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L'héritage leibnizien dans la cosmologie d'A.N. Whitehead

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par Siham EL Fettahi
Université Paris 1 Panthéon Sorbonne - Master de Philosophie 2011
  

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION

1. WHITEHEAD REHABILITE LES THEMES CENTRAUX DU LEIBNIZIANNISME .

1.1 Whitehead successeur de Leibniz

1.1.1 Historique

1.1.2 De la Characteristica Universalis au Principia Mathematica

1.1.3 De l'importance de la métaphysique

1.1.4 De l'importance de l'esthétique et du principe d'harmonie

1.1.5 De la conciliation de la religion avec la science

1.2 Le modèle dynamique

1.2.1 La critique du mécanisme cartésien et de la géométrisation du monde

1.2.2 Le concept aristotélicien d'entéléchie chez Leibniz et Whitehead

1.2.3 Un univers en mouvement : procès et métamorphose

1.3 La philosophie organique : une monadologie ?

1.3.1 le mentalisme (panpsychisme et panexperientialisme)

1.3.2 Atomisation et individuation du réel (monades et entités actuelles)

1.3.3 Les objets éternels

1.3.4 Préhension et perception

1.3.5 Forme subjective, subjective aim et appétition

1.3.6 Perspectives, interconnexions et entre-expressions

1.4 Conclusion générale

2. WHITEHEAD ACTUALISE ET SE REAPPROPRIE LEIBNIZ

2.1 Fin de l'isolation des monades : l'ouverture et la rencontre avec l'extérieur

2.1.1 Désubstantialisation du monde

2.1.2 relations externes versus relations internes

2.2 Ouverture et réalisme spatio-temporelle

2.2.1 L'espace

2.2.2 Le temps

2.3 Dieu et le monde

2.3.1 Deus in et cum machina versus Deus ex machina

2.3.2 Critique du contrôle déterministe divin et défense du self-creative ou self-process des entités individuelles: la reconquête de la liberté par Whitehead

2.3.3 La question du mal

2.4 Conclusion générale

3. COSMOLOGIE D'AN WHITEHEAD ET G.W LEIBNIZ : RUPTURE DES SYSTEMES MAIS CONVERGEANCE DES MODELES.

3.1 Système de Whitehead : un monde ouvert, en essai (évolutionnisme)

3.2 Système de Leibniz : un monde ficelé, en développement (préformationnisme)

3.3 Leibniz et Whitehead, des métaphysiciens, des modélisateurs pour la physique quantique?

CONCLUSION

LISTE DES ILLUSTRATIONS

BIBLIOGRAPHIE

INTRODUCTION

Whitehead est un philosophe reconstructiviste. Sa critique moderne du réductionnisme matérialiste, sa critique du sensualisme exacerbé en science et son entreprise rationnelle de reconstruction (la philosophie spéculative) justifie cette catégorisation.

« La philosophie spéculative est une tentative de forger un système d'idées cohérent, logique et nécessaire dans les termes duquel chaque élément de notre expérience puisse être interprété » 1(*)

La philosophie spéculative s'appuie sur l'expérience et la raison, l'importance qu'elle accorde à ce dernier critère lui vaut d'ailleurs d'être considérée comme une « curiosité intellectuelle ». D'autant plus que la philosophie spéculative se situe aux antipodes d'une philosophie qui se limiterait au positivisme scientifique, à la phénoménologie ou à l'analyse du langage. Et c'est bien cette rupture avec « l'antirationalisme » moderne et postmoderne que revendique Whitehead.

J.B. Cobb Jr 2(*) note que Whitehead considère son époque comme celle de nouveaux débuts, aussi radicaux que ceux qui ont marqué la transition entre le monde médiéval et le monde moderne. Selon l'interprétation de Whitehead, les mouvements philosophiques procèdent souvent en deux temps. Il y a le génie qui inaugure le mouvement et le systématicien qui le suit. En relation avec William James, il semble s'être attribué ce dernier rôle. De la même manière que Leibniz fut le continuateur de Descartes, Whitehead s'estime être le continuateur de James et prétend construire un nouveau monde. En effet, le postmodernisme whiteheadien exige la reconstruction du savoir et pour cela il dépasse une philosophie qui reposerait uniquement sur le versant épistémologique (comme c'est le cas dans le contexte moderne). L'ontologie et la métaphysique sont considérés comme primordiales et essentiels pour le philosophe anglo-saxon.

Whitehead reste très critique envers les conceptions modernes, il considère qu'un antirationalisme philosophique sous jacent, débute avec l'époque moderne (c'est-à-dire l'abandon de la recherche des raisons premières dans la connaissance de la nature), se poursuit avec Hume et Kant et finit par être porté par le postmodernisme dans un degré encore plus radical (Nietzsche, Heidegger etc.). C'est cet antirationalisme qui a mené à ce problème majeur, celui de la division du réel en deux mondes distincts : celui de l'esprit et celui de la matière. Une telle bifurcation dénature et compartimente la réalité. Or toutes les choses sont interconnectées et liées. A.N. Whitehead est un rationaliste et un conciliateur, il entreprend l'unification du réel et lutte contre la division artificielle en introduisant des schèmes rationnels et généraux. Avant même d'évoquer plus loin, le lien entre Whitehead et Leibniz, on peut déjà ici, constater la commune aspiration qui les lie. En effet, Leibniz fut le premier à considérer que la catégorisation et les divisions étaient artificielles car elles sont établies par les hommes, la réalité et le savoir sont un, tout est uni et lié dans une réalité qui a la même source : la raison universelle de Dieu. Il y a donc chez Whitehead, le même souci leibnizien d'unifier les sciences et de concilier les savoirs.

L'importance que Whitehead accorde à la raison, à la métaphysique (retour à la recherche des raisons premières dans la connaissance de la nature) et aux sciences naturelles en font un philosophe critique mais proche de la pensée du XVIIème siècle.

Le penseur du XVIIème siècle dont Whitehead est le plus proche est d'ailleurs sans aucun doute Leibniz. En effet, A.N. Whitehead fut influencé par plusieurs philosophes (Platon, Aristote, Alexander, Bergson, James etc.) mais G.W. Leibniz est celui qui eut une influence capitale sur sa pensée, si bien que Deleuze dans le Pli 3(*) fait de Whitehead le successeur moderne de Leibniz. Effectivement, on décèle aisément dans la cosmologie de Whitehead, les traces de l'héritage leibnizien.

Cela dit, quels sont les idées que Whitehead emprunte à Leibniz ? Qu'est ce qui rapproche les deux philosophes et nous permet d'affirmer que Whitehead est le digne successeur de Leibniz ? Et comment Whitehead utilise les concepts leibniziens pour asseoir ses positions et développer ses propres thèses ?

C'est ce que ce mémoire va entreprendre d'étudier en cherchant à saisir comment Whitehead intègre les thèmes centraux de la philosophie leibnizienne et forme simultanément en s'inspirant des grandes idées de son époque, une cosmologie inédite, résolument moderne qui a su tirer parti du génie de Leibniz tout en l'actualisant et se le réappropriant. Ensuite, il peut être intéressant de s'aventurer à penser qu'à travers Whitehead et son influence possible sur la physique quantique, c'est la perspicacité et la clairvoyance de Leibniz qui a fini par briller. Cette étude pourrait présenter l'avantage de clarifier et étudier comment les idées des uns et des autres se meuvent au sein d'une riche histoire de la philosophie dans laquelle, Whitehead le premier, a puisé pour faire évoluer sa pensée.

La démonstration sera la suivante : la cosmologie de Whitehead s'inspire et remet au goût du jour les grandes lignes de la pensée de Leibniz et c'est en cela qu'il est son successeur direct. Mais il faut rappeler que la philosophie de Whitehead est ancré dans un contexte culturel qui prend racine dans des idées postmodernes, celle de l'ouverture spatiale (Cues et Bruno), celle de l'ouverture temporelle (Spencer et Darwin) et celle de l'ouverture conscientielle (Myers et Freud) 4(*). La logique contemporaine, le souci de réalisme et les idées postmodernes distancieront Whitehead de Leibniz. Le métaphysicien anglais réinterprétera et actualisera Leibniz pour produire une cosmologie inédite, applicable à notre monde moderne. Et si finalement, les systèmes de Whitehead et de Leibniz différent à priori, au fond ils sont très proches et représentent de bons modèles pour la physique quantique qui constitue un formidable changement de paradigme au niveau ontologique.

1. WHITEHEAD REHABILITE LES THEMES CENTRAUX DU LEIBNIZIANNISME .

1.1 Whitehead successeur de Leibniz

1.1.1 Historique

Alfred North Whitehead, mathématicien, logicien et philosophe britannique, naquit en 1861 à Ramsgate, Kent en Angleterre et décède le 30 décembre 1947 à Cambridge au Masachusetts, Etats Unis.5(*) Fils d'un maître d'école devenu pasteur, il fut scolarisé à la maison jusqu'à l'âge de 14 ans, c'était un élève brillant. Il fit ses études de mathématique à Cambridge où il obtint son fellowship en 1885 avec une thèse sur Maxwell.

Sa vie intellectuelle se décrit comme ayant eu trois phases distinctes: Il fut mathématicien et logicien à Trinity de 1884 à 1910, philosophe des sciences à Londres de 1910 à 1924, puis métaphysicien à Harvard à partir de 1924.

En mathématiques, Whitehead étendit la portée des procédures algébriques Treatise on universal Algebra de 1898 et en collaboration avec Bertrand Russell, il écrivit Principia Mathematica, un monument dans l'étude de la logique. La formation mathématique est commune à Whitehead et Leibniz. Effectivement, à l'université, Leibniz étudie la philosophie, les mathématiques et le droit. D'ailleurs, G.W Leibniz fut un grand mathématicien, il publie dès 1684 dans les Acta eruditorum de Leipzig sa Nova Methodus pro minimis et maximis, c'est à dire son  calcul différentiel à l'origine d'un grand bouleversement dans la pensée scientifique occidentale. Chez Leibniz et Whitehead la compétence mathématique conjuguée à l'érudition philosophique donne à leur système métaphysique une teinte particulière : leur métaphysique revêt un caractère logique, cohérent, rigoureux. La construction de la pensée philosophique de Whitehead s'articule autour de sa passion pour les mathématiques associée à un fervent esprit religieux, c'est en cela que sa métaphysique est proche de celle de Leibniz (Dieu est intégré dans un système métaphysique qui se base en partie sur un formalisme logico-mathématique.).

De plus, Leibniz, à l'âge de quinze ans découvre les modernes ; Kepler, Galilée, Descartes, Bacon, Hobbes, Campanella... Il apprend l'importance de la logique, le souci de l'expérience et forge le mécanisme. Il veut concilier Aristote aux modernes. Whitehead comme Leibniz s'intéresse aux travaux des physiciens de son époque (Einstein, Max Planck, Bohr, Schrödinger...), comme Leibniz, il tient compte de l'expérience et de la logique et cela influencera sa manière de penser en métaphysique. Ainsi, Il se différencie de beaucoup de philosophes contemporains, certes, brillants et créatifs mais pas toujours soucieux d'allier raison et expérience.

En philosophie des sciences et de l'éducation, Whitehead rédigea son ouvrage the organization of thought educational and scientific en 1917. En métaphysique, il réfléchit sur l'inter-relation essentielle entre la matière, l'espace et le temps. C'est également le cas de Leibniz , pendant ses dernières années; Leibniz, dans des lettres à plusieurs savants, reprend quelques points importants de son système; avec le P. des Bosses, il traite de la  monade, de la  matière, du corps et de la substance corporelle; avec  Bourguet, de la  perception et de la perfection croissante des créatures; avec  Clarke, de  Dieu, de l' espace et du  temps.

Whitehead accorde une importance primordiale à la métaphysique, il s'intéresse aux raisons premières dans la connaissance de la nature : The Concept of Nature (1920), The Principle of Relativity (1922), Science and the Modern World (1925), Symbolism (1927), Process and Reality (1929) et Adventure of Ideas (1933) sont les ouvrages majeurs de sa période philosophique.

Process and Reality, son essai de cosmologie, constitue le couronnement de son système métaphysique. A.N Whitehead avec Bertrand Russell, W.O Quine et bien d'autres est considéré comme l'un des pères de la philosophie analytique.

Leibniz accorde également une grande importance à la métaphysique : En  philosophie, il développe, fixe et systématise ses idées dans une série :Meditationes de cognitione, veritate et ideis (1684); De Primae Philosophiae emendatione et de notione substantiae (1694); le Système nouveau de la nature et de la communication des substances (1695); enfin un traité sur la  natureDe Ipso Natura sive de vi insita actionibusque creaturarum (1698), une suite de  lettres à Basnage (1698), à Hoffmann (1699), etc., divers opuscules de 1705, 1707, 1710, et surtout les Nouveaux Essais sur l'entendement humain en réponse à l'Essai de  Locke publié en 1765. Ensuite, les Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal. Les derniers ouvrages de  Leibniz, la Monadologie (1714) et les Principes de la nature et de la grâce (1714) sont des résumés de sa philosophie.

Whitehead dans Procès et Réalité produit une cosmologie qui s'inspire directement de La Monadologie, du Système nouveau de la nature et de la communication des substances et des Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal de Leibniz.

Au-delà des intérêts communs pour les mathématiques, les sciences naturelles, la métaphysique, Whitehead, fervent protestant partage avec Leibniz le même souhait de concilier la religion avec la science, l'esprit religieux qui anime les deux philosophes justifie et finalise leurs systèmes philosophiques respectifs.

Enfin, Whitehead fut un philosophe qui étendit son savoir à divers disciplines (philosophie, mathématiques, physique, poésie, arts etc.) mais l'on ne peut le comparer à Leibniz et son érudition sans pareille. Gottfried Wilhelm (1er juillet 1646-14 novembre 1716) est issu d'un père jurisconsulte et professeur de morale et d'une mère savante, professeur de droit. Esprit lumineux et universel, durant sa vie, il exercera plusieurs fonctions ; philosophe, mathématicien, logicien, diplomate, juriste, bibliothécaire et philologue. Leibniz est précoce, à l'âge de huit ans, il apprend seul le latin puis le grec à douze ans. C'est un autodidacte, dès son plus jeune âge, il dévore les ouvrages de la bibliothèque de son père : histoire, théologie scolastique (Laurent Valla, Luther, Suarez, Fonseca...) et philosophie  (Platon, Plotin, la logique d'Aristote).

Il voyage énormément. En 1672,  Leibniz va à Paris. Il profite de ce séjour pour voir plusieurs personnages illustres du temps :  Huygens, Pascal. Il s'entretient de  théologie avec  Arnauld, de politique avec  Colbert. Son séjour dure quatre ans. Il passe deux mois à Londres où il se lie avec le physicien  Boyle et le mathématicien  Oldenbourg. De cette époque date sa grande découverte mathématique du  calcul différentiel. On sait qu'elle lui fut disputée par  Newton mais l' algorithme imaginé par Leibniz était autrement clair et fécond que celui de Newton.

En 1676, passant par Amsterdam, il rencontre Spinoza. C'est aussi à Paris, qu'il se soucie de réunir les églises catholiques et protestantes. Durant la période parisienne, le progrès de sa pensée est énorme : idée de raison suffisante, harmonie et beauté divine soumise à l'économie, réflexion sur l'infini et le mouvement, le mécanisme se transforme en un dynamisme finaliste. Il développe son projet de langage universel, la caractéristique combinatoire.

Puis vient la période des résultats durant laquelle Leibniz réalise les grandes idées conçues durant ses voyages. La fin de Leibniz fut isolée et triste. Il mourut le 14 novembre 1716 et fut enterré sans honneurs. Il passait aux yeux du peuple et de la cour pour un mécréant. Seule, l'Académie des sciences de Paris prononça l'éloge de Leibniz par la voix de son secrétaire  Fontenelle.6(*)

Leibniz fut un grand esprit, d'une érudition et d'une créativité sans pareille. C'est un génie qui fascine par l'ampleur de ses capacités intellectuelles et son insatiable curiosité. On ne peut comparer l'élève à son maître mais c'est parce que Whitehead s'inspire largement de Leibniz qu'il développe une cosmologie intéressante. Ce qui rapproche Whitehead de Leibniz au-delà de ce qui a été évoqué plus haut, c'est cette capacité d'être critique et de puiser dans l'histoire de la philosophie, des concepts utiles et de se les réapproprier. La réhabilitation des anciens est commune à Whitehead et Leibniz.

1.1.2 De la Characteristica Universalis au Principia Mathematica

Leibniz eut une certaine influence sur la logique contemporaine, c'est avec lui que débute la logique mathématique. Il développe l'art combinatoire (ars combinatore) mis en place par ses prédécesseurs (Raymond Lulle, Giordano Bruno etc.) et fonde une langue caractéristique universelle (lingua characteristica universalis) et un calcul rationnel (calculus ratiocinator).7(*)

Effectivement, Leibniz souhaite appliquer le mode opératoire de réflexion qu'il imagine en Dieu aux hommes. Il étend le mode de raisonnement divin à l'homme. D'après Leibniz, Dieu calcule, mesure, évalue à partir de vérités qui se trouvent dans son entendement. Dieu est un immense mathématicien. Dès lors, pour redécouvrir la structure du monde (la réalité est écrite en langage mathématique), il faut procéder en imitant le mode de raisonnement divin. Et c'est parce que Leibniz considère que nous avons la même logique que celle de Dieu qu'il nous est possible de saisir le monde actuel. Cela dit, la logique divine est infiniment étendue (la raison humaine est une goutte d'eau dans l'océan que représente la raison universelle divine). Il y a donc une différence de degré entre la logique divine et humaine mais pas une différence de nature. Alors, il faut imiter Dieu : symboliser le langage courant en concepts simples et ensuite calculer, faire des combinaisons pour étendre notre connaissance. Il faut établir une lingua characteristica puis utiliser le calcul racionator : c'est l'art combinatoire.

«  Par là toutes les notions composées de l'univers entier sont réduites en peu de notions simples qui en sont comme l'alphabet et, inversement, il est possible de trouver avec le temps, par une méthode ordonnée, par une combinaison de cet alphabet, toutes les choses avec tous leurs théorèmes et ce qu'on n'en pourra jamais trouver. Je considère que cette invention, pour autant que si Dieu le veut, elle est réalisée, est comme mère de toutes les inventions... »8(*)

On voit clairement que la théorie leibnizienne de l'art combinatoire découle directement de sa métaphysique. L'intellect humain doit fonctionner comme l'intellect divin, cela nous permettrait d'avoir des capacités quasi-divines, en imitant l'intellect divin, nous étendons notre savoir vers l'infini, les capacités de l'esprit humain se rapproche en se perfectionnant de celle de Dieu. Remarquons que Leibniz repose ses assertions sur l'idée que l'homme est à l'image de Dieu mais en réalité, ne fait-il pas plutôt de l'anthropomorphisme ? Il attribue à Dieu notre manière de raisonner, c'est-à-dire la faculté de combiner des concepts à partir de règles d'inférences.

Le rêve de Leibniz, c'est l'invention d'un outil, le langage formel capable grâce à un mécanisme de calcul de résoudre tous les problèmes. Cette langue et ce mode opératoire de réflexion permettrait de se surpasser et d'accéder à des modes de raisonnement nouveaux, inédits, capables d'étendre à l'infini les capacités humaines :

« Quel grand bonheur ce serait, croyez moi, si un tel langage s'était déjà établi il y a cent ans ! 
Car les arts se seraient développés avec une rapidité miraculeuse et, du fait que les capacités de l'esprit humain auraient été étendues à l'infini, les années seraient devenues des siècles. (...) Je méditai donc sur mon vieux projet d'un langage ou d'une écriture rationnelle (...) Car si nous en disposions sous la forme que je me représente, nous pourrions alors argumenter en métaphysique et en morale de la même façon que nous le faisons en géométrie et en analyse car les caractères donneraient un coup d'arrêt aux pensées par trop vagues et par trop fugaces que nous avons en ces matières; l'imagination ne nous y est en effet d'aucun secours, si ce n'est au moyen de tels caractères. Voici ce à quoi il faut arriver: que chaque paralogisme ne soit rien d'autre qu'une erreur de calcul et que chaque sophisme, exprimé dans cette sorte de nouvelle écriture, ne soit en vérité rien d'autre qu'un solécisme ou un barbarisme, que l'on puisse corriger aisément par les seules lois de cette grammaire philosophique.  Alors, il ne sera plus besoin entre deux philosophes de discussions plus longues qu'entre deux mathématiciens, puisqu'il suffira qu'ils saisissent leur plume, qu'ils s'asseyent à leur table de calcul (en faisant appel, s'ils le souhaitent, à un ami) et qu'ils se disent l'un à l'autre : "Calculons !" J'aurais souhaité pouvoir proposer une sorte de caractéristique universelle dans laquelle toutes les vérités de raison puissent être ramenées à une sorte de calcul. Il pourrait s'agir en même temps d'une sorte de langage ou d'écriture universels mais qui seraient infiniment différents de tous ceux que l'on a projetés jusqu'à maintenant. Car en eux les caractères et les mots guideraient d'emblée la raison et les fautes (mises à part les erreurs matérielles) n'y seraient que des erreurs de calcul. Il serait très difficile de constituer ou d'inventer cette langue ou cette caractéristique mais en revanche fort aisé de l'apprendre sans aucun dictionnaire.»9(*)

La contribution de Leibniz à la logique contemporaine repose sur deux innovations majeures : 1) La vision d'une logique qui permet de réaliser la synthèse et l'élaboration de toutes les connaissances et de définir toutes les méthodes de rationalité. 2) Les outils : Le langage formel, la combinatoire et l'exigence d'une démonstration rigoureuse. 10(*)

On comprend donc l'influence indirecte de Leibniz sur l'histoire de la logique mathématique : recours à un symbolisme opératoire dérivé de l'usage mathématique et qui présente tous les éléments du formalisme moderne axiomatico-déductive du métalangage. Effectivement, le point de départ est la considération du langage ordinaire comme un langage universel. Cette tradition se poursuit avec le développement de la logique formelle de Frege à Russell et les travaux entrepris par Wittgenstein, Quine, le Cercle de Vienne etc.

A titre d'exemple, Frege avec le Begriffsschrift réalise le rêve leibnizien d'une lingua charasteristica universalis mais il le fit pour d'autres raisons : dans un but logiciste consistant à ramener l'arithmétique à la logique.

Ce livre vise essentiellement la production d'une langue idéographique en tant que langue universelle de la pensée. Tous les concepts complexes peuvent se réduire à des concepts simples. Rappelons que chez Leibniz, toute pensée est constituée des concepts simples. Leur combinaison fournit l'Ars combinatoria. Elle est en somme l'établissement de la liste des concepts simples, leur représentation par des signes élémentaires et leur reconstruction par combinaison en vue d'obtenir des concepts complexes, représentés par des combinaisons correspondantes de signes. C'est cette combinatoire qui constitue une lingua characteristica universalis entendue comme une copie des différentes langues naturelles génératrices des infirmités de la raison. La méthodologie productrice de cette langue est déductive, si bien que la science doit devenir un calcul rationnel, susceptible d'exprimer clairement le raisonnement.11(*)

Russell poursuit le projet logiciste qui vise essentiellement à fournir un fondement pour les mathématiques, en les réduisant à la logique. Cela concerne surtout Principia mathematica, où la logique mathématique est d'abord présentée comme une chaîne déductive dépendant des propositions primitives, sous forme d'un système axiomatique et ensuite comme un calcul formel. Ce projet  de B. Russell et A.N. Whitehead naquit en réponse aux objectifs initiaux du Treatise de Whitehead et des Principles de Russell. L'ouvrage devait assurer le fondement de toutes les sciences formelles (réduction des mathématiques, arithmétiques, algèbres, géométries à la logique). S'il faut reconnaître que la logique contemporaine s'est construite à partir d'une visée différente de celle de Leibniz, elle repose tout de même sur la foi en une logique capable de synthétiser les connaissances et qui s'élabore sous la forme d'un langage formel, d'une combinatoire et de démonstration rigoureuse. L'influence de Leibniz est claire. Denis Vernant dans son article Russel et Whitehead 12(*) écrit :

« Pour que le grandiose projet de réduction logiste des mathématiques pures, qui d'une certaine façon réalisait enfin le rêve leibnizien fut achevé, il restait à opérer la définition des géométries euclidiennes et non-euclidiennes, ainsi que la physique théorique. »

1.1.3 De l'importance de la métaphysique

La métaphysique est essentielle pour Whitehead, il va jusqu'à affirmer dans Aventure d'idées 

« Tout raisonnement séparé d'une référence métaphysique est vicieux. »13(*).

Effectivement, Whitehead s'oppose clairement aux positions antimétaphysiques du Cercle de Vienne et du néo-positivisme. Il remet en cause la dérive positiviste contemporaine qui consiste à s'attacher aux faits en écartant toute tentative de spéculation :

« Naturellement la plupart des hommes de science, et de nombreux philosophes, adoptent la conception positiviste afin d'échapper à la nécessité d'avoir à considérer des questions fondamentales embarrassantes _ Bref, afin d'éviter la métaphysique. » 14(*)

Or, Whitehead explique que ce rejet est non seulement injustifié mais il est contreproductif puisque ces savants qui pensent ne pas faire de métaphysique, en font inconsciemment ; ex : le positivisme repose sur la confiance aveugle dans les instruments d'observations. La croyance en un présupposé métaphysique est une attitude saine, il ne faut pas l'éviter.

« La compréhension métaphysique guide l'imagination et justifie la visée. Sans présuppositions métaphysiques, il ne peut y'avoir de civilisations. »15(*)

De plus, les scientifiques, vont user de concepts métaphysiques populaires pour donner sens et créativité à leurs recherches.

« Les conceptions de la métaphysique sont modifiées de manière à être capable de fournir une explication, et les explications scientifiques sont élaborées dans les termes de la métaphysique populaire qui s'attarde dans l'imagination des savants. » 16(*)

Ou alors plus grave, ils usent inconsciemment de postulats métaphysiques désuets et inadéquats :

« Elles [l'érudition et la science moderne] canalisent la pensée et l'observation dans des limites préétablies fondées sur des postulats métaphysiques inadéquats assumés de façon dogmatique.»

Whitehead en assumant la métaphysique adopte une attitude franche et lucide. Il entend défendre et réhabiliter cette discipline qui manque cruellement aux contenus scientifiques contemporains.

« La science se trouve aujourd'hui à un tournant majeur de son histoire. Les fondements stables de la physique se sont affaissés et pour la première fois la philosophie s'affirme comme une voie de connaissance à part entière. Les anciens fondements de la pensée scientifique deviennent inintelligibles. Le temps, l'espace, la matière, le matériel, l'éther, l'électricité, le mécanisme, l'organisme, la configuration, la structure, le schème, la fonction, tout doit être réinterprété. A quoi bon parler d'une explication mécanique quand vous ignorez ce qu'il convient d'entendre par « mécanique » ? (...) Si nous ne voulons pas que la science dégénère en un salmigondis d'hypothèses par ailleurs correctes, elle doit s'ouvrir à la philosophie et entreprendre une critique sérieuse de ses fondements. » 17(*)

On s'aperçoit que Whitehead accorde une importance de premier ordre à la métaphysique.

Cette posture est due au profond rationalisme du philosophe anglais, cet attachement ferme à la raison le rapproche Leibniz. Le rationalisme de Leibniz est fondé sur le principe de raison suffisante ; Dieu est sage et savant, il ne produit rien sans des raisons valables.

« Il est donc vrai que ce n'est pas sans raisons que Dieu les a données [les nécessités physiques] ; car il ne choisit rien par caprice et comme au sort ou par indifférence toute pure » 18(*)

Whitehead et Leibniz considère le monde comme rationnel, ordonné et harmonieux:

« C'est la foi dans le fait qu'à la base des choses, nous ne découvrirons jamais quelque mystère arbitraire. La foi dans l'ordre de la nature, qui permit la naissance de la science, est un exemple particulier d'une foi profonde. »19(*)

Dès lors, si la nature est par essence rationnelle, il faut avoir foi en la raison humaine et l'employer pour appréhender le monde, nous sommes loin du scepticisme rationnel post-kantien. Cela dit, autant chez Whitehead que chez Leibniz, il ne s'agit pas de défendre un rationalisme brut, il doit s'accompagner de l'expérience. La raison alliée à l'expérience est féconde. Le rôle de la métaphysique est d'interpréter l'expérience à la lumière de la raison. Effectivement, Whitehead considère que la Réforme et le mouvement scientifique qui enclenche la Renaissance, a favorisé le retour au fait brut qui fut anti-intellectualiste par opposition au rationalisme médiéval. La révolte historique de l'époque moderne contre la scolastique fut antirationaliste et nous vivons d'après Whitehead sur le capital d'idées que nous a léguées le XVIIème siècle. Or, il faudrait réhabiliter le rationalisme et la métaphysique. Cela dit, il faut noter une différence entre Whitehead et Leibniz. Le mathématicien anglais est influencé par le pragmatisme de William James (« n'est vrai que ce qui fonctionne », versant pratique de la vérité) et imprégné par le post-kantisme (la connaissance décrit une réalité phénoménale et non nouménale). La métaphysique est donc le moyen de produire des schèmes rationnels dont l'usage consiste à interpréter les faits bruts tandis que pour Leibniz la métaphysique est cette science qui permet de comprendre comment Dieu fait le monde et de saisir par là le réel. Whitehead a une visée d'abord pratique tandis que Leibniz a une visée essentialiste.Cela dit, Whitehead adhère au point de vue leibnizien du rôle essentiel de la métaphysique pour mieux appréhender et comprendre les phénomènes physiques.

1.1.4 De l'importance de l'esthétique et du principe d'harmonie

Whitehead introduit dans sa philosophie, la valeur esthétique. La beauté est une condition de la réalisation du monde : « La téléologie de l'univers est orientée vers la production de la beauté. » 20(*)

Il reproche à son époque, le manque de considération esthétique notamment dans les disciplines scientifiques.

La science dépeint un monde froid, neutre sans nuances esthétiques et préfère laisser ce genre de considérations aux arts.

« Le point sur lequel je tiens à insister est l'indifférence qu'affichèrent les plus grands hommes de ce temps à l'égard de l'importance de l'esthétique dans la vie d'une nation (...) Une cause ayant favorisé cette erreur désastreuse fut la conviction des scientifiques selon laquelle la matière en mouvement est la seule réalité concrète dans la nature, de sorte que les valeurs esthétiques forment une addition fortuite dépourvue de signification. » 21(*)

Leibniz considère également que Dieu a produit un monde beau. La beauté pour Leibniz, c'est l'unité dans la diversité, autrement dit, c'est l'harmonie qui fait la beauté du monde. L'harmonie est un concept central dans le système leibnizien, c'est ce qui permet au monde d'interagir, de s'entre-répondre en intégrant les dissonances, les dissemblances dans un tout équilibré et harmonieux.

Gilles Deleuze 22(*) qualifie l'harmonie chez Leibniz de baroque, c'est un concert dans lequel chaque vibration, chaque son se répondent et forment un tout harmonieux. Seulement ces vibrations s'accordent de manière interne, elles n'entendent que leurs propres perceptions et finissent ainsi par s'accorder. Whitehead reprend le principe d'harmonie développé par Leibniz. Il ne s'agit plus du monde baroque de Leibniz dans lequel les désaccords se résolvent en accords par conciliation mais c'est un monde chromatique, un monde dans lequel déferlent des séries divergentes avec une irruption d'incompatibilités et de tris, de mise à l'écart, un monde fait et défait, riche en polytonalités. Cela dit dans les deux doctrines, la multiplicité se fond dans le tout pour produire de la beauté.

« Savoir que le système inclut l'harmonie de la rationalité logique et de la réalisation esthétique ; savoir que, tandis que l'harmonie de la logique s'impose à l'univers comme une nécessité inébranlable, l'harmonie esthétique se tient face à elle comme un idéal vivant façonnant le flux général dans sa progression hésitante vers des questions plus fines, plus subtiles. » 23(*)

L'harmonie est centrale chez Leibniz puisque c'est un concept que l'on retrouve partout dans sa pensée : métaphysique (substance), morale, savoir, religion etc. C'est la reconnaissance de l'identité dans la variété, c'est la conciliation des contraires. Ce concept est fort chez Leibniz puisqu'il est un pilier de sa pensée. Whitehead utilise ce concept d'harmonie dans sa cosmologie pour unifier les parties dans le tout. L'harmonie a une signification différente de celle de Leibniz, elle ne repose pas sur la conciliation, la compensation des contraires mais sur le principe d'extension, l'harmonie est entendu au sens whiteheadien uniquement comme l'intégration de la multiplicité dans l'unité.

L'entité va s'étendre sur une autre entité non en se conciliant avec elle pour être compatible mais en triant dans l'autre entité ce qui est compatible afin de l'intégrer tout en rejetant ce qui ne l'est pas. Ce n'est pas la conciliation des contraires, la compensation mais c'est la sélection pour plus de perfection.

Le compossible chez Leibniz, c'est lorsque les choses se soumettent à un ensemble de lois générales, elles font en sorte de concorder pour cohabiter ensemble sous la série de lois générales. Le compossible est la coexistence dans le même monde sans contradiction. Chez Whitehead, les entités ne cohabitent pas, elles tirent parti les unes de autres jusqu'à ce que chacune s'étendent sur l'autre et forme un Tout. Dans la conception de Whitehead, il y a ordre à partir du désordre, il y a de la perte, de l'inutile, la multiplicité se fond dans l'unité de manière chaotique. Chez Leibniz, la multiplicité se fond dans l'unité de manière plus nette, plus symétrique et harmonieuse, c'est ordonné et réglé, il n y a pas de pertes, il y a ajustement des contraires de manière optimale, cela évite toute dépense, il y a utilisation du minimum pour produire le maximum (principe d'économie). Chez Leibniz, toutes les relations de coexistence possibles sont épuisées pour produire le meilleur et éviter le gâchis, chez Whitehead, les relations se font de manière hasardeuse jusqu'à ce que ce produise à force d'essais, un chemin d'unité et de cohérence. La différence repose sur le fait que chez Leibniz, Dieu sage et savant est présent pour assurer l'optimisation, ce n'est pas le cas chez Whitehead, la multiplicité se fond dans l'unité de manière plus laborieuse.

Whitehead reprend à Leibniz du concept d'harmonie uniquement l'idée de l'unité à partir de la multiplicité, le monde s'harmonise après multiples tentatives en faisant jaillir l'unité de la multiplicité. Mais ce n'est pas l'harmonie au sens leibnizien, à savoir l'unicité à partir de la multiplicité par l'équilibre des contraires.

1.1.5 De la conciliation de la religion avec la science

Leibniz, protestant luthérien n'eut de cesse de chercher à concilier les églises chrétiennes, protestantes et catholiques (Systema theologicum (1686)). Il rédige les confessio philosophi, la profession de foi du philosophe puis Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal pour argumenter contre les sceptiques de son époque et concilier foi et raison.

Whitehead, protestant, s'inscrit dans cette volonté de conciliation de la foi avec la raison. La religion tient donc une place importante dans l'oeuvre des deux philosophes.

Chez Whitehead, la sécularisation joue un rôle premier dans sa tentative de réformer la religion.

Il s'agit de comprendre pour quelles raisons, le monde moderne a perdu Dieu : l'opposition entre science et religion et l'attitude défensive des religieux expliquent le rejet de la religion. 24(*) Pour que le christianisme survive dans le monde moderne, il faut dépasser les contradictions religion-science.

« Nous devrions attendre, mais de façon ni passive, ni désespérée. La contradiction est un signe qu'il existe des vérités plus vastes et des perspectives plus fines desquelles émergera une réconciliation d'une religion plus profonde et d'une science plus subtile. » 25(*)

A l'instar de Leibniz qui considérait que la foi et la raison ne pouvait point se contredire car c'était les deux sources d'une même vérité, Whitehead envisage comme apparente la contradiction entre science et religion, il est nécessaire qu'elles convolent pour contribuer à une vision du monde plus riche puisqu'elles constituent les deux plus grandes forces générales qui influencent les hommes.

Cela dit, tandis que Leibniz entreprend de concilier la vérité révélée avec la vérité rationnelle, Whitehead promeut une évolution de la religion. Elle doit se réformer et accepter le changement pour rester vivante et ne pas se figer.

« Le progrès de la science doit entrainer la codification incessante de la pensée religieuse, au grand avantage de la religion. » 26(*)

Elle doit aussi suivre la psychologie des civilisations. Autrefois, le règne des passions l'emportait sur la raison, la religion s'adaptait à cet état de fait et suscitait la crainte chez ses dévots. L'avènement de la science a renversé les choses, elle va vers davantage de rationalisation et atténue la crainte de l'avenir, dès lors, la religion devient désuète car elle ne colle plus avec les aspirations des civilisations modernes, elle doit se réformer et s'adapter à la psychologie moderne. C'est pour cela que Whitehead définit la religion comme l'idéal ultime de la quête désespérée de l'homme, une aventure de l'esprit, c'est la vie intérieure de l'homme.

Leibniz est conciliateur puisqu'il juge que la révélation est rationnelle même si elle dépasse notre entendement tandis que Whitehead est réformateur. Le contexte historique n'est pas le même mais les aspirations sont identiques. Leibniz s'inquiétait de la montée du scepticisme, de l'incroyance à son époque et il souhaitait renforcer les bases de la religion chrétienne. Whitehead, également, désirait solidifier les bases du christianisme pour éviter sa disparition.

Le christianisme tient une place importante dans la pensée de ses deux philosophes au point que chacun considère que son système métaphysique concorde avec les enseignements du christianisme. Whitehead déclare dans son ouvrage Religion Manking que les deux religions qui concordent avec ses principes métaphysiques sont le bouddhisme et le christianisme tandis que Leibniz affirme dans l'article 37 du Discours Métaphysique que Jésus est celui qui exprime le mieux les vérités exposées de sa doctrine métaphysique en les dévoilant aux hommes.

CONCLUSION: Whitehead partage avec Leibniz des aspirations communes : métaphysique, esthétique, entreprise de conciliation de la religion avec la science. Sa formation mathématico-philosophique le rapproche de Leibniz. Mais au-delà de ces points communs, il est nécessaire d'examiner leurs philosophies respectives pour commencer à percevoir le lien de filiation qui existe entre Whitehead et Leibniz.

1.2 Le modèle dynamique

1.2.1 La critique du mécanisme cartésien et de la géométrisation du monde

Le modèle dynamique se construit en opposition à une géométrisation du monde, l'univers est composé d'objets avec des qualités intrinsèques, il ne se réduit pas à la quantification des objets présents dans le monde. Whitehead comme Leibniz s'oppose à la vision mécaniste cartésienne du monde et soutient un monde régit par un modèle dynamique.

Toutefois, avant d'adhérer pleinement au dynamisme, Leibniz fut un temps mécaniste mais reconnaîtra ensuite son erreur et se rétractera :

« Il fut un temps, déclare t-il en 1690, où je croyais que tout les phénomènes des mouvements pouvaient être expliqués par des principes purement géométriques... et que les lois des concours dépendraient des seules compositions des mouvements. Mais une méditation plus profonde m'en a montré l'impossibilité... »27(*)

Effectivement, Descartes définit la matière comme une substance étendue, passive et mesurable.

Les phénomènes physiques sont décrits selon le principe de cause à effet. Le finalisme est rejeté dans le mécanisme cartésien. Il y a une véritable rupture avec la tradition grecque et la physique aristotélicienne finaliste. Le monde physique est décrit selon les lois du mouvement qui rendent compte de tous les changements dans le monde.

Le mouvement (changement de lieu) chez le philosophe français s'explique par le choc, c'est-à-dire le transfert instantané de quantité de mouvement. Il avance deux grands principes physiques : l'inertie et la conservation de la quantité de mouvement.

Avec le principe d'inertie, il rompt avec la tradition aristotélicienne qui considère le repos comme l'état naturel d'un objet, à savoir qu'un objet A se meut parce que la force qui a entrainé son délogement continue à s'exercer sur lui, si elle cesse A retourne à son état initial, le repos. Descartes considère que c'est l'inertie qui est l'état naturel d'un objet, A est en mouvement rectiligne uniforme et c'est le choc et le transfert de la quantité de mouvement de l'objet B qui va faire dévier l'objet A de sa trajectoire naturelle et ainsi de suite jusqu'à former des tourbillons. C'est la théorie des chocs et tourbillons de Descartes. Il n y a pas de mystère autour de la force, elle s'explique mathématiquement, par la mesure, la conservation et la quantité de mouvement.

Et tous les phénomènes mécaniques s'expliquent par cela, nul besoin d'introduire des concepts finalistes, d'introduire du spirituel dans la matière (Descartes considère que le monde se divise en substances matérielle et immatérielle sans relation directe). Effectivement, il n'y a pas à se préoccuper des causes finales en physique mais uniquement de la relation cause à effet puisque Descartes considère que Dieu par sa puissance fait les choses comme il le souhaite, arbitrairement, sans raisons particulières. Or, Leibniz s'oppose à Descartes, Dieu a introduit de la finalité dans le monde car il est sage et fait les choses selon le principe de raison suffisante, le finalisme est important en physique (article 19 du Discours Métaphysique), il doit être pris en compte, cela dit Leibniz n'entend pas rejeter l'explication mécanique et mathématique des phénomènes, il souhaite seulement l'accompagner de métaphysique. Il ne s'agit surtout pas de revenir à des explications finalistes obscures de type scolastiques pour décrire le monde physique.

Dès lors, la conception cartésienne du mouvement ne satisfait pas Leibniz. Il faut éviter de traduire toutes qualités et formes observables d'une manière quantitative et géométrique. Pour Leibniz, le mouvement est causé par une force antérieure à l'étendue, c'est la force vive. Cette force est une qualité, elle est dans l'objet et non à l'extérieur, cette force vive, ce conatus, cet effort qui se trouve dans l'objet est ce qui va le mouvoir. Ainsi le choc, contrairement aux dires des cartésiens, ne crée pas le mouvement, c'est une apparence. Leibniz réintègre en mécanique les formes substantielles d'Aristote.

La géométrisation du monde est due à la place prépondérante accordée à tort aux mathématiques pour décrire le monde. Leibniz explique son erreur de jeunesse par cette attitude de tout rapporter aux mathématiques, comme l'explique A.Boehm 28(*), il entend donc ramener cette discipline à son rang afin que la métaphysique puisse reprendre ses droits. C'est exactement la même critique que fait Whitehead à l'encontre de la mathématisation fallacieuse du monde, il nomme cette attitude « the fallacy of misplaced concreteness », l'illusion de la concrétisation mal placée.

Les mathématiques fournissent une capacité d'abstraction qui permet d'offrir un fond imaginatif sur lequel repose les progrès scientifiques mais attention à ne pas prendre ces abstractions pour la réalité. Une telle concrétisation mal placée mène vers une description du monde froide et neutre, dépourvue de valeurs et de vie.

« La nature est inodore, incolore, insipide, un va-et-vient de matière, incessant et insignifiant. »29(*)

Whitehead comme Leibniz reproche à Descartes et aux modernes cette idée de localisation simple, c'est à dire la localisation de matière dans l'espace-temps autrement dit la simple succession de configurations instantanées de matière. C'est ce concept qui impulsa l'avènement du mécanisme-matérialiste et que critique vivement Whitehead.

« Le subjectivisme cartésien dans son application à la science physique est devenu l'hypothèse newtonienne de l'existence individuelle de corps physiques, n'entretenant entre eux que des relations externes. Nous divergeons de Descartes en soutenant que ce qu'il a décrit comme attributs premiers des corps physiques, ce sont en réalité les formes de relations internes entre occasions actuelles et à l'intérieur de celles-ci. Un tel changement dans la pensée marque le passage du matérialisme à l'organisme comme idée de base de la science physique. »30(*)

La conception cartésienne mène vers le désenchantement du monde. Or, la métaphysique doit réintroduire de la vie, un souffle vital dans la description du monde.

Whitehead avec le concept de « feelings », de « sentirs », « d'énergies » dans les entités actuelles ou événements atomiques (nous expliciterons plus amplement ces concepts plus tard dans le mémoire) renoue avec l'idée de conatus, de force vive présente chez Leibniz et le rejoint dans une vision dynamique de l'univers. Effectivement, Whitehead s'inscrit dans un contexte physique postmoderne dans lequel la physique mécaniste newtonienne décrit efficacement le monde macroscopique mais au niveau microscopique, c'est une mécanique nouvelle, une mécanique quantique qui bouleverse la conception classique, la matière est synonyme d'énergie et on parle de transferts énergétiques, de sauts quantiques, de trajectoires des particules, on ne décrit plus les phénomènes microscopiques de manière géométrique, on parle de probabilité, de décision, d'indétermination etc. C'est le retour à une conception dynamique de la matière, conçue comme processus d'organisation qui repose sur un principe actif. Whitehead va donc réhabiliter le dynamisme leibnizien qui se conforme davantage avec les données expérimentales modernes et rejeter le mécanisme cartésien. Whitehead conçoit l'énergie qui sous tend la matière de manière mentaliste (nous développerons ce point dans la partie qui traite de Whitehead, Leibniz et la physique quantique).

De plus, Leibniz critique l'atomisme des modernes, la notion d'atome matériel divisible à l'infini est contradictoire et finit par s'évanouir pour ne représenter rien de substantiel, c'est pour cela qu'il inventa les atomes formels, des monades conçues comme des unités indivisibles et immatérielles qui composent l'univers et sont douées d'appétitions (mouvement ou force interne).

Whitehead, quant à lui, au vu des connaissances de la physique contemporaine, considère qu'il est temps d'adapter nos concepts théoriques à ces nouvelles données.

Il faut clarifier les concepts, les particules atomiques ne sont pas des substances passives, ce sont des « événements atomiques », des « occasions d'expériences », c'est à dire que les corpuscules tels que les photons, les électrons... sont des gouttes d'expériences, il y a un pôle mental qui accompagne le pôle physique.

« Chaque occasion implique une succession physique et une réaction mentale qui la conduit à son achèvement. Le monde n'est pas purement physique mais il n'est pas non plus purement mental (...) A travers tout l'univers règne l'union des opposés qui est le fondement du dualisme. » 31(*)

Nous discuterons cette thèse plus loin dans le mémoire dans la partie consacrée à la physique quantique afin de voir si cette doctrine peut rendre compte par exemple de la dualité onde-corpuscule ou s'il vaudrait mieux finalement rebâtir la physique quantique sur de nouvelles bases moins extravagantes.

Whitehead et Leibniz se rejoignent donc sur la description organique, dynamique des entités qui composent et font avancer l'univers. Cela dit, Leibniz verse dans l'idéalisme par souci de cohérence tandis que Whitehead s'attache au réalisme et à l'applicabilité au détriment de la cohérence et soutient l'existence d'un pôle physique à coté du pôle mental.

1.2.2 Le concept aristotélicien d'entéléchie chez Leibniz et Whitehead

Leibniz s'écarte du mécanisme cartésien pour mieux réhabiliter les Anciens et notamment la forme substantielle d'Aristote. L'intérêt pour la thèse aristotélicienne de la forme substantielle est très précoce. Le philosophe allemand dans la période durant laquelle il étudie intensément les mathématiques, découvre les modernes (Kepler, Galilée, Descartes, Bacon, Hobbes, Gassendi etc.), il se donnera pour objectif de rester fidèle à Aristote tout en entrant dans le grand courant philosophique établi par ses contemporains.

« Je me souviens, écrit-il en 1715 à Remond de Montfort, que je me promenai seul dans un bocage auprès de Leipzig, appelé le Rosenthal, à l'âge de quinze ans, pour délibérer si je garderais les formes substantielles des anciens et des scolastiques. »

Leibniz considère que la physique d'Aristote est meilleure que la métaphysique cartésienne et correspond mieux aux données scientifiques de son époque.

« Mais après avoir tout pesé je trouve que la philosophie des anciens est solide et qu'il faut se servir de celle des modernes pour l'enrichir et non pour la détruire (...) il faut considérer dans la nature non seulement la matière, mais aussi la force, et que les formes des anciens ou entéléchies ne sont autres chose que les forces (...) »32(*)

Le concept d'entéléchie chez Aristote désigne cette force primitive qui anime la matière et lui donne sa forme, c'est l'âme du monde, c'est cette force qui mène ce qui est en puissance à l'actualisation, l'entéléchie est donc une force active présente dans la matière (par définition la matière est passive et en attente d'actualisation).

Leibniz va se réapproprier ce concept d'entéléchie et l'intégrer dans sa monadologie. L'univers est constitué d'une infinité de monades (atomes individuels, indivisibles et immatériels). Le dynamisme du monde dépend de la transformation interne des monades, ce mouvement interne, c'est l'appétition, possible, grâce à l'entéléchie c'est-à-dire l'activité, la force ou l'effort primitif à l'origine de l'action et qui permet le changement. C'est un conatus : la tendance, l'effort interne de la monade. A.Boehm explique que l'idée que se fait Leibniz du corps est un hylémorphisme, il tient compte des deux aspects, matière et forme mais il les interprète dans un sens dynamiste car les formes des anciens ou entéléchies ne sont rien d'autre que les forces et la matière elle-même.

D'ailleurs, Leibniz dans l'article 18 de la Monadologie déclare :

« On pourrait donner le nom d'Entéléchies à toutes les substances simples ou Monades créées, car elles ont en elles une certaine perfection, il y a une suffisance qui les rend sources de leurs actions internes et pour ainsi dire des automates incorporels. »

C'est ce concept d'entéléchie réactualisé qui fait que Leibniz décrit un monde animé, dans lequel les moindres recoins de matière sont imprégnés de vie. La philosophie organique de Whitehead reprend le concept d'entéléchie et le conatus à Aristote et Leibniz pour peindre aussi un univers organique et vivant. Le monde est constitué d'événements, d'occasions d'expérience, ces événements s'individualisent en des entités sensitives et perceptives, douées de  « feelings », de « sentirs ». Ces entités actuelles sont cogitatives, elles sont conçues comme des « mini cogitans », des cogitos hic et nunc (« une je pense ici et maintenant »).Cette conception s'apparente à la doctrine des monades conçues comme des « mini-moi » ou « mini-âmes » chez Leibniz.

On remarque donc que l'influence d'Aristote est patente chez Leibniz et Whitehead.

1.2.3 Un univers en mouvement : procès et métamorphose

Whitehead expose un univers mouvant, actif qui avance et se modifie sans cesse, il déclare que la nature est un procès c'est-à-dire qu'elle se caractérise par l'avancée créatrice, elle est processus, devenir, passage, activité. La créativité est un concept central, c'est ce qui permet la nouveauté : « La créativité est le principe de nouveauté. »33(*).

Elle est possible grâce à la concrescence qui caractérise ce monde en processus, la concrescence c'est l'accroissement, c'est le fait de s'agglomérer et de croître ensemble pour former du nouveau : « Ainsi, « la production d'un nouveau être ensemble » est l'ultime notion représentée par le terme de « concrescence ». »34(*) L'univers est un monde en évolution constitué d'événements, de feelings, d'expériences, d'entéléchies (les entités actuelles) en relations conjonctives et disjonctives qui font le monde (sa nouveauté, son processus, sa futurisation.). C'est un monde en bourdonnement.

« Il se reproduit et s'enrichit d'additions, grâce aux nouvelles liaisons du sentir avec les actualisations inédites qui le transcendent tout en l'intégrant. Mais ces liaisons conservent toujours leur caractère vectoriel. En conséquence, les entités ultimes de la science physique sont toujours des vecteurs indiquant un transfert. Il n'existe rien de statique dans le monde. »35(*)

C'est un monde néo-pythagoricien, un monde mathématique, chromatique c'est-à-dire conçu selon un modèle symbolique numérique qui repose sur une arithmétique, les entités sont des figures et les relations qu'elles entretiennent sont arithmétiques (conjonction, disjonction, multiplication etc.).

L'univers chez Leibniz est aussi en accroissement, en procès. C'est un monde en déploiement, qui avance en se métamorphosant.

L'univers est la somme de monades, entéléchies, « mini-moi » entièrement closes, en activité interne plus ou moins intense qui en s'agençant et se développant forment un univers avec multiples perspectives ; semblable à une peinture dont les couleurs et les nuances ne cesseraient de se métamorphoser instantanément pour former des illustrations inédites. C'est un monde enchanté, lyrique. Il est plus élégant et sophistiqué que celui de Whitehead.

Si les doctrines de Whitehead et Leibniz convergent sur la description d'un monde dynamique (actif, vivant), elles se rejoignent aussi concernant la représentation d'un monde croissant, en processus.

CONCLUSION : Alors que Leibniz défend l'idée de « force vive » à l'origine du mouvement dans le monde, Whitehead qui s'inscrit dans le contexte scientifique moderne de l'énergétisme considère que le mouvement est dû à l'énergie sous tendue par la matière. Cela dit, par rapport à ses collègues physiciens qui adoptent une position positiviste et refusent de se prononcer sur la définition ontologique de l'énergie, Whitehead va plus loin et donne une signification mentaliste à l'énergétisme actuelle et c'est pour cela qu'il est parmi ses contemporains, le successeur de Leibniz. Whitehead réhabilite le modèle dynamique, c'est-à-dire qu'il hérite de Leibniz, ce système qui explique les phénomènes de la nature par un principe actif, par une puissance vitale. Cette conception permet à nos deux philosophes de décrire un univers non statique, un univers qui car constitué de parties animées, agitées, fourmillantes devient mouvant et spontané.

1.3 La philosophie organique : une monadologie ?

1.3.1 le mentalisme (panpsychisme et panexperientialisme)

Nous avons vu précédemment dans ce mémoire que Whitehead rejette le dualisme cartésien car il a permit la bifurcation matière-esprit et le triomphe du matérialisme en science. Or, selon Whitehead, l'explication de l'organisation de la matière ne suffit plus à expliquer le mental et les événements psychiques. Whitehead veut corriger cela et replacer l'homme au sein de la nature avec toute son intégralité, matérielle et mentale. Il propose donc d'envisager d'appréhender le monde en supposant que tout est expérience. Le réel n'est constitué que d'occasions d'expériences, c'est le panexpérientialisme.

« Il n y a rien dans le monde réel qui soit purement et simplement un fait inerte. Toute réalité se trouve là pour le sentir : elle suscite le sentir et elle est sentie. »36(*)

Dès lors, il n y a plus rupture entre la matière et l'esprit mais il y a continuité, la matière est psychique et le psychisme est matière. D'ailleurs, J. Wahl explique que Whitehead veut construire une nouvelle science, la « physiologie psychologique » car l'activité énergétique considérée en physique et l'intensité émotionnelle éprouvée dans la vie humaine sont de même structure. La nature a un pôle physique et mental.

La pleine revendication de la présence de la conscience, du psychisme au sein du monde physique vient de Leibniz, Whitehead dit clairement: « Il est évident que la tendance à fonder la philosophie sur la présupposition de l'organisme remonte à Leibniz. »37(*). Effectivement, les monades ont des perceptions, elles perçoivent de manière consciente ou inconsciente le monde, ce sont des êtres psychiques. La monadologie de Leibniz est un panpsychisme puisque les monades sont des représentations, des perceptions mentales de l'univers. C'est un idéalisme mécanisé.

De plus, Michel Weber38(*) déclare que c'est bien Leibniz dans les Nouveaux Essais sur l'Entendement humain et dans les principes de le Nature et de la Grâce fondés en raison qui par la distinction entre « petites perceptions » (confuses et inconscientes) et « l'aperception » (claire et consciente), a le premier théorisé le concept d'inconscient. Il suffit de citer un passage de la monadologie de Leibniz pour confirmer cette assertion :

« Car nous expérimentons en nous-mêmes un Etat ou nous [ne] souvenons de rien et n'avons aucune perception distinguée ; comme lorsque nous tombons en défaillance, ou que nous sommes accablés d'un profond sommeil sans aucun songe. Dans cet état l'âme ne diffère point d'une simple monade ; mais comme cet état n'est point durable, et qu'elle s'en tire, elle est quelque chose de plus. »39(*)

L'état inconscient est décrit comme un étourdissement avec des petites perceptions confuses, c'est les prémisses d'une conception de l'inconscient. Puis vinrent Myers, James et Bergson qui développèrent ce concept et influencèrent Whitehead. La nature n'est plus purement physique, elle est douée de conscience, elle est psychique. Whitehead reprend cette notion dans sa philosophie de l'organisme lorsqu'il considère que les entités actuelles ou occasions d'expériences qui sont les réalités ultimes du monde appréhende l'univers de manière consciente ou inconsciente selon leur degré d'achèvement :

« La philosophie de l'organisme abolit la séparation de l'esprit. L'activité mentale est l'un des modes du sentir, qui dans une certaine mesure, appartiennent à toutes les entités actuelles, mais ne se haussent au niveau de l'intellect conscient que dans quelques-unes. »40(*)

Comme Leibniz, Whitehead va introduire une hiérarchie au sein du vivant et attribuer la conscience et l'intelligence à des êtres achevés. Tout est société chez Whitehead, c'est-à-dire pour utiliser un terme technique, tout est « nexus » : une agglomération d'événements. Tout ce qui existe s'agglomère pour former un être ensemble et passer à un stade supérieur. Cela signifie que le monde est une société d'organismes, de sentirs en relation permanente. Concrètement, il y a les événements, entités actuelles qui sont des gouttes d'expériences spatio-temporelles comme les quantas et qui vont se regrouper en sociétés de particules puis en sociétés d'atomes puis en sociétés de molécules puis en sociétés de cellules (hommes, animal, pierre, végétal) puis en société d'hommes etc...

FIGURE 1

homme

animal

végétal

pierre

Sociétés de cellules sociétés molécules sociétés atomes sociétés particules

-quantas

Objets eternels + entités actuelles

=

Les occasions d'expériences (entités actuelles) et les objets éternels (que nous expliciterons plus loin) constitue le schème de pensée, la réalité sous jacente de tout événement physique social du plus simple au plus complexe.

« L'univers peut réaliser ses valeurs parce qu'il est coordonné en sociétés de sociétés, et en sociétés de sociétés de sociétés. Ainsi, une armée est une société de régiments, et les régiments sont des sociétés d'hommes, et les hommes sont des sociétés de cellules, de sang, d'os unies sous la dominance d'une société d'expérience humaine personnelle ; et les cellules sont des sociétés d'entités physiques plus petites, telles que les protons, et ainsi de suite. »41(*)

Cela dit, l'intelligence et la conscience ne sont attribuées qu'aux organismes évolués et aboutis, les sociétés de particules, d'atomes, de cellules préhendent le monde mais de manière inconsciente.

« L'organisme inférieur est simplement la somme des formes d'énergies qui l'investissent en la multiplicité de leurs détails. Il reçoit et il transmet mais il ne parvient pas à un système intelligent. »42(*)

Cette conception hiérarchique est très proche de celle de Leibniz qui considère que plus une monade a de perceptions claires, plus elle est active et parfaite. Il y a une hiérarchie des monades qui rend compte de ce que le monde contient : les monades nues qui ont peu de perceptions et peu de désirs représentent les objets et les plantes ; les monades âmes qui ont perception et mémoire, sentiment et attention, représentent les animaux et enfin les monades esprits (immortelles) qui possèdent l'aperception c'est-à-dire conscience et raison représentent les hommes, les génies et les anges (Discours métaphysique, article 34 à 36 et monadologie 30). Whitehead reprend à Leibniz, l'idée que parmi les êtres vivants, il y a des êtres qui possèdent la conscience et d'autre non. Autrement dit, il y a des degrés au sein du vivant et certains sont plus perfectionnés que d'autres mais tout ce qui existe est psychique. Comme chez Leibniz, il y a continuité dans la nature au sein des organismes. Notons que le mentalisme est la pierre angulaire qui fait que Whitehead est le successeur de Leibniz.

1.3.2 Atomisation et individuation du réel (monades et entités actuelles)

Whitehead comme Leibniz atomise le réel, la vérité métaphysique ultime est atomique.

« En fait, le monde contemporain est divisé et atomique, puisqu'il est une multiplicité d'entités actuelles définies. Ces entités actuelles contemporaines sont divisées les unes par rapport aux autres et ne sont pas elle-même divisibles en d'autres entités actuelles. »43(*)

L'atomisation de la réalité en des unités indivisibles et immatérielles est posée par Leibniz en réaction à la doctrine matérialiste qu'il considère contradictoire dans ses tréfonds. Effectivement, la matière étant par essence divisible à l'infini, elle s'évanouit et il n'est plus possible de poser légitimement une unité première et ultime dans la nature.

Whitehead adhère à ce point de vue : « Mais quoiqu'il en soit, nous nous trouvons confrontés à la question de savoir s'il existe ou non des organismes primaires, unités dernières au-delà desquelles l'analyse ne peut aller. Il semble fort improbable qu'il puisse y avoir une régression infinie dans la nature (...) Nous devons partir de l'événement comme unité ultime du phénomène naturel. »44(*)

Ces unités premières et ultimes qui constituent l'univers, Leibniz les nommes « monades » et Whitehead « entités actuelles ». Elles représentent les seules choses réelles qui composent le monde. Pour Leibniz, ce sont les substances « concrètes » et réelles de l'univers. Pour Whitehead, ce sont « les choses dernières dont le monde est constitué. Il n'est pas possible de trouver au-delà des entités actuelles quoique ce soit de plus réel qu'elles. »45(*). Ces atomes de la nature ont une identité propre, ils différent tous les uns des autres si bien que l'on ne peut trouver dans la nature, une monade ou une entité actuelle identique à une autre. C'est le principe des indiscernables inventé par Leibniz ; deux individus diffèrent non seulement numériquement mais aussi par leur contenu c'est à dire de manière intrinsèque. Whitehead adhère à ce point de vue.

Maintenant, venons-en à leurs descriptions précises. Nous avons vu que la monade de Leibniz est un atome de la nature c'est-à-dire une substance simple, première, ultime, indivisible, qui « entre dans les composés », elle est immatérielle car « ni étendue, ni figure, ni divisibilité possible »46(*), elle a une identité individuelle. La monade est hors du temps et de l'espace, elle ne périt pas, elle existe par fulguration : « Ainsi, on peut dire que les monades ne sauraient commencer, ni finir, que tout d'un coup, c'est-à-dire qu'elles ne sauraient commencer que par création et finir par annihilation ; au lieu que ce qui est composé commence ou finit par parties. »47(*)

C'est là, une différence avec les entités actuelles de Whitehead qui, elles, périssent. Les entités actuelles sont des unités individuelles, des événements atomiques, « des gouttes d'expériences », si bien que Whitehead lui-même déclare dans Aventure d'idées : « le terme « monade » exprime aussi cette unité essentielle »48(*). Cela dit, ces événements atomiques chez Whitehead s'inscrivent à l'inverse de Leibniz dans le temps et l'espace, ce sont des « époques cosmiques », ils sont invisibles car infiniment petits dans l'espace et quasi-instantanés dans le temps et chaque événement (un événement est un nexus : une agglomération d'entités actuelles) a une quantité de temps et d'espace qui lui est propre. De plus, Les entités actuelles ne sont pas des monades crées par Dieu qui apparaissent par fulguration et sont annihilées, les entités actuelles s'auto-créent, elles ont une durée de vie, elles périssent et finissent par former des datas, des données pour la satisfaction d'autres entités actuelles, on peut dire qu'elles sont en quelque sorte recyclées et c'est cela qui va leur conférer une certaine immortalité mais toute différente de celle des monades de Leibniz.

Toutefois, ces entités actuelles restent des occasions ou unités d'expériences de type monadique.

Les monades de Leibniz sont closes, c'est-à-dire « sans portes ni fenêtres » par lesquelles une autre puissent entrer et la modifier (il n y a pas de relations externes): « Les monades n'ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir »49(*) le changement ou l'activité de la monade se fait de manière interne. Ce caractère monadique existe dans les entités actuelles de Whitehead qui sont des créatures en devenir, en processus qui se développent par une aventure intérieure du devenir mais cette aventure interne se fait par la sélection dans les autres entités, de datas qui offrent la possibilité à l'entité en question de se configurer, il y a donc relation externe directe. Les entités actuelles s'apparentent donc à des créatures monadiques.

1.3.3 Les objets éternels

En réalité, chez Whitehead, il y a deux formes d'entités qui existent dans le monde. Les entités actuelles, comme on l'a vu précédemment et les objets éternels. Le monde selon Whitehead est constitué d'événements (nexus d'entités actuelles) et d'objets éternels.

Les objets éternels ne sont pas des choses ou des réalités, ce sont des pures potentialités, « des formes de définitude », on peut les comparer aux Universaux des scolastiques ou à l'Idée platonicienne. Ce sont ces formes éternelles (couleurs, sons, circularité, dureté, douceur, blancheur etc.) qui font leur ingression dans les événements (ingression= entrée dans, participer à) pour leur donner leurs qualités. Les objets éternels sont les ingrédients des événements actuels.

« Les objets éternels sont les purs potentiels de l'univers, et les entités actuelles diffèrent les unes des autres dans leur réalisation de ces potentiels. »50(*)

Ces objets éternels sont immuables et permanents. Whitehead concilie la vision de Parménide ; la nature, le réel est immuable, permanent, stable, fait de répétitions de mêmes lois avec la vision d'Héraclite ; le réel, la nature est flux et reflux, changements, métamorphoses incessantes. En effet, les événements sont ces entités qui ne cessent de se métamorphoser tandis que les objets éternels, par leur immuabilité et permanence vont apporter aux événements la stabilité qui leur manque. Le monde est à la fois mobile et constant.

Whitehead va qualifier les objets éternels d'objectifs ou de subjectifs, en effet, dans la section 6 de la partie IV de Procès et Réalité, Whitehead identifie les objets éternels objectifs aux formes platoniciennes mathématiques et les objets éternels subjectifs aux sentiments tels que la crainte, l'attirance, l'aversion, le plaisir, la peine etc.

Il différencie aussi les objets éternels en trois classes distinctes :

- les objets des sens (goûts, couleurs, sons...)

- Les objets perceptuels (les sensibles eux-mêmes, feuille, vache, grain, enfant...)

- Les objets scientifiques (les choses placées dans l'espace et le temps)

Pour résumer, comme l'explique J.C. Dumoncel 51(*), les objets éternels sont une palette de possibilités abstraites (des thèmes sur lesquelles brodent la nature), un alphabet de l'Etre dont les lettres doivent d'abord s'assembler pour qualifier des réalités plus concrètes. Et en cela, nous soutenons l'opinion de Cesselin52(*) lorsqu'il déclare que les objets éternels réintroduisent le pittoresque, l'esthétique, la qualité en un mot dans le monde. La grandeur de la philosophie organique réside dans ce subtil équilibre entre le quantitatif et le qualitatif qui colore l'être de valeur.

1.3.4 Préhension et perception

Nous avons vu que Leibniz considère que le monde est composé de monades et Whitehead d'entités actuelles auxquelles s'ajoutent les objets éternels. Leibniz envisage le monde comme le résultat du développement interne des monades qui en s'accordant se transforment et font ainsi avancer l'univers. Whitehead estime que le monde est un univers en essai fait de deux types de relation, relations objets éternels à événements et relation événements à événements. Nous allons donc examiner l'activité de ces êtres psychiques que sont les monades et les entités actuelles.

Les relations événements à événements se font par ce que Whitehead nomme «les préhensions ». Effectivement, les entités actuelles sont douées de « préhensions » c'est-à-dire de saisies, de captures, de sentirs, de feelings.

« J'emploierai donc le mot « préhension » dans le sens d'appréhension non cognitive, c'est-à-dire une appréhension qui peut être ou non de type cognitive. »53(*)

L'activité des entités actuelles est une activité préhensive, c'est-à-dire une activité sélective. Les entités s'actualisent en se configurant, elles prennent chez les autres entités ce dont elles ont besoin pour croître et se réaliser. Il y a deux types de préhensions :

- Les préhensions positives : les entités conservent les données (data) des autres entités en les insérant dans leur configuration.

- Les préhensions négatives : les entités rejettent les datas dont elles n'ont pas besoin.

Les entités actuelles effectuent de véritables trajectoires historiques, par les préhensions positives, elles conservent le passé et par le rejet et le tri qu'elles effectuent via les préhensions négatives, les entités font l'avenir. Dès lors, les entités par ce mécanisme de préhension font émerger l'unité à partir de la multiplicité. C'est ainsi que les entités actuelles se développent dans un milieu actif et réactif, la vie est lien, un enrichissement mutuel entre une diversité d'événements, d'occasions d'expériences. L'expression de P. Forget54(*) illustre bien cette idée : le monde est un bourdonnement, un bruissement du jeu des puissances. C'est une combinatoire infinie d'être en acte.

Whitehead explique que le mécanisme de préhension dépend de trois facteurs :

« Une préhension implique donc trois facteurs : l'occasion d'expérience dont la préhension constitue une partie de l'activité ; le datum dont la convenance [relevance] provoque la naissance de cette préhension : ce datum est l'objet préhendé ; enfin ; la forme subjective, qui est la tonalité affective déterminant l'efficacité de cette préhension dans cette occasion d'expérience. »55(*)

Pour qu'il y ait préhension, il faut un sujet, l'entité actuelle ; le datum, c'est l'objet préhendé et sa forme subjective c'est-à-dire comment le sujet appréhende son objet.

Dès lors, la philosophie organique est un empirisme logique puisque tout est occasion d'expérience. Le sujet logique, le « je » est un sentir, une entité vivante qui s'auto-produit. Plus qu'un sujet, c'est un superject : « le terme de sujet a été retenu, car en ce sens il est familier et philosophique. Mais il est trompeur. Le terme de « superject » conviendrait mieux. »56(*).

L'entité est à la fois cause et produit de son devenir. Le sujet est l'auteur du processus, le superject est la nouvelle unité synthétique qui émerge du processus.

« De cette façon, une entité actuelle satisfait à la notion spinoziste de substance : elle est causa sui. »57(*).

Whitehead avec le mécanisme de préhension se fait héritier de Leibniz. Il remplace le concept leibnizien de perception par la préhension, il le libère de sa connotation de représentation des choses pour ne garder que l'idée de l'unification dans la pluralité et utilise le terme feeling, sentir dans un sens plus large que Leibniz.

« Il [Leibniz] emploie les termes « perception » et « aperception » pour désigner les manières, inférieurs et supérieurs, dont chaque monade peut en prendre une autre en considération, autrement dit pour désigner les modes de mise en présence. Mais ces termes sont trop étroitement apparentés à la notion de conscience qui, dans ma doctrine, n'accompagne pas nécessairement l'expérience. De plus, ils sont inextricablement liés à la notion de perception représentative, que je rejette. (...)Prenant modèle sur Leibniz, j'utilise donc le terme « préhension » pour désigner la manière générale dont une occasion d'expérience peut inclure, comme partie de sa propre essence, une autre entité d'un autre type. Ce terme ne suggère ni conscience, ni perception représentative. »58(*)

Effectivement, chez Leibniz, la perception, c'est la capacité que possède une monade de se représenter à l'intérieur d'elle-même les choses externes, comme un miroir, un reflet de l'extérieur.

La dynamique du monde repose sur l'agencement des perceptions de chaque monade, puisque tout est perception du même univers, quand une perception change, les autres sont affectées intérieurement par leurs propres lois et par ce changement, elles s'accordent (nous développerons dans la suite du mémoire l'harmonie préétablie et les mécanismes monadologiques.). On s'aperçoit que ce caractère représentatif n'existe pas chez Whitehead, il reprend seulement dans la notion de perception, l'idée de capture, de saisie des autres créatures monadiques et l'enrichissement interne mutuel.

1.3.5 Forme subjective, subjective aim et appétition

La seconde phase après la perception et la préhension, c'est la transformation de la monade et de l'entité actuelle, ce processus a lieu grâce à l'appétition chez Leibniz et la forme subjective ou subjective aim chez Whitehead.

Par « appétition », Leibniz entend le passage d'une perception à une autre dans la monade, c'est un mouvement interne : « l'action du principe interne qui fait le changement ou le passage d'une perception à une autre peut être appelé appétition : il est vrai que l'appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à la perception où il tend, mais il en obtient toujours quelque chose, et parvient à des perceptions nouvelles. »59(*)

La monade appète vers telle ou telle perception. L'appétition est synonyme de volition, volonté de chaque particulier d'atteindre ce vers quoi il tend.

Whitehead s'inspire clairement de Leibniz, la forme subjective, c'est cette appétition, volition qui dans l'entité actuelle se manifeste par « l'inquiétude » à l'origine de la recherche de la satisfaction du but subjectif de chaque entité.

« L'appétition est un fait immédiat qui inclut en lui-même un principe d'inquiétude, contenant une réalisation de ce qui n'est pas mais est susceptible d'être. »60(*)

Non seulement, Whitehead reprend le terme leibnizien d'appétition mais il lui donne la même signification, c'est cette volition qui tend vers une fin particulière.

Effectivement, une entité actuelle se modifie, atteint sa satisfaction parce qu'elle est dotée d'une forme subjective, elle tend à un but subjectif, le subjective aim qui se résout en une décision finale. Autrement dit, une fois que l'entité actuelle réalise son but personnel, elle atteint sa satisfaction et devient réelle. Une fois la satisfaction atteinte, l'entité devient matérielle et n'a plus de raison d'être, elle cesse d'être sujet et devient datas (données) pour la constitution et l'émergence d'autres entités. C'est ainsi que le passé contribue à faire le présent chez Whitehead.

L'entité actuelle contrairement à la monade de Leibniz périt. Mais si le sujet périt, le but atteint, le résultat subsiste, il a une immortalité objective, les datas deviennent ces potentialités qui participent à l'avancée créatrice de monde.

« Les entités actuelles « dépérissent perpétuellement » subjectivement, mais sont immortels objectivement. En dépérissant, l'actualisation acquiert l'objectivité, tout en perdant son immédiateté subjective. Elle perd la causalité finale qui est son principe interne d'inquiétude et elle acquiert une causalité efficiente par laquelle elle devient le fondement de l'obligation qui caractérise la créativité. »61(*)

Whitehead avec la subjectivité, c'est à dire les attitudes mentales personnelles des entités, introduit le principe d'intentionnalité et reprend en d'autres termes l'appétition de Leibniz.

1.3.6 Perspectives, interconnexions et entre-expressions

A présent, on s'aperçoit que Whitehead comme Leibniz expose un monde fait de liens, de connexions, d'interdépendances, c'est un monde qui s'entre-répond, s'entre-exprime. Un univers harmonieux. Pour Leibniz, le monde se renouvelle et progresse grâce à l'harmonie préétablie. Les monades qui sont des miroirs vivants, des images de l'univers, représentent l'univers selon un point de vue. L'univers n'existe pas en lui-même c'est à dire en dehors de la monade. Il est le résultat de l'ensemble de toutes les perspectives. Dieu est le seul à avoir une vision globale de l'univers, c'est lui qui crée les perceptions, les perspectives et les connait toutes, perspectives particulières et perspectives générales (comme un puzzle). C'est donc Dieu qui comme un chef d'orchestre va unifier les points de vue en accordant les perceptions des monades entre elles.

Effectivement, L'état d'une monade entraine la transformation interne d'autres monades de manière instantanée puisque étant donné que chaque monade représente tout l'univers et qu'elles représentent toutes le même univers alors à l'instant T durant lequel il y'a changement interne, il va y avoir correspondance et accord des perceptions de chaque monade pour former un Univers inédit.

Pour Whitehead aussi, l'univers entier exprime en chaque événement une « perspective » unique et originale :

«  Souvenez vous que l'idée de perspective est assez courante en philosophie. Elle fut introduite par Leibniz, avec sa notion des monades reflétant des perspectives de l'univers, j'utilise la même notion, seulement je ramène ces monades dans les événements unifiés dans l'espace et le temps. »62(*).

Dès lors comme Leibniz, Whitehead affirme que chaque entité abrite en elle-même le reste du monde :

« Il est évident que je puis recourir à la phraséologie de Leibniz et dire que chaque volume reflète en lui tout autre volume de l'espace. »63(*).

Chaque entité envahit le monde entier. Effectivement, l'entité de Whitehead en intégrant dans sa configuration les datas des autres entités, intègre en elle une partie de toutes les autres entités dans lesquelles elle a puisé, chaque entité s'étend sur la suivante ainsi les entités se reflètent entre elles comme la monade, miroir de l'univers reflète à l'intérieur d'elle-même les autres monades. Et chaque entité parce qu'elle vise une satisfaction personnelle et subjective finit par avoir une expérience perceptive unique qui forme un point de vue singulier de l'univers, un point de vue original. Cette affirmation repose sur l'adhésion au principe des indiscernables présenté par Leibniz, il n y a pas une entité qui soit semblable à une autre comme il n y a pas une monade semblable à une autre et chaque particulier forme une partie du tout, un point de vue particulier de L'univers.

CONCLUSION : Nous pouvons affirmer sans risque que la philosophie organique est une monadologie. J.Wahl l'atteste : « Leibniz paraît être un des philosophe dont Whitehead se rapproche le plus. Whitehead a tenté de constituer une monadologie sans monades, comme il tente de constituer un atomisme sans atomes. ». 64(*)

1.4 Conclusion générale

Nous espérons avoir réussi à démontrer dans cette première partie pour quelles raisons Whitehead est parmi ses contemporains, le philosophe qui se rapproche le plus de Leibniz. Il partage avec le philosophe allemand, des visées intellectuelles similaires (mathématique, métaphysique, esthétique) et poursuit certains projets entrepris par Leibniz (formalisme logique, entreprise de conciliation de la religion avec la science). Il réhabilite le dynamisme leibnizien et reprend les grands thèmes de la monadologie (mentalisme, individuation du réel, perception, perspective, appétition) pour les insérer dans sa philosophie organique au point que certains commentateurs affirment que Whitehead nous expose une monadologie sans monades.

Cela dit, il existe des points de rupture entre les deux systèmes métaphysiques. Ce sera l'objet de notre seconde partie. Nous allons voir que Whitehead ne se contente pas de plagier Leibniz, il le réactualise, il se le réapproprie pour mieux affirmer ses propres positions et convictions philosophiques.

2. WHITEHEAD ACTUALISE ET SE REAPPROPRIE LEIBNIZ

Pour Whitehead, le sujet est dans le monde, ce n'est pas le monde qui est contenu dans le sujet (c'est-à-dire dans l'homme ou la monade leibnizienne). Or, Leibniz renferme le monde dans le sujet-monade, la description de la conséquence du solipsisme « je suis mon monde » (Wittgenstein, aphorisme 5.63) correspond à la doctrine monadologique de Leibniz, ce dernier affirme que si tout l'univers extérieur au sujet était détruit, il continuerait à exister en lui. Mais pour autant, la doctrine leibnizienne n'est pas solipsiste puisque les monades communiquent entre elles, effectivement, le réel est constitué d'une pluralité de monades qui interagissent entre elles, il n'est pas question de l'existence d'une monade unique à partir de laquelle se déploierait le monde. Leibniz avance uniquement à titre d'hypothèse, l'idée de la persistance de l'existence du monde dans une monade unique si le monde extérieur était détruit mais ce n'est pas le cas, ce scénario est évoqué uniquement pour illustrer l'autonomie et l'indépendance des monades. Cela dit, Leibniz isole les monades, elles sont dans le monde mais elles n'ont pas besoin de l'extérieur pour exister et se développer. Whitehead s'oppose à cette doctrine, il ouvre la monade pour lui faire rencontrer le monde extérieur de manière directe, effectivement, il la rend dépendante de l'extérieur. Les entités actuelles sont ces créatures monadiques en connexion avec leurs semblables, elles s'ouvrent aux autres, elles ne sont plus closes et le monde c'est cela, une somme d'inter-connexions. Ce revirement whiteheadien est influencé par la logique contemporaine. La logique contemporaine rejette la notion de substance, il n y a pas d'entités substantielles closes, tout n'est qu'interconnexions, liens, c'est un monde néo-pythagoricien et non un monde aristotélicien.

Les idées postmodernes intégrées par Whitehead contribuent également à le distancier de Leibniz : 1) L'ouverture spatiale, avec Cues, Bruno et Copernic transforme l'univers clos des grecs en un univers désormais ouvert et infini. 2) L'ouverture temporelle avec Spencer, Wallace et Darwin conduit l'humanité à se trouver confrontée à la profondeur infinie du temps, son passé comme son futur évoluent et devient imprévisible. 3) L'ouverture conscientielle, avec Maxwell, Myers et Freud ouvre la nature à la conscience.65(*)Ainsi, la cosmologie de Whitehead en intégrant l'ouverture spatiale et temporelle va peindre un univers géométriquement ouvert, en concrescence, qui s'accroît dans le temps, c'est à dire qui évolue et avance vers sa futurisation, c'est un monde avec un passé et un futur, un monde qui tend vers l'avenir de manière imprévisible, c'est un univers historique, inscrit dans le temps et l'espace. Cet univers se démarque de l'univers leibnizien, préformé qui se déploie, s'épanouit de manière déterminée. Dieu va donc jouer un rôle différent pour Whitehead et Leibniz. Whitehead intègre Dieu dans le monde et donc dans l'espace et le temps, c'est un Dieu immanent, tandis que Leibniz décrit un Dieu transcendant, Maître en son royaume. On s'aperçoit que Whitehead ne se contente donc pas de reprendre Leibniz, il l'actualise, se le réapproprie pour former une cosmologie qui repose sur ses propres convictions philosophiques.

2.1 Fin de l'isolation des monades : l'ouverture et la rencontre avec l'extérieur

2.1.1 Désubstantialisation du monde

La monadologie de Leibniz repose sur la notion de substance. La substance, c'est cette réalité sous-jacente qui supporte les qualités, c'est la base, ce qui ne dépend que de soi pour exister, c'est la chose elle-même. L'étymologie du mot substance est composée du terme stancia, l'être et sub, en dessous ; la substantia c'est la chose en soi, qui est sous l'être. Aristote est celui qui fonde ce concept de substance, l'ousia , c'est ce substrat, ce support qui contient les modes et qualités d'une chose. La substance, c'est donc ce qui persiste malgré le changement et reçoit les attributs. Leibniz considérera le sujet-monade comme cette substance qui ne dépend que de soi ou du concourt de Dieu pour exister. Effectivement, la monadologie de Leibniz repose sur le concept grammatical logique de sujet-prédicat. Le sujet c'est la substance et le prédicat, l'attribut. Dès lors, tout ce qui existe est une substance individuelle, un sujet qui se définit par ses prédicats. Le sujet contient en lui tout ses prédicats si bien que si l'on a une connaissance parfaite du sujet alors on peut déduire tout ses prédicats. Leibniz dans l'article 8 du Discours Métaphysique donne l'exemple de Dieu qui à partir de la notion individuelle ou hecceïté d'Alexandre le Grand est capable de reconnaître tous ses prédicats et de prédire à priori tout ce qui lui arrivera. Ceci est possible grâce à la notion de complétude du sujet, c'est-à-dire qu'il contient en lui d'un seul bloc tout ses prédicats : praedicatum inest subjecto.

Dès lors, puisque tous les prédicats sont enveloppés dans ma notion, il s'ensuit que tout âme, substance ou sujet est un monde à part qui contient tout l'univers et ne dépend du concours de rien d'autre hormis de celui de Dieu. Le monde est constitué d'univers clos sans relations directes et pour les accorder, on fait alors appel à Dieu et à l'harmonie préétablie.

Whitehead critique cela, il reproche à Leibniz, de faire intervenir le Deus ex machina pour régler le problème de l'interaction. De plus, Whitehead trouve illégitime de faire une exception pour Dieu alors que les monades sont sans portes ni fenêtres, si les relations externes sont impossibles alors pourquoi permettre à Dieu d'agir sur les monades.

Whitehead considère que c'est le concept de substance qui mène vers de telles incohérences. Whitehead s'oppose à ce concept de substance devenu désuet puisque la logique moderne a remplacé la logique aristotélicienne de l'inclusion par celle des relations. L'opposition binaire sujet-prédicat, hérité d'Aristote est une erreur métaphysique selon Whitehead. Le monde ne se divise pas en substances et qualités. C'est le langage et la simplification qui a produit cette division artificielle. On a reporté la structure grammaticale sujet-prédicat sur la description et l'observation du monde. Exemple : à partir de l'observation « Pierre mange », on en a déduit qu'il existait une entité Pierre, sujet du changement auquel on pouvait attribuer plusieurs qualités qui dépendaient de lui mais dont lui ne dépend pas d'elles. Or, cette conception simplifie le réel, la réalité est bien plus complexe et riche. Cette manière commode de penser pose une entité fixe, permanente, qui demeure or Whitehead s'oppose à l'idée que nous persistons, il considère que nous sommes par intermittences, il n'y a pas d'identité statique, nous changeons sans cesse. La substance a endigué les puissantes manifestations du changement ignorant le passage de la nature. Selon Whitehead, c'est la notion de substance qui a mené vers la considération d'une matière inerte et fixe. Elle fut certes féconde mais aujourd'hui, elle atteint ses limites. La physique moderne ne parle plus de matière mais d'énergie, de flux. Whitehead préconise de remplacer le concept de substance par celui de forme, de relation, de durée et de variation. Clotilde Maupin dans son article Le procès de l'expérience dans la philosophie de Whitehead, il y a un monde sans nous66(*), déclare que « En somme, il s'agit toujours de rendre raison d'une réalité tout ourdie de permanence et traversée de changement ».

Ainsi avec la désubstantialisation qu'opère Whitehead, « la pierre grise » n'est plus cette substance doté de « griséité » mais la « pierre grise » est un événement qui survient dans l'espace-temps. C'est cette société de molécules séparées en agitation violente. Mais ce n'est pas que cela, c'est aussi bien d'autres choses, cela dépend du contexte spatio-temporel. Comme l'explique J. L. Gautero67(*), Whitehead est contre l'idée que l'herbe n'est pas verte et qu'elle est le rassemblement d'une multitude d'atomes incolores. Pour Whitehead « L'herbe est verte et elle est une société d'atomes incolores « (et sans doute est-elle bien d'autres choses encore : ce qu'elle est pour un moucheron qui s'y pose, ce qu'elle est pour la terre dans laquelle elle s'enracine, etc.). On a pu définir assez justement la philosophie de Whitehead comme un empirisme spéculatif [li]. On pourrait tout aussi bien la définir comme un réalisme pluraliste. »68(*) Whitehead en désubstantialisant le monde s'éloigne de Leibniz.

Le monde pour le philosophe anglais est fait d'événements connectés et interdépendants, un monde néo-pythagoricien plutôt qu'aristotélicien. Il faut donc ouvrir la monade et l'intégrer dans le monde. Cette conception rompt avec la vision traditionnelle des substances closes qui renferment le monde.

2.1.2 relations externes versus relations internes

Whitehead en rejetant chez Leibniz l'isolation substantielle des monades, ouvre la monade et l'a fait interagir avec les autres. Les monades deviennent des entités actuelles qui s'ouvrent au monde extérieur pour rencontrer directement ce qu'il contient (relations externes). Effectivement, les entités par le mécanisme de préhension capturent chez leurs semblables ce dont elles ont besoin pour se modifier mais elles deviennent aussi des datas, des transmetteurs pour les autres entités. Elles participent directement à la formation du monde objectif et ceci de manière éternelle (immortalité objective). Les relations qui tissent le monde sont externes car chaque entité se confronte à autrui et s'enrichit grâce à cette confrontation directe. Ce sont ces relations externes qui régissent le monde. Si Whitehead s'oppose à la doctrine des relations internes proposée par Leibniz, c'est pour mieux asseoir son réalisme philosophique. En effet, Leibniz considère que le monde est fait d'une multiplicité de substances individuelles se définissant par des prédicats. Le principe de complétude s'ajoute à cette assertion pour exprimer le fait que le sujet contient en lui la totalité de ses prédicats. Dès lors, si tous les prédicats sont enveloppés dans ma notion, il s'ensuit que tous mes états sont les pures conséquences de ma notion, mon développement se fait de manière interne, nul besoin d'introduire des relations externes. Leibniz dans l'article 7 de la Monadologie :

« Il n y a pas moyen aussi d'expliquer comment une Monade puissent être altérée ou changée dans son intérieur par quelque autre créature ; puisque on n'y saurait rien transposer, ni concevoir en elle aucun mouvement interne qui puisse être excité, dirigé, augmenté ou diminué là dedans ; comme cela se peut dans les composés, où il y a des changements entre les parties. Les Monades n'ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir. (...). ».

S'il n'y a point de fenêtre par laquelle l'extérieur puisse entrer ou sortir alors je ne dépends pas du monde extérieur pour me développer. Whitehead rompt avec cette conception. Il est nécessaire que le monde externe agisse sur chaque entité par des portes et des fenêtres : le brin d'herbe préhende le rayon de soleil qui le frappe et la chaleur de ce rayon de soleil ; la terre dans laquelle le brin d'herbe s'enracine préhende l'humidité de cette terre ; la planète préhende le soleil qui exerce sur elle une force d'attraction. C'est donc un monde social que décrit Whitehead, une communauté solidaire composée d'individus pluriels et complémentaires qui tissent en se liant l'univers en procès. Toutefois, les entités de Whitehead se modifient intérieurement comme chez Leibniz mais ce changement interne a lieu par un échange direct avec l'extérieur.

Les entités actuelles préhendent les autres entités en y entrant et sortant comme elles le feraient par l'intermédiaire d'une fenêtre parceque « Toute entité actuelle est par sa nature sociale »69(*).

C'est la rigueur et cohérence de Leibniz qui le mène à exclure les relations externes, la monade étant atomique et n'ayant point de parties donc d'influence externe, elle est de nature mentale et isolée. Whitehead moins rigoureux mais attaché à l'interaction du sujet avec le monde extérieur, préfèrera la solution d'un réel constitué d'événements en relation directe, un monde fait d'interconnexions et de liens sociaux.

CONCLUSION : Whitehead reprend à Leibniz, le panpsychisme, l'atomisation, les mécanismes monadiques (perception, entéléchie, appétition, perspective) mais rejette les relations internes et la substantialisation (substance-attribut) pour mieux asseoir ses convictions philosophiques : le sujet est dans le monde, l'extérieur agit sur lui, en effet, c'est par des relations externes que le sujet s'enrichit et se développe.

2.2 Ouverture et réalisme spatio-temporelle

 2.2.1 L'espace

L'univers de Whitehead est ouvert et infini, il s'inscrit dans l'espace. Mais à vrai dire, comment Whitehead définit l'espace ?

L'élément concret de l'espace, c'est le volume, c'est-à-dire un ensemble, une région dans lesquels les entités s'incluent les unes, les autres. Ce volume d'espace a une réalité, c'est ce qui permet à la fois de limiter les choses et de les rassembler. L'idée de réceptacle platonicien a beaucoup influencé Whitehead qui considère que le monde est ce réceptacle d'espace-temps, ce milieu dans lequel les choses évoluent. L'espace a une réalité, une consistance mais il est relation, il est donc insensé de considérer qu'un événement est localisé à tel ou tel endroit en un moment précis, un objet est dans tout son voisinage, il est par rapport à son voisin. Par exemple, l'atome occupe un volume d'espace mais le fait qu'il soit dynamique, c'est à dire sans cesse en mouvement, en agitation fait qu'il n'est pas localisable à tel endroit, il l'est seulement par rapport à l'autre atome qui l'avoisine. Whitehead adopte donc une vision relativiste de l'espace, l'influence d'Einstein y est pour beaucoup.

« J'adopterai toujours la conception relativiste, la première raison est que celle-ci semble mieux s'accorder avec la thèse philosophique générale de la relativité que présuppose la philosophie de l'organisme. »70(*)

Les événements s'inscrivent dans des volumes spatiaux mais la localisation de l'événement est relative. Whitehead défend donc une position réaliste et relativiste, l'espace est une réalité, ce n'est pas une illusion de notre esprit.

Leibniz, à l'inverse considère l'espace comme une abstraction, une idéalisation qui n'a pas de réalité concrète, l'espace a le même statut que les nombres, il n'existe que comme possibilité contenue dans l'entendement divin.

« On dit que l'espace ne dépend point de la situation des corps. Je réponds qu'il est vray qu'il ne dépend point d'une telle ou telle situation des corps ; mais il est cet ordre qui fait que les corps sont situables, et par lequel ils ont une situation entre eux en existant semblable, comme le temps est cet ordre par rapport à leur position successive. Mais s'il n'y avoit point de créatures, l'espace et le temps ne seraient que dans les idées de Dieu. »71(*)

L'espace est un phénomène, c'est la perception par la monade-esprit d'un rapport, d'un ordre entre les existants. L'espace n'existe pas en soi, il n'existe que pour les créatures. L'espace est défini comme cette relation que perçoit la monade âme entre les coexistents. L'espace est donc une relation et un rapport ordonné entre des objets. Il n'est pas absolu mais relatif.

« Pour moy, j'ay marqué plus d'une fois que je tenois l'espace pour quelquechose de purement relatif, comme le temps ; pour un ordre de coexistences, comme le temps est un ordre de successions. Car l'espace marque en termes de possibilités un ordre des choses qui existe en même temps, en tant qu'elles existent ensemble sans entrer dans leurs manières d'exister particulières et lors qu'on voit plusieurs choses ensembles, on s'aperçoit de cet ordre des choses entre elles. » 72(*)

Whitehead rejoint Leibniz sur le relativisme et s'oppose à la vision newtonienne d'un espace-temps absolu. Leibniz considère que l'espace désigné comme une réalité est une erreur philosophique due à la mathématisation du monde :

« Ce sont des imaginations des philosophes à notions incomplètes, qui se font de l'espace une réalité absolue. Les simples mathématiciens qui ne s'occupent que de jeux de l'imagination, sont capables de se forger de telles notions, mais elles sont détruites par des raisons supérieures. »73(*)

C'est exactement la même critique que fait Whitehead lorsqu'il parle de « concrétisation mal placée ». Les abstractions de l'esprit sont prises pour la réalité. Mais alors que Leibniz est cohérent et va jusqu'au bout en considérant l'espace comme une imagination de l'esprit, Whitehead l'est beaucoup moins en faisant de l'espace-temps une exception qui échappe à la règle de la concrétisation mal placée. Or, comment peut-il légitimement rejeter le substantialisme et la localisation simple qu'il considère comme des concepts mathématiques idéaux et soutenir dans le même temps que l'abstraction espace-temps a une réalité ? Whitehead manque de cohérence.

Leibniz est plus rigoureux et cohérent mais ses conclusions mènent vers une conception qui rapporte tout ce qui est dans la réalité à la pensée du sujet. Whitehead reste attaché à l'idée que ce qui existe est bel est bien réel indépendamment de l'esprit du sujet et c'est pour cela qu'il fait de l'espace une réalité dans laquelle s'inscrivent ses entités actuelles.

2.2.2 Le temps

Le temps pour Whitehead est aussi relatif. Il n y a pas un temps absolu mais il y'a différents temps, des séries temporelles discordantes. De plus, le temps est réel, il possède une épaisseur temporelle, c'est-à-dire que le temps est atomique, il est fait de plaques de durées. Whitehead parle de durées époquales, ce sont de véritables tranches de durée qui sont toutes distinctes les unes des autres.

« Eu égard au temps, cette atomisation prend la forme spécifique de la théorie époquale. »74(*)

Le temps concret pour Whitehead, c'est la durée. Whitehead s'oppose à la conception classique d'un temps considéré comme succession. Par là même, il s'éloigne de Leibniz et de sa théorie du temps. Effectivement, pour Leibniz, le temps comme l'espace n'est qu'un phénomène, c'est un ordre de succession.

« Toute ce qui existe du temps et de la duration, périt continuellement. Et comment une chose pourrait-elle exister éternellement, qui à parler exactement n'existe jamais ? (...) Du temps n'existe jamais que des instants, et l'instant n'est pas même une partie du temps. Quiconque considérera ces observations comprendra bien que le temps ne saurait être qu'une chose idéale. »75(*)

Pour Leibniz, le temps est l'ordre de succession des choses qui donne l'impression que quelque chose s'écoule et dure selon une partition : passé, présent et futur. Prenons l'exemple d'une pellicule de film, c'est une simple succession d'images distinctes sur un plan fixe, or une fois la bobine de film en déroulement, le spectateur perçoit le temps dans cette succession d'images qui défilent devant lui c'est à dire le passé, le présent et le futur. Or, le temps en soi n'est rien, c'est juste la suite d'un enchaînement, en dehors de la succession d'image de la pellicule, il n y a rien, pas de temps réel. La durée est donc un simple phénomène, une imagination de l'esprit.

« L'espace et l'ordre des coexistences et le temps est l'ordre des existences successives : ce sont des choses véritables mais idéales comme les Nombres. »76(*)

Whitehead refuse d'intégrer cette conception dans sa philosophie, le temps n'est pas une succession, le temps a une densité, une réalité, l'événement s'inscrit au sein d'une trajectoire historique plus ou moins brève (par exemple l'électron a une durée plus ou moins brève.). Whitehead s'appuie sur l'expérience de la durée qui lui fournit sa théorie sur le temps.

De plus, Il intègre les événements dans le temps pour que l'univers ait une trajectoire historique. L'univers cosmologique de Whitehead entend correspondre à la description de la physique moderne d'un univers infini, en extension dans l'espace-temps. Whitehead ne souhaite pas enfermer sa philosophie dans un idéalisme subjectif, il veut la rendre applicable et la conformer au réalisme scientifique, c'est pour cela qu'il prend ses distances avec certaines thèses leibniziennes. D'autant plus que l'on peut se demander si la tentative leibnizienne d'éliminer le temps n'est pas contradictoire et infructueuse. Il paraît difficile de soutenir avec Leibniz que le monde est dynamique, qu'il se développe et donc qu'il croît s'il ne s'inscrit pas dans le temps. L'accroissement étant synonyme de mouvement et donc de simultanéité, on peut penser que Leibniz se contredit. Reprenons l'exemple de la pellicule de film, c'est lorsque l'on porte notre regard sur telle et telle image et que l'on commence à découper la bobine en parties distinctes, que nous ressentons ce sentiment de succession et de simultanéité, or la bobine est une, elle contient toutes ces images de manière monolithique. C'est ce qu'avance Leibniz. Or, c'est parce que tel image a été prise à un instant t, qu'elle se trouve éternellement et en un seul bloc dans la bobine. C'est seulement parce que le prédicat est à un moment donné dans le sujet qu'il le reste à jamais. Par exemple, c'est parce que Alexandre a vaincu Darius à un instant t que la notion d'Alexandre contient éternellement le prédicat « a vaincu Darius ». On ne peut pas dire Alexandre contient éternellement le prédicat « a vaincu Darius » puisque cela revient à ne rien dire du tout au final. Il y a une antériorité du temps. De plus, il est nécessaire de poser un temps extérieur aux monades puisque lorsqu'elles s'accordent ou qu'elles passent d'un état à un autre, il y a une simultanéité. Le temps a bien donc une réalité, il n'est pas interne ou illusoire.

CONCLUSION : L'espace et le temps chez Leibniz sont considérés comme des phénomènes, ce sont les effets de la perception. L'espace et le temps n'ont pas de réalité tangible, ce sont des imaginations de l'esprit. Dès lors, il n y a que les monades, le vinculum substantiale et Dieu qui existe chez Leibniz, hors de cela rien d'autre. Whitehead en reconnaissant la réalité de l'espace-temps et en y insérant ses entités va rompre avec la conception qui rapporte certains aspects de la réalité au système cognitif du sujet, il adopte un réalisme scientifique, à savoir que les phénomènes étudiés en science sont bel et bien réel, ce ne sont pas des constructions de l'esprit. De plus, Whitehead en insérant le monde dans l'espace-temps, va être conduit à décrire un univers ouvert, en construction, imprévisible, spontané, très lointain du monde préformé de Leibniz.

2.3 Dieu et le monde

2.3.1 Deus in et cum machina versus Deus ex machina

Whitehead s'oppose à la conception chrétienne traditionnelle de Dieu.

A.H. Johnson 77(*) énumère les trois thèmes majeurs qui selon Whitehead influencèrent la pensée chrétienne : Dieu est considéré comme 1) Un empereur majestueux, 2) Une source morale (un législateur), 3) Le premier principe métaphysique. Ces trois thèmes sont prééminents dans la pensée leibnizienne de Dieu.

« Dans la grande période de formation de la philosophie théiste, qui, contemporaine de la civilisation, se termine avec l'émergence du mahométisme, trois courants de pensées apparaissent : avec de nombreuses variations de détails, elles représentent Dieu à l'image du dirigeant impérial, de l'énergie morale personnifiée, ou d'un principe philosophique ultime. »78(*)

Ces trois thèmes sont prééminents dans la pensée leibnizienne de Dieu. Effectivement, Leibniz qualifie Dieu de personnage parfait c'est-à-dire qu'il est puissant, omniscient, sage et bon (article 1 Discours de métaphysique). Il est la cause intelligente, l'architecte, l'ingénieur, le principe premier métaphysique du monde ; mais aussi le législateur morale de la cité (article 35 du Discours de métaphysique). Son omnipotence, son omniscience et sa sagesse s'allient à sa bonté et font de lui, l'empereur, le monarque de l'univers. La définition leibnizienne de Dieu correspond à la doctrine traditionnelle décrite ci-haut puisque Dieu est cet empereur majestueux, source morale par sa bonté et sagesse et principe métaphysique premier par sa science et sa puissance. Le Dieu empereur de Leibniz est absolu, il transcende le monde, il est supra-naturel et extérieur à la création. Whitehead rejette cette vision, il retient de la conception chrétienne traditionnelle, l'idée d'un Dieu source morale de l'univers, il s'oppose à la définition d'un Dieu tout puissant, empereur ou commandant et considère Dieu comme principe métaphysique fondamentale du monde mais pas le premier et l'unique. Il va mettre l'accent sur un Dieu amour, principe d'attraction et d'exemplification pour le monde, un Dieu qui tente de convaincre, de persuader mais qui n'impose pas : « Dieu est l'appât du sentir, l'éternelle poussée du désir. Sa pertinence particulière à chaque acte créateur, tel qu'il découle de son point de vue conditionné dans le monde, le constitue en objet de désir initial établissant la phase initiale de chaque but subjectif. »79(*) .

Whitehead diminue la puissance divine, retire à Dieu certaines prérogatives exceptionnelles (création première et unilatérale du monde, indépendance vis-à-vis de la nature etc.) afin de le rendre plus proche et l'intégrer à l'intérieur du monde, c'est un Dieu immanent même si Whitehead affirme le contraire :

« la notion de Dieu est celle d'une entité actuelle immanente au monde actuel, mais transcendant toute époque cosmique finie - un être à la fois actuel, éternel, immanent et transcendant. »80(*).

Effectivement, le Dieu de Whitehead ressemble au Dieu de Spinoza, c'est un Dieu immanent, il est le monde, la nature même, c'est un Dieu vivant qui croît et se modifie avec le monde, il dépend de celui-ci. S'il transcende le monde des autres entités actuelles comme les entités actuelles le transcendent, il est abusif de qualifier le Dieu de Whitehead de transcendant au sens strict du terme. Certes, il est supérieur par certains aspects aux autres entités actuelles mais il est une entité actuelle comme les autres dans le sens où il dépend du monde et s'intègre dans le monde, ce n'est pas un Dieu externe mais bien un Dieu immanent. Dieu a le même statut que les autres entités, c'est une entité actuelle, une occasion d'expérience qui préhende le monde, seulement, il remplit certaines fonctions qui ne sont pas à la portée des entités ordinaires. C'est cette nature conséquente de Dieu qui le rend concret et fait qu'il est vivant, il se modifie en préhendant l'univers, c'est un superject, il a un rapport avec le monde et se soumet aux mêmes mécanismes qui régissent le processus de devenir d'une entité. Ce pôle physique fait que Dieu est présent dans la créativité et dans l'avancée du monde, il participe à la création.

Cette doctrine est très éloignée de celle de Leibniz, le Dieu de Leibniz ne dépend pas du monde, il n'est pas une monade suprême qui aurait seulement un rang hiérarchique plus élevé, chez Leibniz, il y a une véritable discontinuité entre Dieu et ses créatures, Dieu diffère de ses créatures. Le Dieu de Leibniz est transcendant, il est le créateur, la raison suffisante de l'existence de tout ce que contient l'univers. Ce qui existe est le résultat de la finalité et du contrôle divin. Les choses possibles, les essences comme les choses en acte dépendent de Dieu puisque les possibles se trouvent dans l'entendement divin, effectivement, sans Dieu, il n'existerait pas d'essences, de potentialités, en outre, c'est Dieu qui par un choix décide de les faire passer à l'existence. Autrement dit, les essences comme les existences actuelles ne sont pas autonomes, elles dépendent de l'existence de Dieu. Chez Whitehead, c'est différent, les possibilités ou objets éternels sont des entités autonomes présentes dans l'univers, indépendantes de l'existence de Dieu. Mais Dieu est indispensable pour les ordonner afin qu'elles forment des séries compatibles pour entrer dans les existences, Dieu chez Whitehead par sa nature primordiale et son omniscience est ce principe régulateur, ordonnateur, sans lequel il n y aurait pas de valeur et d'ordre dans le monde. Il est le fondateur de la rationalité. Par ce pôle conceptuel, il donne sens et cohérence. Dieu est donc permanence par sa nature primordiale et flux par sa nature conséquente.

Chez Whitehead, l'existence de Dieu contrairement à Leibniz n'est pas nécessaire pour que l'univers existe mais Dieu doit exister pour que le monde ne soit pas irrationnel, qu'il ait un sens et qu'il ne soit pas absurde.

Dieu est ce principe exemplificateur qui fait que le monde s'ajuste sur lui et devient rationnel et sensé, à défaut de cela, le monde serait chaotique et avancerait de manière aveugle. Dieu n'est pas un souverain ou un législateur impérial, il est le principe d'attraction, d'amour vers lequel le monde tend. Le Dieu de Whitehead est un deus in et cum machina, c'est un ami, un compagnon ce n'est pas un père ou un tuteur, un imperator ou encore un  deux ex machina  qui permet de résoudre un problème.

Whitehead reproche à Leibniz de concevoir Dieu comme un deux ex machina, un Être à qui on fait appel de manière permanente pour faire interagir les monades entre elles. Ce concours permanent n'est pas une explication satisfaisante pour rendre compte des relations qui existent entre les entités.

De plus, la contradiction de Leibniz se situe dans le fait qu'il fait une exception pour Dieu, si les relations externes sont interdites pourquoi Dieu peut agir sur la monade : « Cependant, on ne peut donner la raison pour laquelle la monade suprême, Dieu, échappe au destin commun de l'isolement. Les monades, selon cette conception, n'ont aucune fenêtre les unes sur les autres. Pourquoi ont-elles des fenêtres sur Dieu, et pourquoi Dieu a-t-il des fenêtres sur elles ? »81(*)

Ces critiques de Whitehead partent d'une mauvaise compréhension de la philosophie de Leibniz. D'une part, Leibniz lui-même dit : « mais pour résoudre des problèmes, il n'est pas assez d'employer la cause générale, et de faire venir ce qu'on appelle Deum ex machina. »82(*). De plus, nulle part dans ses écrits, il n'exprime l'idée qu'il faille sans cesse recourir à Dieu pour qu'une monade s'accorde avec une autre, si c'était le cas Dieu serait débordé. L'harmonie préétablie, c'est le fait que Dieu ait réglé l'univers de telle manière que les monades se règlent selon leurs propres lois lorsqu'il y a changement dans l'univers. Dieu est cet ingénieur qui règle sa machine selon des règles mécaniques qui font qu'il n'a pas besoin d'intervenir ensuite sans cesse pour que la machine fonctionne : « Ainsi, il ne reste que mon hypothèse, c'est-à-dire que la voie de l'harmonie préétablie par un artifice divin prévenant, lequel dès le commencement a formé chacune de ces substances d'une manière si parfaite et réglée avec tant d'exactitude, qu'en ne suivant que ses propres lois, qu'elle a reçues avec son être, elle s'accorde pourtant avec l'autre : tout comme s'il y'avait une influence mutuelle, ou comme si Dieu y mettait toujours la main au-delà d'un concours général. »83(*) Leibniz dit clairement « comme si Dieu y mettait toujours la main au-delà du concours général ». Dieu ne concourt que de manière générale. Il est donc injustifié sous prétexte que la nature obéisse à des lois d'accuser Leibniz de faire intervenir un Deus ex machina.

D'autre part, la critique concernant la relation externe illégitime de Dieu sur la monade repose sur une erreur, Whitehead comme on l'a vu plus haut, trouve incohérent que Dieu la monade suprême puisse agir sur les autres monades, Dieu, s'il est une monade, doit être isolé et ne pas pouvoir entrer ou sortir dans les autres monades, ce serait une contradiction logique. En outre, il serait aussi contradictoire de penser qu'il puisse créer les monades par fulguration, Dieu ne peut pas créer des dieux selon l'expression de Leibniz. Or, encore une fois, Leibniz n'écrit nulle part que Dieu est un monade suprême, s'il le fait, c'est dans le brouillon de la monadologie mais ce terme est ensuite raturé et retiré de la version officielle donc il se rétracte. Leibniz ne se prononce pas sur la nature physique de Dieu mais ce dernier n'est pas une monade car il y a discontinuité entre Dieu et sa création. La création des monades et la description physique de Dieu reste un mystère mais il est certain qu'il n'obéit pas aux mécanismes monadiques, dès lors, il n y a pas de contradiction à dire que Dieu intervient sur la monade d'autant plus que comme on l'a vu son intervention se fait par l'intermédiaire d'établissement de lois, de règles et non par une intrusion directe dans la monade.

Whitehead se trompe lorsqu'il pense que Leibniz se contredit. On pourrait même penser que cette erreur va influencer sa vision puisque Whitehead considère son Dieu comme une entité actuelle hiérarchiquement supérieure et soumise à des mécanismes monadiques (préhensions, ingression etc.), Dieu pour Whitehead est cette monade suprême qui comme les autres monades obéit aux mêmes lois

2.3.2 Critique du contrôle déterministe divin et défense du self-creative ou self-process des entités individuelles: la reconquête de la liberté par Whitehead

Le Dieu de Whitehead, privé de la toute puissance, est ramené au statut de compagnon de la création. Il n'est pas l'empereur sage de Leibniz qui décide de tout, puisque beaucoup de faits échappent à son contrôle. Effectivement, Whitehead a affaiblit le Dieu du christianisme et l'a rendu plus proche de sa création, il a transféré une partie des pouvoirs divins aux créatures puisque les créatures sont autonomes, indépendantes et ont la capacité de s'auto-crée. En effet, les entités actuelles sont causa sui,  self-creative, c'est-à-dire qu'elles s'autodéterminent, chaque entité actuelle est guidé par son subjective aim, et pour atteindre le but qu'elle s'est assigné, l'entité actuelle par la préhension va décider d'inclure ou rejeter les datas (préhension positive et préhension négative) :

«  Etre causa sui signifie que le procès de concrescence tire de lui-même la décision concernant l'habillage qualitatif des impressions. C'est lui qui en dernière instance répond de la décision qui admet à l'efficience tout désir de sentir. La liberté propre de l'univers se constitue en se déployant comme cause de soi. »84(*)

Son développement est le résultat de sa détermination interne, l'entité actuelle est libre de tout contrôle externe. Dieu est là uniquement pour proposer les possibilités, il n'impose rien. Il offre aux entités les potentialités et ce sont les entités qui au final prennent l'initiative de les sélectionner ou non.

Dieu n'a pas le pouvoir de contraindre une entité actuelle de choisir telle ou telle option. En cela le concept de création divine acquiert un sens nouveau, Dieu persuade, tente de convaincre la création mais il n'impose rien. La liberté imprègne l'univers.

« Chaque acte créateur représente l'univers en tant qu'il s'incarne lui-même comme unique et il n'y a rien au dessus de lui qui viendrait imposer une condition finale. »85(*)

De plus, Dieu pour Whitehead ne peut pas prévoir le modèle vers lequel le monde va tendre. L'indétermination du monde et l'introduction de Dieu au sein de l'espace-temps limite la science divine. Whitehead se distingue de Leibniz. Cela dit, il le rejoint sur le principe d'harmonie, le monde tend vers l'harmonie mais cette dernière résulte de l'auto détermination des entités qui coopèrent entre elles afin de permettre l'émergence de l'harmonie globale. Ce n'est pas Dieu qui fait entrer à l'existence le monde qu'il considère le meilleur et le plus harmonieux.

De ce fait, la doctrine de la liberté chez Leibniz diffère de celle de Whitehead. Si le Dieu de Leibniz comme celui de Whitehead ne contraint pas ses créatures mais les guide (inclination à agir selon le principe de raison suffisante) il impose tout de même un cadre dans lequel les créatures évoluent, c'est lui qui décide de faire entrer dans l'existence, le monde qui contient les créatures et leur environnement, ce ne sont pas les créatures qui construisent le monde dans lequel ces dernières et Dieu évoluent comme c'est le cas chez Whitehead. Le Dieu de Leibniz élit parmi les mondes possibles, celui qui va entrer dans l'existence c'est-à-dire le meilleur, chez Whitehead, Dieu offre aux entités les potentialités et c'est elles qui décident avec Dieu de choisir les potentialités qui conviennent. De plus, le Dieu de Leibniz maîtrise davantage sa création. L'omniscience lui permet de prévoir les événements sans que cela ne contreviennent à la liberté humaine.

Effectivement, étant donné que Dieu est omniscient, dès qu'il produit le monde, il peut prévoir tout les événements futurs car il connait les liens causes à effets. Le monde pour Dieu est comme un livre qu'il suffit d'ouvrir et feuilleter afin d'apprendre si César finira par vaincre la Gaule, s'il franchira le Rubicon ou comment il finira ses jours, trahit par son protégé Brutus. Cela dit la prescience divine n'a pas d'influence sur le cours des choses, prédire, c'est connaitre la suite de causes et effets mais ce n'est pas changer le cours des choses, la prédiction n'a pas la capacité de bouleverser les liens causes à effets. Dès lors, Dieu peut prédire de manière certaine que tel événement arrivera avec certitude sans pour autant que l'événement en question lorsqu'il a lieu soit nécessaire absolument.

Dieu sait que César franchira le Rubicon, cela dit cette science n'a aucune influence sur le fait que César décide de franchir le Rubicon car César peut très bien ne pas franchir le Rubicon (franchir le Rubicon n'est pas une nécessité absolue, son contraire n'implique pas de contradiction) mais il va le franchir pour telle raison (nécessité ex-hypotesi = événement qui peut être autre mais qui a lieu pour une raison) et c'est pour cela que Dieu sait de manière certaine que le 11 Janvier 49 avant J-C. César franchit le Rubicon.

Néanmoins, si la préscience n'influence pas le cours des choses, il faut que le lien cause à effet soit déterminé, délimité clairement pour que Dieu puisse connaitre ce qui arrive. Et si c'est le cas, alors comment concilier la détermination avec la liberté humaine ? Admettons que Marie voyage dans un train et qu'au moment où le train entre en gare, elle remarque qu'un voyageur pressé de descendre ne s'aperçoit pas que son portefeuille a glissé de la poche de son manteau, Marie se trouve face à la possibilité de se taire et récupérer le portefeuille une fois seule ou à celle d'interpeller le voyageur et lui tendre l'objet trouvé. Dès lors, si Marie est libre de choisir telle ou telle option, comment Dieu serait capable de connaître son choix ? Et bien, la liberté pour Leibniz ne consiste pas en l'indifférence d'équilibre, face à deux alternatives, nous sommes enclin à choisir l'une plutôt que l'autre même si strico sensu, il est possible d'aller contre notre inclination naturelle. Le sage peut très bien porter un faux témoignage qui entrainerait la condamnation d'un innocent mais le sage est incliné à ne pas agir de la sorte et donc il ne portera pas de faux témoignage de manière certaine.

La liberté d'indifférence n'a pas de sens pour Leibniz, il reprend le célèbre exemple de l'âne de Buridan pour montrer l'absurdité de cette position, l'âne affamé et assoiffée faute de pouvoir choisir entre le seau d'eau et la brassée de paille qui se trouvent à égale distance de lui, finit par mourir de faim. Dès lors, face à l'équilibre, il est nécessaire qu'il existe une raison qui incline vers l'une des alternatives. Marie pour certaines raisons est encline à choisir une des deux options mais elle est libre de ne pas suivre son inclination, il faut donc que l'inclination réussisse pour qu'il y ait détermination. Mais si afin que Dieu connaisse le choix de Marie, il faille que la détermination réussisse alors cela signifierait que Dieu peut se tromper dans ses prédictions. Or, ce n'est pas le cas car Dieu sait si Marie conserve ou rend le portefeuille sans erreur car cette action est antérieure pour Dieu, il connait non seulement ce qui la détermine mais aussi la décision finale de Marie.

2.3.3 La question du mal

La question du mal préoccupe Whitehead autant qu'elle a préoccupé Leibniz.

Leibniz dans sa théodicée a tenté de disculper Dieu du mal dans le monde, il a justifié son existence du fait que le mal est la conséquence de la limitation humaine, c'est parce que les hommes manquent de perfection, qu'ils ont des défauts. S'ils étaient illimités, il serait parfaits, ce serait des dieux or Dieu ne peut pas créer des dieux, cela violerait le principe des indiscernables. Dès lors, le mal est inévitable mais Dieu car il est bon, veut le meilleur, il va donc créer le meilleur des mondes possibles. Ce monde va inclure le mal mais non parce que Dieu le veut mais parce qu'il le permet pour l'harmonie générale du monde.

Le mal est permis uniquement car il entraîne un plus grand bien. L'histoire de Zadig et de sa rencontre avec l'ermite qui se révélera par la suite être l'ange Jesrad illustre bien cette thèse : désespéré et errant sur les bords de l'Euphrate, Zadig croise un ermite lisant le livre des destinées, il passera quelques jours avec lui et apprendra que le mal n'est qu'apparent car nécessaire à l'ordre du monde et à la naissance du bien. En effet, lors de son périple en compagnie de l'ermite, Zadig est surpris par l'étrange comportement de son compagnon. La première nuit, ils passent la nuit dans le château d'un riche vaniteux qui leur offre l'hospitalité avec dédain, l'ermite en profitera pour voler un bassin d'or incrusté de pierre. Plus tard, ils sont accueillis par un avare qui les traite très mal, l'ermite lui offre le bassin. Il expliquera à Zadig que ce geste permettra au vaniteux d'être plus sage et à l'avare, d'être plus hospitalier. Zadig, confus, reste patient et tient l'engagement qu'il fit de ne pas quitter l'ermite malgré son comportement. La seconde nuit, ils dorment dans l'agréable maison d'un philosophe avec qui ils prennent plaisir à converser sur le sens de la vie. Avant de partir, L'ermite mit le feu à la maison. La troisième nuit fut chez une veuve charitable et son neveu de quatorze ans. L'ermite noya le neveu. Zadig révolté, se met à insulter l'ermite qui alors l'interrompt et lui révèle que sous les ruines de la maison en feu se trouve un trésor pour récompenser le philosophe et que le meurtre du jeune homme est justifié puisqu'il aurait tordu le cou de sa tante dans un an et tuer Zadig dans deux. L'ermite se transforme alors en ange et lui explique que les hommes jugent de tout sans rien connaître, il n y a pas de hasard, tout le mal dans le monde existe en vue d'un plus grand bien. Ce chapitre du conte de Zadig rend parfaitement compte de ce que préconise Leibniz, il faut faire confiance à Dieu car nous ne pouvons comprendre la raison particulière de tel ou tel maux, c'est hors de la portée des hommes. En revanche nous pouvons seulement comprendre pourquoi le mal existe, c'est parce que Dieu le permet pour assurer l'ordre, l'harmonie et le bien général. Leibniz nous demande de nous fier à Dieu. Or, cette confiance repose sur une pétition de principe : le mal, le désordre n'est qu'apparence car il mène vers un plus grand bien, tout est le meilleur. Cette assertion n'est attestée par rien, pas même par l'expérience, il suffit seulement d'y croire.

A.H. Johnson 86(*) explique que Whitehead s'oppose au fait de traiter le problème du mal comme si tout était rose, d'en faire un conte de fée qui ne règle pas la question de la souffrance en soi. Le problème du mal persiste, on ne peut pas le démentir simplement avec l'idée que tout est bon. Cela dit, Leibniz n'avait pas pour but dans sa théodicée de consoler l'humanité, sa justification avait pour but de disculper Dieu du mal et d'expliquer rationnellement pourquoi le mal existe. C'est pour cela que la théodicée de Whitehead prend une direction différente de celle de Leibniz.

Whitehead qui diminue la toute puissance de Dieu, il ne le considère pas comme le créateur ultime, (Dieu est seulement un exemplificateur) ne se retrouve pas face à la difficulté de concilier la toute puissance divine avec l'existence du mal. Si l'on reprend le dilemme d'Epicure :

"Le mal existe, donc de deux choses l'une, ou Dieu le sait ou il l'ignore.
Dieu sait que le mal existe, il peut donc le supprimer mais il ne veut pas... un tel Dieu serait cruel et pervers, donc inadmissible.
Dieu sait que le mal existe, il veut le supprimer mais il ne peut le faire ... un tel Dieu serait impuissant, donc inadmissible.
Dieu ne sait pas que le mal existe... un tel Dieu serait aveugle et ignorant, donc inadmissible."
Épicure / 341-270 avant notre ère /

Whitehead choisit la seconde option, Dieu n'est pas tout puissant et ce n'est pas inadmissible, Leibniz rejette la seconde affirmation. Whitehead va expliquer que Dieu est conscient de la tragédie de la vie, il est le camarade-victime qui comprend. Ainsi, on ne nie pas le mal, on l'accepte. Dieu va montrer comment surmonter le mal, les entités actuelles peuvent ainsi surmonter le mal en prenant exemple sur Dieu. Whitehead repose sa théorie sur la vie de Jésus de Nazareth. De la même manière que les entités surmontent le chaos par l'harmonie en décidant de se guider en s'accordant sur l'harmonisation conceptuelle divine, elles peuvent surmonter le mal par le bien en imitant Dieu, c'est-à-dire, en choisissant les datas qui découlent d'une transmission graduelle, de préhensions en préhensions et donc de Dieu vers les entités actuelles. Jean Wahl 87(*) explique que Dieu sauve le monde comme un musicien intègre à sa symphonie triomphante les douleurs des dissonances. Le mal n'est pas éliminé, il est vaincu.

« Le rôle de Dieu n'est pas de combattre la force productrice par une autre force productrice, ni la force destructrice par une autre force destructrice ; il réside dans le labeur patient de l'irrésistible rationalité de son harmonisation conceptuelle. Il ne crée pas le monde, il le sauve ; ou plus précisément, il est le poète du monde, qu'il dirige avec une tendre patience par sa vision de vérité, de beauté et de bonté. »88(*)

La définition de Dieu étant différente pour Leibniz et Whitehead, chacun traite différemment la question du mal.

CONCLUSION :

Le Dieu de Whitehead est très différent de celui de Leibniz. C'est un Dieu immanent, un Dieu ami, un Dieu proche, qui participe avec la création à l'avancement du monde, c'est un Dieu qui est à la fois permanent et mobile. Ce n'est pas un Dieu efficient et créateur comme le Dieu de Leibniz. C'est un Dieu qui dépend du monde, le monde crée Dieu et Dieu crée le monde, c'est du donnant-donnant. C'est une source morale, qui montre l'exemple, qui ne contraint pas mais persuade, qui n'impose pas mais attire. Il est libre au même titre que les entités actuelles car le futur est ouvert et imprévisible. Ce n'est pas un Dieu tout puissant, ce n'est pas un Dieu coupable du mal, ce n'est pas un Dieu personne ou souverain, c'est une entité qui essaie de surmonter le mal et qui montre au monde comment parvenir à le vaincre. Le Dieu de Whitehead est un Dieu laïcisé. S'il n'est qu'un principe d'exemplification, est-il un Dieu au sens terminologique traditionnel ? Ne faudrait-il pas inventer un terme nouveau pour désigner cette entité qui au final, est une entité plus élaborée, aboutie et sur laquelle, toutes les autres entités peuvent se référer pour se guider convenablement. Ne pourrait-on pas même se passer de cette unique entité exemplificatrice ? Et considérer que l'univers de Whitehead est un univers organique qui avance par tâtonnements successifs et dans lequel certaines entités prédominent sur d'autres et dirigent par leur succès, le monde vers davantage d'ordre ? Whitehead semble avoir vidé Dieu de sa substance au point que sa philosophie n'a qu'un lointain lien de parenté avec le théisme.

2.4 Conclusion générale

La philosophie organique rompt avec la tradition leibnizienne. Whitehead s'oppose à la substantialisation du monde, à l'isolation des monades et à leur relation interne, à l'espace-temps conçue comme imagination de l'esprit et à la doctrine traditionnelle de Dieu. Il entend actualiser les thèses leibniziennes en les intégrant dans une vision du monde qui repose sur le réalisme scientifique contemporain, l'univers s'insert dans l'espace-temps, il est ouvert sur l'avenir, il est infini, il est imprévisible, indéterminé. Il est vivant, il évolue et contient en lui le principe d'exemplification (Dieu whiteheadien) qui lui sert de guide.

3. COSMOLOGIE D'AN WHITEHEAD ET G.W LEIBNIZ : RUPTURE DES SYSTEMES MAIS CONVERGEANCE DES MODELES.

3.1 Système de Whitehead : un monde ouvert, en essai (évolutionnisme)

D'abord, résumons le système cosmologique de Whitehead :

1. L'univers est ce Tout constitué de parties ultimes. Effectivement, Whitehead atomise le réel et fait jaillir l'unité de la multiplicité, il reprend ainsi la notion d'individualité et le principe d'harmonie à Leibniz.

2. Les parties ultimes sont définies comme des entités individuelles, perceptives et sensitives. Ce sont des créatures monadiques, des énergies physiques, des occasions d'expérience qui sentent le monde, ces entités s'insèrent dans le temps et l'espace, ce sont des « époques cosmiques », des « volumes spatiaux ». (Whitehead utilise aussi un vocabulaire emprunté à la physique moderne pour qualifier ses entités : des entités électroniques et protoniques ou encore les plus ultimes quantas d'énergie). Ces entités qui sentent le monde sont de nature psychique, Whitehead est influencé par le panpsychisme leibnizien ; les monades sont conçues par analogie avec nos âmes. Cela dit, Whitehead s'éloigne de son mentor lorsqu'il insert les entités dans le réceptacle espace-temps qu'il érige en réalité absolu alors que Leibniz conçoit l'espace-temps comme des imaginations de l'esprit dépourvues de réalité absolue.

3. Le monde est une société d'organismes hiérarchisés. Et ce sont les relations externes et directes entre les entités qui réalisent la réalité du monde. Les relations sociales entre les entités font le monde, sa nouveauté, son procès, sa futurisation, son déploiement, autrement dit, son avancée créatrice. Whitehead, ici, établit une hiérarchisation des organismes à l'instar de Leibniz et de sa hiérarchisation des monades. Toutefois, il préfère reposer son système cosmologique sur les relations externes directes entre les entités plutôt que les relations internes monadiques.

4. Dans ce système, Dieu est le principe d'exemplification de l'univers. Il guide l'univers. Whitehead rompt avec la conception traditionnelle du Dieu leibnizien, cause première de l'univers.

Le monde est donc cet univers en essai constitué de deux types de relations: relation entre objet éternel-événement et relation événement-évènement. De plus, l'univers est la somme des interconnexions et interdépendances des deux entités (objets éternel et événement) qui forment le monde.

L'événement est un nexus d'occasions actuelles ou d'entités actuelles. Les entités actuelles sont des « gouttes d'expérience » situées dans l'espace-temps, elles sont individuelles et même si elles disparaissent après avoir atteint leur but subjectif, elles sont objectivement immortelles.

Ces créatures atomiques sont régies par un mécanisme monadique :

1) la relation événement à événement

Les entités sont douées de préhension (= saisie, capture, feeling, sentir), il existe deux formes de préhension, les positives et les négatives.

Par les préhensions positives, les entités conservent les données (datas) produites par les autres entités, autrement dit, elles les insèrent dans leur configuration et par les préhensions négatives, elles rejettent les datas dont elles n'ont pas besoin. Dès lors, par les préhensions positives, il y a conservation du passé et par les préhensions négatives, il y a rejet, tri, synthèse pour faire l'avenir. Il s'agit de véritables trajectoires historiques.

Ces entités actuelles font donc l'unité à partir de la multiplicité et constituent chacune des perspectives particulières, des points de vue uniques du même univers. Le monde, c'est cette diversité et variété de perspectives particulières.

Ensuite, lorsque les entités se réalisent en parvenant à leurs buts, leurs fins subjectives, elles atteignent la satisfaction et deviennent des datas pour d'autres entités en voie de satisfaction et c'est en cela qu'elles sont qualifiées d'objectivement immortelles car recyclées à l'infini à travers le reste du monde. L'entité est « sujet » et « superject », c'est à dire qu'elle est à la fois le moteur et le résultat final, l'entité s'autoproduit.

2) la relation objet à évènement

Les objets éternels font leur ingression dans les événements (ils entrent à l'intérieur des évènements, c'est en quelque sorte le concept d'inhérence) pour leur donner leurs qualités (couleur, forme, odeur, structure etc..), ce sont les ingrédients des événements actuels. C'est à peu de chose près, le même rapport que celui des universaux aux particuliers.

Enfin, Dieu est le principe de concrescence, il règle le rapport entre les objets éternels et assure leur ingression dans les événements. Il est principe ordonnateur et d'exemplification, il est l'exemple de sens sans lequel il y aurait chaos et absurdité, il est ce fondement sur lequel le monde peut tirer sa référence s'il suit l'irrésistible attrait de Dieu. Dieu est dans et avec le monde, il participe, c'est un ami, un compagnon de création.

Pour conclure, le monde de Whitehead est un monde de relations, de feelings sous un mode conjonctif et disjonctif.

FIGURE 2 : schémas

DIEU

Passé

Futur

TRAJECTOIRE HISTORIQUE

UNIVERS INFINI EN EVOLUTION

POINT DE VUE 1

POINT DE VUE 2

POINT DE VUE 3

Légende :

Objet eternel (couleur, odeur, texture, logique...)

Événement (nexus d'entités psychiques : hommes, animaux, pierres, plantes...)

Objet éternel

+ Événement (Marie, la rose, le chat...)

(ingression)

L'univers de Whitehead est un monde en évolution, un monde en essai, un monde ouvert sur l'avenir. Whitehead est un penseur du progrès, influencé par l'évolutionnisme et par le chromatisme, son univers est ouvert spatialement et temporellement, c'est un monde qui avance par tâtonnement, en expérimentant, c'est un monde créatif et imprévisible.

C'est un monde qui repose sur la combinatoire et qui s'enrichit grâce aux relations externes avec toutes les choses qui constituent le monde. Cette conception évolutionniste de l'univers diffère de la conception de l'univers leibnizien.

3.2 Système de Leibniz : un monde ficelé, en développement (préformationnisme)

1. L'univers est ce Tout constitué de parties (unité dans la multiplicité).

2. Les parties ultimes sont des unités substantielles indivisibles de nature spirituelle. Le monde est composé d'une infinité de monades, d'atomes formels de nature psychique.

3. Les monades sont closes, « sans portes ni fenêtres ». Le monde est constitué à partir de ces univers miniatures clos, individuels et autonomes qui se développent et interagissent de manière interne.

4. Dieu est celui qui par son concours harmonise, accommode les monades entre elles et assure leur communication afin qu'elles forment l'univers avec de multiples perspectives.

Les monades sont les substances concrètes, les éléments des choses. Elles sont immatérielles et hors du temps et de l'espace, elles ne périssent ni ne débute, elles existent par fulguration et sont toutes distinctes (principe des indiscernables). Les relations internes régissent les monades, elles fonctionnent par une activité de développement interne, elles sont isolées mais interdépendantes.

L'activité de ces monades est la perception (représentation intérieure des choses externes) et l'appétition (passage d'une perception à l'autre, mouvement interne). Ces monades sont des entéléchies, ces monades peuvent subsister sans le monde extérieur. Mais pour qu'il y ait changement, les parties s'agencent pour faire avancer le monde, c'est l'entre-expression des monades par l'intermédiaire de l'harmonie préétablie : étant donné que tout est perception du même univers, quand la perception d'une monade change, les autres monades sont affectées intérieurement et par leurs propres lois, par ce changement, elles s'accommodent.

Dès lors, le dynamisme du monde présuppose le concours de Dieu qui comme un chef d'orchestre unifie les perceptions par le mécanisme de l'harmonie préétablie.

Il y a une hiérarchie des monades et la catégorisation des divers degrés de monades rend compte de ce que le monde contient (plus une monade a des perceptions claires, plus elle est active et parfaite) :

- Les objets et le végétal : monades nues, peu de perceptions et peu de désirs.

- Les animaux : monades âmes, perception avec mémoire, sentiment et attention.

- Les hommes, anges et génies : monades esprits, aperception (conscience) et raison.

L'union de l'âme et du corps est un accord entre monades, accord entre la monade ''moi'' active et l'assemblage de monades passives, le corps. Le vinculum substantielle est ce qui lie et donne une forme, il constitue l'individu.

FIGURE 3 : Schémas 

UNIVERS INFINI PREFORME, EN DEPLOIEMENT

Point de vue 2

Point de vue 3

Point de vue 4

Point de vue 1

LEGENDE :

= monade close et isolée (l'univers en est constitué d'une infinité)

Individu MARIE

Individu le chat

MARIE =

Monade esprit active

Monades passives (agrégat)

Vinculum substantielle

CHAT = ===

Monade âme active

Monades passives (agrégat)

Vinculum substantielle

DIEU orchestre cet univers.

Le monde de Leibniz est un monde infini, préformé qui n'a plus qu'à être déballé pour se développer de manière déterminée. Le monde leibnizien est un idéalisme mécanisé car il est composé d'automates sauf que leur nature est psychique. Effectivement, Leibniz n'a eu de cesse de chercher à comprendre Dieu, de rendre compte des raisons et de la manière par lesquelles il produit le monde et cela la conduit à inventer un système préfabriqué dans lequel Dieu a ficelé le meilleur des mondes possibles, un monde dans lequel tout est joué d'avance, un monde où plus rien ne peut entrer, un monde qui ne demande plus qu'à se déployer sous le regard divin.

A l'inverse de Whitehead, chez Leibniz, il n y a pas l'idée d'adaptation, de lutte pour plus de perfection car pour le philosophe allemand, tout est en germe et ce qui se déroule n'est que le développement de ce germe initial, c'est ce principe conducteur, le préformationnisme qui fait que Leibniz décrit un univers en déploiement, le développement n'est que épanouissement, ce qui est en puissance se débarrasse de son enveloppe pour s'épanouir. Il n y a rien d'inédit qui vient s'ajouter à ce qui a été prévu par Dieu, tout est déjà prédéterminé car tout est planifié par avance par Dieu.

A priori, la cosmologie de Whitehead semble s'opposer à celle de Leibniz. En effet, Whitehead nous présente une vision de l'univers très éloignée de celle de son inspirateur, c'est une conception en phase avec la science moderne (la théorie de l'évolution, les théories de la relativité, la mécanique quantique) qui ont injecté l'incertitude et les probabilités dans nos conceptions et se sont mis à décrire un univers en évolution, qui avance par tâtonnements, par essais. La divergence de point de vue avec Leibniz s'explique donc en partie par la différence de contexte, la doctrine de Leibniz s'insère dans un contexte dans lequel le mécanisme classique prédomine (Galilée, Descartes, Huygens, Newton), l'univers est conçu comme une machine réglée par des lois naturelles déterminées.

Néanmoins, Leibniz se démarque de ses contemporains, il appréhende l'univers de manière innovante et c'est ce qui fait que la métaphysique leibnizienne qui a inspiré Whitehead contient des principes utiles pour conceptualiser la physique quantique.

3.3 Leibniz et Whitehead, des métaphysiciens, des modélisateurs pour la physique quantique?

La physique classique (mécanique classique newtonienne, électromagnétisme maxwellien et thermodynamique) a longtemps décrit notre monde de manière déterministe et localement causale. Le monde est constitué d'objets possédants des propriétés propres (la substance en tant que support des qualités) et qui se situent dans un espace temps absolu. Puis, des faits expérimentaux tels que le corps noir et l'effet photoélectrique ne sont plus expliqués par les principes de la physique classique. La théorie des quantas, exposée par Max Planck et la théorie des particules de lumière (futurs photons) proposée par Einstein pour résoudre ces problèmes expérimentaux, bouleversent la vision classique et signe l'acte de naissance de la physique moderne et de la mécanique quantique. Effectivement, les ondes et les particules vont se confondre, la lumière n'est plus décrite uniquement en termes d'ondes mais aussi en termes de corpuscules (la lumière est une onde constitué de tas de petits quantas, les photons) et l'atome n'est plus expliqué uniquement en termes de corpuscules mais aussi en termes d'ondes (l'électron est un corpuscule, une particule mais il a un comportement ondulatoire.).

Cette dualité onde corpuscule sera démontrée par divers expériences notamment celle de Davidsson-Germer qui confirmera la théorie de Louis De Broglie stipulant que toute particule en mouvement a un comportement ondulatoire (émission de photons par l'électron). Les électrons peuvent se comporter soit comme des particules soit comme des ondes et la mesure ne permet pas de prédire le comportement des électrons puisque mesurer, perturbe et oriente le comportement de l'électron (effectivement, les moyens d'observation diffuse une infime projection de matière, des photons qui vont perturber le comportement des électrons observés), pour saisir et prédire le comportement des électrons observés, on va basculer dans le monde des probabilités.

Dès lors, la physique quantique va décrire le monde de manière simplement prédictive, probabiliste, indéterministe et holiste. On ne parle plus d'objets mais d'états quantiques (fonction ou vecteur d'état), la localisation est élargie, il y a action à distance et une non localisation.

Le principe d'incertitude de Heisenberg, l'effet tunnel de Gamow, le principe de superposition de Schrödinger, l'intrication quantique, la non séparabilité, autant de constatations expérimentales qui de par leur étrangeté bouleversent le sens commun et nos modes de raisonnement classiques. C'est un large boulevard qui s'ouvre à la philosophie.

Après cette brève schématisation du passage de la mécanique classique vers la mécanique quantique, nous allons voir à présent comment Whitehead offre un cadre, des schèmes de pensée sur lequel peut s'appuyer la physique quantique. Nous verrons aussi comment les intuitions fabuleuses de Leibniz font de lui un philosophe visionnaire qui eut une influence certaine sur Whitehead.

En effet, Whitehead critique la conception traditionnelle substance-qualités et rejette le cadre spatio-temporel absolu (il adhère aux thèses relativistes de son contemporain Einstein). Il remplace l'ontologie de l'être par l'ontologie relationnelle, il développe les idées de devenir auto-créatif, de pôle mental, de potentialités, autant de notions qui viennent conceptualiser les constatations expérimentales de la physique quantique. En effet, Whitehead part de l'expérience pour ériger des concepts et cette méthodologie fait en sorte que Whitehead parle le même langage que la physique quantique : les événements, les entités, les nexus, les préhensions, le devenir, le  subjective aim etc.

Afin de saisir de quelle manière la philosophie de Whitehead s'accommode à la physique quantique, analysons les concepts fondamentaux de cette discipline.

La dualité onde-particule pose un problème conceptuel de premier ordre, les objets physiques ne sont à proprement parler ni des ondes ni des particules, c'est autre chose, mais quoi donc ? Effectivement, La frontière classique entre onde et particule est tombée, Einstein a montré que l'énergie peut se transformer en matière (la matière étant la condensation de vaste quantité d'énergie) et De Broglie que la matière peut émettre de l'énergie, dès lors, il devient difficile de définir ce qu'est un objet physique.

Prenons l'exemple de l'électron :

FIGURE 4 :

E1

E2

Le saut qu'effectue l'électron de l'orbite E2 à l'orbite E1 moins énergétique entraine qu'il cède une partie de son énergie en émettant un photon. A l'état E2, l'électron est excité, à l'état E1, l'électron est désexcité.

Mais alors qu'est ce que l'électron, une onde, une particule ? Ni l'un, ni l'autre ou les deux à la fois ? C'est là que les considérations du philosophe Whitehead peuvent être intéressantes. Il est inutile de chercher à comprendre l'essence de l'électron, quel est son être car il ne faut plus l'envisager comme une substance mais comme un événement. L'électron est un événement, un point espace-temps, c'est une entité actuelle « bouffées d'existence » qui ne durent pas, les objets physiques (électron, photon, proton, neutron etc.) sont des particules cosmiques éphémères, elles naissent, se réalisent par préhension et disparaissent. Quand il y a permanence, on parle alors de nexus (cellule, molécule, atome etc.). Les particules-événements interagissent entre elles, expérimentent ici et là, elles s'étendent les unes sur les autres (principe d'extension) et finissent par former une figure déterminée et unifiée. Le principe d'extension est essentiel car c'est ce qui permet d'intégrer de la continuité dans la discontinuité, si l'univers est constitué de particule-événement avec leur trajectoire propre (discontinuité), le principe d'extension va donner une certaine cohérence et unifier les trajectoires personnelles dans le tout (continuité).

La multiplicité se fond dans l'unité, Whitehead hérite cela de Leibniz. En effet Leibniz est celui qui concilie le discontinu avec le continu. Avec le principe d'individualité, il fonde le monde ouvert à l'infiniment petit autant mathématiquement que philosophiquement, derrière la masse apparente, il y a les individualités, c'est le discontinu. Cette découverte va contribuer à permettre à la science de l'époque de prendre un élan considérable et c'est en cela que l'on peut dire que l'influence de Leibniz sur la science moderne est incontestable. Mais il ne s'arrête pas là puisqu'il voit la nécessité de concilier le discontinu avec le continu, il développera alors le principe de continuité qui garantit que dans une série, chaque position intermédiaire est occupée, c'est-à-dire que entre deux positions, il y a toujours une série intermédiaire qui garantit le passage de l'un à l'autre, autrement dit il n y a pas de vide, tout passage a lieu par degrés. C'est la célèbre formule de Leibniz : « la nature ne fait pas de sauts ».

Or la loi de continuité ainsi décrite par Leibniz est rejetée par la physique quantique, effectivement, Niel Bohr démontre que le vide existe bel et bien dans la nature, l'atome est constitué d'électrons, d'un noyau et de vide, l'électron passe d'une orbite à l'autre par des sauts quantiques. La physique quantique repose sur la discontinuité, or il est nécessaire de parvenir à concilier le continu avec le discontinu comme l'avait pressenti Leibniz pour permettre à la physique quantique d'être cohérente. Cela dit, il ne faut pas tomber dans l'anachronisme, l'univers conceptuel de Leibniz est différent de celui proposé par la physique quantique même si une idée comme le panpsychisme (les plus infimes parties de l'univers ont une nature psychique) se révèle être un concept utile pour appréhender les phénomènes quantiques.

Whitehead quant à lui tente la conciliation du continu et du discontinu en concevant l'univers comme ce réceptacle platonicien constitué de relations conjonctives et disjonctives s'incluant les unes dans les autres.

Second précepte quantique ; le principe d'incertitude de Heisenberg. Il stipule qu'il est impossible de connaître à la fois la position et la vitesse d'une particule. Pour saisir ce principe, il ne faut pas penser la particule comme un objet corpusculaire. La particule est un objet quantique ayant une certaine extension dans l'espace et une certaine durée de vie en temps, elle est représentée alors non plus par un ensemble de valeurs scalaires (position, vitesse) mais par une fonction d'onde décrivant sa distribution spatiale. Cette conception renverse la vision classique de la localisation dans l'espace-temps. Whitehead comme on l'a vu précédemment dans le mémoire met fin à la notion classique de localisation dans l'espace, il remplace la trajectoire par « la probabilité de présence », l'électron est « quelque part » dans une certaine région qui occupe un petit volume défini par l'onde de probabilité qui lui est associé. Cette définition de Whitehead concorde parfaitement avec la définition de la fonction d'onde quantique comme probabilité de la présence d'une particule dans un variable espace-temps. La notion de région chez Whitehead est essentielle, la région peut englober diverses sociétés, société électromagnétique, moléculaire, cellulaire, protonique, électronique etc. Les lois de la nature marquent certaines régions et d'autres pas. Ainsi, il y a des régions où s'imposent les lois des la physique classique et les lois de la physique quantique. Le monde est alors constitué de strates de réalités, de régions différentes avec leurs propres lois (quantique, biologique, classique).

Passons au principe de superposition de Schrödinger, Etienne Klein résume parfaitement ce principe dans son livre « La physique quantique »89(*) : I (a + b) (aA + bB)

FIGURE 5 :

I

a

a

b

(a + b)

Décision a donc A

Décision b donc B

A

B

Ce principe suppose que théoriquement, deux états quantiques partiels évoluent chacun dans deux univers indépendants. La particule peut être dans deux endroits. Si l'on reprend la métaphore du Chat de Schrödinger, tant que il n y a pas eu de mesure, tant que l'on n'ouvre pas la boîte, le chat est à la fois mort et vivant. Il y a donc deux degrés de réalités, l'espace abstrait où évoluent les vecteurs d'états et l'espace physique où se déroulent les phénomènes. Avec la mesure, tout les possibles s'anéantissent sauf un. C'est ce que l'on nomme « le flou quantique », c'est cette indétermination, cette superposition dans un espace abstrait, ce mélange a+b qui ne peut être brisé que par la mesure. C'est uniquement lorsqu'il y aura mesure, qu'il y aura décision et probabilité qu'il y ait tel ou tel résultat mais tant que la mesure n'est pas faite, ni l'état interne, ni la localisation de la particule, ne sont définis. Le monde quantique est donc un monde théoriquement imprévisible car il n'y a pas de facteur de détermination ou alors il y aurait un variable caché qui expliquerait la détermination mais que l'on ne connait pas encore. La physique quantique serait incomplète. Whitehead avec le panpsychisme qu'il reprend à Leibniz rend compte de cette bizarrerie quantique. Leibniz est le premier à considérer la monade, cette unité ultime de l'univers, comme une unité psychique doté de conscience et de perception, il lui attribue une force primitive, l'entéléchie à l'origine de l'appétition qui permet le développement interne. Cette conception va se révéler clairvoyante, elle attribue à la matière, une capacité mentale, une capacité d'organisation à l'origine du changement. Whitehead reprend cette idée et l'actualise pour la conformer à la physique moderne ; toute entité a un pôle mental, elle est dotée d'entéléchie, de capacité de décision. La particule a face à elle divers possibilités et rien ne la détermine à l'une ou à l'autre, c'est par le mécanisme de préhension, qu'elle finit par décider le chemin qu'elle va emprunter.

Marc de Lacoste Lareymondie 90(*) explique que ce présupposé peut être intégré dans la mécanique quantique et que d'ailleurs, elle le contient déjà même un peu, il peut faire sortir d'une impasse physicaliste qui a dominé en science. Effectivement, le principe de superposition s'explique selon Marc de Lacoste Lareymondie par le principe de relativité avancé par Whitehead : chaque entité a la potentialité d'être un élément dans une concrescence réelle de plusieurs entités pour former une seule entité. Autrement dit, une pluralité de potentialités d'entités en diversité disjonctives, par le phénomène de préhension acquièrent l'unité réelle de l'entité actuelle unique. L'entité actuelle unique est un nexus et c'est la mesure qui entraîne son unité, cette dernière dure un tant avant de disparaître.

Autre loi quantique, le principe d'intrication. La vision classique considère qu'un objet est une unité localisée à tel endroit de l'espace sur lequel il n y a aucune influence. Autrement dit, l'effet d'un objet sur l'autre décroit avec la distance jusqu'à ne plus l'influencer. Or cette vision est contredite par la mécanique quantique. Deux états quantiques séparés par de grandes distances spatiales ne sont pas indépendants, ils sont intriqués, c'est-à-dire que il y a des corrélations entre les propriétés physiques observées des deux systèmes. C'est la non-séparabilité quantique, l'état d'un objet quantique va correspondre à un autre objet quantique séparé par une longue distance. Dès lors, soit il y a information transmise à la vitesse de la lumière entre les deux objets mais cette explication n'est pas suffisante car la corrélation des deux états se fait instantanément, soit ils sont reliés intrinsèquement et il faut les considérer comme un système unique. Marc de Lacoste Lareymondie expliquent que les particules corrélées constituent un ensemble d'occasions actuelles, nexus ou événement, qui répond à des caractéristiques : Tout ensemble d'occasions actuelles implique une unité en raison de l'immanence mutuelle des occasions. Dans la mesure où elles sont unies, les occasions exercent les unes sur les autres une contrainte mutuelle.

Enfin, abordons la question de l'identité et du principe des indiscernables. Leibniz considère que deux substances ne se ressemblent jamais entièrement, il y a toujours des différences intrinsèques autrement deux êtres rigoureusement identiques ne feraient qu'un. Dès lors, il n y a pas un objet au monde qui soit semblable intrinsèquement à une autre, tout ce qui est réel est différent, c'est ce qui fait la variété et la singularité. Or, ce principe leibnizien qui a longtemps dominé est remis en cause par la physique quantique, il existe des particules indiscernables, identiques que l'on ne peut différencier même théoriquement. Mais cela pose le problème de l'identité propre de ces particules indiscernables, si deux particules sont identiques alors elles sont une seule et même entité. Or, il existe des cas où N particules peuvent être strictement dans le même état (condensat de Bose-Einstein) sans qu'on ait affaire pour autant à une seule et unique entité. C'est un véritable paradoxe. Les systèmes quantiques ne sont pas des individus identifiables.

Il n'existe donc pas d'individualité à l'échelle quantique.

La physique quantique bouleverse le sens commun et le mode de raisonnement classique. Whitehead part de l'observation et produit des schèmes capables d'interpréter les données expérimentales mais cette attitude est-elle réellement fructueuse ? Conformer les schèmes à l'observation sans apporter une clé de compréhension inédite capable d'unifier et clarifier la pensée quantique, est-ce utile ? On revient à la controverse Bohr-Einstein.

Einstein reconnait l'utilité pratique de la mécanique quantique mais il nie qu'elle dépeigne les structures intimes du réel. Einstein considérait donc que la physique quantique était incomplète et qu'il restait quelque chose à découvrir.

Niel Bohr se garde d'évoquer la réalité intime des choses. On ne peut comprendre le comportement des particules qu'avec leur interaction avec les appareils de mesure. La théorie ne doit décrire que les phénomènes qui incluent le contexte expérimental qui les fait se manifester. La physique quantique le fait parfaitement et c'est ce qui est important, nul besoin de sonder la réalité. La physique quantique est complète, il n'y a pas à s'embarrasser de considérations au sujet de la réalité objective.

La position d'Einstein considère la physique quantique comme incomplète, il nous manque des données pour comprendre comment le monde est déterminé. Cette vision se rapproche davantage des doctrines classiques comme celle de Leibniz qui conçoit un monde déterminé, régit par le principe de raison suffisante plutôt que par le hasard.

La position de Bohr considère la physique quantique comme complète car elle rend compte de phénomènes qui sont indéterminés, hasardeux, probabilistes. La description est juste, il n y a rien à découvrir d'autre. Cette vision se rapproche de la doctrine whiteheadienne qui dépeint un monde indéterminé, basé sur les potentialités, un univers en essai.

Finalement, c'est le point de vue de Bohr qui a triomphé, l'expérimentation a appuyé la non-séparabilité quantique plutôt que la localisation à variable caché mais la discussion est loin d'être close, les certitudes d'aujourd'hui peuvent rapidement être balayées par les découvertes de demain, la science physique évolue et remet sans cesse en question les dogmes solidement établis.

CONCLUSION

Notre étude sur le lien de filiation qui existe entre Whitehead et Leibniz a tenté de montrer que le philosophe anglo-saxon hérite de Leibniz nombres de thèmes. La double formation mathématico-philosophique de Whitehead lui permet de former une philosophie rigoureuse, influencée par les mathématiques et soucieuse des avancées scientifiques de son époque. Cette sensibilité le rapproche de Leibniz, effectivement, à une époque où la spécialisation du savoir ne fut pas aussi manifeste qu'elle l'est à notre époque contemporaine et où le divorce entre science et philosophie ne s'était pas encore opéré, la science cohabitait paisiblement avec la philosophie et chacune suivait l'autre de près. La philosophie de Leibniz revêt un caractère rigoureux, elle est marqué par des concepts logiques et mathématiques mais elle est aussi influencée par bien d'autres disciplines, Leibniz fut un esprit universel qui embrassa un large savoir et l'utilisa pour produire une philosophie brillante. Whitehead partage avec Leibniz non seulement l'exercice d'une philosophie marquée par des compétences logico-mathématiques mais également des aspirations communes, comme l'importance de la métaphysique, de l'esthétique, de l'harmonie et une certaine volonté de concilier religion et science.

En outre, Whitehead comme Leibniz critique la conception cartésienne de la géométrisation du monde et privilégie un modèle dynamique davantage capable de rendre compte de la richesse, de la diversité et du changement dans le monde. Aussi, la philosophie organique de Whitehead reprend les thèmes centraux de la monadologie (panpsychisme, individuation du réel et les mécanismes monadiques : entéléchie, perception, perspective, entre-expression, appétition) au point que Jean Wahl qualifie cette philosophie de « monadologie sans monades ».

Néanmoins, Whitehead va se réapproprier la métaphysique leibnizienne pour produire une cosmologie inédite qui repose sur ses convictions personnelles. Il rejette les relations internes et la substantialisation du monde défendues par Leibniz, il ouvre les monades et met fin à leur isolation. Il affirme la réalité de l'espace-temps contre Leibniz qui les considère comme des concepts purs de l'esprit, des imaginations sans réalité concrète. Il conçoit un Dieu cum et in machina, un Dieu compagnon, camarade de la création en opposition avec la vision traditionnelle du Dieu leibnizien, législateur, empereur tout puissant et principe métaphysique ultime. Il s'insurge contre le nécessitarisme leibnizien et le déterminisme pour préférer un monde indéterminé, autonome, un monde qui s'autoproduit. Enfin, il propose une théodicée différente de celle de Leibniz qui n'a pas pour but de disculper Dieu du mal mais qui cherche à réconforter l'humanité, le Dieu de Whitehead est une entité qui essaie de surmonter le mal et qui montre au monde comment parvenir à le vaincre.

Whitehead parvient ainsi à vider Dieu de sa substance au point que sa cosmologie pourrait tout à fait se passer de son existence.

Whitehead nous présente au final un univers en essai, en évolution, en processus, ouvert sur l'avenir et qui avance par tâtonnements successifs tandis que Leibniz expose un univers préformé, ficelé auquel rien ne peut s'ajouter après planification divine; ce monde en germe n'a plus qu'à se déployer, s'épanouir sous le regard divin. Ce sont à priori deux conceptions différentes de l'univers mais qui renferment des thèmes communs, c'est ainsi que Whitehead et Leibniz proposent des schèmes, des modèles utiles pour la physique quantique. Mais, il faut modérer nos propos, Leibniz présente une métaphysique en phase avec son temps, on ne doit pas tomber dans l'anachronisme et faire de Leibniz, un modélisateur de la physique quantique, on peut seulement affirmer que certaines intuitions comme le panpsychisme ont des résonances sur la physique quantique.

Whitehead est un grand philosophe parce qu'il réalisa une synthèse de l'histoire de la philosophie en incluant dans sa métaphysique, les idées brillantes de bon nombres de philosophes dont en première place, celles de Leibniz tout en ayant le souci constant de se conformer à la réalité scientifique de son époque.

Si A.N. Whitehead déclare dans Procès et Réalité que «  la généralisation la plus sûre qui peut être faite au sujet de l'histoire de la philosophie occidentale est qu'elle est une succession d'apostilles à Platon. »91(*), et bien, l'on peut détourner cette célèbre formule et affirmer finalement que d'une certaine manière « la philosophie de A.N. Whitehead n'est qu'une série d'annotations aux écrits de G.W. Leibniz ».

Finissons par citez Whitehead :

« De même que Descartes introduisit la tradition intellectuelle qui maintint, par la suite, la philosophie en contact avec le mouvement scientifique, Leibniz introduisit des procédures d'organisation. (...) Les écoles philosophiques de ce siècle devraient s'appliquer à réunir les deux courants en une expression d'une image du monde dérivée de la science, et par là même mettre un terme au divorce entre la science et les affirmations de nos expériences esthétiques et éthiques. » 92(*)

Et bien c'est toute l'entreprise philosophique à laquelle s'est livré avec passion A.N. Whitehead.

LISTE DES ILLUSTRATIONS

FIGURE 1 : graphique de l'auteur. 24

FIGURE 2 : schémas de l'auteur. 52

FIGURE 3 : Schémas de l'auteur. 54

FIGURE 4 : schémas de l'auteur. 57

FIGURE 5 : reproduction d'un graphique tiré de l'ouvrage  La physique

quantique , Etienne Klein, Flammarion. 1996. France. 59

BIBLIOGRAPHIE

I. SOURCES PRIMAIRES

· GOTTFRIED WILHELM LEIBNIZ

Fichant M. Discours de métaphysique, suivi de Monadologie et autres textes, Paris, Gallimard, Folio-Essai, 2004.

Frémont C. Système nouveau de la nature et de la communication des substances, et autres textes, Paris, GF-Flammarion, 1994.

Robinet A. Correspondance Leibniz-Clarke, Paris, PUF, 1991.

Brunschwig J. Essais de Théodicée, Paris, Flammarion, 2008, collection Le monde de la philosophie.

Die philosophischen Schriften, Vol VII, Berlin, 1875-1890, réimpression: Hildesheim, G.Olms, 1960-1961.

· ALFRED NORTH WHITEHEAD

Breuvart J.M. et Parmentier A. Aventures d'idées, Paris, Cerf, 1993.

Charles D. Elie M. , Fuchs M...[et al.] , Procés et Réalité, Essai de Cosmologie, Paris, Gallimard, 1995.

Coururiau Paul. La science et le monde moderne, édition du rocher, Paris, 1994.

Douchement J. Le concept de nature, Paris, J. Vrin, 2006.

II. SOURCES SECONDAIRES

· COMMENTAIRES ET ETUDES DE LEIBNIZ G.W. :

Belaval Y. Leibniz, initiation à sa philosophie, Paris, J. Vrin, 1962.

Boehm A. le vinculum substantiale chez Leibniz, Paris, J. Vrin, 1962.

Herbert Knecht la logique de Leibniz ; l'âge de l'homme. 1981 Lausanne

· COMMENTAIRES ET ETUDES DE WHITEHEAD A.N. :

Ouvrages :

Cesselin F. La philosophie organique de Whitehead, Paris, PUF, 1950.

Deleuze G. Le Pli, Chap.VI, Paris, édition de minuit, 1988.

Wahl J. Vers le concret, Études d'histoire de la philosophie contemporaine, chap. « la philosophie spéculative de Whitehead » Paris, J. Vrin, 1932.

Articles:

Dumoncel J.C.  la transformation de la métaphysique  in revue Art De Comprendre, A. N. Whitehead, Le procès de L'univers et des savoirs, n° 18, juillet 2009.

Forget P. De l'acte à la puissance axiologique : un libre aperçu de la philosophie de A.N. Whitehead  in revue Art De Comprendre, A. N. Whitehead, Le procès de L'univers et des savoirs, n° 18, juillet 2009.

Gautero J.L.  La substance de Whitehead  in revue Art De Comprendre, A. N. Whitehead, Le procès de L'univers et des savoirs, n° 18, juillet 2009.

Johnson A.H. Leibniz and Whitehead  in Philosophy and Phenomenological Research, vol.19, N°3, (Mar. 1959) pp 285-305.

Stengers I. (coordination scientifique), L'effet Whitehead, Paris, J. Vrin, 1994 :

Article « A. N. Whitehead » John B. Cobb Jr

Weber M.  Individu et société selon Whitehead  in revue Art De Comprendre, A. N. Whitehead, Le procès de L'univers et des savoirs, n° 18, juillet 2009.

· OUVRAGES PHYSIQUE QUANTIQUE:

Etienne Klein,  La physique quantique  Flammarion. 1996. France.

Marc de Lacoste Lareymondie,  Une philosophie pour la physique quantique , L'harmattan, 2006, France, Paris.

· SITES INTERNET :

http://plato.stanford.edu/entries/whitehead/

http://en.wikipedia.org/wiki/Alfred_North_Whitehead#Ideas

http://www.cosmovisions.com/Leibniz01.htm

http://www.lofs.ucl.ac.be/recherche/seminaires/mutombo.html

* 1 P.45, Chap. 1, Partie 1 ; Procès et réalité (voir réf. bibliographie)

* 2 P.27-28 Article J.B. Cobb Jr « Alfred North Whitehead » (voir réf. bibliographie)

* 3 Cf réf. exacte dans la bibliographie

* 4 Article de Michel Weber, « individu et société selon Whitehead » (voir réf. bibliographie)

* 5 http://plato.stanford.edu/entries/whitehead/

http://en.wikipedia.org/wiki/Alfred_North_Whitehead#Ideas

* 6 Leibniz initiation à la philosophie, Belaval (voir réf exacte dans bibliographie)

+ Lien internet : http://www.cosmovisions.com/Leibniz01.htm

* 7 Marc-Polycarpe Mutombo, Logique comme langage, logique comme calcul : deux perspectives non disjointe. http://www.lofs.ucl.ac.be/recherche/seminaires/mutombo.html

* 8 Note 21 du £5 au Duc Johann Friedrich, octobre 1671, GP I, 57 ; Ak II, I 160

* 9 G W Leibniz : "Scientia generalis" (Philosophische Schriften, Voll VII, p 14 sq)

* 10 Cf Herbert Knecht, la logique de Leibniz ; l'âge de l'homme. 1981 Lausanne

* 11 Marc-Polycarpe Mutombo, Logique comme langage, logique comme calcul : deux perspectives non disjointe. http://www.lofs.ucl.ac.be/recherche/seminaires/mutombo.html

* 12 Article Denis Vernant, Russel et Whitehead. (Voir réf exacte dans la bibliographie.)

* 13 P. 207, A.N. Whitehead. Aventures d'idées, (Traduction Breuvart J.M. et Parmentier A.) Paris, Cerf, 1993.

* 14 P.178, A.N. Whitehead. Aventures d'idées, (Traduction Breuvart J.M. et Parmentier A.) Paris, Cerf, 1993 Ibidem.

* 15 P.180, Ibidem.

* 16 P.181, Ibidem.

* 17 P. 34, A.N. Whitehead. La science et le monde moderne (Traduction Coururiau P.) édition du rocher, Paris, 1994.

* 18 P.141, G.W. Leibniz, Essais de théodicée (cf réf bibliographie).

* 19 P.36, A.N. Whitehead. La science et le monde moderne (Traduction Coururiau P.) édition du rocher, Paris, 1994.

* 20 P.339, A.N. Whitehead. Aventures d'idées, (Traduction Breuvart J.M. et Parmentier A.) Paris, Cerf, 1993.

* 21 P.235, A.N. Whitehead. La science et le monde moderne (Traduction Coururiau P.) édition du rocher, Paris, 1994.

* 22 Chap. VI, Le pli, édition de minuit, 1988, Paris

* 23 P. 36, A.N. Whitehead, la science et le monde moderne (cf réf bibliographie)

* 24 P.89-90, chap. VI, Cesselin, la philosophie de l'organisme (cf réf bibliographie)

* 25 P.214, Whitehead, la science et le monde moderne (cf bibliographie)

* 26 P.219, Whitehead, la science et le monde moderne (cf bibliographie)

* 27 P. 17, A.boehm Vinculum substancielle chez Leibniz (cf bibliographie)

* 28 Ibidem

* 29 P.74, Whitehead, la science et le monde moderne (cf réf bibliographie).

* 30 P.479, Procés et Réalité de Whitehead (cf bibliographie)

* 31 P.248, Whitehead, Aventure d'idées (cf réf bibliographie).

* 32 Leibniz au P.Bouvet, 1697

* 33 P.72, Procès et réalité, Whitehead (cf réf bibliographie)

* 34 P.73 ibidem

* 35 P.381 Ibidem

* 36 P.481, Procès et Réalité, Whitehead (cf bibliographie)

* 37 P.183, La science et le monde moderne, Whitehead (cf bibliographie)

* 38 P.170, article Individu et société selon Whitehead, M.Weber (cf bibliographie)

* 39 £20 Monadologie de Leibniz, p.224 (cf réf bibliographie)

* 40 P. 123, Procès et réalité, Whitehead.(cf bibliographie)

* 41 P.269, Aventure d'idées, Whitehead. (cf bibliographie)

* 42 P.404 P.R (procès et réalité), Whitehead (cf bibliographie)

* 43 P. 131, P.R, Whitehead (cf bibliographie)

* 44 P.128, La science et le monde moderne, Whitehead (cf bibliographie)

* 45 P.68, P.R, Whitehead (cf bibliographie)

* 46 Citations £ 1 et 3 Monadologie (cf bibliographie)

* 47 £6 Monadologie (cf bibliographie)

* 48 P.232, Aventure d'idées, Whitehead (cf bibliographie)

* 49 £7 Monadologie (cf bibliographie)

* 50 P.255, P.R, Whitehead (cf bibliographie)

* 51 Article la transformation de la métaphysique par J.C. Dumoncel (cf bibliographie)

* 52 P.55, La philosophie organique de Whitehead, F. Cesselin (cf bibliographie)

* 53 P.89, La science et le monde moderne de Whitehead (cf bibliographie)

* 54 Article De l'acte à la puissance axiologique, un libre aperçu de la philosophie de Whitehead, P. Forget (cf bibliographie)

* 55 P.231 Aventure d'idées, Whitehead (cf bibliographie)

* 56 P.357 P.R, Whitehead (cf bibliographie)

* 57 P.358, P.R, Whitehead (cf bibliographie)

* 58 P.302-303, Aventure d'idées, Whitehead (cf bibliographie)

* 59 £15, Monadologie, Leibniz P.223 (cf réf bibliographie)

* 60 P.87, P.R, Whitehead (cf bibliographie)

* 61 P.84, P.R, Whitehead (cf bibliographie)

* 62 P.89 la science et le monde moderne, Whitehead (cf bibliographie)

* 63 P.85, Ibidem

* 64 Note 1 p.178, Vers le concret, J.Wahl (cf bibliographie)

* 65 P.168-169 de l'article de Michel Weber, individu et société selon Whitehead (cf bibliographie).

* 66 Cf réf. Bibliographie

* 67 Article La substance de Whitehead, J.L. Gautero (cf réf. Bibliographie)

* 68 Ibidem

* 69 P.333, P.R. Whitehead (cf bibliographie)

* 70 P.137, P.R, Whitehead (cf bibliographie)

* 71 P.83, Correspondance Leibniz-Clarke, VII, 2 juin 1716 quatrième écrit de Leibniz (cf réf bibliographie)

* 72 P.53, Correspondance Leibniz-Clarke, 25 février 1716, 3ème écrit de Leibniz (cf bibliographie)

* 73 P.122, Ibidem, IXbis MI-août 1716, 5ème écrit de Leibniz (cf bibliographie)

* 74 P.140, P.R., Whitehead (cf bibliographie)

* 75 P. 146, Correspondance Clarke-Leibniz, IXbis MI-août 1716, 5ème écrit de Leibniz (cf bibliographie)

* 76 P.42, Correspondance Clarke-Leibniz, lettre 6 Décembre 1715, Leibniz à Conti (cf bibliographie)

* 77 Article « Leibniz and Whitehead » A.H Johnson (cf bibliographie)

* 78 P.527, P.R (cf bibliographie)

* 79 P.529, Ibidem

* 80 P.175, Ibidem

* 81 P.185, Aventure d'idées, Whitehead (cf bibliographie).

* 82 P.72, Système nouveau de la nature, Leibniz (cf bibliographie)

* 83 P.85, ibidem

* 84 P.167, P.R., (cf bibliographie)

* 85 P.391, Ibidem

* 86 Article « Leibniz and Whitehead », A.H Johnson (cf bibliographie)

* 87 Vers le concret, J. Wahl ( cf bibliographie)

* 88 P.532, P.R, Whitehead (cf bibliographie)

* 89 E. Klein. La physique quantique. Flammarion. 1996. France

* 90 Une philosophie pour la physique quantique, Marc Lacoste Lareymondie, L'harmattan, 2006, France, Paris.

* 91 P. 98, Procès et réalité, Whitehead (cf bibliographie).

* 92 P.184, la science et le monde moderne, Whitehead (cf bibliographie)






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"I don't believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hand of governments. We can't take it violently, out of the hands of governments, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can't stop ..."   Friedrich Hayek (1899-1992) en 1984