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La conservation du dugong en nouvelle- Calédonie. La mobilisation et la confrontation de savoirs et pratiques pour la protection d?une espèce « emblématique » menacée.

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par Audrey DUPONT
Université Aix-Marseille - Master Professionnel Anthropologie et Métiers du Développement durable 2014
  

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III. Typologie comparée des « savoirs » relatifs au dugong : entre science et tradition

Dans cette partie, nous entendons introduire certains savoirs détenus par la dite « population locale » et de comprendre comment ils s'accordent ou non aux perceptions et aux intérêts des acteurs relevant du « savoir scientifique ». Par là, nous souhaitons bien prouver que, contrairement aux idées reçues, « savoir local » et « savoir scientifique » ne s'opposent pas nécessairement et même, qu'au sein de la catégorie des « savoirs locaux », il existe une certaine diversité et de grandes disparités dans la transmission des savoirs en fonction des lieux d'enquête. Autrement dit, la « société néo-calédonienne », ce « local » si spécifique à cette étude, est une création des acteurs du Plan d'action dugong qui ne semble pas aussi homogène que le suggère l'utilisation du singulier. Cette catégorie rassemble une large gamme d'acteurs ayant différents profils, statuts, âges, métiers et occupations, lieux de vie, positions sociales, appartenances ethniques etc. Tous ces facteurs sont à prendre en compte dans la compréhension des « savoirs » relatifs au dugong et dans leurs modalités de transmission.

III.1. « Si je vous dis « dugong », qu'avez-vous envie de me dire ? »

En réaction au mot « dugong », certaines personnes ont expliqué qu'ils ne savaient rien a priori sur l'animal parce qu'il appartient à la tradition kanak. En tant que « non-kanak », ils ne se perçoivent pas comme légitimes ou habilités à s'exprimer sur cette espèce. Cependant, quand on insiste un peu, ils soulignent le fait que le terme « dugong » est d'origine « scientifique » et qu'ils ne l'emploient pas au quotidien. La plupart des personnes interrogées en Brousse préfèrent l'expression « vache-marine ».

D'après un entretien réalisé auprès d'une jeune stagiaire de l'IRD, « vache marine » est également employé pour qualifier les quelques dugongs aperçus dans la mer Rouge, notamment par les touristes-plongeurs venus explorer les fonds à la recherche du mammifère qui demeure près des herbiers de la plage de Marsa Alam (Égypte). Nous avons réalisé une recherche internet pour vérifier ses propos et, effectivement, le terme « vache marine » est internationalement connu. Cela signifie donc que cette désignation n'est pas propre aux habitants de l'île. Quoiqu'il en soit, les Néo-calédoniens rencontrés en Brousse lui attribuent ce nom (commun à tout le territoire), et ce depuis de nombreuses années. L'extrait d'entretien suivant résume bien pourquoi les Néo-Calédoniens l'appellent comme tel :

« Nous, le nom scientifique on le connaît mais on ne veut pas l'appeler comme cela. Elle a un nom, c'est la « vache marine » ! Ca a été le nom calédonien qui a été donné comme cela. [...] Que tu prends n'importe qui, Kanak ou Blancs, qui que ce soit, c'est un nom que nous lui avons donné quoi. [...] Le nom de la vache marine aujourd'hui elle part. Dans quelques années... En fin de compte quand celui qui disait la « vache marine », c'était dans un sens « beh j'en ai pêché une quoi », c'était dans le sens nourriture quoi. » (Bourail, un pêcheur professionnel, Calédonien d'origine européenne de quarante-cinq ans).

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pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique » menacée

A travers ce discours, nous comprenons pourquoi l'un des chevaux de bataille de l'Agence des aires marines protégées concernant la conservation du dugong porte sur la terminologie utilisée pour désigner le mammifère. Le chef de l'antenne à Nouméa nous a expliqué que si les personnes continuent à dire « vache-marine », cela signifie qu'ils persistent à considérer l'animal comme une ressource alimentaire potentielle, à cause de la comparaison avec la « vache ». Ainsi, l'un des objectifs du travail de communication du Plan d'actions est de vulgariser le plus possible l'emploi de l'appellation « scientifique » à travers des campagnes de sensibilisation dans les écoles ou des manifestations environnementales par exemple. Mais, d'après les données de l'enquête, il semble que cette entreprise soit difficile à réaliser parce qu'elle touche à la question de l'identité.

La réticence de la « population locale » concernant le mot « dugong » renvoie à d'autres problématiques : celles de la reconnaissance du statut des acteurs institutionnels comme les porteurs du « savoir scientifique » et des relations entre les deux groupes. En se distinguant de ces derniers et en leur attribuant le « savoir scientifique », les Néo-calédoniens établissent une distinction et donc, mettent à distance et/ou en doute la légitimité de ces acteurs environnementaux.

Cette analyse est parallèle à une idée, défendue par un gendarme à la retraite qui était responsable de la protection des réserves de Bourail, selon laquelle certains broussards persistent à vivre comme au temps des années 1950-1960 où la ressource marine était largement abondante, où les préoccupations environnementales n'existaient pas et surtout où la compétence environnementale n'était pas l'affaire des politiques publiques. Ils défient les autorités sous prétexte qu'« avant, il n'y avait pas toutes ces règles ». Autrement dit, les personnes qui pensent de cette manière seraient, selon lui, les plus susceptibles d'être des braconniers en puissance car ils persistent à ne pas vouloir respecter les lois et ne reconnaissent pas la légitimité des Provinces et de l'ensemble des acteurs institutionnels. A ce propos, un Calédonien d'origine européenne retraité de la mairie de Poya déclare dans un entretien :

« Nous, on essaie de préserver les ressources mais le problème c'est les mentalités. Il faut que les gens comprennent que les lois ne sont pas là pour les embêter mais pour protéger les ressources dans le long terme ».

Nous mobilisons cet exemple simplement pour montrer que la légitimité des instances environnementales n'est pas encore totalement établie en Brousse et que le choix des mots employés par les personnes peut être significatif d'une volonté de distinction plus ou moins importante de ces acteurs, et ce pour deux raisons majeures : soit parce qu'ils ne sont pas considérés comme légitimes, soit parce qu'ils détiennent le « savoir scientifique », perçu comme opposé aux « savoirs locaux » par les Néo-Calédoniens. Autrement dit, il s'agit d'une bataille de l'identité puisque le but des habitants de l'île qui ne veulent pas parler de « dugong » est d'affirmer : « Nous ne sommes pas eux ».

Cette volonté de se distinguer des acteurs institutionnels est peut-être liée aux multiples déceptions d'une partie des Néo-Calédoniens face à la PS par exemple, dont on reproche régulièrement les décisions politiques imposées et la rigidité. Ces derniers sont susceptibles de perdre peu à peu confiance dans ces autorités, à mesure de leurs propres désillusions et de la non-prise en compte de leurs opinions. Le discours d'un jeune

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pêcheur de la tribu de Kélé est particulièrement significatif de ce sentiment d'abandon et de la méfiance d'une partie de la population locale concernant ces acteurs :

« C'est moi qui a retrouvé le dugong mort retourné dont on t'a parlé l'autre jour. Je l'ai dit à la tantine et elle a dit que c'était elle qui l'avait vu quand elle a appelé les autorités parce qu'après, ils vont croire que c'est moi qui l'ait tué... La Province n'a rien fait, on ne les a jamais vu venir pour récupérer la carcasse et cela n'a rien changé alors maintenant je ne dis plus rien. »

Ensuite, il existe deux niveaux de revendication identitaire que nous avons repérés à partir de cette analyse lexicale : l'identité broussarde néo-calédonienne et l'identité micro-locale. Dans le contexte mélanésien sur Pouébo, les Vieux possèdent d'autres mots pour désigner l'animal : ils utilisent le « nom en langue » plus que celui de « vache-marine ». Ce sont principalement des Vieux qui mélangent les langues parce que beaucoup maîtrisent mieux leur langue maternelle locale que le français. Les Kanak de plus de cinquante ans de cette région emploient ces termes comme des synonymes - et certainement moins les jeunes qui peuvent être moins à l'aise que leurs aînés avec ce langage.

Pour résumer, en classant le terme « dugong » dans la catégorie des mots « scientifiques », les Néo-calédoniens rencontrés sur les terrains d'enquête affirment qu'ils ne souhaitent pas l'utiliser. Ils préfèrent employer le mot qui leur semble le plus proche d'eux, soit celui de « vache-marine » (identité broussarde), soit celui en langue vernaculaire (identité Kanak locale). Aussi, à travers l'analyse de l'utilisation de ce terme, nous pouvons en déduire plusieurs hypothèses sur lesquels nous nous basons dans la suite du développement :

- la distinction identitaire des groupes s'opère par une séparation entre les types de connaissances ;

- il existe des relations complexes entre « savoirs » et « identités » en Nouvelle-Calédonie ;

- les identités néo-calédoniennes fluctuent et se fondent sur plusieurs oppositions en fonction des « batailles » à mener : acteurs locaux / institutionnels, la Brousse / Nouméa50 ; au sein de la communauté broussarde : kanak / « non-kanak » ; au sein de la communauté mélanésienne de Pouébo par exemple : Jeunes / Vieux.

Enfin, nous avons remarqué que les habitants de la commune de Pouébo connaissaient mieux leur dialecte et l'étymologie du terme « dugong » en langue que dans les autres terrains d'enquête. Un Vieux de la tribu de Yambé nous éclaire sur la signification de « mudep », le nom en Jawé pour « dugong » :

« C'est ça qui est difficile parce que l'on ne sait pas ce nom là. On ne peut pas trouver pour traduire. On dit seulement mudep, c'est la fumée dans le mot dedans. "Mu" .
· c'est fumée. "Dep" .
· c'est la vache-marine. On fait la liaison avec. La fumée et le "dep". »

50 De nombreux acteurs institutionnels rencontrés dans le cadre du stage sont basé à Nouméa - exemple : IRD, Agence des aires marines protégées, WWF, Province Sud...

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En effet, comme la baleine, le dugong est un mammifère qui respire en remontant à la surface pour récolter par leur « évent »51. Le terme « fumée » qu'utilise le vieil homme fait référence au nuage de gouttelettes d'eau rejeté par l'animal lorsqu'il respire. Les noms en langue à Pouébo sont directement liés aux observations par la population du comportement de l'animal. Cela signifie donc que ces personnes ont développé des connaissances forgées à partir de l'observation de leur environnement, c'est-à-dire des « savoirs naturalistes locaux ». La formation de ces savoirs ne semble pas si éloignée de celle de certaines sciences comme la biologie, qui suit une démarche inductive52. En ce sens, nous nous interrogeons sur l'effective opposition entre « savoirs locaux » et « savoirs scientifiques » à travers l'exemple des « savoirs naturalistes locaux ».

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