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Les représentations du "devoir de mémoire" en contexte de démocratie plurielle: analyse de discours des leaders afro-descendants du Québec

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par Brice Armand Davakan
Université du Québec à Montréal - Maîtrise 2005
  

Disponible en mode multipage

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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

LES REPRÉSENTATIONS DU « DEVOIR DE MÉMOIRE »

EN CONTEXTE DE DÉMOCRATIE PLURIELLE :

ANALYSE DE DISCOURS DES LEADERS AFRICAINS ET AFRO-DESCENDANTS DE MONTRÉAL

MÉMOIRE

PRÉSENTÉ

COMME EXIGENCE PARTIELLE

DE LA MAÎTRISE EN SOCIOLOGIE

Par

BRICE ARMAND DAVAKAN

FÉVRIER 2005

REMERCIEMENTS

Je voudrais exprimer mes sincères gratitudes à plusieurs personnes qui ont bien voulu, avec beaucoup de générosité, m'apporter conseils et soutiens de tous ordres pour la réalisation de cette recherche.

Je tiens à adresser mes remerciements à Madame Micheline Labelle, professeure au département de Sociologie à l'Uqàm et directrice du Centre de recherche sur l'immigration, l'ethnicité et la citoyenneté (CRIEC), pour m'avoir fait confiance et honneur en dirigeant mes recherches. Je voudrais ensuite souligner le rôle de Madame Jocelyne Lamoureux, professeure au département de sociologie à l'Uqàm, qui a été pour beaucoup quant à mon intérêt pour les mouvements sociaux : elle est l'inspiratrice de mon cadre d'analyse. Je remercie également Messieurs Jean-Claude Icart, chargé de cours et chercheur au CRIEC, et Franklin Midy, professeur au département de Sociologie, pour leurs précieux conseils.

Sur un registre biographique, je tiens à saluer un être cher, Sophie Lavigne, pour avoir été à mes côtés, dans ce mémoire comme dans ma vie.

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ.................................................................................VI

INTRODUCTION........................................................................1

CHAPITRE I

CONTEXTE, PROBLÉMATIQUE ET RECENSION DES ÉCRITS............6

1.1. Contexte historique et social.......................................................6

1.2. Le «devoir de mémoire» : quelques études de cas.............................10

1.2.1. Au plan international....................................................11

1.2.2. En Afrique et chez les Afro-descendants des Amériques..........15

1.2.3. La mémoire collective dans le contexte québécois..................20

1.3. Problématique du «devoir de mémoire»..........................................24

1.3.1. La «traite négrière» et les Amériques..................................26

1.3.2. Du mouvement noir au «mouvement pour l'histoire noire» ?.......27

CHAPITRE II

CADRE D'ANALYSE ET MÉTHODOLOGIE.....................................32

2.1. Cadre d'analyse......................................................................32

2.1.1. «Devoir de mémoire» et théories sociologiques de la mémoire collective. .........................................................................33

2.1.2. Sujet et nouveaux mouvements sociaux...............................44

2.1.3. Questions de recherche...................................................51

2.2. Méthodologie..........................................................................51

2.2.1. Pré-enquête et échantillonnage...........................................52

2.2.2. Dimensions de la recherche et grille d'entrevue......................57

2.2.3. La méthode d'analyse de données.......................................59

2.2.4. Le profile des leaders interrogés.........................................63

CHAPITRE III

IDENTITÉ ET COMMUNAUTÉ.......................................................66

3.1. Les variations des discours identitaires............................................66

3.1.1. L'auto définition et la gestion de la complexité identitaire..........67

3.1.2. L'altéro définition ou la construction de l'identité «noire»..........72

3.2. La réification identitaire et ses défis.................................................75

3.2.1. Le sujet et son autonomie.................................................75

3.2.2. Manipulation politique et querelles inter linguistiques.............. .79

CHAPITRE IV

LA MÉMOIRE COLLECTIVE ET SA TRANSMISSION.........................84

4.1. Le procès de la mémoire collective : différence et contribution...............85

4.1.1. La revendication de la différence.......................................86

4.1.2. La contribution à l'histoire du Québec.................................88

4.2. L'objet de la mémoire collective...................................................90

4.3. Problèmes de la transmission de la mémoire......................................91

4.3.1. Les obstacles internes : méconnaissance et insensibilité.............92

4.3.2. Les obstacles externes : la mémoire comme objet de lutte sociale..96

CHAPITRE V

POLITISATION DE LA MÉMOIRE COLLECTIVE..............................101

5.1. Le discours de légitimation........................................................102

5.1.1. Les arguments...............................................................102

5.1.2. Face à la pluralité de mémoires au Québec..............................106

5.2. L'action collective et ses défis.....................................................107

5.2.1. La mobilisation..............................................................107

5.2.2. Devoir de mémoire et réparation : une variété de nuances............113

5.3. Les stratégies de revendication dans le contexte québécois...................119

5.3.1. Changer l'image .........................................................120

5.3.2. Changer les conditions de vie des immigrants africains et afro-descendants................................................................................122

CONCLUSION...........................................................................124

BIBLIOGRAPHIE........................................................................130

ANNEXES 1

GRILLE D'ENTREVUE................................................................143

ANNEXES 2

GRILLE D'ENTREVUE (version anglaise)..........................................158Résumé

Cette analyse de discours de leaders africains et afro-descendants, sur la thématique du «devoir de mémoire», visait à recomposer la représentation que ceux-ci se font de l'histoire de leurs peuples en général, et en particulier de l'histoire de l'esclavage et de la colonisation. Cette tranche de l'histoire africaine et de ses ramifications américaines, est aujourd'hui objet d'un «Nouveau mouvement noir» qui s'observe et se développe à travers la planète, tel qu'illustré par l'aventure de la Conférence de Durban en 2001. Le but de cette recherche était donc, à l'échelle microcosmique de Montréal, d'étudier la rhétorique derrière cette revendication de l'histoire, ainsi que la logique derrière les démarches de sa revendication politique à l'échelle québécoise. Malgré son cadre géographique limité, le contexte montréalais et québécois de cette enquête présente une originalité certaine : le Québec est une des rares nations d'Occident à avoir vécu la colonisation ; et encore sous domination politique du Canada majoritairement anglophone, cette province francophone d'Amérique du Nord a connu l'esclavage des Africains dans une proportion très limitée. Dès lors, le discours des afro-descendants québécois sur le devoir de mémoire a exigé plus de rigueur dans sa formulation et plus de perspicacité dans sa revendication politique. Pour le démontrer, nous avions adopté la méthode qualitative qu'est l'analyse de discours, et comme cadre théorique, la Sociologie de l'action dont Touraine et Wieviorka sont les références les plus connues, ayant réfléchi sur l'action collective. Par cette technique de recherche, nous avons pu déterminer et mesurer trois facteurs clés dans la revendication de mémoire : l'identité, les contenus factuels et sémantiques de la mémoire collective, et enfin la démarche de la revendication politique. Cette enquête révèle alors que les leaders afro-descendants de Montréal assument l'identité «Noire» autant qu'ils revendiquent des identités nationales ou ethniques. Cette attitude est justifiée par l'histoire de la traite négrière et les stigmates qu'elle a laissés sur les populations africaines et afro-descendantes. Mais en fin de compte, même si elles évoquent la nécessité d'une «certaine forme de réparation», les représentations du devoir de mémoire chez ces leaders sont polarisées, et nous renvoient à la typologie des leaderships proposée par Gunnar Myrdal dès 1962. Nous avons identifié, comme Myrdal, la représentation activiste du devoir de mémoire (protest leadership) des leaders radicaux, se distinguant par leur idéalisme et leur militantisme, et la représentation conciliante (accommodation leadership) où les leaders se veulent pragmatiques et négociateurs.

Mots clés (par ordre de pertinence):

DEVOIR DE MÉMOIRE, HISTOIRE, REPRÉSENTATION, AFRICAIN, AFRO-DESCENDANT, NOIR, MONTRÉAL, QUÉBEC.

INTRODUCTION

Si l'année 2004 fut déclarée par l'UNESCO «Année internationale de commémoration de la lutte contre l'esclavage et de son abolition», c'est qu'elle revêt une signification particulière pour tous les chercheurs et acteurs sociaux de tous les continents. C'est aussi le bicentenaire de la Révolution haïtienne de 1804, qui fut, par sa portée historique, un tournant décisif dans l'histoire de l'humanité en général, et de celle des Droits de l'Homme en particulier. En effet, dans toutes les sociétés et à travers les millénaires, le souvenir des malheurs et des exploits passés a souvent donné lieu à des formes diverses de rituels, de célébrations et de commémorations. De nombreux chercheurs s'intéressent aussi au rôle joué par ces souvenirs et ces commémorations dans les consciences collectives. Mais dans le cas particulier de l'esclavage et de son abolition, l'intérêt de leur commémoration pour les sciences humaines réside dans le fait qu'elle est la conjonction de plusieurs phénomènes distincts et aussi vieux les uns que les autres : les mécanismes de domination entre les peuples, les migrations et brassages volontaires ou forcés entre les peuples, la mémoire des violences passées et la gestion politique de ces mémoires traumatiques... Tous ces phénomènes impliquent des champs de recherches aussi variés que l'histoire, l'économie, la sociologie, la psychosociologie et les sciences politiques ou juridiques. En ce qui concerne les sociologues, et hormis les débats généraux sur l'immigration et les brassages culturels, la question posée est de savoir comment mettre la mémoire d'un «crime contre l'humanité» tel que l'esclavage, au service de l'humanité, de l'intelligence et de la justice sociale?

Pour ancrer ce débat dans des espaces géographiques concrets, l'Amérique du Nord et le Québec constituent un terrain particulièrement favorable à l'observation des «mémoires collectives» comme phénomène sociologique. D'un côté, l'espace politique au Québec est marqué depuis plusieurs décennies par la question nationale, qui a aussi sur certains aspects des allures de revendications mémorielles ou historiques, comme l'ont clairement montré Jacques Beauchemin et Jocelyn Létourneau : colonisation anglaise, mépris de la culture Canadienne-française, long contrôle des anglophones sur l'économie franco-canadienne, «minorisation politique» du Québec dans l'espace canadien... D'un autre côté, depuis plusieurs décennies, voire même des siècles, la question noire a dominé les débats sociaux politiques en Amérique du Nord, en raison de l'intime collusion entre l'esclavage et l'histoire nord-américaine, et ces débats ont même pris une nouvelle dimension depuis «La conférence mondiale des Nations unies contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance qui y est associée» (CMRC) ou Sommet de Durban, qui eu lieu en 2001. Alors, si l'on ajoute à cette problématique celle de l'immigration contemporaine qui a accru considérablement la présence afro-descendante au Québec, on peut se demander comment l'on réussit, comme immigrant africain ou afro-descendant, à articuler une revendication mémorielle dans les conditions politiques qui sont celles du Québec contemporain?

Plusieurs pistes de recherche s'offrent pour répondre à cette question : les revendications de mémoire peuvent être d'ordre politique ou juridique, social ou économique, culturel ou symbolique. Mais si l'on considère que l'objectif ultime des immigrants africains et afro-descendants au Québec est de réussir leur insertion socioprofessionnelle dans la société québécoise, l'on assistera nécessairement au déploiement de plusieurs stratégies, soutenues et observables, pour atteindre cet objectif. Parmi ces stratégies, et comme nous le verrons à travers notre cadre d'analyse, les appels au «devoir de mémoire» pour l'esclavage, la colonisation et pour les injustices qui les ont suivies, peuvent devenir opérants dans la perspective de cette insertion socioprofessionnelle. Le contexte international de globalisation des droits humains s'y prête bien et ne fera qu'accroître cette tendance. Comprendre les représentations du «devoir de mémoire» parmi ce groupe d'immigrants, c'est donc anticiper sur l'un des débats politiques importants du Québec.

Notre présente recherche s'inscrit dans ce courant de préoccupations : les représentations, qu'ont les leaders africains et afro-descendants de Montréal, de leur trajectoire historique, de la nécessité ou non, d'entretenir et de pérenniser une mémoire collective - et laquelle? -, à l'intérieur de leurs communautés, de même que le procès de cette mémoire collective dans l'arène politique. En bref, quelle image les leaders africains et afro-descendants de Montréal se sont-ils faite, dans le contexte québécois, au sujet de ce nouveau problème historique international qu'on désigne communément par «devoir de mémoire»?

Il semble que la mémoire ne peut être maintenue et promue sans une certaine définition identitaire de celui ou de ceux qui se souviennent. Nous allons donc analyser en un premier temps, les fondements et structures de cette identité dans le discours des leaders, puis en un second, l'articulation entre cette identité et sa «mémoire collective», soit la représentation qu'ont les leaders de la mémoire collective dans l'espace intérieur du groupe identitaire «racisé». La troisième étape portera sur les représentations du «devoir de mémoire» dans les rapports entre ce groupe et le reste de la société québécoise, surtout avec les pouvoirs dirigeants du Québec.

Pour y parvenir, nous avons d'abord exploré les nombreux écrits scientifiques portant sur le devoir de mémoire dans le but de mieux problématiser le sujet. Le premier chapitre de ce mémoire concerne donc la problématique et la recension des écrits. Le second, dans l'optique de saisir scientifiquement les enjeux de revendication de mémoire, sera constitué du «cadre d'analyse» de notre matériel, c'est-à-dire une sélection d'outils théoriques permettant de comprendre à la fois la mémoire collective comme objet sociologique et la revendication comme processus et comme phénomène social. Toujours dans le cadre des exigences de la recherche scientifique, ce chapitre élucide notre méthode de recherche ainsi que la démarche ayant abouti à la constitution de notre corpus. Dans son aspect général, ce mémoire est une recherche sur la production (création, construction identitaire) et la reproduction (continuité) de la mémoire collective dans ou, au sein de «groupes racisés» en 2004. L'espace sociopolitique se limite au Québec, et la population d'enquête est strictement composée des leaders africains et afro-descendants menant des actions sociales en faveur de leurs communautés, nationales ou «racisées». Il faut donc remarquer que le corpus sera constitué des discours des leaders de certaines organisations «noires» de Montréal et non pas du discours social de tous les membres de leurs communautés à Montréal.

Tout au long de cette recherche, le qualificatif «noir» sera entre guillemets pour marquer notre neutralité axiologique lorsqu'il évoque l'appropriation subjective par des acteurs sociaux de cette identité «racisée», mais nous le remplacerons par le terme «Africains et Afro-descendants» chaque fois qu'il désignera l'ensemble objectif que forment les populations issues des émigrations africaines forcées (esclavage) ou volontaires (immigration contemporaine), sans distinction des trajectoires historiques ou nationales particulières. Nous rejoignons ainsi l'analyse de Mensah lorsqu'il écrit :

« ... the term «Blacks» will be used to denote people of African descent in Canada. This category is made up of three sub-groups: Canadian-born descendants of Blacks who came from Africa during the trade; the descendants of Black Loyalists, refugees, fugitives, and settlers who immigrated during the American Civil War; and those who immigrated mostly from the Caribbeans and Africa after the Second World War in search of a better socio-economic and political environment. » (MENSAH, 2002, p.20-21)

Les termes et les expressions empruntés à tiers ou employés dans des sens autres que ceux de la langue officielle seront signalés en italique.

CHAPITRE I

CONTEXTE, PROBLÉMATIQUE ET RECENSION DES ÉCRITS

Ce premier chapitre évoque d'abord le contexte historique et les conditions sociales qui ont inspiré notre recherche. Il montre comment et pourquoi la notion de «devoir de mémoire» a fait irruption dans les champs de recherches en sociologie. Il sera ensuite question de présenter la problématique du «devoir de mémoire», les liens qui relient les différentes questions suscitées par l'usage politique de la mémoire collective. Enfin, ce chapitre propose une recension des écrits publiés comme appels de mémoire, d'une part pour les différents crimes collectifs commis à travers le monde, et d'autre part pour la trajectoire historique propre aux Africains déportés ou émigrés dans les Amériques. Il n'aborde pas les écrits théoriques sur la mémoire collective ; cette catégorie sera abordée dans le cadre d'analyse, au second chapitre.

1.1. Contexte historique et social.

Un vaste débat s'est amorcé à l'échelle internationale depuis la «Conférence mondiale des Nations unies contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance qui y est associée», conférence tenue à Durban, en Afrique du Sud, du 31 août au 8 septembre 2001. La singularité de cet événement est que, pour la première fois, et en l'espace d'une semaine, les opinions publiques à l'échelle mondiale ont eu la sensation d'une soudaine résurgence en chasse-croisée, de plusieurs mémoires collectives sur la scène politique internationale. La Conférence de Durban apparut comme un «concert» mondial et médiatisé des «revendications de mémoire» qui, au fond, avaient cours depuis la fin de la seconde Guerre. En particulier, la dernière décennie du XXe siècle fut féconde en écrits, sur la mémoire collective, sur son processus de reproduction, et surtout sur sa sollicitation dans les constructions identitaires, les revendications sociales et politiques qui en découlent.

En effet, la fin du siècle et du millénaire passé avait suscité un foisonnement d'interrogations et d'analyses rétrospectives dans toutes les disciplines, une mobilisation intellectuelle probablement due au besoin partout ressenti de «faire le point». Or, si le siècle et le millénaire sont passés, les «passés», eux, n'ont fait que ressurgir. C'est que, le bilan du XXe siècle montre qu'il fut particulièrement marqué par des horreurs : deux guerres mondiales, Hiroshima, la Shoah, Staline, le Vietnam, les génocides arménien, cambodgien, et rwandais, pour ne citer que les mieux connues. Le besoin de penser un nouvel ordre dans l'après guerre froide et la «fin des idéologies», et cependant celui de bâtir une éthique durable dans les relations internationales ou inter-identitaires, celui de faire une histoire nouvelle sur les leçons des horreurs passées... vont donner lieu à des débats où s'affrontent des principes philosophiques et éthiques apparemment inconciliables. D'aucuns parlent de «Globalisation de la mémoire», et les demandes de mémoires vont même déborder le cadre du XXe siècle, pour toucher désormais des crimes plus anciens comme l'esclavage des populations africaines, l'extermination des Amérindiens et bien d'autres. Huglo et Méchoulan (2000) ont fait de ce phénomène la critique suivante :

On protège la mémoire comme une espèce en voie de disparition, alors même que, aujourd'hui, ce que l'on se plaît à nommer « devoir de mémoire » sonne parfois comme une publicité pour brocanteurs. L'État trouve son compte à investir dans les commémorations et le patrimoine au moment où les plans quinquennaux et les projets de société font faillite. Avec le passage d'un siècle à l'autre, l'appétit pour le passé rassure plus qu'il n'inquiète. On a de temps en temps l'impression que l'on veut se souvenir du passé pour mieux oublier l'avenir. Pourtant, le devoir de mémoire signale aussi l'enjeu profondément éthique de notre relation au temps, par delà les événements de notre siècle que nul ne saurait oublier. En un sens, cet enjeu éthique métamorphose le temps en mémoire - c'est à dire en mémoire collective (p. 8).

Ainsi, la notion de «devoir de mémoire», originellement évoquée pour désigner la prescription morale de se souvenir des préjudices subis par certains groupes dans le passé, va entraîner des significations politiques et sociales qui sont encore objets de débats dans plusieurs disciplines dont notamment la sociologie, les sciences historiques, et les sciences politiques. Par exemple, en sociologie, de nombreux chercheurs s'interrogent maintenant sur la mémoire collective, son processus de reproduction, et surtout sa sollicitation dans les constructions identitaires ainsi que dans les revendications sociales et politiques qui en découlent.

Parlant de «mémoire collective», celle de la société canadienne, comme celle des États-Unis, est directement issue de la conquête des Amériques par les colons français et anglais, conquête menée avec ses effets de violences, de déportation, d'esclavage et d'extermination. Or l'histoire du Canada se démarque de celle de son voisin du sud à maints égards : la loyauté à la couronne britannique, la moindre envergure de son système esclavagiste, le refuge accordé aux esclaves fugitifs, mais aussi la domination politique de sa minorité francophone...

Aujourd'hui au Canada, et comme l'a constaté Foster (1996), on croit communément qu'«on ne claque pas la porte au nez de personne pour sa couleur de peau», car le Canada est potentiellement la plus grande terre de prospérité pour tous les peuples à l'intérieur de ses frontières. On précise que le Canada n'a jamais pratiqué un racisme battant et ouvert comme aux États-Unis, en Europe et même dans certaines parties de l'Afrique ou des Caraïbes. Le Canada est perçu comme une douce et tendre terre d'accueil pour les minorités, un pays où les droits humains ont eu le dessus par la persuasion plutôt que la confrontation. Mais en réalité ...

« Unfortunately, the prevailing view provides no real answers to the questions associated with what it is really like to be black in Canada, to be a young boy or girl walking in the streets of major Canadian city, who live by the credo that despite their place of birth, they are really transplanted Africans first and Canadians second. Sometimes even Blacks unwittingly buy into this perception and can be shocked by the truth. We tend to forget how Canadian we have become, but that, alas, we might never be considered as fully Canadian » (Foster, 1996, p. 32).

Ce constat s'est avéré exact selon le rapport de l'enquête de la Commission ontarienne des droits de la personne (2003) qui établit qu'il existe encore dans plusieurs institutions ontariennes, y compris le système judiciaire, la pratique de profilage racial, qui est «une forme de stéréotypage sous l'angle de la race» (p. 11), avec son effet débilitant et traumatisant pour les victimes, appartenant souvent à la communauté des minorités dites «visibles». En conséquence,

L'enquête de la Commission sur le profilage racial révèle que les membres de ces communautés ne se sentent pas citoyens à part entière de notre société. Et ce sentiment existe non seulement chez des immigrants de fraîche date, mais encore chez des personnes dont la famille est établie ici depuis de nombreuses générations. Une foule de participants ont déclaré se sentir inférieurs ou dévalorisés sur le plan de l'appartenance à la société depuis qu'ils ont été victimes de profilage. C'est un sentiment humiliant, déshumanisant (p. 36).

Cette conclusion de la Commission crée le contexte social de notre recherche. Celle-ci est initiée dans un contexte historique où, la vague de revendications de mémoires déclenchée depuis la Shoah, et qui a connu son paroxysme à Durban en 2001, va soulever chez les Africains et Afro-descendants du monde entier, tantôt le problème du racisme qui persiste, tantôt le problème de la pauvreté et de l'endettement de l'Afrique, avec autant de représentations du « devoir de mémoire».

Les lignes qui suivent présentent le débat sur le « devoir de mémoire », à travers les réflexions et les études qui y sont menées. Nous y proposons d'abord un tour d'horizon des principaux appels de mémoire menés à travers des écrits scientifiques dans le monde. Ensuite, nous déboucherons sur le cadre précis du Québec où est menée cette recherche.

1.2. Le « devoir de mémoire » : quelques études de cas.

Les recherches majeures sur le devoir de mémoire se sont plutôt intéressées soit à son aspect phénoménologique (philosophique) soit à son aspect sociologique et politique. En conséquence, les écrits portant sur le devoir de mémoire ont rarement été ancrés dans des espaces historiques ou géographiques particuliers. Cependant, la dimension planétaire des revendications de mémoire est remarquable quand on considère la variété des écrits et des opinions émises sur l'histoire et les préjudices subis par certains peuples. Nous proposons dans cette partie une revue de la littérature à l'échelle internationale, à l'échelle africaine et afro-américaine et à l'échelle québécoise. À chacun de ces niveaux, les modes d'analyse des revendications de mémoire sont infiniment différents d'un auteur à l'autre, selon que ceux-ci privilégient l'aspect philosophique ou sociologique, l'aspect historique ou historiographique ou simplement l'aspect politique des cas abordés. Mais nous réserverons pour le cadre d'analyse les écrits théoriques et généraux où, très souvent, le souci d'efficacité analytique donne lieu à des analyses pluridisciplinaires très complexes, empruntant à la fois à la philosophie, à l'histoire, ou aux sciences politiques.

1.2.1. Au plan international.

Dans la catégorie des écrits thématiques, l'un des plus récents et des plus complets des ouvrages manifestant le « devoir de mémoire » fut publié en 2003. Sous la direction de Marc Ferro, plusieurs auteurs ont travaillé à la réalisation du Livre noir du colonialisme, ouvrage de référence sur les pages sanglantes, les excès, les exterminations, mais aussi les discours de légitimation de ces conquêtes coloniales. Ils y proposent une analyse des étapes et mécanismes du colonialisme dans toutes les régions du monde où il s'est imposé, de l'esclave et du colonialisme qui n'ont pas seulement laissé des blessures encore ouvertes, mais qui se perpétuent encore aujourd'hui sous de nouvelles formes.

L'ouvrage part d'un postulat formulé par Hannah Arendt ( selon lequel nazisme, communisme et colonialisme seraient également parties prenantes au totalitarisme, quelle que soit l'antériorité du dernier par rapport aux deux premiers), et réunit une vingtaine de spécialistes, historiens pour la plupart, qui ont analysé ces questions sous l'angle géographique (Amériques, Afrique, Asie...) et thématique (le sort des femmes, l'anticolonialisme, le colonialisme à travers la chanson française...). L'ouvrage est ainsi divisé en 5 parties : 1. l'extermination des Indiens des Caraïbes et des Aborigènes d'Australie, 2. la traite et l'esclavage des Africains, 3. une analyse des convergences et spécificités locales des différents systèmes de colonisation, 4. le sort des femmes colonisées encore plus humiliées que leurs hommes, et enfin 5. « Représentations et discours », démontrant les représentations de l'autre dans la littérature, les discours politiques, le cinéma, les chansons... qui sont autant de façons de déshumaniser les colonisés pour mieux les exploiter. Dans l'épilogue "Qui demande des réparations et pour quels crimes ?" Nadja Vuckovic résume les actuelles demandes de réparations venant aussi bien de l'Amérique «noire» que des Indiens d'Amérique ou des Polynésiens.

Au total, cet ouvrage très documenté sur certaines réalités coloniales lointaines, (hollandaises, japonaises ou russes), se penche aussi sur le massacre des Aborigènes d'Australie, sur la violence des politiques coloniales, anglaise en Inde, belge au Congo, française en Indochine... ou encore sur le traitement infligé par les nazis aux métis noirs, ces Allemands nés de la présence militaire française en Rhénanie au début des années vingt. Les chapitres relatifs à la traite et à l'esclavage avec et sur le continent américain sont encore plus approfondis. Mais on y découvre aussi que les excès de la colonisation n'émanent pas seulement de l'Occident et qu'ils existèrent chez les Arabes, à Zanzibar notamment ; que l'idéologie raciste qui a servi à légitimer l'entreprise coloniale a inspiré après coup un racisme des « Noirs » à l'égard des Arabes, en Mauritanie par exemple, qui a conduit à des violences comparables à celles perpétrées ailleurs par des colons blancs.

Ainsi, conquêtes, puis luttes pour l'indépendance ont été à l'origine de graves crimes contre l'humanité : aux Caraïbes, en Australie, en Amérique du Nord, les conquérants ont perpétré de véritables exterminations ; en Algérie, au Vietnam, entre autres, les luttes de libération sont devenues des guerres destructrices. Pis encore, du XVe au XXe siècle, les nations conquérantes produisirent un discours qui, loin de cacher les crimes commis, viserait à les justifier. En Australie, la prise de conscience du massacre des Aborigènes a eu lieu, mais sans bénéficier d'aucune suite officielle.

Mais ces revendications sont, semble-t-il, inspirées par la forte mobilisation politique et médiatique, et même de la compensation dont auraient bénéficié les Juifs au lendemain de l'Holocauste nazi.

En effet, l'«Holocauste» des Juifs, aussi appelé la Shoah, est incontestablement le «devoir de mémoire» le plus revendiqué de l'histoire humaine contemporaine. Il a connu des écrits célèbres avec Isabel Wollatson (1996), Élie Wiesel (1993), Rachel Baum (1997), pour l'analyse sociopolitique, avec Yehuda Bauer (1978) et Primo Levi (1995) un survivant d'Auschwitz, qui ont essayé de retracer les perspectives historiques de l'Holocauste ; avec Marc H. Ellis (1990), très critique sur l'holocauste et la politique actuelle de l'État d'Israël, et Allan. S. Rosenbaum (1996) pour ne citer que quelques-uns, le débat portera plutôt sur l'unicité de l'Holocauste. Jean-Michel Chaumont (1997) montrera à ce propos, comment l'Holocauste juif aura-même réussi pour la première fois à sortir la victimité de la honte pour lui conférer un genre de mérite : auparavant, les victimes niaient une partie d'eux-mêmes pour être «bien reçus» dans la société globale ; mais en découvrant qu'il ne pouvait jouer le même rôle que le dominant ou le bourreau, la quête nouvelle de l'identité adopte la revendication de son statut de victime.

C'est là précisément le renversement opéré en 1967: la honte d'être victime est retournée contre le monde qui l'inflige, et la tare de jadis est activement transformée en un emblème fièrement arboré. Du coup, le souci de s'identifier au modèle dominant disparaît et fait place à la revendication de la singularité... (p.95).

Chaumont a démontré dans ce livre comment le débat sur l'unicité ou non de la Shoah, mais aussi la «querelle de victimité» entre les Afro-américains et les Juifs d'Amérique, révèlent cette logique victimisante, logique de ce qu'il appelle «la concurrence des victimes». Ainsi, après la Shoah, le traitement qu'on en a fait en Europe et dans les Amériques va devenir la boîte de Pandore des revendications de mémoire. Par exemple, Paloma Aguilar (1997) a publié plusieurs articles sur la mémoire du franquisme, de la guerre civile espagnole et des Basques ; l'histoire des crimes politiques en Pologne communiste est rappelée et analysée par Leszek Koczanowicz (1997), les formes de la mémoire collective chez les Irlandais par Joep Leersen (1997), etc.

Ailleurs, au Moyen Orient, Richard G. Hovannisan (1999) s'est fait l'apôtre du «devoir de mémoire» pour le génocide arménien. Dans un article publié au Critical Asian Studies en 2002, Ben Kiernan est revenu sur le «déni du génocide» des Aborigènes d'Australie. Kiernan est aussi auteur de plusieurs livres sur le génocide cambodgien (1998). Chez les Japonais, même si ce peuple n'a jamais été agressé de toute son histoire, Lane Ryo Hirabayashi et Richard S. Nishimoto (1995) se sont intéressés à la question des Japonais - Américains internés pendant la seconde Guerre aux États-unis. Dans ce même pays, et plus récemment, Ward Churchill (1997) s'est fait très critique envers les discours de dénégation de l'extermination des Amérindiens en Amérique. Enfin, dans le Maghreb, il faut mentionner les écrits de Benjamin Stora (2003) sur la guerre d'Algérie contre les Français.

Tous ces auteurs ont en commun le désir de fixer dans les mémoires, les crimes collectifs du passé et leurs traumatismes. Mais ceux qui évoquent l'histoire de l'esclavage des peuples africains peuvent être étudiés de façon arborescente : cette trajectoire historique s'étend sur plusieurs siècles ; elle a ouvert la voie à la colonisation de l'Afrique, a donné lieu à une afro-descendance plus ou moins éparpillée dans les Amériques et a créé ainsi de nouveaux peuples avec toutes sortes de structures anthropologiques et politiques (États-nations, nations métissées, hybridation culturelle, etc.). Les appels de mémoires dans ces espaces géographiques suivent les mêmes logiques.

1.2.2. En Afrique et chez les Afro-descendants des Amériques.

La question du «devoir de mémoire» se pose différemment chez les Africains, les Afro-descendants de la Caraïbe et les Afro-américains des États-Unis. Selon la trajectoire historique particulière de ces ensembles anthropologiques et géographiques, l'accent est mis plutôt sur la colonisation, sur l'esclavage, ou encore sur l'apartheid, le racisme et les discriminations.

En Afrique, les tentatives d'obtention de réparations pour l'esclavage et la colonisation sont relativement récentes. Marc Ferro signale qu'

à la reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité - devoir de mémoire - s'ajoute la demande d'excuses et de réparations - dette morale et financière ; c'est ce qui ressort des proclamations de la Conférence mondiale sur les réparations à l'Afrique et aux Africains de la diaspora, organisée en décembre 1990 à Lagos (Nigeria), et de la Conférence panafricaine de l'Organisation de l'Unité Africaine (OUA) qui s'est tenue à Abuja (Nigeria) en 1993 (Ferro, 2003, p. 763).

Cependant, comme dira Théophile Kouamouo, si les pays occidentaux et les États-Unis font front commun contre les réparations,

Le front des pays africains quant à lui n'est pas uni. Les anglophones, comme le Ghana et le Nigeria, défendent une position maximaliste (le versement intégral d'indemnités sous la forme de transfert de capitaux et/ou d'annulation de la dette) tandis que les francophones se contenteraient d'une reconnaissance morale et de regrets. (cité par Ferro, 2003, p. 765-766)

En effet, le cas de crime collectif qui a gagné l'unanimité sur le «continent noir» est celui de l'Apartheid en Afrique du Sud, où on a d'ailleurs trouvé pour surmonter la haine raciale, une idée originale de «Vérité et réconciliation»; une formule qui peut être comprise comme une politique officielle de l'oubli. C'est pourquoi ce processus de pardon, à l'instar de l'admiration qu'il suscite, a été l'objet de plusieurs écrits à travers le monde. Lyn S. Greybill (2002) a essayé de déterminer ce qui fait l'originalité de ce processus ainsi que les conditions de son succès ; Deborah Posel et Graeme Simpson (2003) traitent à l'aide de cas précis vécus par la Commission Vérité et réconciliation, la philosophie et les défis de cette politique de l'oubli. Tina Rosemberg et Martin Meredith (1999) ont analysé cette expérience sud-africaine dans l'angle d'une stratégie de sortie d'une histoire traumatique. Les recherches scientifiques sur ses aspects juridique, politique, anthropologique et même théologique, etc. sont innombrables.

Mais il existe en Afrique un mouvement plus vaste, regroupant des intellectuels ou des hommes politiques francophones et anglophones qui demandent la reconnaissance et la réparation, pour la colonisation de l'Afrique et sa paupérisation engendrée par la «saignée» du continent vidé de ses forces productives par l'esclavage. C'est la revendication du Africa Reparation Movement1(*) basé en Angleterre. En marge des Mouvements, il faut mentionner aussi que des auteurs et penseurs indépendants militent en faveur de la réparation pour la colonisation.

Sur l'esclavage des «Noirs» dans les Amériques, c'est aux États-Unis qu'on observe les controverses les plus virulentes où s'affrontent, sans distinction de «couleur de peau», partisans et opposants de la réparation pour les dommages causés par l'esclavage.

Beaucoup d'intellectuels afro-américains interprètent l'«Affirmative action» comme une forme de compensation pour l'esclavage et les discriminations subies par les populations «noires» des États-Unis. Cette politique connaît de nombreux opposants comme Terry Eastland (1997). L'une des meilleures recherches sur le sujet vient de John David Skrentny (1996) qui a rendu compte de l'Affirmative action dans toute sa complexité, notamment en expliquant pourquoi cette politique ne peut que perdurer malgré l'opposition d'une majorité d'Américains. Il est précédé dans cette logique par Gertrude Ezorsky (1991), Cornel West (1996) et autres, qui croient que cette politique est susceptible d'améliorer à plus ou moins long terme, le sort des Afro-américains.

Mais la question du «devoir de mémoire» aux États-Unis se pose surtout en des termes symboliques ou juridiques : certains parlent de « reconnaissance » et d'autres de «compensation». Orlando Patterson (1997), se penchant sur les ressentiments qui motivent actuellement les demandes de réparation, reconnaît l'actualité de l'inégalité et des préjudices subis par les « Noirs » aux États-Unis, notamment sous forme de discriminations rencontrées dans l'emploi et le logement, situation qui justifierait le taux élevé de criminalité dans la communauté. Cependant, dit-il, on ne peut nier les progrès accomplis par l'ensemble des Américains sur la question raciale depuis plusieurs décennies et qui rendent indéniable la contribution afro-américaine à la culture et à la pensée des États-Unis (pp.17-18). Il suggère que l'«Affirmative action» est un pis-aller et qu'il faudra à terme, le dépasser au nom de la dignité des «Noirs». D'autres intellectuels afro-américains soutiennent plutôt fermement qu'une réparation est nécessaire pour rendre justice à l'histoire et améliorer la situation des Afro-américains. Robert Westley2(*) de Dayton University Law School considère que la réparation est la pré condition même de l'égalité sociale aux États-Unis, que des arguments juridiques militent pour ce but et qu'un régime d'indemnisation doit être conçu. Vincence Verdun, Lee A. Harris, ainsi que la députée de Géorgie Cynthia McKinney... pour ne citer que les plus connus, sont de cet avis. De même, dans un colloque tenu au Queen's University de Kingston (Ontario, Canada) sur le thème «Reparations : An Interdisciplinary Examination of Some Philosophical Issues» du 6 au 8 février 2004, Andrew Valls d'Oregon State University défendra fermement la réparation pour l'esclavage des «Noirs». Il a démontré comment de précieux acquis ont été réalisés ces cinq dernières années, notamment par la stratégie des revendications locales (auprès des compagnies ayant un passé esclavagiste, auprès des États et municipalités ayant profité de l'exploitation des «Noirs» etc.). Ces succès sont selon lui le début prometteur d'un processus de réparation dont la nécessité et la congruence se justifient plus que jamais :

« These developments in the state, local, and civil society arenas should, I think, be viewed positively by advocates of black reparations. They hold out the possibility of specific victories in attempting to achieve justice for particular crimes. They also may play an important role in raising the consciousness of Americans about the brutality of racial past, and may therefore be steps in the direction of more comprehensive, national approach to black reparations» (p.23)3(*).

Mais, selon lui, c'est du gouvernement fédéral que devra venir l'ultime et la plus complète réparation pour l'esclavage des «Noirs».

Par ailleurs, ajoute Valls, il ne faut pas entendre par réparation, ni mesure symbolique, ni compensation financière à des individus de « race noire ». Il suggère explicitement que «la notion de compensation, ou de réparation, soit ramenée à des mesures concrètes visant à améliorer le bien-être matériel» (p.15) de chacun des Afro-américains. Car au fond, les polémiques autour de cette question des réparations sont essentiellement dues à la forte tendance de certains acteurs, à évacuer, par une amnésie volontaire, la perspective historique de tout le débat et préconiser de simples politiques sociales «racialement neutres» (colour blinded). Or, au fond, la dimension historique de toute politique sociale serait irrécusable. Michael Brown (2003) de l'Université de Californie aux États Unis, ira plus loin en démontrant, la nature vaine de l'idée de neutralité raciale - Color-Blindness. Pour lui, il s'agit ni plus ni moins d'un mythe qui, a contrario, offre les conditions de perpétuation du racisme dans les institutions américaines. En effet, démontre t-il avec à la clé des statistiques récentes, on constate encore aujourd'hui aux États Unis que, même dans les domaines majoritairement occupés par les « Noirs » le leadership reste dans les mains des «Blancs».

Au Canada, on peut citer dans ce débat Paul E. Lovejoy (2000), connu pour ses analyses du lien entre identité «noire» et histoire de l'esclavage. Il faut noter aussi les études de Atsuko Matsouka et John Sorenson (2001), de James Walker (1979, 1985) qui se sont déjà intéressés à la construction de l'identité chez les «Noirs» du Canada.

En résumé, au Canada comme aux États-Unis, les revendications sociales des Africains et Afro-descendants sont très souvent rattachées à leur histoire. Mensah (2002) dira par exemple au sujet de la politique canadienne de l'équité en emploi:

« Employment equity was necessitated by the historical exclusion of Blacks and other minorities from the Canadian labour market, not by any perceived or real inability of minorities to compete on a level playing field. To the extent that these critics have chosen to ignore this fact by casting their attacks in an ahistorical fashion, their position is suspicious if not seriously flawed » (P. 255).

Comme nous le voyons, la complexité du «devoir de mémoire» a généré une littérature abondante à travers le monde, et la question se complexifie lorsqu'elle glisse vers le débat racial. Mais dans l'espace sociopolitique du Québec, la situation est encore plus singulière par rapport au contexte états-unien et canadien, parce qu'au débat ethnique ou linguistique va s'ajouter celui national, chacun des problèmes étant rattaché à une lecture particulière de la mémoire historique.

1.2.3. La mémoire collective dans le contexte québécois.

Lacorne (1997) se demandait déjà au sujet de l'identité américaine :

... comment enseigner l'histoire d'une nation qui est, d'abord et avant tout, une communauté imaginaire instable et sans cesse contestée de l'intérieur, soumise à de multiples interprétations qui allient les meilleurs principes politiques - la liberté, l'égalité, le progrès social - aux pires exclusions raciales. Difficile dans ce contexte de satisfaire les héritiers des vainqueurs et ceux des vaincus, même si ces derniers partagent, au fond, les mêmes valeurs libératrices (p.267).

La même question est pertinente pour le cadre québécois de notre recherche, où la minorité franco-québécoise constitue depuis deux siècles le principal problème politique de la fédération canadienne. Le Québec est donc, à l'échelle mondiale, un excellent laboratoire du devoir de mémoire. Son histoire est en effet celle de la colonisation et de la domination d'un peuple francophone par un peuple anglophone ; c'est une province francophone dans une fédération majoritairement anglophone ; c'est ensuite un espace politico-géographique partagé par des non-autochtones et des Amérindiens revendiquant des droits ancestraux, en tant que «premières Nations» ; c'est enfin, et ce, depuis plusieurs décennies, l'une des plus importantes terres de l'immigration contemporaine, avec tout le phénomène de diversité culturelle et des trajectoires historiques qu'elle entraîne. Au milieu de ce dédale de «mémoires collectives», le Québec reste un État de droit et une démocratie libérale.

De nombreux auteurs, Fernand Dumont, Gérard Bouchard, Marc Angenot, Régine Robin, etc. se sont penchés sur les usages de la mémoire collective dans le contexte politique québécois. La mémoire sociale au Québec est en effet le produit de la colonisation anglaise, articulée à la construction de l'identité francophone, pour servir de base à des revendications politiques toujours en cours. Cependant, aucune publication québécoise n'aborde spécifiquement la mémoire collective chez les Africains et Afro-descendants. Évidemment, il existe quelques recherches sur l'histoire des «Noirs» au Canada ou au Québec, -- et même à Montréal comme en témoigne l'oeuvre de Dorothy Williams intitulée The Road to Now : A History of the Blacks in Montreal (1997) -, mais là encore nous ne connaissons aucune recherche montréalaise sur le «devoir de mémoire» dans le discours des leaders «noirs». Nous pourrions mentionner le livre de Cécile Marotte (1997), qui a traité de la mémoire traumatique du peuple haïtien, ce peuple d'Afro-descendants qui dû subir coup sur coup, toute une série de dictatures et d'oppressions depuis son indépendance. Il faut mentionner aussi les articles de Régine Robin (1996) qui a fait une critique de «la fascination de la souche» chez certains intellectuels du Québec.

Les analyses les plus approfondies de la mémoire collective dans le cadre québécois proviennent de Jocelyn Létourneau et de Jacques Beauchemin, qui ont ramené à l'échelle provinciale la problématique du « devoir de mémoire » : le premier (Létourneau, 2000) propose une analyse progressiste alors que le second, (Beauchemin, 2002), prône la reconnaissance de la légitimité d'une revendication particulariste franco-québécoise. Jocelyn Létourneau et Jacques Beauchemin adoptent donc des vues exactement contraires quant à la façon de gérer l'héritage historique du Canada français devant la fédération canadienne : le premier veut passer à l'avenir alors que le second veut affirmer dans une subjectivité assumée, le sujet politique québécois comme héritier de l'histoire canadienne-française enrichie par la diversité culturelle.

Dans cette polémique, la mémoire de l'esclavage des «Noirs», la trajectoire historique singulière des Africains et Afro-descendants du Québec ne tombe-t-elle pas comme «un cheveu dans la soupe»? Si non, comment articuler la revendication d'une identité et d'une mémoire raciale dans l'arène politique du Québec? Nous débouchons ici progressivement sur le cadre social précis de notre recherche.

Sur le plan de la recherche historique, l'histoire des «Noirs» apparaît amplement développée dans des livres comme celui de Daniel Hill paru en 1992. Winks lui emboîtera le pas en 1997. Au fait, plusieurs années plus tôt, J. W. Walker (1980) publiait un précis d'histoire sur «les canadiens de race noire» et en 1985, il y était revenu dans une étude des discriminations subies par cette catégorie de citoyens. Linteau et Durocher (1989) décrivaient aussi dans les deux tomes de leur Histoire du Québec contemporain, les conditions de la fuite des esclaves noirs vers le Canada. Mais, Sooknanan (2000) remet en doute ces tentatives de réification et d'essentialisation des Africains et Afro-descendants, et propose de repenser cette dite communauté dans sa diversité et les variations de ses préoccupations. Cependant le débat persiste et en 2002 encore, Joseph Mensah, publiait sous le titre Black Canadians : History, Experiences, Social Conditions, une étude des problèmes communs aux Africains et Afro descendants du Canada.

Au plan social, culturel et politique, des actions collectives furent entreprises et sont encore en cours pour accéder à une certaine reconnaissance de l'histoire noire à Montréal. Il existe sous forme de festival, une «Table ronde du mois de l'histoire des Noirs». Certaines enquêtes récemment commanditées par le gouvernement canadien ont montré l'existence des «barrières invisibles» auxquelles se heurtent les «communautés visibles». Le Québec n'échappe pas à cette réalité comme l'illustre d'ailleurs le film Le Nèg', du réalisateur Robert Morin, sorti 2001. La même année était publiée à l'Université McGill, une enquête réalisée par James Torczyner (2001) sur une période de trois ans, avec la conclusion que la communauté la plus touchée de discrimination et d'exclusion sociale est «la communauté noire» de Montréal. En 2002, Myrlande Pierre publiait une recherche pour le compte du Conseil des Relations interculturelles avec sensiblement les mêmes conclusions. Encore en février 2003, dans une enquête réalisée pour la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec sur la discrimination dans le logement à Montréal, Alberte Ledoyen constatait qu'on retrouve encore à Montréal les deux formes de discours d'exclusion raciste : la forme pseudo-universaliste et la forme différentialiste. Elle tira la conclusion que :

Stigmatisés par l'esclavage et le colonialisme, puis étiquetés en vue de leur ségrégation, les Noirs d'aujourd'hui, dans des pays pourtant démocratiques et bien pensants, semblent porter encore la trace d'un passé qui les a jugés «incapables» d'égalité (esclavagisme et colonialisme) ou comme «dangereux pour la race blanche» (ségrégationnisme). Bien entendu, les États démocratiques actuels n'évoquent plus ce type d'aberrations, mais le courant souterrain qui atteint les individus par le biais de représentations pathologiques du rapport à l'autre continue de les charrier et elles continuent de s'exprimer sous forme de préjugés ou d'exclusion (p. 15).

Mais aucun ouvrage scientifique n'a étudié à ce jour la mémoire collective des communautés africaines et afro-descendantes de Montréal.

Notre présente étude vise à montrer comment cette mémoire est structurée et, si elle est vraiment «collective» (sensibilise effectivement les acteurs concernés), si elle est pour autant socialement opérante ; mais aussi comment est appréhendée l'application politique de cet appel de mémoire par les leaders qui s'en sentent héritiers. Comme nous le verrons plus tard, c'est par rapport à cet objectif que s'est posée la question ayant déterminé le choix de notre cadre d'analyse à savoir : comment naissent, s'organisent et se développent des actions collectives en société? Mais pour mieux y répondre, nous nous sommes demandé au bout de cette revue de littérature, comment se présente de façon synthétique, le problème du devoir de mémoire.

1.3. Problématique du « devoir de mémoire ».

«Dans la vie politique, la mémoire a des fonctions inévitablement politiques», disait Dominique Schnapper (1999, p. 96.). Or, le fait est que la pluralité des mémoires collectives induit nécessairement une situation de concurrence et de rapports de pouvoir. Les discours de mémoire rendent compte des rapports de force se structurant d'une part entre des groupes occupant des positions similaires, et d'autre part avec des groupes dont l'hégémonie est contestée.

La mémoire collective d'un groupe particulier n'est saisissable qu'au travers de la compréhension de l'articulation entre elles des différentes mémoires relatives à un même objet, en les référençant au principe de leur constitution, c'est à dire non seulement des positions de ces groupes, mais de l'état des relations existant entre ces groupes lorsque la mémoire est constituée ou évoquée (Laurens et Roussiau, 2002, p.29).

Selon cette logique, la rhétorique mémorielle chez les Afro-descendants du Québec s'articule selon le contexte politique du Québec, et celui du Canada, selon le contexte canadien. Mais partout, le problème que pose la mémoire collective instrumentalisée dans l'arène politique est celui de la multiplicité des mémoires collectives et de leur diversité narrative, amenant au houleux débat des formes de reconnaissance politique qu'on devrait accorder aux groupes culturels : le «devoir de mémoire» peut-il s'accomplir au prix d'une déstabilisation sociale ou faut-il interpréter cette épreuve comme une catharsis, une délivrance ou une abréaction collective ? Sinon, d'un point de vue axiologique, peut-on juger les crimes d'hier avec des valeurs d'aujourd'hui, et dans le cas particulier des «Noirs» du Canada, du Québec et de Montréal, y a-t-il des précédents historiques qui autorisent d'en appeler à un «devoir de mémoire»? Lorsqu'on sait que les paradigmes de la modernité que sont l'égalité et la justice sociale ont servi de cheval de bataille à un puissant «mouvement noir» en Amérique du Nord jusque dans les années 70, comment interpréter aujourd'hui, dans une société «égalitaire» comme celle du Canada et du Québec, la mobilisation d'une identité «noire», «afro-américaine», «afro-québécoise», etc. cette fois-ci autour de l'histoire ou de la mémoire collective?

Dans ce débat, et en un autre volet, on ne peut ne pas prendre en compte le sujet, en tant qu'acteur autonome et subjectif, capable de - et recherchant à - faire une lecture individuelle de son existence, de « bricoler » sa propre structure identitaire. L'importance de ce volet apparaît clairement quand on saisit les revendications identitaires dans la dynamique interne de ces « groupes racisés ».

Toutes ces questions nous amènent à saisir la problématique du devoir de mémoire dans notre recherche comme se déployant autour de trois thèmes :

- Production ou création de l'identité,

- Reproduction ou transmission de la mémoire collective, et

- Instrumentalisation ou politisation de la mémoire.

Au fond, la politisation est présente dans chacun des trois thèmes : l'identité se définit selon le contexte politique qui, à son tour, définit la rhétorique de la reproduction de la mémoire (second thème). Mais dans le troisième thème - instrumentalisation de la mémoire - c'est précisément de la sollicitation de la mémoire dans les revendications sociales qu'il s'agit. La «politisation de la mémoire» ici fait appel au politique par interpellation des instances politiques de la société globale. C'est donc là les trois grands axes qui structurent notre problématique et correspondent chacun à une dimension dans notre recherche.

Mais par rapport à ces trois thèmes, qu'est-ce qui distingue les Africains et Afro-descendants dans le débat du «devoir de mémoire» ?

La «traite négrière» et les Amériques

La signification ou la symbolique portée par la notion de «mouvement noir» ne peut être saisie qu'en lien direct avec l'histoire des «Noirs» en Amérique du Nord depuis plus d'un siècle. En effet, les deux révolutions (américaine et française) du XIXe siècle qui vont institutionnaliser l'idéal des droits de l'Homme, sont nées à un moment où l'esclavage et la colonisation, institutions sociales et politiques qui consistent dans la domination et l'exploitation sans limites d'autres peuples, étaient encore sur ces deux continents, les principaux moteurs de l'économie. Dès cet instant, la question de l'émancipation des «Noirs» va devenir à chacun des siècles suivants, un des baromètres du progrès social, politique, juridique et même économique du monde occidental : l'abolition de l'esclavage, l'éradication des systèmes de ségrégation et de l'apartheid, les droits civiques et de vote des «Noirs» et, récemment, la pauvreté massive et la ghettoïsation des «Noirs» aux États-Unis... ont été tour à tour des enjeux politiques déterminants.

Au début du XXIe siècle et ce, malgré les progrès sociaux fulgurants ayant suivi les revendications des «Noirs», l'intégration sociale et l'émancipation économique de ces derniers (notamment en Amérique du Nord) posent encore de nombreux problèmes. Ces problèmes sont d'autant plus complexes qu'ils ne peuvent ignorer la multiplicité des «appels de mémoires»; le racisme, partout combattu après la seconde Guerre mondiale, banni des institutions sociales visibles, s'est complètement transformé et est rendu difficile à invoquer dans l'explication de la condition actuelle des «Noirs». Il ne reste, pour justifier une telle situation, que l'histoire et/ou une nouvelle forme de racisme. En effet, comment articuler aujourd'hui les revendications visant à améliorer les conditions de vie des Africains et Afro-descendants dans des systèmes politiques qui postulent que tous les individus sont naturellement égaux et donc égaux en droit?

1.3.1. Du mouvement noir au « mouvement pour l'histoire noire » ?

La rhétorique anti ségrégation construite sur la base des principes politiques modernes que sont l'égalité, la justice, et l'impartialité raciale (ou color-blindness) s'est épuisée avec l'effondrement de ces systèmes de ségrégation aux États-Unis dans les années 60 et en Afrique du Sud dans les années 90. Mais le changement de système n'a pas toujours entraîné le mieux-être visé par ces populations jadis discriminées. Il faut réintroduire une nouvelle rhétorique adaptée aux nouvelles politiques, mais pour poursuivre les mêmes objectifs :

La vérité que les groupes prétendent délivrer au travers des mémoires revendiquées devient alors plus explicitement compréhensible : il s'agit d'introduire, par la médiation d'un discours thématisé sur un passé donné, un autre ordre de discours qui dépasse l'objet. Si la mémoire collective sert à établir l'identité des groupes, elle se présente également comme un instrument politique de reconnaissance permettant d'introduire un rapport de pouvoir entre les groupes sociaux (Laurens, 2002, p.29).

Ce principe énoncé par Stéphane Laurens vise à démontrer que les revendications de mémoire dépassent leur objet, à savoir le seul cadre du crime historique, et concernent, au fond, la situation sociale et politique que vivent encore aujourd'hui les Afro-descendants dans les Amériques. L'auteur explique que

Lorsque les Noirs américains revendiquent la mémoire de leur peuple et demandent réparation pour l'esclavage subi, ce n'est pas tant qu'ils cherchent à obtenir une compensation qui, en nature comme en importance, ne pourra pas effacer l'outrage, mais parce que la mémoire assoit les revendications actuelles face aux inégalités dont ils sont encore les victimes (Laurens et Roussiau, 2002, p.29).

Le Mouvement noir des années 60 avait abouti, aux États-Unis, non pas seulement à l'égalité sociale, mais à des politiques de «rééquilibrage» social en faveur des Afro-américains, des formes de «discrimination positive» (Affirmative action), initiées par Lyndon Johnson et concrétisée par Richard Nixon. Mais comment s'est opéré historiquement ce virage discursif?

Alain Touraine et Michel Wieviorka situent aux années 70 un changement radical dans la nature des mouvements sociaux en même temps que du racisme partout en occident. Ce changement fut induit par les bouleversements économiques de cette période : mise en cause du taylorisme, suppression massive d'emplois en raison de la délocalisation d'usines vers les nouvelles puissances émergentes, ralentissement de l'économie et précarité de l'emploi, perte de la centralité du mouvement ouvrier.

Dans ce paysage social renouvelé, le racisme se construit contre les immigrés et leur descendance de façon elle aussi nouvelle. Jusque-là, il participait de l'exploitation de travailleurs inclus dans les rapports de production, il va maintenant surtout contribuer à exclure leurs enfants de l'emploi, et à les discriminer ou à les tenir à distance dans l'espace urbain (Wieviorka, 1998, p.96).

C'est désormais une conjoncture sociale actuelle (ou présente), nommément la pauvreté, les discriminations, les préjugés, le racisme ambiant... qui détermine le discours sur l'histoire (ou sur le passé). Dans cette situation, et dans le cas précis des Africains et Afro-descendants, l'identité «noire», catégorie historiquement construite par les phénomènes de l'esclavage, du colonialisme et du racisme devient éventuellement le lieu de repli stratégique pour certains acteurs sociaux. L'adversaire de classe est la classe politique ou économique dominante (en bref, le «pouvoir») ; les acteurs cherchent alors à changer, non plus historiquement la société (comme dans les années 60) mais à changer socialement leur histoire «collective», à faire réviser sa signification sociale (prénotions d'infériorité raciale) aujourd'hui dans l'espace politique où ils se trouvent, et ceci, en changeant la situation socio-économique de leur groupe. C'est pourquoi, Canadien d'origine ghanéenne, J. Mensah a décrit ce sentiment dans son ouvrage publié en 2002. Il n'y a pas à rougir de l'expression «noir», dit-il, puisqu'il est socialement fonctionnel et constitue la description sociale du groupe africain et afro-descendant :

« The term is certainly distasteful, and even a misnomer, given that no human being is actually black in colour (or White, for that matter). Yet, for most of Blacks, the term has a real meaning in their daily activities in Canadian society. Irrespective of their place of birth, Canadian Blacks share the common prejudicial experience that their presumed blackness engenders in their association with White Canada. While most White Canadians tolerate individual Blacks, there is no denying that some Whites look down upon Blacks, as a group, and treat Blacks with fear - and, sometimes, envy-coated condescension. «Race» and «Black» have such an overwhelming impact on people of African descent in Canada that we gain nothing at all by attempting to ignore these concepts in our analytical endeavours » (Mensah, 2002, P.21-22).

Au Québec aussi, cette logique est implicite dans l'action des «communautés noires» de Montréal qui ont récemment entrepris, par delà les diversités d'origines nationales, de demander auprès du gouvernement du Québec :

- «l'érection d'un monument à la mémoire de Marie Josèphe Angelique, esclave noire, torturée et exécutée sur la place publique à Montréal en 1724

- la reconnaissance du site officiel Rocher Nigger, à titre historique du patrimoine commun québécois. Sur ce site furent enterrés des esclaves entre 1794 et 1833.» (Labelle, 2003, p.24)

Ces demandes générales, affirme Micheline Labelle, exigent une politique globale de la mémoire, la levée des interdits, une créativité institutionnelle et certaines formes d'échanges culturels. Ainsi, face à sa configuration socio-politique particulière, le Québec s'est récemment engagé dans une expérience originale de conciliation des espaces identitaires et des parcours historiques qui le composent. Labelle dira que :

La paix des Braves conclue entre le gouvernement du Québec et le Grand Conseil des Cris a joué à cet égard un rôle symbolique profond : une reconnaissance de nation à nation. Le projet d'entente avec les Innus se situe dans ce prolongement à effets multiples : recomposer et subvertir l'imaginaire culturel, refonder le politique et l'éducation populaire, débusquer la discrimination systémique héritée du colonialisme et son corollaire, le racisme, dans l'espace québécois (idem, p 25).

Nous essayerons d'élucider cette action collective à travers les nombreux écrits théoriques que nous avons parcourus, sur la mémoire collective, sur le «devoir de mémoire», ainsi que sur les cas particuliers de revendication mémorielle. Le second chapitre de ce mémoire explore différentes explications sociologiques ou théoriques qui sont proposées sur le phénomène du «devoir de mémoire».

CHAPITRE II

CADRE D'ANALYSE ET MÉTHODOLOGIE

À travers la problématique élucidée dans le premier chapitre, un cadre d'analyse s'est imposé, pour saisir sociologiquement le «devoir de mémoire» chez les leaders africains et afro-descendants de Montréal : celui qui devrait permettre de comprendre les revendications mémorielles de ces derniers, comme une forme nouvelle d'action collective, un nouveau «mouvement» social, nouveau par sa charge symbolique, nouveau dans sa stratégie, mais directement rattaché à la quête identitaire et luttant, non plus pour changer historiquement la société, mais pour changer socialement l'histoire, obtenir la restauration de leur position socio-historique dans le regard du reste de la société, obtenir le «redressement de la marche de l'histoire» (Beauchemin, 2003). Parmi les sociologues contemporains, le Français Alain Touraine fait partie des références pour l'analyse de l'action collective. Sa sociologie de l'action a connu aussi une application efficace avec Michel Wieviorka, notamment sur le racisme et les mouvements socio-communautaires.

2.1. Cadre d'analyse

Avant d'aborder le cadre d'analyse de ce type d'action sociale qu'est l'appel au «devoir de mémoire», il s'avère nécessaire d'en explorer les enjeux philosophiques tels que discutés par différents auteurs sur le sujet. En effet, comment cerner sociologiquement ce nouveau phénomène qu'est la «globalisation de la mémoire» et comment est-on passé de l'étude de la mémoire individuelle en psychologie à l'étude de la mémoire collective en sociologie? Comment les différents auteurs ont-ils relié conceptuellement les différents thèmes de notre recherche à savoir, l'identité, la transmission de la mémoire et la politisation de la mémoire?

2.1.1. « Devoir de mémoire » et théories sociologiques de la mémoire collective. 

- De la phénoménologie à la sociologie de la mémoire collective.

Différents penseurs ont essayé depuis Holbwachs, d'éclairer le passage entre mémoire individuelle et mémoire collective. Par exemple, pour Paul Ricoeur (2000), la problématique de la mémoire peut se ramener à trois apories fondamentales :

- La mémoire serait-elle une expérience fondamentalement individuelle, telle que l'a soutenu Saint Augustin à travers sa théorie du triple présent ou est-elle un phénomène d'emblée social, collectif, public ? -

- Comment se prémunir de la colonisation de la mémoire par l'imagination (l'une et l'autre ayant la fonction de rendre présente une chose absente) et quel accord faut-il faire entre la simple absence de l'irréel et la distance temporelle de ce qui n'est plus et a été ?

- Enfin, la troisième aporie est celle des considérations quasi pathologiques, de la mémoire en lien avec l'identité personnelle ou collective, de la «mémoire blessée», de la «mémoire traumatique». Pourquoi en effet, chez certains peuples, il y a la mélancolie au lieu du deuil ?

À ces apories, Toshiaki Kozakaï (dans Laurens, 2002) a proposé une solution inusitée en sollicitant l'allégorie du bateau de Thésée. Il y démontre comment un bateau, hérité de père en fils sur plusieurs générations et qui, même devenu différent avec toutes les pièces rechangées, restera toujours le bateau de Thésée. En effet, on croît souvent que, évoquer l'«évolution» de l'«identité» comporte en soi un certain paradoxe, un objet ne pouvant logiquement être à la fois identique et différent de lui-même : s'il change, il n'est plus le même ; mais s'il reste le même, il ne peut évoluer. Or il s'agit selon Kozakaï (pp.77-78) d'une fausse aporie ou d'un paradoxe illusoire dû au déplacement de la logique d'identité vers celle d'identification, à une illusion substantialiste. L'identité collective ne doit pas être réifiée ou érigée en identité réelle. L'identité est construite à chaque instant par le sujet. Si l'on se heurte à des difficultés épistémologiques en tentant d'expliquer son évolution, c'est parce qu'on s'imagine qu'elle existe au sens substantialiste. Une race (sic), une Nation une ethnie n'est jamais identique à elle-même : elle évolue continuellement. Selon Kozakaï, il faut élargir la perspective de l'identité à son rapport au sujet, sans que ni le sujet ni l'objet (l'identité) ne soient conçus de manière figée. «L'identité doit être appréhendée comme un phénomène ou un événement intersubjectif produit dans la relation entre trois termes : sujet, objet et autrui.» (p.77). En d'autres termes, individuelle ou collective, l'identité se construit toujours par rapport à l'environnement social dans lequel l'on interagit :

L'identité collective doit être pensée, non pas comme une représentation uniforme, mais comme une configuration dominante qui émerge des interactions des membres de la communauté et se maintient seulement pour une certaine durée. Dès lors, que l'identité collective est ainsi conçue, non pas comme un individu collectif, mais comme une représentation dominante véhiculée provisoirement dans la communauté, sa modification ne signifie pas plus que le déplacement du centre de gravité, en quelque sorte, de la configuration globale des représentations individuelles (dans Laurens, 2002, p.79).

Laurens Stéphane et Nicolas Roussiau abondent dans ce sens et se sont attachés à démontrer que, si le passé apparaît bien thématisé dans la mémoire collective, la mémoire des groupes sociaux déborde largement l'antériorité des faits qu'elle évoque. Il faut se référer d'une part à la conception du temps tel que se le représentent les groupes sociaux, traduction d'un état affectif, et, d'autre part, au contenu symbolique que révèlent leurs discours sur le passé. Pour Jean Viaud, et dans le même ouvrage collectif, les discours de mémoire s'inscrivent dans le cadre des rapports concrets entre des groupes sociaux ; les revendications mémorielles ne font que refléter ce rapport et acquièrent leur efficacité grâce à la légitimité que procurent l'Histoire et la justice.

La mémoire collective, pour peu qu'elle concerne un fait du passé - proche ou lointain - peut ressortir aussi bien du témoignage que de l'histoire, du récit, des coutumes, des archives, des traces matérielles, de la commémoration, voire de la langue elle-même. [...] La mémoire collective est certes omniprésente, mais elle apparaît insaisissable se dérobant dans les méandres du langage. Cela étant, son apparente plasticité phénoménale pourrait être un indicateur de son efficacité sociale puisque sa polyvalence atteste d'une certaine façon de sa capacité à produire des effets (p.22).

Joël Candau (1998) quant à lui va établir un lien beaucoup plus formel entre mémoire et identité. Il écrira que,

en fait, mémoire et identité se compénétrent. Indissociables, elles se renforcent mutuellement. Depuis le moment de leur émergence jusqu'à leur inéluctable dissolution. Il n'y a pas de quête identitaire sans mémoire et, inversement, la quête mémorielle est toujours accompagnée d'un sentiment d'identité, au moins individuelle  (p.10).

Cet auteur a aussi essayé de démontrer pourquoi les «mémoires fortes», puissantes hiérarchisées, unificatrices, omniprésentes, voire totales, s'effondrent aujourd'hui devant des mémoires plus faibles ou moins étendues. Cet effondrement interdisant du coup, la construction d'identités puissantes et stables, celles-ci s'effaçant à leur tour devant des identités plurielles, éclatées, mouvantes.

Dans les sociétés modernes, l'appartenance de chaque individu à une pluralité de groupes rend impossible la construction d'une mémoire unifiée et provoque une fragmentation des mémoires. Ceci favorise évidemment les affrontements mémoriels. Parfois, le conflit reste intérieur au sujet, habité par des mémoires plurielles ou se battant avec sa propre mémoire... (1996, p. 72).

Ce constat selon lui, est valable aussi bien pour les représentations de l'identité que pour «l'identité situationnelle», contextuelle démontrée par les auteurs cités plus haut. Ainsi, les rhétoriques holistes voient leur degré de pertinence s'affaiblir ou se restreindre à une application très localisée, en regard de mémoires et d'identités locales, particulières, limitées à des groupes de plus en plus morcelés. C'est cette analyse qui nous amène à nous intéresser à la place de la subjectivité individuelle dans l'action sociale de revendication de mémoire collective.

Pierre Nora fait partie des tenants de cette thèse de la «mémoire éclatée». Il a abordé (1997) l'analyse de la mémoire collective dans l'angle de son rapport à la science historique, pour montrer la différence ontologique entre mémoire et histoire, ainsi que la fonction psychosociologique qu'elles accomplissent à travers les lieux de mémoire. «On ne parle tant de mémoire que parce qu'il n'y en a plus.» Cet achèvement correspond à la disparition «d'un principe explicatif unique» et à la régression des mémoires unitaires.

La curiosité où se cristallise et se réfugie la mémoire, pense-t-il, est liée à ce moment particulier de notre histoire. Moment charnière, où la conscience de la rupture avec le passé se confond avec le sentiment d'une mémoire déchirée ; (...) Le sentiment de la continuité devient résiduel à des lieux. Il y a des lieux de mémoire parce qu'il n'y a plus de milieux de mémoire. (...) Habiterions -nous encore notre mémoire que nous n'aurions pas besoin d'y consacrer des lieux ( 1997, pp. 23-24).

Pour Nora, mémoire et histoire s'opposent à tous points de vue. La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l'amnésie, inconsciente de ses déformations successives. La mémoire est vulnérable à toutes les utilisations et manipulations ; elle est susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations. Ce caractère mouvant de la mémoire collective va exacerber le besoin d'identité (de stabilité) et explique, pour une large part, les nombreux appels de mémoire et l'obsession des commémorations à notre époque. Car «le passage de la mémoire à l'histoire a fait à chaque groupe l'obligation de redéfinir son identité par la revitalisation de sa propre histoire. Le devoir de mémoire fait de chacun l'historien de soi» (idem, p. 32).

Dans le cadre d'un processus général d'individualisation de la mémoire, on observe donc la multiplication des mémoires particulières qui réclament leur propre histoire. Ordre est donné de se souvenir, mais c'est à moi de me souvenir et c'est moi qui me souviens. La métamorphose historique de la mémoire, s'opère alors au prix d'une récupération par la psychologie individuelle. Aujourd'hui, du fait de l'atomisation d'une mémoire générale en mémoire privée, c'est sur l'individu seul que pèse de manière insistante et indifférenciée la contrainte de mémoire. Chaque homme particulier se considère dépositaire d'une mémoire-devoir qui fait à chacun l'obligation de se souvenir, et du recouvrement d'appartenance, le principe et le secret de l'identité.

Nous verrons que, dans le cadre de la sociologie de l'action, cette dialectique de la mémoire et de l'identité, du collectif et de l'individuel, aura une incidence fondamentale sur la production du sujet (Touraine) et influencera énormément la transmission de la mémoire collective de même que l'efficacité de la politisation de la mémoire. Ainsi, toutes les analyses proposées ci-dessus se complètent et offrent un cadre théorique adéquat pour saisir les représentations du devoir de mémoire chez les Africains, les Afro-descendants caraïbéens, américains, canadiens et québécois, de même que les nuances et les similitudes dans ces représentations. Mais la mémoire collective comme objet de recherche y reste suspendue entre identité et évolution et alors, l'autre débat théorique du «devoir de mémoire», c'est comment trouver l'équilibre entre le besoin d'oublier comme exigence du «vivre ensemble» et celui de se souvenir comme exigence d'identité par rapport à autrui.

- La « mémoire juste » en société.

«Il doit y avoir un acte d'oubli de toutes les horreurs du passé» déclarait Winston Churchill en 1945. «Ceux qui oublient le passé sont condamnés à le répéter» dira le philosophe américain George Santayana. Laquelle de ces deux injonctions serait plus profitable pour les peuples marqués par une histoire traumatique?

Selon Tzvetan Todorov (1995), les deux formules ne se contredisent qu'en apparence. La mémoire ne s'oppose pas à l'oubli. La mémoire sélectionne dans le passé ce qui est jugé important pour l'individu ou pour la collectivité ; de plus, elle l'organise et l'oriente selon un système de valeurs qui lui est propre. Il en est ainsi parce que le refoulement est porteur de dangers. Pour Todorov, on a besoin de se souvenir parce que le passé constitue le fond même de notre identité, individuelle ou collective. Or, «sans un sentiment d'identité à soi, sans la confirmation que celle-ci donne à notre existence, nous nous sentons menacés et paralysés» (1999, pp. 18-19). Ainsi, exigence légitime d'identité, j'ai besoin de savoir qui je suis et à quel groupe j'appartiens. Mais encore faut-il que je sache quelles sont les modalités et les conditions dans lesquelles mon existence et celle des autres ont interagi, individuellement et collectivement, jusqu'à moi. Todorov soutient alors que le mal subi doit s'inscrire dans la mémoire collective pour nous permettre de mieux nous tourner vers l'avenir. Car, avant de tourner une page il faut l'avoir lue ; c'est là le sens du pardon ou l'amnistie : « ils se justifient une fois que l'offense a été reconnue publiquement, non pour imposer l'oubli, mais pour laisser le passé au passé et donner une nouvelle chance au présent » (idem, p 19). Paul Ricoeur rejoint parfaitement cette conception lorsqu'il énonce :

... n'inversons pas en devoir d'oubli le devoir moral de mémoire en tant que devoir de vérité et de justice. Le passé, frappé d'interdit de séjour au plan pénal, poursuit son chemin dans les ténèbres de la mémoire collective ; ce déni de mémoire prive celle-ci de la salutaire crise d'identité qui permettrait seule une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique (dans Ferenczi, 2002, p.28).

Le problème cependant, c'est qu'il ne suffit pas de se souvenir du passé pour éviter qu'il ne se répète. Au contraire, c'est dans un passé d'anciennes victimes que l'agresseur actuel trouve ses meilleures justifications. Ceux qui n'oublient pas le passé risquent de le répéter aussi, en changeant de rôle : souvent, ce sont des victimes du passé qui deviennent agresseurs du présent.

Finalement, le grand mérite serait de pouvoir dépasser son propre malheur, ou celui de ses proches, pour s'ouvrir au malheur des autres, au lieu de réclamer pour soi le statut exclusif d'ancienne victime. Ensuite, il faut pouvoir reconnaître le mal que nous-mêmes avons commis dans le passé, même s'il n'est pas aussi grave que celui dont nous avons souffert, et changer pour le mieux.

Au fait, d'autres auteurs comme Benjamin Stora et Régine Robin (2003) expliquent que c'est la « fin des idéologies » et le morose triomphe de la démocratie qui ont donné l'impression que ni le présent ni l'avenir ne peuvent plus être interprétés autrement que comme les manifestations des horreurs du passé. Alors, on recherche plus de mémoire pour créer plus de sens. Nous assistons ainsi à une «flambée de mémoires». Dans le même ordre d'idées, on peut ainsi résumer la pensée de François Bédarida (dans Michel Verlhac, 1988) sur la mémoire collective : ce que révèle surtout la controverse autour du devoir de mémoire, c'est la difficulté de mise en histoire de la mémoire ; il faut conférer à la mémoire savante, une fonction de médiation et un rôle de passeur afin que la mémoire collective soit efficacement gérée.

Beaucoup d'autres auteurs ont proposé leur analyse avec plus ou moins de nuances ou de complexité, mais par rapport à la cohésion sociale, tous sont liés par le questionnement sur le « bon usage de la mémoire collective » : Françoise Barret-Ducrocq (1999) Michel Pollak (1993) Thomas Buttler (1989), Martine Verlhac (1998) etc. L'une des plus récentes publications dans ce débat provient d'Emmanuel Kattan (2002). Celui-ci entreprend son analyse par l'angle des raisons d'être même du devoir de mémoire, ses conditions de légitimité à un niveau général. Pour lui, c'est la perte, avec l'avènement de la modernité, du lien intime qui nous unissait avec le passé, qui a introduit une distance entre le passé et nous : celui-ci cessa d'être «revécu» sur un mode rituel et on se mit à l'archiver, l'étudier, l'analyser comme un territoire étranger et, du coup, on cessa de le vivre au quotidien. Dans ces conditions, faire de la mémoire l'objet d'un devoir naîtra, entre autres, de la volonté de restaurer un lien de proximité avec le passé. Ainsi saisi, le devoir de mémoire répond à une exigence particulière certes, mais non à un devoir universel, et la notion de «devoir» s'y trouve non pas évacuée, mais restreinte dans sa signification ; il y devient une exigence particulière s'imposant aux membres d'un groupe déterminé et renvoyant au maintien et à la transmission d'une identité collective. Or, en cherchant à définir le devoir de mémoire d'abord à partir de la notion de «devoir», le terme renvoie à une vocation universelle où la dimension mémorielle se trouve écartée.

La notion de devoir de mémoire se révèle donc être insuffisamment déterminée : ou bien elle implique avant tout un effet de mémoire, mais alors la dimension de devoir devient périphérique, ou bien elle est conçue comme un devoir d'engagement et, dans ce cas, c'est le renvoi au passé qui devient secondaire. Le devoir de mémoire est sans cesse en défaut par rapport à lui-même : tantôt volonté de transmission du passé liée à une identité collective (la mémoire sans le devoir), tantôt devoir d'engagement à l'égard duquel le passé ne joue qu'un rôle accessoire (le devoir sans la mémoire), le devoir de mémoire n'est jamais l'un et l'autre à la fois (Kattan, 2003, p.171).

Ainsi, pour l'auteur, l'histoire n'est pas l'Histoire, certes, mais l'histoire n'est pas la mémoire non plus. « La mémoire renvoie à un héritage commun et fixe les règles et les modalités de sa transmission, alors que l'histoire dénote une entreprise critique, obéissant à des principes méthodologiques, à des critères de vérité qu'ignore la mémoire.» (p.175) L'important est donc de reconnaître que les exigences que nous projetons sur la mémoire - exigence d'identité, d'une part, exigence de transparence critique de l'autre - ne sont pas toujours compatibles. La mémoire collective comporte souvent une dimension mythique, et lorsqu'on la démythologise, elle perd nécessairement une part de sa fonction identitaire, de son potentiel d'unifier et de galvaniser une identité collective. Entre les deux exigences - d'identité et de critique -, Kattan propose l'exigence d'intégrité, celle du récit entier, transparent et autocritique à la fois, sans désir d'occultation ni de falsification, mais dans la reconnaissance de l'existence d'une multiplicité de points de vue sur le passé et le déploiement d'un effort critique par rapport à sa propre histoire.

Reste alors un dilemme irrésolu : comment sortir de la violence? Comment rompre avec le cycle des ressentiments et des crimes collectifs?

Martha Minow (2002) aux États-Unis et Sandrine Lefranc (2002) en France ont proposé des analyses complexes de l'ambiguïté du pardon en politique, voire de l'incompatibilité du pardon avec la justice, situation imputable aux exigences de légitimité et au besoin de stabilité sociale et politique dans les démocraties nouvellement restaurées. En effet, c'est en partant des expériences de ces nouveaux gouvernements démocratiques, en Afrique du Sud et en Amérique latine, que Lefranc va analyser tour à tour les bases de légitimité et les fondements philosophiques de ces rhétoriques du pardon, de l'amnistie, des réparations ou de la «vérité et réconciliation» prônées par ces justices dites «de transition». Ces expériences révèlent, selon l'auteure française, la réalité suivante :

Si le pardon est un motif prégnant des débats sur la justice de transition, c'est parce que les acteurs, comme les philosophes, sont confrontés à l'impardonnable. Les victimes sont mortes, souvent. Les crimes semblent inexpiables puisqu'ils sont imputables à des hommes qui agissaient en tant qu'agents de l'État. Qui devrait alors demander le pardon, et qui pourrait l'octroyer ? Victimes directes et indirectes, coupables et indifférents vivent dans des mondes distincts, et ne sont que rarement en mesure de délibérer ensemble sur la justice.[...] La question du pardon est ainsi placée au coeur du politique (Lefranc, 2002, p.17-18).

La question reste donc entière à savoir : comment des sociétés qui ont vu s'affronter en leurs seins des ennemis, et qui ont gardé la mémoire de ces affrontements, peuvent-elles se réconcilier ? Et serait-ce possible lorsque la justice n'est pas faite, et qu'il n'est même pas certain que la justice y suffise ? L'Américaine Martha Minow (2002) de Harvard a dirigé un ouvrage collectif où des spécialistes comme Frederic Harris et Marc Galanter essayeront de répondre à ces questions. La plupart montrent les similitudes entre tous les mécanismes de violence, des échelles individuelles les plus simples aux échelles sociales les plus complexes. En particulier, Minow montre les liens entre mémoire et violence ou politique et droit, en soutenant par des exemples concrets comme le procès de Nuremberg, les compensations aux Japonais-Américains de la seconde Guerre, les politiques de mémoire de l'holocauste... que les commémorations aussi bien que les réparations sont partie intégrante du processus de guérison collective. Or, chez Sandrine Lefranc, un constat moins optimiste est que, partout les politiques du pardon se sont soldées par des échecs ; que l'impasse du pardon est devenue tangible, et pour cause :

Les stratégies gouvernementales ont été subverties de l'intérieur par les tactiques des tenants de l'ancien régime et des associations de victimes. [...] En invitant les victimes à octroyer leur pardon, les concepteurs des politiques du pardon leur offraient la possibilité de rappeler que seul l'offensé est en mesure d'accorder son pardon : qu'un tiers ne pouvait prendre sa place, que les victimes, « disparus » ou assassinés, n'étaient plus en mesure de le faire (idem, pp. 346-347).

Il faut néanmoins relativiser l'analyse proposée par l'auteure : celle-ci se limite à la violence d'État ; et la justice supra-étatique qu'elle propose amène au constat d'ambivalence - irrémédiable - du pardon, en raison des origines religieuses (ou carrément «divines») de cette notion qui reste presque exclusivement confinée au domaine du moral, de l'intersubjectif et de l'interpersonnel. Or, le cas de l'esclavage des populations africaines déborde largement ces structures politiques contemporaines que sont les États. Et justement, selon Andrew Valls (2004) c'est l'apparence d'impunité que prennent ces «justices transitoires», qui est à la base de l'échec des politiques de pardon ; ceci vaut pour les violations contemporaines des droits de l'homme, mais encore plus pour le cas des injustices infligées à des groupes ethniques ou «racisés» dans l'histoire :

« The case for transitional reparations is, often, very obvious. Where serious human rights violations have taken place, victims are, by general norms, of the rule of law, presumptively entitled to compensation for those violations. This is the case, for example, where the state has engaged in the torture or in the «disappearance» of political dissidents. However, the case is even stronger where the abuses of the past involved not just the violation of human rights, but the creation of a whole system that involves the subordination of certain racialized or ethnic groups » ( p.4).

Au-delà de toute cette controverse, nous faisons le constat que, des théories sociologiques de la mémoire collective aux théories du pardon, les auteurs expliquent amplement l'objet de l'action collective, mais sans rendre suffisamment compte de l'action elle-même, dans sa forme procédurale. Ils expliquent les liens théoriques entre mémoire et identité et proposent plusieurs pistes pour trouver l'équilibre dans les conflits de mémoires. Mais il faut encore comprendre les champs d'action et la logique implicite dans les démarches de ces groupes revendicateurs, leur dynamique interne, les rapports entre les acteurs (sujets) et leurs groupes d'appartenance. Nous allons alors solliciter, afin de compléter notre cadre d'analyse, les théories de la sociologie de l'action, qui sont les mieux indiquées pour élucider les actions sociales menées autour de la «mémoire collective».

2.1.2. Sujet et nouveaux mouvements sociaux

- Les nouveaux mouvements sociaux :

Selon Touraine4(*), pour exister en tant qu'organisation revendicatrice, tout mouvement social doit résoudre certains problèmes de définition de lui-même ; il doit réunir certains principes d'existence. C'est la réponse qu'il apporte à ces problèmes, c'est-à-dire la façon dont il résout les principes d'existence, qui confère à un mouvement social, son caractère spécifique et qui oriente son action. Il y a, selon Touraine, trois principes qu'on doit trouver réunis en tout mouvement social : le principe d'identité, le principe d'opposition et le principe de totalité.

§ Identité : Un mouvement social doit d'abord se donner une identité en disant qui il représente, au nom de qui il parle, quel intérêt il protège et défend. Le problème à résoudre ici est celui de la définition du groupe revendicateur, d'une manière qui soit socialement identifiable et significative.

§ Opposition : Un mouvement social existe parce que certaines idées ne sont pas reconnues, ou parce que des intérêts particuliers sont brimés. Il lutte donc toujours contre une résistance, un blocage ou une force d'inertie ; il cherche à briser une opposition, une apathie, ou une indifférence ; il a nécessairement des adversaires. Sans opposition, il cesse d'exister en tant que mouvement social, c'est-à-dire que sa nature est changée : il devient un parti, une institution établie ; il n'est plus un mouvement social, car il a perdu l'élément essentiel qui le caractérise : son prosélytisme.

§ Totalité : Un mouvement social agit au nom de certaines valeurs supérieures, de grands idéaux, d'une certaine philosophie ou d'une théologie. Son action «s'inspire d'une pensée» qui se veut la plus «élevée» possible. Même quand il représente ou défend les intérêts d'un groupe particulier, un mouvement social dit le faire au nom de valeurs et de réalités universelles, qui sont reconnues, ou qui devraient l'être, par tous les hommes et par la collectivité tout entière. Ainsi, les raisons qu'invoque un mouvement social pour motiver son action peuvent être : l'intérêt national, le bien commun, la liberté humaine, les droits de l'Homme...

Cependant, chez Alain Touraine, l'individu « subjectif » est non seulement le dernier socle de la démocratie plurielle, son maillon central, mais encore son enjeu direct.

- Le sujet

En se construisant comme acteur capable de modifier son environnement et de faire de ses expériences de vie, des preuves de sa liberté, le Sujet tourainnien apparaît comme la combinaison de l'identité, de la volonté et de l'action. Le sujet n'est pas la conscience de soi, et encore moins l'identification de l'individu à un principe universel comme la raison ou Dieu. Il est un travail, jamais achevé, jamais réussi, pour unir ce qui tend à se séparer. Dans la mesure où le sujet se crée, l'acteur social est centré sur lui-même, et non plus sur la société ; il est défini par sa liberté et non plus par ses rôles. Le sujet est un principe moral en rupture avec la morale du devoir qui associe la vertu à l'accomplissement d'un rôle social. L'individu devient sujet, non quand il s'identifie à la volonté générale, mais en se donnant pour objectif un «projet de vie» (différent d'idéal de vie, c'est un projet de prendre contrôle de sa vie). «Le projet de vie est au contraire un idéal d'indépendance et de responsabilité qui se définit plus par la lutte contre l'hétéronomie, l'imitation et l'idéologie que par un contenu» (Touraine, 1994, p.178). L'idée de sujet combine finalement trois éléments :

- la résistance à la domination (d'où qu'elle vienne, y compris de son propre groupe identitaire)

- l'amour de soi (dignité et estime de soi comme condition du bonheur, comme objectif central)

- et reconnaissance des autres comme sujets.

De ce point de vue des sociologues de l'action, même la démocratie reposerait directement sur le sujet. Car le rapport de l'individu à lui-même, par lequel se constitue le sujet, est plus fondamental que les rapports des individus entre eux, parce qu'il se heurte à la dépendance vécue. En même temps, il est appartenance à des identités collectives autant que dégagement et libération. Il est à la fois raison, liberté et mémoire, trois dimensions qui correspondent à celles de la démocratie comme citoyenneté (confiance et raison), droit naturel (libertés individuelles) et intérêts des groupes sociaux (identité collective ou mémoire).

Dès lors, en reliant sujet et mémoire collective, Alain Touraine conclura :

Si on admet que la mémoire est une force de résistance et un agent de construction de l'acteur comme sujet, il faut franchir un pas de plus et dire que la mémoire est plus tournée vers l'avenir que vers le passé. Le fil tendu du passé à l'avenir protège l'acteur contre les forces qui tendent à le conformer aux normes et aux hiérarchies dominantes  ( dans Françoise Barret-Ducrocq, 1999. p. 258-259 ).

Abondant dans le sens de la rupture des années 70 proposée par Touraine, Wieviorka (2001, pp. 30-33) déterminera deux vagues dans les mouvements sociaux : celle de l'identité de «genre» (femmes, homosexuels...) puis celle de l'identité culturelle ou religieuse, fortement teintée par le symbolisme et les revendications d'histoire. Il y aurait aussi deux logiques distinctes dans les types de différence culturelle : celle de la différence culturelle comme «première», avec une certaine épaisseur historique et ses membres cherchant à la maintenir, à la reproduire, à la défendre. « Ceci ne signifie pas, précise Wieviorka, qu'elle cette identité constitue un ensemble d'éléments figés, une essence, une nature, mais que le point de départ de l'analyse repose sur son existence à un moment donné, telle que l'incarnent des acteurs qui se revendiquent d'un passé, d'une mémoire» (2001, p.107); la deuxième logique est celle où la différence est construite, inédite ou renouvelée, «seconde», et, dès lors, de l'ordre de l'invention.

Lorsque les acteurs qui incarnent ces identités - clercs, élites, intellectuels - ne se résignent pas à leur disparition ou à leur réduction à un folklore devenu lui-même marchand, deux principales orientations politiques leur sont offertes. La première, c'est la révolte, la rupture, et par conséquent la sécession, laquelle a besoin, pour faire sens, d'une idéologie nationaliste. [...] La seconde consiste à exercer des pressions afin d'obtenir des droits collectifs et une certaine reconnaissance à l'intérieur de l'État concerné, sans toutefois remettre en cause cette appartenance étatique (2001, p. 108).

Wieviorka construit ensuite la catégorie des minorités involontaires, «fruit d'une histoire extrêmement violente, d'un arrachement brutal qui a détruit les personnes et les groupes dans leur culture d'origine, transplantés ensuite loin de leurs foyers, dans des conditions terribles que leur imposait un nouvel environnement.» (2001, p.112). Ils furent racialisés en même temps qu'on attendait d'eux qu'ils se comportent en fonction des images stéréotypées que la société dominante souhaitait en avoir. Alors, le passage à une culture est indissociable d'un retour à l'histoire, de la référence revendiquée à une mémoire. Autrement dit, leur projection dans le futur appelle de leur part certaines capacités à rompre avec une définition d'elles-mêmes qui les réduit à l'image d'une nature ou d'une race.

Elle implique qu'il leur soit possible de se constituer en acteurs sur un mode bien particulier. Il s'agit en effet, pour renouer avec un passé douloureux, d'accepter de se définir par la privation, voire la destruction, par une perte dont on ignore l'essentiel du contenu. Il s'agit donc de mettre en avant une histoire négative. L'héritage historique renvoie à des ancêtres qui furent des non-acteurs et des non-sujets, des personnes ayant été privées de culture et d'histoire - mais de quelle culture et de quelle histoire? - par ceux qui les ont soumis à l'esclavage puis par des dominants qui les ont exploités (2001, p.113).

Ainsi, sur la question du sujet, Wieviorka l'aborde dans l'angle du débat qui a longtemps opposé les «communautariens» et les «libéraux». Pour les communautariens, la formation du sujet implique que toute personne puisse se référer, dès la prime enfance, à une culture où elle puise les ressources nécessaires au sentiment de sa dignité et à l'estime de soi. «Cette vision demande donc que les cultures minoritaires soient reconnues, et non pas ignorées ou dépréciées, cette prise en considération permettant à l'individu qui en relève de faire l'apprentissage de sa liberté et se constituer en sujet.» (2001, p.56). La défense, et même la promotion des identités collectives dans cette perspective n'est pas nécessairement associée à un point de vue communautaire dans lequel la subjectivité des individus est sinon niée, du moins subordonnée à la loi de la communauté.

Les liberals rejettent catégoriquement cette analyse. Pour eux, l'apprentissage de la raison et la constitution des individus en sujet n'ont pas besoin de s'étayer sur des cultures de types particuliers, qui risquent au contraire de devenir un facteur d'enfermement pour les personnes singulières. Les individus sont en effet formés par leurs préférences établies en dehors de leur appartenance à la société :

s'ils sont sujets, ce n'est pas en tant qu'ils nourrissent un certain nombre d'objectifs partagés par une communauté, mais dans la mesure où ils pourront se comporter librement, comme consommateurs sur le marché ou comme citoyens dans la vie politique (idem, 2001, p.57).

Mais pour Michel Wieviorka, il s'agit au fond d'un débat épuisé puisque les deux groupes d'acteurs sont tous d'accord sur la nécessité de la production du sujet et qu'ils se posent finalement la même question : quelles sont les conditions optimales pour la production sociale du sujet?

Wieviorka propose 5 voies pour sortir de cette impasse :

1. le retour au social, en recentrant le débat moins sur les problèmes culturels et plus sur les formes fondamentales de l'injustice sociale et de l'exclusion.

2. le renouvellement de la question démocratique par dépassement du «juridisme» dans le politique et en surmontant la tentation des règles préétablies pour la gestion des revendications des minorités.

3. remettre le sujet au coeur de l'analyse de la production et de la reproduction des différences culturelles, prenant ainsi en compte la demande d'ouverture de l'espace public à l'espace privé dont témoignent les demandes de reconnaissance des « genres », des filiations et des violences faites aux femmes, aux enfants, etc.

4. prendre en compte les mélanges et métissages, car l'expérience des minorités n'est pas représentative de l'ensemble des phénomènes de différence culturelle.

5. faire face aux enjeux culturels et sociaux du multiculturalisme au-delà du conflit entre libéraux et communautariens, vers une perspective réconciliant mouvement des idées et mouvements sociaux à travers des politiques actives.

Nous apercevons ici une perspective théorique exceptionnelle pour la compréhension des revendications de mémoire chez les Africains et Afro-descendants de Montréal. En effet, ce cadre d'analyse nous permet de comprendre théoriquement comment fonctionnent ces «communautés de sujets» ainsi que les conditions de légitimité de leurs actions sociales. Reste à confronter de façon concrète, notre population d'enquête définie à nos questions de recherches.

2.1.3. Questions de recherche.

Les questions de recherche correspondent aux trois thèmes définis dans la problématique :

- Quelles sont les variations du discours identitaire produit par les leaders africains et afro-descendants de Montréal et quel que soit ce discours, comment l'articulent-il à la question du «devoir de mémoire» ?

- Comment se représente-t-on le «devoir de mémoire» au sein de ce «groupe racisé», ou comment envisage-t-on la transmission et le maintien de son histoire en tant que groupe en lien avec la montée du « sujet » observée dans les démocraties plurielles contemporaines?

- Comment ces leaders se représentent-ils le « devoir de mémoire » dans leur rapport aux autres groupes sociaux dans le contexte de la démocratie plurielle qu'est celui du Québec contemporain?

En bref, dans le cadre social montréalais pluriethnique et pluri-mémoriel, comment sont articulées les revendications identitaires à la mémoire collective chez les leaders africains et afro-descendants?

2.2. Méthodologie

Pour cerner la complexité d'une problématique aussi pluridisciplinaire que celle du «devoir de mémoire», nous avons adopté la méthode qualitative, c'est-à-dire la tradition plutôt «compréhensive» que positiviste. Dans cette méthode de recherche, l'analyse de discours permet particulièrement de déterminer les différentes représentations des objets identité, production et transmission de la mémoire collective, et politisation de la mémoire chez les enquêtés dans le contexte québécois. Mais avant, en raison de la complexité structurelle du groupe cible, nous avons dû entreprendre une pré-enquête pour identifier et évaluer en nombre, les personnes ressources dans ce groupe social que nous avons appelé «Africains et Afro-descendants de Montréal».

2.2.1. Pré-enquête et échantillonnage.

La quête de personnes ressources capable de «représenter» les communautés africaines et afro-descendantes de Montréal, soit dans leurs opinions majoritaires, soit dans leurs intérêts politiques et économiques, nous oblige à nous pencher sur la question de savoir ce qu'est un «leader».

- Qu'est-ce qu'un « leader» ?

Dans le contexte nord-américain où le débat sur la justice sociale est très «racisé» et jonché de polémiques, de nombreuses études portant sur les groupes sociaux ou ethniques se sont vues confrontées à cette même question et ce, dès les années 1930-1940, c'est-à-dire en fait, dès la naissance de la sociologie elle-même comme discipline scientifique. Mais les différentes définitions que ces auteurs proposent de la notion de «leader» sont encore très problématiques au point où, encore en 1992, Martiniello dira que «la plupart des chercheurs, conscients de la difficulté de cette question, ont préféré y répondre en l'évitant» (p.62). Or, une étude impliquant des «leaders» doit répondre à 3 questions méthodologiques fondamentales que suggère Linton Freeman (p. 13) :

- Qu'est-ce qu'un leader ethnique ou communautaire?

- Quel est le degré de pertinence de ce leadership ?

- Quels sont les facteurs affectant la répartition des champs de forces du leadership au sein de la communauté ?

Nous avons commencé par écarter certaines typologies et définitions proposées en Sociologie des organisations et qui portent sur le leadership de groupes en fait trop restreints (clubs de jeux, clubs culturels, groupes d'intérêts) ou trop éloignés de la problématique identitaire. Aux États-Unis cependant, certaines analyses sociologiques du leadership communautaire ou ethnique sont rendues célèbres comme celles de William Foote Whyte, de Gunnar Myrdal, de John Higham, de Norman Miller. Le premier a proposé, dans Street Corner Society (1943) une analyse de groupes où le leadership serait fondamentalement motivé par l'intérêt personnel. En 1962, Gunnar Myrdal (An American Dilemna : The Negro Problem and Modern Democracy) proposera une typologie dualiste des leaders ethniques : l'accommodation leadership et le protest leadership, soit les leaders contestataires, d'humeur combattant, et les leaders négociateurs, plus conciliants, et plus «approchés» par les leaders politiques du groupe dominant. Plus tard, en 1978, c'est au tour de John Higham (Ethnic Leadership in America) de proposer une classification du leadership ethnique en trois types :

- le leadership reçu, présentant le leader comme «naturel», fort d'une certaine légitimité basée sur l'histoire du groupe qui l'accepte comme héritier d'un certain pouvoir,

- le leadership interne, qui «s'enracine dans le groupe ethnique et s'adresse au monde extérieur comme ses représentants et/ou ses avocats et défenseurs»5(*). Ce type de leadership se justifie par le service rendu à la communauté.

- Enfin, «le leadership projectif désigne des individus issus du groupe ethnique qui acquièrent une audience au-delà du groupe auquel ils sont identifiés. Ils gagnent leur reconnaissance en dehors du groupe avec lequel leur identification est du reste parfois bien faible. Cela ne les empêche pas de devenir les symboles du groupe, sa fierté.»6(*)

De toutes ces classifications proposées, le second type identifié par Higham est le plus proéminent et le plus à même de constituer l'échantillon idéal de personnes ressources pour notre enquête, et ce en raison du contexte québécois très différent de celui des États-unis, mais aussi et surtout de données empiriques fournies par notre pré-enquête. Celle-ci confirme que les leaders africains et afro-descendants à Montréal, représentant directement les intérêts de ces communautés autour des enjeux sociaux et politiques, ne sont ni ceux «naturels» ni ceux «projectifs». Ils sont simplement ceux qui se sont volontairement mis au service de leurs communautés nationales ou «racisée», en créant ou en dirigeant des organismes rendant divers services fort appréciés par la communauté. C'est pourquoi nous souscrivons, dans cette recherche, à la définition de Martiniello (1992) lorsque celui-ci présente le leader ethnique comme :

... un membre d'une communauté ethnique, appartenant donc aussi à la catégorie ethnique correspondante, qui a la capacité d'exercer intentionnellement un degré variable d'influence sur les comportements et/ou les préférences des membres de la communauté ethnique, dans le sens de la satisfaction de leurs intérêts objectifs tels qu'il les perçoit. Cette influence, lorsqu'elle est effectivement exercée, l'est à travers l'activité du leader dans une ou plusieurs des institutions et organisations qui forment la communauté ethnique, à la faveur de laquelle se développent les relations avec ses suiveurs, c'est-à-dire les autres membres de la communauté ethnique (1992, p.98).

Ainsi, poursuit Martiniello, le leader jouit toujours d'une certaine reconnaissance de la part de sa communauté et cette reconnaissance, même relative, est à la base de sa légitimité. Dans le contexte québécois, en 1993, M. Labelle va mener une enquête sur l'ethnicité et le pluralisme à Montréal, où elle définit les «leaders» interrogés comme «des hommes et des femmes, définisseurs de situation et d'opinion, oeuvrant comme membres actifs et influents au sein des conseils d'administration d'associations à caractère ethnique (p.45)».

- Pré-enquête

Bien que la représentativité - qui est une valeur quantitative - ne soit pas un critère fondamental dans l'analyse qualitative, nous avons voulu adopter une démarche qui nous permettra de recouvrir la plus grande diversité possible de leaders africains et afro-descendants. Or, par rapport à l'objet de notre recherche, le critère fondamental de sélection est l'implication du leader dans des actions collectives pour la reconnaissance publique ou pour l'histoire des Africains et Afro-descendants  à Montréal. En effet, à côté des «leaders formels» des communautés africaines et afro-descendantes, il y a des «leaders informels» qui, n'ayant pas un rôle officiel au sein de leur communauté nationale ou culturelle, ont cependant une influence, un pouvoir symbolique ou une connaissance considérable de la situation des Africains et Afro-descendants de Montréal. Le défi a été alors de cerner ces champs de forces et ces personnes ressources en dépit de la diversité linguistique, nationale, culturelle, etc. qui caractérise les communautés africaines et afro-descendantes à Montréal.

Nous avons donc procédé à une pré-enquête dont nous dirons qu'elle est «en boule de neige». En effet, nous avions premièrement recherché les leaders africains ou afro-descendants de Montréal qui furent impliqués au Québec, dans les préparatifs ainsi que la participation à la Conférence de Durban. En second lieu, et à partir des informations obtenues, nous avons contacté des leaders actifs pour la cause des Africains et Afro-descendants du Québec, par exemple ceux de Montréal qui ont rencontré le Premier ministre du Québec le 13 juin 2002 dans le cadre des cycles de rencontre entre le gouvernement péquiste et les communautés culturelles. Ladite rencontre avait été préparée par le Conseil des relations interculturelles, qui a éminemment contribué après une recherche poussée, à choisir les leaders représentatifs. Le Conseil a classé ceux-ci en trois catégories : les Communautés africaines, la Communauté haïtienne, et les anglophones.

Notre pré-enquête a consisté à rencontrer et interroger quelques leaders qui ont été impliqués directement ou indirectement dans la préparation du «Sommet de Durban». À chacun des leaders contactés, nous avons posé deux types de questions :

- les principaux faits ou événements ayant mobilisé toutes les communautés africaines ou afro-descendantes de Montréal au cours des quatre dernières années.

- Les principaux leaders impliqués dans ces actions collectives.

- Échantillonnage

La technique de «boule de neige» consiste à poser les mêmes questions aux leaders suggérés par les leaders précédents, à obtenir une liste plus allongée de leaders et enfin à faire constamment valider la liste par tous les leaders rencontrés et inscrits, jusqu'à saturation. Sur la liste finale, et par souci de refléter la diversité du « groupe racisé », nous avons tenu compte des trois catégories construites par le Conseil des relations interculturelles et qui furent maintenues par la Ville de Montréal pour ses consultations. Nous retiendrons un échantillon de 12 leaders à raison de 4 par catégorie.

Cette pré-enquête nous a permis de faire des observations utiles non seulement pour le repérage des leaders formels et informels, mais aussi pour cerner les réalités sociologiques des Africains et Afro-descendants de Montréal comme «groupe racisé». Ainsi, nous avons pu observer :

- qu'il existe un réseau d'«Africains et Afro-descendants» (communément appelés «les Noirs») à Montréal,

- que ce réseau est traversé par de profondes dissensions idéologiques, notamment sur la rhétorique pouvant qualifier cet ensemble de communautés : rhétorique holiste («les Noirs», la communauté Noire, les Noirs anglophones...) ou «nationalitaires» (les Haïtiens, les Africains, les Jamaïcains...),

- que des actions collectives furent menées et sont encore en cours, à la fois au niveau du gouvernement du Québec et au niveau de la ville de Montréal pour obtenir la reconnaissance et l'appui de ces instances politiques au sujet de projets et revendications divers.

La méthode d'échantillonnage par «pré-enquête en boule de neige» a révélé un aspect inattendu de la recherche : la concurrence en cours et les rapports de force entre et au sein des «communautés noires» de Montréal, rapports qui structurent les différentes orientations idéologiques de l'action collective. Une analyse approfondie de ces rapports et compétitions internes serait en dehors de notre objet de recherche ; mais on ne peut nier que ces rapports intersubjectifs aient influencé les recommandations qui nous ont été faites par les différents leaders : chaque personne ressource proposa des leaders qui lui paraissent pertinents au regard de sa propre conception de l'action collective des «communautés noires». Mais ce biais fut facilement surmonté en demandant aux personnes ressources d'expliquer les raisons de leur choix et en donnant la parole à toutes les composantes rivales dans ces champs de forces.

2.2.2. Dimensions de la recherche et grille d'entrevue

- Dimensions de l'enquête

· Production ou création de l'identité : comme l'a montré Alain Touraine, la définition de l'identité est une étape fondamentale lorsqu'un acteur social revendique le «devoir de mémoire». Il s'agit de définir de qui ou de quel groupe défini, la mémoire est-elle en jeu. La première dimension à analyser dans les discours sera celle de l'identité «noire» comme sujet de la mémoire collective (hypothétique) des Africains et Afro-descendants de Montréal.

· Reproduction ou transmission de la mémoire collective : Touraine démontre ensuite que, depuis mai 68 et les années 70, le sujet comme acteur revendiquant son autonomie dans la définition du sens social est devenu le principal paramètre dans l'action collective. Ceci pose un problème aux rhétoriques «holistes» ou «racialistes» où la revendication se fait au nom de grands ensembles, mais il pose surtout un problème dans la transmission de la mémoire, condition primordiale pour en appeler à un «devoir de mémoire».

· Instrumentalisation ou politisation de la mémoire : Touraine, et à sa suite Michel Wieviorka montrent que l'acceptation de l'autre comme sujet au même titre que soi-même, la revendication au nom de valeurs plutôt universelles que «communautaristes», sont des conditions déterminantes pour le «vivre ensemble» et pour la reconnaissance du mouvement social. La troisième dimension est donc celle qui portera sur les conditions d'opérationnalisation du «devoir de mémoire» dans le contexte québécois de démocratie plurielle.

- Grille d'entrevue

Les entrevues furent semi-directives et conçues autour des trois dimensions ci-dessus définies : l'espace identitaire, la production et la transmission de la mémoire (comme impératif participant de la mémoire collective) à l'intérieur de l'espace identitaire et, le devoir de mémoire («à l'externe», c'est-à-dire en rapport avec les autres composantes de la société québécoise).

Le débat autour de chacun de ces trois thèmes a été dynamique, sous forme de confrontation entre deux faces du même sujet. Mais nous avions commencé par une phase introductive (articulée autour du parcours personnel du leader interviewé) et, à la fin, une «réflexion libre» en guise de conclusion. Cette démarche va donner lieu à la grille d'entrevue publiée en Annexe. Enfin, avant de finir la grille d'entrevue, il serait aussi intéressant de s'interroger sur l'effet qu'à eu l'identité de l'intervieweur sur les réponses des interviewés, surtout quant à la problématique de l'identité et ce, par souci d'objectivité dans l'analyse. En effet, comme nous le verrons dans le chapitre suivant (le premier de l'analyse des résultats) plusieurs facteurs, politiques, culturels, et sociaux donnent lieu à la mobilité et l'instrumentalité de l'identité chez les Africains et Afro-descendants du Québec, identité qui change donc selon l'interlocuteur en présence et l'objet de la discussion. Nous avons été conscient de cet aspect de la recherche dès le début, et avions prévu à même le questionnaire des relances qui permettent, par la demande de justification, d'analyser la nature de l'identité déclarée.

2.2.3. La méthode d'analyse des données

Notre méthode d'analyse s'inscrit dans la plus simple tradition des méthodes qualitatives. Elle est hypothético-déductive parce que pilotée par notre cadre d'analyse, et les considérations quantitatives ou lexicométriques y sont négligeables. Cette approche méthodologique fut choisie en tenant compte de l'objet de notre recherche : l'étude de représentations.

- La notion de « représentation »

Tous les auteurs qui s'y sont penchés ont dû reconnaître le caractère éminemment polysémique et pluridisciplinaire de la notion de «représentation». D'ailleurs, selon Denise Jodelet (1991), c'est parce que la représentation sociale est située à l'interface du psychologique et du social, qu'elle présente une valeur heuristique pour toutes les sciences humaines. Chacune de ces sciences, y compris la sociologie, apporte un éclairage spécifique sur ce concept complexe. Mais tous les aspects des représentations sociales doivent être pris en compte : psychologiques, sociaux, cognitifs, communicationnels. Il n'est ni possible, ni même souhaitable pour l'instant, estime Jodelet, de chercher à établir un modèle unitaire des phénomènes représentatifs. Il paraît préférable que chaque discipline contribue à approfondir la connaissance de ce concept afin d'enrichir une recherche d'intérêt commun.

En effet, la notion de représentation proviendrait du latin repraesentatio qui signifie «tableau», ou «action de mettre sous les yeux»7(*). Aussi allons-nous, dans le cadre de ce mémoire, désigner par «représentations» les modèles ou figures conceptuels par lesquels les interviewés rendent sensibles, intelligibles et légitimes leurs opinions sur les thèmes abordés. Le but est donc de cerner les contours ou les formes que prend la problématique du devoir de mémoire dans la pensée ou la vision de leaders africains et afro-descendants. Il s'agit concrètement de reconstruire un ensemble signifiant, à partir du corpus de leurs discours, par la mise en évidence de liens entre des raisonnements apparemment distincts.

Ainsi, plus qu'un simple sondage d'opinion, l'objectif de notre analyse est de découvrir le sens des discours dans une perspective globale et à travers la logique qui les motive. Au regard de notre problématique, il s'agira concrètement de reconstruire à travers les discours produits, les diverses représentations que les leaders africains et afro-descendants ont de leur identité, de la question de la mémoire collective et enfin de l'instrumentalisation ou politisation de la mémoire. Alors, expliquons les principales démarches techniques.

- Traitement des données

En élaborant notre méthode de recherche, nous avions opté pour la technique de codification initiale, c'est-à-dire que les discours furent recueillis dès le départ (dans une Grille d'entrevue ) à travers une structure prédéterminée selon nos trois questions de recherche. Cet outil de cueillette des données avait donc été préparé et structuré en fonction de notre problématique, et ceci va énormément faciliter le traitement du corpus qui fut lui-même constitué par les transcriptions fidèles des entrevues («verbatim»). Ainsi standardisé et homogénéisé, le corpus fut importé dans un logiciel d'analyse qualitative, NVIVO (du groupe QSR).

La démarche de traitement des données a été essentiellement thématique. L'analyse thématique consiste dans la «transposition d'un corpus donné en un certain nombre de thèmes représentatifs du contenu analysé et ce, en rapport avec l'orientation de la recherche (la problématique)» (Paillé et Mucchielli, 2003, p. 123-124). Il s'agissait pour nous de repérer dans les discours les différentes façons (expressions, termes...) personnelles de rendre compte de la même réalité : c'est la convergence ; ou au contraire, de trouver dans ces discours les thèmes précis autour desquels les représentations de la réalité s'opposent : la divergence. Ensuite nous avons essayé d'agencer ces «réalités» en de grands groupes (ex : auto définition et altéro définition) et d'en faire émerger un sens, par interprétation, dans une perspective globale.

De façon technique, NVIVO offre la possibilité d'un codage «In Vivo», c'est-à-dire de découper au moment de la lecture, chacun des discours en unités de sens (déclarations, extraits, énoncés significatifs...), de rattacher des mémos ou descriptions à ces unités qui deviendront plus tard, lors de la rédaction, des extraits illustratifs. Ces codes sont constitués, lorsque cela est possible, par les termes centraux qui structurent la portion analysée ; sinon, ils ont été attribués sur la base du contexte d'énonciation, par des qualificatifs externes qui nous paraissaient pertinents.

Par la suite, l'interprétation des résultats passe par la catégorisation, où nous avons regroupé les codes tantôt repérés en de grands groupes qui permettent de caractériser ou de décrire l'attitude globale qui se dégage de chaque discours. Le but de cet exercice est de dégager les différentes positions et argumentaires.

Positions et argumentaires

Dans cette partie qui succéda au codage, l'objectif fut d'ordonner les discours, de décrire leurs positions pour chacun des thèmes abordés, identité, mémoire collective, revendication du devoir de mémoire (correspondant aux sections dans la grille d'entrevue). Le codage avait permis de retracer dans les discours, les lexiques ou terminologies adoptés par chaque leader en abordant chacune des trois dimensions de l'entrevue. Il s'agit maintenant de caractériser les discours selon leurs modes et méthodes explicatifs, de déterminer les différentes positions qui se dégagent et de reconstituer les argumentaires qui les sous-tendent. Pour cette dernière étape, NVIVO offre une fonctionnalité (la modélisation) permettant de visualiser l'arborescence de l'analyse de façon globale et/ou séquentielle.

Convergences et divergences des discours

L'ensemble des positions et argumentaires de chaque discours donne lieu à une nébuleuse d'idées et d'opinions dans laquelle il convient de mettre de l'ordre. Ordonner les discours à ce stade consiste à construire les différentes postures ou représentations ; c'est aussi analyser les différents arguments par la nature de leurs convergences («noyau central») et de leurs divergences («polarisations») sur l'ensemble des thèmes, depuis l'identité jusqu'à la politisation de la mémoire, en passant par la transmission mémorielle au sein du groupe. Cette description se fait par la comparaison entre les représentations repérées : mise en évidence des différences, analyse des nuances, des similitudes et paradoxes, etc. par rapport aux stratégies de discours, aux modes de légitimation et aux figures style... bref, tous les outils d'analyse permettant de reproduire l'attitude qu'ont eu ces leaders vis-à-vis du «devoir de mémoire».

Pour finir, il conviendrait de préciser que dans la rédaction de l'analyse, les extraits d'entrevues seront sollicités pour illustrer chaque étape de la démonstration. Le choix de ces extraits s'est fait selon leur pertinence pour notre argumentation, selon la clarté et le degré d'articulation de la pensée exprimée, et non pas nécessairement selon la récurrence dans l'univers de discours. Néanmoins, nous évaluerons en termes quantitatifs, chaque fois que cela s'avérera nécessaire, le degré de partage (de convergence ou de divergence) de ces pensées et de ces attitudes à l'intérieur de notre échantillon.

2.2.4. Le profil des leaders interrogés

Les leaders rencontrés dans le cadre de cette enquête furent au nombre de douze, à raison de 4 par groupe. Les trois groupes sont, conformément à l'échantillonnage, le groupe des Africains, le groupe haïtien, et le groupe anglophone. Même si méthodologiquement elle est quelque peu hétéroclite, cette combinaison de catégories géographique, linguistique et nationale, a le grand mérite de refléter non seulement le poids démographique par «ensemble culturel» des Africains et Afro-descendants sur l'île de Montréal, mais aussi de tenir compte d'un enjeu politique fondamental dans le contexte québécois : la langue. De même, à l'intérieur de chaque groupe, la diversité a été maximisée. Par exemple, dans le groupe africain, les 4 leaders venaient de deux régions d'Afrique les plus impliquées dans la traite négrière, et ils venaient de 4 pays différents. Dans le groupe haïtien, ils venaient de plusieurs secteurs d'activité : action communautaire, activités culturelles, actions syndicales. Chez les anglophones, ils venaient pour 4 leaders, de trois pays différents et d'autant d'héritages culturels. Leurs domaines de formation professionnelle y vont aussi du religieux au socio-communautaire en passant par l'art, la littérature et la politique.

Les femmes étaient représentées dans cet échantillon pour le quart du total, soit 3 femmes sur douze leaders, à raison d'une par groupe. La moyenne d'âge était située autour de la cinquantaine et la plus jeune avait entre 35 et 40. Cette moyenne élevée s'explique par le fait que ces leaders sont presque tous nés à l'étranger, ont eu des expériences diverses dans l'action collective, généralement contre les dictatures dans leurs pays, avant de choisir d'émigrer :

Ayant grandi sous la dictature de Duvalier, je pense que beaucoup d'entre nous qui étions adolescents, nous pensions qu'il fallait faire quelque chose ; donc, beaucoup d'entre nous se sont engagés très tôt dans l'action sociale et l'action politique. Évidemment, cela nous a amenés en exil et donc à se retrouver engagés, à la fois dans une contestation, justement par devoir de mémoire, pour ceux à qui on avait interdit le départ ou ceux qui ont été tués, donc qui ne pouvaient plus parler. Donc nous étions un peu des réchappés, nous devions intervenir pour ceux qui n'avaient plus de voix. Puisque c'était devenu des moments où on ne pouvait plus parler en Haïti, et donc à l'étranger, on devenait un peu la voix de ceux qui [étaient bâillonnés] (HTI03)8(*).

Mais ils sont tous citoyens canadiens à l'exception d'une seule personne, même si cette dernière vit au Québec depuis plus de 10 ans. Sur le plan de l'engagement politique en effet, les trois principales formations politiques du Québec étaient représentées dans notre échantillon, à peu près dans une proportion égale à celle de l'ensemble de la population québécoise : le Parti libéral (du Canada sans précision des rapports avec celui du Québec), le Parti québécois, et le Parti conservateur du Canada. Presque tous les leaders étaient engagés politiquement, pour diverses raisons, comme membres actifs ou sympathisants. Ils disent tous être très attachés aux valeurs sociales du partage des richesses, de la justice et de l'équité sociale. Ils ont d'ailleurs pour la plupart étudié en sciences humaines, mais aussi en art, en sciences de la gestion, et ils ont tous au moins un baccalauréat. Une remarque cependant : aucune profession libérale n'a été mentionnée, sinon un docteur en mathématiques et ingénieur en télécommunications. Sur le plan de l'activité sociale, même s'ils avouent tous avoir influencé d'une certaine façon la vie de leurs communautés respectives, ils refusent de se désigner comme «leader» probablement par prudence ou par modestie. Les motifs de leur engagement social sont aussi très variés, même si la plupart se sont dits militants «par tempérament» : le motif le plus évoqué est la lutte contre le racisme et la discrimination ; ils sont « promoteurs » des droits des minorités. Mais nous avons rencontré aussi, comme motif, l'action syndicale ou politique en faveur des droits sociaux du groupe immigré. Dans ce cas, ils se sont dits «sensibilisateurs» sur leurs droits, ou «conseillers» auprès des membres de leurs communautés.

Au plan religieux, ils sont rarement croyants pratiquants : un s'est dit athée, la plupart étaient chrétiens non-pratiquants. Mais un leader était ministre de culte et deux, musulmans.

CHAPITRE III

IDENTITÉ ET COMMUNAUTÉ

Quels liens peut-il y avoir entre, d'une part, Mathieu da Costa, jeune interprète africain venu dès 1604 au Canada avec le conquérant français Samuel Champlain, et d'autre part, Samba X, jeune immigrant africain venu à Montréal en 2004? Comment ce lien a-t-il été construit et comment est-il articulé de façon discursive par les Africains et Afro-descendants aujourd'hui au Québec? Ces questionnements ont été le fil conducteur dans notre analyse de l'identité afro-descendante au Québec, objet de ce troisième chapitre. L'identité est en effet le premier défi de tout mouvement social, comme nous l'avons montré dans le cadre d'analyse, et Alain Touraine précisera que la définition de l'identité est une étape fondamentale lorsqu'un acteur social revendique le «devoir de mémoire». Celui-ci est nécessairement confronté à la définition de qui, de quel groupe précis, la mémoire est-elle en jeu. Ainsi, la première dimension analysée dans les discours fut celle de l'identité des Africains et Afro-descendants de Montréal.

3.1. Les variations des discours identitaires

L'analyse des entrevues avec les leaders africains et afro-descendants de Montréal a révélé de nombreuses difficultés dans leurs tentatives d'affirmation identitaire. En effet, deux types d'affirmations identitaires s'observent selon qu'ils se basent sur leurs propres sentiments (d'appartenance ou de filiation) pour se définir eux-même, ou selon que ces leaders se réfèrent au reste de la société, au jugement «des autres», pour cerner les contours de leurs propres identités. À la suite de Micheline Labelle (2001, p. 300), nous appellerons, le premier cas l'auto-définition et le second l'altero-définition. L'importance de cette distinction réside dans le fait que l'un ou l'autre de ces «moments» identitaires est mis de l'avant (très souvent à l'intérieur d'un même discours) selon qu'il justifie l'action sociale ou qu'elle serve le besoin de clarification ou de classification personnelle, disons-même existentielle : l'auto-définition s'articule chaque fois qu'il permet de s'affirmer ontologiquement, de se situer dans la pluralité sociale, tandis que l'altero-définition est sollicitée pour relater un contexte social difficile, perçu et présenté tantôt comme un résultat de l'esclavage, tantôt comme effet de l'immigration. C'est cette dernière forme qui s'est révélée être la plus importante dans l'action collective pour le «devoir de mémoire», action qu'elle va d'ailleurs permettre de justifier ; elle se caractérise par une certaine uniformité rhétorique des discours, alors que la première forme est surtout caractérisée par la complexité, voire même dans certains cas, l'impossibilité de formulation.

3.1.1. L'auto définition et la gestion de la complexité identitaire.

Dans la seconde section de la grille d'entrevue, 4 questions avaient été conçues pour comprendre l'identité revendiquée par les leaders, la façon dont ils se définissent eux-mêmes avec pour objectif de délimiter l'espace identitaire auquel le leader se réfère et pour lequel il s'implique socialement. Au début de chaque section, les interviewés sont prévenus de l'objectif de la section ainsi que de la motivation des questions. Des questions indirectes portaient sur la cible de leur action sociale, le réseau dans lequel ils évoluent, la croyance ou non à une «cause» des Africains ou Afro-descendants à Montréal, et une question directe portait sur le lexique précis d'auto identification. L'analyse des réponses a révélé une sorte de « Babel » identitaire chez ces immigrants afro-descendants.

En effet les leaders ont, dans leur grande majorité, clairement expliqué que leurs identités varient selon le lieu, le contexte et l'interlocuteur de l'identification :

Je suis peut-être Québécois le jour, Haïtien la nuit, ou encore Montréalais le jour, Haïtien la nuit. Donc ça dépend du champ d'activité dans lequel on est inséré. L'histoire a fait de nous un peu des nomades, mais enracinés ; j'aime bien cette notion: je suis un peu enraciné au Québec, mais avec des racines multiples. Nous sommes un peu comme le banian ; le banian, c'est cet arbre qui grandit dans l'océan indien et qui a des racines multiples. Alors il y a des racines haïtiennes, il y a maintenant des nouvelles racines québécoises comme j'ai eu aussi des racines chiliennes. Alors je suis un homme aux multiples racines (HTI03).

Cette métaphore laisse comprendre que les racines multiples qui proviennent du passé convergent dans le présent vers un tronc unique, même si celui-ci, comme le banian, reste encore mobile et insaisissable. Mais chez d'autres leaders, la vision de leur identité est loin d'être aussi évolutive ou linéaire, et l'identité d'origine reste primordiale (« avant tout je suis Haïtien. J'ai la citoyenneté canadienne, mais je suis Haïtien avant tout» HTI02). Ainsi, ces leaders, sans rejeter leur appartenance à la société d'accueil, considèrent leurs origines comme premières.

Pourquoi je dis que je me présenterai comme Haïtien? c'est là que j'ai grandi, c'est en Haïti. Je n'ai pas connu d'autres pays quand je suis né. J'ai passé les 25 premières années dans mon pays: c'est là que j'ai formé mon caractère, c'est là qu'on a fait mon éducation, c'est là que j'ai fais mes premières études universitaires, tout et tout. Donc, ma première identité, c'est haïtienne. Ça, c'est clair. Moi je ne veux pas le changer. Je dis toujours aux gens, moi je suis Haïtien (HTI01).

Entre la vision linéaire et la vision statique de l'identité, on note aussi une vision que nous dirons «stratégique», caractérisée par un discours «opportuniste» ou contextuel, mais surtout déterminé par le lieu - et l'interlocuteur - où l'auto définition identitaire est formulée. Ainsi,

Moi je me présente toujours comme Québécois issu de l'immigration haïtienne. Quand il s'agit de défendre des droits, je pense que je suis un Québécois issu de l'immigration haïtienne. C'est sûr ; tout en étant fier d'être haïtien. Et dans les dossiers internationaux, probablement, je me présente comme Haïtien, ça c'est normal. Mais quand il s'agit de défendre mes droits ici, je suis Québécois issu de l'immigration haïtienne (HTI04).

Cette indécision n'est pas toujours stratégique, mais peut apparaître parfois sous forme de contrainte subie par le leader à cause du contexte politique et historique du Canada, notamment par rapport à la question québécoise.

Moi quand on me demande, je dis je suis Canadien. Je suis Canadien : c'est tout ; parce que c'est difficile, ça fait beaucoup. Moi en partant de chez moi, bien sûr, j'ai choisi le Québec. Mais je ne savais pas qu'il y avait un conflit politique ici. Donc quand on arrive ici on est confronté à la souveraineté, je ne savais pas. Je suis venu ici comme Canadien. Pour le moment, je me sens canadien. Quand le Québec serait souverain, je deviendrai québécois, si je vis ici. Si je peux dire que j'habite dans la province québécoise, donc je peux être considéré comme un Québécois ; quand je vais par exemple dans les autres provinces et qu'on me demande, je dis non je suis québécois. Parce qu'il faut que je m'identifie dans le reste du Canada. (...) Mais quand je suis au Québec, si tu me demandes je suis Canadien. Donc, c'est tout: un Canadien à la peau noire (AFR03).

Cette flexibilité du sentiment d'appartenance prend souvent la forme d'un «opportunisme identitaire», par exemple lorsqu'un autre leader affirmera :

...pour les besoins de la cause, je suis Canado-haïtien quand je parle au Canada, je suis... Afro-québécois quand je parle aux Québécois. Ça c'est clair, parce que c'est un pays dualiste. Le Canada c'est un pays dualiste même si les gens ne le disent pas c'est un pays dualiste au niveau des lois...(HTI01).

La difficulté à s'auto définir ne tient pas seulement au contexte de l'immigration ou au contexte sociopolitique du milieu d'accueil ; d'autres facteurs y concourent aussi. Par exemple, si l'origine nationale est relativement plus précise chez les Haïtiens, elle est par contre beaucoup plus complexe chez les leaders africains qui souvent, en plus de l'appartenance ethnique, doivent se définir à d'autres niveaux d'identités ethniques, nationales et continentale. En effet, le panafricanisme semble avoir une certaine ascendance sur l'identité des leaders d'origine africaine. Nous avons trouvé des discours identitaires partant de l'ethnique au panafricain :

Je suis un Africain. Je ne m'identifie pas [comme originaire de tel pays] simplement, moi je suis Africain. Je connais 12 pays africains. Je connais 12 systèmes de valeur différents. Et je dirais même plus au-delà, parce que... prenons seulement l'exemple du Gabon, il y a au moins 90 ethnies qui vivent là. Donc c'est des systèmes de valeur différents, c'est des modes de vie différents, c'est des cultures différentes. Alors de côtoyer tous ces gens là, disons qu'on ne peut pas se réclamer seulement d'un endroit... (AFR01).

... ou encore partant de l'universel au panafricain :

Je me sens Africain... À un moment donné, je me sentais citoyen de l'univers ; vu que j'ai voyagé toujours, je ne voulais pas mettre des limites. Mais les limites, elles sont là tout le temps. Ça fait que je me sens mieux Africain. Parce que je me dis, c'est sûr, l'Afrique, il y a beaucoup de pays, mais on va se perdre en allant par (des détails)... déjà il y a des conflits entre les pays puis... Moi je mets le continent au-dessus de tout. Oui, c'est vrai, je suis [de tel pays] mais je suis Africain, qui vient du pays [X], je me sens mieux, et ça favorise plus le dialogue, plus l'unité aussi, que de dire ah, je suis congolais, je suis camerounais... Sans renier d'où je viens, même à travers [mon pays], il y a des tribus et tout. Je sais d'où je viens. Mais je pense, quand on est dans une société comme celle-ci, il faut vraiment viser ce qui nous réunit (AFR04).

Ainsi, comme nous le verrons plus tard, la «société comme celle-ci», évoquée par ce leader, comporte des contrariétés qui détermineront et justifieront l'action collective. Ce contexte donne lieu à une identité «accessoire», instrumentale, nécessaire ; une identité voulue et activement créée par rapport au contexte social. Mais avant de finir l'auto définition, il faut mentionner, comme nous l'avions annoncé, que l'origine africaine a joué un rôle plus que social ou politique dans les discours des leaders ; elle a été sollicitée dans certains cas pour jouer un rôle existentiel ou même psychoaffectif. Par exemple, à la question «comment vous identifiez-vous socialement ? », un leader non africain et non haïtien a répondu :

African-Canadian. Because for me, African means... that's my root. My root as a person, as a person of the Black race, my roots are African. But I'm living in Canada. And so it's a combination of understanding who I am based upon my roots... and I think that that probably holds true even within the North American context, be it African-Americans, African-Canadians, we want to identify with our ancestors in Africa. Exactly, we have to make that link. And it is important to us, from the standpoint of self-esteem, self-awareness, self-determination, self-respect... you need to know where you came from. We need to understand that we don't begin as African-canadians four hundred years ago. But what we begin, at the beginning of time (ANG03).

La complexité identitaire chez les Africains et Afro-descendants de Montréal se caractérise donc par les références (et des préférences) à une multitude de paliers, de milieux ou de lieux identitaires, allant de l'ethnique au national, du continental au racial ou encore de l'ethnolinguistique à l'universel. Le contraire, c'est à dire une éventuelle homogénéité identitaire, aurait été difficilement compréhensible, si ce n'était le contexte social où évoluent ces Afro-descendants, contexte où le racisme et les discriminations ont l'effet de les renvoyer à l'histoire de l'esclavage et aux difficultés sociales et économiques de leurs pays d'origine.

Au fait, comme l'affirmait Castells,

L'élaboration d'une identité emprunte ses matériaux à l'histoire, à la géographie, à la biologie, aux structures de production et de reproduction, à la mémoire collective et aux fantasmes personnels, aux appareils de pouvoir et aux révélations religieuses. Mais les individus, les groupes sociaux, les sociétés transforment tous ces matériaux et redéfinissent leur sens en fonction de déterminations sociales et dans leur cadre d'espace-temps (1999, p.18).

Cette assertion a trouvé un écho particulier dans le cadre de notre enquête qui a révélé que le regard et les jugements ou préjugés émanant des non Africains et non-Afro-descendants du Québec, a favorisé la naissance d'une autre forme identitaire qui est la récupération et l'appropriation de la catégorie raciale «noire».

3.1.2. L'altéro définition ou la construction de l'identité «noire»

Dans Mémoire et identité, Candau disait que :

Dans le cadre d'un rapport au passé qui est toujours électif, un groupe peut fonder son identité sur une mémoire historique nourrie des souvenirs d'un passé prestigieux, mais il l'enracine souvent dans un lacrymatoire ou dans la mémoire de la souffrance partagée. L'identité historisée se construit pour une bonne part en s'appuyant sur la mémoire des tragédies collectives (1998, Pp.147-148).

La tragédie collective qu'a été dans le passé l'esclavage et qu'est dans le présent le racisme, a forgé un sentiment d'appartenance qui a été retrouvé sous des formes diverses dans tous les discours des leaders africains et afro-descendants interrogés. Les leaders ont donc essayé de montrer au moyen de statistiques ou d'anecdotes que la situation défavorable vécue par les Québécois «de peau noire» n'est pas assimilable à une conjoncture sociale généralisée, mais est plutôt l'effet conjugué de pratiques historiques et sociales qui leur ont été (et leur sont encore) préjudiciables. Évoquant pêle-mêle le taux de chômage élevé par rapport à la moyenne canadienne, contre un taux de scolarisation plus élevée que la moyenne canadienne ; évoquant la surreprésentation en milieu carcéral et la sous- (ou la non-) représentation politique, les leaders expliquent cette situation en ces termes :

On ne peut pas dire que c'est un problème social seulement. Parce qu'il y a une spécificité qu'on retrouve chez les communautés noires que pour le moment, elles sont les seules à subir, c'est-à-dire les conséquences conjuguées, donc de retombées directes ou indirectes de l'esclavage, du colonialisme et du racisme que tous les peuples noirs ont subi à des degrés variables, dans l'espace et dans le temps (AFR02).

Nous avions ainsi découvert qu'une autre forme identitaire apparaissait en soubassement de tous les autres paliers identitaires relatifs que sont les identités tribales ou ethniques, nationales ou géopolitiques. Cette autre forme identitaire s'articule et se développe chaque fois que le problème d'intégration sociale ou l'insertion professionnelle se pose, même dans les discours de leaders opposés à toute mobilisation sociale sur une base «raciale». Les leaders diront par exemple :

Nous sommes encore une société où les gens sont discriminés sur leur apparence physique, sur la couleur de leur peau, et les Noirs le savent très bien. Et donc, quelque part, le regard de l'autre nous renvoie à une identité africaine canadienne. Donc, quelque part, Sénégalais, Jamaïcains, Noirs anglophones, Noirs américains, Haïtiens... se retrouvent tous dans une identité qui est, je dirais, définie comme noire. Et donc, évidemment, quand ils font face à des discriminations dans le logement, ce n'est pas comme Haïtiens, c'est comme Noirs. Quand ils ont des discriminations dans l'emploi, ce n'est pas seulement comme Haïtiens, c'est comme Noirs. Donc, quelque part, se donnent aussi une identité, une autre forme d'identité, c'est-à-dire en fait nous sommes tous... mais même comme Haïtiens, nous sommes des descendants d'Africains (HTI02).

L'autre indicateur de cette identité de base est l'identification quasi systématique des leaders à Mathieu Da Costa ; identification fortement articulée aussi bien chez les leaders d'origines haïtienne, africaine, que chez les Afro-canadiens anglophones ou de vieille souche. Ils affirment travailler à la reconnaissance de sa contribution en tant qu'interprète aux côtés de Samuel de Champlain. De même, les leaders ont tous affiché leur fierté d'avoir revendiqué et obtenu la réhabilitation de Marie Angélique - esclave noire appartenant au montréalais François Poulin - qui fut amputée et pendue au printemps 17349(*). Nous reviendrons sur cet aspect dans le prochain chapitre, qui porte sur le contenu de la mémoire collective des Africains et Afro-descendants de Montréal. Mais on peut déjà établir l'existence d'une identité «noire», identité racisée et plus ou moins accentuée selon la revendication sociale formulée ou encore selon la trajectoire historique du leader ou celle de son pays d'origine. Cette identité est activée chaque fois qu'une revendication vise un certain redressement de la situation sociale due aux préjudices de l'histoire. Ainsi, tel leader haïtien, foncièrement hostile à toute référence à l'identité «noire» va pourtant affirmer : « Je crois que ce sont des choses qu'il faut dire, et qu'il faut prendre le temps de les exprimer clairement. Parce qu'être Noir de la région de Montréal demeure toujours une grande difficulté.» (HTI01) Mais ce consensus autour d'une communauté d'action ou de défi (par opposition à une communauté sociale réelle) se heurte à l'émergence actuelle du sujet et de sa vocation autonomiste. En effet, les communautés dites «noires» n'échappent pas au phénomène de l'individualisme et au besoin des individus de se démarquer et de se soustraire à l'emprise du communautarisme. Ce phénomène bien expliqué par la sociologie de l'action s'est illustré parfaitement chez les Afro-descendants du Québec.

3.2. La réification identitaire et ses défis

L'affirmation d'une identité collective afin de légitimer les revendications sociales se trouve confrontée à une sorte d'«implosion des causes», elle-même due à l'implosion des identités observée depuis les années 60. C'est que la logique de rejet de la domination, logique d'affirmation identitaire initiée par le mouvement noir des années 50 s'applique aujourd'hui à l'intérieur du mouvement lui-même (pour peu qu'on puisse encore l'appeler «mouvement»), où les subjectivités individuelles ne peuvent plus être endiguées au profit d'une cause collective.

3.2.1. Le sujet et son autonomie

Le principal défi à la mobilisation sociale en tant qu'Afro-descendants à Montréal, c'est la pluralité, la différentiation ou la polarisation interne de ce groupe. Un leader affirme par exemple que

Être noir, dans un premier temps, ça ne veut pas dire que je dois épouser toutes les causes des Noirs. Parce qu'il y a une tendance aussi non négligeable, c'est que tous les Noirs devraient se connaître, tous les Noirs devraient s'aimer. C'est ça dans la croyance populaire. Parce qu'étant donné que nous avons subi les mêmes choses, nous avons mené les mêmes luttes, mais nous avons oublié que nous avons grandi dans des pays différents ; quels que soient les sévices que nos arrière-arrière grands-parents ont subis, on ne méprise pas cette situation-là ; c'est un certain corollaire qui va nous permettre de nous entendre davantage. Mais je n'ai pas l'obligation de soutenir quelqu'un parce qu'il est Noir (HTI01).

Cette démarcation, cette dissociation vis-à-vis de certaines causes «raciales», ou cette relativisation de l'intérêt collectif, est justifiée de plusieurs manières :

- par la particularité des besoins (Noire, oui, mais surtout Femme noire ; Noirs oui, mais aussi Anglophones dans un pays francophone...),

- par une volonté d'autonomie,

- par un pragmatisme intéressé, semble-t-il, en raison des avantages financiers (subventions) accordés en préférence aux acteurs sociaux communautaires par les instances municipales, provinciales ou fédérales, plutôt qu'aux mouvements sociaux «racisés», qui sont moins soutenus par ces paliers de gouvernement.

Alors, ces auto-démarcations sont tantôt légitimées :

Quand on vient me dire que la communauté Noire est divisée, je dis aux gens: mais regardez-vous, par exemple: est-ce que le Québec est uni? Je dis il y a 50% des Québécois qui veulent l'indépendance et 50% qui ne veulent pas: est-ce que vous êtes divisés?. Je dis pourquoi en serait-il autrement de la communauté haïtienne? Ou bien dans les communautés noires? Pourquoi en serait-il autrement? Vous voulez que nous soyons unanimes tandis que vous, vous ne l'êtes pas. Et puis ce qui est difficile à accepter, c'est que nous le croyons. Ou bien la majorité d'entre nous le croient. Mais moi je ne le crois pas. J'ai droit à mes dissidences (HTI01).

Mais aussitôt, et à l'intérieur du même discours, ces dissociations sont déplorées :

Dans la communauté noire, il y a un grand travail. Ce travail là, malheureusement, il ne sera pas fait parce qu'il va toujours y avoir des gens qui sont d'opinion différente, tant et aussi longtemps que les gens n'admettront pas qu'il y a une réalité première, qui dit que nous sommes Noirs et nous sommes différents, et que nous avons le droit de discuter des choses qui nous concernent de manière différente, pas pour plaire, mais juste pour revendiquer (HTI01).

Cette apparente contradiction pourrait s'expliquer par une volonté de pragmatisme qu'illustre bien le raisonnement de cet autre leader :

Force commune, mobilisation... Pour faire quoi? Ça dépend pour faire quoi, ça dépend des objectifs. Il y a certains dossiers qui probablement vont nécessiter que les Africains et Afro-descendants se mettent ensemble, pour faire avancer, comme il y a d'autres dossiers qui sont carrément spécifiques. [...] il y a certains sujets qui ne sont pas d'un côté ou de l'autre, des préoccupations qui ne sont pas des préoccupations communes. [...]. Donc il va falloir se mettre ensemble pour faire quoi? Ça peut être important qu'on se mette ensemble sur des dossiers qui concernent tous... parce que les besoins des communautés sont très différents (HTI04).

Par endroits aussi, comme la logique de différenciation ou de pragmatisme, le rejet de la rhétorique holiste se fonde aussi sur le réalisme :

Je n'ai pas cherché à assumer un rôle spécifique concernant les communautés ; parce qu'il faut partir du raisonnement logique: quand on part de chez nous, on est déjà divisé. En Afrique, il n'y a pas d'unité là-bas. Chacun, finalement se reconnaît dans son ethnie propre. Donc il n'y a que peut-être le Français et le gouvernement qui nous regroupent, mais quand on rentre spécifiquement dans certains détails, c'est fini: chacun se retrouve dans son ethnie. Donc je ne crois pas à cette histoire de regroupement là. Moi je trouve que c'est utopique de penser qu'ici au Canada, on pourra parler de regroupement (AFR03).

D'autres raisons sont avancées, comme l'objectivité :

Je rentre dans une concertation pas parce que je suis noir, je rentre dans une concertation parce qu'il y a une problématique, il y a un problème qu'on veut résoudre... C'est arrivé que je suis Noir: c'est correct. Vous aussi vous êtes Noirs, mais vous venez du Congo, comprenez-vous? Ce que vous avez vécu au Congo, c'est pas ça que j'ai vécu en Haïti. Vous êtes né à Montréal. Ce que vous avez vécu à Montréal. Ce n'est pas ça que j'ai vécu (HTI01).

Finalement, ce rejet de l'unanimisme communautaire pose un réel défi à l'action collective, notamment celle de l'alliance tripartite Anglophones, Haïtiens et Africains qui mène des négociations politiques en faveur des Afro-descendants du Québec. Les leaders semblent avoir fait le constat de n'être unis que par la couleur de peau, l'histoire de l'esclavage et son corollaire qu'est le racisme, et enfin par la discrimination et les préjugés raciaux. Et l'on peut alors se demander si ces réalités constituent une cause assez forte pour susciter l'action collective. Pour toute réponse, on peut mentionner que la totalité des leaders interrogés souhaitaient la formation d'un lobby d'Afro-descendants pour l'action collective.

En effet, pour surmonter la polarisation interne, les mêmes leaders cités plus haut, qui sont ouvertement autonomistes, vont évoquer les vertus de l'unité et de la cohésion, que sont la conciliation et la concertation:

... moi j'aurais aimé par exemple qu'il y ait plus de concertation. Je comprends que pour faire de la concertation, il faut en prendre et il faut en laisser, parce que concerter signifie laisser votre stratégie principale et adopter la stratégie du groupe d'ensemble (HTI01).

Mais lorsque les vertus de la conciliation ne sont plus suffisantes, d'autres leaders y ajouteront l'efficacité de l'action collective et concertée :

Sans renier d'où je viens, même à travers [mon pays], il y a des tribus et tout. Je sais d'où je viens. Mais je pense, quand on est dans une société comme celle-ci, il faut vraiment viser ce qui nous réunit. [...] Y a plusieurs communautés africaines. Mais il faudrait qu'on quitte ce cercle-là... mono-ethnique: Sénégal, Guinée, Congo, Cameroun,... Ça n'empêche pas que tu aies tes appartenances nationales, ou de pays, ou tribales, mais je pense, à un niveau supérieur... comment tu vas faire un lobbying avec juste des Sénégalais? Ça fausse les données. Alors que si on fait un lobbying des Africains, il y a de tout, on accepte tout le monde... tout le monde se sent interpellé. Et même au niveau du gouvernement, c'est plus facile pour gérer et même pour les revendications. Sinon chaque pays va faire ses revendications: où est-ce qu'on va s'en sortir? (AFR04).

La cause semble être plus entendue chez les Anglophones que chez les francophones. Les leaders anglophones interrogés dans cette enquête, ont surtout affiché une tendance à minimiser l'origine nationale au profit d'une identité «noire». Alors, la quête de l'homogénéité est plus prononcée dans leur groupe :

I think that as Black people, regardless of where our country of origin is... I think what we've come to realize in our dialogue with our brothers and sisters from Africa or Haiti, is that as Black people, be it French, English, or African, we all have, for the most part, the same issues. The issues of racism and discrimination, the issues of the lack of equal access to opportunities, to resources, to jobs,... we have similar issues, and we meet to discuss those common issues (ANG02).

3.2.2. Manipulation politique et querelles inter linguistiques

Hormis la cause interne de polarisation qu'est le besoin d'affirmation de soi (sujet), notre recherche a révélé l'existence d'une cause externe de division qu'est la manipulation politique. En effet, dans le contexte politique du Québec marqué par des conflits politiques autour de la langue ou de la nationalité, certains leaders dénoncent la stratégie des hommes politiques canadiens ou québécois, qui essaient d'entraver l'action collective des Afro-descendants en les opposant entre eux, en faisant croire aux uns qu'ils sont meilleurs que leurs congénères ou «plus proches» de la société d'accueil.

Les Occidentaux ont une façon de voir les choses: ils mettent des liens. Ce sont des gens qui ont une mémoire phénoménale. Ils ont les moyens, ils ont le pouvoir de faire, ils mettent des nuances. Ils peuvent dire bon, écoute : vous vous êtes Haïtiens, c'est probable, c'est propice, on peut travailler avec vous, vous nous ressemblez davantage. Mais dans votre communauté peut-être vous, vous êtes mieux: y en a d'autres de votre communauté qui ne sont pas corrects (HTI01).

Les leaders qui l'évoquent précisent que cette situation remonte au colonialisme, et est encore la cause de division chez de nombreux Afro-descendants y compris en Afrique même.

Nous sommes conditionnés comme ça... vous comprenez, nous sommes conditionnés comme ça. Et même en Afrique, entre les tribus, c'est «moi je suis mieux que toi.» Vous comprenez: ces gens-là vivent avec cette mentalité là. Et c'est devenu très dangereux pour eux-mêmes, entre eux comme frères et soeurs. C'est horrible! . Parce qu'ils sont conditionnés comme ça : les blancs vont leur dire: «vous êtes mieux que lui ; je vais vous donner ça, mais je ne vais pas donner ça à lui.» Et partout c'est comme ça: c'est une façon de créer des divisions, et dominer la situation (ANG01).

Ces facteurs de division semblent avoir eu un certain effet sur le discours des leaders. Par exemple, certains n'hésiteront pas à évoquer des points qui valorisent leurs communautés nationales par rapport aux autres communautés afro-descendantes, ou encore des traits identitaires qui les rapprochent ou les rendent plus semblables à la société d'accueil. Un leader qui affirme être conscient de cette manipulation avouera même avoir «joué le jeu». Les autres mentionneront entre autres, l'appartenance linguistique, le niveau de scolarité, ou encore la trajectoire ou l'expérience historique commune à leurs deux pays, d'origine et d'accueil. Finalement, on note une certaine compétition pour la ressemblance ou l'identification à la société d'accueil. Et dans cette course, les Afro-descendants anglophones du Québec partent avec un double handicap :

I'm seen as one of these people who advocate for change, change in the way the White society see the Black people. In Quebec, change as how the French sees the English ; so, in that capacity I am always advocating for change (ANG02).

Ils ont en effet très peu de ressources identitaires à mettre en commun avec leur société d'accueil :

People from African descent living in Quebec and Canada, but I would say particularly Quebec, have a very difficult time. The reason is very simple. The French Canadians since 1976 have suddenly find themselves in the political arena, and they have passed Bill 101 to ensure that they are the managers of Quebec. Nothing wrong with that. The only thing happens is that while they are making sure that they are fighting the English so to speak and making sure that they take hold of the government, then they have no time for the Afro-canadian people. And no time is left. By the time they get around to us, all the programs are finished, all the jobs are finished, everything is finished, and they say, Oh I'm sorry, I didn't realize you were here! Because we were never there anyway [rire] (ANG02).

Ce clivage n'est pas nécessairement admis par les leaders francophones, mais il est nécessairement source de discordes. Un leader haïtien dira d'ailleurs :

Lorsque nous rencontrons des groupes, moi, mes interlocuteurs de la communauté noire anglophone, c'est Dan Philip, c'est Noël Alexander, et tout récemment...le Révérend Gray. Mais je suis toujours en totale contradiction ; parfaite et totale contradiction, - je pèse mes mots quand-même - avec eux. Parce que nous n'avons pas la même façon de voir les choses. Dans leurs têtes, même s'ils ne le disent pas, « you french, you have an advantage». Ça veut dire quand vous parlez français, vous êtes Noir vous avez un avantage au Québec (HTI01).

Au total, cette étude nous a permis de vérifier que l'identité n'est pas toujours une donnée anthropologique ou ontologique préétablie et figée ; elle est souvent tributaire du contexte social global où le groupe évolue.

La définition identitaire des Québécois d'origine africaine et afro-descendante se retrouve aléatoire, contingente et conjecturale : l'auto définition comme groupe racisé est confrontée à la pluralité des origines nationales et à la diversité des réalités vécues, des besoins et préoccupations des groupes communautaires qui les composent, rendant impossible toute définition réifiée ou essentialisée. Or, en même temps, l'histoire de l'esclavage, du colonialisme ainsi que la réalité des discriminations sociales, n'ont fait aucun cas de ces nuances et diversités internes des peuples afro-descendants : ils sont contraints par le contexte social à agir, - ou plus exactement réagir -, contre les préjugés et jugements négatifs du reste de la société. Ainsi, la représentation qu'ils ont d'eux-mêmes, entre l'impossible «auto-racisation» et la racisation imposée (ou supposée) par le reste de la société, se définit par une autre forme d'identité mise en chantier, qui sera consciemment élaborée, volontairement instrumentale, et va puiser dans tous les matériaux historiques et culturels disponibles pour l'affirmation en tant que groupe, pour répondre à la réalité du racisme et des discriminations. Un leader haïtien l'explique :

J'espère qu'à long terme, nous vivrons dans des sociétés où, les gens ne seront plus jugés sur la couleur de leur peau, pour reprendre la vieille phrase de Marin Luther King, mais nous sommes encore une société où les gens sont discriminés sur leur apparence physique, sur la couleur de leur peau, et les Noirs le savent très bien. Et donc, quelque part, le regard de l'autre nous renvoie à une identité africaine canadienne. Donc, quelque part, Sénégalais, Jamaïcains, Noirs anglophones, Noirs américains, Haïtiens... se retrouvent tous dans une identité qui est, je dirais, définie comme noire (HTI03).

Et un autre conclura :

La première des choses, c'est de se mettre ensemble, qu'il n'y ait pas de Noirs africains, de Noirs jamaïcains, de Noirs ceci de Noirs cela ; qu'on se mette ensemble. Chacun peut travailler de son côté dans la communauté, mais, qu'il y ait un endroit [pour se mettre ensemble] (HTI02).

En répondant ainsi à la question identitaire et en se définissant négativement par la victimité, les Africains et Afro-descendants du Québec se mettent dans la posture nécessaire pour mener des revendications en tant que groupe et pour tenter d'obtenir «le redressement de l'histoire», d'obtenir un traitement différencié, voire même plus avantageux, de la part de la société d'accueil. Mais pour cela, il faudra articuler ces revendications en donnant à la mémoire un contenu précis : c'est l'objet du prochain chapitre portant sur la mémoire et sa transmission.

CHAPITRE IV

LA MÉMOIRE COLLECTIVE ET SA TRANSMISSION

La revendication sociale et politique de la mémoire requiert une deuxième étape après celle de l'identité : c'est celle de la détermination de l'objet de cette mémoire. C'est dire que l'identité circonstancielle et instrumentale que se donnent les Africains et Afro-descendants dans le contexte québécois, à travers différentes tentatives d'action collective, requiert pour être crédible, la détermination d'un contenu propre. En effet, présentée tantôt comme un projet à réaliser par l'unité entre communautés afro-descendantes, tantôt comme une réalité sociale imposée par le reste de la société, l'identité «noire» semble assumée comme un contrecoup du racisme, phénomène étroitement lié à l'histoire de l'esclavage, à la domination et à l'infériorisation.

Ce quatrième chapitre du mémoire vise à comprendre le rapport des leaders interrogés avec leur histoire, ainsi que le processus d'harmonisation ou d'intégration de leurs trajectoires historiques très différentes, et parfois même opposées. C'est que identité et mémoire sont intimement liées comme nous l'avions montré dans le cadre théorique. Chez les individus comme chez les groupes en effet, la mémoire est le premier facteur d'identité. « Un peuple qui n'a pas de conscience historique n'est qu'une population, a déclaré un des leaders. Une population, c'est un attroupement d'individus, conscients ou inconscients ; ça peut être un troupeau» (AFR02). Et mieux qu'une simple volonté de figurer dans le récit de l'histoire québécoise ou de s'affirmer comme groupe social, cette rhétorique fait partie des stratégies pour contrer le complexe d'infériorité :

... quand on a la conscience de ce qu'on est, même si on ne sait pas exactement d'où on vient mais si on en connaît une partie, quand on connaît le plus de facettes possibles de son histoire, c'est-à-dire les parties qui sont valorisantes comme les parties qui sont négatives, on se rend compte qu'on est un être humain parmi les autres, avec les mêmes qualités et les mêmes défauts (AFR02).

Nous reviendrons dans le cinquième chapitre sur le discours et les stratégies de revendication de la mémoire. Pour l'instant, il faut remarquer que dans cette recherche, le glissement entre mémoire et histoire et été sciemment permis, dans le but de faciliter les entrevues, de favoriser l'articulation entre langage commun et langage académique en réduisant les subtilités conceptuelles. Trois questions ont été donc posées aux interviewés sur leur conception de l'histoire, sur leur rapport à l'esclavage des populations africaines et la colonisation des Africains et Afro-descendants, ainsi que sur les problèmes liés à la transmission de cette mémoire.

4.1. Le procès de la mémoire collective : différence et contribution

Pour comprendre et analyser les réponses données à nos questions par les leaders, il s'est avéré nécessaire d'examiner de plus près les groupes sociaux auxquels ils se sont identifiés, puis de faire certaines observations. D'abord, la quasi-totalité des interrogés sont de la première génération d'immigrants. Ceci signifie qu'éventuellement, l'immigration serait un facteur essentiel dans le regard sur l'histoire de leur groupe à Montréal. Or, les leaders se sont parfaitement identifiés aux membres de leurs communautés qui sont nés au Québec, et même aux Afro-descendants québécois de vielle souche. Cette posture de discours peut s'expliquer par le caractère relativement récent des immigrations africaines et caribéennes ; récentes en effet, ces immigrations ont cependant été massives au point où la première génération semble être représentative de l'ensemble des communautés immigrantes. C'est pourquoi, d'abord identitaire, la différence revendiquée s'est avérée logiquement mémorielle. C'est dire que la variation du lexique identitaire telle qu'élucidée dans le chapitre précédent donne nécessairement lieu à une variation des lieux (ou limites historiques et géographiques ) de la mémoire : mémoires ethniques, mémoires nationales, mémoires d'immigration, etc.

4.1.1. La revendication de la différence

La revendication de trajectoires historiques perçues comme marginales ou secondaires, différentes de celle de la société québécoise, vécues en tant que peuple à l'origine, puis en tant qu'immigrants aujourd'hui, a été évidente et clairement formulée dans le discours des leaders. Un leader haïtien dira par exemple que

...la communauté haïtienne, comme communauté, est issue d'une autre histoire, que l'histoire des Québécois. Nous avons notre propre histoire, dans le peuple aussi, et nous avons notre histoire aussi, comme immigrants, qui n'est pas le vécu d'une personne qui vit ici (HTI04).

Ce sentiment de différence est si profond qu'un autre leader, né en Amérique du Nord, et de parents américains, dira au sujet de ses racines africaines:

...it is important to us, from the standpoint of self-esteem, self awareness, self determination, self-respect... you need to know where you came from. We need to understand that we don't begin as African-Canadians four hundred years ago (ANG03).

Du côté des Africains, un des leaders a déclaré:

...je n'ai pas grandi au Québec; quand je suis arrivé au Québec, j'avais déjà 40 ans. J'avais tout un passé. J'avais ma propre histoire et j'avais l'histoire dont je suis issu, ma trajectoire politique, ma vision de monde (AFR02).

Mais la «vision du monde» portée par les leaders africains et afro-descendants ne se distingue pas seulement d'avec la société québécoise ; elle est aussi marquée, non seulement par l'histoire de domination de leur pays d'origine par l'Occident, mais aussi par l'actualité des conflits ethniques ou de classe qui déstabilisent encore ces pays. Ainsi, un leader d'origine africaine va se distancer de la mémoire globale du peuple québécois, mais aussi de la mémoire nationale de son propre pays d'origine :

... parce qu'il faut partir du raisonnement logique: quand on part de chez nous, on est déjà divisé. En Afrique il n'y a pas d'unité là-bas. Chacun, finalement se reconnaît dans son ethnie propre. Donc il n'y a que peut-être le Français et le gouvernement qui nous regroupent, mais quand on rentre spécifiquement dans certains détails, c'est fini: chacun se retrouve dans son ethnie. [...] Je porte une mémoire [de mon ethnie en Afrique]. Ici je porte une mémoire [de mon ethnie en Afrique] parce que dans mon raisonnement, dans mon comportement, tout ça, c'est vraiment [celle de mon ethnie en Afrique] (AFR03).

L'ethnie est le cadre de référence primaire pour ce leader africain, comme la race («nègre» en l'occurrence) et l'histoire qui lui est rattachée, devient le cadre de référence pour un autre, haïtien, qui dira sans détour :

C'est sûr que je suis relié à une histoire différente. Je suis né dans un pays de nègres comme on dit ; un pays qui a subi l'esclavage, un pays qui est dominé par une lutte qu'on peut dire lutte de classe en Haïti, entre les Noirs et les Mulâtres (HTI01).

Or, en approfondissant le débat, on découvre que pour ces mêmes leaders, l'histoire se poursuit dans le présent et ce n'est plus seulement la différence qui est revendiquée, mais aussi la reconnaissance d'histoires nouvelles qui se prolongent dans l'histoire globale du Québec.

4.1.2. La contribution à l'histoire du Québec

Si l'on met en perspective le facteur «immigration», on comprend que la différence revendiquée est un marqueur d'identification, mais pas nécessairement un marqueur d'identité. L'extériorité par rapport à l'histoire du Québec est à peine assumée qu'on cherche à la dépasser. En effet, comme nous l'avons vu dans le cadre d'analyse (allégorie du bateau de Thésée), la différence en matière d'identité n'est pas toujours un état statique et figé ou définitif. Les leaders n'ont semblé voir aucun paradoxe dans le fait de revendiquer à la fois leur particularité historique et leur statut de «partie intégrante» de l'histoire du Québec. Dans ce cadre, même si la nuance entre histoire et mémoire fut éludée lors des entrevues pour les besoins de l'enquête, elle s'impose à nouveau : ce qui est apparemment revendiqué par les leaders africains et afro-descendants, c'est la mémoire, avec toute sa charge affective et subjective, mais pas nécessairement - ou exclusivement - l'histoire, leurs histoires, nationales, ethniques ou raciales, diverses et variées. L'un d'eux dira par exemple :

I think I have played different roles in Quebec. I feel I am part of the reforming, I'm feeling part of the development of the history, the progressive history of Quebec. So yes, I feel that part of me, because part of, most of my life has been in Quebec, so I feel a sense of belonging, I feel a sense of, I'm part of that history, I'm part of that formation (ANG04).

Dans cette logique, la durée de leur expérience québécoise devient un paramètre fondamental quant au sentiment de participation à l'histoire globale du Québec. Nous le verrons, dans les lignes qui suivent, à travers la variation de discours entre Haïtiens et Africains. Nous avons constaté que le temps prolonge la mémoire vers un sentiment nouveau, celui de la participation (active), de la contribution, pour dépasser la différence (statique) ; ce sentiment grandit avec le nombre des années et des expériences vécues au Québec :

Maintenant, notre histoire aussi est liée à l'histoire contemporaine du Québec. C'est-à-dire ce qui a marqué les Québécois nous a tout aussi bien marqués : que ce soit l'Expo, que ce soit... l'arrivée du PQ au pouvoir, que ce soit le référendum, nous sommes tous marqués par cette histoire contemporaine. Nous, nous nous sentons peut-être beaucoup moins liés, tout en comprenant aussi que les Québécois se souviennent de cette histoire de 350 ans, si notre histoire ne s'enracine pas aussi loin ici, donc quelque part pour moi, nous sommes en train de participer à la construction d'un Québec de demain (HTI03).

En dépit de cette logique, les leaders africains, immigrés bien plus récemment et n'ayant participé à aucun des grands moments de l'histoire québécoise, affichent pourtant la même volonté d'identification, au prix de se doter d'un symbole identitaire, d'un point d'ancrage historique plus éloigné et plus large encore, mais profondément québécois :

...je commence à sentir après toutes ces années que le Québec m'appartient aussi. On dit que quand Samuel de Champlain était venu, Mathieu Da Costa était là avec d'autres, qui étaient des interprètes ; nous avons conquis aussi le territoire à travers ces Noirs là. Et vu que moi je sais que je n'irais plus vivre en Afrique, mon nouveau pays, c'est ici. Donc, j'ai besoin de racines. Sinon, je vais fonctionner à moitié. Et en connaissant mieux l'histoire, je me dis que, à quelque part, nous avons une histoire commune (AFR04).

On observe dans ce discours un appel de reconnaissance de la contribution de ce «nous» africain et afro-descendant à l'histoire québécoise. Reste désormais à déterminer concrètement le contenu de cette contribution. Quels sont les faits et événements qui sont objets de cet appel à la reconnaissance?

4.2. L'objet de la mémoire collective

Nous avions vu plus haut que les représentations des lieux de mémoire étaient à géographies variables parmi les Africains et Afro-descendants. Or, tout comme l'identité et ces lieux de mémoire, le contenu même de la mémoire collective est aussi à dimensions variables ; il se traduit tantôt par des éléments culturels :

The reason I did it, because I wanted Jamaicans in Montreal to tell the rest, in particular, the French-Canadians that we are also a people with a history. And Jamaica Day, it's like an Open House. We bring our crafts, crafts like that, we bring our music, we bring our food, and we ask people, Come and eat with us, in a park, so you'll see we have a history (ANG02).

... tantôt par des faits historiques :

...nous savons tous, il y a eu un moment d'esclavage au Québec, c'est aussi important de le rappeler. Faut bien se souvenir que celui qui a été le principal historien n'était pas noir ; c'est Marcel Trudel, le grand historien de l'esclavage au Québec qui a tenu à rappeler l'existence de l'esclavage au Québec. Donc nous rappelons la présence de Noirs au Québec et de communautés dès les débuts de la conquête...(HTI03).

Mais au-delà de toutes ces divergences, la volonté de trouver des bases communes aux différentes trajectoires historiques des Africains, des Caribéens, et des Afro-descendants était aussi perceptible. Cette rhétorique opère en retraçant l'histoire à gros traits, en réduisant la place des histoires nationales, en aplanissant les conflits et les polémiques internes, et en mettant l'accent sur les aspects unificateurs et glorieux. Cette logique permet de constituer une histoire des Noirs et de la mieux articuler dans la revendication :

Where is the African history, where is the Black history? A great people are the African people, who were building the pyramids, and who understand geography, who understand science, who understand medicine, who understand architecture. Where is that for their kid to read? I have a problem for that in the schools there, and I fight for that. To put in the schools books and photographs of great leaders, and photographs of great things that have been done in Africa. You don't see that in the schools in Montreal and in Quebec and in Canada (ANG02).

La volonté d'être et de se maintenir comme groupe passe donc par le maintien d'une mémoire, d'une partie de l'histoire que l'on s'approprie, que l'on entretient et que l'on essaie de rendre visible et vivante, à travers des manifestations culturelles, artistiques, etc., mais surtout à travers l'éducation des générations suivantes. Ce sentiment de responsabilité devant l'avenir est un facteur d'identité, de perpétuation du groupe, et la mémoire collective en est le support. Mais les obstacles qui se présentent dans l'accomplissement de cette responsabilité sont nombreux, et ont fait l'objet de réflexion chez les leaders africains et afro-descendants.

4.3. Problèmes de la transmission de la mémoire.

Le sentiment de marginalité de «l'histoire des Noirs» au Québec a été partout vivement exprimé dans les discours, et l'appel de reconnaissance de la participation à l'histoire du Québec était manifeste. Mais en même temps, comme le démontrent les nombreuses identifications à Mathieu Da Costa, la reconnaissance de cette contribution requiert comme préalable, l'affirmation d'un statut de «groupe» historiquement distinct au sein de la société. Ceci donne lieu à un conflit de mémoires, induit par la rupture provoquée par l'immigration, donc à une crise de sens dans l'histoire vécue au Québec ; d'où le besoin ressenti de «colmater la brèche» historique, dont la seconde génération d'Africains et Afro-descendants est le symbole. Ce besoin est évoqué en ces termes :

C'est la mémoire ; un peuple qui n'a pas de mémoire, ce n'est pas un peuple. Il faut qu'on se rappelle. Et notre rôle, c'est de dire à nos enfants: il y a eu ça! [...] ils sont entre la culture d'ici et la culture de là-bas. C'est pour cela qu'il y a beaucoup de problèmes. Il y a une tendance à la drogue. Alors, il faut expliquer à ces gens-là l'origine. L'histoire c'est très important! Ça. Ça ne doit pas disparaître comme ça. C'est notre rôle à tous de le faire (AFR01).

Dans tous les discours en effet, les troubles identitaires sont directement inférés au déficit de mémoire. Il existe donc un réel problème de transmission de la mémoire dans ces communautés. Selon nos analyses, ces obstacles à la transmission de la mémoire au sein des groupes africains et afro-descendants sont de deux ordres : les obstacles internes et les obstacles externes. Les obstacles internes sont essentiellement liés à la connaissance de l'histoire au sein du groupe en soi, mais aussi à la sensibilité vis-à-vis de cette histoire, et les obstacles externes touchent au cadre institutionnel ou éducationnel du pays d'accueil, et aux médias comme lieu d'éducation populaire.

4.3.1. Les obstacles internes : méconnaissance et insensibilité

La maxime la plus répandue chez les leaders africains et afro-descendants, chaque fois qu'il est question de la seconde génération, c'est qu'il faut savoir d'où l'on vient pour savoir où l'on va.

They should inherit, in a way that they should know where their ancestors came from. It's important for them to know where my mother, my grandmother and everything came from. It's important to know it, to internalize it, to know where you're going (ANG04).

Seulement, dans cet effort de transmission de la mémoire, un défi de taille se dresse : les aînés sont supposés connaître cette «histoire» avant de pouvoir la communiquer, et c'est loin d'être le cas.

Le problème, c'est que dans le passé, et même encore maintenant, [notre histoire] n'était pas bien écrite, comme telle. Parce que c'est un peu vague..., il y a de grands vides; il y a des choses qui ne sont pas écrites et nous avons des difficultés à rétablir notre histoire comme telle. C'est différent avec l'Afrique, mais nous dans ce domaine-là, les Antilles, l'Amérique... toute cette région, nous avons cette difficulté-là (ANG01).

Même chez certains leaders africains, on avoue ne pas être assez outillé pour assumer cette responsabilité :

Parce que à chaque fois qu'on fait des colloques ou des conférences ici, je me rends compte que même nous-mêmes Africains, nous ne connaissons pas notre histoire en Afrique, et nous ne connaissons pas notre histoire ici au Québec, à travers ces Noirs-là qui sont venus, qui sont des Africains...(AFR04).

Mais d'autres l'ont déjà assumé de diverses manières, notamment à travers des conférences dans des écoles. Allant plus loin, d'autres leaders encore ont carrément blâmé leurs «frères» africains ou afro-descendants de ne pas s'intéresser à leur propre histoire.

L'enjeu de la survie de la mémoire devient alors objet de militantisme, lorsque les obstacles à sa construction et à sa promotion se multiplient ; «militantisme» parce l'action ici vise, dans la ligne des nouveaux mouvements sociaux, à sensibiliser les groupes sur leurs propres intérêts (mobiliser) et à tenter de susciter une réaction précise. Le défi peut se résumer dans cette réflexion d'un des leaders haïtiens sur les difficultés de la transmission de l'histoire (haïtienne) dans une situation d'indécision et de crise identitaire :

... le jeune Haïtien qui est né au Québec, maintenant il n'est plus Haïtien. Il est d'«origine» haïtienne. Il est Québécois. Parce que la crise identitaire maintenant est présente. Pour transmettre maintenant la mémoire à un jeune Haïtien, est-ce qu'ils veulent accepter ou ils n'acceptent pas? Parce que qu'est-ce qui l'oblige à accepter ce que je lui dis? Qu'est-ce qui l'oblige aussi à aller faire une recherche, quand il est adolescent, est-ce que c'est important pour lui de savoir ça? Voyez? Le blanc lui dit qu'il n'est pas Québécois; sa mère à la maison lui dit qu'il est Haïtien, dans la rue on lui dit qu'il est Noir, qu'il n'est pas Québécois qu'il n'est pas Canadien (HTI01).

L'immigration est un facteur de rupture mémorielle entre première et seconde générations des Africains et Afro-descendants, et la rupture introduit nécessairement une distance temporelle et spatiale. Ces distances associées à l'expérience québécoise vécue comme étant plus réelle et plus proche, par les Afro-descendants de seconde génération, tend inévitablement à éloigner ces derniers d'une histoire trop vague, souvent douloureuse, et parfois peu utile à l'insertion sociale, du moins selon un des leaders ; et dans cette logique, au sujet de la distance spatiale ressentie vis-à-vis de cette histoire, un autre leader dira aussi :

First of all, geographically, you're not in the same place where. I'm trying to teach you your history. You're not physically there, you're not in the surroundings there, you don't feel it. So, there would be some hindrance, yes. And it's difficult for somebody who was born in Quebec, knows Quebec, this that, this is your home, and then you're telling them, you're part of Jamaica, like, where? So yes, I would say, geographically, yes, it's a hindrance (ANG04).

Après l'éloignement et la méconnaissance, l'insensibilité est l'autre obstacle à la transmission de la mémoire des Afro-descendants. Un autre leader, qui a essayé sans grand succès d'intéresser la seconde génération d'Afro-descendants à leur histoire à travers des conférences dans des écoles secondaires du Québec, a pu faire le constat de cette insensibilité :

Nous ne sommes pas sensibles à notre histoire...; c'est la réalité parce que notre histoire, ce n'est pas quelque chose qui est très riche, comme telle. Comme je l'ai dis, il y a beaucoup de vides ; il y a une grande majorité de nous autres, nous avons même honte de notre histoire. OK ? On ne peut pas avoir une histoire, si nous avons honte pour faire cette histoire riche comme telle (ANG01).

Ce leader a témoigné que dans certaines écoles où est enseignée l'histoire des communautés noires, dans beaucoup de cas, «les Noirs, les gens de notre communauté », ne sont pas intéressés ; les plus intéressés et les plus curieux au sujet de cette histoire, « c'est des gens de la communauté blanche dit-il, parce que, dans notre façon de penser, c'est que notre histoire, ça ne vaut pas grand-chose.» Selon ce leader, les jeunes ont intériorisé ce jugement d'infériorité et aspirent naturellement à s'identifier à une histoire différente, plus facile à assumer. Ce «conditionnement» amène les jeunes générations d'Africains et d'Afro-descendants à percevoir leur histoire comme un accident de parcours. Au total, voici le portrait psychosociologique qu'a esquissé ce leader :

...nous avons toujours eu envie d'être quelqu'un d'autre que d'être Noirs, au sein la communauté noire. Parce que, pour être membre de la communauté noire, quand nous vivons dans des sociétés semblables, on a beaucoup de désavantages. Et ensuite il n'y pas des gens qui vont être très favorables à s'associer avec des choses qui ne sont pas avantageuses pour eux. C'est pour cette raison que nous avons été conditionnés dans cette situation : quand nous regardons l'esclavage, les conditions qui ont suivi l'esclavage et jusqu'à présent les discriminations, les profilages raciaux, et tout ça, ça impose certaines conditions sur notre façon de voir les choses (ANG01).

Effectivement, il semble que cette observation ne concerne pas seulement les plus jeunes : les parents aussi, pour diverses raisons - notamment, la lutte pour la survie au quotidien, pour l'emploi et le logement, selon certains leaders - ne semblent pas non plus trop préoccupés par l'enjeu historique. C'est ainsi, qu'un autre leader oeuvrant dans le secteur de l'intervention en milieu communautaire, fera la même remarque au niveau des parents :

L'affaire, c'est que les demandes ne viennent même pas des Africains comme tels. C'est qu'on a eu des demandes des femmes blanches, qui ont épousé des Africains, et elles aimeraient que nous, on instaure des séances comme les samedis, où on parle de la culture africaine, ou même des langues africaines pour leurs enfants, pour qu'ils connaissent d'où viennent leurs pères, la culture de leurs pères. Tu vois, ça c'est une demande qui est venue : il y a des femmes d'origine européenne, des Québécoises... C'est comme elles ont formé un groupe là, puis elles aimeraient ça, pour leurs enfants (AFR04).

Face à cette réalité, les leaders, par leurs caractères de militants - tel que nous l'avons montré dans le profil des leaders - ne se contentent pas de ce constat d'apathie ; ils vont plutôt déployer des stratégies à différents niveaux (social, culturel et politique) pour essayer de surmonter ces obstacles par des efforts de sensibilisation et de mobilisation, dans une ligne d'action qui ressemble à cette déclaration d'un leader haïtien :

[l'histoire haïtienne] est une source que fierté pour les jeunes Haïtiens. Les jeunes Haïtiens sont très fiers de leur origine. Donc, il va falloir les alimenter, les outiller, les informer mieux, sur la réalité de leur pays, de leurs ancêtres tout en leur rappelant qu'ils sont d'ici, et qu'ils ont une place à occuper ici, et que ce n'est pas des cadeaux qu'on leur fait, c'est des droits. Parce que c'est important qu'ils sachent d'où ils viennent (HTI04).

4.3.2. Les obstacles externes : la mémoire comme objet de lutte sociale

Ces obstacles émergent dans différentes structures de la société d'accueil et sous différentes formes : les manipulations des médias, l'apathie ou l'indifférence institutionnelle et politique, etc. Mais comme pour l'identité, les raisons évoquées pour ce refus de la fatalité, pour cette option de promotion de la mémoire sont : la crise d'identité prégnante parmi les jeunes de la seconde génération et, cependant, le racisme et la discrimination qui les assignent à une identité socialement construite :

Mais oui... Il faut qu'ils aient des repères. [...] Et je me dis, l'assimilation, si nous étions Blancs, on pourrait parler d'assimilation d'ici quelques années. Mais le Noir ne sera jamais assimilé. Parce que ça là (montrant sa peau), c'est toujours là pour te rappeler que tu es «vu» Noir, tu viens d'ailleurs. Et nos enfants vont vivre ça. Mais comment récupérer? Ils ne peuvent plus aller en Afrique pour revivre, parler avec la grand-mère, parler avec le grand-père, connaître les histoires. Mais c'est un point de repère: il faut qu'ils s'approprient cet espace. Car la discrimination, ils vont la vivre, comme Noirs. Mais il faut qu'ils aient des arguments, que non, nous sommes aussi de ce pays. Parce qu'ils vont se reconnaître à travers les aïeux des Québécois, mais eux aussi ont leurs aïeux qui étaient ici (AFR04).

C'est donc parce qu'«il faut qu'ils aient des arguments» pour survivre à ce conflit entre un passé infériorisant et un avenir discriminant, que la mobilisation pour la mémoire s'est avérée nécessaire. Et pour leur fournir ces arguments et susciter l'intérêt, les leaders vont penser à plusieurs options. D'abord, l'option institutionnelle permet de forger la légitimité de l'histoire afro-descendante en la sortant de la marginalité, en la faisant partager par l'ensemble la société :

One of the biggest obstacles is that it doesn't exist in the educational system. And so sometimes, if it doesn't exist within the establishment, people don't see it as being as relevant, or as important. Because if the mainstream doesn't talk about it, it couldn't be significant. We challenge that. We say it is significant. That is why it's not being transmitted. And that is the controversy that we have, and one of the issues that we've always had, that the absence of Black history does not benefit society. It's a hindrance (ANG03).

Dans cet effort de participation au «mainstream» québécois, une deuxième option est celle des médias, où est forgée l'opinion de la majorité canadienne et québécoise, où se joue l'image des communautés :

Le premier de ces obstacles, c'est que nous n'avons pas accès aux grands médias, écrits et audio-visuels qui touchent la majorité de la population canadienne et québécoise, la majorité que nous sommes venus trouver, ou bien dans laquelle se trouvaient déjà certains des nôtres en tant que minorité depuis longtemps. N'ayant pas la possibilité d'accéder à ces médias - et je suis bien placé pour le savoir - [...] chaque fois que nous répondons, nous n'avons jamais, jamais gain de cause (AFR02).

Dans la même logique, un leader haïtien a directement pointé les médias comme une des causes de cette mauvaise image forgée en société et intériorisée par les jeunes de la seconde génération :

Les obstacles [à la transmission de la mémoire] pour moi, c'est surtout ce que les médias peuvent faire de l'information qu'on donne à nos jeunes ; c'est sûr qu'on peut outiller nos jeunes à un niveau de la documentation, au niveau d'échanges avec les enfants, mais il demeure vrai que, quand les médias relatent les faits qui se passent en Haïti et en Afrique, c'est jamais les succès qu'on relate ; c'est surtout : «ça va mal dans ce pays là». Peut-être même aussi que, quand les médias relatent un incident, les gangs de rue par exemple, on va mettre le focus: c'est un jeune Haïtien (HTI04).

Les leaders ont insisté sur le fait que la volonté de soigner l'image de leurs communautés dans les médias et de diffuser d'autres versions de l'histoire africaine et afro-descendante, est pour la cohésion sociale et donc, est dans l'intérêt de la société québécoise en général. Dans ce cadre l'option prônée consiste à rechercher l'accès aux médias :

... il s'agit là d'un problème vital, pour nous, d'un problème vital, à la fois pour nos communautés et encore une fois pour la communauté majoritaire. Mais pour que la communauté majoritaire puisse être touchée, il faut que nous nous battions pour avoir accès aux grands médias, pour qu'on arrête de mentir sur notre compte (AFR02).

Mais il existe aussi ce que nous pourrions appeler ici l'«option communautaire», où les communautés s'organisent, à travers lieux de cultes et groupes culturels, pour transmettre l'histoire par discussions et célébrations diverses :

...we make sure that, every year...we have a Heritage Committee that is part of our structure, and that Heritage Committee has a responsibility of making sure that during our Black History Month celebration, that we make sure that we continue to share the history, and that we pass the history on to our children.[...] Because our history is not being told by mainstream society. It's not being told by the educational systems of this province. So it has to be told by the community (ANG03).

Tout le long de ce chapitre, ce qui s'est révélé est la facette régressive de la mémoire collective, c'est-à-dire sa décomposition à l'infini, défiant toute tentative de délimitation ; à l'ère du sujet, où l'accent est mis sur l'individu et ses droits, sur le soi plutôt que sur le groupe, sur la pensée personnelle plutôt que sur la conscience collective... toute rhétorique holiste, toute essentialisation de mémoire collective devient insoutenable. L'histoire revendiquée, longue de 400 ans, trop éclatée et trop diversifiée, devient difficile à articuler. Nous dirons avec Candau que « le degré de pertinence des rhétoriques holistes supposées décrire le partage des représentations sera toujours impossible à évaluer» (1998, p. 32). C'est pourquoi, chez les Africains et Afro-descendants de Montréal, l'altéro-définition devient le repère essentiel : les faits reliés à l'histoire générale de l'esclavage, puis à l'histoire des «Noirs» à Montréal, au Québec et au Canada, deviennent plus essentiels dans la revendication de mémoire. Ils sont plus légitimes dans le discours du devoir de mémoire au Québec, tandis que les histoires nationales, celles des pays d'origine entrent dans le champ du culturel ou du folklorique. Là encore, dans les discours des leaders interrogés, on observe un certain flou au niveau de la nature et de l'étendue du degré de partage de la représentation de cette réalité sociologique, qu'est la définition de soi par l'histoire négative et les préjugés qui en émergent. Il est impossible d'élucider totalement cette réalité dans le cadre d'un mémoire de maîtrise en sociologie, compte tenu de sa portée psychosociologique. Mais on peut progresser en faisant une distinction entre représentations factuelles (relatives à l'existence de certains faits, comme la présence de Mathieu da Costa et l'histoire de Marie-Angélique) et représentations sémantiques, (qui sont relatives au sens attribué à ces mêmes faits, notamment dans les compensations morales espérées). À ce sujet, Candau dira que

Lorsqu'une rhétorique holiste renvoie à des représentations factuelles supposées être partagées par un groupe d'individus, il y a une forte probabilité que son degré de pertinence soit élevé. Lorsqu'une rhétorique holiste renvoie à des représentations sémantiques supposées être partagées par un groupe d'individus (...) il y a une forte probabilité pour que son degré de pertinence soit faible, voire nul (1998, p. 34).

Nous comprenons donc, selon cette logique, pourquoi les leaders africains et afro-descendants s'entendent facilement sur les faits relatifs à l'histoire des peuples africains à travers l'esclavage et la colonisation, du moins chaque fois qu'ils seront datés et vérifiés. Mais le grand défi, c'est le sens qu'il faut donner à cette histoire et par là même, l'action sociale ou politique qu'elle doit entraîner. Ce débat fera l'objet de notre prochain chapitre.

CHAPITRE V

POLITISATION DE LA MÉMOIRE COLLECTIVE

Un mouvement social existe parce que certaines idées ne sont pas reconnues, ou parce que des intérêts particuliers sont brimés. Il lutte toujours contre une pression, un blocage ou une force d'inertie ; il cherche à briser une opposition, une apathie, ou une indifférence ; il a nécessairement des adversaires. Sans opposition, il cesse d'exister en tant que mouvement social, c'est-à-dire que sa nature est changée : il devient un parti, une institution établie ; il n'est plus un mouvement social, car il a perdu l'élément essentiel qui le caractérise, c'est-à-dire son prosélytisme. Prosélytisme ici signifie l'effort d'un ou de plusieurs leaders pour susciter l'adhésion d'une catégorie d'individus sensés d'être visés ou concernés par une problématique sociale précise. Dans la revendication politique de la mémoire, Touraine, et à sa suite Michel Wieviorka montrent que l'acceptation de l'autre comme sujet au même titre que soi-même, la revendication au nom de valeurs plutôt universelles que «communautaristes», sont des conditions déterminantes pour le «vivre ensemble» et pour la reconnaissance du mouvement social. Ce cinquième chapitre portera donc sur les conditions d'opérationnalisation du «devoir de mémoire» dans le contexte québécois de démocratie plurielle.

Le discours de légitimation

Dans le champ politique, le propre de toute action en générale, et de toute action collective en particulier, c'est de rechercher la reconnaissance et l'acceptation publique, c'est-à-dire la légitimité capable de susciter l'adhésion ou la faveur des différents leviers politiques.

5.1.1. Les arguments

Nous avions établi que les Africains et Afro-descendants du Québec se représentent comme un «groupe», qui est exprimé au plan discursif par le «nous» (les Noirs) et au plan symbolique par l'identification à Mathieu Da Costa, Marie Angélique, ou aux nombreux inventeurs «Noirs» de l'histoire canadienne. Sur cette base, le devoir de mémoire comme revendication politique de faits et de symboles historiques, ira solliciter plusieurs arguments pour être légitime :

- l'ancienneté ou même l'antériorité du groupe revendicateur par rapport au groupe dominant,

- la gravité ou l'unicité du dommage causé et subi dans l'histoire,

- la nécessité de la reconnaissance officielle et publique des dommages, au nom de la justice sociale pour l'histoire d'abord, mais a posteriori pour le présent et le futur,

- la référence à des cas similaires où la gestion politique de la revendication était plus avantageuse.

Un leader haïtien, «souverainiste» déclaré, affirmait que «Oui, le peuple québécois a un devoir de mémoire ; l'histoire du Québec ne commence pas avec la Révolution tranquille, ça il faut le leur rappeler tout le temps.» (HTI04) En effet, le premier argument, celui de l'ancienneté vise à contester la marginalité supposée ou la secondarité de l'histoire des Noirs dans l'histoire générale du Québec, car cette vision de l'histoire confinerait le groupe dans un statut d'éternels «étrangers» :

Yes, because there was a lot of Blacks here in Canada, in Quebec too, you know. But it was as if we were never here. It almost seems like, it was just White men who came here, and then we came afterwards, and that's just not true, you know. In the 1800s, we were right here, but it's not seen, it's not seen in the history books at all (ANG04).

Allant plus loin, un autre leader va même suggérer que les «Noirs» furent participants de la conquête du Canada, sinon même qu'ils lui sont antérieurs :

Exactly, before the French explorers, because [Mathieu da Costa] was an interpreter for the French explorers, so he had to be here before the French explorers in order to interpret the language of the Natives. So who came first, was it the interpreter, or was it the explorer? It was the interpreter? Yeah, right. Common sense (ANG03).

Le deuxième argument évoqué pour justifier la revendication de la mémoire des peuples «noirs», c'est l'unicité du crime d'esclavage, la gravité des excès de la colonisation, de l'exploitation de la main d'oeuvre africaine et afro-descendante partout sur la planète.

Pour nous, je pense que c'est un peu comme l'Holocauste. C'est-à-dire c'est un des plus gros crimes commis par l'Occident, cette traite négrière, la traite atlantique, c'est-à-dire la déportation de millions d'hommes et de femmes vers l'Amérique pour être soumis et putes, et assimilés à des biens et meubles. Donc il y a eu une volonté délibérée de destruction de ce qui formait leur identité ; et c'est pourquoi le devoir de mémoire est important (HTI03).

Le devoir de mémoire est aussi important parce que la violence du crime fut à nulle autre pareille. Ainsi, dans un contexte social marqué par la pluralité, légitimité rime avec singularité :

...l'autre chose qui me dérange énormément, c'est quand les gens parlent de «l'esclavage des temps modernes» ; c'est une tendance qui risque de minimiser le vrai esclavage que nos ancêtres ont connu. C'est sûr je ne dis pas qu'il n'y a pas d'esclavage, mais quand on parle d'esclavage de personnes... comme on dit l'esclavage sexuel, l'esclavage de ceci, etc., etc., moi je dis cette chose-là embête : c'est minimiser le vrai esclavage (HTI04).

L'objectif est donc de rendre justice à un fait historique singulier et qui, par le fait de la banalisation et souvent même de la négation, a laissé une impression d'injustice. Mais le lien avec les injustices du présent est formellement établi : les leaders ont tous souligné, chacun selon sa trajectoire historique et selon les références dont il dispose, l'importance de reconnaître la contribution des «Noirs» à l'histoire du Québec, pour rétablir une fierté et une estime de soi sapées par l'esclavage et l'exploitation. Ainsi, les Africains avancent que :

... il y a un problème d'éducation, pour que les gens, aient les bases minimales pour pouvoir avoir une conscience claire de ce qu'ils sont, une conscience claire de ce que les autres sont, une conscience claire de ce que les autres ont apporté pour la construction de l'humanité, et une conscience claire de ce que les leurs ont apporté à la construction de l'histoire de l'humanité. Il s'agit, pour être plus clair, en 2004 quand on parle à Radio Canada du 400ème anniversaire de l'arrivée de Champlain ici au Québec, il s'agit d'ajouter que 2004 est le 400ème anniversaire de l'arrivée de Mathieu Da Costa au Québec...(AFR02).

Les Haïtiens renchérissent en disant :

... absolument oui, ils devaient tenir compte de l'histoire de ces peuples parce que nous avons apporté beaucoup à la société québécoise. Si je regarde la communauté haïtienne par exemple, dans les années 60, quand les premiers Haïtiens arrivaient ici, c'était la Révolution tranquille au Québec. Donc, les professionnels haïtiens ont beaucoup contribué à la Révolution tranquille ; ils ont aidé le Québec à former leurs cadres. Donc c'est quelque chose qu'il faut reconnaître envers, je dirai les Noirs (HTI02).

Et un répondant anglophone appuie :

Sure : Quebec was built also with slave labour, and also the labour of free Blacks as well. Black people have been a part of Quebec society since the beginning of Quebec society (ANG03).

La reconnaissance demandée n'est cependant pas celle d'un droit exclusif. Elle est inclusive, au contraire, et la légitimité se fonde sur l'intérêt de l'ensemble de la société. L'insistance sur cet aspect a été remarquée chez plusieurs leaders, pointant l'absence de l'«histoire des Noirs» dans les manuels scolaires comme une situation qui ne profite ni aux «Noirs», ni au reste de la société.

Because, «A» it does not give, promote self-esteem among Black people, but «B», it does not allow for good race relations and cross-cultural understanding for the majority community. And so the majority community does not have any information in which to identify with people of African descent, so it's a hindrance. So, if they don't have the adequate and accurate history, then what they use to interact is stereotypes, and myths, and misconceptions, and generalizing, and ... misinformation (ANG03).

La notion d'égalité aussi est évoquée pour justifier la revendication de mémoire, et elle se réfère au traitement politique des problèmes liés aux groupes socioculturels. Ce débat fut incontournable, vu l'histoire du Québec comme peuple francophone dominé par un peuple anglophone, vu la question autochtone qui est commune à ces deux «peuples fondateurs» et enfin, vu la diversité culturelle - et historique - qui caractérise le Québec contemporain. Ici, dans le contexte de la pluralité, la légitimité du devoir de mémoire « Noire» adopte une rhétorique marquée par l'égalité.

5.1.2. Face à la pluralité de mémoires au Québec

Contrairement à nos attentes, la pluralité des mémoires revendiquées au Québec n'est aucunement perçue chez les leaders africains et afro-descendants comme un obstacle, ni même comme un facteur de complexification. Loin de là, ils se représentent leur revendication comme étant parfaitement alignée sur la logique de toutes les autres revendications : certains le perçoivent comme faisant partie intégrante des droits des minorités, le comparant même aux droits des autochtones, et d'autres le perçoivent comme un simple rétablissement de la vérité des faits historiques. Ils ne revendiquent pas un statut particulier comme les autochtones - qu'ils ne perçoivent d'ailleurs pas comme privilégiés et ne prennent pas ombrage de leurs «réserves». Les requêtes des Africains et Afro-descendants sont fondamentalement différentes :

Pour les Noirs c'est autre chose: on ne demande pas des positions privilégiées, on demande qu'on nous reconnaisse des choses qui ont été faites. D'ailleurs tout le monde pense que tous les Noirs sont des imbéciles ; on n'entend pas parler des Noirs qui sont des inventeurs. Les Blancs, les Occidentaux apparaissent comme si ce sont eux qui sont les maîtres du monde, comme si ce sont eux qui ont tout inventé. Ce n'est pas vrai: ils ont récupéré beaucoup de choses (HTI01).

Pour d'autres leaders, la pluralité n'annule pas la singularité, et l'égalité des droits qui est évoquée pour demander un traitement égal aux autres groupes composant la société, n'est pas à être interprétée comme une similarité : la comparaison aux autres cas exclut le mélange des cas.

À mon avis, c'est difficile d'essayer de faire des groupements, c'est-à-dire grouper ça d'un coup et dire «oui: les Chinois, les Indiens et les noirs vont se regrouper», non. Chaque communauté a eu ses problèmes de façon différente, a été discriminée de façon différente, a été traitée de façon différente. Il revient à chaque communauté de revendiquer (AFR01).

On retient comme fond commun à tous ces discours que la multiplicité des revendications de mémoires qui ont cours au Québec et au Canada n'hypothèque en rien la démarche des Afro-Québécois. Ils se représentent comme un groupe minoritaire ayant des revendications historiques légitimes et même nécessaires pour leurs communautés, revendications qui sont elles-mêmes représentées comme utile à l'harmonie dans le reste de la société. Elles demandent donc à être formulées et portées sur les lieux de pouvoir, là où elles auront réponse, c'est-à-dire le terrain politique, mais pas sans défis.

5.2. L'action collective et ses défis

Notre analyse de l'action collective des Afro-descendants s'est faite à deux niveaux directement interconnectés : d'une part la démarche de la revendication passant par la constitution d'une présence sociale et politique, la mobilisation pour un statut de lobby, et d'autre part, l'objet de la revendication et les variations d'attitude vis-à-vis de cet objet.

5.2.1. La mobilisation

Le passage du discours à l'action collective a pour premier défi celui de la mobilisation, c'est-à-dire le ralliement de tous les leaders des communautés africaines et afro-descendantes de la municipalité et même de la province. Ce passage à l'action peut se traduire par ces mots d'un leader africain :

On est toujours là à contempler. Mais moi je pense qu'il est temps que l'Africain cesse d'être contemplateur. C'est pour ça on dit il faut qu'il cesse de quêter: il faut exiger. Il faut exiger des choses. Mais seul, on ne pourra pas exiger. Il faut qu'on se mette ensemble. Et ça, j'espère qu'on va arriver à ça (AFR04).

En effet, «seul, on ne peut pas exiger», et le nombre de leaders impliqués dans la revendication, le taux de partage des représentations du devoir de mémoire, le degré d'harmonie des points de vues..., participent de la crédibilité de la revendication et prédéterminent les résultats de l'action collective. Convaincre ses pairs, de se rallier à la cause fait alors partie de la démarche de mobilisation :

Alors moi je crois que la bataille de la mémoire, doit s'orienter vers ce côté là aussi. Éduquer les gens, leur faire comprendre leur vécu, leur histoire, les valoriser. Il y en a qui leur racontent n'importe quoi, des préjugés : «oui vous êtes des «Nouaires»10(*) ». Ça fait partie de la bataille: que les gens sachent qui ils sont, c'est quoi leur origine, qui sont leurs ancêtres, qu'est-ce qui les a amenés ici, pourquoi ils sont là. Tout cela fait partie de la problématique (AFR01).

Cependant, une telle ambition doit s'affranchir de certaines contraintes organisationnelles dont les premières sont d'ordre financier ; les leaders sont, pour la plupart dirigeants d'organismes communautaires fonctionnant avec des subventions municipales, provinciales ou fédérales, attribuées selon les priorités définies par ces différents paliers de pouvoir. Cette dépendance vis-à-vis de l'interlocuteur même de la revendication est due à l'absence de support à la base - c'est-à-dire des membres des communautés - et au déficit de confiance vis-à-vis des leaders : « Quand vous êtes dans la communauté noire, vous parlez d'argent, tout le monde devient suspect «ha, il va prendre l'argent et il va mettre ça dans ses poches.» » (HTI01) D'autres leaders ont évoqué le caractère quasi tabou de l'esclavage dans la société québécoise. Les Québécois auraient «beaucoup de misères avec cette histoire d'esclavage», compte tenu de leur statut de victimes au sein de la Confédération canadienne, et dans ce contexte, ils supportent moins bien l'habit du bourreau, et on ressent une certaine gêne à formuler des doléances culpabilisantes.

Mais un autre obstacle, apparemment le plus déterminant de tous, est ce que nous appellerons ici l'intra nationalisme ou l'intra communautarisme des Africains et Afro-descendants. En effet un des leaders, qui dirige depuis plusieurs décennies une organisation ayant vocation de chapeauter tous les «Noirs du Québec», a observé la tendance des communautés à se regrouper exclusivement dans des cercles de proximité ethnique ou par pays d'origine. Un autre leader anglophone reprend ces remarques en ces termes :

One of the problems, what I find within the Black community you know, across North America... there's a situation here that I feel we need ourselves, to organize ourselves. We're not very organized. We have bits and pieces. You know, in the United States, you have the NAACP, which is not bad. In Quebec and Canada, what do you have? You know, we have a lot of little organizations, but you need to have an overall organization that, if we going to speak on this, then we start to talk (ANG02).

Après ce problème d'émiettement des forces, la mobilisation fait face à un autre défi non moins important : celui de l'harmonisation des visions de l'action collective. Ainsi, exprimées sous diverses formes selon les tempéraments des leaders, on note néanmoins deux grandes tendances ou deux pôles d'attitude parmi les leaders interrogés :

- les uns, ayant un discours plus «holiste» (tendance à minimiser les différenciations internes) optent directement pour une posture militante vis-à-vis des pouvoirs politiques dans la revendication de mémoire ;

- les autres, plus pragmatiques - sinon même calculateurs, de leur propre aveu - optent pour la conciliation, la négociation «douce», mais au prix de minimiser les problèmes soulevés, comme le racisme et les discriminations.

Dans la première attitude, la représentation du devoir de mémoire est celle d'un combat, d'une lutte pas nécessairement radicale, mais au moins quotidienne, où il faut «exiger» plutôt que de «démarcher», imposer le respect et la reconnaissance de soi face au reste de la société. Pour cette catégorie de leaders,

... lorsqu'on lutte pour l'égalité, la question n'est pas de convaincre l'autre qu'on est comme lui. Parce que dire à quelqu'un qu'on est comme lui, c'est encore le prendre comme référence. Il s'agit de dire à l'autre qu'il est ce qu'il est et que nous, nous sommes ce que nous sommes, et que nous traitons d'égal à égal : parce que le respect mutuel implique d'abord la reconnaissance mutuelle (AFR02).

Mais, l'autre catégorie se défie de cette posture et situe le conflit, non pas entre «eux» et «nous», mais plutôt entre des gagnants et des perdants d'une cause, toute «race» confondue. Ainsi, à titre de comparaison, on peut mettre en contraste les propos précédents avec ceux de cet autre leader :

[Le problème], c'est peut-être la manière dont les Noirs mêmes se définissent. [...]L'abolition de l'esclavage, c'est bien la combinaison des Noirs et des Blancs. Sans l'appui des Blancs, les Noirs n'auraient pas eu cette liberté. C'est comme ça. Même Haïti qui a été le premier État à prendre son indépendance, ils ont été complètement exclus, les autres pays blancs les ont exclus. Ils les ont isolés. Voilà pourquoi depuis, les conséquences, on le connaît (AFR03).

L'intérêt de cette déclaration pour notre recherche tient surtout, non pas à l'idée exprimée, mais plutôt à l'attitude de démarcation qu'elle reflète : un dépit, une exaspération devant la tendance de certains Africains à l'extrémisme. Cette polarité dans les visions de l'action ne semble pas coïncider avec des groupes prédéfinis dans notre échantillon de leaders, à savoir : les Haïtiens, les Africains ou les Anglophones. Elle ne reflète pas non plus, comme nous l'aurions supposé, l'influence de la «question québécoise» sur les immigrants. Bien plutôt, on retrouve ces deux pôles d'attitude (lutte versus conciliation) aussi bien parmi les Haïtiens, les Africains que parmi les Anglophones, quitte à préciser que ces discours des leaders ne laissent rien prédire en termes quantitatifs, de la tendance générale au sein de leurs communautés respectives.

L'autre défi qui émerge dans l'effort de mobilisation, porte sur les polémiques autour du commerce qu'a été la Traite négrière, et précisément autour du rôle et du degré de responsabilité des Africains. À cet égard, les analyses faites dans notre cadre théorique se sont révélées très exactes.

We tried to talk about it three... four years ago. And the meeting almost ended in violence! Between Africans! Because the question was raised! We're talking about the responsibility of the European master, but what about the responsibility of the African, who also participated in the slave trade? And when that discussion came up, it almost went to blows (ANG03).

Selon ce leader anglophone, les Africains ne prennent pas leur part de responsabilité quant à la participation à la Traite négrière alors que, si l'on veut demander des comptes aux anciens «maîtres esclavagistes», il va falloir reconnaître «notre» part de responsabilité. Apparemment, on porte plus facilement la culpabilité sur autrui qu'on ne veuille la porter soi-même.

Au registre de la culpabilité et des inconséquences de ses compatriotes, un leader africain va même faire un jugement qui responsabilise principalement les groupes revendicateurs, les «Noirs». Ceux-ci, contrairement à d'autres groupes ethniques ou immigrés qui font preuve d'ingéniosité dans la création d'emploi, optent plutôt par égoïsme, sentiment de culpabilité ou manque d'initiative, pour un repli individualiste sur eux-mêmes, paralysant l'émergence de leurs communautés comme force ou lobby économique à l'échelle de la société. Pour lui...

Les Noirs ont détourné partout des fonds, ils ont de l'argent dans les banques, mais ils n'investissent pas parce que l'argent est mal acquis. Donc, comme l'argent est mal acquis, il ne faudrait pas qu'on sache qu'ils investissent quelque part. Donc il y a ce problème-là déjà à l'intérieur de la communauté : [...] on ne crée pas d'emploi. Mais nous voulons aller prendre ce que les Québécois mêmes ont créé. Un Québécois crée une entreprise, on lui dit «Non, embauche les Noirs» ; mais qu'est-ce que nous les Noirs nous créons comme entreprises? Et ce n'est pas qu'on manque d'argent...(AFR03).

Au-delà de son acuité et de son objectivité, ce genre de jugement, par la remise en cause qu'elle professe, susciterait des sentiments de trahison chez d'autres leaders. Et justement, ceux-ci jugent cette démarcation comme étant un défaut de solidarité ou une flagornerie :

Sometimes our own people, our own Black people, aren't sometimes the best people, if you understand. Some people want to put themselves in front, but they shouldn't be leading anything. But you know, they are the lackey to the White guy, still is. They go... «Oh please sir, bring me, I am the best» (ANG02).

Beaucoup d'autres défis à la mobilisation des «Noirs» ont été évoqués par les leaders ou constatés après analyse de leurs discours : on peut citer pêle-mêle le défaut de loyauté de certains leaders, voire même de communautés entières à vis-à-vis du groupe «racisé», mais aussi, à l'opposé, le zèle de certains membres, souvent de la seconde génération qui ont tendance à la radicalisation, la vulnérabilité du groupe devant les divisions et manipulations occasionnées par le politique et ses aléas dans le contexte québécois, etc.

Mais nous allons porter une attention particulière aux effets de ces divergences sur l'objet même de la mobilisation : le devoir de mémoire.

5.2.2. Devoir de mémoire et réparation : une variété de nuances

La nécessité d'«une certaine forme» de réparation pour l'esclavage et l'exploitation des populations africaines fut, en terme de prépondérance, l'opinion la mieux partagée de toute cette recherche. Elle a fait l'unanimité chez tous les leaders, qu'ils soient Africains, Haïtiens ou Anglophones. Cependant, en analysant la logique interne de chaque discours, nous voyons qu'il y a des nuances dans la représentation que se fait chacun des leaders sur le sujet.

- La question de la réparation

Le traitement privilégié qui fut réservé - et qu'a encore - l'Holocauste des Juifs a été un argument très fréquent dans la rhétorique pro-réparation. La majorité des leaders interrogés ont souligné que le dédommagement des Africains et Afro-descendants au Québec ou ailleurs est une question d'équité par rapport au privilège dont bénéficient les Juifs partout en occident :

Il faudrait que le monde occidental le reconnaisse, et comme ils ont dédommagé [les Juifs], que nous aussi on soit dédommagés. Les Juifs, on ne peut rien dire des Juifs. Dès qu'on parle un petit « I », ils sont là, et puis tout le monde met des gants de velours, pour essayer de ne pas les [offenser], mais nous on ne se gêne pas de nous faire n'importe quoi. On ne se gêne pas de nous humilier. Mais il faut que nous-mêmes, on revendique ça, il faut qu'on soit une force, il faut qu'on ait une cohésion (AFR04).

D'autres communautés aussi, à part celle des Juifs, ont obtenu des formes de réparation qui sont aujourd'hui visées par les Afro-descendants,  et ces dédommagements pour des crimes encore plus récents que la Traite négrière, motivent aussi les revendications des «Noirs». La pluralité de mémoires n'est donc pas perçue comme un obstacle, bien au contraire :

On ne peut pas dire parce que les Chinois veulent des revendications, que nous nous ne pouvons pas revendiquer notre droit comme tel ; et ensuite nous avons les Juifs: il n'y a personne qui dit des Juifs qu'ils ne doivent pas revendiquer des choses. Et vous voyez que l'ensemble de la société se plie pour donner des revendications (sic) à des Juifs. Vous comprenez ? Nous devons avoir la même situation. Et ils mettent pour les Juifs des milliers et des milliers de dollars ; l'Allemagne a donné des milliers et des milliers de dollars ; d'autres pays... la Suisse: des milliers et des milliers de dollars. Pourquoi pas la communauté noire?(ANG01).

L'autre argument justifiant la nécessité d'une forme de réparation, c'est le caractère étatique et officiel qu'avaient l'esclavage et toutes les formes de discrimination, de domination et d'infériorisation qui ont suivi : domination et blocage des communautés Noires dans les Amériques, colonisation et pseudo-indépendance des pays africains :

...c'est là tout le problème de la réparation. C'est-à-dire qui est venu oblitérer le développement de ces pays? [...] Ce sont des États qui ont mis en place ces pratiques. C'est ça aussi, le problème de la réparation. Le problème de la réparation, c'est pas simplement un individu qui a eu des esclaves ; le problème, c'était une politique des États. Donc on a soumis des êtres humains ; on les a définis comme des biens et meubles (HTI03).

C'est donc en créant des cadres juridiques comme le célèbre «Code noir», qui définissait les esclaves comme des biens et meubles, que l'on permit à des individus de commettre leurs prévarications, de construire un mécanisme psychosocial d'infériorisation des Africains et Afro-descendants, mécanisme qui a encore des effets de nos jours. En conséquence, la réparation doit prendre une forme étatique : «pour le reste, des individus peuvent demander pardon, mais c'est à l'État de réparer. Et ce sont les États occidentaux qui ont mis en place cette politique, c'est à eux de réparer» (HTI03). Reste à définir maintenant comment obtenir des États concernés cette réparation et sous quelle forme précise, surtout dans le contexte canadien ou québécois.

À ce stade, les opinions divergent, allant des propositions les plus pragmatiques aux moins réalistes. Pour certains, «dans le contexte québécois de toute façon... l'esclavage n'a pas eu l'ampleur qu'il eut aux États-Unis ou qu'il a eue ailleurs. Donc dans le contexte québécois, la question qui se pose, naturellement, c'est une question symbolique» (AFR02). Mais pour d'autres leaders, surtout africains, il y a la possibilité d'une compensation chiffrée, d'un plan de réparation matérielle, «sonnante et trébuchante» :

Mais bien sûr qu'on peut tracer un plan, puisqu'il subsiste encore comme des sociétés, des compagnies qui sont encore en activité, qui en ont bénéficié directement. Ça, c'est un. Deuxièmement, les communautés, qui en ont été victimes, ont le droit, comme toutes les communautés, comme ça a été le cas dans d'autres cas, d'exiger des réparations (AFR02).

Mais le noeud de la complexité, c'est comment identifier les Africains ayant profité du trafic d'esclaves.

... c'est simple, dit un autre leader africain : on est divisés en ethnies en Nations... qu'on demande à chaque ethnie d'évaluer un peu ses pertes. Aujourd'hui en Afrique, dans chaque ethnie vous avez des intellectuels. Vous avez des historiens, des philosophes, des scientifiques et tout. On peut demander à chaque ethnie donc, en fonction de ses pertes, d'évaluer. Donc chaque ethnie va évaluer, et chaque pays, nation va mettre en groupe ces évaluations-là, et les chefs d'États vont se retrouver: chacun va présenter son tableau (AFR03).

Cette dernière proposition paraît peu réaliste pour plusieurs raisons : d'abord, ces «ethnies» en Afrique correspondaient au moment des faits à des royaumes, comme celui du Dahomey dans l'actuelle République du Bénin, royaumes à l'intérieur desquels il y avait de complexes hiérarchisations sociales ; ceci signifie que certains descendants de ces ethnies avaient eux aussi le statut d'esclaves sur lesquels les souverains avaient droit de vie et de mort. Ensuite, ces différentiations sociales - qui ont été d'ailleurs brouillées par la colonisation -, avec les complexes d'infériorité et les conflits interethniques qu'ils engendrent, sont aujourd'hui devenues un facteur de précarité et d'instabilité politique pour ces jeunes États africains. Ceci expliquerait que ces derniers - surtout avec l'épouvante du génocide rwandais - ne veuillent aucunement ressusciter des vieux clivages sociaux ou des rapports de domination interethnique.

Or, la situation est différente dans le cas des États esclavagistes occidentaux : premièrement, ces derniers étaient pour la plupart des États unitaires au moment des faits, c'est-à-dire que leurs institutions politiques étaient centralisées et réglementées par des lois écrites et précises ; deuxièmement, ils en ont tiré des profits qui en font encore aujourd'hui des puissances économiques ; enfin troisièmement, ils ont encore des compagnies enrichies par l'esclavage, transformées, mais toujours en activité. Seulement, cette information ne résout pas le problème des modalités de compensation des Africains et Afro-descendants :

If you ask for money, all right. For argument's sake, let's say the United States say Yes, we going to pay reparation. And Canada say Yes, we're going to put some money, who's going to get the money? How you're going to do it?(ANG02).

Et un autre de répondre :

We're not going to be able to do it. Then there is another group, a third group [après les Africains esclavagistes et les non-esclavagistes], of those of us who were the victims of that because of the psychological damage that has been done. Which is huge. How do you put a price tag on that? (ANG03).

En effet, comment évaluer les dommages psychologiques causés, les torts et les discriminations subis par les Afro-américains, et comment chiffrer ces humiliations sans tomber dans le piège de la «marchandisation» de la souffrance humaine, ce qui, justement, était la logique esclavagiste ?

Moi la réparation, j'y crois pas, tranche un leader haïtien. Je suis de ceux qui ne sont pas d'accord avec le principe de réparation. Je crois qu'il y a eu un crime face à l'humanité qui était l'esclavage, et que nos ancêtres se sont battus pour sortir de l'esclavage, je ne vois pas pourquoi, en termes de réparation, on voit cette réparation comme étant monnayable. C'est ça qui me dérange. Moi je pense que ce qui est important, c'est que la société admette qu'il y a eu un crime contre l'humanité, et par le fait qu'il y aura d'esclaves ensuite, que la société en général s'engage à ce qu'il n'y aura plus de conditions infra humaines (HTI04).

Pour ce leader, la réparation, si elle est autre que symbolique, ne fera que galvauder la souffrance des vraies victimes de l'esclavage, et il vaut mieux garder le bénéfice de la victimité : «C'est comme si j'aurais plus à dire finalement qu'on a été esclaves, parce que j'ai été payé pour ne pas le dire» (HTI04). Il va alors préférer à la réparation matérielle ou à la compensation, la «reconnaissance» officielle qui est déjà une réparation symbolique.

Finalement, l'option symbolique s'impose et les propositions sont nombreuses :

- en faveur de l'éducation populaire :

C'est tout à fait simple. Ne serait-ce que dans les manières scolaires, dans l'éducation, etc.... faire en sorte que les gens en soient avisés. C'est comme ça... faire en sorte que ça fasse partie du patrimoine, rappeler aux jeunes que le traducteur qui accompagnait Champlain, c'était un Noir ; il s'appelait Mathieu Da Costa. Tu vois c'est purement et simplement leur apprendre aussi que le chemin de fer qui traverse le pont Victoria, ça a été construit avec beaucoup d'ouvriers noirs, etc., etc., que la communauté noire est pratiquement un peuple fondateur ; ils sont là longtemps, les Noirs (HTI04).

- en faveur de l'emploi et de la formation des communautés «noires»

Je pense que ça peut être appliqué en une façon de donner un coup de pouce aux gens de la communauté noire. On peut parler de l'éducation, pour mettre certains montants à part pour aider à l'éducation des gens de la communauté noire. On peut parler d'emploi, pour mettre certains montants à côté, pour aider dans l'emploi des gens de la communauté noire. Je pense que tout ça peut aider (ANG01).

- en faveur de l'aide internationale aux pays d'origine :

Elle peut prendre aussi des formes en terme d'un plan spécial d'aide aux pays africains, aux peuples de la Caraïbe, elle peut prendre des formes de mise en place de politiques d'aide massive... il y a toutes sortes de mécanismes qu'on peut envisager. Le problème, c'est d'abord de reconnaître la faute, de reconnaître qu'il y a un devoir de réparation (HTI03).

Pour mieux comprendre le réalisme et l'articulation de la revendication, il nous paraît utile de prendre en compte un développement important survenu 2001 : la Conférence de Durban mentionnée en introduction et dans le premier chapitre.

- Les leçons de Durban

La conférence de Durban a servi de muse pour cette recherche, mais aussi de baromètre pour les personnes interrogées. Les leçons qu'elle nous a inspirées - nous, interviewer et interviewés - permettent de mieux comprendre les positions adoptées par les leaders interrogés. Les plus optimistes ont refusé d'en faire un constat d'échec ( «...it was a success from the standpoint that the dialogue took place... (ANG03)), mais l'opinion majoritaire est qu'elle fut un naufrage. Selon l'analyse des leaders, cette débâcle est attribuable à un concours de circonstances qui sont :

- la déflexion de la conférence par la cause palestinienne qui était perçue comme incongrue à ce stade et en ce moment.

- La mauvaise articulation de la cause par les premiers concernés, les Afro-descendants des Amériques.

- La déresponsabilisation des uns et l'extrémisme des autres pays africains quant à la formulation de la demande de réparation.

- Le défaut de conciliation et d'objectivité ( «It failed because maybe, the aspiration was too high.» (ANG02)) par rapport aux objectifs de la conférence.

- Enfin, et en lien avec la cause précédente, la faiblesse politique, économique et militaire de toutes les nations africaines et afro-descendantes à travers la planète.

Toutes ces positions sont résumées dans cette analyse d'un leader anglophone :

...in my opinion, over the years, if you want something, you either, you've go to have force, physical force ; you have to have finance, lots of money. And the third way, you've got to be very articulate. OK? That's the three way. The first, Black people across the world do not have power. What you gonna use, a slingshot and stones? The guy have guns. [...] Once you can articulate your needs, and you have right minds of people talking on behalf of the Black community across the globe, then you will begin to go somewhere. Don't talk about violence, because you have no way to do that. Don't talk about finance, you don't have it. So that's my point. I think, my opinion, from when I listen to them, I thought: «You go to Durban, you make a big story, you're not going to go nowhere» (ANG02).

Ainsi, on peut supposer que les leçons de la Conférence de Durban ont influencé les démarches de revendication dans le contexte québécois.

5.3. Les stratégies de revendication dans le contexte québécois

Comme nous l'avions démontré dans les chapitres précédents, les rhétoriques identitaires et mémorielles des Africains et Afro-descendants du Québec sont essentiellement ancrées sur le racisme, hic et nunc, ainsi que les formes contemporaines de discrimination rencontrées ici même au Canada. Dès lors, la finalité de la revendication de mémoire est de «changer l'image» laissée par l'histoire, à la fois à propos des Afro-descendants et dans leurs consciences. Un leader africain témoigne par exemple :

J'ai eu à donner une conférence à la prison de Laval devant des prisonniers noirs, des jeunes ; quand je leur ai révélé ce jour-là, toutes ces informations, il y en a beaucoup qui ont pleuré et qui m'ont dit qu'ils n'auraient jamais pu s'imaginer qu'un Noir puisse être autre chose qu'un criminel ou un trafiquant de drogue (AFR02).

5.3.1. Changer l'image 

Parmi les solutions proposées par les leaders pour changer l'image reçue par la société à propos des «Noirs», on peut citer par ordre d'importance ou de prépondérance dans les discours :

- L'accès aux médias :

Ce n'est pas un problème que les gens mentent sur nous, dans les grands médias, mais qu'on ait le droit, la possibilité de rectifier ces mensonges. Et ça, c'est un problème fondamental. Et tant que ce problème-là ne sera pas résolu, la perception catastrophique que l'individu moyen aura de nos communautés, cette perception perdurera, même si les gens sont de bonne foi. Parce que seule une image peut détruire une autre image (AFR02).

On évoque à cet effet les chartes du Québec et du Canada qui interdisent «de donner une image dénigrante d'un individu ou d'un groupe d'individus. »

- Marquer la présence des «Noirs» dans les symboles authentiquement québécois ;

... ici on va voir par exemple des rues qui portent des noms de grands hommes politiques français, d'hommes politiques américains, John Kennedy...etc., mais des héros africains, il y a des héros haïtiens qui sont absents. Peut-être que dans les prochaines décennies, c'est ces genres de choses qu'on doit revendiquer au Québec, comme pour marquer une certaine présence des communautés noires et afro-descendantes de la société (HTI04).

- L'introduction de l'«Histoire des Noirs» dans le système éducatif :

I have a problem for that in the schools there, and I fight for that. To put in the schools books, photographs of great leaders, and photographs of great things that have been done in Africa. You don't see that in the schools in Montreal and in Quebec and in Canada. So I have a problem that we need to, historically, to begin to teach both the White kids and the Black kids that Black people are very important people, and that Black people are very inventive people (ANG02).

- L'accroissement de l'influence culturelle des Africains et Afro-descendants au Québec, par exemple par la création d'un Musée de l'Histoire des Noirs :

I think from the standpoint of initiating the development of a Black museum, because I think that in the creation of a Black museum in this province - and we've made a request to the government for resources to do that - I think what it will do in effect is kind of give, allow us to create an avenue in which to seek out, not just the resources to archive our history, but also the resources to present our history back to society. So I would have to say, yes, we've initiated it through the development of a Black Museum and Cultural Centre (ANG03).

Pour beaucoup de ces initiatives, des démarches ont déjà été initiées et sont en cours. Mais les leaders les plus pragmatiques, ne veulent pas se contenter du symbolique ; s'ils s'opposent à toute logique conflictuelle, les résultats qu'ils attendent de leur action collective sont matériels et concrets.

5.3.2. Changer les conditions de vie des immigrants africains et afro-descendants

Toujours dans la logique pragmatique de cette catégorie de leaders, les solutions proposées sont très matérielles :

- La «solution, c'est l'argent» 

... c'est vrai qu'un peuple qui domine a toujours des préjugés envers les dominés. Et ça a toujours été comme ça et ça serait toujours comme ça. Et le moyen, c'est l'argent. Quand vous avez l'argent, c'est fini : ça règle tout le problème. Un Noir qui est riche, il ne connaît pas le problème de la discrimination raciale puisqu'il est accueilli partout. Mais un Noir qui est pauvre, lui il va connaître ça parce qu'à certains endroits, il va être refusé (AFR03).

- Favoriser l'éducation et la formation des «Noirs»

I think that the only way, as I said before, the only way we're going to make a real change into the perception of the Black and White is through education. The more educated you people get, then you're at the same level with your counterparts in the White society. So they don't talk down at you, they'll be talking to you (ANG02).

Comme conclusion à ce chapitre, on peut récapituler en dressant la représentation suivante : ceux qui ont subi les humiliations du passé (esclavage, colonisation, ségrégation) l'ont subi fondamentalement parce qu'ils étaient d'abord différents, ensuite pauvres et militairement faibles, donc pour les mêmes raisons auxquelles les Africains et Afro-descendants d'aujourd'hui sont identifiés. Or, par le biais de la tradition ou de la transmission de la mémoire collective, l'histoire confère au passé une autorité transcendante. L'évacuation chez soi-même de la conscience de victime passe par la construction et la validation de la culpabilité d'autrui (de l'ancien bourreau, ses héritiers, ses symboles ou ses substituts). C'est pour quoi, comme le montre Candau, la réactivation et l'adaptation des souvenirs au contexte sociopolitique présent, permettent à la mémoire collective, nécessairement sélective, de remplir parfaitement son rôle qui est

... d'assurer une continuité fictive ou réelle entre le passé et le présent, mais aussi de satisfaire une logique identificatrice au sein du groupe en mobilisant à bon escient la mémoire autorisée d'une tradition. L'acte de mémoire qui se manifeste dans l'appel à la tradition consiste par conséquent à exhiber, en l'inventant si nécessaire, un morceau de passé taillé aux mesures du présent11(*), de telle sorte qu'il puisse être une pièce du jeu identitaire (1998, P. 117).

La tradition ici chez les Africains et Afro-descendants du Québec, c'est celle de la justice sociale telle que léguée par le Mouvement noir des États-Unis des années 60. La lutte se poursuit et l'objectif est le même, mais le discours se transforme et s'adapte au contexte de progrès social et politique où évolue le groupe «racisé», à l'échelle locale.

CONCLUSION

Les discours sur le devoir de mémoire parmi les leaders africains et afro-descendants de Montréal sont nettement tributaires, non pas seulement du contexte politique du Québec, mais aussi et surtout du sentiment d'intégration, à la fois socioprofessionnelle et symbolique des membres de leurs communautés : «...nous travaillons à rappeler l'existence de ce qui fonde ce racisme moderne, de ce qui fonde la discrimination des communautés afro-américaines, et c'est la traite négrière et l'esclavage. » (HTI03), a dit un leader. L'accent sera alors mis sur l'«image» qu'autrui a de soi, et le sentiment d'exclusion sociale est vécu comme une conséquence de l'histoire générale des peuples africains et afro-descendants. Cette conclusion s'est imposée à la suite de trois observations répondant à nos trois questions de recherches :

- les discours identitaires opèrent sur deux paliers distincts et clairement identifiables que sont l'auto-définition, donnant lieu à une identité régressive, à la «poupée russe» (Noir, mais aussi Africain, mais aussi Ivoirien, mais aussi du groupe Baoulé) et l'altéro-définition, plutôt progressive, se résumant à la gestion du jugement d'autrui, du regard des «autres» sur son groupe d'appartenance. Le premier palier est régressif parce que se décomposant en des origines nationales ou ethniques et perdant tout son sens dans le contexte québécois, utile à la quête existentielle, mais inopérant dans la revendication de mémoire ; mais le second palier identitaire, même flou et aux contours incertains, paraît plus efficace comme réponse à la négation de droits humains, subie par les peuples africains et afro-descendants, négation initiée par l'esclavage et perpétuée par le racisme et les politiques de ségrégation.

- La mémoire étant directement liée à l'identité, tel que démontré dans le cadre d'analyse, la mémoire que l'on peut dire «collective» chez les Africains et Afro-descendants de Montréal est essentiellement rivée sur le second palier identitaire, palier de l'identité artificielle, circonstancielle, en perpétuel réaménagement, et qui s'appuie sur l'histoire générale de l'esclavage complétée par des découvertes plus récentes sur l'histoire des «Noirs» au Québec ; le premier palier donne lieu en effet à des mémoires plus précises, mais éclatées, dispersées et non utiles à la revendication politique dans le contexte québécois. Or ce premier palier s'avère plus approprié que le second, quand il s'agit la transmission aux secondes générations d'immigrants pour surmonter la crise identitaire.

- Les représentations du devoir de mémoire se polarisent en deux tendances qui ne correspondent - en tout cas pour le cadre et l'envergure de cette recherche - ni aux groupes culturels afro-descendants (Haïtiens, Africains, Anglophones) ni aux orientations politiques des leaders (souverainistes ou fédéralistes), mais semblent plutôt dépendre des visions que ces derniers ont, comme individus, de la justice sociale et des méthodes de gestion des rapports de force. Sinon, en termes d'unanimité, ils considèrent tous que le Québec a un devoir de mémoire envers les Africains et Afro-descendants ; que malgré la moindre ampleur de l'esclavage et son statut de dominé, le pouvoir politique au Québec doit aux Afro-descendants de développer à la fois des initiatives symboliques et des politiques sociales pour les aider à renverser l'image déshumanisée laissée par l'esclave et aggravée par les médias imprudents ou sensationnalistes. Cependant, les deux pôles de différentiation portent sur l'attitude à adopter dans ces revendications et sont :

· d'une part les partisans de la conciliation, refusant la logique processive ou chicanière, avec un discours plutôt moraliste, mais opportuniste et «jouant le jeu» des influences politiques.

· d'autre part, nous avons distingué les leaders «militants», beaucoup plus actifs, au discours plus légaliste, souvent «réparationistes», mais se heurtant au défaut de réalisme et à la réalité de leur impuissance face aux pouvoirs politiques qu'ils interpellent.

À titre illustratif, on peut évaluer que les deux extrêmes se retrouvent dans les trois groupes de notre échantillon, dont ils représentent environ 40%, la grande majorité des leaders restant fermes, articulés, mais relativement modérés. Deux leaders se sont déclarés opposés à toute logique militante et se sont dissociés de toute rhétorique «raciale», contre trois qui en appellent à la lutte engagée pour la réparation ou la reconnaissance. Cette polarisation des attitudes rappelle les études faites par Gunnar Myrdal dès 1962, où le sociologue suédois identifie deux types de leaders ethniques : les «accommodation leaders» et les «protest leaders».

Les accommodation leaders ne remettent pas en cause le système de caste dont ils n'ont pas pour objectif le renversement. Dans ce sens, il s'agit d'un leadership statique. Toutefois, ils ont pour but d'arriver à la meilleure adaptation possible du groupe à la société. Ils s'efforcent ainsi d'arracher par la négociation et le compromis, les meilleurs aménagements possibles pour le groupe. Quant aux protest leaders, ils refusent l'ordre établi. Leur principal objectif est la destruction de la société divisée en caste. Ils se situent donc clairement dans une optique dynamique. Ils risquent en outre de développer des stratégies d'opposition pouvant aller jusqu'à l'emploi de la force physique (dans Martiniello, 1992, p.53).

Il est intéressant de remarquer que les accommodation leaders sont les préférés des classes politiques dirigeantes de la société d'accueil ou société dominante, qui trouvent ainsi dans cette polarisation, la faille permettant le maintien des rapports de force. Mais une question cruciale reste posée à savoir : pourquoi, face aux mêmes enjeux, dans les mêmes contextes, des leaders d'un même groupe «racisé», voire d'un même groupe ethnique prennent des options diamétralement opposées, ou adoptent des attitudes contraires?

À cette question, nous ne pouvons que constater que nous touchons ici aux frontières entre le sociologique et le psychologique, frontières que nos compétences ne nous permettent pas de franchir. Si par ailleurs, les trois constats exposés plus haut répondent à nos questions de recherches, notre cadre d'analyse a permis encore plus de comprendre le procès de l'histoire qu'intentent les Montréalais d'origine africaine ou afro-descendante.

En effet, Touraine avait souligné l'importance du symbolique dans les revendications des «nouveaux mouvements sociaux». Et justement ce qui est nouveau dans ce mouvement social, par rapport au Mouvement noir des années 60, c'est l'accent mis désormais sur l'«image» et l'«estime de soi» plutôt que - ou mieux que - sur les droits et la justice sociale. Ces derniers arguments ne sont pas totalement évacués, mais leur rôle dans les discours de revendication est devenu secondaire et ils sont de moins en moins bien articulés. Le racisme et les discriminations envers les «Noirs» sont devenus difficiles à pointer parce que justement combattus et sanctionnés sur tous les fronts juridiques et éthiques, et ce, dans toutes les sociétés modernes. Ils se sont cependant réfugiés dans les sphères privées, ceux de la liberté et des comportements individuels, devenus difficilement contrôlables : ils sont entrés dans le domaine des «goûts» et des préjugés, des symboles et des subjectivités individuelles ; c'est là, précisément, que la mémoire est sollicitée, avec ses interprétations sélectives et subjectives, pour combattre ces racismes et discriminations désormais ancrés dans l'image reçue, et donc devenus insaisissables. Finalement, le but de l'action collective n'est plus de changer historiquement la société - en tout cas, plus au point de vue légal - mais de changer socialement l'histoire, c'est-à-dire inverser l'image laissée par l'histoire dans le regard du reste de la société.

Seulement, cette démarche se heurte nécessairement à de nombreux défis parmi lesquels, le désintérêt des membres des communautés africaines et afro-descendantes vis-à-vis des débats ou enjeux d'histoire, le manque de moyens financiers et aussi d'organisation, les replis identitaires sur les nationalités d'origine ou sur l'affirmation des individualités, etc. La volonté des Africains et Afro-descendants d'affirmer leurs identités propres, leurs qualités de sujets, de maîtres de leurs volontés et de leurs choix sociaux et politiques, - cette exigence d'indépendance - a été une donnée fondamentale dans la rhétorique identitaire : elle oblige les leaders ayant une tendance holistique à plus de modération, de calculs, de nuances, de concessions, mais aussi de rigueur dans la formulation de leurs revendications et dans la négociation de la mobilisation. Ainsi, l'opposition, qui est le second principe des mouvements sociaux après l'identité, devient plus modérée et plus raisonnée. Le troisième principe énoncé par Touraine, celui de totalité a aussi pris dans cette recherche tout son sens.

En effet, l'autre constat important qui est issu de cette analyse est le caractère universaliste des revendications de mémoire ; les leaders ont, pour la plupart, insisté sur l'intérêt de leurs revendications pour l'ensemble de la société québécoise ; il transparaissait à travers les discours une volonté de faire partie intégrante des symboles et de l'histoire du Québec, y compris chez les leaders anglophones. Si tous ont, de différentes manières, mis l'accent sur ce caractère universaliste de leur requête, deux leaders vont expressément rappeler la célèbre «I have a dream» de Martin Luther King, où celui-ci dit rêver d'une société où l'on ne jugera plus les humains par leur couleur de peau. Le lien historique avec le mouvement noir est tout aussi explicite.

Néanmoins, les leaders reconnaissent que beaucoup de progrès ont été accomplis au niveau provincial, où leurs doléances collectives sont de plus en plus prises en compte. Ils sont donc optimistes pour la satisfaction de leur revendication. Au total, le devoir de mémoire signifie pour la plupart des leaders africains et afro-descendants à Montréal, des actions politiques concrètes qui facilitent la vie quotidienne de leurs communautés en leur permettant de relever le défi des préjugés racistes qui présument l'infériorité intellectuelle et culturelle des «Noirs».

Ce qu'il serait intéressant de mesurer à travers des recherches plus étendues, c'est le degré de partage de ces représentations parmi les communautés elle-mêmes, c'est-à-dire parmi les populations afro-québécoises ; nous prédisons sur la base de notre expérience à travers cette recherche, que les résultats seront sensiblement les mêmes. Mais pour l'instant, au-delà des intérêts partisans ou de groupes, il faut remarquer qu'à travers notre recherche c'est surtout la problématique du «vivre ensemble» qui était en jeu, de vivre en harmonie entre Québécois de toutes origines. Dominique Schnapper l'atteste, et illustre pertinemment notre position en la matière :

Les débats collectifs sur le passé, dit-elle, fondent une démocratie, qui devrait accepter de reconnaître ses erreurs, ses fautes ou ses crimes. La politique a aussi une dimension morale. Assumer son passé - non pas tout son passé, ce qui est impossible, mais celui qui a encore du sens aujourd'hui - fait partie des conditions de la pratique démocratique. Le débat collectif sur le passé, la reconnaissance des fautes collectives, sont nécessaires pour fonder une démocratie véritable (1999, p. 100.).

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ANNEXE 1 :

Grille d'entrevue

Entrevue auprès des leaders africains et afro-descendants, formels et informels de Montréal

Thème :

Les représentations du « devoir de mémoire » en contexte de démocratie plurielle

(Grille d'entrevue)

Par

Brice Armand Davakan

PRÉAMBULE

Bonjour.

Mon nom, c'est Brice Armand DAVAKAN. Je suis étudiant en sociologie à l'UQÀM.

Le motif de ma rencontre avec vous est ma recherche portant sur le « devoir de mémoire » dans les communautés africaines et afro-descendantes de Montréal. Mon objectif de recherche est de déterminer votre position en tant que leader formel ou informel de votre communauté, sur le thème actuel de « devoir de mémoire », c'est-à-dire la série des appels pour une prise en compte dans la vie et dans les actions sociales, d'événements historiques donnés. Cette problématique est la même que celle soulevée par « La conférence mondiale des Nations unies contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance qui y est associée », conférence tenue à Durban en Afrique du Sud, du 31 août au 8 septembre 2001. Dans le cas des Africains et Afro-descendants, ce « devoir de mémoire » toucherait précisément à l'esclavage des populations africaines, à la colonisation et la survivance du racisme sous diverses formes.

Je tiens à vous remercier d'avoir accepté de participer à cet entretien.

Votre participation est volontaire et j'aimerais préciser que vous pouvez interrompre l'entretien à tout moment. Vous pouvez aussi choisir de ne pas répondre à certaines questions. Soyez assuré que cette entrevue est strictement confidentielle, et que les propos rapportés dans le mémoire seront absolument anonymes. Cependant, pour l'exactitude des informations qui seront recueillies, nous aimerions, si vous le permettez, enregistrer l'entrevue. Les disques compacts (CD) seront conservés à des fins d'archivage sous tiroir sellé, et vous pourrez y avoir accès en tout temps, sur demande.

L'entrevue prendra entre 60 et 90 minutes, et comporte CINQ sections.

Avant de débuter, j'aimerais savoir si vous avez des questions à me poser.

FORMULAIRE DE CONSENTEMENT

J'accepte de participer aux recherches de l'étudiant Brice A. Davakan sur le thème « Les représentations du devoir de mémoire en contexte de démocratie plurielle », recherches menées dans le cadre de sa Maîtrise en Sociologie à l'Université du Québec à Montréal (UQÀM).

J'accepte de lui accorder une entrevue individuelle, et je suis informé que je peux à tout moment mettre fin à ma participation ou refuser de répondre à certaines questions.

J'accepte que l'entrevue soit enregistrée et gravée su des disques compacts (CD), en sachant qu'il me sera possible de l'écouter si je le désire. Seuls l'étudiant-chercheur et Mme Micheline Labelle, sa directrice de mémoire, auront accès à ce disque audio et à sa retranscription. Le contenu de l'entrevue ne devra servir qu'aux fins de ce mémoire de maîtrise, dont le dépôt final pourra utiliser les résultats ou des extraits d'entrevue à condition qu'il soit impossible d'identifier qui que ce soit.

Clause additionnelle : -----------------------------------------------------------------------

----------------------------------------- -----------------------------------------

Nom de l'interviewé (e) Nom de l'interviewer

------------------------------------------ ------------------------------------------

Signature de l'interviewé (e) Signature de l'interviewer

--------------------------------------------

Date de l'entrevue.Section 1 :

PROFIL DU RÉPONDANT

Sous-section 1 : Les caractéristiques socio-démographiques du répondant

D'abord, j'aimerais vous poser quelques questions personnelles. Ces renseignements vont nous aider à identifier notre échantillon de répondant(e)s.

1. Sexe

Féminin

Masculin FORMCHECKBOX

2. À quelle tranche d'âge appartenez-vous?

Moins de 24 ans

De 25 à 34 ans

De 35 à 44 ans

De 45 à 54 ans

55 et plus

Refus de répondre

3. Êtes-vous né au Canada?

Oui

Sinon, où ?

................................................

Refus de répondre

4. Êtes-vous citoyen(ne) canadien (ne)?

Oui Refus de répondre

Préciser si plusieurs :

5. Quelle est votre langue maternelle et votre langue d'usage à la maison ?

Français

Anglais

Autre(s)

Refus de répondre

Préciser si autre ou plusieurs:

............................................

6. Quel est votre secteur professionnel et quel (s) diplôme (s) avez-vous complété et dans quel (s) domaine (s)?

Domaine : ...............................................

Aucun FORMCHECKBOX

Diplôme d'études secondaires FORMCHECKBOX

Diplôme d'études collégiales FORMCHECKBOX

Baccalauréat FORMCHECKBOX

Maîtrise

Doctorat FORMCHECKBOX

Autre (s)

Préciser ....................................................

Ne s'applique pas

7. Avez-vous une appartenance religieuse? Laquelle?

Refus de répondre

Ne s'applique pas

.......................................

Sous-section 2 : Cheminement de la personne interrogée

Objet de la section  : Dégager l'histoire et le cheminement du leader à l'intérieur ou à l'extérieur de sa communauté.

Nous allons maintenant aborder des questions qui concernent votre engagement au sein de votre communauté ou en dehors. Ces renseignements vont nous permettre de mieux comprendre votre cheminement personnel.

8. Quel (s) rôle (s) avez-vous assumé jusqu'ici dans votre communauté ?

Refus de répondre

Ne s'applique pas

Détails :

........................

9. Depuis quand vous êtes-vous engagé auprès de cette communauté ?

Plus de 15 ans

Entre 11 et 15 ans

Entre 6 et 10 ans

Entre 1 et 5 ans

Moins d'un an

Refus de répondre

Ne s'applique pas

10. Qu'est-ce qui a motivé votre engagement dans cette association ?

Refus de répondre

Ne s'applique pas

Détails

11. Êtes-vous actuellement engagé dans d'autres associations, mouvements, organismes ou partis politiques ?

Oui

Non

Refus de répondre

Ne s'applique pas

Si oui, énumérer et préciser s'il s'agit du pays d'origine ou du Canada:

Associations, organisme:

Partis politiques (municipal, provincial, fédéral):

12. Comment vous situez-vous idéologiquement ?

Au besoin, suggérer (droite/gauche ; libéral/socialiste; altermondialiste.... )

Oui

Non

Refus de répondre

Ne s'applique pas

Détails:

..............................................................................

13. Pouvez-vous décrire le fonctionnement de votre association et les sources de son financement (par exemple les mécanismes de travail) ?

Oui

Non

Ne s'applique pas

Décrire :

Section 2 :

IDENTITÉ REVENDIQUÉE

Objectif de cette section: Définir l'espace identitaire auquel le leader se réfère et pour lequel il s'implique socialement.

Nous allons maintenant aborder des questions qui portent sur le groupe, les femmes et les hommes à qui vous comptez faire profiter votre engagement social au Québec.

14. Votre action est-elle en faveur d'un groupe ou d'une communauté particulière à Montréal?

Oui

Non

Refus de répondre

Si oui, Comment désignez-vous se groupe et pourquoi?

...........................................................................

15. Avez-vous des liens avec d'autres groupes ou organisations africaines ou afro-descendantes ?

Oui

Non

Refus de répondre

Ne sait pas

Ne s'applique pas

Précisez : .................

16. Y a-t-il selon vous un motif d'action collective unissant les Africains et Afro-descendants vivant au Québec et à Montréal?

Oui

Non

Refus de répondre

Précisez : .....................

17. Les Africains et Afro-descendants de Montréal ont plusieurs façon de s'identifier : comme Haïtien, Jamaïcain, Sénégalais, Africain, Caraïbéen, Haïtiano-Québécois, Canado-jamaïcain, Afro-canadien, Noir, Noir-canadien, etc. Dans votre cas personnel et celui de votre communauté (si les deux diffèrent), comment vous identifiez-vous?

Refus de répondre

Justifiez votre réponse :

................................

18. Comment décririez-vous la situation sociale et politique des africains et afro-descendants du Québec aujourd'hui?

Section 3 :

LE « DEVOIR DE MÉMOIRE » AU SEIN DES COMMUNAUTÉS

Objectif de la section : Déterminer la conception qu'a le leader de la « mémoire collective », notamment celle qui touche à l'esclavage des populations africaines et à la colonisation des africains et afro-descendants, ainsi que des problèmes liés à la transmission de cette mémoire.(note : le terme histoire et préféré ici à mémoire, non pas comme substitut, mais pour garder l'avantage de l'objectivité, qu'il a sur la notion de mémoire, notion nécessairement « subjectivante »).

Parlons maintenant des trajectoires historiques des peuples africains et des afro-descendants....

19. Vous sentez-vous relié à une histoire différente de l'histoire générale du Québec où vous habitez ?

Oui Non

Refus de répondre

Pourquoi ?: ..................

20. Est-il important selon vous que vos successeurs ou vos descendants l'histoire des peuples africains et afro-descendants ?

Oui Non

Refus de répondre

Comment (par quels moyens) et pourquoi ? :

.........

21. Y-aurait-il selon vous des obstacles ou des difficultés à la transmission de votre histoire (mémoire) personnelle ou collective à vos successeurs ou descendants? Si oui quels sont ces obstacles ou difficultés et pourquoi le sont-ils ?

Oui Non

Refus de répondre

Ne sait pas

Ne s'applique pas

......

Section 4 :

LA REVENDICATION DE MÉMOIRE ET LA POLITIQUE.

Objectif de cette section : Comprendre comment le leader envisage la prise en compte de la mémoire collective sur la scène politique, et comment la pluralité des « revendications de mémoire » peut-être gérée.

La quatrième section de notre entrevue porte sur le processus de revendication de votre histoire ou « devoir de mémoire ».

22. Votre association, communauté ou vous-même avez participé à la Conférence de Durban?

Oui Non

Refus de répondre

Si oui, indiquer avec quel support (soutien financier fédéral, provincial, etc.) et de quelle manière:

...............

Sinon, pourquoi:

............

23. Quel fût selon vous l'impact de la Conférence de Durban sur les débats au sein de votre communauté?

Ne s'applique pas

Détails

24. Quelle est votre position ou la position de votre communauté (ou association) face à la Conférence de Durban?

Refus de répondre

Ne s'applique pas

...............

25. Par vous-même ou votre communauté avez-vous déjà initié des démarches pour la reconnaissance officielle d'un ou de plusieurs faits dans l'histoire de votre communauté au Québec?

Refus de répondre

Ne s'applique pas

Pourquoi et comment avez-vous procédé ?

26. Que pensez-vous (ou votre association) du thème de la réparation à l'égard des minorités d'ascendance africaine?

Refus de répondre

Ne sait pas

Ne s'applique pas

27. Pensez-vous que l'ensemble de la société québécoise a un « devoir de mémoire » envers les africains, envers les afro-descendants ou les deux à la fois?

Oui

Non

Refus de répondre

Ne sait pas

Pourquoi ?:

28. Comment devrait-on organiser selon vous la gestion de toutes les revendications de mémoire au Québec dans le domaine politique?

Refus de répondre

Ne sait pas

Réponse : .....................

39. Estimez-vous que les stratégies et les actions entreprises par votre association, votre communauté ou des associations amies aient eu de l'impact au niveau municipal, provincial, fédéral ou international?

Oui Non

Refus de répondre

Ne s'applique pas

Si oui, décrire les changements :

........................

Section 5 :

EN GUISE DE CONCLUSION

Objectif de la section : Prendre en compte les préoccupations du leader qui ne sont pas abordées dans cette recherche, dans le cadre des trois thèmes abordés.

Cette section est prévue pour que vous puissiez parler des aspects qui vous intéressent personnellement dans notre recherche...

30. Y a-t-il sur l'identité, la mémoire collective ou le « devoir de mémoire » des aspects sur lesquels vous aimeriez revenir?

Oui

Non

Si oui le (s) quel (s), et pourquoi cela vous paraît important?

...........................

31. Pour terminer, comment voyez-vous l'avenir des africains et des afro-descendants du Québec : êtes-vous optimiste ou pessimiste?

Optimiste Pessimiste

Pourquoi?

..................................................................

Je vous remercie de m'avoir accordé cette entrevue

Avez-vous des suggestions pour améliorer notre schéma d'entretien?

OBSERVATIONS DE L'INTERVIEWEUR

Durée de l'entretien : heure: ________minutes_________

Date de l'entretien_____________________________________________

Langue de l'entrevue____________________________________________

Commentaires de l'intervieweur qui aideraient à mieux comprendre les réponses du répondant.....

Quelles questions ont créé des difficultés particulières ou n'ont pas été comprises par le répondant?

Annexe 2 :

Grille d'entrevue (version anglaise)

Entrevue auprès des leaders africains et Afro-descendants, formels et informels de Montréal

Thème:

Les représentations du « devoir de mémoire » en contexte de démocratie plurielle

(Grille d'entrevue, version anglaise)

Par

Brice Armand Davakan

PRELIMINARIES

Hello.

My name is Brice Davakan. I am a master's student in Sociology at Uqam.

My reason for meeting with you is my research on «the duty of remembrance» among Africans and Afro-descendants living in Montreal. My purpose is to establish your position--as a leader of your community--on the duty of remembrance. By that I mean your position regarding the diverse claims that some specific historical events should be taken into account in social life and acts. This issue is similar to issues at the « United Nations' conference on racism, racial discrimination, xenophobia and related intolerance », that took place in Durban, South Africa, from August 31st to September 8th, 2001. In the case of Africans and Afro-descendants, that «duty of remembrance» is specifically linked to slavery, to colonisation, and to the on-going and varied forms of racism.

I appreciate very much your accepting to participate in my research.

This participation is voluntary and you will be able to end it at any time. You can also choose not to answer some questions. Please be assured that what you say will be kept strictly confidential, and that the WORDS reported in the thesis will be absolutely anonymous. for the purpose of the exactness of the words, I would like, with your permission, to record the interview. The interview will be transferred to Compact Disc, and the CDs will be kept as archives in a sealed drawer at the Department of Sociology of Uqam, and you will be able to access them at any time.

The interview will take from 60 to 90 minutes, and is divided into five sections.

Before we begin, I would like to know if you have any questions.

CONSENT FORM

I agree to participate in the research of Brice Davakan on «Representations of duty of remembrance in a context of plural democracy», which research is being done as part of his Master's Degree in Sociology at UQÀM.

I agree to be interviewed by him, and I have been informed that I MAY end my participation at anytime, AND refuse to answer some questions.

I agree that the interview will be recorded on a Compact disc (CD), and I understand that I will be able to listen it at anytime on request. Only the student researcher and professor Micheline Labelle, his thesis advisor, will have access to the CD or to its transcript. The content of the interview will be used exclusively for the thesis, which final report will run the results or extracts under the condition that it will be impossible to identify any interview subject.

Additional clause::-----------------------------------------------------------------------

----------------------------------------- -----------------------------------------

Name of LEADER interviewed Name of the interviewer

------------------------------------------ ------------------------------------------

Signature of the leader Signature of he interviewer

--------------------------------------------

Date and place of the interview

Section 1:

PROFIL DU RÉPONDANT

Sous-section 1: Les caractéristiques socio-démographiques du répondant

First of all), I'd like to ask you some personal questions. This information will help us construct the profile of the leader we interview.

7. Sex

Female

Male

8. What is your age bracket?

under 24

25 to 34

35 to 44

45 to 54

OVER 55

Answer refusal

9. Were you born in Canada?

Yes

No ....................................

Answer refusal

10. Are you a Canadian citizen?

Yes Answer refusal

Other citizenship?.............................. ........................

11. What is your main language at home?

French

English

Other ................................................

Answer refusal

12. What is your professional field and what level of study did you complete in that field?

.................................

None

Secondary school

High school

Bachelor degree

Master's degree

Doctoral degree

Other

7. Do you belong to a religious group? Which one?

Answer refusal

..........................................

Sous-section 2: Cheminement de la personne interrogée

Objet de la section : Dégager l'histoire et le cheminement du leader à l'intérieur ou à l'extérieur de sa communauté.

We will now go on to some questions about your involvement within or outside your community. This information will allow us to understand your personal journey.

8. What kind of role have you played up until now in your community?

Answer refusal

Details::............... ................................................

9. How long does your commitment to a project in your community usually last?

more than 15 years ago

from 11 to 15

from 6 to 10

from 1 to 5

less than one year

Refus de répondre

Ne s'applique pas

10. What event decided you to become involved in, your association or community?

Answer refusal

Details:...............

11. Are you involved now in other movements, organisations or political parties?

Yes

No

Answer refusal

Please give us some details about this group--is it based in your country of birth (if that is not in Canada), or is it a Canadian group, local, provincial or federal?

..................

12. Where would you pace yourself politically : on the left or right? conservative or progressive ? anti-globalization or pro-globalization?

Details:

...............................................................

14. Please describe how your association works, and how it gets its funding.

Answer refusal

Details:

............................................................

Section 2:

IDENTITÉ REVENDIQUÉE

Objectif de cette section: Définir l'espace identitaire auquel le leader se réfère et pour lequel il s'implique socialement.

Let's move on to the questions about group identity; and by that, I mean the women and the men that your social commitment should favour in Quebec.

15. Are you acting for the benefit of a particular group or community in Quebec?

Answer refusal

How would you describe that group or community?

...........................

16. Are you linked with some other African or Afro-descendant group or community?

Answer refusal

Details:

......

17. In your opinion, is there a particular case of collective action that should involve Africans and Afro-descendants living in Quebec or Montreal?

Yes

No

Answer refusal

Details:

......

18. Africans and Afro-descendants living in Montreal use different terms to describe themselves, such as Haitian, Jamaican, Senegalese, African, Caribbean, Haitian-Quebecer, Canadian-Jamaican, African-Canadian, Black, Canadian Black, etc. In your personal case, or in the case of your community (if different), how do you identify yourself?

Answer refusal

Why do you identify yourself in this way?

......

19. How would you describe the social and political situation of Africans and Afro-descendants living in Quebec today?

.........

Section 3:

LE « DEVOIR DE MÉMOIRE » AU SEIN DES COMMUNAUTÉS

Objectif de la section: Déterminer la conception qu'a le leader de la « mémoire collective », notamment celle qui touche à l'esclavage des populations africaines et à la colonisation des africains et Afro-descendants, ainsi que des problèmes liés à la transmission de cette mémoire.(note: le terme histoire et préféré ici à mémoire, non pas comme substitut, mais pour garder l'avantage de l'objectivité, qu'il a sur la notion de mémoire, notion nécessairement « subjectivante »).

This third section is about the historical journey of African and Afro descendant people...

20. Do you feel you have a relationship to a history that is different from the overall history of Quebec, where you live?

Yes No

Answer refusal

Why or why not?:

21. Is it very important that your successors or descendants should preserve the memory of that history?

Yes No

Answer refusal

Why and by what means?:

..................

22. In your opinion, are there any obstacles or difficulties that hinder the transmission of your history (or memory) to those successors or descendants? if so, what are those obstacles or difficulties and why do they exist ?

Yes No

Answer refusal

Don't know

Section 4:

LA REVENDICATION DE MÉMOIRE ET LA POLITIQUE.

Objectif de cette section: Comprendre comment le leader envisage la prise en compte de la mémoire collective sur la scène politique, et comment la pluralité des « revendications de mémoire » peut-être gérée.

The fourth section of this interview is about the process of claiming your history or the « duty of remembrance».

23. Did your association, community or yourself participate in the Conference Durban?

Yes No

Answer refusal

If so, with what support (federal, provincial, etc. financial support ), and in what way did you participate ?:

If not, can you explain why not?

24. In your opinion, what has been the impact of the Durban Conference on the discussions within your community or association?

Doesn't know

Details..................

25. What is your opinion (or that of your association ) about the Conference in Durban, South Africa?

Doesn't know

Answer refusal

Details...............

26. Alone, or through your community, have you ever initiated any action to request official acknowledgement of any specific facts from the history of your community in Quebec?

Answer refusal

Why and how did you proceed?

................................................................

27. What is your opinion (or that of your community ) about the issue of reparation to African and Afro-descendant minorities?

Answer refusal

........................

28. In your opinion, does all of Quebec society have a «duty of remembrance» to Africans, or to Afro-descendants, or to both?

Yes

No

Answer refusal

Why?:

..................

29. In your opinion, how should memory claims be managed in political terms in Quebec?

Answer refusal

Don't know

Answer: ..................

30. Do you consider that the strategies and actions undertaken by your community or association have had an impact at the local, provincial, federal or international levels?

Yes No

Answer refusal

Please describe those changes:

.......................................

Section 5:

EN GUISE DE CONCLUSION

Objectif de la section: Prendre en compte les préoccupations du leader qui ne sont pas abordées dans cette recherche, dans le cadre des trois thèmes abordés.

This section is reserved for you to talk about any aspects of this issue which are important to you...

31. Are there any aspects of Identity, collective memory, or the «duty of remembrance» that you would like to talk more about?

Yes

No

If yes, can you explain why that aspect is important to you?

...........................

32. An finally, how do you foresee the future of Africans and Afro-descendants in Quebec? Are you personally pessimistic or optimistic?

Optimistic Pessimistic Why?

Thank you very much

Do you have any suggestions for improving this interview?

OBSERVATIONS DE L'INTERVIEWEUR

Durée de l'entretien: heure: ________minutes_________

Date de l'entretien_____________________________________________

Langue de l'entrevue____________________________________________

Commentaires de l'intervieweur qui aideraient à mieux comprendre les réponses du répondant.....

.................................................

Quelles questions ont créé des difficultés particulières ou n'ont pas été comprises par le répondant?

................

* 1 Site internet de cette association disponible au : http://www.arm.arc.co.uk/

* 2 Sa pensée est largement exposée sur le site de l'université au : http://academic.udayton.edu/race/02rights/repara02.htm

* 3 la pagination est celle de l'article en format pdf, disponible sur le site : http://www.queensu.ca/conferences/reparations/papers/Valls%20paper.pdf (Février 2004)

* 4 Il s'agit ici du résumé de la pensée tourainienne, proposé par Guy Rocher, dans Introduction à la sociologie générale, (1992), pp.506-508.

* 5 voir Martiniello, 1992, p.55

* 6 idem.

* 7 Voir Dictionnaire de sociologie, le Robert, Seuil, P.450

* 8 Les entrevues ont été enregistrées sous engagement formel de préserver l'anonymat des personnes interrogées. Cependant, pour les besoins de la recherche, et dans l'éventualité de devoir retracer les auteurs des déclarations citées, nous avons adopté une codification alphanumérique que nous ne pouvons malheureusement pas dévoiler. De même, le masculin-singulier est adopté systématiquement pour tous les extraits d'entrevue, afin de protéger l'identité des femmes interrogées.

* 9 Lire, The freedom seekers: Blacks in Early Canada de Daniel Hill (1992), p.91.

* 10Imitation de l'accent québécois pour dire «des Noirs»

* 11 Passage en italique dans le texte original.






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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery