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Récit lovecraftien et cinéma - de la transposition à l'enrichissement du mythe

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par Fabien Legeron
Université Paris est - Master 1 2007
  

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DEFIS ET SEDUCTIONS DU LOVECRAFTIEN AU CINEMA

AUx FRONTIERES DE L'IMAGE : DE L'INDICIBLE A L'IMMONTRABLE ?

Dans la courte interview qui accompagne l'édition DVD du film l'Antre de la Folie1, John Carpenter aborde d'entrée la principale difficulté, selon lui, à adapter l'oeuvre de Lovecraft, difficulté qui réside dans le fait qu' "il (Lovecraft) décrit une horreur indescriptible"2. En effet, le cinéma est un art de la monstration3, comme le rappellent notamment André Gaudreault et François Jost. La principale question de l'adaptation se fait alors jour sous cette forme : "Comment passe-t-on de l'acte de raconter verbalement à celui de raconter en montrant ?"4.

L'art de "suggérer l'horreur plutôt que de la décrire"5, l'une des principales caractéristiques du récit lovecraftien, est également l'un des "problèmes spécifiques"6 que pose toute adaptation de ses textes, et a fortiori de ses nouvelles. C'est la question que souligne Philippe Rouyer lors du colloque de Cerisy H. P. Lovecraft, fantastique, mythe et modernité7. Il relève ainsi que "si, chez le maître de Providence, l'horreur ne relève pas touj ours de l'indicible ou de l'innommable, le monstre, lorsqu'il est décrit, n'apparaît que fugitivement"8.

Observons l'une des descriptions emblématiques de l'art de la suggestion de Lovecraft, celle des attributs du "Chuchoteur", insecte fongoïde déguisé en professeur de la nouvelle Celui qui chuchotait dans les ténèbres9 : elle évoque "des structures organiques au sujet desquelles [le narrateur] n'ose formuler aucune hypothèse."10 Ces "structures organiques", évidemment non humaines, ne seront jamais décrites plus clairement, ou alors de manière extrêmement parcellaire, et c'est justement le fait qu'elles soient étrangères à notre monde de référence au point d'être hors d'atteinte de toute description globale et précise qui rend leur évocation puissante. C'est ce signe absolu de leur totale différence au sens le plus fort du terme : elles sont hors de notre monde et du champ de notre expérience autant que le narrateur de la nouvelle au titre explicite Je suis d'ailleurs11. Le vocabulaire et

1 Carpenter, John, L'antre de la folie, interview du DVD distribué par Seven 7, 2006

2 Op.cit.

3 André Gaudreault et François Jost, Le récit cinématographique, p.27, Nathan cinéma, 2000

4 Op. cit. p7

5 Philippe Rouyer, Hommages et pillages, sur quelques adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in Colloque de Cerisy p. 407

6 Op. cit. p. 407

7 Dervy, 2002

8 Op. cit. p 407

9 Lovecraft, Howard Philips, The whisperer in Darkness, 1930, Celui qui chuchotait dans les ténèbres, in LOVECRAFT tome

1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin

10 Op. cit., p.316

11 Lovecraft, Howard Philips,The Outsider, Je suis d'ailleurs, 1921, in L'abomination de Dunwich, J'ai lu, 1997

le style déclamatoire employé empruntent alors plus au champ de l'ésotérisme qu'à celui de la description traditionnelle à base de notations concrètes1.

Peut-on chercher seulement à rendre cette expérience quasiment mystique par des images cinématographiques ? Ainsi que le rappelle avec pertinence John Carpenter, "ceux qui sont confrontés [à cette horreur] deviennent fous"2. Comment alors traduire ce caractère "psychopathogène" pour faire partager au spectateur l'expérience du protagoniste lovecraftien ? Jusqu'à quel point peut-on et doit-on faire approcher le spectateur de cette folie que provoquerait la vision complète mais impossible de l'horreur au coeur des ténèbres ?

C'est là que la question posée par André Gaudreault et François Jost, citée plus haut, prend tout son sens : qu'est-ce que "raconter en montrant", une fois que l'on sort de l'impossible "tout montrer", voire de l'idée réductrice de montrer chaque élément d'un monstre qui serait le coeur de l'horreur ?

Au travers des adaptations de Lovecraft, c'est ainsi l'une des questions fondamentales du cinéma qui se retrouve posée avec une nouvelle acuité, et une difficulté poussée d'un cran supplémentaire. Evoquons brièvement ce qui pourrait être une solution pour contourner ce problème : on pourrait se contenter de montrer sur l'écran un narrateur qui se contenterait de raconter l'histoire, avec les mots mêmes de Lovecraft. Avec un acteur assez talentueux et bien dirigé pour rendre toutes les émotions du héros lovecraftien, cela pourrait même présenter à la rigueur quelque intérêt. Cependant, ce serait évidement une solution de facilité, qui éviterait la véritable confrontation avec les enjeux proprement cinématographiques dégagés ci-dessus. John Carpenter, dans In the mouth of Madness, tente l'expérience : John Trent risque un regard au coeur d'un trou béant dans le réel, pratiqué par le démiurge Sutter Kane, écrivain d'horreur3. Tandis que sur son visage se peignent tour à tour la perplexité, la répugnance et l'horreur, Linda Styles, son ancienne alliée placée non loin de lui, décrit la scène que voit Trent, scène qu'elle lit dans le manuscrit de Kane, faisant intervenir rien moins que les Grands Anciens eux-mêmes, toutefois sans les nommer. (A défaut d'être indicibles - ils seront montrés - ils sont "non-dits", ce qui les laisse plus insaisissables). Mais même dans ce cas de figure, Carpenter ne peut faire autrement que montrer les Anciens lorsqu'ils s'extirpent de cet Ailleurs pour poursuivre Trent. Le cinéma n'est pas de la radio filmée.

1 Voir à ce sujet Gilles Menegaldo, Le méta-discours ésotérique au service du fantastique dans l'oeuvre de H.P. Lovecraft, in Colloque de Cerisy p 259

2 Carpenter, John, L'antre de la folie, interview du DVD distribué par Seven 7, 2006

3 Nous y revenons dans l'analyse du film.

La narration lovecraftienne est certes familière des narrateurs qui prennent en charge le récit principal, ou un récit secondaire. Ainsi dans la nouvelle Le cauchemar d'Innsmouth1 , un vieil ivrogne, Zadok Alen, raconte au héros l'arrivée des Anciens Dieux dans le port d'Innsmouth, trois générations plus tôt : « C'est d'venu pire vers le temps d'la guerre civile, quand les enfants nés après 1846 ont commencé à grandir »2.

Dans l'adaptation de la nouvelle par Stuart Gordon3, ce passage (le récit d'Ezéchiel, Zadok Alen renommé ainsi pour faire couleur locale dans le port d'Imboca, transposition espagnole d'Innsmouth) bénéficie d'un traitement certes classique, mais efficace, mêlant le jeu en off de l'acteur/narrateur (Francisco Rabal, suscitant tour à tout l'incrédulité, la peur puis la compassion et l'empathie) aux images et aux sons d'un flash-back stylisé et ritualisé. Les moyens conceptuels les plus pointus du cinéma moderne (analepse, voix off, commentaire, prise à partie du spectateur par le regard-caméra au début et à la fin de la séquence du souvenir...) sont ici mis en oeuvre. Peu de sujets soulèvent autant de questions et mettent en oeuvre autant de moyens cinématographiques que cet indicible coeur obscur de l'oeuvre lovecraftienne, qui remet en jeu l'essence même du cinéma en lui proposant un sujet a priori hors de sa portée.

L'ABSTRACTION SCIENTIFIQUE : UNE MULTIPLICATION DES HORS-CHAMP

Un second objet qui semble hors de portée des caméras, au sens premier du terme cette fois, ce sont les dimensions autres que celles de notre géométrie eucidienne4. Ainsi qu'on l'a évoqué dans le préliminaire de cette étude, les perspectives entre notre réalité et l'univers mythologique et fictionnel sont dans l'oeuvre de Lovecraft inversées par rapport au fantastique "ordinaire". Notre réalité et nos dimensions ne sont qu'une infime parcelle de la perspective lovecraftienne, ainsi que le constate Randolph Carter dans la troisième partie de Démons et Merveilles, dans son voyage Au-delà des portes de la clé d'argent : "Il apprenait combien est enfantine et limitée la notion d'un monde à trois dimensions. Il apprenait qu'il existe quantité d'autres directions outre celles connues d'avant, d'arrière, de haut, de bas, de droite et de gauche"5. Lovecraft, dans cet ouvrage, anticipe carrément sur la théorie des cordes qui, entre autres hypothèses, envisage un univers (ou plutôt un métaunivers) à dix dimensions. On pourra se pencher avantageusement sur une étude contestée de Rob

1 Lovecraft, Howard Philips, The shadow over Innsmouth, 1932, Le cauchemar d'Innsmouth, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin

2 Lovecraft, Howard Philips, Le cauchemar d'Innsmouth, in LOVECRAFT tome 1, p.436, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacas sin

3 Gordon, Stuart, Dagon, 2001

4 Géométrie à trois dimensions, basée sur le postulat d'Eucide : « Par un point extérieur à une droite, on ne peut mener qu'une seule parallèle à cette droite » (définition du Petit Robert 1)

5 Lovecraft, Howard Philips, Démons et Merveilles, p. 95, 10/18, 1973

Bryanton, Imagining the tenth dimension1, dont le site Internet2 présente une courte vulgarisation, et propose un forum où l'on débat entre autres... de Lovecraft3.

Dans la nouvelle L'appel de Cthulhu, il est explicitement question d'inconnu spatiotemporel dans la description de R'lyeh, ville-nécropole qui voit l'avènement: « Il avait précisé que la géométrie (...) qu'il avait aperçu était anormale, non-eucidienne4, et qu'elle évoquait de façon abominable des sphères et des dimensions distinctes des nôtres. (...) Parker glissa, (...) et Johanssen affirme qu'il fut absorbé par un angle de maçonnerie qui n'aurait pas du être là, un angle qui était aigu et qui s'était comporté comme s'il avait été obtus. » Il n'en est pas dit plus. Le seul terme de non-eucidien propose au lecteur d'explorer de lui-même les possibilités conceptuelles de ce qui est évoqué, misant sur la co-construction du sens par le locuteur et l'interlocuteur5.

Réussir à faire sentir au spectateur ces dimensions supplémentaires dans les média audiovisuels équivaut à raj outer un segment au hors-champ cinématographique classique. Un septième segment, si l'on accepte comme référence critique de base la définition du hors-champ en six segments de Noël Burch : "l'espace hors-champ [...] se divise en six segments : les confins immédiats des quatre premiers segments sont déterminés par les bords du cadre [ ...] . Le cinquième segment [consiste dans] l'existence d'un espace hors-champ "derrière la caméra". [...] Enfin le sixième segment comprend tout ce qui se trouve derrière le décor : on y accède en sortant par une porte, en contournant l'angle d'une rue, en se cachant derrière un pilier... ou derrière un autre personnage. A l'extrême limite, ce segment d'espace se trouve derrière l'horizon."6

Le hors-champ fait appel à l'imagination du spectateur, qui complète par sa connaissance du monde réel (ou de l'espace cinématographique proposé) le "grand imagier"7 que le film lui propose. Même le sixième segment d'espace, le plus éloigné potentiellement du cadre du film, reste représentable dans le champ de l'expérience concrète du spectateur. C'est pourquoi il semble pertinent de trouver dans les dimensions supérieures des récits lovecraftiens un septième segment du hors-champ, qui fait appel cette fois à la capacité d'abstraction du spectateur. Ce qui peut être fait en

1 Trafford publishing, 2004

2 http://www.tenthdimension.com/flash2.php (Dernière consultation Septembre 2007)

3 http://www.tenthdimension.com/phpbb/viewtopic.php?t=110 (Dernière consultation Septembre 2007)

4 Voir note 4, p.16

5 Voir page 5

6 Le récit cinématographique, Gaudreault-Jost, p 85

7 Op. cit., p 45

suggérant au spectateur, par des anomalies de perspectives, un ordre spatial autre que celui qui lui est familier. Pour reprendre la sentence de Duchamp, « Ce sont les regardeurs qui font le tableau ».1

Ce septième segment du hors-champ peut être basé sur de la fausse perspective et des jeux de cache/contre-cache savants : On le voit dans le court métrage Call of Cthulhu2 : par le jeu des caches, incrustations et perspectives forcées, la géométrie "erronée" de R'lyeh est rendue de manière saisissante. L'espace cinématographique dépend du découpage autant du cadre et mettre à mal la topographie physique de la narration peut permettre d'atteindre cette désorientation d'ordre cosmique, le spectateur étant amené à considérer les expériences visuelles qu'il vit comme nonnaturelles.

Tout l'enjeu pour le réalisateur qui veut inclure ces dimensions dans son film est de provoquer cette capacité d'abstraction du spectateur sans pour autant le faire "sortir" de l'émotion et du monde fictionnel dans lesquels le récit filmique se propose de le plonger. C'est avec cette notion que se collette Stuart Gordon lorsqu'il évoque les angles étranges de La Maison de la Sorcière3.

La nouvelle raconte comment un étudiant en mathématique tombe sous l'influence des angles de la chambre qu'il loue. Ces angles ont été sculptés par une sorcière près de 200 ans auparavant, et lui permettaient de voyager dans l'espace et le temps suivant un mode proche de la téléportation. L'ombre de Nyarlathotep4, Grand Ancien messager et maléfique, tire les ficelles du retour de la sorcière.

Peu ou prou le film raconte la même histoire, enrichie de personnages supplémentaires pour mettre un peu d'interactions et dynamiser l'action. La prospective scientifique autour des propriétés des angles est, ici, expédiée en une poignée de plans : l'angle des murs, une simulation sur ordinateur, leur similitude montrée à la faveur de la pro fondeur de champ, et une courte explication du principe au détour d'un dialogue. Dans un cinéma dit d'entertainment, tenu à une certaine célérité dans sa narration, les principes conceptuellement forts, scientifiques ou mythologiques complexes, soulevés par l'écrit, se retrouvent souvent réduits à la portion congrue en terme de visibilité ou de temps d'exposition. Le sens est souvent de l'ordre du sous-texte étant donné les impératifs d'action.

1 Jl est d'ailleurs révélateur de constater que Lovecraft développe sa cosmogonie à une période où, de toutes parts, on "ajoute" des dimensions au monde : cubisme analytique, psychanalyse, relativité, théories de Plank, physique quantique...

2 Leman, Andrew, Call of Cthulhu, 2005

3 Lovecraft, Howard Philips, The dreams in the witch house, 1932, La maison de la sorcière, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin

4 Personnage récurrent chez Lovecraft, voir p.22

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon