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Récit lovecraftien et cinéma - de la transposition à l'enrichissement du mythe

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par Fabien Legeron
Université Paris est - Master 1 2007
  

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VERS UNE MATURITE DE L'APPORT MYTHOLOGIQUE

- DAGON (2001) ET DREAMS IN THE WITCHHO USE (2005)

On peut s'interroger sur la possibilité d'adapter de manière réellement satisfaisante la mythologie lovecraftienne à l'écran au vu de ces tentatives. En effet, on a vu qu'une transposition trop "admirante" ne remplit finalement pas complètement son office, ne s'affranchissant pas suffisamment de son modèle pour considérer sa propre diégèse du point de vue cinématographique. Dans un second temps on a vu des tentatives qui s'en affranchissent peut-être trop en termes de ton pour constituer une réponse entièrement concluante.

Le premier système instauré par Stuart Gordon a d'ailleurs montré presque immédiatement ses limites, From beyond convainquant nettement moins le public que Re-animator, qui avait sans doute bénéficié de l'effet de surprise. From beyond est un échec commercial (le film connaît depuis une seconde carrière en vidéo) suffisamment retentissant pour tuer dans l'oeuf le projet que nourrissait Gordon d'une adaptation du Cauchemar d'Innsmouth. Un mal pour un bien ? Assurément, si l'on en croit le résultat de Dagon, tourné 15 ans plus tard sous l'égide de la firme espagnole Fantastic Factory. Gordon porte ainsi le projet, alors qu'il enchaîne des films au mieux anecdotiques (Robojox, un Pit and the pendulum très librement inspiré de Poe, un Castle Freak salué de toutes part comme inepte, ou encore l'amusant thriller carcéral d'anticipation Fortress), et rejoint Brian Yuzna lorsqu'il crée la Fantastic Factory1.

Laurent Duroche remarque, à l'occasion de la sortie en DVD du film de 2005 Edmond, adaptation d'une pièce de David Mamet : « Qui, aujourd'hui, citerait Stuart Gordon parmi les cinéastes contemporains de genre les plus passionnants ? Peu de monde, avouons-le. Pourtant ses derniers efforts sont d'une qualité tout simplement étourdissante (...) Gordon n'est pas l'homme d'un seul genre (le gore décomplexé) mais bien un auteur aux multiples facettes qui semble entamer une brillante seconde carrière. »2 Et le chroniqueur de citer comme premier avatar de ce renouveau créatif Dagon. Le fait d'avoir exploré d'autres facettes de son art (une grande variété de budgets3, de genres...), mais peut-être aussi de s'ancrer plus sereinement sur ses bases en termes

1 La firme a depuis péricité

2 In Mad Movies, n°196, p.79

3 Pour information : Re-animator : 900 000 $, From beyond : 4,5 M$, Fortress: 12 M$, Dagon:4,8 M$. Source: http://www.ecranlarge.com/ (dernière consultation Septembre 2007)

cinématographiques (il écrit en 1991 le script du Body Snatchers de Ferrara1 et co-produit notamment certains films de Yuzna comme Progeny en 1998). Et en l'état, Dagon se pose comme la meilleure adaptation directe de Lovecraft à ce jour en termes de mythologie.

Le scénario, écrit comme ses précédentes tentatives en étroite collaboration avec Dennis Paoli, est, comme son nom ne l'indique pas, une adaptation de la longue nouvelle Le cauchemar d'Innsmouth. Il reprend quelques éléments de Dagon2 (le titre surtout, considéré comme plus simple et donc plus "vendeur", la boue noire qui accompagne Dagon, mais aussi le fait de commencer sur un naufrage, ce qui nous le verrons a son importance dans le rythme donné à la narration) et de Le temple3 (les passage sous-marin montré au début et à la fin du film). Loin des traitements de Grand Guignol apportés à Re-animator et From beyond, Dagon se veut un vrai film de terreur, sérieux voire économe de ses moyens, dans son ambiance, son déroulement et sa caractérisation. L'intrigue reste très proche de celle de la nouvelle, seulement transposée à notre époque4 : Paul, Barbara, Howard et Vicky passent des vacances en bateau, au large de l'Espagne. Une tempête soudaine échoue le bateau sur un récif, blesse Vicky et force le groupe à se scinder en deux : Paul et Barbara vont chercher du secours dans le village proche, une bourgade glauque où l'acceuil est glacial. Vite séparés, ils se rendent très vite compte qu'ils sont en danger, en proie à une population fermée, inquiétante et seulement partiellement humaine...

Dagon réussit le tour de force d'être fidèle entièrement à un argument, une atmosphère et une structure presque entièrement tirés du texte existant, et dans le même temps à inscrire totalement son film dans un genre, le film d'horreur fantastique, qui convoque en soit des moyens différents, voire contraires aux règles des écrits lovecraftiens : pour l'essentiel, une action soumise à des impératifs de célérité et de variété des péripéties, et un traitement visuel du monstre, ce traitement visuel se heurtant au traitement littéraire du monstrueux chez Lovecraft, basé sur l'indicible. Francis Lacassin signale à ce propos5: « Au cas où l'intérêt du lecteur diminuerait face à une menace redoutable mais désormais invisible, Lovecraft va le ranimer en pesant sur le décor et l'atmosphère, grâce à une manipulation rhétorique, et propageant la peur non par des visions horribles, mais par l'angoisse que le narrateur communique au lecteur ». A l'évidence, commente Aurélien Portelli 6 , il

1 Remake du film de Don Siegel (1956) qui raconte l'invasion de la Terre par des cosses extraterrestres qui assument l'apparence des humains : l'action du film suit un petit groupe de personnes devant se sortir d'une base militaire totalement contrôlée par les créatures et qui, au fil de leurs tribulations, découvrent les tenants et les aboutissants de leurs adversaires et leur invasion. Une construction narrative qui aura sans doute permis de mieux cerner les enjeux de ce type de récit, dont Dagon emprunte la structure.

2 in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin

3 Op. cit.

4 On peut toutefois poser la question : transposer le récit à l'époque contemporaine constitue-t-il une trahison ? En effet, l'action de la nouvelle originale est, elle aussi, contemporaine à son écriture.

5 Op. cit.

6 Portelli, Aurélien, in La revue du cinéma, n°4, octobre - décembre 2006, p. 132-141

est presque impossible de suivre cette démarche pendant toute la durée d'un film d'horreur sans recourir à des procédés de monstration directe.

Pour ce faire, il transpose d'abord une imagerie tout à fait fluctuante : là où la démarche de Gordon, en termes filmiques et mythologiques, est à la fois personnelle et respectueuse du matériau de base, c'est qu'il recherche la surprise du spectateur (et donc sa peur) en s'engouffrant dans les flous volontaires des descriptions de Lovecraft. Ainsi, pour exemple, nulle part chez Lovecraft le dieu Dagon (nom pris au dieu anthropo-pisciforme des philistins) n'est vraiment décrit physiquement. Il est communément admis que c'est un homme-poisson géant, mais dans les récits, tout juste apprend-on qu'il est « d'un aspect répugnant, d'une taille aussi imposante que celle d'un Polyphème >>1 et qu'il possède des « grands bras couverts d'écailles >>2. On ne sait, finalement, même pas combien de membres l'entité possède, ce qui laisse la porte ouverte à toutes sortes d'interprétations morphologiques dont celle du film n'est pas la moins étrange, voir figure 6 cidessous.

De la même manière, Gordon s'empare du flou laissé délibérément par Lovecraft sur la nature réelle des profonds3 (sont-ils strictement pisciformes ou possèdent-ils aussi des caractères céphalopodes ou même amphibiens ? Au lecteur d'en décider en dernière instance), pour mieux distiller des images troublantes d'êtres peu identifiables dotés de branchies, de mains palmées, de tentacules, etc.. Les particularités des habitants, qu'elles soient aberrantes ou non, sont de fait l'ob jet d'une représentation parcellaire qui jette le trouble sur la nature même des images entrevues. Ainsi

1 in LO VECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin

2 Op. cit.

3 Créatures sous-marines inféodées à Dagon et Cthulhu, s'accouplant à l'occasion avec des humains, dont la descendance "change" pour aller vivre sous l'océan. Leur commerce avec des populations polynésiennes, puis les habitants d'Innsmouth, est au centre de la nouvelle originale, ainsi que certaines autres dont Le monstre sur le seuil, ramenant dans la diégèse le thème de la filiation et de l'hérédité du mal, qui revient souvent chez Lovecraft.

les premières visions des habitants d'Imboca1 sont furtives et inquiétantes : un visage derrière un volet qui se ferme, des silhouettes voûtées et boitillantes, des voix étranges... De plus, les tares physiques des habitants sont évolutives (ils naissent humains puis évoluent, caractère déjà présent dans le texte), ce qui permet encore mieux de ne pas montrer deux "monstres" semblables et d'accentuer "l'inconfort conceptuel" du spectateur, dans une imagerie de l'impur (moteur du phobos aristotélicien) qui fait le parallèle avec les maladies dégénératives. A cela s'ajoute une peinture insistante de la déréliction physique et par extension spirituelle du village de pêcheurs, menée de manière à contaminer le récit entier à la manière dont l'idée contamine la nouvelle, par une sorte de capillarité thématique : a Imboca, les rues sont vides, jonchées d'ordures, les volets sont fermés et les maisons en ruines ; les sanitaires sont sales, malodorants et fonctionnent peu. Le village semble figé dans une époque révolue (trophées de pêche, téléphones antédiluviens... Les attributs de la vie moderne, comme le téléphone cellulaire de Barbara, ou l'ordinateur jeté par-dessus bord, sont d'ailleurs inopérants dans ce monde obsolescent où la seule voiture est une vieille DS). Tout sent la vase et la poussière. En effet, la colorimétrie tient une place importante dans la mise en place d'une atmosphère hostile pour nos héros : seuls personnages colorés (vêture vive, carnation avenante), ils mettent en valeur l'aspect terne et maladif d'Imboca et ses habitants, tout en faisant d'eux-mêmes des cibles d'autant plus exposées qu'ils sont aisément repérables.

Gordon distille et économise ici ses effets dans un exercice néo-impressionniste qui est l'apanage du cinéma d'épouvante moderne (voir les apparitions de madame Bates dans Psychose de Hitchcock ou celles de la créature éponyme de Alien, de Scott), mais qui rejoint en outre ici le mode d'écriture lovecraftien2. Par le biais d'une monstration de plus en plus précise et appuyée des éléments surnaturels de son récit, le cinéaste fait glisser l'ambiance de son film de l'étrange (les habitants ne cignent pas des yeux ; le visage de tel pêcheur semble bizarrement fixe derrière ses lunettes noires, incongrues étant donnée la pluie) au fantastique (Ai-je bien vu des mains palmées sur le prêtre ? Et ces entailles au cou du réceptionniste de l'hôtel, sont-ce des branchies ?) puis au carrément horrifique (la transposition à l'identique de la poursuite dans l'hôtel, avec blocage des portes et populace hostile et difforme ; les peaux humaines tannées en série pour servir de masques aux habitants; le récit de l'ivrogne Ezechiel).

Enfin l'on tombe définitivement dans la weird fantasy lors de la rencontre d'Uxia : Paul rencontre pour la première fois cette belle jeune femme dont il rêve depuis le début du récit. Elle

1 Pour des raisons de lieu de production et de tournage, l'action du film est transposée de Innsmouth, village de pêcheurs en Nouvelle Angleterre, à Imboca, village de pêcheurs en Espagne. Détail amusant, le calembour est le même pour les deux noms de bourgades : Innsmouth pour "in the mouth" et Imboca pour "en la boca" (dans la bouche, dans la gueule. Un cmn d'oeil à Chaucer n'est pas exclu de la part de Lovecraft à travers ce jeu de mot).

2 Voir p.18 et suivantes.

aussi a rêvé de lui, et lorsqu'ils s'embrassent elle s'avère avoir des tentacules en guise de jambes. Le fragile lien objectal qui séparait encore le rationnel du surnaturel est définitivement rompu, et la nature des évènements qui suivent penche alors complètement du côté de la fantasmagorie. Autrement dit, Paul pouvait encore être en butte à une population dégénérée, mais humaine, avant sa rencontre avec Uxia, alors qu'après celle-ci, le doute n'est plus permis : les Imbocanos sont des êtres hybrides et télépathes qui adorent une créature encore plus différente. Gordon peut alors montrer complètement monstres, rites sacrificiels, sévices du dieu Dagon sur les femmes, et origines réelles du héros, dans une gnose validée par la distillation progressive de l'information.

En effet, Stuart Gordon et Dennis Paoli ont complètement repensé le rythme du récit pour le plier à une narration linéaire et efficace. Là où Le cauchemar d'Innsmouth, comme souvent chez Lovecraft, donne les éléments d'information dans le désordre en proposant au lecteur un travail d'enquête, dans un temps binaire avec une première moitié de pure découverte (notamment la conversation d'ordre historique avec l'ivrogne du coin, Zadoc Allen), et un dernier acte de poursuite très efficace, mais également très court, de poursuite nocturne, le film jette dès son début le protagoniste dans la tourmente, lui laissant le soin de découvrir les tenants et les aboutissants de son aventure au long de sa fuite (il ne rencontre Ezechiel, transposition filmique de Zadoc, qu'après s'être échappé de l'hôtel). Chaque péripétie est motivée par celle qui la précède immédiatement. Prenons un exemple : Ezechiel est rencontré lors de la fuite ? suite à son récit, la fuite est de rigueur ? la seule voiture est celle du patriarche Cambaro ? découvert lors du vol du véhicule, Paul doit se cacher ? il le fait par hasard dans la chambre d'Uxia, fille de Cambaro ? la révélation de ses tentacules pousse Paul à fuir de plus belle, etc.. Une telle structure mène en droite ligne au dénouement dans un empilement extrêmement opératique, qui ne souffre aucun ralentissement de l'action.

Ce rythme "urgent" et resserré est encore renforcé par le fait que l'espace du film soit fermé, contrairement celui de la nouvelle qui est ouvert selon la terminologie d'André Gardiès1 : En effet, si dans le récit écrit Innsmouth est difficilement accessible, le narrateur y est entré (en arrivant de Newburyport) et en est ressorti (L'histoire est contée par le narrateur plusieurs années après les évènements). L'espace narratif du film est quant à lui clos, Dagon (ou ses adeptes) déclenchant des tempêtes interdisant l'accès au front de mer, et les chemins de sortie étant impraticables (la séquence de la fuite en voiture est éloquente à ce sujet puisque celle-ci s'embourbe presque aussitôt). Ainsi la seule issue est au final de s'enfoncer plus loin dans le domaine de Dagon, dans le puits sacrificiel et vers ce qu'on devine comme Ya-nthlei, cité de ceux des profondeurs. La mort elle-même n'est pas une échappatoire pour Paul, puisque Uxia le sauve lorsqu'il tente de s'immoler par le feu. Il est alors

1 Gardiès, André, L'espace au cinéma, Méridiens Klincksieck, 1993, p. 222

contraint d'accepter sa nouvelle condition de Profond, attitude conditionnée par la gnose (Paul1 est en fait le fils de Cambaro, et ses douleurs ventrales sont un effet secondaire de l'apparition de branchies) souligné par la réplique d'Uxia « tu es mon frère et tu seras mon amant pour toujours »2, et validée par une citation de la dernière phrase de la nouvelle3 à la fin du film.

Gordon plie ainsi avec maestria la structure rigide de l'écriture lovecraftienne, où des phases de découverte d'informations alternent avec des scènes d'action sans s'y mêler, à la narration cinématographique qui demande une plus grande fluidité dans l'énonciation de ses composantes. En jetant directement son héros dans l'adversité, face à ses rêves prémonitoires et aux évènements (le naufrage, l'attaque de l'hôtel), le cinéaste mélange les deux phases en un tout homogène qui gagne mécaniquement en célérité. De fait la découverte d'une information acquiert le statut de péripétie : on revient à la construction gnoséologique du récit lovecraftien, qui se fait non pas en opposition avec l'action comme dans la nouvelle originale4, mais bien au service de celle-ci (par exemple, le récit d'Ezechiel qui relate l'arrivée du dieu à Imboca, s'avère tout aussi captivant en termes de cinégénie que la fuite de l'hôtel). Ce travail, à la fois radical (il implique une totale refonte du système narratif) et subtil (la construction, extrêmement rigoureuse, est pensée en termes à la fois mythologiques et diégétiques forts, voués à générer suspension d'incrédulité et catharsis chez le spectateur), sur la structure ainsi que sur l'imagerie, dénote une assimilation pleine du matériau lovecraftien par un cinéaste qui en saisit pleinement les tenants et les aboutissants d'un point de vue tant technique que poétique.

L'adjonction d'une séquence dans la structure du récit donne un bon aperçu de cette digestion : Paul vient de rencontrer Uxia et de fuir devant son inhumanité fondamentale (des tentacules à la place des jambes !). Repéré, avec la moitié des Imbocanos aux trousses, Paul prend la DS de Cambaro, qui s'embourbe presque aussitôt. C'est là qu'il se trouve contraint de trouver refuge dans une masure isolée. L'endroit, éclairé à la bougie, est inondé d'une eau saumâtre à hauteur de cuisse. Là, il est surpris par un jeune garçon d'une dizaine d'années qui donne l'alerte, faisant surgir une créature puissante à demi humaine qui tente de le noyer dans la cuvette de toilettes se trouvant étrangement au beau milieu de la pièce principale. Se défendant, Paul assomme le monstre, déclenchant l'inquiétude et le ressentiment de l'enfant. Nous découvrons ainsi que le monstre est le père du garçon. Paul, sortant de la maison, est alors pris dans un filet et assommé lui-même.

1 D'ailleurs nommé Paul March en référence à la famille Marsh, qui domine Innsmouth dans le texte original.

2 « You are my brother, and you will be my lover, forever »

3 « We shall dive down through black abysses... and in that lair of the Deep Ones we shall dwell amidst wonder and glory forever »

4 L'opposition n'est certes pas aussi rigide dans le texte original, puisque les évènements sont enclenchés par la découverte de la vérité : les profonds et les habitants de la ville poursuivent le narrateur parce qu'il a mené une brève enquête sur les origines du mal d'Innsmouth.

Cette séquence de la masure inondée a ceci d'intéressant qu'elle constitue un récit miniature enfiché dans la grande histoire, et qui en souligne les implications thématiques, esthétiques et narratives en en présentant une sorte de maquette. L'imagerie d'abord, plus riche qu'il n'y parait : La maison constitue le sommet de la déréliction, elle est inondée, sale, l'eau est assimilée à la déjection (les toilettes), au danger (on ne sait pas au sens fort ce qui se cache sous la surface) et à la corruption du mode de vie (malgré les appliques aux murs, la lumière n'est dispensée que par des bougies). La nature des mutants d'Imboca est plus que jamais composite, puisque le "père" est un vague humanoïde doté de tentacules, mais aussi de plusieurs rangées de dents de requin, et que la pièce est remplie d'amphibiens : une grenouille-taureau, des salamandres dans les toilettes. Notons que la présence des salamandres revient ici à la convocation symbolique de mythologies exogènes au sein de la narration : dans les croyances du Moyen-âge la salamandre est un animal immortel, qui de plus survit au feu. La fin du film voit ainsi Uxia promettre à Paul une vie éternelle << dans l'amour de Dagon >>, et ce dernier s'avère en effet immortel, et doté de branchies lui permettant d'éviter la noyade, après s'être immolé... cette présence amphibienne évoque aussi les tritons primordiaux secrétés aux premiers jours de la Terre par l'entité Ubbo-Sathla1. La concordance interne au mythe fonctionne ici au détour d'un plan, comme elle le fait au détour d'une phrase dans les écrits.

La narration souligne quant à elle l'importance de l'hérédité et de l'isolement dans la petite communauté, ici montrée en modèle réduit à l'échelle d'une maison inondée et de deux personnages (le père et de fils). Ce que nous voyons en un regard, c'est ceci : une corruption venue de l'eau a investi une construction humaine (Ezechiel lui-même a déjà, à ce point du récit, parlé de l'Imboca d'avant l'influence de Dagon comme d'un << pueblo del Christo >>) et travaillé les habitants eux-mêmes. Dans ce système, Paul est comme toujours un intrus en butte à l'hostilité de la population. Mais cette séquence joue aussi (surtout ?) un rôle de prolepse thématique : nous voyons, à l'instar de Paul, un monstre effrayant (son caractère impressionnant est accentué par un plan en vue subjective de la bête plein cadre, qui panote vers le haut sur des tentacules prêts à s'abattre) auquel il convient d'échapper fut-ce en l'éradiquant, mais pour le garçonnet, il s'agit simplement de son papa. Une complexité sociale, ethnologique presque, introduite de manière très subtile2 (le récit d'Ezechiel ne faisait état que d'une imposition du Culte Esotérique de Dagon par Cambaro), et qui prophétise la gnose de Paul et des Imbocanos : à l'instar de l'enfant, et bien qu'il ait l'air "normal", Paul est bel et bien un profond, il le découvrira de manière explicite à la fin du troisième acte.

1 << Elle contractait ses flancs fangeux pour rejeter en une lente vague ininterrompue les formes amphibiennes qui étaient les archétypes de la vie terrestre. >> Smith, Clark Ashton, Ubbo-Sathla, in H.P. Lovecraft et August Derleth, Légendes du mythe de Cthulhu, Pocket, 1989

2 C'est d'ailleurs, d'un point de vue plus général, le paradoxe de Lovecraft qui est exposé ici : un xénophobe à la vile (plus par climat social et atavisme culturel que par réelle conviction) qui pourtant met en place une mythologie où l'ethnocentrisme n'a strictement aucune validité.

On le voit, Dagon n'est pas qu'un simple "monster flick" qui capitaliserait sur un nom prestigieux (c'est d'ailleurs le succès de Re-animator, joint à celui du jeu de rôle Call of Cthulhu, qui a popularisé Lovecraft auprès du grand public dans les années 1980) il pousse plus loin les acquis de la transposition du récit lovecraftien au cinéma, par son exigence thématique, son emploi d'un premier degré loin des exercices de comédie que furent Re-animator et From beyond, et ses moyens narratifs basés sur la rigueur structurelle et l'immersion. Cette immersion fonctionne grâce à deux éléments qui s'avèrent essentiels : une caractérisation crédible et une empathie envers les personnages, en particulier Paul.

Le traitement des personnages est, de l'avis de Gordon, nécessaire au bon fonctionnement du récit en termes de structure et d'effets : << Il est important, et plus encore dans l'horreur, que le spectateur s'attache aux personnages. Si le public ne s'attache pas, il ne peut pas avoir peur. >> 1 Le film s'attache alors à caractériser un personnage crédible auquel le spectateur ne peut que s'identifier, un jeune homme somme toute normal, dont les capacités sont tout à fait quotidiennes : on le verra alternativement se débrouiller extrêmement bien pour gérer le naufrage ou la situation du verrou de sa chambre (qu'il doit démonter d'une porte pour le remonter sur une autre avec un simple canif, afin de bloquer la porte qui le sépare des Imbocanos), mais aussi se tromper en tentant de démarrer la DS en contactant les fils du tableau de bord (il déclenche le klaxon) ou se blesser à la jambe lorsqu'il saute de la fenêtre de l'hôtel à travers la verrière de l'entrepôt.

Ce personnage de Paul, référent du spectateur dans l'action, Gordon le prend comme point nodal constant de sa narration : l'existence de chaque péripétie est validée par le prisme du personnage, ainsi les récits d'autres personnages (comme celui que fait Vicky de son viol par Dagon) n'ont de raison d'être que lorsque Paul, et à travers lui le public, en est explicitement l'auditeur. A ce titre, on verra comment le récit d'Ezechiel, relatant son enfance à Imboca, l'arrivée du culte et les sacrifices humains, est introduit par un plan en vue subjective de Paul, pris à témoin. Ezechiel, plein cadre, regardant son interlocuteur (Paul, le spectateur) dans les yeux redevient par un morphing le petit garçon qu'il était : un passage de relais de l'occularisation se fait, et celle-ci est restituée à Paul par le même procédé à la fin du récit de l'ivrogne. Un tel dispositif (le champ/contre-champ sur l'axe des 180° 2 ) est aussi employé pour montrer l'incongruité du héros au sein d'Imboca et souligner une particularité du mal de ses habitants : on voit alternativement Paul cligner des yeux et le

1 << I think it's important, especially in horror, to get the audience to care about the characters. Because when the audience doesn't care, then there's no fear. >> In Dreams, darkness and damnation, an interview with Stuart Gordon, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006

2 Un champ/contre-champ aussi frontal souligne également une situation de conflit ou d'opposition radicale. On se reportera à ce sujet à la scène de la voiture fonçant sur la mitrailleuse dans L'espoir de Malraux (1945) ou encore les collisions de véhicules dans Mad Max (1979) et Mad Max 2 (1981) de Frank Miller.

réceptionniste muet ne pas le faire. Paul étant notre seul référent, une empathie se crée, renforcée encore par le fait de placer constamment Paul en situation de faiblesse vis-à-vis d'une ville qui en sait plus que lui (l'ignorance quant à ses origines, certes, mais plus encore le fait qu'il ne parle pas espagnol et encore moins le dialecte étrange que l'on entend par moments, ce qui entrave sa capacité d'action : il est de fait à la merci de qui voudra bien lui parler en anglais), et dans des circonstances où il se trouve littéralement sans défense satisfaisante (on le voit déambuler pendant tout le film sous une pluie battante vêtu d'un simple sweat-shirt, et ses armes sont pour le moins dérisoires : un briquet, un couteau suisse. Il devra détourner les moyens des habitants pour pouvoir les affronter, à savoir un couvercle de chasse d'eau, le couteau sacrificiel du prêtre ou des bidons d'essence).

Mais plus que les péripéties, qui voient un personnage normal contraint par les circonstances de devenir fort (lorsqu'il tue le prêtre ou met le feu aux adeptes de Dagon avant de s'immoler) au sein d'un schéma cinématographique classique en actes successifs (situation initiale/perturbation/combat/aporie/résolution), c'est un casting très pointu qui permet de donner corps au héros lovecraftien à l'écran. Ce protagoniste lovecraftien crédible, c'est le jeune acteur Ezra Godden, dont le physique (svelte, juvénile, un visage ouvert non dénué de discrets caractères féminins) et le jeu très subtil personnifient ce que Lovecraft qualifie de "délicatesse de tempérament" chez la plupart de ses héros. On a sous les yeux un individu dont la banalité a priori , la neutralité, camouflent une nervosité sous-jacente (mais sensible) pouvant faire rapidement de lui une bête traquée devant un hallali cosmique, face auquel il est, bien entendu, seul. Cet aspect borderline est d'ailleurs le fruit d'un travail de concertation avec Gordon qui, de l'aveu de Godden1, lui a demandé de développer un jeu "à la Woody Allen", avec cette pointe d'incongruité névrotique un peu maladroite et attendrissante. L'empathie du protagoniste littéraire (style affecté voire déclamatoire, récits à la première personne) se retrouve alors dans le jeu (prosodie rapide, voix relativement aiguë, expressivité légèrement poussée), appuyé par un découpage qui nous attache physiquement au personnage en le suivant constamment et en traitant les évènements qui le touchent avec sérieux, sans remettre en question leur caractère troublant (on trouve bien un peu de comic relief 2par moments, par exemple le baragouin d'espagnol de Paul au début du film, mais rien qui remette en question le caractère anxiogène des situations dépeintes comme l'esprit cartoonesque de Re-animator le fait). La démarche de Stuart Gordon crédibilise l'ensemble de l'univers d'un point de vue cinématographique en le recentrant sur l'humain, point d'entrée du spectateur dans une mythologie par ailleurs littéralement et littérairement sur-humaine. C'est ainsi que l'horreur des situations se fait

1 In Le travail d'un maître, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006

2 Notion anglo-saxonne de détente d'atmosphère par un élément comique anodin dans un récit dramatique.

chair non seulement en elle-même, mais aussi par son effet sur le personnage que l'on suit, ce qui ramène au principe de Lacassin évoqué plus haut1 .

Dagon constitue à bien des égards un pivot dans la transcription directe de Lovecraft à l'écran, une preuve que ce corpus mythologique est transposable au cinéma. D'abord par une traduction visuelle et sonore convaincante et même surprenante (l'aspect du dieu Dagon, les voix des Imbocanos) de l'imagerie mythologique des récits (les moyens financiers alloués à un film conditionnent bien évidemment la qualité des effets spéciaux ainsi que l'ambition visuelle dont pourra faire preuve un cinéaste), ensuite par la preuve qu'un ton au premier degré s'avère viable dans l'exercice, grâce à une caractérisation et une interprétation adéquates, et enfin que la complexité conceptuelle inhérente au récit lovecraftien écrit (thématiquement foisonnant par définition) peut être "domptée" pour peu qu'elle soit réorganisé dans un découpage et une structure narrative propres à fluidifier une construction littéraire cloisonnée. Du point de vue du lovecraftien à l'écran, Dagon constitue une étape décisive dans les acquis thématiques et techniques de l'exercice, malgré une sortie confidentielle à la vidéo uniquement.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon