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Récit lovecraftien et cinéma - de la transposition à l'enrichissement du mythe

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par Fabien Legeron
Université Paris est - Master 1 2007
  

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LA RICHESSE DU MATERIAU

Tout en brassant des influences marquées (Dunsany, Poe, Machen, Ambrose Bierce...) et en explorant des voies techniques nouvelles, la mythologie lovecraftienne maintient une cohésion saisissante qui, alliée à la validité des concepts scientifiques avancés, contribue à crédibiliser l'ensemble en tant qu'univers. Univers d'autant plus autonome qu'il survit sans peine à son principal instigateur pour s'ouvrir aux explorations ultérieures des continuateurs du mythe. C'est ce que fait remarquer Jean Marigny3 en se basant sur l'invention de livres maudits (et plus particulièrement du Necronomicon4) pour parler de la naissance d'un ésotérisme fictionnel5. .x Lovecraft a mis sa vaste culture au service d'une oeuvre d'imagination extrêmement riche et complexe qui s'est pérennisée après sa mort et qui reste très vivante aujourd'hui >>.6

Pour se convaincre de cette richesse, posons les jalons (repris comme base au cinéma ainsi que nous le verrons plus bas) de ce monde auquel le nôtre se superpose7. .x Toutes mes histoires, même si elles n'ont aucun rapport entre elles, se rattachent à une tradition, une légende fondamentale selon laquelle ce monde a été peuplé autrefois par des êtres d'une autre race ; adeptes de la magie noire, ils ont perdu leur emprise sur cet univers et en ont été bannis mais ils continuent à vivre au dehors et sont toujours prêts à reprendre possession de la terre >>8, rappelle A. Derleth, ami, correspondant et fervent continuateur de Lovecraft dans ses oeuvres. Sa Préface des Légendes du mythe de Cthulhu offre une introduction intéressante et synthétique de la mythologie instiguée par le maître de Providence.

1 Au sens psychiatrique du terme, l'anxiété désigne une peur sans objet défini.

2 On remarquera, d'ailleurs, qu'à partir de ce moment précis, les suites ne sont plus des films d'épouvante ou d'horreur : Aliens, de Cameron, est un film de guerre science fictionnel, Alien3 de Fincher est un film technogothique à forte composante mystique, et Alien - Resurection de Jeunet est un survival fantastique. Le dernier moment réellement horrifique de la tétralogie est celui de la découverte d'un nouvel élément, la reine alien, à la fin de Aliens.

3 Marigny, Jean, Le Necronomicon ou la naissance d'un ésotérisme fictionnel, in H.P. Lovecraft, fantastique, mythe et modernité, Dervy 2002

4 Création de Lovecraft auquel référence est faite dans nombre de ses récits. On se reportera à la Chronologie du Necronomicon (History and Chronology of the Necronomicon, 1927) Dunwich , in LO VECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin

5 Les cartésiens pourront arguer que tout écrit ésotérique est de nature fictionnelle, certes ; loin de se jeter dans un tel débat, nous proposons de considérer que l'ésotérisme mis en place par Lovecraft est fictionnel en cela qu'il n'a de finalité que dans un univers lui-même fictionnel.

6 Op.cit. p.296

7 Voir p.7 et suivantes

8 Derleth, August, Le mythe de Cthulhu, 1968 in H.P. Lovecraft et August Derleth, Légendes du mythe de Cthulhu, Pocket, 1989

C'est ainsi chez Dunsany qu'est prise l'idée d'un panthéon imaginaire et une structure mythique fondés autour d'entités comme Cthulhu, Yog-Sothoth, Azathoth, etc. Dans sa conception mythologique, la théogonie est à la fois très précise et assez sibylline pour garder une force d'évocation inaltérée et pouvoir être investie par des "nouveaux venus": les Dieux Très Anciens sont là à l'origine, mais aucun n'est nommé à l'exception notable de Nodens, présenté comme le maître du Grand Abîme (ils interviennent peu). Un rang en dessous (on le suppose), plus actifs et maléfiques, les Grands Anciens sont, eux, nommés : « Le plus important d'entre eux est le dieu aveugle et idiot, Azathoth, fléau amorphe de la confusion la plus profonde, qui blasphème et bouillonne au centre de toute infinitude. Yog-Sothoth, partage l'empire d'Azathoth et n'est pas soumis aux lois de l'espace et du temps (...). Nyarlathotep est probablement le messager des Grands Anciens1 ; le grand Cthulhu gît dans la cité cachée de R'lyeh, au fond de la mer ; Hastur, l'Indicible, occupe l'air et les espaces interstellaires ; (...) Shub-Niggurath, la chèvre noire aux mille chevreaux, vient compléter la liste telle qu'elle a d'abord été conçue. »2 Viennent plus tard des rattachements d'entités datant d'avant que Lovecraft ait cerné le mythe : Dagon, homme-poisson gigantesque, en est un bon exemple. Les zélateurs de Lovecraft ne tardent pas à devenir des zélateurs du mythe, en ajoutant d'autres entités plus ou moins complémentaires, telles que Cthuga, Ithaqua ou les Lloigors pour Derleth, Chaugnar Faugn et les chiens de Tindalos pour Frank Belknap Long, ou plus tard Ygolonac ou Glaaki pour Ramsey Campbell, etc. Des lieux emblématiques sont créés ou manipulés : Dunwich, le plateau de Leng, Kadath la cité d'onyx des dieux, Kingsport (qui correspond à Marblehead), ou un Salem3 remanié.

Tout ceci assorti de serviteurs plus ou moins évolués comme les faméliques de la nuit et les goules associés à Nodens, les oiseaux hippocéphales shantaks pour les Grands Anciens, les créatures de la Lune pour Nyarlathotep, et bien d'autres. Le mythe s'enrichit de plusieurs races dans l'univers physique, les Anciens en Antarctique et leurs serviteurs protéiformes, les shoggoths, les Yithiens, peuple conique disparu mais pratiquant la projection de leurs esprit à travers le temps, les fungis (ou mi-go), insectes fongeux venus de Pluton (nommée Yuggoth chez Lovecraft), etc.. Enfin, une littérature maudite complète avantageusement la tableau : Le Necronomicon, les Manuscrits Pnakotiques,

1 Ajoutons tout de même que Nyarlathotep a un rôle plus polyvalent, plus méphitique au sein des Grands Anciens et des plus mineurs dieux de la Terre, comme le prouve le tour cruel qu'il joue à ces derniers par l'entremise de Randolph Carter à la fin de La quête onirique de Kadath l'inconnue.

2 Derleth, August, Le mythe de Cthulhu, in H.P. Lovecraft et August Derleth, Légendes du mythe de Cthulhu, Pocket, 1989 3 Vile de Nouvelle Angleterre connue pour ses procès en sorcellerie au XVIII eme siècle

mais aussi le Livre d'Eibon inventé par Clark Ashton Smith1, L'Unausspreschlichen Kulten par Robert E. Howard2, et ainsi de suite.

La grande touffeur de la mythologie la crédibilise, ainsi que l'intégration plus ou moins apparente d'éléments qui lui sont a priori exogènes : le Necronomicon, originairement Al Azif, est assorti d'une chronologie qui intègre des éléments historiques existants : les califes Ummayades, Olaus Wormius, le pape Grégoire IX... Lovecraft intègre des divinités mineures de mythologies anciennes, comme Hypnos, dieu mineur grec. Il n'hésite pas à convoquer la science (l'évocation de Pluton comme menace dans Celui qui chuchotait dans les ténèbres, alors que son observation directe venait d'être faite, ou encore la grande documentation tant géologique que technique qui caviarde Les montagnes hallucinées) ou d'autres auteurs (l'hommage rendu à Arthur Gordon Pym de Poe3 dans ces mêmes Montagnes hallucinées). Ce mode de fonctionnement (ajouts exogènes, écriture collective ou semi-collective) rappelle celui des mythologies antiques, en particulier la mythologie grecque4. Francis Lacassin remarque, à ce titre : « Les amis cocélébrants ont enrichi également le panthéon (...). Certains commentateurs se sont montrés très sévères à l'encontre de ces créations dérivées à la périphérie du mythe. Seraient-ils aussi sévères pour les tâcherons anonymes qui ont enrichi ou complété l'Odyssée ou Les mille et unes nuits ? >>5 Certes, la mythologie lovecraftienne a ceci de particulier qu'elle est étrangère au fait religieux d'un point de vue sociétal6. Lovecraft est un matérialiste, et sa création un pur avatar de l'esprit. Encore que le nombre constant de personnes qui, en toute bonne foi, cherchent à se procurer des éditions authentiques du Necronomicon démontre la crédibilité de l'univers et du panthéon lovecraftiens : « l'entreprise amicale de mythification a survécu à celui qui l'avait orchestré. J'en ai eu la preuve (...) à Nice. Dans une librairie ésotérique (...), j'ai entendu deux adolescents demander si l'ouvrage exposé (...) était bien le Necronomicon auquel Lovecraft faisait allusion. Le libraire a eu le triste devoir de les détromper. >>7

Voilà donc une mythologie d'une grande richesse, qui tend à s'étendre en termes de corpus, au fil des ajouts successifs, et à l'instar des mythologies antiques, c'est précisément ce foisonnement qui lui confère sa robustesse : loin de remettre en cause les substrats existants, posés on l'a vu avec une

1 Par plaisanterie, Lovecraft crée un prêtre du culte d'Eibon nommé KLARKASH-Ton, homophone de Clark Ashton (Smith)

2 Le "père" de Conan le Cimérien

3 E. A. Poe, Aventures d'Arthur Gordon Pym, The narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket1 838, traduction de Charles Baudelaire, 1858, Le Livre de Poche, 1966

4 Par exemple la légende de Prométhée, dont le foie, dévoré chaque jour par un aigle, se reformait chaque nuit, était une parabole autour de la découverte médicale, bien réelle, de la régénérescence des tissus hépatiques.

5 Lacassin, Francis, Cthulhu: un culte en expansion, in LOVECRAFT tome 1, p.604, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin

6 Contrairement à un Ron Hubbard, lui aussi romancier (voir Battlefield Earth) avant de se lancer dans la Dianétique, Lovecraft et ses correspondants n'ont jamais fondé de culte ailleurs qu'au sein de leurs écrits.

7 Lacassin, Francis, Cthulhu: un culte en expansion, in LOVECRAFT tome 1, p.605, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin

grande cohérence, les nouveaux éléments nuancent et enrichis sent le tout. On considèrera à ce titre les adjonctions aux Mystères du Ver 1que fait King dans Celui qui garde le Ver2, ou encore l'érotisme instillé par Stuart Gordon dans son Dagon : « Cet érotisme, à la fois grotesque et inquiétant, offre une extension thématique au mythe de Cthulhu, enrichissant par la même occasion la perception contemporaine de l'univers de Lovecraft. »3

C'est un fonctionnement que la mythologie lovecraftienne a en commun avec le cinéma de genre, si l'on en croit Raphaëlle Moine qui s'appuie en cela sur les études de Richard Perron4 : le cinéma de genre se construit selon deux processus concomitants, la pérennité des concepts, et l'effet de surprise et de renouvellements ; processus qui peuvent eux-mêmes engendrer de nouvelles traditions sur la base de celles qui existent déjà. Qu'il soit cinématographique (et par extension audiovisuel) ou littéraire, l'ajout s'intègre dans un tout qui en sort grandi. En effet, Jacques Bergier rappelle ce principe énoncé par Pascal5 : si l'on considère la connaissance comme une sphère, sa surface externe, celle en contact avec l'inconnu, augmente plus rapidement (le carré du rayon de la sphère pour être plus précis) que son volume. C'est un principe qui s'applique dans le général à l'humanité entière, mais dans le particulier, il définit avec acuité le mythe lovecraftien. Un univers dont les éléments existants sont présentés de manière à donner l'impression d'être la partie émergée d'un iceberg bien plus grand, par exemple par des descriptions volontairement lacunaires : les manuscrits maudits ne se donnent à voir que par de laconiques extraits, dont on nous précise de surcroît que nous ne pourrions les comprendre que partiellement. Cet aspect "partiel" réveille l'explorateur, fut-il un explorateur du conceptuel, chez l'interlocuteur. Ainsi que le signale Gilles Menegaldo dans Méta-discours ésotérique au service du fantastique dans l'oeuvre de Lovecraft 6, La répétition du motif, alliée à cette convocation d'éléments exogènes, de cautions extra-diégétiques, sont amenés à créer une suspension d'incrédulité chez le lecteur, "nécessaire à l'émergence de l'effet fantastique"7.

Ajoutons à cela la prééminence, dans la diégèse globale du récit lovecraftien, du mythe lovecraftien sur tous autres mythes, par l'aspect cosmique de celui-ci. Lovecraft et ses cocélébrants intègrent par allusions, comme si de rien n'était, des mythologies éxistantes via Hypnos, l'Atlantide, etc. . Ces mythes sont alors phagocytés par un univers plus vaste que celui qu'ils dépeignent. On peut considérer alors le corpus existant comme un mythe matriciel dont tous les composants, loin

1 De Vermis Misteriis, de Ludwig Prinn, est une création de Robert Bloch.

2 Pêle-mêle, on citera le rôle des engoulevents, la secte de Boone, les manifestations physiques du Ver Corrupteur ou les cadavres animés.

3 Portelli, Aurélien, in La revue du cinéma, n°4, octobre - décembre 2006, p. 132-141

4 Moine, Raphaëlle, Les genres du cinéma, p.92, Armand Colin, 2005

5 Bergier, Jacques, Lovecraft ce grand génie venu d'ailleurs, in H.P. Lovecraft, Démons et Merveilles, 10/18, 1973

6 In Lovecraft, Fantastique, mythe et modernité, Colloque de Cerisy p 274, Dervy 2002

7 Op.cit.

s'en faut, ne sont pas inédits, mais dont l'agencement s'avère novateur et les implications nouvelles et durables ; et qui appelle de nouveaux éléments pour les intégrer à son agglomérat. Le cinéma de genre ne pouvait que s'engouffrer dans un univers-monde si riche de possibilités, qui de plus peut être réellement amendé en termes narratifs par le médium cinéma.

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus