départ avancée, donnait comme postulat,
l'environnement social ; ce qui en fin de compte s'est avéré
exact. Seulement, cela est vrai en partie, puisqu'il a été
clairement établi que la décadence morale n'est pas seulement
liée au milieu de vie et à l'éducation que le sujet
reçoit ; ce dysfonctionnement psychique peut être aussi
dirigé par un déterminisme héréditaire.
Ces deux textes romanesques nous ont permis d'abord d'avoir
un aperçu sur ce qu'est la dégénérescence
morale ; ensuite, on a pu comprendre que le déclin moral pouvait
avoir des causes parfois insoupçonnées et même
éloignées dans le temps. Un individu peut en effet avoir subi des
traumatismes physiques ou moraux dans son enfance, et pour avoir
été longtemps refoulées, ceux-ci peuvent resurgir
à l'âge adulte. Nous avons également dégagé
le rôle capital que joue la conscience en tant que juge infaillible
du bien et du mal dans ce processus de décrépitude morale.
Il a été démontré que ces personnages, face
à certains obstacles et poussés jusqu'au bout de leurs derniers
retranchements, étaient obligés d'accomplir l'acte fatal ;
l'acte criminel qui chez Gabriel Gradère, consacrait la
déchéance, et chez Ferdinand Bringuet, marquait plutôt le
point de départ de sa déliquescence morale.
En clair, il a été établi que la
dégénérescence morale est un grand catalyseur d'actes
délictueux ; par conséquent, c'est un danger important pour
la vie en société tant sur le plan individuel que collectif. Pour
parvenir à nos fins, nous avons convoqué l'expertise de plusieurs
théoriciens, et parmi ceux-ci, Hamon et Todorov ont
particulièrement captivé notre attention avec leurs analyses. Le
premier pour son étude détaillée du personnage, dans
Pour un statut sémiologique du personnage, et le second pour la
pertinence de son étude de l'oeuvre littéraire en tant que
structure abstraite, faite dans Qu'est-ce que le structuralisme ?
Cette grille d'étude, à notre avis bien adaptée
à l'étude, nous a ainsi permis de mieux cerner les contours de la
dégénérescence morale, liés aux problèmes de
morale et de conscience présents dans les deux récits. Ceci a
été possible grâce à l'analyse faite à
travers les structures romanesques que sont les personnages, l'espace et le
temps.
Partie sur la base selon laquelle la
dégénérescence morale ne pouvait nous être
présentée que par une vision précise, nous avons
trouvé légitime d'ouvrir cette étude par un chapitre
consacré à la perspective narrative et à la focalisation.
Nous retenons de cette partie que la voix narrative qui raconte l'histoire de
Gabriel Gradère dans l'oeuvre de François Mauriac, choisit de le
faire d'une voix impersonnelle et d'un point de vue objectif. Il en est de
même pour Ferdinand Bringuet, personnage de Bernard Clavel, dont le drame
nous est relaté et projeté par une voix et un regard de nature
impartiale.
Durant le travail, nous avons constaté dan le
deuxième chapitre que Gabriel Gradère et Ferdinand Bringuet sont
deux êtres dissemblables, tant sur la plastique que sur le
caractériel. Et à cause de ces personnalités
différentes que prévoyait déjà la signification de
leurs noms, le phénomène de dégénérescence
morale va se présenter, tout au long des intrigues, comme un processus
allant grandissant. Il sera perçu sous deux aspects : d'abord comme
étant cause, et ensuite conséquence de l'acte criminel qui va
marquer les vies de Gradère et Bringuet. On aura compris qu'un
personnage sous l'influence de plusieurs facteurs tels que la misère,
l'humiliation, l'impulsivité, le fanatisme, l'ambition
démesurée ou pire encore l'hérédité, peut
devenir un dégénéré moral. Et ce
déséquilibre entraîne ordinairement le dysfonctionnement de
tout le mental qui se répercute sur la physiologie du sujet, lorsque ce
n'est simplement pas le processus inverse qui se produit.
De l'étude sur l'univers de l'action, dans laquelle
l'organisation et l'influence spatio-temporelle ont été mises en
relief, nous avons souligné une nette prédominance des espaces
oppressants et délétères. Ceux-ci mettent la vie des
protagonistes en jeu et favorisent le processus de déchéance par
la perpétration des meurtres. Cela semble symboliser ces situations sans
issues auxquelles sont confrontés les personnages ; c'est une
espèce de piège sans fin qui se referme sur eux. Ils vivent
continuellement sous une pression intense du début à la fin des
récits. Ainsi, la topologie dans le corpus est une image, une
expression du désordre psychique dans lequel se trouvent nos deux
personnages. Dans chacune de ces oeuvres, la présence d'un macro-espace
et de divers micro-espaces est visible ; en inventoriant ceux-ci et en les
étudiant, François Mauriac et Bernard Clavel donnent à
voir respectivement dans ces deux romans, des repères spatiaux
géographiquement réels. On remarque dans les deux romans, que
c'est la campagne qui tient lieu de décor ; et les deux auteurs
n'éprouvent pas la même attraction pour les lieux clos. Par
ailleurs, le temps, avec ses éléments atmosphériques et
climatiques, se présente comme un adjuvant facilitant aussi le crime et
protégeant les personnages contre leurs ennemis. Raison pour laquelle,
on souligne chez les deux auteurs, une importante récurrence du champ
sémantique de l'obscurité et la présence des actants que
sont la pluie et la nuit.
La dégénérescence morale apparaît
chez Gradère, comme étant son plat préféré;
il a la pleine conscience de cette seconde nature. Et cela semble être
paradoxalement la voie qui lui permet de rechercher la face du Dieu
miséricordieux. En somme, c'est un dégénéré
intelligent alors que Ferdinand est compté dans la catégorie des
dégénérés idiots. Pour ce colosse sénile,
le crime commis est une tâche indélébile qui, par la main
du destin, semble surgir dans sa vie presque sanctifiée. Seulement la
lecture profonde que fait Cullerre de ce phénomène, a permis de
comprendre qu'en réalité, ce vieux cheminot, en dehors de sa
sénescence, présentait déjà des
caractéristiques et des prédispositions à la
dégénérescence mentale héréditaire. Ce qui
favorise son dérèglement psychologique et physiologique ; au
point où, devenu totalement psychotique et surtout
paranoïaque, il se donne la mort. Il paraît donc très
proche du coupable-innocent dont parle Jankélévitch, un
personnage agi et non pas agissant, un individu manoeuvré qui subit la
fatalité inhérente à l'entraînement d'une
première décision,236(*) celle qui l'a poussé à se jeter sur le
soldat.
Dans nos analyses, trois types d'actes entraînant la
mort du personnage ont été soulignés : le meurtre avec
préméditation, l'homicide involontaire et le suicide. Le meurtre
avec préméditation est commis par Gabriel Gradère, qui
atteint l'acmé de sa décadence morale. Le meurtre de Klaus, le
soldat allemand, commis par Ferdinand, rentre dans le cadre de l'homicide
involontaire et marque l'origine même de la déliquescence mentale
qu'il subit. Celle-ci va croissante si bien qu'elle le rend schizophrène
et son paroxysme sera atteint par son suicide.
Ces deux textes de nature narrative montrent la transcendance
de certains événements qui surviennent indépendamment de
la volonté de l'individu, et sont dirigés simplement par une
puissance au-delà de l'entendement humain. D'où la
problématique du sort et de la prédestination
développée en filigrane dans les textes. Tout oppose les deux
personnages, mais à cause de la prédestination, ils semblent
tous guidés par la même puissance divine. Il subsiste dans ces
oeuvres, une lutte métaphysique entre des forces du Bien et du Mal qui
évoluent toujours ensemble. Dans Les Anges noirs, ces forces
sont représentées par l'abbé Alain Forcas et Gabriel
Gradère. Dans La Retraite aux flambeaux, elles sont
symbolisées par Ferdinand Bringuet et la guerre (les allemands).
La dégénérescence morale apparaît
donc comme le conflit qui naît de la confrontation entre le Bien et le
Mal, et celle-ci a pour principal lieu de combat la pensée humaine,
d'où l'étude de la conscience. La morale joue le rôle de
régulateur des actions que l'on pose. À son tour, la conscience
intervient comme le juge qui sanctionne : elle est l'arbitre de ce combat
permanent qui se déroule chez le personnage comme chez l'homme ;
d'où le concept de libre-arbitre souvent utilisé. Les personnages
comme les êtres humains sont tenus de vivre ensemble et chacun fait usage
de son libre-arbitre pour choisir les actes qu'il pose. Cependant, pour
orienter les uns et les autres, chaque société a établi
ses règles de morale, parce que toutes les législations du monde
et celle du Cameroun en particulier, ont justement fait du code pénal le
censeur des comportements immoraux et le régisseur de la vie en
société.
Il est aussi clair que cette morale permet à l'homme
d'échapper à la sauvagerie qui semble lui être propre, car
sans la morale, la barbarie humaine peut à chaque instant resurgir. Dans
ce cas, nous croyons que seul le respect de la morale peut faire reculer
l'horreur et les ténèbres. S'il est évident que la
morale n'est pas la chose du monde la mieux partagée, l'on avait
réellement pensé jusqu'ici qu'elle pouvait se transmettre par la
voie de l'hérédité, mais uniquement par le chemin beaucoup
plus aléatoire de l'éducation. Or cela n'est pas toujours
fondé, dans la mesure où l'héritage
génétique a une part belle dans la formation de la
personnalité de l'individu. En effet, Cullerre insiste sur le fait
qu'une bonne éducation, quelque soignée et rationnelle qu'on
la suppose, n'a jamais réformé des tendances vicieuses et
pathologiques, et n'a jamais changé un
dégénéré immoral en un homme vertueux.237(*)
Si notre éducation moderne a fait de la
préservation de la vie individuelle l'alpha et l'oméga de sa
morale, elle n'a pu s'inspirer que de l'ensemble des lois divines,
source de toute morale qui nous enseigne, entre autres, d'aimer son prochain
comme soi-même. Il semble que la morale qui tire ses origines des lois
divines, soit un principe inscrit dans le coeur de chaque individu. Seulement,
cela n'empêche pas de voir régulièrement dans les
communautés humaines, des cas de dépravation de moeurs et de
déviances prononcées qui, quelquefois, font penser qu'il existe
des individus sans conscience. Ce qui paraît invraisemblable dans la
mesure où le meilleur de tous les casuistes est justement la conscience.
Alors s'ils sont lucides par rapport à ces choses, posons-nous la
question de savoir s'ils ne sont pas simplement des
dégénérés mentaux qui subissent l'influence d'une
hérédité néfaste à laquelle, Seul Le Christ
peut les soustraire. Cependant, il ne faudrait pas que l'héritage
génétique soit donné comme un pâle prétexte
à chaque comportement immoral, tel qu'on en voit actuellement dans
toutes les sociétés.
Néanmoins, il existe des voies et moyens pour stopper
ou du moins freiner certains élans malveillants et pathologiques, qui
aboutissent à des abominations. Et c'est peut-être l'une des
raisons pour lesquelles chaque système religieux s'est fondé sur
les Saintes Ecritures, pour instaurer sa casuistique et limiter de telles
occurrences. C'est donc en s'appuyant sur la casuistique du catholicisme, cette
partie de la théologie morale qui s'attache à résoudre les
cas de conscience, que Mauriac peut faire de Gradère, cet ange
déchu et en perpétuelle dégradation comme le dit son nom,
un homme réconcilié avec Dieu et heureux de s'en aller vers le
ciel.
La mort semble être dans les deux romans, un soulagement
pour les personnages ; elle met alors fin à leurs tourments et
les installe dans les voûtes célestes. Mais c'est surtout l'issue
de secours qui permet d'éradiquer le problème de
dégénérescence mentale qui s'est installé en eux.
Ainsi, ce sommeil éternel apparaît comme le seul moyen de mettre
fin aux troubles psychotiques et psychiques dont souffre Ferdinand, et desquels
rien ne semble pouvoir l'affranchir. Mais la
dégénérescence morale concerne aussi Aline et bien
sûr, Klaus qui tue sans jamais éprouver aucun pincement au coeur,
aucun remords ; seul son décès peut mettre fin à
cette autre manifestation de la décadence mentale. Clavel pose par
là, le grand problème de la guerre et de l'atmosphère
instable qu'elle charrie. C'est ce climat qui règne en permanence dans
le monde entier, entraînant le plus souvent la décadence morale et
physique chez certains êtres ; et causant la mort d'innocentes
victimes comme Ferdinand Bringuet et Klaus Bürger.
Comme le déplorait déjà Camus dans la
Peste et comme le fait toujours Clavel dans plusieurs de ses romans,
la guerre est destructrice et suppose non seulement l'isolement des nations
l'une par rapport à l'autre, mais aussi l'engloutissement à
l'intérieur d'elles-mêmes. De plus, ce fléau qui est une
illustration de la dégénérescence morale, annihile la
volonté de l'être, occasionnant ainsi une fidélité
aveugle qui réduit au silence la raison et l'opposition comme c'est le
cas chez le jeune Klaus Bürger. Cela pose aussi du même coup le
problème des enfants-soldats que le monde contemporain connaît, et
qui paraît de plus en plus recrudescent parmi certains Etats
belligérants.
Ces guerres symbolisent le Mal et marquent la scission entre
les peuples. Cette disjonction semble avoir pour principale cause l'absence
d'amour entre êtres humains ; et si le Mal est à la lettre
l'absence de Bien, nous pouvons en déduire que c'est le manque d'amour
qui entraîne cette crise de bonté dans les coeurs. Or cette
sécheresse est dans un sens une forme de mort, puisque l'amour est le
ciment de toute morale. C'est ce sentiment qui rend possible l'unité des
coeurs et l'existence des vertus et des valeurs humaines.
Cette qualité entraîne la patience, la
tolérance, l'estime de soi et des autres, et par ricochet la paix et
l'harmonie au sein même des sociétés. Par
conséquent, son absence peut être la cause de nombreuses
déviations comportementales dans l'individu et par extension dans la
société ; d'où la dégénérescence
morale. Celle-ci commence par un individu et va se transmettre et perdurer
à travers de nombreuses générations. Cette
déchéance qui devient souvent collective, débute toujours
individuellement, comme c'est le cas chez nos personnages, pour se
répandre parmi les collectivités.
Au centre de la vision du monde de Mauriac, créateur de
ces mal-aimés que nous voyons évoluer dans Les Anges
noirs, il se trouve paradoxalement le problème de l'amour. L'amour,
qui est en fait le nom de Dieu que balbutie Louis en mourant dans Le Noeud
de vipères, existe dans le monde que Mauriac dépeint. Ce
monde dans lequel doivent évoluer créateur et personnages, images
des hommes que nous sommes, est cependant marqué par le
péché. Comme le médite Alain Forcas en lisant le cahier de
Gradère, ce péché se présente sous la forme de la
décadence morale qui sévit sous le règne du Mal et
même de Satan. Dans ce roman noir peuplé de mal aimés, de
personnages déformés dans leur affectivité,
déçus par la vie, trahis par les autres, voués au mal,
mais assoiffés d'amour, il sourd en filigrane un autre thème
presque aussi constant chez l'auteur : le rachat de l'Homme. Le rachat de
ces mêmes mal-aimés par ceux qui, à l'image du Christ,
prennent sur eux de souffrir, de s'offrir pour les autres et de refléter
dans ce monde, l'amour agapao de Dieu pour ses brebis
égarées.
Ce même hymne à l'amour est repris
différemment, dans La Retraite aux flambeaux, où Bernard
Clavel, en récriminant la guerre dont on connaît parfaitement les
retombées dramatiques, nous démontre combien celle-ci peut
imposer des choix difficiles. De ce fait, il a su recréer cette
atmosphère électrique et équivoque de la guerre qui
s'effiloche, pour montrer que celle-ci est une réalité que
certains peuples désirent souvent de toutes leurs forces, et que
quelques autres refusent sans pouvoir rien faire pour lui barrer la route. En
clair, ce récit résonne comme un sourd et non moins violent
réquisitoire contre la guerre et un appel au pacifisme.
Dans Les Anges noirs, et La Retraite aux
flambeaux, on note une certaine dislocation psychique des deux
personnages. Bien que survenue à des moments et pour des causes
divergentes, cette dysharmonie psychique aboutit à des
conséquences identiques : le crime, l'atteinte à la vie
d'autrui. L'assassinat marque le trait d'union entre les deux personnages
dégénérés qui pourtant au départ, hormis
leurs modestes origines, sont diamétralement opposés. Mauriac et
Clavel stigmatisent le péché qui est en fait le Mal, en employant
des thèmes différents. Ils prônent des valeurs telles que
la tolérance, la compassion, l'altruisme, le pacifisme et le respect de
la vie humaine que nul n'a le droit de supprimer. Et toutes ces valeurs morales
n'ont pour seule source que l'amour du prochain, et pour seul but qu'une vie
saine et harmonieuse au sein des communautés humaines.
Alors, si François Mauriac et Bernard Clavel ne se sont
pas rencontrés physiquement, ils se sont certainement retrouvés
en pensée, puisqu'ils se rejoignent étrangement sur le plan
idéel. Ils peignent inexorablement les réalités toujours
actuelles auxquelles sont confrontées toutes les communautés
humaines. Réalités qui ont pour véritable origine, le
manque d'amour, de tolérance et de magnanimité, cause essentielle
de la dégénérescence morale.
Et parce que l'oeuvre romanesque devient un
procès-verbal, rien de plus ; [puisqu'] elle n'a que le
mérite de l'observation exacte238(*), le rêve que caressent ces deux
écrivains est donc celui d'un monde de paix avec des individus ayant en
eux la crainte de l'Être suprême ; Lui qui est la source de
toute morale et dont la caractéristique principale est l'amour. Ce Dieu
qui revêt diverses formes pour venir au secours de l'homme, est le Seul
Grand Médecin qui peut délivrer des liens de
l'hérédité, aussi puissants soient-ils. Ainsi, l'univers
réel dans lequel l'homme évolue, pourrait être
délivré de toutes les formes de dépravations et de
déviations, de plus en plus spectaculaires et meurtrières
auxquelles l'on assiste aujourd'hui. Et comme le dit si bien Mauriac dans
le roman que nous venons d'étudier, l'avenir est ce que nous le
faisons239(*) ; par conséquent, en
souhaitant pour les générations futures un monde meilleur, il
convient de le préparer dès maintenant en encourageant des
attitudes morales conséquentes. Seulement, s'il ne s'agissait que d'un
problème d'éducation ce ne serait certainement pas plus
facile ; mais quand on y adjoint le phénomène de
l'hérédité, cela se complique davantage dans la mesure
où le patrimoine génétique quel qu'il soit, peut traverser
des générations et réapparaître bien plus tard. On
se demande donc ce qu'il y a véritablement lieu de faire pour
espérer l'éradication complète du phénomène
de la dégénérescence morale.
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http://www.parutions.com
http://www.psychanalyse-paris.com
http://www.vulgaris-medical.com
http://www.wikipédia.org
TABLE DES MATIÈRES
DÉDICACE i
REMERCIEMENTS ii
INTRODUCTION GÉNÉRALE 1
CHAPITRE I : INSTANCES NARRATIVES ET FOCALISATIONS
12
I-1- Instances narratives dans Les Anges noirs et
La Retraite aux flambeaux 16
I-2- La vision dans Les Anges noirs et La Retraite aux
flambeaux 20
CHAPITRE II : PRÉSENTATION DES PERSONNAGES
DES
ANGES NOIRS ET DE LA RETRAITE
AUX FLAMBEAUX 24
II-1- Le nom, une fenêtre ouverte sur le personnage 25
II-2- Prosopographie des sujets à la
dégénérescence morale 31
II-3- Les acteurs de la dégénérescence
morale 37
CHAPITRE III : L'UNIVERS DE L'ACTION 43
III-1- La topologie comme facteur de chute du
personnage 44
III-2- La temporalité psychologique 49
III-3- Le temps de la déchéance 56
CHAPITRE IV : DE L'INTERACTION SOCIALE 60
IV-I- Gradère et Bringuet : Des rapports
interhumains 61
IV-2- Les dégénérés :
quels rapports avec la nature ? 66
IV-3- Gradère et Bringuet : La marche vers
Dieu 68
CHAPITRE V : DU DÉSÉQUILIBRE MENTAL
74
V-I- Action et conscience de Gradère et de
Bringuet 77
V-2- Le crime dans Les Anges noirs et La Retraite aux
flambeaux 84
V-3- Ethopée de Gabriel Gradère et de
Ferdinand Bringuet 90
CONCLUSION 93
BIBLIOGRAPHIE 103
TABLE DES MATIÈRES 108
* 1 A. Camus, La Peste,
Paris, Editions Gallimard, 1947.
* 2 V. Woolf, L`Art du
roman, Quentin Bell and Angelica Garnett, 1925, Le Seuil, 1962, p.43.
* 3 P.
Hamon, « Pour un statut sémiologique du
personnage » , in poétique du récit,
Paris, Le Seuil, Coll. « Points », 1977, p.126.
* 4 B.-A. Morel,
Traité des dégénérescences physiques,
intellectuelles et morales de l'espèce humaine, Paris, J.-B.
Baillière, 1857.
* 5 J.-C. Barreau, Quelle
Morale pour aujourd'hui ? Paris, Plon , 1994, p.9.
* 6 V.
Jankélévitch, Philosophie morale, Paris, Editions de
Françoise Schwab, Flammarion, 1998.
* 7 B. Valette, Le
Roman, Paris, Nathan, 1992, p.81.
* 8 B.Valette, Le
Roman, op.cit., p. 82.
* 9 T.Todorov, Qu'est ce que
le structuralisme ? Paris, Editions du Seuil, 1968, p.7.
* 10 Y. Chevrel, La
littérature comparée, Paris, P.U.F, Coll. « Que
sais-je ? », 1989, p.8.
* 11 Y. Chevrel, La
littérature comparée, op.cit., p.9.
* 12 F. Mauriac, Le
Romancier et ses personnages, Paris, Corrêa, 1933, p.99.
* 13 J.-C. Barreau, Quelle
Morale pour aujourd'hui ?, op.cit.
* 14 V.
Jankélévitch, Philosophie morale, op.cit.
* 15 T. Régnier,
« Quand le destin frappe à la porte », in
http:// parutions.com du 28/11/2006. (art. électronique.)
* 16 J. d'Ormesson, Une
autre histoire de la littérature française ( Le roman au xxe
siècle) , Paris, Nil Ed.,
1997,1998, p. 71.
* 17 A. Séailles,
Mauriac, Paris, Bordas, 1972, p. 8.
* 18 M. Vounda Etoa,
François Mauriac et l' Ecriture : Essai d'analyse de
l'intertexte biblique dans sept de ses romans, Thèse de doctorat
III ème cycle, Université de Yaoundé I, 2005-2006,
inédit.
* 19 M. Orlan,
« À propos de Bernard Clavel » in
yttp//www. Bernard-clavel.com, du 12-01-2007.
* 20 Dominique Mobailly,
« À propos de Bernard Clavel », op.cit.
* 21 B. Clavel, Le Soleil
des morts, Paris, Albin Michel, 1998.
* 22 V. Woolf, L`Art du
roman, op.cit., P. 51.
* 23 G. Genette, Figures
III, Paris, Editions du Seuil, 1972, p.203.
* 24 J.-P. Goldstein, Pour
lire le roman, Paris, Duculot, coll. « Louvain la
neuve », 1983, p.37.
* 25 C. Brooks et P. warrens,
Understanding fiction, New-York, 1943, cités par G.Genette,
dans Figures III, op.cit., p. 206.
* 26 T. Todorov,
Qu'est-ce-que le structuralisme? , op.cit, p.66.
* 27 F. Mauriac,
Les Anges noirs, Paris, Grasset, 1936, p.7.
* 28 Ibid., p. 51.
* 29 B. Clavel, La Retraite
aux flambeaux, Paris, Albin Michel, 2002, p. 5.
Toutes nos citations seront tirées de ces éditions
qui désormais seront désignées par L.A.N. pour
Les Anges noirs et R.A.F. pour La Retraite aux
flambeaux.
* 30 B. Clavel,
R.A.F., p. 13.
* 31 Ibid., P.100.
* 32 Ibid., pp.118 -119.
* 33 F. Mauriac,
L.A.N., pp.7-8.
* 34 Ibid., p.1.
* 35 Ibid.,
pp.7-8.
* 36 B. Clavel,
R.A.F., p.73.
* 37 T. Todorov, Qu'est-ce
que le structuralisme ? , op.cit., p.56.
* 38 F. Mauriac,
L.A.N., p.57.
* 39 F. Mauriac,
L.A.N., pp. 27-28.
* 40 Ibid., p.109.
* 41 B. Clavel,
R.A.F., p.120.
* 42 F. Mauriac,
L.A.N., p.78.
* 43 T. Todorov,
Qu'est-ce-que le structuralisme ? op.cit., p.58.
* 44 P. Hamon,
« Pour un statut sémiologique du personnage »,
op. cit., p. 142.
* 45 Idem.
* 46 Ibid., op.cit., p.147.
* 47 P.
Hamon, « Pour un statut sémiologique du
personnage », op. cit., p.145.
* 48 P. Hamon,
« Pour un statut sémiologique du personnage »,
op. cit., p. 142
* 49 T. Decker,
Dictionnaire des prénoms, Paris, Editions de Lodi, 2001,
p.157.
* 50 « Luc 1 :
19 » in La Sainte Bible, Corée, 2005, p. 1017.
* 51 F. Mauriac,
L.A.N., p.11.
* 52 Ibid.,
pp.10-11.
* 53 T. Decker, Le
dictionnaire des prénoms, op.cit., p. 157.
* 54 F. Mauriac,
L.A.N., p. 11.
* 55 A. Cullerre, La
dégénérescence héréditaire, op.cit.
* 56 P. Hamon,
« Pour un statut sémiologique du
personnage », op.cit., p. 150.
* 57 Ibid., p. 148.
* 58 T. Decker, Le
dictionnaire des prénoms, op.cit., p. 149.
* 59 Idem.
* 60 B. Clavel,
R.A.F., pp.102-103.
* 61 B. Clavel,
R.A.F., p. 13.
* 62 A. Cullerre, La
dégénérescence héréditaire, in
http//www. Wikipédia. org
* 63 P.Hamon,
« Pour un statut sémiologique du
personnage », op.cit., p. 150.
* 64 A. Cullerre, La
dégénérescence héréditaire, op.cit.
* 65 B. Clavel,
R.A.F., p.15.
* 66 Ibid., p.39.
* 67 F. Mauriac,
L.A.N., p. 15.
* 68 F. Mauriac,
L.A.N., p.9.
* 69 Ibid.,, p. 51.
* 70 Ibid., p.9.
* 71 B. Clavel,
R.A.F., p.15.
* 72 B.Valette, Le
Roman, op.cit., p. 38.
* 73 F. Mauriac,
L.A.N., p.11.
* 74 A. Cullerre, La
dégénérescence héréditaire, op.cit.
* 75 Haut-commissariat aux
droits de l'homme, Convention relative aux droits de l'enfant, Article
32 Alinéa 1, Résolution 44/25 du 20-11-1989.
* 76 B. Clavel,
R.A.F., p.16.
* 77 A. Cullerre, La
dégénérescence héréditaire, op.cit.
* 78 F. Mauriac,
L.A.N., p. 21.
* 79 A. Cullerrre, La
dégénérescence héréditaire, op.cit.
* 80 F. Mauriac,
L.A.N., p.13.
* 81 Ibid., p.8.
* 82 F. Mauriac,
L.A.N., p.14.
* 83 Ibid., p.13.
* 84 F. Mauriac, L.A.N.,
p.66.
* 85 Ibid., p.187.
* 86 Ibid., p. 6.
* 87 Ibid., p. 82.
* 88 F. Mauriac,
L.A.N., pp. 171-172.
* 89 T. Todorov, Le Jardin
imparfait, Paris, Editions Grasset et Fasquelle, 1998.
* 90 F. Mauriac,
L.A.N., p. 23.
* 91 F. Mauriac,
L.A.N., p.144.
* 92 B. Clavel,
R.A.F., p.99.
* 93 Haut-commissariat
aux droits de l'homme, Convention relative aux droits de l'enfant,
op.cit., Article 38, Alinéa 3.
* 94 B. Clavel,
R.A.F., p p. 116.
* 95 B.Valette, Le
Roman, op.cit., p. 35.
* 96 R. Bourneuf et R.Ouellet,
L'Univers du roman, Paris, P.U.F., 1972, p.101.
* 97 F. Mauriac,
L.A.N., p.61.
* 98 F. Mauriac,
L.A.N., p.8.
* 99 Ibid., p.18.
* 100 A. Cullerre, La
dégénérescence héréditaire, op.cit.
* 101 F. Mauriac,
L.A.N., p. 52.
* 102 Ibid., p.51.
* 103 R. Bourneuf et R.
Ouellet, L'Univers du roman, op.cit., p.119.
* 104 B. Valette, Le
Roman op.cit., pp.33-34.
* 105 F. Mauriac,
L.A.N., p.177.
* 106 B. Clavel,
R.A.F., p.18.
* 107 Ibid., p.14.
* 108 B. Clavel,
R.A.F., p.13.
* 109 Ibid.,
pp.100-101.
* 110 Ibid., p. 27.
* 111 G. Genette, Figures
I, Paris, P.U.F., 1966, p.92.
* 112 B. Clavel,
R.A.F., pp. 93-94.
* 113 R. Bourneuf et R.
Ouellet, L'univers du roman, op.cit., p.129.
* 114 G.Genette, Figures
III, op.cit., P.79.
* 115 F. Mauriac,
L.A.N., p. 12.
* 116 M. Vounda Etoa,
François Mauriac et l' Ecriture : Essai d'analyse de
l'intertexte biblique dans sept de ses romans, op.cit., p. 372.
* 117 A. Cullerre, La
dégénérescence héréditaire, op.cit.
* 118 B.Clavel,
R.A.F., p.20.
* 119 Ibid., pp.104.
* 120 J. Zin, La
dégénérescence de l'homme, in
http//www.wikipédia.org. du 27 avril 2008.
* 121 F. Mauriac,
L.A.N., p.5.
* 122 Ibid., p. 9.
* 123 F. Mauriac,
L.A.N., p.7.
* 124 B. Clavel,
R.A.F., p.40.
* 125 F. Mauriac,
L.A.N., p.26.
* 126 Gérard Genette,
Figures III, op.cit., p. 123.
* 127 Ibid., p. 99.
* 128 F. Mauriac,
L.A.N., p. 218.
* 129 Ibid., p. 204.
* 130 B. Clavel,
R.A.F., p.99.
* 131 F. Mauriac,
L.A.N., p. 51.
* 132 F. Mauriac,
L.A.N., p.170.
* 133 Ibid., p.172.
* 134 Ibid., p. 161.
* 135 T. J. Scheff,
Vengeance meurtrière, Les sentiments, le nationalisme et la
guerre, op.cit., p. 128.
* 136 B. Clavel,
R.A.F., p. 28.
* 137 Ibid., p. 93.
* 138 Idem.
* 139 Ibid., pp. 44-45.
* 140 Ibid., p. 85.
* 141 Ibid., p. 103.
* 142 Ibid., p. 117.
* 143 Ibid., p.40.
* 144 Ibid., p. 95.
* 145 B. Clavel,
R.A.F., p.95.
* 146 T. Todorov, Le
Jardin imparfait, Paris, Bernard Grasset & Fasquelle, 1998, p 49.
* 147 Ibid., p.121.
* 148 V.
Jankélévitch, Philosophie morale, op.cit., p.323.
* 149 F. Mauriac,
L.A.N., p. 37.
* 150 Ibid., p. 21.
* 151 Ibid., p.29.
* 152 Ibid., pp.
37-39.
* 153 A. Cullerre, La
dégénérescence héréditaire, op.cit.
* 154 F. Mauriac,
L.A.N., p.5.
* 155 Ibid., p. 48.
* 156 Ibid., pp. 208-209.
* 157 F. Mauriac,
L.A.N., p.106.
* 158 B. Clavel,
R.A.F., p.100.
* 159 B. Clavel,
R.A.F., p.101.
* 160 Ibid., p.103.
* 161 Ibid., p.54.
* 162 A. Cullerre, La
dégénérescence héréditaire, op.cit.
* 163 F. Mauriac,
L.A.N., p.32
* 164 Alfred de Vigny,
« La maison du berger » in Les
Destinées, Paris, Larousse, 1972, p. 50.
* 165 F. Mauriac,
L.A.N., p.59.
* 166 Idem.
* 167 F. Mauriac,
L.A.N., pp. 35-36.
* 168 A. Cullerre, La
dégénérescence héréditaire, op.cit.
* 169 B. Clavel,
R.A.F., p.101.
* 170 A. Cullerre, La
dégénérescence héréditaire, op.cit.
* 171 B. Clavel., Les
Fruits de l'hiver, Paris, J'ai Lu, 1977.
* 172 B. Clavel,
R.A.F., p. 101.
* 173 B. Clavel, Le
Carcajou, Paris, Robert Laffont, 1996, p.59.
* 174 F. Mauriac,
L.A.N., p.35.
* 175 F. Mauriac,
L.A.N., pp. 16.
* 176 M. Foessel, Le
Mal, Paris, Hatier, septembre 1999, p.24.
* 177 F. Mauriac,
L.A.N., p.236.
* 178 Ibid., p.35.
* 179 K. Gibran, Le
Prophète, op.cit., p.67.
* 180 M. Vounda .E.,
François Mauriac et l' Ecriture : Essai d'analyse de
l'intertexte biblique dans sept de ses romans, op.cit., p. 334.
* 181 F. Mauriac,
L.A.N., p.5.
* 182 Romains 7 :
25, in La Sainte Bible, Corée 2005, P. 1139.
* 183 F. Mauriac,
L.A.N., p.252.
* 184 Luc 15 :7, in
La Sainte Bible, op.cit., p. 1043.
* 185 V.
Jankélévitch, Philosophie morale, op.cit., p.224.
* 186 K. Gibran, Le
prophète, op.cit., p.68.
* 187 A. Lagarde et L.
Michard, Coll. Litt. « Lagarde et Michard, XVIII
ème siècle », Paris, Bordas, 1989, p.
244.
* 188 K. Gibran, Le
prophète, op.cit., p.69.
* 189 1 Jean 4 :16,
in La Sainte Bible, op.cit., P. 1246.
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la dégénérescence, in http//www.
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* 192 J. Zin, La
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* 193 R. Bourneuf et R.
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* 194 A.
Lagarde et L. Michard, Coll. Litt. « Lagarde et Michard,
XVIII ème siècle », op.cit.,
p.312.
* 195 V.
Jankélévitch, Philosophie morale, op.cit., p. 141.
* 196 A. Cullerre, La
dégénérescence morale, op.cit.
* 197 R. Bourneuf et R.
Ouellet, L'univers du roman, op.cit., p.43.
* 198 Idem.
* 199 F. Mauriac,
L.A.N., p.26.
* 200 B.Valette, Le
Roman, op.cit., p.81.
* 201 F. Mauriac,
L.A.N., p.8.
* 202 V.
Jankélévitch, Philosophie morale, op.cit., p.390.
* 203 V.
Jankélévitch, Philosophie morale, op.cit., p.7.
* 204 A. Gide, cité par
V. Jankélévitch in Philosophie morale, op.cit., p.64.
* 205 Ibid., p.65.
* 206 F. Mauriac,
L.A.N., p.171.
* 207 M. Vounda Etoa,
François Mauriac et l' Ecriture : Essai d'analyse de
l'intertexte biblique dans sept de ses romans, op.cit., p. 415.
* 208 V.
Jankélévitch, Philosophie morale, op.cit., p.162.
* 209 M. Vounda E.,
François Mauriac et l' Ecriture : Essai d'analyse de
l'intertexte biblique dans sept de ses romans, op.cit., p. 415.
* 210V.
Jankélévitch, Philosophie morale, op.cit., p.163.
* 211 B. Clavel,
R.A.F., P.53.
* 212 V.
Jankélévitch, Philosophie morale, op.cit., p. 182.
* 213 A. Camus, L'homme
révolté, Paris, Gallimard, 1951.
* 214 M. Foessel, Le
Mal, op.cit., p. 10.
* 215 F. Mauriac,
L.A.N., p.194.
* 216T. J. Scheff,
Vengeance meurtrière, Les sentiments, le nationalisme et la
guerre, op.cit., p.133.
* 217 F. Mauriac,
L.A.N., p.163.
* 218 Ibid., pp.
177-179.
* 219 B. Clavel,
R.A.F., p. 16.
* 220 Ibid., p. 75.
* 221 J.C. Barreau, Quelle
Morale pour aujourd'hui ?, op.cit., p.92.
* 222 V.
Jankélévitch, Philosophie morale, op.cit. , p 77.
* 223 J. Zin, La
dégénérescence de l'homme, op.cit.
* 224 K. Gibran, Le
Prophète, op.cit. p. 37.
* 225 T. J. Scheff,
Vengeance meurtrière, Les sentiments, le nationalisme et la
guerre, op.cit., p.90.
* 226 Ibid., pp. 90-91.
* 227 B. Clavel,
R.A.F., p.114.
* 228 J.C. Barreau, Quelle
Morale pour aujourd'hui ?, op.cit., p. 95.
* 229 Ibid., p.100.
* 230 F. Mauriac,
L.A.N., p.14.
* 231 J. Petit,
Mauriac, OEuvres complètes et théâtrales
complètes, op.cit., p. 1027.
* 232 F. Mauriac,
L.A.N., p.252.
* 233 J. Petit,
Mauriac, OEuvres complètes et théâtrales
complètes, op.cit., p.1031.
* 234 B. Clavel,
R.A.F., p. 16.
* 235 Ibid., p.30.
* 236 V.
Jankélévitch, Philosophie morale, op.cit., p. 346.
* 237 A. Cullerre, La
dégénérescence héréditaire, op.cit.
* 238 E. Zola cité par
B.Valette in Le Roman, op.cit., p.26.
* 239 F. Mauriac,
L.A.N., p.129.