B. Le roi, seigneur des rivières navigables
Comme nous l'avons présenté
précédemment, le roi de France est considéré comme
le seigneur des rivières navigables de son royaume. La
propriété effective de celle-ci n'est pas clairement
affirmée par les juristes, sauf par Loysel et Charondas le Caron (mais
ils ne développent pas leurs propos), et est absente des textes royaux
avant la seconde moitié du XVIIe siècle. Cependant, la
nuance entre la possession et les droits qui s'exercent n'est souvent pas prise
en compte. Il est certain que les cours d'eau navigables relèvent
néanmoins de l'autorité royale dans le sens où ils sont
une composante du domaine de la couronne. Ce domaine, comprend la possession
foncière attachée à la charge royale, mais aussi « un
ensemble de droits et prérogatives, qui ne sont pas des droits de
propriété mais des droits éminents, c'est-à-dire
des droits de garde et de conservation, de protection »10.
Ainsi, selon Frantz Mynard, les notions de « propriété
» et de « prérogatives » doivent être
distinguées et le « domaine fluvial » ne relève que de
la deuxième catégorie puisqu'il « est certes sous la
protection du roi mais en aucun cas sa propriété
»11, au moins en ce qui concerne le XVIe
siècle.
Frantz Mynard explique d'ailleurs que les jurisconsultes, tels
que Jean Bacquet, René Choppin et Charles Loyseau, considèrent
que les cours d'eau sont du domaine public et ne sont donc pas assimilables
à des biens privés de quelque nature qu'ils soient. En effet, les
fleuves et rivières se caractérisent par l'usage commun qui en
est fait et donc par leur statut d'éléments publics.
L'évolution du pouvoir royal vers l'absolutisme passe par la mainmise
sur ce type d'éléments et par une assimilation du public à
l'Etat et donc au roi. En ce qui concerne les cours d'eau, la transition
commence à s'effectuer au tournant du XVIe et du
XVIIe siècles, donc hors de notre champ d'étude.
Néanmoins, au XVIe siècle, même si le roi n'est
pas clairement perçu comme propriétaire du domaine fluvial, il en
reste le seigneur, c'est-à-dire le gardien et l'administrateur. Cette
position à une conséquence simple : le roi est le
détenteur d'un certain nombre de droits et de devoirs vis-à-vis
des cours d'eau navigables qu'il s'agit de déterminer.
10 MYNARD, « Le fleuve et la couronne... »,
op.cit., page 172.
11 Ibid., pages 176 et 177.
Lorsque Cardin Le Bret évoque le rôle du pouvoir
royal dans la gestion fluviale, il considère que « ce n'est pas
sans raison que les fleuves et rivieres navigables, ont merité d'estre
mises en la particuliere protection des Roys : Car c'est par leur moyen que les
Provinces se communiquent les unes aux autres les biens qu'ils recueillent
»12. Il met ici en avant le rôle fondamental de la
navigation fluviale comme moyen de communication et plus
particulièrement comme vecteur des marchandises. L'enjeu d'assurer cette
circulation au sein du royaume, donc dans un vaste espace, légitime,
d'une certaine façon, que l'autorité qui dirige tout ce
territoire en soit chargée. D'autant plus que le transport par voie
d'eau, notamment commercial, est tres développé sous l'Ancien
Régime et permet de faire transiter des quantités importantes de
marchandises ou des ressources pondéreuses comme le bois, ainsi que des
voyageurs, dans une moindre proportion.
La densité du réseau fluvial au sein du royaume
explique largement cet usage et permet de limiter le nombre de ruptures de
charge. Par exemple, il est possible de faire transiter des produits de la
façade atlantique à la Méditerranée par voie d'eau
presque sans interruption. En effet, ces biens sont transportés sur la
Loire jusqu'à la ville de Roanne oü ils sont
déchargés puis amenés par voie de terre dans les environs
de Villefranche-sur-Saône. Dans cette zone, ils sont à nouveau
placés dans des bateaux sur la Saône. Enfin, la rivière de
Saône assure le relais des marchandises jusqu'à la mer
Méditerranée par l'intermédiaire du Rhône. Un tel
trajet, d'environ un millier de kilomètres, est donc tout à fait
réalisable par voie d'eau avec seulement deux ruptures de charge et un
trajet terrestre relativement court.
Il est donc dans l'intérêt économique
comme dans l'intérêt stratégique (l'artillerie est
aisément transportable en bateau) du royaume et, par conséquent,
des souverains d'assurer et d'organiser la circulation sur le territoire par
voie de terre comme par voie d'eau. Cela entre dans le cadre de ce que Charles
Loyseau appelle la « police des grands chemins »13.
Même si Loyseau considère que ceux-ci « sont de la cathegorie
des choses, qui sont hors de commerce, dont partant la propriété
n'appartient à aucun : mais l'usage est à chacun, et qui pour
ceste cause sont appellees publiques »14, il ajoute
aussitôt que c'est justement ce caractère
12 CARDIN LE BRET, De la
souveraineté..., op. cit., chapitre XII, pages 277
à 285.
13 LOYSEAU, Charles, Traité des
seigneuries, Paris, Abel l'Angelier, 1608, page 213.
14 Ibid., page 213.
public des grands chemins qui les place sous l'autorité
directe du roi. Cette phrase de Charles Loyseau révèle, à
nouveau, toute la complexité du statut des voies de communication,
terrestres comme fluviales, mais aussi l'importance d'une prise en charge de la
circulation sur celles-ci au profit de tous.
Tout d'abord, il ne faut évidemment pas négliger
le cours des rivières en elles-mêmes, qui ne doit pas être
entravé pour plusieurs raisons. Cardin Le Bret, par exemple, rappelle
justement que ce sont elles « qui comblent de toutes sortes de richesses
les pays par où elles passent, qui animent la terre pour produire les
foins, les bleds et les fruicts »15. Deux
éléments se dégagent de cette citation : tout d'abord
l'eau des rivieres comme réservoir de ressources vivriéres
(poissons) mais aussi cette même eau comme source d'irrigation, et bien
sûr, comme force motrice. Ces usages multiples sont en partie
règlementés par la décision royale de juillet 1572. En
effet, puisque toute entreprise réalisée sur les rives d'un cours
d'eau navigable nécessite une autorisation du roi, les moulins et les
pêcheries ne peuvent pas se multiplier et ne sont ainsi pas
préjudiciables à la circulation.
D'autre part, en ce qui concerne l'irrigation, « combien
qu'il soit permis à un chacun de puiser de l'eau d'une riviere navigable
[...] toutesfois il n'est pas loisible de faire des conduits d'eaux, pour la
faire aller en un autre endroit »16, selon René Choppin.
De façon logique, un particulier ne peut donc pas dévier le cours
d'une riviere à son profit ni même en réaliser une
dérivation partielle. Ce type de travaux relévent de la
juridiction royale et, selon Choppin, cela s'explique par la « peur que
les rivieres viennent à tarir, ou bien que les eaux venant à
s'abaisser les rivieres n'en soient pas si navigables ». Ici encore, la
possibilité de naviguer est un critère fondamental : l'irrigation
des cultures, bien sûr nécessaire, ne doit pas entraver la
circulation fluviale. Ainsi, systématiquement, la finalité des
raisonnements, quel que soit l'usage des cours d'eau, revient à mettre
en avant l'importance de la possibilité de circuler sur ceux-ci.
L'un des principaux éléments permettant la
navigation sont les infrastructures telles que les ports ou, au moins, telles
que des rampes d'accés à l'eau et des structures d'arrimage des
navires. Ces éléments ponctuent le cours des
15 CARDIN LE BRET, De la
souveraineték, op. cit., chapitre XII, pages 277 à
285.
16 CHOPPIN, Trois livres du domaine*, op.
cit., chapitre XV, pages 168 à 177.
rivières de façon régulière et
sont, en général, compris dans des structures urbaines. En
théorie, ces constructions, qui sont liées à la navigation
et installées sur les rivages des cours d'eau, dépendent du
pouvoir royal, au moins depuis 1572. En fait, les lieux d'accostage sont tres
souvent aménagés par les représentants des pouvoirs
urbains ou seigneuriaux mais, sous la surveillance du Maître des ports et
de ses gardes. Le Maître des ports est un officier royal, dont la charge
apparaît à la fin du Moyen Age, qui surveille « le faict du
navigage et traffique »17. Il a également la
responsabilité de veiller « au respect de la juridiction royale
»18. Son rôle principal est donc le contrôle des
biens et produits qui circulent ainsi que la répression de tous les abus
commis, notamment aux différents péages.
Il existe un tel officier au XVIe siècle,
pour la Saône à partir du sud de Mâcon19 puis sur
le Rhône. Selon Jacques Rossiaud, le pouvoir du roi sur celui-ci est si
affirmé dès la fin du Moyen Age, que seuls ses
représentants peuvent se saisir des contrevenants qui sont dans une
barque ou sur une île rhodanienne. Il ajoute qu'en 1506 « le conseil
avignonnais va jusqu'à demander au roi de France l'autorisation de
réparer le pont et les rivages »20. Cela montre à
la fois que ce pouvoir municipal prend lui-même en charge les travaux
mais aussi qu'il attend une permission royale pour ce faire ou qu'il a besoin
d'un financement. En effet, cet exemple reste à modérer puisque
la possession royale du Rhône est, quant à elle, clairement
affirmée depuis le XIVe siècle ; donc ce cas ne
peut-être considéré comme représentatif d'une
situation globale. Il nous renseigne cependant sur plusieurs points : le roi
dispose d'officiers qui contrôlent la circulation tout en surveillant les
infrastructures fluviales. La navigation est donc facilitée et
encouragée par la volonté des rois mais aussi
contrôlée par eux.
Le principal moyen de contrôle sont donc les
péages. A ce sujet, Cardin Le Bret considère que seul le roi peut
« lever des peages sur les Fleuves : Aussi pour ce sujet il est tenu de
faire entretenir les ponts, les ports, les passages, et de rendre
17 NICOLAY, Nicolas (de), Généralle
description de l'antique et célèbre cité de Lyon, du
païs de Lyonnois et du Beaujolloys selon l'assiette, limites et confins
d'iceux païs, Lyon, Société de Topographie historique
de Lyon, 1881 (édition du manuscrit de 1573), page 36.
18 ROSSIAUD, Jacques, « Fleuve et cité,
fête et frontière : la sensa lyonnaise des années
1500 », in BRAVARD, J.-P., COMBIER, J., COMMERCON, N. (dir.),
La Saône, axe de civilisation, Actes du colloque de Mâcon
(2001), Presses universitaires de Lyon, 2002, page 401.
19 NICOLAY, Généralle
description..., op. cit., pages 201-203.
20 ROSSIAUD, Jacques, Le Rhône au Moyen
Age, Paris, Flammarion, Collection Aubier, 2007, pages 112-113.
leur canal libre »21. Il ajoute même que
« les peages n'ont esté establis que pour cette consideration
». Cardin Le Bret ne leur confère donc pas particulièrement
un rôle de contrôle mais les perçoit avant tout comme la
source de revenus nécessaire pour l'entretien des aménagements
fluviaux. Ses propos sont confirmés par un édit de septembre
153522 qui préconise que « les deniers des peages »
seront utilisés pour réparer les ponts et les grands chemins.
Cela reste théorique puisque les revenus des péages ne peuvent
suffire à entretenir tout le réseau et parce que le
bénéficiaire du péage diffère souvent du
responsable de la voirie. Cependant, que la voie soit terrestre ou fluviale, la
circulation semble toujours l'enjeu principal.
Le roi, en tant que seigneur des rivières navigables du
royaume, dispose donc d'un rôle important. En effet, il est dans
l'intérêt du royaume de faciliter la navigation fluviale,
particulièrement pour des raisons économiques. Cependant, il est
évident que la contrôler est un enjeu éminemment politique.
Le rôle principal du roi reste néanmoins de permettre la
navigation. Charondas le Caron considère d'ailleurs que afin
d'éviter les éléments « qui nuisent quelquefois
à la navigation [...] les maistres des eaües et forests doivent
pourvoir et remédier »23 à ces
empêchements. Ces officiers des Eaux et Forêts sont les agents du
roi : ils sont donc le moyen de l'application de ses décisions en la
matière.
21 CARDIN LE BRET, De la souveraineté...,
op. cit., chapitre XII, page 284.
22 ISAMBERT, JOURDAN, DECRUSY, ARMET, TAILLANDIER,
Recueil général des anciennes lois ..., op. cit.,
édit de septembre 1535.
23 BOUTEILLER, Somme rural..., op. cit., page
429.
C. La Maîtrise des Eaux et Forêts
Les Eaux et Forêts sont une administration
étatique, régulièrement appelée Maîtrise des
Eaux et Forêts, qui permet aux décisions du pouvoir royal
concernant les rivières, les plans d'eau et les forêts
d'être appliquées, en théorie, dans l'essentiel du royaume.
Cette institution constitue donc l'illustration concrete de la gestion des
cours d'eau et des forêts, en application des décisions royales.
Son champ d'action est relativement vaste puisqu'il s'étend peu à
peu à l'ensemble du royaume. C'est ainsi un outil au service de l'Etat,
qui comprend une organisation interne hiérarchisée et dont les
missions sont variées même si elles concernent en
général la « sauvegarde du domaine »24 de la
Couronne, selon l'expression régulièrement utilisée dans
les décisions royales à ce sujet. Les Eaux et Forêts sont
donc le moyen pour le roi d'exercer son autorité, en ce qui nous
concerne, sur les rivières et d'affirmer sa juridiction sur
celles-ci.
L'apparition de l'administration des Eaux et Forêts,
sous la dynastie des Capétiens, est concomitante de la période
d'accroissement du domaine royal, encore disséminé et
relativement restreint pendant le Moyen Age central, jusqu'à comprendre
l'essentiel du royaume durant la période moderne. La première
mention de l'expression « Eaux et Forêts » remonterait à
une ordonnance de 121925. L'administration se structure peu à
peu durant les derniers siècles du Moyen Age permettant une unité
décisionnelle dans un domaine sujet à « trop
d'autorités [...] s'ignorant entre elles »26 ainsi
qu'une uniformité de la politique de gestion, au sein du royaume. Il
s'agit ici d'étudier les moyens de cette gestion, les types de
décisions royales ainsi que l'évolution générale du
pouvoir du roi sur les cours d'eau au cours du XVIe
siècle.
Les informations à ce sujet sont assez difficiles
à trouver puisque l'essentiel des ouvrages qui se rattachent au
thème des Eaux et Forêts traitent surtout, voire uniquement, de la
gestion forestière. Un exemple de cette préférence
d'étudier les forêts au détriment des rivières nous
est fourni par la Revue des Eaux et Forêts qui,
24 ISAMBERT, JOURDAN, DECRUSY, ARMET, TAILLANDIER,
Recueil général des anciennes lois op. cit.,
déclaration de 1508.
25 BOURGUENOT, Louis, LEFEBVRE, Raymond etc, Les
Eaux et Forêts du XIIe au XXe siècle,
Paris, Editions du C.N.R.S, collection Histoire de l'administration
française, 1990, page 13.
26 Ibid., page 28.
en 1866, opte pour le sous-titre « Annales
forestières "27, minimisant de fait l'analyse de la gestion
fluviale. Cela se comprend assez aisément lorsque l'on étudie les
textes royaux au sujet des Eaux et Forêts : la majorité de ces
décisions concernent la conservation des forêts, les
modalités de coupe du bois et la règlementation de la
chasse28. Néanmoins, et en ce qui concerne le XVIe
siècle, des décisions royales traitent de l'organisation de
l'administration des Eaux et Forêts et d'autres légiferent sur le
fait des rivières en général c'est-à-dire au sujet
de la navigation, de la pêche, des infrastructures fluviales etc. Ce sont
ces documents qui constituent notre principale source sur le sujet.
L'administration des Eaux et Forêts est dirigée
par un officier royal dont le titre, à la fin du XVe
siècle, est « grand maistre enqueteur, et general
réformateur des eaux et forests de nostre royaume de France, et de nos
pais et duché de Bretaigne "29. La déclaration royale
de 1495 précise son rôle : c'est lui qui nomme la plupart de ses
subalternes tels que les « maistres verdiers, forestiers, procureurs,
sergens et autre offices dépandans desdites eaux et forests ". Le grand
maître, souvent nommé « souverain grand maître "
participe parfois à la rédaction des ordonnances et dispose d'un
pouvoir judiciaire à « la Table de Marbre de Paris dont il est le
Président "30 (ce nom vient d'une table de marbre « qui
occupait la largeur de la grande salle du Palais à Paris et où le
connétable, l'amiral et le grand maître des Eaux et Forêts
exerçaient leur juridiction "31). Le rôle principal du
grand maître reste la direction des différents officiers des Eaux
et Forêts que sont les maîtres particuliers, les lieutenants, les
gruyers, les procureurs et les nombreux sergents et gardes.
En 1573, l'ensemble du personnel de cette administration
représente plus de six cents officiers royaux32. Le
grand-maître en est l'unique chef jusqu'en 1575 à l'exception de
quelques territoires qui bénéficient d'un maître des Eaux
et Forêts autonome ; c'est le cas en Bretagne33 dès
1534 et dans le Dauphiné34 dès 1538. En
27 Ibid., page 722.
28 C'est le cas des édits et ordonnances de
mars 1517, de janvier 1519, de juin 1537 ou d'octobre
1561, par exemple.
29 ISAMBERT, JOURDAN, DECRUSY, ARMET, TAILLANDIER,
Recueil général des anciennes lois op. cit.,
déclaration royale du 20 octobre 1495.
30 BOURGUENOT, LEFEBVRE, Les Eaux , op. cit.,
page 100.
31 BELY, Lucien (dir.), Dictionnaire de l'Ancien
Régime, Paris, PUF, Quadrige, 2006, page 1198.
32 BOURGUENOT, LEFEBVRE, Les Eaux , op. cit.,
page 106.
33 Ibid., page 100.
mai 1575, l'office de grand-maître est supprimé
et remplacé par six grandsmaîtres35 ce qui permet un
meilleur quadrillage du royaume. Cela semble être le principal changement
notable dans la structure du personnel des Eaux et Forêts au cours du
XVIe siècle. Par ailleurs, les fonctions confiées aux
officiers des Eaux et Forêts sont également constantes ; elles
concernent, de façon logique, la gestion des bois et des rivières
c'est-à-dire la surveillance de l'usage qui en est fait, la
répression des délits (notamment de chasse et de pêche) et,
de façon plus générale, l'application des ordonnances
royales.
Afin que cette application soit optimale, le maillage du
territoire couvert par les officiers des Eaux et Forêts s'intensifie au
cours du XVIe siècle. Tout d'abord, il est nécessaire
de préciser que le rayon d'action de ces agents royaux croît
au-delà du cadre des rivières et des forêts royales.
Déjà, la règlementation de la pêche ne concerne pas
que les cours d'eau navigables mais, au contraire, l'ensemble du domaine
fluvial. D'autre part, c'est également le cas pour les décisions
qui concernent les forêts. Par exemple, dans l'édit du 8 octobre
1561, qui traite de la préservation de la coupe d'un tiers des taillis
du royaume, il est précisé que la décision s'applique dans
les bois « tant ceux du domaine de la couronne que ceux des
archevêques, évêques et autres gens d'église
»36 soit dans la plupart des forêts du royaume. Enfin,
l'édit de Fontainebleau de décembre 1543 rappelle que les
souverains ont « toujours eu désir de garder et faire garder et
entretenir les Eaux et Forests [...] tant celles qui nous appartiennent que
celles ausquelles avons droict »37. Ces dernières
semblent être toutes les autres rivières et forêts du
royaume, puisque l'édit concerne les « nobles, prélats et
communautés, propriétaires » de celles-ci. C'est donc
à partir de 1543 que les membres des Eaux et Forêts effectuent
leur mission dans l'intégralité du royaume.
Ce même édit, de décembre 1543, a pour
objet de permettre à tous les propriétaires dessus dits d'avoir
recours au maître des Eaux et Forêts de leur juridiction afin de
défendre leurs droits et donc de s'en remettre directement à
cette administration. Il s'agit, en quelque sorte, d'une spécialisation
judiciaire : les délits
34ISAMBERT, JOURDAN, DECRUSY, ARMET, TAILLANDIER,
Recueil général des anciennes lois op. cit., édit
du 22 mai 1538.
35 BELY, Dictionnaire op. cit., page 615.
36 ISAMBERT, JOURDAN, DECRUSY, ARMET, TAILLANDIER,
Recueil général des anciennes lois op. cit., édit
du 8 octobre 1561.
37 Ibid., édit de décembre
1543.
qui concernent, par exemple, le braconnage ou la construction
non autorisée d'un moulin sont tranchés en première
instance au sein de chaque maîtrise des Eaux et Forêts.
L'ordonnance royale du 18 octobre 156138 rappelle à ce sujet
que la juridiction est détenue par les maîtres particuliers des
Eaux et Forêts et que les capitaines, sergents et autres gardes ne
disposent que du droit d'arrestation. Les appels, quant à eux, sont
jugés par le Grand-maître ou par un de ses lieutenants de la Table
de Marbre de Paris (il existe quelques exceptions qu'il n'est pas
nécessaire de détailler ici). D'ailleurs, des mai 1523, un
édit39 de François Ier institue un
procureur royal dans chaque siege de l'administration.
Enfin, en ce qui concerne les différentes
circonscriptions des Eaux et Forêts, il semble exister entre vingt-cinq
et trente maîtrises dans le royaume en 152540 avec une
répartition assez hétérogène des agents des Eaux et
Forêts. Henri II prend le parti d'uniformiser cela : par un édit
du mois de février 1555 « le pouvoir royal généralise
l'institution des maîtrises [des Eaux et Forêts] dans chaque
bailliage ou sénéchaussée "41. Le pouvoir royal
tente donc de rendre plus efficace l'action du personnel de l'administration
des Eaux et Forêts par une augmentation et une densification de ses
effectifs. C'est aussi le moyen d'appliquer le plus largement possible ses
décisions et que le contrôle exercé par cette
administration soit plus appuyé et plus efficace.
Les mesures royales concernant les cours d'eau durant le
XVIe siècle sont diverses mais relativement peu nombreuses.
De plus, l'ampleur de leur champ d'application est variable : certains textes
sont très précis et ne concernent qu'un territoire alors que
d'autres sont généraux, sans mention aucune de lieu. C'est
notamment le cas de l'ordonnance de mars 151642 remarquable par ses
quatre articles reglementant la pêche. L'objectif de ce texte est de
lutter contre les « pilleries, larrecins et abus qui se font aux eaues et
forests de nostre royaume, au grand dégast et destruction d'icelles ".
La première mesure est la proscription de tout un type de
matériel de pêche, présenté comme responsable du
fait que les rivières « soient aujourd'hui comme sans fruit ". Par
exemple, cette ordonnance
38 Ibid., ordonnance de St-Germain-en-Laye du
18 octobre 1561
39 Ibid., édit de mai 1523.
40 BOURGUENOT, LEFEBVRE, Les Eaux op. cit.,
page 62.
41 BELY, Dictionnaire op. cit., page 786.
42 ISAMBERT, JOURDAN, DECRUSY, ARMET, TAILLANDIER,
Recueil général des anciennes lois op. cit., ,
ordonnance de mars 1516 (articles 89 à 92).
règlemente la taille des mailles des filets de
pêche ; ceux-ci sont autorisés si dans chaque maille l'on peut
« boutter les doigts jusques au gras de la main ". De plus, un poids
minimum par espèce de poissons est fixé. Enfin, pour assurer le
repeuplement des rivières, il est interdit de pêcher « de
my-mars jusques à mi-may, car les poissons frayent en iceluy temps ".
Une telle précision dans les mesures prises par cette ordonnance permet
de faciliter le travail des maîtres particuliers des Eaux et Forêts
et d'éviter les litiges.
Cette ordonnance sur la pêche mise à part, les
autres décisions royales au sujet des cours d'eau sont toutes
liées, au moins indirectement, à la navigation. Tout d'abord,
l'édit de mai 152043, qui ne concerne que la Seine et ses
affluents, préconise de défricher les berges des rivières
(probablement pour éviter toute gêne aux bateaux), interdit d'y
faire des « édifices ni autres choses quelconques empeschant le
navigage » et, enfin, interdit l'imposition des bateliers et de leurs
marchandises sauf pour les droits de péage antérieurs à
1415. La plupart des autres décisions royales suivent ce modèle :
elles visent soit à limiter les structures qui peuvent gêner la
navigation44, soit à supprimer les péages ; à
la fois ceux qui n'ont pas été approuvés par le
roi45, sauf s'ils sont anciens, et ceux qui pourraient limiter le
transport commercial46.
Le roi dispose donc d'une administration qui est en charge de
l'application, dans le royaume, des décisions qu'il prend au sujet de la
gestion et de l'entretien des cours d'eau et des forêts. La
Maîtrise des Eaux et Forêts, qui existait déjà au
Moyen Age, prend de l'ampleur : ses effectifs, leur densité, et son
champ d'action croissent au XVIe siècle. Cette institution
possède une police, au sens actuel, et une justice propres, ce qui lui
confère une certaine efficacité. Son organisation, ainsi que les
mesures de surveillance et de répression qu'elle doit appliquer, sont
définies
43 Ibid., édit de mai 1520.
44 L'édit de mars 1516 précise que les
propriétaires de moulins et pêcheries installés le long de
la Loire, doivent pouvoir justifier leur possession et l'édit de juillet
1572 (présenté dans la premiere section) interdit les
constructions sur les berges de toutes les rivières sans autorisation
royale préalable.
45 François Ier, par l'édit de mars
1516, supprime les péages qui ont été établis sur
la Loire depuis un siècle sans autorisation royale suite à la
demande formulée par le procureur général des marchands de
la Loire.
46 Une décision de Louis XII, en 1501, supprime
les taxes sur les vins de Bourgogne s'ils sont vendus dans des ports
situés le long de l'Yonne et de la Seine.
par des édits et des ordonnances. Ceux-ci «
reflètent la volonté royale de construire un appareil
dépendant d'elle et d'elle seule »47 et
révèle donc l'accaparement progressif, par le pouvoir royal, des
droits et prérogatives sur les cours d'eau.
47 BELY, Dictionnaire... op. cit., page
615.
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