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Retour sur des témoins oubliés : les sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau (1942-1944).

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par Morgane Loiselle
Université de Paris Ouest Nanterre - La Défense  - Master Recherche en Histoire Contemporaine 2010
  

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PARTIE II

Ecrire pour exister : saisir l?univers des

Sonderkommandos

« [...] Les psychologues désireux d?étudier et d?appréhender l?état d?esprit des gens qui ont prêté leur concours à un travail aussi sale, honteux, cruel. Ce serait intéressant ! Mais qui sait si ces chercheurs appréhenderont la vérité ? Si quelqu?un sera en mesure de comprendre ?182 ».

Ainsi, au-delà de la réalité des lieux, des dates, des noms, Zalmen Gradowski invite le lecteur à découvrir toute une série de pensées clairement énoncées, mais aussi un récit construit, souvent marqué par le peu d?attention accordé à tel ou tel détail matériel mais soucieux de fournir des éléments qui permettraient de se plonger dans la réalité de l?extermination. C?est au coeur du génocide, au moment même où les atrocités se produisaient qu?est né l?impératif de devoir témoigner. Les Meguilots de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et de Zalmen Lewental témoignent alors d?une réalité historique incomparable avec les autres récits des Sonderkommandos car méme s?ils ont vécu, travaillé et souffert ensemble, les conditions radicalement différentes dans lesquelles ils ont été amenés à écrire, les ont conduits à leur donner des formes et des contenus totalement divers. Par conséquent, il convient d?entrer pleinement dans l?esprit des auteurs en mêlant l?analyse littéraire à la recherche historique afin de saisir toute la portée de tels témoignages.

182 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 121.

Chapitre I

Le témoin instrumentaire

Chacun des auteurs, en choisissant de se positionner en tant que témoin porteur de fait historique, a été amené à se placer à moindre mesure en tant que témoin instrumentaire183. Cette expression tend en effet à désigner celui qui, conscient des faits qu?il rapporte selon des procédés stylistiques divers, témoigne au nom de la postérité mais aussi au nom de ceux qui ne seront plus à même de témoigner. Les auteurs se sont ainsi investis d?un devoir de transmission, ce qui, à travers le travail d?écriture, est amené à toucher le lecteur. C?est à partir de ce moment que les auteurs sont en proie à la subjectivité : « il est impossible au témoin de relater ce qu?il a fait et vu en restant strictement objectif. Il est homme et il est artiste, plus au moins ; la fidélité mécanique du cinématographe lui est donc interdite184 ». Cette notion définie par Jean Norton Cru tend à redéfinir le travail de l?historien lorsqu?elle s?applique à l?étude de ces témoignages. L?analyse de la subjectivité permet en réalité de renseigner l?analyste sur ce que pensaient les témoins, sur ce qu?ils ressentaient et sur ce qu?ils voulaient faire passer au moment oü ils le transcrivaient. Elle permet aussi de discerner les différentes motivations des auteurs face à la tâche de l?écriture. En réalité, l?analyse littéraire de ces trois manuscrits, permet de mieux cerner « l?univers » dans lequel étaient plongés les Sonderkommandos d?Auschwitz-Birkenau.

1. L?adresse au lecteur

Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental se sont tous trois adressés à un lectorat inconnu qui témoigne qu?au-delà de la description des faits, subsistait l?espoir d?être lus. Il est important de rappeler, que si l?écriture d?un texte s?inscrit toujours dans un horizon d?attente, les membres du Sonderkommando ont quant à eux témoigné selon une exigence propre, personnelle. Cette singularité a une réelle importance, puisqu?ils ignoraient totalement qui serait leur lecteur, quel serait cet horizon d?attente tant nécessaire à celui qui « raconte », qui « transmet ».

En effet, lorsque l?on se plonge dans les récits des membres survivants du Sonderkommando, l?on s?aperçoit très vite qu?ils s?inscrivent toujours dans un impératif précis telles les dépositions. Miklos Nyisli en tant que médecin affecté au SK, Szlama Dragon, Alter Feinsilber et Henryk Tauber en 1946, ont chacun rapporté ce qu?ils avaient dû subir au camp,

183 Actuellement, comme l?affirme Renaud Dulong, l?expression de « témoin instrumentaire » n?est utilisée qu?en droit civil pour désigner une personne qui peut garantir l?authenticité d?un testament olographe rédigé en l?absence d?un notaire.

184 Jean Norton Cru, Du témoignage, Paris, Gallimard, 1930, p. 101.

mais uniquement dans le cadre du procès de Cracovie, soit selon l?orientation des questions posées par les juges. Il en a été de même pour Dov Paisikovic, Filip Müller et Milton Buki au procès de Francfort en 1963185. De fait, seules les indications pouvant condamner les accusés étaient mises en avant.

S?en suivent les diverses interviews de Gideon Greif, Claude Lanzmann ou de Rebecca Fromer186, qui ont poussé celui qui raconte à transmettre ce qu?il a vécu selon des interrogations spécifiques. Il semble en réalité, que seul l?ouvrage de Filip Müller témoigne d?un désir réel de raconter par soi-même, selon ses propres orientations. Il en est de même, et plus encore, pour les témoignages de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental où seul « le monde ", cet inconnu, serait le destinataire.

Gradowski a ainsi choisi un lecteur hypothétique qui serait « libre et heureux citoyen du monde ". Les différents adjectifs employés sont pleinement significatifs. L?auteur se pose avant tout en tant que témoin instrumentaire, il a conscience des faits qu?il veut faire passer mais sans savoir qui les découvrira. Aussi, suit-il sa propre orientation, selon ses propres choix, en sélectionnant ses propres souvenirs.

Gradowski s?adresse ainsi à une postérité inconnue afin qu?au moins une part infime de la réalité du génocide parvienne au monde libéré. L?emploi du terme « heureux ", puis « libre " montre que Gradowski n?avait de cesse de se rattacher à l?image d?un monde délivré de la barbarie.

Il adresse ainsi en préambule de son manuscrit « Que celui qui trouvera ce document sache qu?il est en possession d?un important matériel historique ». Ecrit en yiddish, polonais, russe, français et allemand, cet avertissement s?adresse à l?inconnu, au « libre citoyen du monde " afin qu?il soit conscient de ce qu?il détient entre ses mains.

Lewental, quant à lui, force le lecteur à « Cherchez encore ! Vous trouverez encore ", tel l?impératif à respecter pour comprendre le génocide. Il apparaît en effet, que de nombreuses lettres, documents, écrits, aient été laissés sur les grabats des blocks ou enterrés autour des crématoires par les diverses membres qui composaient le Sonderkommando. Ainsi Langfus ajoute : « Encore beaucoup de matériel caché, qui vous rendra, à vous vaste monde bien des services187 ". Malheureusement la majorité d?entre eux n?a jamais été retrouvée. Cette notion redonne une valeur d?autant plus estimable aux manuscrits.

Il semble aussi, que les auteurs aient souhaité répondre aux questions du lecteur qui en découvrant ces écrits aurait été amené à s?interroger. L?abondance des interrogations comme en atteste le témoignage de Lewental « pourquoi fais-tu un travail aussi peu convenable,

185 Ces dépositions ont d?ailleurs été retranscrites par Véronique Chevillon sur son site, Les Sonderkommandos, http://www.sonderkommando.com, consulté le 27 juin 2011.

186 Publiées dans l?ouvrage de Rebecca Fromer, The Holocaust Odyssey of Daniel Bennahmias, Sonderkommando, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1993.

187 Lejb Langfus, op.cit., p. 122.

comment vis-tu, pourquoi vis-tu ?188 » montre qu?il était nécessaire aux auteurs d?expliquer ce qu?était véritablement le Sonderkommando. En effet, le témoignage se divise dans un premier temps autour d?une question, puis à partir de celle-ci le texte se construit, et l?auteur tente d?y répondre. Il a ainsi été amené à interpréter, à se mettre à la place du lecteur. Ces hommes étaient donc pleinement amenés à réfléchir sur leurs conditions de vie, sur ce qu?ils étaient. Cela contredit par conséquent les rumeurs portées sur les SK, vus comme des êtres totalement déshumanisés, incapables de penser. Si la tâche de l?écriture a conduit les hommes du Sonderkommando à s?interroger sur leur propre sort, c?est qu?une part d?humanité à bel et bien subsisté.

Quant à Langfus, son objectif est uniquement d?informer le lecteur sur les évènements qui ont heurté sa mémoire. Il ne s?adresse pas à lui directement, mais tend à lui apporter des indications spatiales et temporelles qui font de son témoignage « un rapport dont la plus grande partie est écrite dans un style proche de celui du journalisme189. » De la description du convoi au nombre exact de victimes, Langfus s?adresse à un lectorat soucieux de l?exactitude factuel. Aussi savait-il que son témoignage, par sa précision des faits, apporterait beaucoup à l?historien.

Il apparaît aussi, que les auteurs aient souhaité positionner le lecteur en tant qu?exécuteur testamentaire : « Je demande qu?on rassemble toutes mes différentes descriptions [...] qu?on les mette en ordre et les imprime toutes ensembles190. » Aussi l?impératif de Langfus semble s?arrêter à une simple demande d?inventaire. D?un point de vue différent, Gradowski charge le lecteur de donner un sens à sa vie et à son témoignage « A présent je t?adresse, cher découvreur et éditeur de ces écrits, un voeu personnel : je te prie de te renseigner à l?adresse indiquée pour savoir qui je suis ! Tu demanderas à mes proches la photo de ma famille, ainsi que ma photo avec ma femme191. »

Il s?agit de fait, de donner un nom à celui qui fût dans l?horreur des atrocités afin que celui-ci ne soit pas rayé de l?Histoire. Il s?agit là d?un dernier acte de résistance : Gradowski veut s?inscrire dans l?humanité, laisser une trace parmi les vivants.

L?analyse du témoignage de Lewental tend à mettre en avant les doutes existants entre l?auteur et le transmetteur. Il semble en effet, qu?aucune confiance ne soit accordée au lecteur, qui face à l?ampleur de la catastrophe, ne sera pas en mesure de saisir ce qu?il s?est réellement passé : « Mais qui sait si ces chercheurs appréhenderont la vérité, si quelqu?un sera en mesure de [comprendre ?]192. » Face à son quotidien, il semble qu?il ait perdu foi en l?humanité : « [...] des faits qui pourraient un jour intéresser le monde193 ». L?utilisation du conditionnel tend à montrer que l?auteur doutait de la portée de son témoignage. Dans un futur

188 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 140.

189 Nathan Cohen, ibid., pp. 465 - 517

190 Lejb Langfus, ibid., p. 113.

191 Zalmen Gradowski, ibid., p. 180.

192 Zalmen Lewental, ibid., p. 121.

193 Ibid., p. 171.

hypothétique, l?on utiliserait peut être ce document. Lewental ne si est pas trompé, aussi étaitil mort avant de connaître l?inaudibilité du monde à l?égard des déportés.

En réalité, la prise en compte du rôle du lecteur est très importante pour celui qui transmet un témoignage historique oü la priorité est avant tout d?attirer celui qui découvre les faits, de telle sorte que le témoin et son lecteur soient tous les deux en phase égalitaire. Autrement dit, le lecteur devient lui-même témoin, de là sa charge est de transmettre ce qu?il a lui-même découvert soit « accomplir un devoir de transmission au-delà de la grande catastrophe194 ».

2. Toucher le lecteur

Divers procédés ont été utilisés par les membres du Sonderkommando autour du travail d?écriture afin de toucher leurs lecteurs. La recherche du sens des mots, les significations de l?expression, doivent ainsi être prises en compte par l?historien afin qu?il puisse y saisir toute la portée du témoignage. Aussi, lorsque l?on se penche sur le manuscrit de Zalmen Gradowski, l?on peut s?apercevoir qu?il n?a de cesse de reprendre, et ce tout au long du texte, des figures empruntées à la Divine comédie de Dante Alighieri. Dans ce poème il apparait que Dante, est contraint de descendre en Enfer qui est alors décrit comme totalement sans vie, gelé par le froid. De ce premier point, il est facile de faire un rapprochement avec le camp d?Auschwitz, et plus précisément avec les chambres à gaz et les crématoires, où les membres du Sonderkommandos ont été condamnés à travailler. L?auteur tente ainsi de projeter le lecteur dans un Enfer qu?il sera lui-même capable de représenter.

Dans la suite du poème, Dante est rejoint par Virgile vu comme un guide, un chroniqueur des faits : il lui décrit ainsi le terrible spectacle auquel il est confronté tout en le rassurant195. Cet aspect-là est pleinement repris par Gradowski, qui tout au long de son témoignage, n?a de cesse de guider le lecteur : « Viens mon ami, parcourons ces cages roulantes [
·
·
·]196 » ; «Viens plus loin, vois-tu deux jeunes gens debout [
·
·
·]197 ». L?auteur force celui qui le lit, à voir ce qu?il ne sera jamais amené à voir : il décrit les faits un à un en plaçant le lecteur en tant que spectateur de l?horreur. Seuls les membres du Sonderkommando étaient pleinement amenés à guider le lecteur. Les autres prisonniers n?étaient pas en mesure de connaître le fonctionnement des lieux de l?extermination et par conséquent, ne pouvaient témoigner de leurs propres yeux, ce qui s?y passait198.

Demeurent aussi de multiples références à la Bible, notamment au Livre d?Esther199 : « Qui
voudrait croire qu?on prenait des millions d?hommes, sans motif ni raison pour les mener à un

194 Citation de Christian Ingrao dans une interview accordée à Philippe Petit, Pas la peine de crier, France Culture, 24 septembre 2010.

195 Pour plus d?information, voir l?ouvrage d?André Pézard, Dante, OEuvres completes, Paris, Gallimard, 1965.

196 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 60

197 Ibid, p. 60.

198 Selon Nathan Cohen, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 480.

199 Le Livre ou Rouleau d?Esther est le vingt-et-unième Livre de la Bible hébraïque. C?est à partir de celui-ci que
c?est mis en place la fête juive du Pourim qui commémore la délivrance miraculeuse d?un massacre de grande

massacre sortant de l?ordinaire ? [...] Qui voudrait croire qu?on menait un peuple à sa perte à cause de la volonté diabolique d?ignobles criminels ? [...] Qui voudrait croire qu?on offrait un peuple en sacrifice de remerciement dans la lutte pour le pouvoir et les honneurs ?200 ». Gradowski se place ainsi en tant que prophète, qui comme Esther, prend la défense de tout son peuple. Ici, en l?occurrence, il s?agissait de transmettre l?horreur d?Auschwitz au nom de tout son peuple assassiné. L?auteur n?a ainsi de cesse d?avoir recours à l?invention fictive pour mieux mettre en avant le sens des événements, de sorte que la fiction corrobore, paradoxalement, la vérité authentique du témoignage.

Toutes ces formes stylistiques entrent en opposition totale avec les conditions de vie du Sonderkommando. Il apparait en effet, un paradoxe face aux conditions dans lesquelles était plongé Gradowski. En effet, l?on aurait dû s?attendre à une simple retransmission des faits, comme se fût d?ailleurs le cas, à moindre mesure, pour Lejb Langfus. Mais au regard de son manuscrit, il était évident que l?auteur était empreint d?un style littéraire bien précis : la poésie. C?est de ce fait que Gradowski offre finalement peu d?informations factuelles. Les expressions, le choix des mots, les références ont donc été pleinement réfléchis afin de toucher le lecteur.

Cet aspect ne se retrouve pas dans le manuscrit de Zalmen Lewental. Les mots employés sont avant tout très simples, il y a très peu de métaphores utilisées contrairement au texte de Gradowski. Il utilise cela dit quelques formes diverses pour traduire l?horreur dans laquelle il était plongé : l?on retrouve plusieurs fois la notion de « tragédie » qui tente de traduire la perte de tous ces juifs qu?il a vu exterminés, mais aussi l?horreur du lieu dans lequel il était amené à vivre. Lewental était avant tout soucieux de retranscrire ce qu?il avait jugé important à l?historien. De fait, le texte devait apparaitre clair et précis. Il en a été de même pour le manuscrit de Lejb Langfus, qui n?utilise en aucun cas des métaphores ou des expressions allusives. Il semble en réalité que ce témoignage soit dépourvu de charge émotionnelle. Seul un titre utilisé pour l?un des évènements nous laisse apercevoir une parcelle de ses pensées : « Dans l?horreur des atrocités ». Le choix du terme « horreur » est équivoque, l?horreur du lieu, l?horreur de ce qu?il voit, l?horreur de ce qu?il fait. Le terme « atrocités » renvoie quant à lui, aux immondismes vécus, de ces femmes agonisantes où de ses enfants tués à coup de « gourdins ». En réalité, il semble que le processus d?extermination, n?est pas été décomposé en phases minutieusement décrites, avec des termes spécialisés où des mots adéquats comme ce sera le cas pour les survivants qui témoigneront devant les différentes commissions.

La description de l?anéantissement est avant tout revisitée à travers le lien existant entre le condamné et le témoin de l?exécution. A défaut d?un nom, le numéro de matricule retrouve son individualité à travers le regard, les gestes, les paroles que le Sonderkommando a retenu de lui. De fait, il semble que transmettre l?expérience du quotidien, consistait pour les

ampleur, planifié à leur encontre par le roi de l?empire Perse Haman. Ces informations ont été pleinement détaillées dans le livre de Guy Rachet, La Bible, mythe et réalités : La Bible et l'histoire d'Israël, Paris, éd. du Rocher, 2003, pp. 425 - 469.

200 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 76.

membres du Sonderkommando, à élaborer un témoignage précis, pris entre la description du lieu, de cette abjection du quotidien, mais aussi, la description des sentiments, du ressenti par rapport à ce qu?il voit, à ce qu?il vit.

Il était donc important, pour chacun des auteurs, de donner au lecteur un aperçu du vécu intime des victimes au-delà même de leur apparence physique, afin de lui transmettre, l?émotion ressentie au regard de telles épreuves. Dès lors, l?expérience du langage, permet la transmission des émotions éprouvées par le témoin. Il choisit ipso facto, de devenir ce témoin instrumentaire qui utilise diverses formes narratives pour susciter chez le lecteur, un certain traumatisme201. Ainsi, il demeure important de s?attarder sur les termes employés pour décrire les victimes. Gradowski utilise à plusieurs reprises le groupe de mot « frères et soeurs ", « cette pauvre petite fille ", « mes frères ". Un certain attachement est relié à la victime : peuton y voir un second lien avec le Livre d?Esther, éprise d?une folle compassion pour son peuple condamné à mort ? Certainement, aussi rendre compte de ce que fût leurs sentiments, leurs craintes, leurs peurs, c?est supposer un rattachement presque fraternel à la victime.

Cet attachement se retrouve dans le manuscrit de Langfus lorsqu?il évoque les « six cents jeunes garçons202 ". Il apparaît qu?inévitablement, l?auteur, et plus largement les hommes du Sonderkommando ressentaient des sentiments de pitié à l?égard des victimes. Cette subjectivité, se retrouve naturellement dans les manuscrits. L?incompréhension est alors traduite par Langfus, lorsqu?il force le lecteur à s?interroger sur la nature humaine des bourreaux. De ces hommes capables d?exterminer des enfants, symboles même de l?innocence, une question résonne sans fin : « N?ont-ils jamais eu d?enfants ?203 ". Leur incapacité à pouvoir changer le cours de chose, forçait les SK, à encourager et soutenir les condamnés jusqu?au dernier moment, et ce au-delà des « hurlements désespérés " et des « pleurs amers ". Au travers des adjectifs employés, Langfus tente de montrer l?incompréhension qui se lisait sur le visage des victimes : « ces femmes remplis de douleur et de souffrance ". La tâche alors première des Sonderkommandos, étaient de conduire ces hommes, ces femmes, ces enfants à accepter la mort, aussi les aidaient-ils à se déshabiller, à se calmer. De là, il a été nécessaire pour Gradowski, mais aussi et surtout pour Langfus, de témoigner au nom de ceux qui se sont révoltés, ou qui ont accepté la mort avec fierté. Langfus rapporte ainsi une multitude de discours de déportés qui juste avant d?entrer dans le Bunker, ont tenu des messages de révolte204. A l?inverse, un certain détachement est perceptible au regard du manuscrit de Lewental, qui ne s?attarde jamais à décrire les victimes ou leurs sentiments : « cette masse ", « les gens ", « les femmes ". Ce recul semble avoir été d?une grande nécessité pour l?auteur, certainement pour préserver son équilibre mental. Aussi, ne

201 Notion développée par Renaud Dulong, Le Témoin oculaire..., op.cit. p. 79.

202 Lejb Langfus, Des Voix sous la cendre..., op.cit., pp. 113 - 115.

203 Ibid., p. 115.

204 Se référer en premier lieu au dialogue rapporté de Moshé Fridman qui semble avoir beaucoup heurté la mémoire de l?auteur. Lejb Langfus, ibid., p. 105.

pas s?attarder sur les détails, sur ceux qui les caractérisaient personnellement, faciliterait l?exécution des tâches qui lui étaient imparties.

Les termes utilisés doivent aussi saisir l?historien, lorsqu?ils s?appliquent à la représentation des bourreaux. Il semble en effet, que les membres du Sonderkommando, aient voulu au travers des diverses expressions employées, définir la nature du persécuteur. Dans le témoignage de Gradowski, il n?est jamais fait mention d?Allemands ou de nazis, il n y a aucune référence directe faite à Hitler ou même aux SS. En réalité, il semble que Gradowski ait avant tout souhaité de façon métaphorique, définir l?intellect de ceux qui l?avaient conduit à devenir Sonderkommando. L?on retrouve ainsi l?emploi des termes « diables " ; « bandits " ; « sadiques ", « cruels meurtriers ", « modernes barbares " etc., à maintes reprises. Ces expressions sont bien entendue équivoques et nous permettent d?apercevoir comment les bourreaux étaient perçus. Le lecteur est donc amené à se projeter dans le quotidien des Sonderkommandos. L?oxymore « moderne barbare " tend ainsi à mettre en évidence un fait majeur : il y a là une réelle opposition entre le bourreau ordinaire, que l?on pourrait qualifier de traditionnel, sujet à la banalité ou à la sauvagerie, et le bourreau « moderne », soit l?homme instruit qui met tout en oeuvre pour réaliser au mieux la tâche qui lui ait impartie205. De là, le mot moderne prend tout son sens : les nouvelles infrastructures, les avancées technologiques ont ainsi rendu possible le génocide. Le « peuple hautement civilisé " comme le nomme Gradowski, s?est ainsi vendu au Diable, et c?est en offrande à Satan, que les Juifs ont été livrés.

Dans le manuscrit de Lewental, le bourreau ne s?apparente qu?à un animal féroce, totalement déshumanisé. Les nazis qui avaient tant oeuvré à réduire « le juif » à l?état animal, se sont laissé prendre à leur propre « jeu », si l?on peut le traduire ainsi. Ils deviennent eux-mêmes des êtres dépourvus de sentiment, de compassion : « Tout était exécuté par eux-mêmes, les chiens bipèdes aidés des chiens quadrupèdes206 ". Cette image du « chien bipède », s?allie avec ces « hurlements sauvages " que décrit Lewental. Langfus aussi les décrit ainsi, il utilise l?expression « hint of tzei fis " qui signifie « chien sur deux pattes ". Leur cruauté extrême ne pouvait s?apparenter à l?être humain, seul les qualificatifs se rapportant à l?état animal pouvaient, dès lors, être utilisés. Pourtant ces hommes, comme le rappelle Christian Ingrao, étaient des êtres civilisés, des intellectuels, nullement touchés par une folie passagère. « L?intelligence n?est pas un frein à la barbarie ", elle permet au contraire d?en développer ses critères « c?est moins la mécanisation de la violence que le haut degré d?organisation de la mise à mort qui a fait des usines de mort une machinerie d?extermination sans précédent207 ". Pour Langfus, le coupable est désigné : « l?Allemagne Hitlérienne ", « le peuple allemand ", « les assassins SS ". Le bourreau est avant tout celui qui a mis en place le génocide, mais

205 Cette distinction est pleinement définie et développée dans l?ouvrage de Christian Ingrao, Croire et détruire..., op.cit.

206 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 141.

207 Cette citation a été empruntée à Wolfgang Sofsky, L'ère de l'épouvante. Folie meurtrière, terreur, guerre, Paris, Gallimard, 2002, p. 39.

aussi celui qui a laissé faire « le peuple allemand ". Il semble que Langfus ait aussi souhaité faciliter la tâche de l?historien, il donne ainsi toutes les informations qu?il possède sur ses bourreaux : « l?Oberscharführer Forst ", « le Hauptscharfürhrer Moll ", « l'Oberscharführer Mussfeld ". Mettre un nom sur le coupable, c?est aussi rendre justice aux victimes. L?on retrouve toujours cette trilogie définit par Hilberg, entre victime, bourreau et témoin. Le témoin se définit ainsi entre celui qui fait et celui qui subit. Cette fine barrière tend à disparaître lorsqu?elle s?applique aux Sonderkommandos, où la limite entre le bourreau et le SK devient si abstraite qu?il est alors primordial de caractériser au maximum, le vrai coupable. En désignant ses bourreaux et en s?assurant de l?exactitude des faits retranscrits, Langfus a très certainement espéré contribuer à la poursuite de la justice légale qui jugerait ainsi les criminels après la guerre.

3. Convaincre le lecteur

Les auteurs ont ainsi souhaité transmettre ce qu?ils avaient pu voir en tant que témoin des faits. C?est donc en étant plongé au coeur des mécanismes de destruction qu?est né l?impératif de devoir transmettre l?horreur vécue. Mais ce qui se retrouve dans les témoignages de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental, c?est cette peur omniprésente de ne pas être cru « tu ne croiras pas que des hommes aient pu en arriver à une barbare extermination méme s?ils avaient été changés en bétes féroces208 ". Aussi, ce que Gradowski a vu et été obligé de faire, a été d?une barbarie si extreme qu?il doute qu?il soit cru un jour. Sa prière se porte alors à l?humanité « Puisse l?avenir prononcer son jugement sur la base de mes notes, puisse le monde y apercevoir un pâle reflet du monde tragique dans lequel nous vivons209 ». L?on retrouve ainsi cette notion de témoin instrumentaire. Zalmen Gradowski atteste ainsi de l?authenticité de son manuscrit, de son testament si l?on reprend la définition exacte du terme lorsqu?elle s?applique au droit. Si l?on suit encore sa définition, l?absence de « notaire " pourrait s?apparenter à l?absence de preuve, à cette suppression des traces.

Cet aspect est très important, car c?est ce deuxième impératif qui a poussé les auteurs à retranscrire leur quotidien, à témoigner. Il faut donc voir dans les descriptions de l'horreur cette volonté de prouver le génocide, quand les crématoires eux-mêmes, ont disparu : « Aujourd?hui 25 novembre, on a commencé à démonter le crématoire 1. Ensuite se sera le tour des crématoires 2210 ». Comme nous l?indique Langfus, il était d?une nécessité extreme de transmettre à l?historien assez de preuves pour rendre compte de l?extermination avant même que tout ne soit détruit. Il apparaît en effet, que dans le cadre de la politique d?effacement des traces, les SS aient ordonné aux membres du Sonderkommando de démonter

208 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 38.

209 Ibid., p. 100.

210 Lejb Langfus, ibid., p. 112.

en octobre 1944, les derniers restes du crématoire IV211. Dans cette même optique, en novembre de la même année, les crématoires I et II commencèrent à être détruits. Seul le crématoire V212 a été dynamité à la mort des auteurs. A titre informatif, si le Krema I du camp souche, ne fut pas détruit en 1945, c?est avant tout lié au fait qu?au moment où les SS prirent la fuite, il n?était déjà plus utilisé depuis longtemps213.

Il s?agit là, en réalité, d?un étrange paradoxe : alors que les autres crématoires qui étaient certes encore utilisés en automne 1944, devaient être détruits, le Krema I, du fait de son utilisation partielle, n?était pas considéré par les SS comme une preuve suffisante de l?extermination. Aussi quelles preuves resteraient-ils à l?historien ? Seuls les témoignages semblent apporter une réponse à cette question.

Paul Ricoeur a distingué autour du travail d?écriture que le fait de témoigner que ce soit d?ailleurs oralement ou par écrit, force l?auteur à « raconter " mais avant tout à « promettre "214. Ainsi l?auteur, est amené à retranscrire ce qu?il a vu ou vécu en promettant que chacun des faits est fiable, qu?il ne ment pas ou du moins n?en a eu nullement l?intention. Ce pacte entre l?auteur et le lecteur est d?une grande nécessité dans l?esprit de Lewental, qui force ainsi celui qui le découvre, à croire en la réalité historique évoquée dans son manuscrit : « si tu ne veux pas croire à la vérité, plus tard vous ne croirez plus au fait véritable, plus tard vous [chercherez] [probablement] divers prétextes [--] la vérité, la [comprendra-t]-on, le malheur causé par une telle souffrance215 ". Si le mécanisme se coupe entre l?auteur, le lecteur puis le transmetteur, les faits rapportés ne sont alors d?aucune utilité. Cette peur semble avoir longuement heurté l?esprit de Lewental qui comme nous l?avons vu n?accordait de fait, aucune confiance à l?humanité. Il a très certainement fallu une force de courage immense à Lewental pour pouvoir témoigner, alors qu?il semblait persuadé qu?on ne le comprendrait pas. L?auteur met tout de même en avant tous les efforts qui ont été faits par les membres du SK, afin que la réalité « parvienne au monde " : « Et si [quelqu?un] sait quelque chose, [c?est entièrement grâce] à notre effort, à notre esprit de sacrifice, au risque de notre vie et peut-être encore [--] fait simplement parce que nous sentions [que c?était] notre devoir216 ". L?impératif de « devoir " fournir des faits, des documents tout au long de leur survie au camp s?est articulé autour du travail d?écriture. Il fallait dès lors laisser au monde, et plus précisément à l?historien, des preuves sur l?existence du génocide, mais aussi le convaincre que ce qu?il affirme est vrai. Des preuves d?autant plus nécessaires lorsqu?elles sont rapportées par les

211 Lors de la révolte du Sonderkommando le 7 octobre 1944, le crématoire IV a été partiellement détruit à l?aide de poudre à canon obtenue par les prisonnières du camp travaillant à l?usine de fabrication de munitions « Union ». Pour plus d?informations concernant la Révolte du Sonderkommando, se référer à l?ouvrage de Ber Mar, Des voix dans la nuit. La résistance juive à Auschwitz-Birkenau, Paris, Plon, 1982.

212 Fonctionnant d?avril 1943 à janvier 1945, le crématoire V a été dynamité par les SS à la veille de la libération du camp par l?Armée rouge.

213 Franciszek Piper, « Gas Chambers and Crematoria ", in Ysrael Gutman, Anatomy of the Auschwitz death camp..., op.cit., pp. 158 - 160.

214 Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 203.

215 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 124.

216 Ibid., p. 171.

membres du Sonderkommando. En effet, en tant que témoins directs de l?extermination, les SK étaient bien plus à méme d?apporter à l?historien des précisions sur les mécanismes mis en place à Birkenau pour permettre la réalisation de la Solution finale.

Ces témoignages ont aussi été écrits dans un contexte où les membres du SK savaient pertinemment qu?ils allaient mourir : « Quant à nous, nous avons perdu tout espoir de vivre la Libération217 » ; « Nous, les cent soixante-dix hommes restants, allons partir pour le Sauna218 ». L?impératif a donc trouvé un second sens. Pour Gradowski, il s?agissait de laisser une trace de son existence, de sa vie, de son être, soit de s?opposer à la doctrine nazie qui voulait absolument réduire « le juif » à néant. Peut-on y voir aussi la volonté de s?imposer en tant qu?écrivain ? Selon les diverses analyses données sur le manuscrit de Gradowski, il semble que l?un des désirs majeurs de l?auteur était de donner une forme spécialement littéraire à son manuscrit219. A partir de là, au lieu de laisser des rapports circonstanciés de l?horreur qu?ils vivaient comme le faisaient ses compagnons d?infortunes, l?auteur voulait que l?on retienne son écrit, qu?on le distingue des autres témoignages. Je ne pense pas qu?il soit possible d?en venir à une telle aporie. Gradowski souhaitait avant tout transcrire l?horreur de son quotidien mais emprunt de connaissances littéraires conséquentes, l?auteur ne pouvait que s?en inspirer. Il n?y avait pas là une démarche « éditrice » qui de toute façon était anachronique220. Il s?agit avant tout de prouver au lecteur, que l?individu existe autrement que par les faits : « Il se peut que ceci, ces lignes que j?écris soient les seuls témoins de ma vie d?autrefois221 ». Cette quête identitaire se retrouve toujours dans la majorité des témoignages de rescapés. La distinction est complexe à déterminer car la majorité des analyses se fixe uniquement autour de ce qu?ils étaient en tant que Sonderkommando et non en tant qu?êtres humains ayant vécu l?extermination. Sans doute est-il plus aisé de comprendre ce qu?était leur condition, que de saisir leur quotidien, autrement dit leur vie en dehors du travail au crématoire. Il fallait de fait rendre compte de l?état d?esprit dans lequel les auteurs étaient contraints d?obéir, afin que soit distinguée la barrière existante entre eux et les bourreaux. Cette distinction s?est faite implicitement à travers le travail d?écriture. En réalité leur position en tant que témoin oculaire, soit en tant que témoin retranscrivant directement les faits, et leur position en tant que témoin instrumentaire, les ont conduits à transcrire implicitement leur état d?esprit. Ils permettent de fait à l?historien de mieux saisir l?univers concentrationnaire qui s?articule entre instinct de survie et désespoir

217 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 100.

218 Lejb Langfus, ibid., p. 113.

219 Cette idée a été développée par Kristina Oleksy dans son article « Salman Gradowski. Ein Zeuge aus dem Sonderkommando » in Miroslav Kàrny, Raimund Kimper (dir.), Theresienstädter Studien und Dokumente, Prag, Theresienstäder Initiative Academia, 1994.

220 Les politiques d?édition, le marché du livre etc. sont des conditions qui se sont imposées aux auteurs qu?après la guerre. Trois phases ont d?ailleurs été distinguées par Annette Wieviorka dans l?histoire du témoignage. Annette Wieviorka, L'Ère du témoin, Paris, Hachette, 2002.

221 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 50.

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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe