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Du nomadisme contemporain en France avec les saisonniers agricoles qui vivent en camion

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par Anaà¯s ANGERAS
Université Lyon 2 - Master 2 Recherche Spécialité Dynamique des Cultures et des Sociétés 2010
  

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Anaïs ANGERAS

DU NOMADISME CONTEMPORAIN EN FRANCE

Avec les saisonniers agricoles qui vivent en camion

PHOTO

Mémoire M2R Anthropologie-Ethnologie

Dir : Martin SOARES

Olivier GIVRE

2011

Université Lumière Lyon II

« Parce que tous les jours, on est arrêtés par les flics sur les routes, qui nous voudraient parqués...

Cette chanson est dédiée aux enfants de la pluie et du vent !

Vivent les nomades !

`Ce soir contents d'être ici, mais demain nous serons repartis,

Traverser de nouveaux ports, découvrir de nouveaux pays.

Car nous n'avons pas de liens, pas de biens, pas de patries ;

Aux lois des continents morts, nous ne serons jamais soumis !

Toi, les objets te possèdent, ils sont lourds, tu ne peux t'envoler,

Tu accumules la matière, elle fixe ta destinée.

Rejoins les nouveaux nomades, renie ton nom et ta cité !

Comme un oiseau de passage, tu n`auras pour réalité...

Que la liberté !

Nomades !'

A tous les voyageurs ! »

- Extrait d'un concert du groupe anarcho-punk français Tromatism, au début des années 1990, interprétant « Nomades » (écrite et composée par Tromatism).

Aux prochains,

qui prendront peut-être les mêmes routes...

Remerciements

Merci à tous ceux qui ont pu, de près ou de loin, participer à ce projet : à tous les saisonniers, que je ne nommerai pas, par souci de confidentialité, mais qui se reconnaîtront sûrement ici, espérant que cette enquête aura un impact sur la reconnaissance de votre travail et de votre choix de vie ; aux agriculteurs et leurs familles qui nous ont bien reçu et avec qui il a été un plaisir d'échanger (spécialement à la famille Sapet); et à tous ceux qui ont bien voulu me parler un peu d'eux, qui m'ont permis et encouragé à continuer, avec persévérance, cette recherche.

Un grand merci à tous ceux chez qui la porte est toujours restée ouverte, durant des périodes critiques, ou lors de mes passages en ville.

Merci aussi à mes directeurs de recherche : pour m'avoir prodigué autant d'encouragements, d'avoir été toujours aussi prêts à me recevoir quand je le souhaitais, et d'avoir su aménager leurs contraintes administratives à mon sujet et sa méthodologie atypique...

Merci également à Sylvie, pour m'avoir, fraternellement, procuré la possibilité de rédiger ce mémoire dans un des endroits les plus calmes et sereins de France que je connaisse, et pour m'avoir communiqué par son parcours et son combat son esprit de résistance.

Et merci à mes compagnons de route, mes meilleurs « informateurs » et amis, qui ont supporté avec patience toutes les phases de cet écrit, tout autant que mes humeurs et mes décisions, et pour m'avoir si souvent enjoint à toujours plus de vigilance méthodologique et analytique.

Table des Matières

Remerciements p. 3

Table des matières p. 4

Introduction p. 5

I D'UNE EXPERIENCE DE TERRAIN... p. 11

1) Une année de saisons en France p. 11

2) Compléments photoethnographiques p. 29

II ... A UNE CONNAISSANCE EMPIRIQUE p. 40

1) Une histoire à compléter p. 40

2) Une analyse à soumettre p. 53

a) Un esprit contestataire stigmatisant p. 55

b) Des valeurs promulguées et des savoir-faires développés p. 61

c) Un espace-temps différencié p. 67

3) Une méthodologie éprouvée... p. 71

a) ... sur le terrain p. 73

b) ... et dans le monde universitaire français p. 79

Epilogue p. 88

Conclusion p. 101

Bibliographie p. 104

Introduction

Après une licence d'Anthropologie - Ethnologie à l'Université Lyon 2, aboutie en 2006, mon intérêt personnel pour la discipline se portait de plus en plus par ce qu'il se jouait hors les locaux de la faculté. Le désir de voyager à mon tour, à la suite de mes auteurs préférés ou de mes professeurs passionnés, était quotidiennement alimenté par les récits de grands voyageurs... désir qui devenait bientôt plus grand que celui d'entamer une visée de recherche à finalité professionnelle. Car je ne savais alors rien du thème, du groupe socio-culturel, ni même du continent que j'aurai pu aborder. Et puis, à quelles fins, en définitive ?

Me remémorant l'exemple d'auteurs classiques, tel un Marcel Griaule, qui passa une grande partie de sa vie chez les Dogon, au Mali (où il fut enterré symboliquement !), sans n'avoir jamais eu la sensation d'aboutir au terme de sa recherche, je me sentais encore moins capable de me décider. Sans expérience de voyage ni de réalités sociales, quel sujet pourrait m'empoigner suffisamment, afin qu'il m'intéresse plusieurs années durant ?

Tout projet nécessite un certain financement. Mais, cherchant à m'émanciper du cadre universitaire, je n'étais pas certaine de vouloir m'enquérir d'une « Bourse d'aide à la mobilité » si celle-ci m'obligeait, d'une part, à revenir en France selon une date fixée par avance, et, d'autre part, à honorer la suite de ce « contrat » (consistant à produire un rapport de stage qui justifierait au mécène, qu'est la Région Rhône-Alpes, de l'utilité de ses fonds, et qui ne serait, sans doute, jamais lu...). L'éventualité de travailler en tant que salariée, afin de mettre de côté le budget nécessaire pour réaliser, de manière autonome, un prochain voyage à l'étranger, s'est finalement imposée. Et le prix d'une location d'un appartement dans la métropole de Lyon étant tel... que la solution de la quitter devint inévitable si je souhaitais économiser sur mes prochaines payes.

C'est ainsi que je devins nomade, sans encore m'en rendre compte, voyageant partout en France, et, de ce fait, vivant Sans Domicile Fixe. Abrités sous une tente, avec mon compagnon, nous avons travaillé successivement chez plusieurs agriculteurs de début juin 2006 à fin octobre 2006, pour la période des cueillettes de fruits (cerises, abricots, poires, vendanges et pommes), principalement en région Rhône-Alpes. Encore non véhiculés à l'époque, c'est en auto-stop, en train ou à pieds que nous nous déplacions, sacs sur le dos et conditions de vie rudimentaires.

Quelques mois après, à l'approche de l'hiver, notre choix s'est finalement porté sur le financement de la préparation au permis de conduire : être véhiculé s'avèrerait plus aisé. Nous sommes donc retournés quelques mois vivre à Lyon, en attendant la saison prochaine, ayant alors pu être hébergés par des proches. Mon compagnon obtint son permis en mars 2007 (mais pas moi...): nous disposions maintenant d'une petite voiture pour nous déplacer, pouvant emporter du matériel supplémentaire, ainsi que le chat. Nous sommes repartis dès le printemps 2007 pour une deuxième saison de travail agricole, avec l'idée attenante de l'achat futur d'un véhicule de plus grande dimension (fourgon ou utilitaire) qui nous permettrait de nous déplacer au gré de ces emplois saisonniers, tout en nous logeant plus confortablement qu'auparavant.

.

Mes périodes salariées m'ont donné l'occasion de faire la rencontre de quelques saisonniers - parmi la diversité des employés présents dans les équipes de travail - que je qualifierai de métier, du fait de la récurrence de leur présence, à chaque saison, et de leurs multiples et différentes expériences de cueillettes dont ils nous parlaient. Ma naïveté en prenait un coup : selon eux, effectivement, ce rythme de vie leur permettait de ne pas travailler toute l'année pour un salaire, mais parvenir à enchaîner les différents boulots en agriculture, lorsqu'on n'a pas encore tellement d'expérience ou pas d'adresses d'agriculteurs à solliciter, ça ne se faisait pas du jour au lendemain. Il fallait savoir « se faire sa place ». Par ailleurs, un camion nous garantirait plus d'autonomie face à des employeurs, rassuré qu'il serait de ne pas avoir à nous loger, puisque c'est la raison principale de leurs refus, et la plus largement invoquée.

C'est à peu près à ce moment que j'ai décidé de reprendre mes études ethnologiques. Je tenais peut-être là le sujet qui m'intéresserait suffisamment pour l'étudier vraiment de près : comment fait-on, de nos jours, en France, pour vivre de saisons agricoles, dans un camion aménagé en habitat ?

Je disposais déjà de quelques notions pour envisager d'investir pleinement ce sujet. Je travaillais déjà, chaque été de ma licence, à l'instar de nombreux jeunes rhônalpins, à ramasser les abricots, en Ardèche, et en faisant les vendanges, pour les deux mêmes producteurs. Je ne prévoyais alors rien quant à ce projet de recherche, mais ces quelques aperçus m'indiquaient déjà que les saisons se renouvellent sans, pourtant, ne jamais être identiques, ainsi qu'une certaine tendance et un évident plaisir à revenir chaque année aux mêmes lieux, et revoir les mêmes personnes. Ces très courtes périodes me permettaient tout juste de me donner une idée de l'investissement physique que ces activités salariées requièrent, mais j'étais encore loin de saisir toutes les caractéristiques de ce que signifie être saisonnier à l'année.

C'est à cette date que je choisis de débuter le récit de cette étude ethnologique. Ayant épousé ce mode de vie, sur un peu plus de quatre années - en discernant peu à peu ses limites, ses contraintes, en conséquence, ses règles - l'intérêt de cette recherche est contenu dans la continuité de cette expérience.

Expérience que j'estime double : à la fois par ce qu'elle m'a amené à comprendre, ethnologiquement parlant, quant à ce groupe socio-professionnel établi au sein de la population française contemporaine, et, aussi, par ce que cet essai d'interprétation1(*) m'apprend de la discipline anthropologique même, m'invitant plus d'une fois à d'amples et complexes considérations épistémologiques.

D'un point de vue plus personnel, elle aura été, en tous cas, l'occasion de rencontres décisives et a débouché sur des amitiés solides...

C'est, de prime abord, l'ouvrage de Frank Michel, qu'il intitule « Autonomadie : essai sur le nomadisme et l'autonomie »2(*) , qui me révèle les premiers éléments de cette enquête. Au travers d'un idéal d'« anthropologie buissonnière et engagée », élaborée sur la base de sa connaissance d'exemples culturels d'« errance volontaire et positive », cet auteur plaide en faveur d'un « nomadisme épanouissant » : il se positionne pour ce qu'il estime être un « besoin d'utopie » qu'il voit s'ériger contre un « mal être et (...) la dépression généralisée de sociétés entières ». Il questionne les possibilités de ce nomadisme contemporain avant nous : pourquoi et « comment faire du neuf avec de l'ancien qui, en outre, n'est plus vraiment adapté à notre époque ? »

L'auteur différencie là plusieurs « publics de la mobilité contemporaine » qui « ne se ressemblent pas tous ». Il parvient à dater un début d'existence de ce phénomène au milieu des années 1970 « et son flot de désillusions idéologiques ». Parmi un large éventail d'exemples, F. Michel pense aux «nomades du boulot (...), avant tout des migrants de (basse) besogne » : selon lui, « l'errance s'impose aux êtres plus souvent qu'elle ne s'offre volontairement. Elle est la conséquence tragique d'un certain univers économique sur lequel ont trébuché les vies déroutées de personnes un moment désespérées, désaffiliées ou déconnectées de la réalité crue du monde », ajoutant que « le nomadisme, loin de tout exotisme, est, sur la terre de France, le nouvel horizon de l'errance contrainte : de nos jours, plus de 200 000 personnes ne possèdent pas de `logement fixe' et résident, si l'on peut dire, dans des baraques, des campings, des chambres d'hôtels, des caravanes, dans la rue ou aux abords des routes. ».

La réadoption d'un certain nomadisme dans notre monde contemporain, tel que cet auteur nous le laisse entendre, serait-elle, dès lors, une solution d'épanouissement trouvée par quelques uns, dans notre société trop souvent en proie à la crise économique ?

Poursuivons encore avec cet auteur : « l'errance suit des contours multiples avec l'effritement du lien social qui caractérise notre société actuelle. En France, environ 10 000 jeunes -entre seize et trente ans- écument les places et les rues des grandes villes. Leurs histoires de vies sont plurielles, tous ces `nomades du vide' ne sont pas des fugueurs ou des derniers de la classe, tous ne sont pas non plus forcément les rejetons de famille déchirées, séparées, décomposées. Beaucoup sont attirés par des formes de marginalité qui leur (re)donneraient un sens dans la vie, qui les (re)mettraient sur les rails de leur propre cheminement ». En situant son analyse dans une « conjoncture actuelle (...) de la précarité pour tous, de la stigmatisation du chômage, de la chasse aux nomades et aux alternatifs en tous genres, du parcours du combattant pour ceux qui voudraient obtenir des `papiers', de la réduction des aides diverses aux plus démunis, du contrôle policier tous azimuts et des restrictions drastiques en matière de circulation », Franck Michel nous rappelle que la « maîtrise de la mobilité est une priorité pour les gouvernants». Pour continuer à asseoir son pouvoir, le gouvernement aurait tout intérêt à avoir le contrôle sur tout ce qui n'est pas en place, invoquant, pour ce faire, des principes sécuritaires : « A l'instar des autres nomades (sans-papiers, réfugiés, clandestins), les `Travellers' apparaissent plus vulnérables que jamais et subissent de plein fouet une mobilité surveillée sans précédent. » Et d'insister sur ce point : « L'errance temporaire, parfois volontaire, se distinguera toujours de l'errance subie, forcée et marquée par la solitude. La première est une échappée belle tandis que la seconde s'apparente plutôt à une fuite désespérée. »

Pourrait-on voir dans le quotidien de ses protagonistes, à ce mode de vie choisi, une forme de contestation politique, s'inscrivant dans un registre du politique (à la différence de la politique pratiquée par les politiciens)?

Avec cet « Essai sur le nomadisme et l'autonomie », Frank Michel défend un « droit à l'errance », qu'il perçoit comme un « mouvement en faveur du changement », privilégiant de « vivre plutôt que survivre, au risque d'ailleurs de vivre chichement ». Besoin social en plein expansion, rite d'initiation occidental moderne ? : « on court le monde d'abord à la recherche de soi ». Pour lui, « tant qu'il y aura des routes à prendre, sur terre, en mer ou dans les airs, les nomades sauront toujours prendre les lignes droites ou les lignes courbes, les diagonales, les tangentes, les chemins de traverse ».

Qui sont donc ces nouveaux nomades français dont je souhaite traiter ici ? Sur quelles caractéristiques, pour les définir, fixer mon attention ?

Ils travaillent en agriculture, ont un numéro de sécurité sociale, des papiers d'identité, mais se qualifient eux-mêmes de marginaux au sein de leur propre société. Quelques uns sont, occasionnellement, des backpakers3(*), mais très peu de ceux que j'ai pu rencontrer se considèrent comme des `Travellers' (terme appartenant à un contexte anglo-saxon). Ils ne partagent visiblement pas tous les mêmes goûts musicaux, ou les mêmes traits esthétiques, mais ils savent tout de même se reconnaître entre eux. Ils ne souhaitent pas être affiliés à un esprit communautaire mais vivent parfois en collectivité, de façon temporaire. Ils ne sont pas en très grand nombre mais, en règle générale, on peut les reconnaître de loin suivant leurs habitats mobiles et les chiens qui les accompagnent. Le moins que l'on puisse dire à leur propos, c'est qu'ils ne se laissent pas facilement cerner...Conséquence socio-culturelle (à fort relent déterministe...) ou stratégie de protection ?

En tous cas, ils sont présents. Et semblent poser problème à une majorité de la population française qui, elle, vit de manière plus sédentaire. Car tenter d'évoluer dans ce contre-courant social n'est pas toujours une sinécure pour cette jeunesse-ci : des barrières physiques (les empêchant de pénétrer sur un terrain communal) et sociales (les obligeant à « faire sans ») se ferment à leur arrivée. Les remarques dont j'ai moi-même pu être témoin sont, apparemment, régulièrement entendues de la bouche de la majorité française, prouvant par là un sentiment d'incompréhension générale, qu'elles soient du genre : « C'est quoi, ça (sic) encore? Encore des manouches? », « Mais qu'est que c'est ? Encore un campement de gitans ? Mais ils n'ont vraiment pas honte... ! Quelle misère ! En tous cas, j'en veux pas chez moi !», jusqu'au très surprenant: « Ah mais, vous avez des parents, quand même? C'est parce qu'ils ne vous aident pas que vous vous retrouvez à vivre comme ça ? »

Frank Michel a son explication quant à ces faits : « Depuis la fin des années 1970, les `Travellers', ces jeunes et moins jeunes qui désertent la société pour se réfugier sur la route (et de plus en plus dans les villes), rejoignent les `gens du voyage' dans l'imaginaire fécond de la discrimination colporté par les sédentaires. La mobilité volontaire, vécue et choisie comme mode de vie, est suspecte, et les nomades contemporains de plus en plus pointés du doigt comme les parfaits boucs émissaires et assimilés à des délinquants et des errants sans toit et sans loi.»

Cet auteur pointe là un détail qui m'intéresse particulièrement : s'agit-il d'une population qui subit sa marginalité, en attente d'une autre situation plus confortable, ou sommes-nous face à un groupe socioculturel qui l'a, en réalité, pleinement choisi et l'assume?

Pour ce travail de mémoire, je fais l'hypothèse qu'elle est choisie : ils développent, par là, une stratégie économique pour fuir un système social vécu comme trop oppressant.

Un récit ethnologique servira à mettre en avant les points qui caractérisent leur mode de vie, et sera suivi de compléments informatifs, délivrés par la pratique photoethnographique : un premier « bilan » d'analyse en sera tiré.

Ensuite, je proposerai une histoire -probable, mais non fixe- de l'habitat mobile alternatif, qui apportera un éclairage quant aux origines culturelles de ce choix de vie.

Troisièmement, je tenterai d'amener une analyse succincte des principaux points, qui auront lieu d'évaluation de l'hypothèse ci-dessus, et conduiront à la problématique : partant d'un esprit contestataire, leur mode de vie leur est renvoyé en tant que stigmates ; mais, au lieu de s'en accabler, ils les renversent en tant que valeurs déterminantes pour se forger en tant que groupe social, leur permettant ainsi de développer des techniques et savoir-faires ; valeurs qui les incitent à concevoir un autre manière de penser l'espace et le temps.

Une partie quant à la méthodologie employée sera également présentée, partie qui sera l'occasion d'expliciter les conditions matérielles et les rapports quotidiens entretenus avec ce terrain.

Enfin, un épilogue viendra compléter un peu plus l'actualité de cette recherche, délivrant ainsi d'autres détails et appuyer la validité de l'hypothèse défendue.

I. D'une expérience de terrain...

1) Une année de saisons en France

Partis de Lyon au début du mois d'avril, nous allons rendre visite à un collègue saisonnier, au Turzon, canal rejoignant le Rhône, situé en Ardèche.

Léon, que mon compagnon a rencontré l'hiver dernier, lors des cueillettes des pommes, vient souvent à cet endroit pour pêcher tranquillement, lorsqu'il ne travaille pas. L'endroit ne relève que peu de passages, et seules quelques personnes savent le trouver là. Sur la route depuis 25 ans, il vit aujourd'hui dans un fourgon qu'il a aménagé lui-même, disposant ainsi d'un lit, de feux de cuisson alimentés au gaz, de rangements, de placards, de banquettes autour d'une table, ainsi que d'un poêle à bois.

Nous rencontrons alors Ali, qui vit lui aussi dans un camion aménagé. Il a rejoint Léon pour pêcher, ayant quelques jours de repos devant lui avant d'entamer son prochain emploi de tractoriste. C'est le début de soirée, et Léon ne manque pas de nous recevoir chez lui autour de l'apéritif, puis d'un repas. La petite télévision à fréquence de Léon est allumée, et nous discutons encore un bon moment après la nuit tombée, en buvant du vin rouge et en fumant des cigarettes.

Le lendemain, Léon et Ali nous réveillent aux aurores avec un sandre de belle taille. Les cannes restent à l'eau toute la journée. Je passe la matinée à discuter avec Ali qui revient tout juste du Portugal, où il a passé l'hiver. En me tendant un « pétard » d'herbe, nous parlons de lectures, de voyages, tandis que Léon et mon compagnon sont partis faire quelques courses ; puis nous préparons ensemble le repas de midi, tout en buvant une bière. Cette mi-journée se passe entre pêche, « joints » et discussions, au soleil. On parle de l'état de nos véhicules, des réparations et l'achat des pièces à prévoir, ainsi que des chiens qui les accompagnent. Les ouvriers, sur la rive d'en face, peinent à leur tâche et nous regardent, un peu découragés. Quant à nous, on ne les envie surtout pas, car notre tour de travailler viendra bien assez tôt... En attendant, on en profite pour faire la sieste.

La soirée se passe tout aussi agréablement que la veille, entre l'apéritif et le repas, préparé par Léon, que l'on déguste chez lui. On discute de l'actualité, de nos idées, des anecdotes qui ont pu nous arriver récemment, et des dernières nouvelles des connaissances que nous avons en commun.

Mais il nous faudrait tout de même trouver assez rapidement du travail. Dans cette zone, il existe de nombreuses offres d'emplois saisonniers en agriculture pour les mois à venir, puisque l'été va bientôt s'annoncer. Nous avons repéré quelques annonces sur le site Internet de l'ANPE et, avant de partir de Lyon, nous avions obtenu un « peut-être » d'un cultivateur de fraises pour le mois de mai. Il était convenu qu'il nous rappelle, pour confirmer notre place et nous indiquer une date approximative d'embauche. Pas vraiment convaincus de pouvoir compter sur ce producteur, nous voulions nous assurer ailleurs d'un autre travail. Léon nous parle d'un couple d'amis qui devraient travailler dans la vigne au mois de mai, à quelques kilomètres du Turzon : peut-être y aurait-il de la place pour nous aussi.

Benjamin et Noémie, notre couple d'amis de Lyon, qui s'essayent eux aussi à ce nouveau mode de vie, nous ont rejoint ce soir. Ils souhaiteraient également travailler ces prochains mois. En attendant demain, nous passons une bonne soirée autour d'un repas, en écoutant de la musique et en entonnant des chansons punks que nous connaissons bien, s'enivrant jusque tard dans la nuit.

Le lendemain matin, le temps est couvert et nous incite à nous motiver pour une autre journée de recherche d'emploi. Après le café que nous offre Léon, nous décidons de nous rendre directement chez les agriculteurs des environs. Sans succès : les familles rencontrées nous expliquent n'employer personne pour le moment. Nous avons tenté notre chance à l'ADEPA de la Voulte-sur-Rhône, ainsi qu'à une Coopérative agricole, pour en revenir bredouille également, personne ne se trouvant dans les locaux.

Ce soir, Ali nous propose des « trips », et des fous rires s'élèvent jusque tard dans la nuit...

Le lendemain matin, il était déjà reparti avant qu'on ne se lève... Peut-être le recroiserons-nous plus tard.

Léon nous amène aujourd'hui à Granges-lès-Valence, pour rencontrer Thomas et Béa. Phil et Kristin, dont j'ai fais la connaissance en octobre dernier, sont avec eux. Ces deux couples vivent aussi dans des camions, et se connaissent depuis de nombreux mois. Ils se trouvent souvent dans cette réserve communale, dont le chemin d'accès pour y parvenir n'est pas bien visible de loin.

Situé au bord du Rhône, c'est un endroit assez calme, riche en végétation et en faune. Il se trouve aussi à proximité de quelques supermarchés, de containers de tri des déchets et l'approvisionnement en eau est possible un peu plus loin. Leurs chiens nous accueillent d'abord, en faisant la fête à Léon, qu'ils reconnaissent tout de suite, mais prennent le temps de nous sentir, mon compagnon et moi, d'un air méfiant. Phil, Kristin, Béa et Thomas sont assis à l'ombre de leurs camions, autour d'une table de camping. Ils nous proposent une bière à chacun. Léon leur demande pour nous les coordonnées du vigneron chez qui ils doivent ébourgeonner sous peu. Béa m'inscrit sur un bout de papier l'adresse et le numéro du producteur, en ajoutant : « je ne sais pas s'ils cherchent encore du monde, c'est possible que non, vous verrez bien... ». Léon leur propose ensuite de nous rejoindre au Turzon, jugeant qu'ici, il y a trop de passants : « Comparé à il y a quelques années, c'est plus pareil, on est bien moins tranquilles. Soit on est emmerdés par les bourges qui habitent à côté et qu'on dérange, soi-disant, soit c'est par les flics qui nous disent de dégager sans discuter...». Nous restons avec eux un petit moment encore; peut-être passeront-ils nous voir un peu plus tard dans la semaine.

Le lendemain, notre voiture ne démarre plus. Léon veut bien jeter un coup d'oeil et réfléchit à qui téléphoner, qui pourrait nous dépanner. Dans l'après-midi, il remarque que le problème réside dans un manque d'arrivée d'essence.

En début de semaine, mon compagnon accompagne Léon pour Crest, petite ville en Drôme, à 30 kilomètres du Turzon. Là-bas, Léon peut récupérer régulièrement son courrier au sein de l'association « Dialogues », qui assure, chaque matinée de la semaine, une permanence d'accueil de jour. Ce point d'accueil permet aux gens de bénéficier d'une adresse et d'attestations de domiciliation. Mon compagnon a pu à son tour en obtenir une très rapidement. Dans les locaux de l'association, est une douche est mise à disposition pour tous les gens de passage, et le café leur est offert toute la journée. On peut aussi rencontrer une assistante sociale le matin, qui aide aux démarches d'aide sociale ou pour toute autre nécessité administrative.

Léon et Matis sont ensuite revenus avec Ali qu'ils ont croisé là-bas. Lui vient d'apprendre qu'il a enfin obtenu le R.M.I. Pendant que je tente de monter et de prendre une douche, parmi les fourrés, à l'abri d'une bâche - bien maladroitement, ce frêle édifice finissant par me tomber sur la tête au beau milieu du savonnage, Ali, Léon et Matis enlèvent le siège arrière et mettent sur cale une des roues de la voiture, pour atteindre la jauge du réservoir. Ali avait eu, plus jeune, le même modèle : il s'est proposé de nous donner un coup de main. Effectivement, c'est la durite d'arrivée d'essence qui est percée, d'où la fuite... Léon nous donne alors une partie de celle qui compose son groupe électrogène, ce qui permet de réparer la « 205 ».

Ce soir, Ali invite chez Léon l'homme qui a amarré, seul, il y a quelques jours, sur la même berge où sont garés les camions. Il vient de Genève, dans un petit bateau d'une tonne, essayant de se rendre ainsi jusqu'à Marseille. Il nous demande ce qu'on fait « dans la vie » et d'où l'on vient. Il veut savoir si les policiers ou les gendarmes du coin passent souvent par ici, et s'ils nous permettent de rester longtemps à cet endroit. Léon lui réplique alors : « Ils sont déjà venus me voir, en me disant que je n'avais pas le droit d'être là, parce que ça appartient à la C.N.R. [la Compagnie Nationale du Rhône]. Mais quand je lui ai répondu : ` ça - y avait un bidon de 15 litres d'essence ou de produits chimiques, je ne sais pas, j'ai pas voulu l'ouvrir, que j'avais sorti du fleuve - ça non plus ça n'a pas le droit d'être là', ils m'ont laissé tranquille. Ils savent que je pêche, je leur ai montré ma carte ». La carte de pêche, qui se paye annuellement, lui permet, en cas de contrôle policier, de justifier sa présence en toute légalité, du fait qu'il pêche. Peu de temps après, ce « marin » nous laisse pour rejoindre son esquif.

Le lendemain matin, de bonne heure, Léon vient à notre tente nous réveiller. Il pense qu'il faut au plus vite chercher la pièce qui manque sur la voiture. Il craint que la police nationale ne vienne nous déloger : une voiture de fonction de la C.N.R. vient de passer. D'après Léon, « le directeur de la C.N.R. ne veut pas de squattage le long du Rhône. Faut pas qu'on traîne, les keufs peuvent débarquer d'ici un quart d'heure s'ils les ont appelé. Moi, ils me connaissent, ils me diront peut-être rien, mais dès qu'ils voient du monde, et en plus une toile de tente... Faut pas oublier qu'ils ont interdit le camping sauvage en Ardèche ! S'il vient ce type, j'essaierai bien de discuter avec lui parce qu'ils nous interdisent de camper le long du Rhône mais eux ils ont le droit de le polluer jusqu'à Marseille ! ». Puisque notre voiture est encore sur cale et qu'il est interdit par la loi d'entreprendre des réparations mécaniques en dehors d'une propriété privée ou d'un parking, ils pourraient facilement nous accuser de dégrader l'environnement en laissant là une épave... Nous nous dépêchons donc de changer la durite dans l'après-midi et de tout remonter. Jusqu'au soir, personne d'autre ne passe.

Un garde de la C.N.R est revenu le lendemain matin. Il connaît déjà Léon ; il est venu directement lui parler. Il veut savoir à qui appartient cette toile de tente, Léon lui explique que nous sommes à la recherche de travail en ce moment et que nous ne resterons pas là longtemps. Mais le garde lui rétorque qu'il ne peut pas nous laisser camper ici, qu'il faut partir, en faisant une remarque quant à un sac poubelle, laissé en évidence près du fourgon de Benjamin. Léon nous en veut que soient passés les gardes deux jours d'affilée, à cause de notre négligence. Il nous fait bien comprendre, à force de nous le répéter, qu'il nous faut être plus discrets les prochaines fois, au moins par respect pour les autres nomades comme nous. Car, à cause de cet incident, Ali a préféré partir de son côté ce matin : avec du sursis au dessus de la tête, une simple amende lui aurait valu de sérieux problèmes. Léon nous parle encore longtemps de ce type d'erreurs à éviter qui sont, selon lui, autant de bons prétextes pour le gouvernement de nous empêcher de vivre tranquillement notre mode de vie. Raisons qui leur suffisent à placer, par la suite, des barrières, sur la plupart des chemins qui accèdent à des emplacements un peu agréables, ou, même, à envoyer systématiquement les forces de l'ordre.

Cet épisode désagréable nous met dans la gêne face à Léon, que notre compagnie n'enchante peut-être plus tellement. Cela, additionné au fait que nous n'avons toujours pas trouvé de travail, nous incite à partir.

Benjamin et Noémie nous suivent. Nous continuons de visiter les cultivateurs autour de la Voulte-sur-Rhône, mais sans rien de concluant : « Avec tout ce qu'il a gelé [en mars dernier], ça ne va pas arranger tout le monde, nous autres et les gens comme vous... », nous dit une agricultrice. Nous allons ensuite à Tournon-sur-Rhône tenter notre chance dans une coopérative agricole et une ANPE, où l'on nous fait remplir des fiches d'inscription pour l'été à venir, mais sans grande conviction... Les employeurs agricoles cherchent parfois leur personnel deux à trois mois à l'avance, mais il n'est pas rare qu'au dernier moment, des employés se désistent, et il peut rester des places de « dernière minute ». Ou encore que l'employeur privilégie les personnes issues de son propre département, en qui il pense pouvoir accorder plus de confiance, ou parce qu'il doit réduire son effectif car la récolte n'est finalement pas suffisante. Il n'est donc pas toujours utile, en saisons agricoles, de prévoir de travailler longtemps à l'avance, ou de compter trop sûrement sur un exploitant qu'on ne connaît pas encore. Egalement, la récolte dépend jusqu'aux derniers instants des effets météorologiques : les dates où débutent le travail ne sont largement qu'indicatives et souvent modifiées à l'approche de la période prévue. Il ne faut pas être pressé, tout en restant disponible.

En nous arrêtant dans les Gorges du Doux, nous rencontrons un jeune homme, qui gare sa voiture au même moment. Il engage la conversation en nous déconseillant d'emprunter le chemin de gravats avec nos véhicules, trop accidenté. Après nous être présentés, il nous propose de la nourriture qu'il a récupéré la nuit dernière dans les poubelles d'un supermarché des environs : des fruits, des légumes, du pain, des yaourts, du chocolat,... des invendus encore consommables mais interdits à la vente, en raison de la date de péremption trop proche: « Il y en a plein tous les soirs, même pour mon chien... Moi, je suis tout seul, je pourrai pas tout manger avant que ça ne pourrisse, alors prenez-les. » Nous lui proposons de partager avec lui notre repas, sur la plage, bien qu'il m'ait averti : « C'est gentil, mais, je ne crève pas de faim, tu sais... ». Nila est israélien. Il travaille en France depuis un an et demi. Il est dans la région depuis quelques jours, attendant que débute l'éclaircissage des arbres fruitiers, puis il espère pouvoir enchaîner sur les cueillettes, dans la même exploitation où il avait été embauché l'an dernier. On lui a prêté une voiture pour la saison, où il passe ses nuits, ou dresse une toile de tente quand il le peut. Nila nous parle d'un accueil de jour, qui se situe à la sortie de la ville, où l'on pourrait se doucher. Destiné aux Sans Domicile Fixe, les bénévoles proposent également quelques lits d'appoint, le petit-déjeuner, une gazinière pour préparer ses repas de la journée, et mettent à disposition une machine à laver et un sèche-linge pour une somme très modique.

Nous quittons Nila pour repartir en direction de Colombier-le-Vieux. Nous souhaitons rendre visite à la famille Sapet, qui nous emploie depuis les trois derniers étés, en cueillettes des cerises et des abricots. Ils habitent à une vingtaine de kilomètres seulement : c'est l'occasion d'aller les saluer. Peut-être André connaît-il des agriculteurs à la recherche de personnel ces temps-ci? Arrivés chez lui, il nous conseille d'aller voir du côté de St Donat-sur-l'Herbasse, près du département de l'Isère : on ramasse les asperges en ce moment. Nous passons la nuit au bord du lac du village, et repartons dès le lendemain. Avant de prendre la route, nous décidons d'aller au centre d'accueil dont nous a parlé Nila, la veille, souhaitant vivement prendre une douche.

Un travailleur social nous demande nos noms et notre âge (fictifs, si l'on préfère), nous expliquant que l'association devait, à présent, justifier son activité et la nécessité de ce local : le maire de Tournon ne souhaite plus voir de « squatteurs » ou de « jeunes vagabonds » arpenter les rues pendant la saison estivale, et fait pression sur le centre d'accueil pour qu'ils diminuent ses fréquences d'ouverture. Celui-ci n'ouvre plus qu'une matinée et un après-midi sur deux, pendant l'été. Un des trois référents nous indique le fonctionnement et les règles de l'association, tandis que cinq autres personnes sont également présentes. Quelques uns portent de lourds sacs à dos, accompagnés de leurs chiens, et une ou deux autres personnes sont en camion, garés non loin. Nous recroisons Nila ce matin-là, qui participe à balayer la salle, avant sa fermeture.

Dans la vallée de l'Herbasse, la saison de récolte des asperges n'est pas suffisamment rentable pour employer plus de personnel. Les producteurs de tabac ne semblent pas intéressés, non plus, par notre démarche. Un producteur d'abricots n'a pas encore constitué d'équipe mais, malgré une discussion cordiale d'une demi-heure, il ne nous garantit pas de nous prendre. Nous-mêmes, nous sommes un peu sceptiques devant ses propos : « Chaque année, c'est pareil, j'ai des problèmes avec les employés. Ils ne sont pas contents parce que je les paye que deux mois après (sic), ils râlent, alors maintenant, je préfère prévenir. Et puis à chaque fois faut s'occuper d'eux, j'ai pas le temps. Je préférerai qu'ils se débrouillent tous seuls. » Ces dires nous laissent à penser que nous préférons largement retourner chez André cet été...

Bien souvent, les agriculteurs préfèrent nous refuser les emplois qu'ils proposent car - et à juste titre - nous manquons d'expérience. Mais comment pouvoir en disposer un jour si nous ne parvenons déjà pas à insérer de « premières adresses »? J'entreprends donc une large prospection téléphonique, à partir des pages de l'annuaire du département, décidée à, pratiquement, nous « vendre ». Quelques producteurs me donnent le contact de confrères : « Il emploie du monde ces temps-ci, alors si vous êtes sérieux... », et d'autres, simplement quelques encouragements à continuer nos recherches d'emploi... Finalement, deux maraîchers se trouvent vraiment intéressés : ce serait pour le début du mois de mai. Nous attendons maintenant qu'ils nous rappellent, dès qu'ils pourront estimer une date à laquelle débuter. Benjamin et Noémie préfèrent «se poser » quelque part avec leur « J9 », souhaitant économiser leur gasoil ; nous nous rejoindrons sous peu. Nous retournons alors au Turzon pour une nuit, le temps de récupérer mon chat, resté avec Léon, et « prendre la température »...

Pendant que nous étions partis, Ali est revenu au Turzon. Apparemment, nous ne sommes pas les malvenus mais, ce soir, ils nous reparlent encore assez longuement de l'image que notre conduite a pu donner. Ils nous citent beaucoup d'exemples de personnes qu'ils choisissent de ne plus fréquenter, à cause de ces raisons. Ali appuyait les propos de Léon: « C'est comme `ne pas tendre le bâton pour se faire battre'...»

Thomas et Béa passent un peu plus tard. Maintenant que mon compagnon a le permis, Thomas nous propose de nous revendre son vieux fourgon : « Ca serait pour vous du provisoire, vu l'état du `J7', c'est pour ça que j'en change, mais c'est quand même mieux que la voiture, en attendant de trouver un autre camion en meilleur état... ». Nous projetons effectivement de nous en procurer un, d'ici la fin de l'été.

Une semaine plus tard, le primeur « bio » nous rappelle pour nous proposer trois à quatre heures de travail par matinée. La fraise, fruit très fragile, ne se conserve pas : il en cueille un peu tous les jours pour les livrer l'après-midi même. « L'idéal, pour vous, serait de jongler avec une autre activité l'après-midi, parce que ça ne va pas vous faire grand'chose à la fin... ». Il nous a donné rendez-vous chez lui, à Peaugres, pour la semaine d'après, en vue de signer les TESA de déclaration d'embauche : nous pourrons commencer le mardi suivant. Entre-temps, il trouve pour nous la solution de travailler les après-midi et les samedis à l'ébourgeonnage de vignes, chez un autre patron, à une quinzaine de kilomètres de chez lui. Assurés de ce futur emploi, nous donnons la seconde « adresse » de récolte de fraises à un autre couple d'amis saisonniers, qui ont pu, eux aussi, se faire embaucher.

Il nous reste une semaine de « vacances »... Nous rejoignons Benjamin et Noémie, à Chanas, où ils ont déniché un coin tranquille, au bord d'un petit cours d'eau, éloigné des habitations. Dans la nuit, un petit groupe en camion arrive bruyamment pour s'installer de l'autre côté de la rive. Le lendemain matin, nous les apercevons ramasser du bois, et ils nous invitent à venir prendre le café. Ils sont trois, deux hommes et une femme, et dorment ensemble dans le même fourgon, très peu aménagé. Nous ne savons pas vraiment ce qui les amène par ici, à part le fait d'avoir eu besoin d'un endroit au calme et au plat pour dormir un peu, avant de reprendre la route pour Tournon.

Nous nous rendons chez la famille Perrier à la date convenue. La patronne nous reçoit chez elle, en attendant son époux, qui arrive peu après sur son tracteur, accompagné du vigneron. Ils nous expliquent qu'ils attendent de nous, principalement, ponctualité et soin à la cueillette, due à la grande fragilité du fruit. Nous leur parlons de notre expérience en agriculture mais c'est plutôt la question du logement qui leur pose problème. Ils n'osent pas nous placer derrière chez eux : « Avec la route nationale juste derrière, les flics vont venir illico quand ils vous verront... ». Ils ne disposent pas encore de sanitaires ou de « coin cuisine » pour les employés, et le vigneron n'a pas non plus d'endroit chez lui pour nous loger. De notre côté, nous ne voulons pas séjourner dans un camping, où l'on nous ferait payer un emplacement. Ils comprennent vite notre position : « On va réfléchir à une solution d'ici mardi. Si on trouve quelque chose, vous nous direz si ça vous convient. ».

Manu nous a rappelé, quelques jours après, pour nous emmener chez un paysan, qui a reconverti son domaine en « camping à la ferme » et « chambres d'hôtes ». Nos deux patrons se sont arrangés entre eux et prennent finalement eux-mêmes en charge notre location. Nous pouvons ainsi disposer à tout moment des toilettes et de la salle de bains de la maison. On nous a installé sur une terrasse de terre battue, d'où le point de vue embrasse un large et bel horizon.

Voilà le premier jour de travail. Nous nous levons à cinq heures le matin, pour être déjà accroupis devant notre rangée, dès six heures. La fraise n'ayant pas de peau, on ne la touche pas avec les doigts mais on la cueille en cassant sa queue, entre le pouce et l'index. On les place directement dans des barquettes en plastique, de telle sorte que la queue et les imperfections soient cachées, la partie la plus rouge du fruit placée en évidence. Nous sommes payés à l'heure tandis que, dans de plus grandes exploitations, on nous paye à la tâche. Nous évoluons à travers la serre sur les genoux, en appui sur les orteils, ou le dos courbé, pour être à hauteur des buttes. Tout n'est pas encore mûr, et nous repasserons deux à trois fois sous les serres durant le mois. Selon la commande du jour et le stade de maturité, il nous arrive de travailler jusqu'à onze heures, ou seulement jusqu'à huit ou neuf heures. Les courbatures du lendemain ne nous incitent pas à apprécier ce travail, que l'on trouve difficile. Mais, au bout de quelques jours, les douleurs finissent par s'atténuer.

L'après-midi, chez le vigneron, le soleil se fait plus assommant. Bien qu'il y ait plus d'air que sous les serres, il fait déjà très chaud pour un mois de mai. Ici aussi, il s'agit d'un travail qui s'effectue accroupi, ou le dos courbé. C'est la période pour ébourgeonner (ou épamprer) : un des nombreux passages possibles dans une vigne sur une année, qui suit la taille hivernale, précède les vendanges vertes et les vendanges de septembre. Nous sommes huit à travailler, chacun dans sa rangée. Selon les cépages et la surface du terrain, la longueur d'une ligne peut varier de 50 à 200 mètres. Cette année, le climat particulièrement chaud de ce printemps fait si vite pousser la vigne qu'il y a du retard : les jeunes tiges deviennent de plus en plus longues et rigides, elles deviennent encore plus difficiles à sectionner à la main. Il nous faut nous presser de terminer les parcelles, avant les jours de grand vent. Nous les relevons ensuite entre des fils de fer, qui les maintiendront à la verticale tout le reste de l'année, puis nous les attachons.

Les conditions météorologiques très pluvieuses de cette année nous laissent l'occasion de nous remettre, de temps à autres, de nos efforts mais, après trois semaines de travail, nous n'avons finalement pas comptabilisé autant d'heures que nous l'aurions souhaité.

Nous sommes à la fin du mois de mai. La famille Sapet nous attend pour la récolte des cerises qui, cette année, a une semaine d'avance. Mais, tandis que nous nous apprêtions à les rejoindre, André nous prévient que la cueillette de la première variété est pratiquement terminée : les fortes pluies et la grêle, tombées quelques jours plus tôt, n'ont laissé que deux à trois jours de travail aux cueilleurs présents avant nous. Nous avons finalement un peu de temps devant nous, pour nous rendre à Colombier le Vieux, en attendant que mûrissent les variétés tardives. La pluie, qui semble ne pas vouloir cesser depuis plusieurs jours, nous dissuade de chercher du travail, pour les jours « creux» à venir. Autant en profiter pour se reposer et faire ce qui presse, avant que le travail, aux cerises, ne nous prenne bientôt tout notre temps et notre énergie.

La saison de l'année dernière avait été faste et lucrative, mais cette fois-ci, le tri est de mise, et ce, dès le premier jour. Abîmées et éclatées par la pluie et le soleil, nous risquons de ne pas faire notre compte autant que nous l'aurions espéré...

Il pleut lourdement, ce quatrième matin, ce qui n'arrange rien à notre affaire de rendement : nous disposons déjà d'une journée de repos « forcée ». Le tri des cerises retarde la cueillette et, forcément, le nombre de cagettes remplies... Nous sommes payés au poids, s'évaluant cette année à 0, 52 euros le kilo. Les cagettes de cerises en contiennent 5 kilos : il faut donc environ 25 cagettes pour atteindre le S.M.I.C., dans une journée de 8 heures. Selon la force d'endurance, la technique, le caractère et la motivation de chacun, les cueilleurs ne ramassent pas tous de la même manière. Il est possible de choisir soi-même son temps de travail, selon son rythme personnel, tant que nous parvenons à un minimum requis dans la journée : quand on se sait capable d'un certain chiffre en un certain temps, après quelques saisons, on peut se permettre de commencer la journée plus tôt, ou de la finir plus tard, de s'aménager un temps pour la sieste ou pour descendre à la ville faire des courses.

Une journée de cueillette peut vite devenir lassante, à force de compter nos résultats, quand on a le sentiment que « ça ne vaut pas le coup ». Dans les champs, on surveille constamment son rythme équivalent à l'heure, on s'enquiert des résultats des autres, on calcule à combien cela va nous revenir en liquidités... Le soir aussi, avec une apparence quasi-obsessionnelle, on reparle de notre journée, on recompte et on compare les records, on commente la qualité du verger, cherchant à se situer plus ou moins bons cueilleurs... La fatigue physique et le manque de sommeil, liés à ce fonctionnement, génèrent parfois des tensions : il y a souvent au moins une personne qui estime avoir eu un moins bel arbre que son voisin, se trouver dans une rangée plus abîmée qu'une autre, ou s'énerve pour un autre prétexte.... Pour le saisonnier, c'est le moment de se constituer un pécule pour l'hiver : prévoir financièrement son temps de repos en hiver, un projet de voyage pour certains, un projet artistique pour d'autres. Daniel, par exemple, aux cueillettes des pommes, voit en chaque palox rempli une semaine de nourriture! Il entend donc bien en ramasser un maximum pour s'assurer de passer l'hiver tranquillement.

Nous ne sommes maintenant plus qu'une dizaine, pour encore une petite semaine de travail. La saison des cerises n'a finalement pas duré autant que prévu. Les dernières pluies ont achevé d'abîmer les fruits, et de nous user physiquement et moralement, à force de tri. Il reste encore quelques cerises bien mûres, et les abricots précoces sont déjà prêts à être cueillis. Quelques personnes reviendront pour la récolte des abricots, d'ici une quinzaine de jours, mais, ayant subi le gel au mois d'avril, elle ne donnera pas beaucoup de fruits, et, donc, de travail : dix jours, tout au plus.

La fin de la cueillette des abricots approche, et tous attendent avec plaisir la fête traditionnelle de la « Reboule » : la famille Sapet réunit, à cette occasion, tous les salariés autour d'un repas, la veille du départ, avant que chacun reparte de son côté.

Les bonnes « adresses » se donnent parfois entre saisonniers, mais avec, toutefois, un peu de réserve. Car elles sont plutôt rares: il ne faudrait pas que la conduite déplacée ou incorrecte d'un saisonnier, peu conscient des considérations alentours, ne déteigne sur la personne qui le lui a recommandé, prenant ainsi le risque d'être catalogué de la même manière et, ainsi, de la perdre. A l'inverse, également, un agriculteur qui apprécie un saisonnier pour ses qualités de travail, où rapidité et soin sont requis, n'hésitera pas trop à employer aussi ses amis. Quand Ali établit le contact entre un de ses patrons et nous pour travailler à l'éclaircissage des pommiers, près de Sisteron, nous prenons bien garde : ni de faire regretter à ce producteur la confiance accordée à des saisonniers, ni à Ali sa gentillesse d'avoir pensé à nous et de nous permettre de combler notre manque pécunier. Il lui a déjà parlé de nous, affirmant qu'on savait « bosser ». Ali nous a rassuré : « Si vous ne le voyez pas, c'est qu'il est content, tout va bien. ». En effet, nous ne l'avons que très peu croisé. En nous apportant notre paye, le dernier jour, sa fille nous invite à revenir pour la cueillette prochaine, au mois d'octobre.

Au mois d'août, je prends contact, par téléphone, avec une famille de vignerons, en Champagne-Ardennes : elle est à la recherche d'un groupe autonome de six ou sept personnes, pour constituer une équipe à la tâche. Quelques amitiés, qui souhaitent travailler aussi, rejoignent la proposition, et il ne faut pas plus d'une journée avant de trouver les deux autres. Nous nous présentons chez eux, au début du mois de septembre.

Les vendanges en Champagne, lorsqu'elles sont rémunérées au rendement, sont réputées pour la possibilité de gagner bien plus d'argent qu'en une journée habituelle payée au S.M.I.C. Et pour preuve : dès le deuxième jour, le temps de s'organiser et d'accorder nos rythmes, la pesée de la fin de journée indique que nous obtenons un peu plus de 100 euros chacun, pour une journée de 9 heures. Nous voyons le producteur lorsqu'il vient chercher les caisses, le soir, vers 18h, signe que la journée s'achève, nous indiquant la prochaine parcelle à vendanger. Tandis que les conventions M.S.A. stipulent sur papier que « les tâcherons ne sont ni nourris, ni logés par l'employeur », la famille Beaufort nous prête une maisonnette où nous pouvons dormir au sec et préparer nos repas. Elle nous apporte chaque soir les restes intacts des repas de la veille de l'équipe dite à l'heure, ainsi qu'une bouteille de son Champagne, satisfaite de nos efforts de tri et du peu de grappes oubliées sur les ceps

Les vendanges durent neuf jours d'intensité physique et de bonne humeur collective. Quand on sait que chacun d'entre nous repartira avec une paye équivalente à 3 semaines de salaire, on garde plus facilement le sourire ! Le temps clément et ensoleillé, rare dans cette région d'une morne humidité, nous a certainement permis d'accéder à de tels résultats - même en joyeux Beaujolais, payée à l'heure, l'équipe la plus rapide et efficace deviendra subitement molle, gauche et démotivée sous les averses...

Nous nous sommes trouvés plutôt chanceux pour de premières vendanges en Champagne : des amis de Mathilde, qui travaillent à quarante kilomètres de là, pour un prestataire de service, leur fournissent seulement un terrain boueux de cinquante mètres carrés, pour loger sous tentes une équipe de vingt-sept personnes et leurs vingt-neuf chiens...

Avec le salaire perçu aux vendanges, nous pouvons à présent nous occuper de l'état de notre nouveau véhicule « qui a de quoi offrir une  belle maison », comme nous l'affirme Léon. Depuis fin août, nous avons fait l'achat d'un vieil utilitaire (plus vieux que moi !), constitué d'une caisse en aluminium, de 4,20 mètres de long, 2,20 mètres de large et 3,60 mètres de haut, de couleur jaune. Mais il aurait rapidement besoin que l'on effectue de nombreux travaux mécaniques et d'étanchéité avant de commencer à l'aménager. Il vaut mieux profiter des derniers beaux jours pour en réaliser d'abord les plus urgents, avant l'arrivée de l'hiver. Nous nous doutons déjà que nous devrons nous contenter, pour quelques mois encore, de peu de confort matériel, avant le printemps et la reprise du travail saisonnier prochains, qui nous permettra de financer l'aménagement, prévu pour l'été suivant.

Il nous faut une semaine, et trois centres de contrôle technique différents, avant de parvenir à en dénicher un dont le bâtiment serait suffisamment haut, pour recevoir notre véhicule. Et une semaine de plus, entre Crest et Valence, pour obtenir tous les justificatifs nécessaires en vue d'éditer la carte grise. Car qui dit « carte grise » dit aussi « adresse » : l'attestation de domiciliation émise par l'association « Dialogues » fut acceptée avec peine, par une fonctionnaire de la préfecture assez méfiante... Sans compter la semaine de vraie bataille avec l'assureur, dont il faut surtout s'armer de sang-froid pour parvenir à lui faire comprendre le même détail. Mais, cette fois-ci, l'attestation de domiciliation n'est pas suffisante : nous devons, avec dépit, recourir à l'adresse parentale.

Durant ce temps, nous avons rejoint Phil et Kristin à Granges-lès-Valence, qui reviennent des vendanges, dans le Diois. Thomas et Béa sont là, eux aussi, occupés à des travaux sur leur nouveau fourgon : le pare-brise de leur ancien « J7 » a explosé, ils sont maintenant bloqués ici, le temps d'aménager et de transférer leurs affaires dans leur nouveau « Mercedes ». Le soleil d'automne nous offre ses derniers rayons: il fait encore suffisamment bon pour manger dehors.

Phil et Kristin connaissent bien la vie sur la route, qu'ils mènent ensemble, depuis dix ans. Ils l'ont faite un moment en sacs à dos, avant de vivre en camion. Leur « C35 » est le troisième qu'ils ont aménagé : ils savent bien ce que c'est de se retrouver bloqués à cause de pannes et d'attente de pièces à changer : « on n'est pas toujours aussi mobile qu'on le souhaite... ! ». Nous colmatons les trous de la carrosserie et refaisons les jointures du toit en quelques jours, juste avant qu'il ne pleuve, aidés des conseils de Phil et Thomas, plus expérimentés que nous dans ce domaine. Phil et Kristin nous offrent notre première plante verte, pour notre prochain aménagement. En attendant que chaque chose ait sa place, il nous faut souvent penser à tout caler et sangler avant chaque départ, sans quoi, bien des choses se déplacent et se brisent, lors de virages ou de manoeuvres...

Kristin et Phil prévoient de monter plus haut en Ardèche, pour cueillir des champignons et se balader. Seule une casse, de tout le Nord de la vallée du Rhône, possède les pièces dont nous aurions besoin et, comme le propriétaire s'en doute, il en profite pour nous les vendre à un prix exorbitant. Nous repartons pour Lyon, où nous pourrons être accueillis avec notre camion, souhaitant profiter des vacances de la Toussaint, et de la place disponible d'un parking, que nous connaissons déjà.

Je réalise à quel point il est difficile de séjourner à Lyon avec notre camion, que ce soit pour circuler, trouver une place où l'on ne dérangera personne, ou vis-à-vis des forces de l'ordre, qui ne manquent presque jamais de contrôler nos papiers, d'un air suspicieux. Un d'entre eux nous a demandé, une fois : « Même si vous êtes sans abris, vous avez rien trouvé de mieux que de vivre là-dedans ? » Ou, encore, lorsque nous le parquons derrière un collège - à une place réservée, la seule vue de notre maison mobile semble faire désordre pour le personnel administratif et les parents d'élèves : il attire l'oeil et soulève des commentaires (« C'est quoi, ce truc ?... »). Nous comprenons vite que nous ne serons pas tranquilles ici. Nous préférons donc terminer au plus vite ce qui nous reste à faire en ville, avant de repartir ailleurs. Il ne nous reste plus qu'un mois avant la contre-visite du contrôle technique: nous retournons dans les environs de Crest.

Léon est au Turzon depuis quelques jours, il vient de terminer la cueillette des pommes. Il nous déconseille tout de suite le poêle que nous venons d'acheter : il risquerait, vu son mauvais état, de mettre le feu à tout le camion. Il nous faut tout un après-midi pour changer la porte, avant droite, de la cabine conducteur. Les pièces récupérées sur l'ancienne porte nous permettent de réparer, aussi, celle de gauche. Mais, au moment de démarrer le camion pour aller faire quelques courses, la pédale d'embrayage ne répond plus, et nous laisse bloqués là. Cela nous signifie vivement l'urgence de l'entretien de quelques parties mécaniques... Ou plutôt devoir changer une pompe de liquide de frein, comme le pense Léon ? En tous cas, on ne peut pas partir pour le moment, et s'il faut acheter une pièce neuve, ce ne sera pas avant lundi... L'hiver approche peu à peu, il commence à faire froid et le vent s'est levé. Je commence à craindre notre situation puisque notre habitat n'est pas encore isolé... « Ce ne sera pas la seule fois qu'on se retrouvera bloqués quelque part, tu sais, mais là, au moins, il y a quelqu'un pour nous aider, ce qui ne sera pas certain pour les prochaines fois où ça arrivera... », me rappelle alors mon compagnon. Les petits travaux de résine et de scie sauteuse, que j'ai prévu pour le lendemain, devront attendre aussi... Pourtant, ce n'est pas le temps matériel qui nous manque, au contraire, mais le mistral s'est levé et pourrait bien ne pas cesser avant plusieurs jours... Matis et Léon ne souhaitent pas, non plus, travailler sur les camions par ce vent glacé : « On peut rien faire de bien avec ce temps, faut attendre que ça se calme. Pour faire de la mécanique, faut de meilleures conditions, déjà qu'on est à l'extérieur... », me rappelle aussi Léon ... Bon, malgré moi, il nous faut donc attendre...

Après deux jours de réflexion logique et mécanique, et quelques petits échecs, Léon parvient finalement à régler le problème de ses essuie-glaces, puis des nôtres - dont le réglage se jouait à 2 millimètres... Il a desserré, nettoyé et réajusté la tringlerie (peut-être avons-nous remplacé le moteur des essuie-glaces pour rien...). Il nous prévient que c'est une solution provisoire, puisqu'il pense que les bras des essuie-glaces ne sont pas d'origine, et donc non adaptés au modèle du camion. Pour l'instant, nous ne connaissons pas vraiment notre véhicule, seulement très peu de choses quant à son entretien, les années précédant son achat. Peut-être y a-t-il eu d'autres semblants de réparations qu'il faudra sûrement revoir de plus près. Seuls le temps et son usage sur la route nous le confirmeront, en fonction des pièces changées, des réparations passées et des faiblesses constatées. C'est ainsi que Léon a, peu à peu, appris à bricoler par lui-même : « Je suis pas mécano, je sais juste faire ma mécanique sur mon propre véhicule depuis qu'il m'est arrivé des galères et que j'ai retenu ce qu'il fallait faire... »

Quant à l'embrayage, on commence par effectuer une purge du liquide de frein, pour le remplacer par du neuf. Nous le laissons ainsi toute la nuit et le lendemain, s'attendant à pouvoir partir ensuite, maintenant que l'essentiel allait être en marche. Mais, là encore, la pédale reste coincée... Je commence à être -presque- habituée à devoir remettre nos plans à plus tard... Peut-être que la vidange n'est pas suffisante, que des bulles d'air restent dans le conduit ; nous recommençons. Léon se souvient finalement de la nécessité, pour les véhicules « poids lourds », de démarrer le moteur, afin de pouvoir terminer la vidange. Il nous reste donc à finir de remonter les essuie-glaces - et tout le reste - pour allumer le moteur. C'était tout simple, mais encore fallait-il le savoir! On pouvait enfin penser à repartir, à moins que... ?

En partant du Turzon, et même encore loin, sur la route, nous nous attendons à ce qu'il advienne autre chose. Nous avons fini les réparations mécaniques, avant la date butoir du contrôle technique, trouvé une gazinière et un poêle à bois, plus efficace, pour affronter les prochaines rigueurs de l'hiver. Nous disposons, en plus, d'un groupe électrogène. Le climat, déjà rude, nous enjoint à remettre à la saison prochaine le reste des travaux d'aménagement. Ce que nous avons entreprit s'avère peut-être plus difficile que ce que j'imaginais : il nous faut en réalité plus de temps et d'argent, nous n'avons pas toujours toutes clés en mains, on apprend à bricoler sur le tas ; mes plans sont toujours susceptibles d'être modifiés, il y a toujours une meilleure façon de les organiser... On ne sait plus par quoi commencer, tant il y a des travaux et de contraintes à appréhender.

Phil et Kristin nous préviennent, par téléphone, que des pièces détachées de « 508 » sont à récupérer, près de Valence. Vivement intéressés, nous descendons les voir pour en savoir plus. Ils se trouvent à Granges, accompagnés de Christophe et Milie, que nous rencontrons pour la première fois. Notre camion leur plaît, pour la large place dont nous disposons à l'intérieur : ce couple aimerait, à l'avenir, changer leur fourgon pour un de ces modèles. Léon est là, lui aussi, mais il a triste mine. Kristin m'explique que son chien a disparu il y a plusieurs jours maintenant, et qu'il n'a plus vraiment de raisons d'espérer le voir réapparaître...

Nous le rejoignons à Crest, puis nous décidons, avec lui, de changer de site pour un autre, moins sombre. Nous devons auparavant faire quelques courses. Mais, en sortant d'un parking, la capucine de notre camion vient frapper fortement un portique, trop bas, que nous n'avons pas remarqué : elle est pliée, laissant deux larges trous à chaque côté...

Nous sommes au mois de janvier, et de, nouveau, à la recherche d'un travail saisonnier.

Un employé d'un « Point Relais Emploi », en Languedoc-Roussillon (chargé de faire le lien entre employeurs agricoles et travailleurs saisonniers) m'a alors averti : « Si vous sentez des réticences de la part d'employeurs, du fait de votre mode de vie, n'hésitez pas à mettre en avant vos compétences et vos saisons antérieures, pour rassurer l'employeur que vous savez travailler, même si vous vivez comme ça... ». En effet, un agriculteur m'avoue ne pas vouloir nous prendre du fait de notre « vie en camion », il semble nous avoir déjà catalogué : « C'est une mauvaise expérience, je sais que ça ne marche pas... » J'ai beau l'assurer de notre sérieux, mais rien n'y fait : il doit avoir ses raisons, et nos prédécesseurs leurs torts, qui nous empêchent à présent d'accéder à cette embauche. Léon, du haut de sa large expérience, nous a averti plus d'une fois : cette vie perçue en marge donne peut être une sensation de liberté mais est finalement à double tranchant : elle nécessite en fait d'avoir une conduite irréprochable. Mathieu, que nous avons rencontré l'été dernier près de Sisteron, lors de l'éclaircissage des pommes, m'avait parlé de la « zone de Tournon », en été, qu'il ne veut plus fréquenter: « Ils se défoncent au `Sub' toute la journée et foutent la merde avec leurs chiens... » Il pense que c'est à cause d'eux, par exemple, que l'accueil de jour de Tournon risque de fermer. De leur côté, Phil et Kristin sont partis de Granges, où beaucoup trop de monde à leur goût s'étaient installés récemment. Un bus et des véhicules à un bout, leur camion un peu plus loin, et entre les deux, un groupe de routards polonais : ils préféraient ne pas attendre la police nationale pour trouver un autre lieu, plus tranquille. Même la question des récup' d'invendus est à peser: en prenant soin de laisser à chaque fois l'endroit tel qu'on l'a trouvé, sans laisser d'indices apparents d'une visite nocturne, la gérance du magasin ne pourra pas prétexter de cas de vandalisme, ce qui évitera qu'elle en empêche l'accès, à l'avenir.

Nous trouvons quand même à travailler dans l'Aude, pour l'arrachage des chicons d'endives. Mais ce projet se modifie au dernier moment. Nous avons trouvé cet emploi quelques semaines auparavant : mon compagnon contacte une première productrice, qui nous accepte immédiatement, et nous assure de nous rappeler dans les deux semaines pour nous donner la date prévue pour l'embauche. A cette échéance, toujours pas de nouvelles : on commence à se demander si l'offre d'emploi est encore valable. Lorsque qu'on nous répond -enfin- au téléphone, la patronne nie nous avoir inscrit sur la liste : « Oh, mais, vous comprenez, vous avez appelé trop tôt, je vous ai oublié, moi... ». Elle ne nous prend donc plus. Peut-être ne s'attendent-ils pas à ce que l'on se déplace de si loin pour ce genre de travail ? Nous lui faisons croire que nous nous trouvons déjà près de chez eux ; l'agricultrice culpabilise un peu et finit par nous donner plusieurs numéros d'exploitations situées dans la même ville : « Appelez-les, ils recherchent peut-être encore du monde... ». Une seconde personne m'accorde un « peut-être », puis une troisième famille nous rappelle pour nous demander de venir, quoiqu'un peu hésitante. Nous partons sans attendre.

Nous avons beaucoup de route à faire. Nous tournons un long moment, jusqu'à la tombée de la nuit, à la recherche d'un endroit calme, caché de la route, pour pouvoir dormir. Nous pensons l'avoir trouvé, lorsque le propriétaire des lieux nous rejoint, en moins d'un quart d'heure, pour nous signaler que ce terrain lui appartient, qu'il s'agit d'une propriété privée. Nous tentons de le rassurer en lui expliquant que nous roulons depuis ce matin, que nous sommes fatigués, que nous ne sommes là que pour une nuit et qu'il est certain que nous ne laisserons aucun détritus derrière nous. Mais il reste tout de même inquiet : « Bon, ben, si je repasse demain matin, vous serez partis, c'est sûr ? Je viendrai vérifier... » .

Le lendemain, nous pressant pour avaler les kilomètres restants, Mme Dardier nous rappelle pour nous dire que nous ne commencerons pas le travail avant trois jours, dû au sol gelé. Nous prenons donc le temps de nous promener un peu, mais le doute s'insinue encore : et si on y allait finalement pour rien ?

Nous arrivons à Castelnaudary. Nous cherchons un endroit accessible et confortable, au bord d'un lac, situé à proximité. Nous empruntons un chemin tantôt chaotique, tantôt glissant, que l'on emprunte à partir du village de Molleville... pour nous retrouver finalement embourbés, la roue, jumelée arrière, du camion complètement immergée dans de la boue, provoquée par un canal d'irrigation. Trois heures de tentative infructueuse, par nous-mêmes, pour nous sortir de là. Le soleil sera couché dans une heure et nous ne souhaitons pas tenter de dormir dans le camion, tant il est penché. Nous nous rendons, à pieds, jusqu'au village, à la recherche d'un tracteur qui nous sortirait de là. Un jeune père de famille téléphone pour nous à un agriculteur; il n'est pas étonné: « Ca arrive souvent, surtout en été, mais maintenant, les deux agriculteurs, qui ont un tracteur par ici, vont vous demander de les payer, depuis qu'ils ont eu des problèmes avec des gens qui les accusait d'avoir abîmé leurs voitures en les tirant... Ils ne viendront sûrement pas avant demain matin. » La nuit est pratiquement là, il ne nous reste plus qu'à dresser la tente et nous faire à manger sur un réchaud. Quand arrive une MotoCross. Le conducteur nous accoste : « Ah oui, vous êtes bien enlisés, effectivement... Il est trop mouillé ce chemin, à chaque fois, ça arrive. Je vais remonter chez moi chercher ce qu'il faut... » Il redescend dix minutes plus tard, avec deux plaques de désensablage de l'armée et son fils. Il nous aide à les placer sous les roues et reste avec nous jusqu'à ce que nous réussissions à déplacer le camion. Il fait complètement nuit maintenant, nous pouvons dormir au plat grâce à lui. Il nous laisse même ses plaques : « Gardez-les, vous risquez d'en avoir encore besoin... »

Deux jours plus tard, nous nous présentons à la famille Dardier. Mme Dardier nous fait un aimable accueil, mais elle tient à savoir : « Comment vous nous connaissez ? Comment avez-vous eu notre numéro ? ». Puisque nous allons nous installer sur leur pelouse pour plusieurs semaines, ils cherchent à nous connaître un peu mieux. Mr Dardier et leur fille Nathalie arrivent par la suite, et viennent jusqu'au camion nous saluer. Intrigués, ils veulent en voir l'intérieur, afin de s'assurer que n'aurions pas froid, ou qu'on ne s'étoufferait pas avec le poêle. Ils nous répètent plusieurs fois de ne pas hésiter à leur demander tout ce qui viendrait à nous manquer. Ils nous tirent une rallonge électrique, nous indiquent les toilettes et le lavabo d'eaux chaude et froide. On peut aussi prendre un peu de leur bois, qu'ils n'utilisent pas. Ils finissent par nous demander: « C'est le mode de vie que vous avez choisi, alors ? C'est donc que ça vous plaît de vivre comme ça ? » Durant ces trois semaines passés chez eux, ils nous ont exprimé leur sympathie en nous invitant à leur table, par deux fois, en nous proposant leur douche, en nous prêtant un petit chauffage électrique et Nathalie a eu la gentillesse de nous conduire en ville pour faire nos courses. Nous sommes invités à passer les voir si nous repassons dans la région, et les bienvenus pour ramasser les chicons les années prochaines. Le jour du départ, Mme Dardier me charge de poireaux, carottes, oignons, haricots secs et oeufs jusqu'à ce que je ne puisse plus en porter, avant que toute la famille ne se réunisse sur le pas de la porte pour nous souhaiter « bonne route ».

2) Compléments photoethnographiques

L'ethno-anthropologie brésilienne utilise, et reconnaît, l'outil photographique comme un mode descriptif, à part entière. Elle l'intègre dans ses possibilités méthodologiques, en le considérant comme un matériau descriptif, au même titre que les descriptions littéraires que constituent les carnets de terrain (ou carnets de bord). Les photographies que réalise l'ethnologue lui-même ont donc valeurs de données ethnographiques en soi, et viennent donner un éclairage particulier à l'analyse. Il ne s'agit pas d'illustrations d'ouvrage, ou encore moins d'attractions figuratives, qui viendraient casser la monotonie du récit. Cette perspective analytique, pas aussi récente que ce que l'on pourrait penser, est nommée photoethnographie, et commence, peu à peu, à atteindre les horizons européens4(*).

En France, presque à l'inverse, là où les ethnocinéastes ont réussi à faire accepter la nécessité de leur point de vue (privilégiant le mouvement et les considérations dynamiques des sociétés modernes), on considère encore le moyen photographique comme un mode de description trop « figé », qui risquerait de « fixer » le terrain : focalisation des détails de recherche qui empêcherait une vue d'ensemble, plus relative, et corroborait, de ce fait, l'entreprise de connaissance anthropologique.

Je consacrerais, pourtant, cette - petite - partie à évoquer les possibilités d'analyse de quelques photographies, que j'ai pu réaliser lors de mes deux années de terrain. Je les propose ici, non par intention provocatrice ou prétentieuse, mais pour questionner, à mon tour, leur intérêt descriptif complémentaire à cette étude5(*). Les éléments figuratifs que contiennent ces images me semblent pouvoir servir d'indices analytiques éclairants pour l'enquête ; adjointes à d'autres, peuvent-elles jusqu'à conduire sa problématique ?

En attendant d'approfondir ailleurs ce questionnement, je m'en servirai comme support d'un premier « bilan » des points d'analyse mis en évidence par le récit ethnographique, dont les récurrences se retrouvent dans les photographies.

1. (Photographie de première de couverture) « Milie et son chien Miro, camion de Léon »

Granges-lès-Valence, département de la Drôme (26), région Rhône-Alpes, Avril 2008.

(Source : A. Angeras)

Cette photographie, placée en première page, vient représenter la population des saisonniers agricoles vivant « en camion » : caractérisée par le type d'habitat qu'elle investit, leur recherche d'évasion les entraîne à privilégier la vie en extérieur.

Le camion, de type « utilitaire », nous donne un premier indice quant aux moyens matériels investis possibles, m'entraînant à interroger la dimension économique dans laquelle ils évoluent. L'intérieur du véhicule révèle qu'il est aménagé en habitat (devenant, juridiquement parlant, un « habitat mobile »), point qui m'amène à questionner les conditions d'élection de ce mode de vie: qu'est-ce qui amène à vivre ainsi, de nos jours, au sein de la société française ? Seulement une situation précaire subie ou un choix de vie, pesé et assumé ? La porte de ce lieu de vie, ouverte sur l'extérieur, ainsi que la référence à la légende peuvent nous renseigner aussi sur les valeurs d'accueil et d'hospitalité qu'elle sous-entend.

Le chien, au premier plan, s'est placé non loin de sa maîtresse, nous donnant à voir son rôle protecteur de gardien, ce qui nuance quelque peu la notion d'accueil, évoqué plus haut. On pourra remarquer qu'il n'est pas attaché en laisse, suggérant ainsi sa liberté d'action.

Un pack de bière nous laisse entendre qu'il s'agit d'un moment de détente, hors d'une période de travail salarié. Celui-ci vient cacher la plaque d'immatriculation, acte méthodologiquement réfléchi, partant d'un souci d'anonymat.

Dans son ensemble, la photographie annonce un cadre de vie situé à l'extérieur, supposant un type particulier de nomadisme. L'emplacement du véhicule, sur terrain plat, convoque l'idée d'un choix de campement, dépendant du nombre et de l'état des véhicules.

Les éléments qui figurent sur ce cliché nous donne à évaluer les premiers traits apparents de cette partie de la population française : a priori signifiants qui les distinguent de l'ensemble de la population française, ils m'apparaissent comme autant de stigmates révélateurs de leur position sociale.

PHOTO 2

2. « La cueillette des fraises »

Peaugres, département de l'Ardèche (07), région Rhône-Alpes, Mai 2007.

(Source : A.Angeras)

Les photographies 2, 3, 4 et 5 mettent en scène des périodes de travail agricole. Sous serre ou en plein air, il s'agit d'activités salariées effectuées soit « à l'heure », soit « au rendement ». La diversité des productions saisonnières, représentée par ces quatre photographies (fraises, cerises, pommes, vignobles...), ainsi que les positions courbées du corps, les charges pondérales à supporter et les procédés de ramassage, démontrent des capacités d'endurance physique et de régularité, de minutie, de techniques et savoir-faires requis dans l'exercice de ces multiples emplois.

L'ensoleillement de ces différentes situations se retrouve sur chaque photographie, en fonction des périodes de l'année, sans, néanmoins, pouvoir nous renseigner sur ses intensités de chaleur qu'elles prodiguent. Les diverses ambiances associées à ces travaux saisonniers (que peuvent signaler les paroles, les rires, les hèles, les chants, ou, parfois, un relatif silence...), que ne peuvent capturer l'oeil photographique, manquent également dans cette description. La place d'un autre mode descriptif, tel que des documents sonores, qui viendraient compléter cette recherche d'informations, serait sans doute à estimer.

PHOTO 3

3. « La cueillette des cerises »

Colombier-le-Vieux, département de l'Ardèche (07), région Rhône-Alpes, Juillet 2008.

(Source : A.Angeras)

PHOTO 4

4. « Eclaircir les pommiers »

Département des Hautes-Alpes (05), région PACA, Juin 2007.

(Source : A.Angeras)

PHOTO 5

5. « Les vendangeurs au travail »

Trépail, département de la Marne (51), région Champagne-Ardennes, Septembre 2007.

(Source : A.Angeras)

PHOTO 6

6. « Un campement de saisonniers sur leur lieu de travail »

Département du Var (83), région PACA, Mai 2009.

(Source : A.Angeras)

Ce vignoble à ébourgeonner est aussi, pour ces saisonniers au rendement, leur lieu de vie collective, pour un temps donné, ne réunissant pas seulement des travailleurs logeant en « habitat mobile ».

Près du camion figure, ici, une toile de tente, autre type d'habitat qui suggère une temporalité plus succincte encore.

Une table et des chaises en toile, la présence d'autres moyens matériels (motocyclette, hamac), le peu d'ombre disponible en ce lieu... : façon de campement parmi une variété d'autres possibles, ces éléments laissent entendre une diversité de situations matérielles possibles, qui supposent une capacité d'adaptation manifeste, dépendante des conditions investies.

L'aspect esseulé de ce campement tient à son contexte d'une journée de travail, les saisonniers étant alors en plein ouvrage dans une vigne, à proximité. La raison du choix de ce cliché tient, là aussi, d'une raison méthodologique, car ne disposant pas de leur accord de figurer sur des photographies qui les mettraient en scène.

PHOTO 7

7. « Presque 500 000 km au compteur ! »

Le Turzon, Département de l'Ardèche (07), région Rhône-Alpes, Août 2009.

(Source : A.Angeras)

Le nombre élevé de kilomètres inscrit au compteur évoque, pour le « nomade en camion », une intense mobilité, parcourant de courtes à larges superficies territoriales. Son « véhicule-habitat », moyen matériel de son nomadisme, lui procure une certaine liberté de mouvements circulatoires, par la possibilité constante de s'établir dans un « ailleurs », qu'il choisit de manière temporaire.

Cette condition matérielle lui impose, nécessairement, des entretiens mécaniques réguliers afin de conserver sa liberté de déplacement, qu'elles soit liée à ses envies ou une obligation salariale. La marque « Mercedes » est une de celles les plus privilégiées par ces nomades contemporains, en raison de sa fiabilité et de ses facilités mécaniques, leur permettant de réparer leurs véhicules par eux-mêmes.

Cette photographie est celle du premier véhicule dans lequel j'ai vécu, durant mes deux années de terrain, de type « `508' Caisse ». Ce cliché a été pris peu de temps avant sa revente, en tant que huitième main.

PHOTO 8

8. « De la caisse au fourgon »

Le Turzon, Département de l'Ardèche (07), région Rhône-Alpes, Août 2009.

(Source : A.Angeras)

La légende de cette photographie fait référence au déménagement de mon premier « habitat mobile » (« `508' Caisse »), acquis lors de mon terrain, pour vivre ensuite dans un « `508' Fourgon » (numéros de modèle de ces véhicules utilitaires). Le passage de l'un à l'autre a été réalisé en extérieur, sans abri, en l'espace de quinze jours, grâce à l'aide d'un couple d'amis saisonniers vivant en camion (modèle « C35 », à l'arrière-plan droit). Le Turzon étant un lieu fréquemment surveillé par les gardes de la Compagnie Nationale du Rhône, la discrétion de ce chantier était d'importance.

Le volume d'un utilitaire de type « caisse » est souvent recherché pour l'espace qu'il confère, mais il est aussi souvent synonyme de surcharge pondérale, impliquant de fait un coût financier plus important (gazoil, mécanique, risque de condamnation pénale si le véhicule classé en « Véhicule Léger » dépasse les 3,5 tonnes limitées...). Le fourgon, par exemple, apparaît comme un choix matériel mieux adapté à une circulation plus fréquente sur routes de montagne.

PHOTO 9

9. « Yourte auto-construite ».

Bessèges, département du Gard, région Languedoc-Roussillon, Décembre 2008.

(Source : A.Angeras)

Cette yourte fait figure d'un autre cas d'habitat alternatif. Le mode de vie qu'elle soutend est qualifié de « semi-nomade » par ses protagonistes eux-mêmes, à la recherche d'une vie basée sur l'adéquation avec l'environnement naturel extérieur qu'ils choisissent. Ce type d'habitat nomade, d'inspiration traditionnelle, contient sa part de contemporanéïté, puisqu'il a été pensé selon le lieu (une végétation environnante faite, principalement, d'acacias, suintant une sève corrosive pour les tissus), et le climat (alternant fortes chaleurs sèches l'été et régulières averses l'hiver), où elle a été érigée, et les moyens techniques et matériels dont ils dsposent.

Il s'agit de la yourte où j'ai pu être accueilli pour rédiger la première synthèse de mes notes de terrain. Cette période a été l'occasion de rencontrer les associations « Demeures nomades » et « HALEM », qui défendent le principe d'« habitat choisi », perçu comme plus épanouissant et plus digne que des habitats dits « sociaux », politiquement parlant, souvent vétustes et précaires. Le sujet de ma recherche vient partager le même intérêt de dénonciation de présupposés miséreux, et la même volonté de reconnaissance sociale.

(Photographie placée ci-dessous) : La fixité du cadre photographique, dans l'élaboration de ce cliché, pour mieux révéler le mouvement qu'entraîne l'élan du véhicule... : cette photographie pourrait bien résumer, à elle seule, toute la portée de cette entreprise de recherche !

En effet, cette photographie me permet de souligner l'aspect quelque peu paradoxal de cette enquête. Le cadre spatio-temporel d'une institution de recherche, qui fixe un phénomène social dans un espace et un temps donnés, pour tenter de comprendre ses logiques d'actions et de représentations, vient se superposer à celui de ce nomadisme, et le révèle fait de mobilités quasi-constantes, de réévaluations permanentes de valeurs et caractéristiques socialement admises. Tandis que ce mouvement social continue de s'étendre, et son histoire d'évoluer, jusqu'à quel point peut-on conduire une analyse dynamique qui lui correspond ?

Elle me rappelle (par là, ou à ce moment) le profond questionnement de Bergson (avec une somme d'immobilités, comment créer du mouvement ?) et sa théorie selon laquelle l'être humain ne peut concevoir le temps sans l'espace, et ne sait concevoir l'espace sans la temporalité...

PHOTO 10

10. « Sur la route »

Département de la Corrèze (19), région Auvergne, Février 2009.

(Source : A.Angeras)

II. ... A UNE CONNAISSANCE EMPIRIQUE

1) Une histoire à compléter

Notre devoir n'est ni d'accuser ni de pardonner, mais seulement de comprendre -G. Simmel.

L'histoire de l'humanité démontre l'antériorité du fait nomade sur les sociétés sédentaires d'aujourd'hui. Ce fait n'est plus à prouver : la documentation scientifique abonde en ce sens et ce travail de recherche proposé n'est pas le lieu pour la discuter. Profitons seulement, pour entamer cette perspective historique, de la remarque de Robyn Davidson6(*) : « Le siècle passé a été témoin des plus grands mouvements de population dans l'histoire de l'homme. Il est également témoin de la fin du nomadisme traditionnel, qui nous accompagne depuis l'aube des temps : notre plus ancien souvenir humain. Il existe une nouvelle sorte de nomades : non des gens qui sont partout chez eux, mais des gens qui ne sont chez eux nulle part ». Son pessimisme était peut-être valable, à son époque mais, de nos jours, il y a, à nouveau, des personnes qui se sentent chez eux partout...

Tenter l'historique du type de nomadisme contemporain, chez les saisonniers agricoles qui vivent « en camion », n'est pas tâche aisée.

Parce qu'il est contemporain, très peu d'ouvrages (ou autres travaux), à l'heure actuelle, lui sont consacrés. Parce qu'en pleine expansion dynamique, les limites entre les diverses populations, qui font l'ensemble d'un nomadisme contemporain, tendent de plus en plus à se confondre ; ce qui peut donner lieu, parfois, à de nombreux amalgames entre elles. Et parce que, malgré leur provenance d'une civilisation dite « écrite », ils défendent, selon moi, une culture de l'oralité.

Pour parvenir, peut-être, à une définition plus rigoureuse de ce que j'entends par la population des « saisonniers agricoles en camion », il est, toutefois, utile de savoir d'où viennent les origines de ces habitation mobiles, et, par conséquent du mode de vie culturel qui en découle. L'apport compréhensif que nous délivrent les éléments historiques est d'importance, puisqu'ils nous amènent à comprendre la portée sociale significative de ce processus, en train de se faire, en mouvement. Ne voir donc là aucune prétention de ma part à une quelconque exhaustivité : cet essai d'historicisation contiendra, sûrement, des lacunes mais, plutôt, le prendre comme une invitation à le compléter... A bon entendeur... !

Je le répète : il s'agit-là d'un mouvement social très récent à l'échelle de l'Histoire, d'une quinzaine à une vingtaine d'années d'existence, d'où provient une certaine difficulté quant à la prise de recul nécessaire à cette entreprise de recherche historique7(*). Néanmoins, les deux à trois sources historiques8(*), sur lesquelles je me base, ainsi que les acteurs qui font mon « terrain », s'entendent pour estimer l'apparition, en France, des premiers « habitants en camion », aux environs des années 1995. Mais, avant d'atteindre notre hexagone, il s'était déjà annoncé ailleurs, sous d'autres formes et dans d'autres régions du monde.

Malgré la « difficulté de choisir un début et une fin au temps », comme le souligne Caroline Spault9(*), « isoler certains éléments historiques », qui feraient état des aspects d'un nomadisme contemporain - qu'elle met à jour, pour sa part, à travers la population française des travellers-techno - lui « permet de fixer une chronologie de 1960 à nos jours ». Chronologie que je retrouve, de façon plus détaillée, dans l'ouvrage de Marcelo Frediani10(*), « monographie socio-anthropologique » qu'il consacre, de son côté, à l'étude des Travellers d'Angleterre. Nous sommes, certes, encore loin des actuels « saisonniers agricoles en camion », mais j'en retiendrai, tout de même, les éléments qui me semblent les plus révélateurs.

Aux Etats-Unis, un « phénomène d'itinérance des années 1960 et 1970 sort en droite ligne des récits de voyage des écrivains de la `beat generation' » et son « mythe de la route, dans un pays construit par la main d'oeuvre immigrée, pays qui avait repoussé les limites de son territoire ». La `beat generation' est considérée comme le « mouvement déclencheur de la contre-culture qui remettra profondément en cause les valeurs sociales ». Le terme  « beat » renvoie lui-même aux « `vagabonds du rail' » qui « voyageaient clandestinement à bord des wagons de marchandises », et utilisaient, à des fins musicales, le rythme habituel que donnait à entendre la machinerie ferroviaire, terme « passé dans le lexique des jazzmen noirs». Peu à peu, il devient la désignation d'une « démarche, une manière de traverser la vie », jusqu'à signifier « survivre dans les marges clandestines du monde urbain », recouvrant, par là, une « sensibilité de marginal ». Sorte de « dissidence », « cette marginalisation volontaire apparaissant comme une protestation », il évoque un « désir d'échapper à une organisation sociale étouffante » et « débouchera sur la révolte de toute une génération face aux conventions d'une société rigide, puritaine, matérialiste et aliénée, figée dans sa peur de la guerre froide ».

Il nous faut, également, faire référence aux rassemblements hippies de San Fransisco (1967) que développent alors la jeunesse américaine de cette époque : les « grands rassemblements de Woodstock et de l'Ile de Wight sont restés les moments les plus symboliques de cette culture de la jeunesse, contestataire et novatrice, marginal et communautaire à la fois ». Le « mouvement hippie » est compris comme le « refus de la société capitaliste » et « engendre des `utopies' » (Utopies signifiant, étymologiquement, « lieux de nulle part »...). Leur expression de « révolte » les amène à la « recherche d'une philosophie nouvelle », « idée d'un retour à l'équilibre, dicté par les exigences de l'écosystème naturel et de la communauté dont il faut rechercher l'unité fondamentale ».

La « `préhistoire' des errances `Travellers' en Grande-Bretagne » pourrait donc être faite « à partir de l'influence exercée par les `beatniks' américains de passage » sur l'île britannique : le « `Psychedelic Bus' », organisé par Ken Kersey (aux environs de 1964) est conduit par Neal Cassedy, le héros d'On the Road' (plus connu sous le nom de Dean Moriaty) ». Ils « explorent, de 1964 à 1967, les techniques qui ouvrent la voie des paradis artificiels : drogues dures et hallucinogènes, dans et musique rock », autant de « moyens qui conduisent au pays des limites », ouvrant la marche d'une « vie faite de refus de la société conventionnelle et à la recherche de nouvelles voies ».

Je reprendrai, tout d'abord la précision de C. Spault, selon lequel le terme `Traveller' était déjà usité en Grande-Bretagne, au 17ème siècle. Elle estime que c'est dans la « guerre civile qui déchira l'Angleterre, entre 1647 et 1649, que l'on trouve les racines des `Travellers' : « True Levellers » (« Les vrais égalitaires ») ou « The Diggers » (« Les Déracinés ») ». Cette population semble avoir suivi le précepte (d'un dénommé Gerrard Winstanley, en1649, fondateur d'une « secte dissidente et puritaine ») selon lequel « la véritable liberté réside en la libre jouissance de la terre ». S'étant établis sur des terres communales, ils furent « méprisés, persécutés, puis, finalement, expulsés ».

Pour Marcelo Frediani, faire l'histoire du mouvement `Traveller' anglo-saxon n'était pas des plus évidents : des « influences historiques, culturelles et politiques multiples » concourent à sa formation culturelle. De plus, il nous indique que « chaque `Traveller' a une théorie personnelle sur les causes de l'affluence massive de jeunes gens sur la route ». Il parvient tout de même à les identifier en déclinant les « caractéristiques propres à ces individus : le fait de vivre dans des véhicules, adopter un style de vie itinérant et une certaine similitude dans l'apparence générale ». Malgré ce constat, «  les `Travellers' ne constituent pas un ensemble de groupes homogènes, organisés sur la base d'idéaux communs, et ne poursuivent pas d'objectifs sociaux et politiques semblables aux mouvements d'action organisés ». Il relève ce phénomène comme «culturellement influencé par de constants contacts avec les groupes traditionnels que sont les Gitans », mais, bien que les populations nomades traditionnelles soient « souvent cités par les `Travellers' », leur contemporanéïté les distingue fortement.

Selon cet auteur, « l'émergence du groupe `Traveller' est liée aux mouvements dits de `contre-culture' des années 1960 ». Interprétant cette mouvance `Traveller' comme un « phénomène de résistance issu des mouvements de contre-culture des années 1960 et 1970 », il est « impossible de comprendre le phénomène `New Traveller' indépendamment des manifestations socio-culturelles issues de la contre-culture anglo-saxonne » : « motivés par la critique du système capitaliste et par les manifestations de la contre-culture, ils ont adopté un style de vie en marge de la société globale ». Par la suite, les « mouvements activistes et pacifistes ont donné à ces errances une dimension plus politique ». Il s'agit alors d'« individus sans logement qui ont fui la situation sociale des villes et des campagnes ».

Les « festivals de musique liés à la mouvance `underground' de la fin des années 1960 et les `Free Festivals' du début des années 1970 » donnent le « premier élan » de l' « itinéraire festivalier de l'été ». « L'origine du phénomène `New Traveller' est inséparable de l'histoire des `Free Festivals', entre 1974 et 1985 (« Windsor Park Free Festival », festivals de Stonehenge et Glastonbury), insiste M. Frediani, selon qui c'est « l'émergence d'un circuit de `free festivals' » qui conditionnera la « nécessité d'une plus grande mobilité pour assurer le transport de lourds équipements de sonorisation et des larges scènes ». Conséquemment, « les véhicules lourds ont pris une grande importance dans le style de vie des organisateurs de ces festivités » : « afin de garantir la réalisation de ces évènements, plusieurs petits groupes, voyageant ensemble, se sont constitués pour des raisons pratiques, pour que le matériel suive et qu'ils constituent des logements convenables, par sécurité, car les vieux véhicules tombent souvent en panne ». Ces raisons matérielles nous donnent, ainsi « l'origine des grands convois des années 1980 ».

En 1974, les `New Age Travellers' (tels que parfois dénommés) organisent, par eux-mêmes, leur premier festival, au solstice d'été, sur le site patrimonial de Stonehenge (monument de pierres levées, d'origine celtique, défendu par les associations druidiques). « Malgré les injonctions judiciaires », sûrement par provocation, ils « restèrent six mois sur le site » : « la publicité autour de cette affaire assure le double de participants l'année suivante ». Quelques jours plus tard, la personne à qui l'on attribue la création de ce festival se suicide, suite à son internement en hôpital psychiatrique, pour possession de L.S.D. Un « mythe du martyre » se constitue, et le nombre des festivaliers ne cessera d'augmenter : jusqu'à 70 000 personnes au dixième festival (le plus grand `Free Festival' qui eut lieu en Grande-Bretagne).

En 1985, le `Stonehenge People Free Festival'  connaît une « fin brutale». D'une centaine (estimation avancée par C. Spault) à trois cents `New Travellers' (chiffre avancé par M. Frediani), et environ cent cinquante véhicules, qui forment « The Peace Convoy », s'engagent sur la route de Stonehenge « pour y établir un grand rassemblement et protester contre la venue des missiles de croisière américains sur les terres britanniques ». La police anticipe leur arrivée et clôture le périmètre en déposant « quinze tonnes de graviers, à onze kilomètres du monument ». Les `Travellers' « tentent, malgré tout, de forcer le passage, en s'introduisant par un champ de haricots, mais ils s'y embourbent », et se voient confrontés à « plus de mille policiers armés ». C'est alors un « festival de violence » qui s'engage : « les fenêtres des véhicules sont fracassées, les `travellers' sont jetés hors de leurs véhicules et battus à coups de matraques, les intérieurs des véhicules sont détruits, pour finir encerclés par la police ». Cet évènement, « largement rendu compte par des documents photographiques, des témoignages, des interviews journalistiques et les Unes de l'époque - reconnaissant que le système en place n'était pas adéquat pour ces populations marginales », est plus connu sous le nom de « Battle of the beanfield ». Pour le milieu `Traveller' anglais, il s'agit-là de « l'acte de violence le plus barbare pratiqué par la police à leur encontre ». « Les `New Age Traveller' ont attaqué en justice l'ensemble du corps policier pour violence injustifiée et ont obtenu gain de cause, après six ans de procédures juridiques ».

Ces violents incidents entraînèrent la « fermeture au public du monument de Stonehenge, lors du solstice d'été, pendant quinze ans », furent « le point de départ d'un nombre croissant de lois contre le circuit des `Free Festivals', pendant l'été, et constitua la base d'autres conflits ». Il est à noter que « les festivals de Stonehenge et de Glastonbury ne sont pas les seuls `free festivals' de cette époque, puisque les festivals, en Angleterre, font partie d'une vieille tradition ». M. Frediani nous précise que « les `New Travellers' ne sont pas à l'origine de ces festivités, organisés par des locaux, pour des locaux », mais que c'est seulement dans les années 1980, après l'interdiction des rassemblements à Stonehenge que les `Travellers' sont venus en nombre».

Caroline Spault nous renseigne aussi que, dans le même temps, « vers 1975 et 1976 », se fait la « confluence entre `Travellers' et punks ». « La scène punk londonienne s'approprient la notion d' `autogestion' », en développant le principe « DIY » (« Do It Yourself », qui se traduit par « Faîtes-le vous-mêmes »). Les punks créent les premiers squats, « en investissant les espaces abandonnés des villes », des fanzines11(*), des labels autonomes et indépendants, et organisent des concerts gratuits. On trouve une définition de ce que représente alors l'idéal punk dans un tract de « Positive Force », groupe punk de la scène londonienne, en 1985 : « Le punk, c'est une idée qui guide et motive ta vie (...) : penser par toi-même, être toi-même, ne pas te contenter de prendre ce que la société t'a donné, établir tes propres règles, vivre ta propre vie. » (rédigé par Mark Anderson, 1985). Pour cet auteur-ci, « l'exemple des punks renvoie à la mise en indépendance des individus » et illustre une « quête identitaire dans une société en crise » : « la volonté de cette jeunesse » d'être autonomes, « sans coercition parentale ou sociétale. Les groupes punks représentent des citadins ambulants menant leurs vies sur le mode d'une `errance active' », « volonté revendicative qui fait la particularité de ce public ».

Avec « l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, en 1979 », suite à « l'importance grandissante d'expulsion de squatters, à Londres, et la réduction des aides octroyées aux jeunes et aux étudiants pour l'obtention de logements », « le nombre de `Travellers' ne cesse d'augmenter ». A la Chambre des Communes, ce Premier Ministre dit clairement qu'elle se fera un « plaisir de mettre tout en oeuvre pour mener la vie dure aux convois hippies », et que « si la législation actuelle est inadaptée, nous en introduirons une toute nouvelle ». Le « `trespassing' (acte de s'introduire dans une propriété sans autorisation) » est légiféré comme infraction, dans un nouveau texte de lois (« Public Order Act »), « législation qui clôt la période du mouvement `Free Festival', puisqu'il permet l'arrêt de tout convoi de `New Travellers' ou autres festivaliers, avant même l'arrivée sur le site». Plus tard, « les squats posent encore problème aux autorités », et un autre texte, voté en 1988, (« Housing Act », ou « Acte sur l'habitat ») vient « légiférer l'accès au logement et, par conséquent, fait fermer les squats, donnant l'autorisation des expulsions des squatteurs ». « Expulsés des lieux qui abritent leurs pratiques », des conflits émergent « entre les autorités publiques et le mode de vie d'une catégorie de la jeunesse », nous donnant à voir « les liens d'interdépendance entre marginalité et législation ». Autrement dit, cette nouvelle législation les catégorise, de fait, en tant que « marginaux ».

Aux environs de 1988, nous arrive des Etats-Unis (Chicago), la nouveauté de la musique « techno ». En Angleterre, les discothèques ne diffusent alors pas toutes cette musique, et, surtout, « ne répondent pas au besoin de danser toute la nuit ». C'est là que « les premiers `sound-systems' sortent des villes » et que les « premières fêtes `techno' sont organisées, en dehors des réseaux institutionnels », ce qu'on connaît par les « raves ». Pour C. Spault, « l'équation ` rave' = `ecstasy' a longtemps fait recette, nourrissant ainsi plusieurs discours différents et justifiant bon nombre de répressions ». Elle définit ce qu'elle entend par « sound-systems » par « une bande d'amis, réunis autour de ce matériel et l'organisation de ces fêtes », par « l'acceptation d'un mode de vie alternatif, d'une expérience partielle, limitée dans le temps et dans les domaines d'activités, d'un mode de vie différent ». « La plupart ne loge pas de façon permanente dans un véhicule aménagé », « ils sont nomades six mois sur douze, oscillant entre itinérance et sédentarité ». « Ils partagent ainsi leur existence entre deux modes de vie, grâce à leur mobilité : ils prennent part à l'organisation des fêtes techno et tentent de garantir cette partie de leur existence en travaillant et en épargnant. » A leur tour, ils développent des « Free festivals », à la suite de leurs prédécesseurs, parfois associés à des mouvements alternatifs contestataires, relatifs à des revendications contemporaines. « Sorte d'alternative à la société globale », la « forme carnavalesque de ces festivals, associés à des formes rituelles de comportement transgressifs, dans lesquelles les sanctions morales et les comportements normatifs sont temporairement suspendus et décrédibilisés », offrant « des opportunités au jeu de la moquerie des autorités ». En investissant à nouveau la pratique de ces convois, « l'idée d'une mode de vie nomade émerge entre les évènements », devenu un défi ouvert aux autorités et aux tentatives de régulation des personnes vivant sur les routes. De leur statut, par conséquent, hors-la-loi, l'image qu'ils transmettent attirent de nombreux jeunes à la fin des années 1980 et au début des années 1990.

A travers « les `Antiroad protest campaigns', le mouvement squat, l'organisation de `raves' et de `free festivals' » que développe la jeunesse britannique entre 1980 et 1990, les `Travellers', qu'étudient Marcelo Frediani, « apparaissent comme « les dignes héritiers de cette contre-culture des décennies antérieures ». Ce ne sont donc « pas des manifestations d'une forme inédite de déviance » mais « la base d'une nouvelle manifestation de la contre-culture, ou `culture alternative', où se mêlent culture et politique » : les « frontières entre marginalité sociale et opposition culturelle sont inexistantes», puisque cette « culture alternative oppose ses valeurs propres à celui de la société dominante ».Ces raisons pour laquelle, « en 1992, le Premier Ministre John Major attaque les `Travellers techno' », et met en place, en 1993, le « Criminal Justice and Public Order Bill », législation qui sera promulguée en loi en 1994 ?

Ainsi, selon Alan Lodge, photographe et essayiste Traveller, « ces personnes se sont dispersées partout, nombreux sont ceux à être allés en Europe ». « Cette législation dessina, du même coup, l'actuel `paysage' `Traveller' en Grande-Bretagne », et influença, certainement, l'actuel paysage français de l'itinérance.

Selon les acteurs de mon terrain, les premiers camions et autres fourgons « utilitaires » aménagés en habitat - nommés, aujourd'hui, « habitats mobiles » par la juridiction française - semblent avoir fait leurs premières apparitions lors des festivals d'Aurillac et de Belfort, aux alentours de 1994 ou 1995. François Chobeaux, lui, nous parle de « cinq cents `Travellers' anglais, en cent camions ». La jeunesse française découvre alors les premières « Free Parties », ou « technivals », qui commencent à se développer sur les fins de festivals et pendant les grands « weekends », organisés par ces même « Travellers » anglais (Daniel, « Traveller » cité dans le récit ethnographique12(*), âgé d'une cinquantaine d'années à présent, est arrivé en France à la même époque). Ces nomades « s'inscrivent dans une pluralité d'identités, qui ne les réduit pas à un groupe totalement singulier ». Ils exercent une activité ambulante : ils sont forains, artisans, saisonniers, cumulant parfois les deux, voire les trois. Les « Free Festivals » étaient, certes, pour eux, « des points de rencontre et de sociabilité » mais, surtout, « le lieu d'une `économie alternative', car source de revenus : vente de leur artisanat, de nourriture, spectacles de musique, de cirque, sourd marché de drogues, vieux objets de brocante, produits pharmaceutiques naturels, cristaux, livres d'astrologie, jeux de tarot, pièces mécaniques, objets ramenés de voyage, disques, mobiliers, vente de véhicules (camions, bus, caravanes...) et divers services offerts : peinture sur véhicule, tatouage, piercing... ». Pour Caroline Spault, la fin des « festivals libres », en Angleterre, « vient rompre cette économie parallèle » qu'ils avaient créée.

François Chobeaux13(*), à partir d' « une expérience d'actions socio-éducatives de rue et d'ouverture de lieux d'accueil particuliers en espace festivalier », constate, la même rencontre de cette culture « Traveller », dans les années 1990, avec la jeunesse française présente « en marge des grands festivals ». Du haut de sa fonction de travailleur social, il s'intéresse aux « zonards », cette partie de la jeunesse française entretenant une « zone » socio-culturelle explicitement revendiquée : « l'utilisation du terme `zonard' n'est ni méprisante, ni péjorative, elle est reprise d'un terme que ces jeunes utilisent eux-mêmes pour se qualifier », tient-il à préciser. Il analyse « une première génération, née sur la scène sociale à la fin des années 1980 », comme issue « de différences et d'inégalités régionales de développement social et économique, de l'effet retour des années fric et paillettes, du vide politique de propositions correspondant aux rêves de vie de ces jeunes, des effets des incertitudes professionnelles et sociales et des difficultés de construction puis de solidification d'une vie d'adulte stable... ». En « sacs à dos, looks punk ou baba », tous les grands festivals sont de plus en plus investis par ces jeunes français, constituant un « ensemble hybride d'identités disparates, issues des influences culturelles antérieures ».

Les organisateurs du festival d'Avignon, « dès la fin des années 1950, réfléchissait déjà à l'accueil et l'hébergement de la foule des jeunes attirés par le festival », mais l'influence des `Travellers', de passage en France (`Eurockéennes de Belfort', `Francofolies de La Rochelle', `Festival de la manche à Annonay', `Châlons-dans-la Rue' à Châlons-sur-Saône, `Les Interceltiques de Lorient', `Vieilles Charrues' à Carhaix... ») entraîne la « présence massive des `zonards' », qui « s'est fortement amplifié après 1995 ». Pour F. Chobeaux, c'est l'« époque de l'explosion de la visibilité festivalière de l'errance ». Débarquant sur ces places festivalières, le nomadisme développé par les `Travellers' anglais est perçu comme une « errance aboutie » : « plus qu'une musique, c'est un véritable idéal de vie qui est montré aux `zonards' : des groupes structurés, solidaires, en forte capacité d'autonomie matérielle et technique, qui ne s'embarrassent pas des règles sociales et qui, pour nombre d'entre eux, vivent en pirates sur la société. Les zonards le rêvaient, les `Travellers' le faisaient. » Selon ce même auteur, « dans les années qui suivent, le rêve `zonard' devient la possession d'un camion aménagé (parfois acheté aux anglais) en espace de vie et éventuellement en espace de travail : crêpes, atelier de bijoux... ».

« Une première génération vieillit peu à peu », mais « une deuxième s'accélère ». « Les nouveaux entrants dans l'errance ont d'abord mis leurs pas dans celui de leurs aînés : mêmes festivals, mêmes rêves de camions, même fusion avec la culture techno/traveller » où « l'errance zonarde, cette prédominance de l'aléatoire dans les déplacements fait place à une errance plus construite, sorte de nomadisme exploratoire où les étapes du futur ne sont plus de simples objets de rendez-vous de festivals mais le produit de déplacements construits sur les traces de la techno `off' à l'échelle de l'Europe, dont les murs venaient de tomber. Les vêtements, le mode de vie, le rapport important à la mécanique rendu nécessaire par l'état des véhicules utilisés (...), tout ceci modèle une façon d'être ». A la fin des années 1990, « les terrains d'accueils festivaliers sont de plus en plus investis par de grands adolescents et par de jeunes adultes fortement attirés par la fréquentation des `zonards' et par l'ambiance festive qu'y s'y développait ». Il nous les décrit comme « des jeunes en pleine réussite scolaire, sociale et professionnelle, vivant dans des familles de classes moyennes intellectuelles, avec petites tentes propres, sacs à dos, neufs..., et invariablement matériel de jonglage et tenue baba cool- rasta ou techno-punk ». L'inquiétude de ce « chercheur et travailleur social » reste très prégnante dans son ouvrage - intitulé, peut-être assez injustement, « Les nomades du vide »- souhaitant protéger ces jeunes qui « se sont lancés dans la prise de toxiques à la fois irraisonnés, non contrôlées, sans prudence et sans connaissance de produits », les voyant « accumuler en milieu de nuit les provocations vis-à-vis des patrouilles de police en centre ville, déambuler dans les festivals la bière dans une main et le pack en réserve dans l'autre dès dix heures du matin, être déjà bien imprégnés de cannabis en début d'après-midi, puis partis loin avec des acides et des ecstasy en soirée. » Il pense que leur retour, « à l'automne, dans les accueils de jour », est dû à leurs liens rompus « avec leur intégration et leur normalité ».

Aujourd'hui, ces festivals ont pris de plus en plus d'ampleur, leur foule est de plus en plus grandissante, entraînant, pour ces festivaliers de passage, un coût de plus en plus onéreux, générant de moins en moins de place pour circuler, jusqu'à devenir trop difficile de séjourner en camion. Mais c'est surtout la politique des villes qui se fait de plus en plus autoritaire et répressive. D'après F. Chobeaux, la « prise en compte de la présence dans les villes festivalières de centaines de jeunes `errants', durant les périodes de festivals, devient une question incontournable pour les municipalités concernées, compte tenu de l'ampleur grandissante de ce phénomène, des problèmes de tranquillité publique et de sentiment d'insécurité qu'il génère, ainsi que de réels problèmes de sécurité publiques que pose cet afflux de population aux comportements hors normes, et parfois hors règles. Les grands festivals ont donc réagi à la présence des jeunes en errance en s'adaptant, qui sur le versant de l'accompagnement social, qui sur le versant de la répression. Une réponse fortement dissuasive, visant à limiter cet afflux et à inciter vivement ces jeunes à quitter la ville, appuyée sur des interventions permanentes et fermement convaincantes des forces de police et des services techniques municipaux (...), est mise en oeuvre dans certaines villes». Plusieurs d'entre elles ont fait « le choix de résolution du problème par son évacuation », par un « type de prise en compte musclée des personnes », présentation de ces festivals actuels que je retrouve dans les propos des personnes qui font mon terrain, relayés par la plupart de ces gens concernés : « `c'est plus comme avant', `c'est trop organisé' sont les phrases le plus souvent avancées (...) pour expliquer leur désaffectation pour ces grands rassemblements ».

Le même auteur évoque, aussi, d'autres raisons : « la fréquentation des festivals est moins attirante, ils en ont fait le tour des plaisirs et des inconforts, ils se posent des questions repoussées jusque-là : l'envie de se stabiliser, de se `poser' ; d'avoir un enfant, de construire un couple. L'errance devient construite en relation avec les lieux de sédentarisation des plus âgés, qui se développent à partir des années 1996-1998 ». Pour cette seconde génération, « la découverte de la zone ne se fait donc plus majoritairement dans les festivals mais au contact avec les zonards stabilisés », par une « transmission de leurs aînés qui les accueillent mais ne veulent plus s'en embarrasser ». Il ajoute, de manière plus juste, que « les parcours se sont infléchis en un fort investissement dans la mouvance techno `off ', interdite de pratique en France au nom de la sécurité de la jeunesse », où l'on s'aperçoit que « les années  2000 génèrent des déplacements individuels et de petits groupes qui partent pour des voyages internationaux ».

Pour ma part, il me semble que ces dernières explications ne sont encore que de contenance toute relative : je les estime encore trop imprécises. Ma propre expérience de terrain m'enjoint à penser que, plutôt d'abandonner les lieux de festivités, ces « nouveaux nomades » privilégient ceux à nombre plus raisonné, moins  publicisés. Je tombe d'accord avec F. Chobeaux lorsqu'il affirme qu'une « nouvelle question festivalière est en train de se développer dans ceux d'ampleur et de recrutement local, ou régional », considérant, comme lui, que ce sont des lieux et des moments partagés « où beaucoup de choses redeviennent possibles, où ils aiment se retrouver. » Mais lorsqu'il avance que « leur présence forte arrive, parfois, à mettre en péril le déroulement, puis la reproduction de ces rencontres », nous convainquant ainsi pourquoi « nombre de `petits festivals' réagissent actuellement en adoptant une attitude très sécuritaire, générant parfois de nombreuses tensions », je me dois d'apporter ici d'autres éléments issus, à la fois, de mon enquête de terrain et de l'analyse des éléments contenus dans cette partie historique.

Compte tenu de leurs origines contestataires, contre-culturelles, ils portent, aujourd'hui, leurs préférences sur les festivités (concerts et autres spectacles) organisées de manière plus autogestionnaire, souhaitant faire la rencontre d'autres personnes qui partagent le même état d'esprit, qu'ils défendent au moyen de leur mode de vie nomade. Par les croisements de leurs « réseaux », qui s'affinent ou s'élargissent, ils privilégient, à présent, de s'organiser entre eux pour sauvegarder leur autonomie, leur liberté de penser, sur lesquelles ils se sont construits, depuis une dizaine d'années. Un encadrement gouvernemental, psycho-éducatif ou socio-éducatif, ne ferait que leur rappeler les représentations que la société dominante entretient contre eux, qui les contraignent : qu'ils se complaisent dans une « errance-erreur », que c'est un problème de jeunesse qui « passera avec le temps ». Cette « aide » à l'apparence bien fondée, viendrait briser leurs logiques d'actions organisatrices, constructivistes, qui leur sont propres, qu'ils se forgent, peu à peu, pour tenter de nouvelles formes alternatives de vie, pour un monde qu'ils espèrent meilleurs, à l'avenir. Ils retournent ainsi les stigmates qui les contraignent en tant que valeurs déterminantes, sur lesquelles ils fondent leurs pratiques.

Dix ans plus tard, pour la seconde édition de son ouvrage, F. Chobeaux avoue lui-même s'être trompé sur son premier constat : « la conclusion (...), lors de la première édition en 1996, était terriblement pessimiste : des jeunes enfermés dans une vie mortifère ne conduisant qu'à la perte de soi ». Il reconnaît que « l'absence d'observation dans la durée [les] avait conduits à cette conclusion en 1995 ; en 2004 il est nécessaire de la relativiser sans pour autant l'invalider » : « les chemins de l'errance sont variables, évolutifs, diversifiés. Les certitudes pour qui partage un bout de route avec ces étranges voyageurs ne sont que transitoires car les générations changent, le social évolue, les politiques publiques se transforment ». Bien que l'errance ne soit « pas un long fleuve tranquille », il admet que « certains sont passés à travers tous ces écueils sans grand dommage pour eux », qu'ils « sont riches de leur passé, qu'ils critiquent avec intelligence, et leurs futures pratiques professionnelles profiteront probablement de cette expérience sociale ». Par ces « jeunes sortis positivement de l'errance, on pourrait même dire enrichis », par cette « étape exacerbée dans une vie pleinement investie » se forme une autre « invention du social ».

« Ce sont ceux qui demandent une aide technique pour construire autre chose, sans pour autant renier des valeurs fortes qui le structurent : le souhait d'une vie communautaire, la relativisation du rapport au travail comme organisateur social central, la mise en question des normes sociales dominantes ». Effectivement, les seules demandes pourraient être celles qui faciliteraient leur nomadisme, tels qu'une adresse postale où relever régulièrement leur courrier, ou des points de passage pour certaines commodités dont ils ne disposent pas toujours dans leurs camions, comme a pu m'en entretenir une assistante sociale d'Alès. « Il y a ici de futurs nomades d'un nouveau vide vis-à-vis desquels il semble que les mobilisations éducatives et professionnelles aient pris du retard. », finit par penser F. Chobeaux.

2) Une analyse à soumettre

La seule chance d'être libre, c'est d'abord de prendre conscience qu'on ne l'est pas, Spinoza.

Dans quel(s) cadre(s) théorique(s) circonscrire ce cas de nomadisme contemporain ?

Dès le début de cette enquête, très peu d'ouvrages de référence me paraissaient pouvoir correspondre à ce sujet. Cinq ouvrages, seulement, en 2008, étaient catégorisés au rayon « Nomadisme », à l'étage « sociologie et communication », de la bibliothèque du campus de Bron : « Autonomadisme : essai sur l'autonomie et le nomadisme », de Frank Michel14(*) ; « Saisons nomades », de Wadi Bouzar15(*), à propos des caractéristiques socio-économiques contemporaines du nomadisme actuel, en Algérie; ainsi que deux ouvrages, de Daniel Bizeul, quant à l'administration socio-politique du cas de la population des « gens du voyage », en France, dans les vingt dernières années. Sous diverses perspectives, les considérations de ces auteurs ont en commun de pointer les problèmes que ce mode de vie engage, à une époque moderne : cette prospection s'annonçait donc trop mince, pour parvenir à une analyse véritablement pertinente que je pressentais.

Puisque le sujet me paraissait, de fait, inédit, et son exploration, précurseur, je décidais d'approfondir, par force détails, la description ethnographique, afin qu'elle révèle, au mieux, les points d'analyse les plus significatifs.

Une première bibliographie, suggérée par mon directeur de recherche, m'indiquait de devoir parcourir, de manière plus large, de nombreux autres ouvrages qui traitent de la question des mobilités, aux niveaux historique et contemporain. Mais, encore une fois, je peinais à retrouver, parmi elles, le cas de figure particulier de ma recherche de terrain.

En effet, il me fallait commencer par mieux définir la population concernée par mon enquête : comment catégoriser cette jeunesse qui vit de saisons et « en camion » ?

Tout d'abord, ces travailleurs agricoles sont français et vivent dans leur pays d'origine.

Il ne s'agit pas d'un cas de « diaspora », conséquent d'un exil forcé, au sens où l'entendent des auteurs tels que Pierre Centlivres16(*) ou Chantal Bordes-Benayoun17(*) - bien que cette dernière nous invite à de « nouvelles audaces intellectuelles ». Néanmoins, ils ont quitté leur ville d'origine, parfois très jeunes, provenant de centres urbains, de périphéries urbaines, ou de bourgs péri-urbains.

Eux me parlent d'un choix assumé, du moins, la meilleure solution qu'ils ont trouvé, dans une situation socio-économique contemporaine qu'ils estiment difficile à vivre. Un véhicule aménagé leur permet de se loger, à moindres frais, tout en étant mobiles, lorsqu'il faut, de plus en plus souvent, parcourir de longues distances, à travers la France, pour trouver un travail salarié.

D'origine urbaine et donc, sédentaire, ils sont devenus des nomades agricoles. Ne disposant, pour aucun, d'une formation agraire, comment se sont-ils retrouvés à n'effectuer, pratiquement, que des saisons en agriculture ? Ils m'expliquent que, pour eux qui ont voulu quitter l'école, parfois très jeunes, c'est là où on emploie, plus facilement, du personnel non diplômé. Ils souhaitaient, aussi, s'éloigner de la ville, jugée trop oppressante, ou de possibilités de « carrières d'usine » aliénantes, pour se rapprocher de la campagne, qu'ils espéraient plus épanouissante pour leur vie en devenir, et leur permettent, ainsi, de découvrir d'autres villes, à taille humaine, plus accueillantes.

Or, en voulant m'intéresser, d'un plus près, à des ouvrages spécifiques, concernant une verdeur contemporaine en proie au malaise social les incitant à fuir une dépression urbaine généralisée en « taillant la route », je m'aperçois qu'elle est « rayonnée » sous l'étiquette « marginaux et exclus sociaux ». Je réalise, alors, que mes indices de recherche sont, aussi, conséquents des représentations qu'ont d'eux la société dominante : s'échappant de ses habituels cadres normatifs, ces indices sont, en fait, les mêmes stigmates qui les afflige.

Dès lors, je m'efforcerai de sortir cette tentative d'analyse de ces carcans, à mon avis trop réducteurs, qui pourraient entériner leur situation. Voilà une belle occasion d'utiliser quelques outils anthropologiques afin d'abattre quelques stéréotypes...

Car, au fil des saisons, et de leurs rencontres avec d'autres acteurs, dans la même situation sociale, cette raison économique première se mue en raison politique. Ils veulent « vivre et non survivre » : pour s'approcher de leur désir d'autonomie, dans leur pays dont ils n'approuvent pas le système politique et les gouvernements successifs en place. Là se situe leur choix volontaire : ce mode de vie nomade est choisi et développé, par esprit de contestation, valorisant un principe d'autogestion, à travers une culture de la mobilité. Des critères et des valeurs qui leur sont propres se forgent, fondant ainsi leur propre notion de l'altérité18(*), contenu dans un certain antagonisme entre nomadisme et sédentarité...

D'une errance, a priori subie, considérée comme un problème de jeunesse, ils s'établissent, en tant que groupe culturel, dans une itin-errance. 

a) Un esprit contestataire stigmatisant 

Dès la préface de l'ouvrage de L. Boltanski et E. Chiapello, « Le nouvel esprit du capitalisme »19(*), ouvrage « ayant pour objet les changements idéologiques qui ont accompagné les transformations récentes du capitalisme », je retrouve les dires des acteurs de mon terrain quant à l'explication économique qui les a poussé à privilégier leur mode de vie actuel : ils nous disent que « les « bouleversements de la situation économique des ménages se sont accompagnés d'une série de difficultés particulièrement concentrées dans certaines banlieues (...) et de phénomènes marquants - parce que particulièrement visibles- dans la vie quotidienne des habitants des grandes villes (comme, par exemple, l'augmentation de la mendicité et des « sans domicile fixe », souvent jeunes et , pour un nombre non négligeable d'entre eux, dotés d'un niveau de qualification qui devrait leur donner accès à l'emploi). Cette irruption de la misère dans l'espace public joue un rôle important dans la nouvelle représentation ordinaire de la société française ». Mais lorsque ces auteurs nous parlent qu'un certain « désarroi idéologique a été ainsi l'un des traits les plus manifestes de ces dernières décennies », que « les seules ressources critiques mobilisables avaient été constituées pour dénoncer le genre de société qui a atteint son apogée à la charnière des années 60 et des années 70, c'est-à-dire précisément, juste avant que ne s'amorce la grande transformation dont les effets se font aujourd'hui sentir avec toute leur force », et que « les dispositifs critiques disponibles n'offrent pour le moment aucune alternative d'envergure », il me semble bien qu'ils n'ont pas tout à fait conscience des nouvelles dynamiques de groupes culturels minoritaires émergents.

Et ils sont loin d'être les seuls ! D'autres ouvrages expliquent, par le même biais socio-économique, les raisons qui amènent cette jeunesse contemporaine à l'« errance », significative d'un mal-être social. F. Chobeaux, dans « Les nomades du vide »20(*), et le recueil d'articles de psychologie « Errances : entre dérives et ancrages »21(*), cherchant à trouver des solutions socio, ou psycho-éducatives à ce phénomène, traitent de cette situation sociale comme un « problème » : une « pathologie du temps », considérant ces errants dans l' « erreur », cherchant à leur procurer l'aide dont ils auraient besoin pour « s'en sortir », pour « retrouver les cadres normaux de la société », « se stabiliser »,... Ils font état de « ruptures familiales ou affectives », de cas de fugues, ou de délinquance, pour expliciter des cicatrices circonstancielles d'une « fuite en avant, qui ne les conduiront qu'à un retour sur leur passé, parfois douloureux »...

Mais mes propres observations de terrain me forcent à nuancer ces causes, que j'estime trop réductrices : ce constat peut s'avérer vrai, pour certains d'entre eux - et même pour nous, lecteurs, qui n'a jamais connu la souffrance dans son passé ?...- mais il ne l'est pas pour tous. Car il ne s'agit pas que de cela... Certes, la notion de choix n'est pas suffisamment objective pour faire état de ce mode de vie, car elle est, en réalité, dépendante de conditions socio-économiques. Mais, s'ils continuent à vivre ainsi, après plusieurs années, c'est, peut-être parce qu'il est devenu un choix, pour une génération actuelle, qui a peut-être cerné là ses possibilités épanouissantes ?

Au cours d'entretiens, menés après la rédaction de la première présentation de mémoire, la majorité d'entre eux a estimé que j'évoquais peut-être un peu trop souvent les difficultés et « galères » qu'ils peuvent connaître, omettant, de ce fait, les autres moments de joie collective qui existent, en parallèle. Ce portrait leur paraissait assez ressemblant, mais ils souhaiteraient, à l'avenir, que je le complète par des passages où l'on s'apercevrait également de leurs passions, des activités ludiques ou des moments de fête, pour éviter une présentation de ce mode de vie comme seulement empreint de problèmes, sans joie de vivre. De plus, les raisons de leur nomadisme sont explicitées au cours de ces entretiens : elles sont d'ordre économiques, politiques, mais aussi, parfois, artistiques, puisque favorisant un certain état d'introspection, appuyant ainsi cette volonté de détachement social et d'anticonformisme. Pareillement, tout en revenant sur les stéréotypes qui environnent ce mode de vie, quelques uns de ces nomades saisonniers m'ont parlé des changements qu'ils jugent nécessaires pour son développement : une réflexion de ce que revient à être « nomade en camions » serait-elle émergente ?

Même si des étapes de vie difficiles, qu'ils sont parvenus à franchir, les distinguent, malgré eux, en tant qu' « écorchés vifs », d'une société majoritaire plus en confort, leurs réactions d'ensemble me prouvent bien leur réflexion constructiviste. Et c'est surtout celles-ci qui m'indiquent leur esprit contestataire.

Un aspect esthétique, comme indice de leur volonté de contestation de l'ordre établi, serait-il propre à ce groupe social ? Une certaine attitude vestimentaire ne saurait venir les différencier : il ne partage pas toute la même... Ou des coiffures particulières ? Celles-ci peuvent aller du très court au très long... Il ne me paraît pas, non plus, comme suffisamment probant. Mathieu m'a raconté que, le jour où il a abandonné sa crête punk, à l'iroquoise, et ses piercings au visage, il a, subitement, trouvé du travail, alors qu'il en cherchait depuis huit mois : « Ils sont cons les gens, ils croient que t'es différent, ou c'est que tu leur fais peur. Tant pis pour mes piercings, même si je les aimais bien, ça ne m'empêche pas de rester moi-même... ».

Leur choix de non-conformisme, c'est-à-dire une vie de nomades dans une société de sédentaires, signifie vivre avec des obligations sociales tout de même, puisque toujours sous le coup d'être punis par la loi de la société majoritaire. Un retrait du permis de conduire, pour état d'ivresse, ou excès de vitesse, et c'est alors la maison du « nouveau nomade » qui risque d'être immobilisée. Ils en sont conscients : ils prennent donc maintes gardes dans leurs déplacements.

L'obligation d'une adresse postale est la plus contraignante, ne serait-ce que pour obtenir une carte d'identité, ou une carte grise. Certains se fabriquent des certificats d'hébergement, à titre gratuit, par leurs proches, ou peuvent bénéficier d'attestations de domiciliations, délivrés par les assistantes sociales des « Centres Communaux d'Actions Sociales » (chaque ville de France, d'au moins trois mille habitants, disposent de ces C.C.A.S.) Cette solution administrative peuvent toujours les dépanner, or, elle les dérange : d'une part, leur nombre décroît de plus en plus, mais, d'autre part, ces centres sociaux sont sous l'obligation de livrer la liste des ces « domiciliés » à leurs préfectures, tous les trois mois, dans le but de les recenser. Car ne pas avoir d'adresse revient, d'un point de vue légal, à être considéré comme « Sans Domicile Fixe », tandis qu'eux revendiquent une position autre, qu'on pourrait dénommer « A.D.M. » : « Avec Domicile Mobile »...

Par ailleurs, la question de la récurrence des chiens qui accompagnent, très souvent, ces itinérants, peut être prise pour une démarcation sociale de plus, pour ceux qui n'en ont pas compris les principales raisons, ou pour ceux qui en ont une peur irraisonnée. Les liens que ces nomades entretiennent avec eux sont, affectivement, très forts : ils les considèrent comme des compagnons de vie, de route, à part entière. Ils tiennent au fait que ces compagnons, aux dents longues et à l'ouïe fine sont, avant tout, un moyen de dissuasion face aux éventuels dangers de cette vie, en marges du système établi. De possibles dangers physiques, ils sont élevés - éduqués, même, pour certains - afin de garder leurs « maisons mobiles », et pour les protéger de situations, pas toujours sereines : Phil m'a dit, un jour, que s'il n'avait pas eu ses chiens lorsqu'il vivait dans la rue, il ne serait, sans doute, plus de ce monde aujourd'hui. Mais ils les préservent aussi, des difficultés morales, lorsque la solitude, et d'autres « coups durs » de la vie viennent à les affaiblir. Compagnons fidèles, ils peuvent toujours compter sur leur présence, et les déçoivent moins que la plupart des humains : « Dans les pires moments de galère, ton chien te rappelle qu'il faut que tu continues, que tu assures au moins pour lui... ». Il m'a été demandé, par quelques acteurs de mon terrain, de développer encore plus cet aspect de l'analyse, que je ne pourrais le faire ici : pourraient-ils être considérés comme des « vecteurs », ou, pour le moins, des représentants idéaux de ce mode de vie et de penser, qui favorisent des liaisons avec l'environnement extérieur ? Je peux, en tous cas, mettre en avant quelques points : les canidés nous renvoient toujours à la manière dont on agit envers eux (« A bon chien, bon maître », dit le proverbe...) : ils relaient toujours l'attitude de leurs maîtres; ils ne peuvent s'épanouir s'ils sont, à long terme, attachés, enfermés, ou oppressés : c'est ce qui les rendraient agressifs ; à l'état de nature, il y a fort longtemps, ils ont été domestiqués par la culture humaine, et s'en trouvent, maintenant, dépendants: ils aiment être dehors, et peuvent supporter tous les temps mais, ils ont besoin, tout de même, d'un peu de confort...

Fort heureusement, d'autres ouvrages entrevoient ces formes de recherche contestataire dans une vue d'« itin-errance », alors perçue comme une réponse stratégique à une situation socio-économique sclérosante.

Celle qui semble « ouvrir la voie » est l'étude de Nels Anderson à propos des « Hobos »22(*). « De la série d'études célèbres sur les milieux sociaux de Chicago », c'est la « première étude à être publiée », nous renseigne Ulf Hannerz23(*). Il nous commente son travail ainsi : « Le hobo (...) était un travailleur migrant (...) qui se déplaçait à travers le pays sans projet bien déterminé et qui se faisait embaucher dans le bâtiment, l'agriculture, l'exploitation des forêts ou de la pêche, toujours comme manoeuvre et comme travailleur temporaire ». « Elément du paysage de la deuxième frontière américaine, celle qui s'était déplacée vers l'ouest vingt après la première, à la faveur de l'expansion du réseau ferroviaire », il trouve un salaire « dans les fermes et les industries nouvelles, le développement d'une force de travail mobile devenait non seulement possible mais nécessaire. » La ville de Chicago devint une « capitale de nomades. C'était là qu'ils se retrouvaient entre deux embauches ». Il nous parle d'un « monde sans attaches », qui « gardait ses distances avec les missions et les foyers charitables » ; « une fraction des trimards représentait la conscience politique du lumpenprolétariat. Ils participaient au soutien des librairies radicales du monde de la route ». Selon ce chercheur, cette monographie très détaillée tient lieu d'une « intuition selon laquelle, au moins pour le `hobo' lui-même, le milieu offrait la possibilité d'un mode de vie raisonnablement supportable et s'appuyait sur une vision du monde qui avait sa cohérence ». Cette référence théorique m'offre là une première piste quant à la manière de considérer, nouvellement, les possibilités organisatrices de groupes socioculturels, appréhendés comme marginaux.

Quand Jean-Michel Chapoulie préface l'édition française de l'ouvrage de Howard Becker24(*) en prévalant que : « ` Outsiders' (...) a d'abord contribué à élargir les limites dans lesquelles s'inscrivaient les recherches sur la délinquance », par sa préférence pour l'utilisation de la notion de « déviance » (« sont qualifiés de `déviants' les comportements qui transgressent des normes acceptées par tel groupe social ou telle institution (...) dont la signification sociale (...) semblait aller de soi.»), il m'apparaît, de plus en plus clairement, que les stigmates25(*), qui affligent de nombreux groupes sociaux et culturels modernes émergents, ne permettent pas toujours aux sciences sociales d'entrevoir, et de comprendre, de façon juste, plus appropriée, leur logiques et leurs représentations sociales.

Aparna Rao, en 1985, constate, à son tour, des « problèmes de terminologie » dans l'étude des « communautés péripatétiques ». Par son article26(*), il s'efforce de remédier aux catégorisations hasardeuses de « nomades méconnus » : ces groupes d'individus ne retrouvent là que rarement leurs traits d'identification originels. En défendant les « critères d'appartenance collective » de ces populations minoritaires, je retrouve, en résonance, les mises en garde de Michel Agier27(*), contre les dangereuses catégorisations préconstruites : « mécanisations » qui permettent aux chercheurs en sciences sociales de les « ranger », une fois pour toutes, dans un sens « culturaliste et identitaire ».

Des travaux de recherche français, encore plus récents, partagent la même perspective de réhabilitation des collectivités périphériques.

L'imposant travail de macrosociologie actuelle, du collectif de recherche dirigé par Gilles Orcel28(*), en 2006, ainsi que les multiples travaux de Florence Bouillon, sur l'étude des squats29(*), en France, approfondissent cette voie interprétative neuve de revendication contestataire, en avançant, tous deux, la notion de choix.

L'hypothèse de M. Frediani, dans son ouvrage, « Sur les routes : le phénomène New Traveller »30(*), désigne là une « pratique de vie en conformité avec leurs idéaux », « qui devient une forme d'action politique contestataire de l'ordre établi ».

Pour traiter du sujet des « Travellers techno », en France, Caroline Spault, « utilise les notions d'ordre public, jeunesse et mode de vie pour illustrer et expliquer le caractère singulier de cette formation sociale signifiante. » Elle remarque que la « méconnaissance et la méfiance existante autour de ces individus, sont des jugements spontanés qui masquent une part de la réalité sociale de leur univers ». Leurs « pratiques déviantes », ou « marginales », une « certaine dissidence », est comprise comme un marginalité choisie : leur « prise de distance volontaire avec les normes et les valeurs dominantes sont le reflet de leur refus du conformisme ».

Ces nomades français contemporains sont des nomades agricoles ; ils feraient, ainsi, partie d'une catégorie socioprofessionnelle pré-établie. Un large éventail d'articles, paru très récemment31(*), s'atèle, aussi, à la reconnaissance des « `forgotten men' des études rurales », autres « oiseaux de passage » présents dans l'agriculture française. Mais, à leur inverse, il me paraît que ces insurgés sociaux ont fait le choix de ce nomadisme pour ne pas être tout à fait « assignés au lieu de travail, logés dans les campagnes et invisibles ailleurs, comme jadis dans les romans de John Steinbeck ». Bien que précaires, ils attestent -et affirment !- leur différence, face aux autres populations de travailleurs migrants, par leur mode de vie nomade, choisi, une fois de plus, qui sous-tend leur quotidien.

Dans ces conditions, pourrait-on penser à eux en tant que population « subalterne » ? Les « subaltern studies »32(*), faisant suite aux « postcolonial studies »33(*), souhaitent, aujourd'hui, faire place aux populations minoritaires mondiales, qui commencent à contester leur assignation identitaire marginalisée. Pour ces générations d'auteurs (en faisant court...), elles cherchent à s'auto-identifier, conséquence d'une postcolonialité actuelle encore bien trop pesante : pour « casser » cette notion de subalternité qui les étouffe, qui conditionne leur impossibilité de s'exprimer sur la scène politique mondiale. Dans le cas de la population d'individus qui nous intéresse ici, son étude nous démontre comment celui-ci cherche, et -il me semble- parvient, peu à peu, à s'autodéfinir : en se plaçant, le plus possible, dans une contre-culturalité, de façon, presque, systématique. Et, selon les indices que me donnent à voir mes éléments d'enquête, j'apporterais l'attention sur laquelle elle ne veut pas « parler » dans des cadres institutionnels pré-formés, car elle les récuse.

Pour parvenir à penser indépendamment de ces cadres, pour atteindre leur propre liberté de penser, elles préfèrent agir, au quotidien. Et elles me le prouvent...

b) Des valeurs promulguées et des savoir-faires développés

La vie matérielle de ces « nouveaux nomades » est affaire de praticité maximum. Comme beaucoup de nomades, on ne s'encombre pas de choses n'ayant pas vraiment d'utilité, surtout lorsqu'on pense qu'il faudra les ranger à chaque déplacement, pour se réinstaller dans peu de temps. C'est ce que dénotait déjà Marshall Sahlins, à propos des populations traditionnelles de chasseurs-collecteurs, dans son ouvrage « Age de pierre, âge d'abondance »34(*): « c'est littéralement que l'on peut dire (...) que sa richesse lui est un fardeau. Dans les circonstances qui sont les siennes, les biens matériels peuvent se révéler une charge accablante (...), d'autant plus accablante qu'on la trimballe plus longtemps et plus loin. Aussi ne possèdent-ils que ce qu'ils peuvent eux-mêmes aisément porter ». En l'adaptant à ces nomades contemporains, la compréhension de cette raison pratique nous permet de renverser un premier préjugé de paupérisation : « ils ont peu de biens mais ne sont pas pauvres. Car la pauvreté ne consiste pas en une faible quantité de biens, ni simplement en une relation entre moyens et fins ; c'est avant tout une relation d'homme à homme, un statut social. » (en ajoutant, également, qu' « en tant que tel, la pauvreté est une invention de la civilisation, qui a grandi avec elle, tout à la fois une distinction insidieuse entre classes et, plus grave, une relation de dépendance »...). Stratégie économique qu'ils reprennent à leur tour, dans un cadre socio-économique de référence dont ils dépendent, la phrase suivante pourrait bien leur convenir aussi : « il y a deux voies possibles qui procurent l'abondance : on peut aisément satisfaire des besoins en produisant beaucoup, ou bien en désirant peu ». Eux choisissent de disposer de « peu ».

« La nécessité de limiter la propriété des biens matériels, est institutionnalisée : elle devient un fait culturel positif qui s'exprime dans divers modes d'adaptation économique ». En conséquence, « les biens de dimension réduites sont préférables aux biens encombrants ». Pareillement, pour ces nomades contemporains, vivre dans un camion est question d'organisation : chaque chose nécessite sa place et son accessibilité. Ce qui explique une conception de l'aménagement de leurs domiciles mobiles préférablement fonctionnelle, car réalisée selon un minimum d'espace : la « relative commodité de transport d'un bien » sera privilégiée « car la valeur suprême est la liberté de mouvement ». C'est, également, ce que je retrouve dans les discours de cette population contemporaine : les camions aux gros gabarits ont l'air spacieux mais, généralement, « plus on a de la place, plus on entasse ! » De plus, la législation française ne permet aux « véhicules légers » que de déplacer un poids limité à 3,5 tonnes. La solution d'investir les véhicules « poids lourds » devient, de plus en plus, prisée mais, ils ont le désavantage de ne pas pouvoir passer par tous les chemins.

« Entre propriété et mobilité, il y a contradiction » : ce mode de vie leur permet donc de ne pas payer de loyer, ou de taxe d'habitation. Leur vie à la campagne permet de se nourrir à peu de frais : Léon, par exemple, consomme le poisson qu'il pêche, ou l'échange, de temps en temps, contre de la viande, des légumes ou de la liqueur, avec un chasseur des environs du Turzon. M. Sahlins m'indique que « l'échange et la production d'échange tendent à satisfaire les besoins immédiats de subsistance, non à procurer un profit ». Je saisis là sa notion de « circulation simple » : « une quête de valeurs d'usage toujours liée à un échange à des fins de consommation, et donc à une production à des fins d'approvisionnement. » Autre exemple : en automne, en nous promenant ensemble, Kristin m'a montré un chemin truffé de noix, pour que je me serve à mon tour, et m'explique, qu'en autodidacte, elle a construit, au gré des saisons, sa connaissance de champignons comestibles et de plantes médicinales.

« Economiquement parlant, la société `primitive' est fondée sur une anti-société », et, « sous ce rapport, leur antithèse historique à tous deux est l'entrepreneur bourgeois en quête de valeurs d'échange.» Sans aller jusqu'à parler de « primitivisme » 35(*) - bien que plusieurs d'entre eux regrettent ces savoir-faires traditionnels, la critique du système capitaliste et de ses effets surproductifs, est un point commun que partagent ces nomades volontaires. Je la reconnais dans l'alternative économique des « récups' » en tous genres : les petits camions, rapidement investis, donnent souvent aux plus grands, qui disposent de plus de place. Il ne m'a plus été si étonnant d'entendre deux filles dialoguer ainsi : «  J'ai un pneu qui conviendrait pour ton camion, mais il est trop usé pour te le vendre... Si ça te dit, on la troque contre quelque chose qui t'embarrasse aussi ? ».

« Faire les invendus » des magasins, c'est-à-dire collecter dans les poubelles de grands magasins les denrées périssables, mais encore consommables, est, également, une pratique courante : une sorte de glanage moderne ? Mais sûrement pas que par eux : en arrivant à une heure trop avancée de la nuit les poubelles peuvent être déjà vides... Récupérer cette nourriture, jetée aux ordures lorsque la date de péremption est sur le point d'être dépassée ou parce que le produit n'est pas présentable pour un client (car abîmé ou éventré), est illégal et l'on risque d'écoper d'une lourde amende en se faisant remarquer par les forces de l'ordre. Il n'empêche, pour Léon, « pourquoi travailler pour s'acheter de quoi manger alors que les poubelles des supermarchés en sont gavées ? ».

Je commence à partager l'avis de Frank Michel, « on peut s'interroger (...) si l'errant (...) `prêt à tout' et doté d'une certaine expérience de la vie à la dure, n'est pas mieux `armé' pour affronter un monde au visage souvent cruel et inhumain que le citoyen `moyen', plus ou moins `normalisé'. »

L'ensemble des monographies des sociétés traditionnelles, que Marshall Sahlins réunit, pour le étudier de très près, lui permet de déceler un « mode de production domestique ». Malgré un contexte de recherche très différent, cette notion m'intéresse lorsqu'il remarque que « la cohésion interne du groupe domestique est assurée de diverses manières et à divers degrés, diversité qui se traduit dans les modes de cohabitation, de commensalité, d'entraide ». Mes rencontres avec divers membres de cette population, et les amitiés qui ont suivies, sont, elles aussi, inscrites dans un réseau36(*) social fait de preuves d'hospitalité, d'empathie et d'échange. Là, encore, les exemples ne manquent pas : la solidarité de Phil et Kristin nous a beaucoup aidé, tandis que nous étions bloqués à Granges en attendant les papiers d'assurance du camion, en m'ayant conduit à la gare ou en nous apportant de l'eau (tandis que je me sentais gênée, avec un réflexe de refus, par stupide politesse, Phil me répondait : « On peut bien se rendre service entre nous, non ? », et Kristin m'assurait : « Profitez qu'on soit là ! Comment vous allez faire, sinon ? ») ; un mois plus tard, Ali, prévenu par Léon, s'est fait conduire par une amie afin de nous apporter les clés de serrage dont nous avions besoin pour les réparations urgentes de notre véhicule capricieux, tout comme Thomas, Phil et Kristin sont, également, passés nous voir pour prendre de nos nouvelles, nous sachant coincés au Turzon depuis dix jours ; ou encore, leur exposer les plans de notre futur aménagement, pour recueillir leurs avis et leurs conseils, nous a évité ainsi plusieurs erreurs... et le droit de tout refaire.  

Un état d'esprit empreint d'égoïsme, et de fermeture sur soi, est à l'inverse des valeurs que j'ai pu observer parmi ce groupe social, voire carrément condamné. En ce sens, il rejoint peut-être « la société `primitive' », en ce qu'elle « admet la pénurie pour tous, mais non l'accumulation par quelques uns » : en choisissant ce « vivre autrement », ils fuient une idéologie communément matérialiste, où seule la possession passionne, en dépit de la fraternité. Ces nomades font groupe non seulement par ce qu'ils refusent de leur société mais surtout par ce qu'ils développent ensemble de positivités et de qualités. Pour affronter les nombreuses difficultés sociales et matérielles qui peuvent parfois leur « barrer la route », se savoir de temps en temps épaulé est salutaire : comment tiendraient-ils, sinon, cette position contestataire sans sombrer dans la dépression permanente?

Lorsqu'on travaille ensemble, au même endroit, cela signifie souvent partager les repas et les moments de détente. Les soirées sont alors des moments de fête où l'on se retrouve, l'on discute et l'on plaisante et l'occasion de faire connaissance avec ceux que l'on ne connaît pas encore. La nourriture, qui « dispense la vie », est pour M. Sahlins, « la chose au monde que l'on partage le plus volontiers et le plus souvent », « le présent de nourriture (...) dans un esprit de générosité généralisée, notamment dans le cadre de l'hospitalité, ce présent fait les bonnes relations ». C'est, sûrement, ce que sait aussi Léon, qui nous invite à sa table et nous régale dès qu'il y a une occasion de se voir. « Partage et contre partage de nourriture », « hospitalité », « le prêt et le remboursement »..., ces éléments forment le « caractère généralisé de la `réciprocité' » : « seule contrepartie tant soit peu proportionnelle, du point de vue de la sociabilité, est de rendre, dans un délai convenable, l'aide et l'hospitalité qui vous ont été prodiguées. »

Dans les moments de collectivité spontanée et provisoire qu'occasionnent les temps du travail, il vaut mieux savoir faire preuve d'esprit collectif car l'on vit et l'on travaille ensemble durant une période, certes courte, mais intense, de travail : les sentiments sont alors exacerbés par la fatigue et peuvent éclater lorsqu'on ne parvient plus à se supporter au bout de plusieurs jours, vus les différents caractères assez forts qu'ils peuvent, parfois, réunir. Mais aussi parce qu'il est nécessaire de respecter les petits mais, importants, détails pour qu'un campement soit vivable à plusieurs. Dans ce mode de vie prônant la liberté individuelle, il y a la vie en campement ensemble, à l'extérieur, et ce qui regarde les personnes, individuellement, à l'intérieur de leur habitat, dont on se doit de respecter la tranquillité. Si une personne reste dans son camion tandis que d'autres sont ensemble dehors, il y a sûrement là une envie et un choix de tranquillité : à part pour une raison urgente, on évitera de la déranger chez elle. Les emplacements des fourgons sont réfléchis pour ne pas bloquer les véhicules. Les chiens doivent être surveillés par leur maître pour éviter qu'ils ne se battent. Si il y a incompatibilité d'humeur entre eux ou lors des périodes de chaleur chez les femelles qui rendent les mâles excités, on peut relayer leur sortie des camions pour éviter qu'ils ne se croisent. Sans toutes ces règles, basées sur un principe d'autonomie individuelle, les tensions entre protagonistes peuvent vite apparaître et, à force, désolidariser le groupe. Notre auteur tient peut-être là une explication : « la fragilité segmentaire qui favorise et amplifie les motifs locaux et particularisés de discorde et qui, en l'absence de tout mécanisme tendant à `maintenir la cohésion d'une communauté en expansion', accomplit et dénoue la crise par la fission. » ; « L'économie sociale est fragmentée en mille petites existences bornées, organisées de manière à fonctionner indépendamment les unes des autres, et qui toutes appliquent le principe du quant-à-soi économique. » Et « comme l'économie domestique est une économie tribale en miniature, elle cautionne politiquement la condition (...) d'une société sans souverain. ».

« Fondée sur une singularité économique », « à chaque organisation politique correspond un certain coefficient démographique et, partant, une certaine intensité d'exploitation du sol en rapport avec les données écologiques ». Provenant de cette même notion de respect pour l'autre, chacun est tenu, tacitement, de gérer soi-même l'accumulation des ses déchets et de ses excréments, surtout lorsque l'on se retrouve à un grand nombre pour quelques temps. Que ce soit lors de pérégrinations dans des coins isolés de nature ou sur des terrains communaux aux abords des villes, on s'isole dans la nature pour les commodités quotidiennes, loin du campement, et beaucoup enterrent leurs déjections en « trous de chat », en prenant garde de ne pas laisser ensuite à terre le papier utilisé. La gestion des déchets aussi est d'importance lorsqu'on se sait un peu tranquille dans un endroit que l'on apprécie et qu'on ne dérange personne: qui apprécierait de vivre au milieu de poubelles malodorantes et de paquets d'emballages en guise de paysage ?

Cette alternative socio-économique appelle une autre consommation : vivre en itinérant suppose de réguler sa consommation d'eau car on ne se permet pas de déplacer le véhicule, et « brûler du gasoil » pour se réapprovisionner en eau tous les jours. Des petites villes proposent encore, parfois, des points d'eau, gratuitement ; si ce n'est pas le cas, n'importe quel cimetière fera l'affaire. Kristin, qui vit ainsi depuis près de dix ans avec son compagnon, a une réserve d'eau de 60 litres, dans son camion aménagé, qu'elle estime utiliser chaque semaine (toilette, vaisselle, boisson...) : on est loin des 10 litres qu'utilise à chaque fois une chasse d'eau dans un appartement. Ceux qui ont la place disposent d'un système de douche dans leur habitat mobile. Quant au linge à laver, on se rend dans une laverie automatique quand on ne le lave pas à la main.

Les valeurs d'échange et de consommation alternative incitent aussi, par exemple, à profiter d'un trajet aux containers à poubelles pour jeter tous ceux du campement à la fois, et on s'arrange toujours pour n'avoir à déplacer qu'un seul véhicule quandil faut faire des courses. 

Ne seraient-ils pas en train de défendre un « idéal autarcique», à la recherche d'une « autonomie complète» ? « L'idéal d'autarcie économique est en fait un idéal d'indépendance politique » : « partout la relative anarchie de la production domestique est compensée par l'action de forces plus vastes et une organisation plus cohérente ». Même François Chobeaux, pourtant très pessimiste à leur égard - en intitulant son ouvrage « Les nomades du vide »..., finit par constater lui-même, pour conclure sa préface à la seconde édition que ces nomades actuels « sont peut-être là en train d'inventer un nouveau style de vie »...

c) Un espace-temps différencié

La condition d'un mode de vie nomade, même pour cette jeunesse qui le contemporanise, reste tributaire des aléas climatiques. Et savoir s'en adapter est essentiel : il nous renseigne quant à ses principes d'organisation sociale et matérielle. Mais leurs possibilités de renouer avec un nomadisme ancestral, dans une société devenue sédentaire il y a très longtemps à l'échelle de l'Histoire, ne tient pas seulement à ce fait évident.

Leur activité professionnelle agricole joue, aussi, dans leur façon de vivre au gré des saisons. Le métier de saisonnier contient sa base en taux horaire par les possibilités qu'offrent le temps météorologique : on ne taillera ou ébourgeonnera pas le même nombre de pieds de vigne selon un temps très ensoleillé et assommant, ou un temps nuageux, ou des averses, qu'il s'agisse d'un travail effectué au rendement ou à l'heure. Les recherches de travail en donnent un indice probant. Un agriculteur m'a dit un jour : « ...c'est comme ça, vous savez, c'est pas moi qui décide, c'est la nature... Et pour le moment, elle ne nous a pas donné beaucoup de soleil... Si jamais vous trouvez à travailler ailleurs, je comprendrai, je ne vous en voudrais pas... ». Ce métier requiert donc une certaine forme physique, et surtout de l'endurance, pour travailler dehors toute l'année. Il faut parvenir à effectuer des tâches minutieuses qui demandent du soin, et ce, tout en gardant un rythme rapide et efficace. Le travail est estimé dans la journée par le patron, qui demande généralement du travail « vite fait et bien fait ». Ces qualités s'acquièrent avec l'expérience : la force morale paraît nécessaire également en tant que bonne volonté, détermination et bonne humeur afin de surmonter des conditions parfois rudes.

Quelques employeurs agricoles ont pu nous confier leur étonnement, en constatant la présence, de plus en plus régulière, de jeunes individus autonomes dans leurs camions -pourtant non qualifiés, car d'origine urbaine- qui ont acquis les techniques et savoir-faires que réclame le métier de saisonnier agricole. Considéré comme précaire, instable, n'offrant pas de sécurité d'emploi, il n'empêche : ils trouvent là une jeune population de travailleurs assidus, là où la jeunesse rurale, parce que devenant de plus en plus urbaine, leur fait défaut.

Au fond, travailler en fonction des temps de travail qu'offrent les saisons agricoles, c'est à dire en intermittence, est un moyen économique et idéologique choisi. Elle permet d'en aménager d'autres, plus oisives : d'activités artistiques ou manuelles, de voyage, ou d'autres projets à court terme. Pour preuve: mes heures salariées, depuis l'année 2007, qui m'ont permis l'achat de véhicules, leur aménagement, ainsi que le financement de mes temps de recherche, révèlent une moyenne de travail de 3 heures 30 minutes par jour. En tant que population minoritaire dans un système économique majoritaire, si tous ces saisonniers nomades ne se sentaient pas forcés d'obtenir un salaire afin d'entretenir l'aspect matériel de leur mode de vie, travailleraient-ils pour vivre? J'en viens à me demander si ce groupe socioprofessionnel, qui nomadise toute l'année au moyen de leurs habitats mobiles, ne constituerait pas un groupe social qui assure ses propres traits d'« abondance » dans un système économique majoritairement surconsumériste.

Encore une fois, je retrouve chez eux quelques aspects des traditionnels « chasseurs-collecteurs nomades», aspects d'un principe économique différencié : « le travail quotidien n'est que rarement soutenu, coupé qu'il est de fréquents arrêts de repos. Les temps consacrés aux activités économiques (...) ces prétendus misérables ne s'y emploient au maximum que cinq heures par jour en moyenne, plus souvent entre trois et quatre heures. Parce qu'ils « s'assignent des objectifs économiques limités, définis qualitativement, comme mode de vie, plutôt que quantitativement, comme richesse abstraite, (...) le travail, de ce fait, est peu intensif, intermittent, et tout lui est prétexte à s'interrompre : n'importe quelle activité ou empêchements culturels, depuis le rituel le plus pesant jusqu' à l'averse la plus légère. » Les propos de Pierre Clastres, contenus dans la préface de l'ouvrage de M. Sahlins, est encore plus éclairante: il distingue la figure de l'homme « primitif » (à celui de l' « entrepreneur » du système capitaliste) par cette phrase : « c'est parce que le profit ne l'intéresse pas ; que s'il ne « rentabilise » pas son activité (...), c'est non pas parce qu'il ne sait pas le faire, mais parce qu'il n'en a pas envie ! » De la même manière, sa proposition selon laquelle les « `sauvages' produisent pour vivre, ne vivent pas pour produire », pourrait s'avérer juste dans le cas de ces nomades contemporains, si l'on se permet, toutefois, de remplacer le terme « production » par celui de « travail saisonnier » : « ils travaillent saisonnièrement pour vivre, ils ne vivent pas pour travailler saisonnièrement » : elles représentent, toutes deux, des « sociétés du refus de l'économie moderne».

Si l'on en croit Georg Simmel37(*), « les plus graves problème de la vie moderne ont leur source dans la prétention qu'à l'individu de maintenir l'autonomie et la singularité de leur existence contre la prépondérance de la société, de l'héritage historique, de la culture et de la technique de vie qui lui sont extérieurs : c'est là la forme la plus récente de combat avec la nature, que l'homme primitif a livré pour son existence physique ». Dès lors, ne peut-on pas voir, dans les efforts de développement de ce nomadisme contemporain, une manière de lutter contre « le fondement psychologique sur lequel s'élève le type de l'individualité des grandes villes », qu'ils ont fuient, dû à « l'intensification de la stimulation nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des stimuli externes et internes » ? Apparemment, car, selon ce philosophe, « la grande ville forme un profond contraste avec la petite ville et la campagne, dont la vie sensible et intellectuelle coule plus régulièrement selon un rythme plus lent, d'avantage fait d'habitudes », le « caractère du psychisme de la petite ville » étant « beaucoup plus fondé sur la sensibilité et sur des rapports affectifs ». Il nous rappelle, par ailleurs, « la haine de personnalités telles que Ruskin et Nietzche contre la grande ville - personnalités qui trouvent la valeur de la vie uniquement dans une existence non schématique, qui ne peut être définie avec précision pour tout le monde, et qui, pour les mêmes raisons, éprouvent une haine contre l'économie monétaire et contre l'intellectualisme de l'existence ».

Ces voyageurs, dont je m'efforce de tirer une analyse des raisons de leur choix de vie, n'ont peut-être pas de formation diplômante, mais ils pourraient bien se trouver d'accords avec ces philosophes illustres...

La volonté qui motive les raisons de ce nomadisme actualisé provient du même désir que celui des populations traditionnellement nomades -qui, aujourd'hui, à de maints endroits du monde, doivent lutter pour conserver leur mode d'être et de penser. Ce désir pourrait être résumé ainsi : « de l'autosuffisance, de la liberté et des grands espaces »38(*). Leur apparent « non-cadre » territorial n'est donc pas à percevoir comme un manque problématique, mais il me paraît, plutôt, rejoindre la même « passion de la liberté »39(*). Ce « vivre dehors » serait, alors, à prendre comme un cadre « hors frontières » : pour déjouer une certaine « pesanteur territoriale et communautaire »40(*).

Comment ne pas partager l'avis de Fredrick Barth41(*), à propos de la notion de « frontières » ? « Il y a ici un domaine qui doit être entièrement repensé »...

Les travaux de recherche menés par Maryse Bresson42(*), ou celui de Patrick Declerck43(*), questions qui, « appliquées aux sans domicile fixe, (...) interrogent l'influence du domicile sur le rapport au temps et à l'avenir des individus et des groupes sociaux », me semblent provenir de la même intuition. Ils cherchent à « étudier ce que recouvre pour le sens commun l'expression d'après laquelle les SDF sont `hors du temps' » : « les médias, les (...) politiques, les travailleurs sociaux présentent souvent les `exclus' comme des individus déstructurés, ayant perdu tous leurs repères, en particulier leur repères temporels. ». Pour eux, il faudrait envisager sous un autre regard ces « fausses évidences » en considérant, à l'inverse, qu'il ne s'agit pas d'une perte de repères spatio-temporels, mais que, en réalité, « leurs repères ne sont pas les nôtres » : « la vie des SDF est surdéterminée, envahie par les contraintes qui réduisent à presque rien les marges nécessaires à la maîtrise du temps selon les attentes sociales (...). Il est abusif de prétendre que les SDF sont incapables de s'organiser. Sur le terrain, l'observation montre au contraire d'authentiques capacités d'adaptation». Capacités d'adaptation qui me paraissent communes que celles développées par les acteurs de mon terrain d'enquête, bien que, pour ceux-ci, la qualification « Sans Domicile Fixe » devienne impropre : ils s'agit, à présent, d'une population « Avec Domicile Mobile »...

3) Une méthodologie éprouvée...

C'est la méthode qui définit le terrain... -G. Althabe

Tel que je l'annonçais, dès l'introduction, cette étude est proposée en tant qu'expérience. Et ce, à double titre : une expérience ethnologique, par ce qu'elle nous renseigne d'un mode de vie nomade à une époque contemporaine, à travers l'étude des saisonniers vivant d'emplois temporaires en agriculture, au moyen d'un habitat mobile (du van à la semi-remorque) ; mais aussi - voire, surtout ? - une expérience méthodologique, au vu des multiples et complexes considérations méthodologiques qu'elle a pu m'amener à convoquer.

Il m'a fallu m'immerger dans ce groupe socio-culturel, à définir presque sans cesse car en pleine dynamique expansive (démographiquement et culturellement parlants), ne se cantonnant pas à un territoire donné (quelles sont donc ses frontières ?) dû à son type de mobilité professionnelle intense. Mais, d'abord, faire l'apprentissage de cette vie nomade.

Frank Michel44(*) m'avertissait déjà, dès le début de ce projet, que « l'errance `active' s'avère aléatoire et délicate, difficile et imprévisible ». Il la « considère pourtant de façon plutôt positive, pour le jeune qui va affronter la `vraie' vie. Véritable rite d'initiation, cette errance se veut active car elle avance vers quelque chose : un destin, un projet, voire une vocation, et une quête de liberté, d'autonomie, parfois de spiritualité.» Ce point de vue me fortifiait dans le choix de ce sujet à aborder, mais je ne mesurais pas encore à quel point ces propos se vérifient. Et je m'attendais encore moins à ce que ce `bout de vie' me laisse une telle empreinte, morale et affective,... jusqu'à, parfois, me dire que je ne voudrais plus vivre autrement.

L'expérience de l'aléatoire, qu'implique la vie nomade, qu'on ne peut jamais vraiment maîtriser, mais qu'il faut savoir accepter pour parvenir à s'adapter, est sûrement le point de compréhension qui m'a le plus frappé. Pour entreprendre cette étude, il m'a fallu moi-même me stabiliser dans cette vie nomade : en organisant mon temps de recherche, en marge du système universitaire. Paradoxal ? Peut-être, mais, en tous cas, très enrichissant...

Outre les aléas climatiques, propres au principe du nomadisme, les faits matériels semblent suivre la même condition. D'origine sédentaire, je me suis trouvé, au début de ma découverte de ce mode de vie, bien peu capable de « faire avec » les intempéries, nous croyant totalement tributaires de la météorologie. J'ai dû véritablement apprendre à attendre qu'elles ne passent, avec, parfois, l'impression lancinante de perdre mon temps. Je ne m'apercevais pas encore que tout cela fait partie du terrain.

Un automne, en panne de camion, au Turzon, les caractères plus patients me conseillaient d'arrêter de me focaliser sur le fait d'être bloqués, mais d'en profiter, plutôt, pour faire autre chose: finalement, nous n'avions rien prévu de pressé et nous pouvions toujours nous déplacer et manger avec Léon, qui sait ce qu'est ce « genre de galères ». Mais que pouvoir faire alors, dans les camions, quand le vent est beaucoup trop fort dehors ? Je ne savais plus quelles autres notes prendre, et j'usais passablement Léon avec toutes mes questions, qu'ils considérait inutiles. La télévision et les journées monotones me lassaient, et je ne parvenais pas à rester détendue. Le froid nous engourdissait, nous restions souvent à l'abri, dans les camions. Le vent laissait ensuite place à la pluie : pour combien de temps encore ? Les réserves d'eau étaient presque épuisées : que valait-il mieux privilégier alors: garder l'eau qu'il reste pour s'hydrater, nous et nos compagnons canins, pour se laver, pour faire la vaisselle ou pour cuire des pâtes ? Je transférais mes angoisses sur ma recherche : étais-je capable de continuer cette expérience, d'en découvrir encore d'autres difficultés? Si je souhaitais dépasser ces appréhensions, il me fallait savoir comment on les surmonte : comment font ces nomades pour vivre ces situations fréquentes? Et après la pluie vient toujours le beau temps : Léon et mon compagnon ont pu partir chercher les pièces qui nous manquaient pour réparer les véhicules, faire le plein d'eau et des courses, les réparations pouvaient reprendre. Mais j'étais encore de caractère trop impatient pour concevoir ce rapport incertain et opportuniste au temps météo et au temps chronos : un défaut qui pourra, à force, se résorber, ou maladie typiquement « occidentalo-urbaine » incurable ?

Parallèlement, en tant que néophyte, parvenir à trouver du travail en milieu agricole saisonnier, de façon régulière et successive, m'a pris de nombreux mois. Durant mes premiers mois novices, j'ai passé plusieurs semaines sans trouver nulle part où travailler, avant de pouvoir profiter du bouche à oreille dans mon réseau de connaissances. Je consultais les «offres saisonnières » de  l'ANPE, sans exception, dans toutes les régions de France, en regardant l'étendue de la période proposée (je fixais mon critère à moins de trois mois), ainsi que les conditions d'embauche (formations ou expériences requises, qui me manquaient...). Après avoir vérifié les « conditions possibles de logement », il ne me restait souvent plus que quelques numéros à appeler, sur la centaine de ma liste de départ... Et cette dernière « étape » est la plus décisive : il arrive souvent que l'employeur, s'il répond au téléphone, ait déjà son équipe, ou refuse de loger le personnel, préférant employer du personnel habitant à proximité.

J'ai opté pour ce sujet, conséquence de mes critiques envers l'Université, au bout de trois ans de licence, à des fins délibérément critiques : d'une part, pour contrer la montée d'une certaine stigmatisation de cette population, de la part de la société française majoritaire dont cette partie de sa jeunesse - et moi-même - est issue. J'ai pu être, à plusieurs reprises, témoin d'injustices sociales envers ce groupe, que je comprenais alors comme résultant d'un mépris profond envers eux, tandis que ces travailleurs saisonniers s'inscrivent, visiblement, dans le système économique national : quelles peuvent-en être les autres raisons ?

D'autre part, ce sujet, un peu atypique et novateur, était voulu comme représentatif de mes doutes méthodologiques envers la discipline anthropologique contemporaine, telle qu'elle est circoncise dans un certain système universitaire (à quand une étude sur le monde universitaire français ...?) Je cherche là à puiser en une anthropologie dite « militante » (occasion d'en interroger ses possibilités...), une anthropologie « hors les murs », fruit de réflexions amenées par une génération d'auteurs résolument consciente de ses responsabilités en matière de modernité.

a)... sur le terrain:

Les minorités existent toujours dans une société ; elles l'enrichissent. Il m'apparaît donc qu'elles auraient besoin d'être reconnues, défendues, au moins pour recouvrer leur dignité. Mais, à la suite de cette étude, n'y aurait-il pas le risque que cette population minuscule ne s'en trouve victime, puisqu'elle révèle les habitudes et débrouilles, qu'ils parviennent à développer en autonomie ? Ce mode de vie, qu'ils se construisent au fur et à mesure, qu'ils ont choisi, contre une vie classiquement normée entre quatre murs, dans une société qu'ils n'approuvent pas, deviendrait peut-être plus difficile à maintenir, maintenant que j'en dévoile des aspects pratiques. Parce que se sentir en marge dans une société, perçue comme oppressive, signifie surtout vivre en une tension sociale permanente.

J'ai donc préféré employer des pseudonymes pour parler de certains d'entre eux, et ne pas être très précise quant aux lieux géographiques. Je ne souhaite pas que ce mémoire devienne un « guide » à l'attention de tous ceux qui souhaiteraient, avec entrain, embrasser ce mode de vie, mais plutôt, pour démontrer que la liberté de circulation, en France, ne s'acquiert pas si facilement.

Tout en prenant garde à ces prérogatives, je rencontrais des individus. Mes rapports vis-à-vis de l'Université n'est pas un sujet de conversation que j'ai souvent osé abordé, car je sentais, bien des fois, qu'en me présentant seulement par le biais de ma scolarité, je représentais quelqu'un encore « aux basques » de la société, pas vraiment détachée de la vie normée propre à la société qu'ils récusent. L'institution de l'école, qui bride la pensée, la plupart d'entre eux a préféré l'abandonner, depuis fort longtemps : « Je préférais largement pêcher et regarder les oiseaux dans la forêt qu'aller en classe à être assis toute la journée! », m'a dit Phil, un jour. Lorsque j'ai trouvé l'occasion de parler à Mathieu de ce projet ethnologique, lors de l'éclaircissage des pommes en Hautes-Alpes, c'est le prix des inscriptions prochaines qui l'a le plus surpris: « Alors c'est que tu travailles dur là pour aller ensuite à l'école ?!... T'es motivée !... Faut faire ce qu'on aime dans la vie... mais moi, tu sais, l'école,... j'ai vite abandonné de me forcer à me former au moule scolaire... ». Léon m'a expliqué plusieurs fois les raisons pour lesquelles il refuse l'écriture, et la civilisation écrite, par ailleurs, préférant se dire analphabète. Il m'a rappelé quels torts l'Europe avait pu causer aux peuples qui ne communiquaient qu'au moyen de l'oralité : « C'est notre civilisation écrite qui a détruit toutes les autres orales, en les forçant à nous comprendre, en leur apprenant à communiquer par l'écrit et pas à ce que nous, on les comprenne. Ils avaient beaucoup de choses à nous apprendre, mais maintenant, c'est trop tard, ça a pratiquement disparu. Quand je vois combien de paperasses il faut remplir pour en obtenir un qui complètera un dossier pour justifier de sa situation... Ca pourrait être beaucoup plus simple, mais non ! Nous, on a créé l'Administration... ».

Bien que mes professeurs m'aient répété que « ce sentiment n'est pas spécifique à ce travail mais, plutôt, gage d'une volonté éthique », un sentiment de trahison, d'abus de confiance, m'est apparu face à ces nomades : la confiance accordée au sein d'un groupe permet-elle aussi des descriptions détaillées et consignées dans un « dossier », qui deviendrait, du même coup, réutilisable par des tiers, dont on ne connaît pas les intentions, ou à des fins qui pourraient jouer en leur défaveur ? La description ne peut être que subjective, un portrait peut vite être brossé... Leur position contestataire les rend déjà suffisamment stigmatisés et je ne vis pas parmi eux pour seulement enquêter parmi des « objets d'étude », à disséquer à loisir, mais bien pour essayer une expérience de vie à leurs côtés. Le besoin de clarté vis-à-vis de mes compagnons s'est vite fait ressentir pour ma part, tandis que ces derniers ne me posaient finalement que peu de questions quant à ce projet de recherche : pouvait-il les gêner en quelque manière ?

Milie, par exemple, a réagi très positivement lorsque, le jour où nous avons fait connaissance, je lui ai expliqué que je menais des études à la Faculté d'Ethnologie de Lyon, dans l'idée de « faire quelque chose » sur le travail saisonnier. Elle m'a encouragé à continuer, jugeant ce projet utile s'il pouvait améliorer un peu les possibilités de vivre en nomades dans notre société. Mais c'est à sa question « Qu'est-ce que tu écris dans ton coin, toute seule ? » que, prise au dépourvue, j'ai le plus peiné à répondre : elle me faisait réaliser qu'en fait, je me mettais moi-même de côté. J'ai quand même dû prendre le temps de réfléchir posément à mon explication, en m'y reprenant à deux fois, devant son étonnement. Car, je dois l'avouer, je craignais de lui répondre : allait-elle ensuite m'éviter ? Je lui ai finalement répondu que je notais tout ce que j'observais, ressentais ou comprenais dans le campement, ainsi que tout ce qui se disait, se passait dans cette vie quotidienne. Mais je trouvais qu'il manquait encore quelque chose à ma réponse... J'ai profité de ce moment pour lui demander son autorisation de parler d'elle et de son compagnon, en précisant que tous les noms seraient supprimés, que je ne cherchais pas à parler de leur vie personnelle dans les moindres détails ou les dénoncer de quoi que ce soit, et que je pourrai leur faire lire tous les passages qui les mentionnent, souhaitant m'assurer de leur accord. Milie paraissait satisfaite, puisqu'elle ne m'a pas reparlé de mes descriptions, et a continué à être naturelle envers moi. Lorsqu'il arrive que j'évoque le sujet de l'Université, c'est seulement sur le fait que je doive m'absenter quelques temps ou retourner en ville. J'ai repensé plusieurs fois à cet épisode et me suis aperçu que je me devais d'avoir, à l'avenir, envers les personnes avec qui j'ai partagé du temps, une position beaucoup plus claire et réfléchie. Et même si la personne en face de moi désapprouve mon projet, sa réaction, même négative, ne pourra qu'être utile à ma réflexion. En réalité, j'avais peur qu'à cause de ce projet d'enquête, ils ne m'acceptent pas.

Durant ces premiers temps d' « exploration du terrain », je passais, finalement, plus de temps à me demander si mon sujet serait suffisamment intéressant pour être accepté par les membres de la Faculté, sans oser demander franchement l'avis des véritables concernés... Pour ce faire, j'ai transmis à chacun dont je parlais une copie du « pré-projet de mémoire », rédigé à l'issue des deux premières années de cette recherche, voulant recueillir ensuite leurs réactions : comment prendront-ils mes interprétations ? Béa m'avait averti, un soir, de surtout prendre garde à ce que mes descriptions ne reviennent pas à une simple succession de clichés...

Hors Université, j'ai pu noter un certain intérêt, parfois vif, pour la première partie de cet écrit : de vingt à trente demandes d'accès à sa lecture, depuis le début du projet, ne comprenant pas seulement ceux qui connaissent le mode de vie saisonnier. M'étant engagée sur le principe d'honorer toutes les demandes spontanées, qui m'ont été faites au cours de mes diverses pérégrinations à travers la France, j'ai procédé à un envoi groupé de copies, via courriel, pour une part d'entre eux, et à des envois postaux pour d'autres. Pour ceux que je côtoyais plus régulièrement, je leur proposais de lire, sur place, la copie originale.

Dans cet interstice, une réalisatrice de documentaire, pour la chaîne de télévision Arte, apparemment intéressée par mon travail de recherche, a cherché à me contacter par téléphone. Elle-même s'efforçait de faire le portrait de cette « jeunesse en camion ». Elle connaissait plusieurs difficultés pour pénétrer ce « milieu », et m'a demandé de les recevoir dans un de nos campements, elle et son équipe de tournage : de faire l'intermédiaire, en quelque sorte. Je lui ai rétorqué qu'il ne me semblait pas pouvoir me permettre de décider de cela sans leur accord, et seulement une fois que nous aurions parlé, elle et moi, de vive voix, de ce que nous en savions déjà, et de ce que nous cherchions à comprendre. Peut-être un peu déçue par cette réponse, elle ne m'a, en tous cas, jamais plus rappelé... A cette occasion, cette journaliste m'avait déclarée : « Pourtant, ce ne sont pas des gens qui sont versés dans l'analyse de leur situation, ils n'en sont pas capables, ils sont trop passifs... ». Malgré ses dires, j'ai réussi à recueillir une dizaine de retours, qu'ils soient oraux ou écrits, parmi la quinzaine de lectures effectives.

Une large part d'entre eux m'encourageait à poursuivre cette recherche, jusqu'à, parfois, me remercier pour cet intérêt de parler d'eux. L' « utilité sociale » invoquée, pour expliciter le but de cette recherche, semble avoir été appréciée, et même reconnue, selon les remarques faites quant au caractère crédible des passages narratifs (on a pu employer les termes « justes », « pertinents », « forts »). Dans l'ensemble, cette ébauche a été lue assez facilement, bien que nombre d'entre eux se soient sentis « bloqués » dès la page 11 : un passage volontairement académique, finalement lourd et maladroit, où je tente d'aborder la question du cadre analytique, qui a été carrément sauté par presque tous ceux qui l'ont lu jusqu'à la fin.

Plusieurs de ces lecteurs m'ont proposé la diffusion de ce document dans leurs réseaux personnels, peut-être ayant saisi l'enjeu que cette étude pouvait avoir dans l'amélioration des conditions de ce mode de vie, parfois rude. Cette attention m'a indiqué la confiance qu'ils m'accordent, tandis que leur esprit contestataire et la précarité de leur condition auraient tendance à les rendre, à force, plutôt méfiants du cadre institutionnel.

La lecture du premier écrit, à Léon, à voix haute (protagoniste le plus présent du récit ethnographique), fut l'occasion de relire ce texte, trois mois plus tard. Cet exercice m'a permis de me rendre compte des diverses fautes, coquilles, lacunes ou autres tournures de phrases quelque peu alambiquées qui le jalonnaient, m'apercevant ainsi du travail à reprendre, des parties à modifier, voire, à supprimer.

J'ai utilisé les remarques, récoltées au cours d'entretiens, qu'ils ont pu me suggérer, comme autant d'idées à exploiter pour la suite de cette recherche : celles qui venaient confirmer mes points d'analyse, ou qui mériteraient d'être plus développées. Certaines d'entre elles ont pu s'avérer précieuses, comme celle où Kristin relève une certaine « tristesse » dans le récit. Selon elle, j'évoque trop peu les joies et les passions qui les animent: avait-elle pointé là le caractère trop subjectif de ma position d'ethnologue, qui s'adonnait finalement peu aux moments de détente parce qu'il préférait « prendre des notes pour l'école » ? Ou parce que les moments plus critiques ont pu me frapper d'avantage, témoignant par là de mon caractère un peu pessimiste, révolté, qui vient conditionner mes interprétations? Ou encore, s'agit-il là d'une certaine stratégie de représentation, profitant de sa position d'actrice ?

Mais cet échange, aussi intéressant fut-il, a parfois eu un double tranchant, il faut bien l'admettre. Pour quelques personnes, cette analyse que je leur proposais de lire a pu les renvoyer à un passé qu'ils ont fuient il y a déjà longtemps, ou leur a suscité de vives émotions. Amertume, rejet, espoir ou fierté, cet effort pour exprimer leurs ressentis n'a pas été facile pour tous, jusqu'à développer une certaine gêne envers moi, par la suite. Deux exemples me paraissent significatifs.

- Valérie a appris à me connaître à travers cet écrit, ce qui a pu être à l'origine de nos conflits postérieurs. Elle m'en a fait ses critiques de manière très sérieuse, a proposé ensuite elle-même de coucher par écrit son propre parcours de vie puis, m'a reproché, quelques jours après m'avoir confié son passé douloureux que fut pour elle la vie en camion, de me retrouver à présent détentrice d'une partie de sa vie tandis que moi, elle « ne me connaissait pas » : « Une fois que tu sauras tout ça, qu'est-ce que j'aurai en retour ? Qu'est-ce que tu vas en faire ? » Elle a tenu à récupérer son écrit et ne m'a plus adressé la parole, jusqu'à son départ de l'exploitation. Depuis, de l'eau a coulé sous les ponts, et nous avons pris le temps de nous expliquer sur ce point (et sur d'autres !).

- Pour Adrien, je suis devenue soudainement trop ambiguë. Notre relation fut biaisée une fois la lecture du pré-projet de mémoire terminée. Je réussis à obtenir finalement quelque explication : il prit peur que je ne sonde sa psychologie (« ou quelque chose comme ça »), il ne voulait pas me laisser croire « avoir tout compris » et craignait que je ne me « prenne pour quelqu'un de supérieur ». Peut-être lui ôtai-je à présent toute surprise de l'expérience de vie que lui-même venait à peine d'entamer ? Il est resté méfiant envers moi encore un long moment après, ce n'est que l'été suivant qu'il a accepté de me livrer sa propre analyse.

Parmi les relations entretenues avec ces acteurs, devenus, pour certains d'entre eux, des amis, je ne peux prétendre que ma recherche ait véritablement affligé nos rapports, mais elle les a sûrement influencé, à des degrés divers. De mon côté, je m'efforçais de ne pas paraître trop rébarbative, en optant très tôt, par exemple, pour une prise de notes en solitaire, plutôt que par une présence plus lourde que peut constituer les enregistrements sonores. Mes livres, ou mes extraits de textes polycopiés, m'ont valu, à un moment, des regards un peu réprobateurs : je me voyais donc mal arriver, par la suite, un cahier à la main et une batterie de questions inintéressantes pour qui ne souhaite pas analyser en profondeur son mode de vie. J'ai, apparemment, bien fait car j'ai appris, beaucoup plus tard, que plusieurs d'entre eux, en réalité, n'approuvaient finalement pas ce projet. Peut-être croient-ils que je tente d'accéder à un niveau de vie matériel plus confortable que me procurera un futur diplôme en enseignement supérieur, obtenu « sur leur dos », apparaissant, de ce fait, comme hypocrite... Sans doute doit-il exister d'autres raisons encore, mais, le temps passant, je n'ai pu leur demander de me les exposer.

Et quant à un possible enregistrement vidéo... il ne fallait même pas y penser ! Lorsque j'ai voulu pointer mon appareil photos, pour disposer de quelques clichés qui les mettraient en scène, j'ai bien cru en fâcher quelques uns, qui m'ont reproché : « On n'est pas assez fichés, dans ce pays, pour que tu prennes, en plus, des photos ?! Je sais pas à qui tu pourrais les montrer le reste de l'année, j'ai pas envie qu'on me reconnaisse ! ». De toute évidence, c'est eux qui m'ont enjoint à réfléchir à l'utilisation de mes matériaux descriptifs de manière stricte, qu'ils soient écrits ou photographiques.

Pour certains de ces nomades, que je croise encore de temps à autres sur la route, je me demande, par moments, si ce n'est pas le fait d'être encore investie dans cette recherche qui les maintient dans une certaine distance envers moi : je ne fais pas tout à fait partie de leur « monde », je ne m'en donne que l'air...

Pour d'autres, je crois que ce projet d'écriture à leur sujet ne change rien entre nous, car, par esprit de tolérance, ils ont compris que ces études ethnologiques font partie d'une de mes passions, tels qu'eux en ont, ils ont appris à me connaître ainsi. Le plus souvent, ils ne m'en parlent pas. Pas parce qu'ils n'en ont cure mais parce qui leur importe sans doute le plus, dans ce projet, c'est que je me sente libre de mener cette recherche comme je l'entends, tout comme ils souhaitent mener leur propre vie, et que, comme eux, je m'accroche à mes convictions. J'ai entendu Phil me dire, une fois : « On voit bien ceux qui reviennent nous voir ! Je m'en fous d'être jugé, tant qu'on me laisse vivre en paix ! ».

Ne pas oublier d'où je viens, ne pas devenir ingrate, ne pas les oublier une fois le diplôme obtenu, car ce qui compte, surtout, ce sont les moments et les valeurs que l'on a partagé ensemble: solidarité, hospitalité, rires, ivresses, pleurs, ... nous liant ainsi dans de profondes amitiés : ils ont eu besoin d'apprendre à me connaître pour me faire confiance. J'espère qu'ils comprendront que c'est surtout pour eux, pour ce qu'ils ont bien voulu m'apprendre, en terme d'humanité, que j'ai choisi de continuer à écrire ce mémoire. Parce que je leur dois bien ça...

b) ... dans le monde universitaire français

Si l'on en croit Alfred Métraux : « Pour étudier une société, il faut qu'elle soit déjà un peu pourrie45(*) ». Je prends cette sentence comme une mise en garde: un « parasite » - n'a-t-on pas plusieurs fois parlé d'un ethnologue en ces termes ?- peut entrer dans un groupe parce que celui-ci ne se défend plus, ne se sauvegarde plus, est déjà sur sa fin : il espère peut-être que l'ethnologue entretiendra le souvenir. Dans mon cas d'étude aussi, accéder à leurs savoir-faires, leurs valeurs, prédirait-il en réalité la fin de l'existence de ce groupe minoritaire ? J'ai, d'abord, eu le réflexe de questionner les capacités de la discipline anthropologique à donner les clés d'analyse : ne traîne-t-elle pas trop de carences, au vu de l'histoire de ses fondements, pour parvenir à traiter un sujet si contemporain, et quelque peu atypique46(*)?

Tout groupe culturel et/ou social serait, a priori, ethnologiquement analysable. Encore faut-il prouver qu'il en est un, puis, surtout, parvenir à développer une méthode qui lui soit adaptée. Mais, toujours : à quelles fins ? Revendicatives, ou seulement carriéristes ? Un certain « caractère de convention », reste inhérent à tout effort de recherche universitaire : pour parvenir à des «idées socialement acceptées » ? Devrais-je, moi aussi, céder à une « convention sociale du concept », en me démenant par un travail d'« administration de l'acceptation de l'idée ? » 47(*)

« As-tu choisi ce sujet parce que tu veux poursuivre des études en anthropologie ou fais-tu cette étude par intérêt pour ce mode de vie ? » : c'est une question que l'on m'a posée plus d'une fois, et pas qu'à l'Université... Intérêt d'abord scientifique ou surtout personnel ? Je n'ai encore jamais su quoi rétorquer... Une réponse figée m'engagerait-elle dans une position sclérosante, face à la Faculté d'Ethnologie, et envers les gens vivant de cette itinérance? Et lorsque je choisis de ne pas me positionner, en répondant que ce sujet est l'occasion d'explorer les deux - poursuivre plus avant la discipline, tout en apprenant énormément sur ce mode de vie et de pensée, puis-je réellement rester dans ce « double jeu », afin de parvenir à une conclusion d'enquête anthropologique, valide et valable pour l'instance universitaire? Parallèlement, employer plutôt « je » ou « nous » pour parler de cette enquête : favoriser le « je » ne reviendrait-il pas à nier l'implication personnelle du chercheur48(*) ?

Mais, parmi toutes ces interrogations qui m'ont accompagné sur le terrain, d'autres, qui concernent, plus concrètement, l'aspect matériel de cette entreprise de recherche, demandaient à être solutionnées plus rapidement,

Après avoir goûté à la vie en plein air, pendant plusieurs mois, il m'était difficile de me retrouver ensuite dans un appartement, en plein centre ville, ou assise plusieurs heures par jour au sein des locaux de l'Université. Mon terrain se trouvait ailleurs, sur les routes de France. Le travail saisonnier était mon point d'approche : si je souhaitais réellement rencontrer et apprendre à connaître ses protagonistes, pour savoir de qui je parlais avec justesse, il me fallait donc moi-même me mettre à travailler saisonnièrement. Et si je travaillais tout au long de l'année, je pouvais demander une dispense d'assiduité au doyen de la faculté (ce qui m'a été accordé sans problème). Mais obtenir une dispense d'assiduité signifie donc ne pas pouvoir prétendre à une bourse d'études, puisque je dépassais largement les « moins de 18 heures par semaine » requis pour l'obtenir. Je n'ai donc compté que sur mes salaires, dans un premier temps, que j'ai parfois réussi à alterner avec des droits ouverts à l'allocation chômage, dont j'ai pu bénéficier à partir d'août 2008 (après plusieurs mois d'attente...) - ne me trouvant pas dans l'illégalité, puisque je n'obtenais rien d'autre de l'Etat.49(*)

Pour prendre « de l'avance sur mon retard » - puisque qu'une année scolaire était déjà presque achevée lorsque je décidais de commencer à élaborer ce projet - j'entamais mes premières descriptions au printemps 2007, sans attendre la période des réinscriptions de 2007-2008. En hiver 2007, j'ai préparé (et réussi) les examens du premier semestre de Master 1, hébergée à St Etienne, durant un mois et demi (raison pour laquelle la période de décembre 2007 et les deux premières semaines de janvier 2008 manquent dans mes carnets de bord). J'ai repris mes notes jusqu'au printemps 2008, et continué à travailler jusqu'au mois de juillet, me constituant ainsi plus d'une année de descriptions. Disposant alors de moyens financiers suffisants, nous avons pu aménager un camion d'août à octobre, seulement un an après l'avoir acheté. De novembre à décembre 2008, j'ai réalisé la synthèse de l'ensemble de mes notes, contenues dans deux cahiers de bord, sous une yourte, au coeur des Cévennes. Après un travail saisonnier (de taille de vigne) entamé au début de l'année 2009, ainsi que de nombreux doutes quant à mes capacités à continuer ce travail universitaire, j'ai finalement décidé de commencer, au mois de mai, la rédaction du pré-projet de mémoire, pour le présenter à l'oral prévu au mois de juin. Il m'aura donc fallu deux années scolaires pour effectuer le Master 1, conséquence d'un nécessaire « bricolage » entre un temps d'ethnographie sur le terrain, un temps salarié qui m'a permis l'autofinancement de ce projet (qui venait, par ailleurs, recouper mes temps ethnographiques), et le temps universitaire, tous trois se trouvant tout à fait décalés.

A l'issue du Master 1, les premières analyses auxquelles j'avais pu aboutir s'avéraient bien trop insuffisantes, résultant d'un trop grand manque de références théoriques. Aguerrie de mes difficultés organisationnelles précédentes, j'ai travaillé tout l'été suivant pour financer d'avance l'année du Master 2, que je voulais mettre à profit afin de combler mes lacunes bibliographiques. A la fin de l'été, j'ai finalement dû utiliser ces économies pour nous financer un autre fourgon plus fiable et plus adapté à nos besoins et possibilités matériels. Puis, en automne, un changement imprévu de situation m'a conduit à abandonner cette « vie en camion », et reprendre un appartement en ville. Ces brusques et nouvelles conditions morale et pécuniaire m'apparaissaient comme beaucoup trop limitées pour conduire la suite de ce travail de recherche sereinement : j'ai alors préféré laisser de côté, momentanément, la suite de l'analyse. J'ai repris le travail saisonnier de juillet à octobre 2010, ainsi qu'un peu du rythme universitaire, durant l'hiver. Au printemps 2010, j'obtenais - enfin ! - le permis de conduire, et m'adonnais de nouveau aux saisons agricoles, de mai à juillet, pour consacrer le mois d'août à la rédaction de ces présentes lignes.

Il m'apparaît donc que l'apprentissage de ce nomadisme particulier se confond avec l'apprentissage méthodologique de cette recherche. Ce que j'en retire, en premier lieu, est qu'elle m'a, surtout, appris à organiser ma recherche, c'est-à-dire à délimiter les différents « temps » qui le constituent, en tant que différentes étapes. Cet écrit mémoriel regroupe ainsi cette somme d'irrégularités, faisant état des nombreux aléas, matériels et méthodologiques, qui ont pu me conduire à doubler mon temps de recherche, par rapport à celui préconisé par le programme du Master, temps que je jugeais nécessaire pour explorer ce terrain.

Tout au long de ces quatre années, j'ai établi une correspondance - via courriels ou plis postaux - avec mon directeur de recherche. Malgré ma dispense totale d'assiduité, je retournais de temps à autres à la faculté pour rencontrer mes professeurs, sollicitant des entretiens auprès d'eux, j'assistais à quelques cours : autant de renforts qui m'encadraient, tout de même, dans une perspective analytique, et me permettaient de ne pas me laisser totalement « happé » par mon terrain. Venant compléter mes larges et généreuses prises de notes, où je n'avais que rarement la conviction d'en avoir griffonné assez (carnet de bord qui frôlait, parfois, la teneur d'un journal intime), mes lectures ont été, sans aucun doute, mes meilleurs réconforts méthodologiques. Deux années ont, toutefois, été nécessaires pour constituer un cadre de références théoriques (ou bibliographie), compte tenu de mes travaux agricoles salariés, qui occupaient facilement toutes les heures de la journée. Néanmoins, travailler au rendement50(*) et les diverses coupures entre deux emplois me donnaient la possibilité d'aménager quelques moments de lectures.

Les apports théoriques du programme de Master 2 m'ont permis de « rencontrer » le cadre d'analyse de l'anthropologie réflexive. Ma recherche tenait alors seulement d'un large travail descriptif, encore très ethnographique, malgré certaines intuitions analytiques à peine développées. Le sujet choisi suit finalement de près l'invitation de cette anthropologie contemporaine à sortir des sentiers battus de la recherche par l'identification de nouveaux contextes ethnologiques, ainsi que de nouveaux enjeux méthodologiques et théoriques51(*). S'attarder sur les contextes d'intervention en investissant les différents niveaux de questionnement qui accompagnent toute recherche, en interrogeant le parcours de recherche en lui-même -puisqu'il la conditionne- amène à la penser comme un tout indivisible, car révélateur. Le sujet et la méthode défendus depuis le Master 1 souffraient encore d'utiliser nommément ce mode analytique et, donc, de puiser plus largement dans ses savoirs. Bien que quelques bases me semblent être acquises depuis le cursus de Licence, cet exercice de réflexion trouve maintenant sa place dans ce travail d'enquête en tant qu'instrument de navigation, d'investigation et de recoupement. Profonde démarche de démonstration du travail d'enquête de terrain, l'enjeu réflexif qu'elle suggère me semblait déjà de taille. 

« Ce n'est pas l'anthropologie qui est en crise, ce sont les anthropologues... ». Ces propos, attribués à Maurice Godelier (tirés de son discours lorsque lui a été remis la médaille d'or du CNRS, en 2001), ne peuvent que sembler justes, lorsqu'on les confronte, par exemple, à ceux de S. A. Tyler, qui pense que « l'ethnologie est la réalité fantasmatique d'un fantasme de réalité »... En somme, rien de bien réconfortant quant à la crédibilité de l'entreprise anthropologique. Une part angoissée de ma recherche s'est trouvée rassérénée à l'écoute des propos de l'enseignant qui nous entretenait de la condition de l' « auteur-ethnologue », qui y laisse toujours quelques plumes : « Le terrain transforme l'ethnologue au point d'identifier un auteur à son terrain, ce qui laisse supposer une charge émotionnelle et affective qui peut s'avérer forte ! ». On posait enfin des mots sur mon malaise, qui s'avérait, finalement, être des plus cohérents. Par exemple, la lecture de l'ouvrage collectif intitulé « Terrains sensibles »52(*) est apparue à propos avec le sujet que j'ai choisi d'investir car en lien méthodologique : on y apprend qu'à chaque terrain, chaque auteur et une méthodologie propres, qu'il n'aura de cesse de réévaluer, d'estimer, tel un apprentissage constant, se retrouvant très souvent face à des questions éthiques. Ou celle d'« Un ethnologue au Maroc »53(*) qui m'a rappelé l'importance de la question de la distanciation. L'auteur nous explique ce besoin d'un temps de latence pour parvenir à comprendre, après d'autres pratiques de terrain et d'enseignement, comment il a pu avoir accès à ces informations. Dans l'enquête, rien n'est anodin et tout demande à être interrogé comme autant d'indices de compréhension sociale et culturelle.

Délestée du poids de la nécessité vaine de « finir à tout prix, et dans les temps !», ces partages d'expériences de recherche m'ont permis de mieux saisir les termes de Jean-Pierre Olivier de Sardan qui considère le terrain comme, avant tout, un « espace de la plausibilité ». Règne de « processus interprétatifs omniprésents », faits de « contraintes empiriques », nécessitant le déploiement de « procédures de vigilance méthodologique » pour « préserver tant bien que mal une certaine adéquation entre référents empiriques et affirmations interprétatives », toute connaissance scientifique est partielle car construite par le chercheur et donc, dépendante de certaines conditions. Parmi une pluralité de descriptions possibles, ces prérogatives participeraient à l'évitement des risques de surinterprétation. Si «l'ethnologie n'est pas qu'un savoir, mais un savoir-faire », combien plus me semble important d'exposer la dimension méthodologique pour, selon ce même auteur, « expliciter la dimension politique du terrain »54(*) . Interroger les multiples biais du contexte de production des données me donnerait les moyens de comprendre, à mon tour, comment je suis arrivé à élaborer cette production, pour pouvoir, ensuite, mieux la juger. Car rien n'est jamais anodin, et tout trouve son sens dans ses liens...

Ce que je pressentais comme un tout nouvel objet d'étude, qui nécessiterait la réinvention d'une nouvelle approche, d'une réflexion méthodologique, voire d'exigence épistémologique - jusqu'à la réinterrogation même du métier d'ethnologue ? - correspondait ainsi à mon objectif premier de remise en cause de la discipline sur son fondement de l' « observation participante », en tenant compte des possibilités d'une « participation observante ». Le choix d'épouser, pour un temps, la vie de ces nouveaux nomades est l'occasion de soulever ces ambiguïtés, trouvant sa force analytique dans ce cadre réflexif : intérêt qui m'invite à repenser la notion de « terrain », telle que classiquement pensée, selon une base temporelle figée - tandis que celui invoqué dépend d'un rythme saisonnier- ou selon des frontières géographiques délimitées - tandis que ce sujet se trouve sur les routes de France.

Malgré d'apparents obstacles, cet exercice de formation à la recherche (qu'est ce travail de mémoire), prend, quand bien même, une allure définitive, pourrait-on remarquer. Mais je rétorquerai alors que les efforts que j'ai cru devoir fournir sur ces quatre dernières années, pour suivre son rythme intense, irrégulier, assez peu confortable, s'est avéré vraiment rude pour être tenu si longtemps. Mon entêtement à chercher à concilier, coûte que coûte, mode de vie nomade et monde universitaire m'a amené à commettre de nombreuses erreurs...

La plus flagrante est sûrement celle d'avoir tant lié « vie de recherche » et vie personnelle au quotidien, me donnant parfois l'impression d'avoir tenté une expérience schizoïde moralement éprouvante55(*). Mon choix méthodologique de quasi-continuité de cette expérience de vie, afin de parvenir à cerner au plus près, et au plus juste, la population concernée par ce type de nomadisme au sein de notre société contemporaine, se révèle, peut-être, pertinent mais, une impression d'étouffement et de lassitude ont fini par alourdir cette enquête, me rendant trop soucieuse et trop détachée de cette vie collective... à l'inverse des sentiments de départ que ce nouveau mode de vie me procurait. Et c'est, parfois, le regard de certain de ces acteurs qui me l'a indiqué... Il me semble, aujourd'hui, m'être laissé envahir par l'entremêlement de l'aspect affectif de ce choix de vie (mes rapports quotidiens avec mon compagnon de route, mes amis devenus saisonniers, les saisonniers, rencontrés lors des saisons, devenus des amis) et la nécessité scientifique de l'analyse. Devoir analyser les propos de personnes, maintenant proches, devenait trop difficile, car douteux, d'un point de vue scientifique: ambivalences de ce processus de participation observante particulièrement appuyé, réalité propre à la recherche anthropologique ? L'entreprise ethnographique « contient - aussi - un niveau d'abstraction détaché de l'empirique »56(*). Le « terrain » est devenu ma vie : je ne parvenais plus à prendre suffisamment de distance, et encore moins à faire la part des choses entre présence sur le terrain et travail d'analyse à venir.

Peut-être n'aurai-je pas dû poursuivre les saisons agricoles dès le rendu du pré-projet de mémoire, et il est évident que j'ai alors voulu recueillir trop vite et trop abondamment les avis et critiques des saisonniers qui l'ont reçu, sans m'être laissé le temps suffisant de « digérer » l'intensité de ce travail intellectuel, me retrouvant finalement peu prête à en assumer les retours... Quant aux enquêtés eux-mêmes : ont-ils eu le temps de comprendre mes motivations ? Quelques uns ne se sont rendus compte de mes activités d'observations et de prises de notes seulement une fois qu'ils en ont lu le résultat. J'ai réalisé alors qu'ils aient pu être troublé par ma double position quelque peu déroutante et face à mon état émotionnel complètement affaibli qui s'en est suivi, et qu'ils ont sans doute dû fait preuve envers moi d'une certaine indulgence...

A force de jouer entre ces ambiguïtés de position, j'ai eu le sentiment d'avoir « perdu » mon terrain, oubliant ainsi l'essentiel de ma recherche ; ce projet finissait par ne plus avoir de raison d'être, je risquais fort de l'abandonner. A l'approche des premières compréhensions analytiques, je souhaitais déjà continuer ma vie de nomade et ne plus vivre en sédentaire ; j'avais pris parti. Dès lors, une certaine appréhension me gagnait : étais-je certaine de vouloir aller plus avant dans l'analyse, puisque j'avais atteint ce que je cherchais, d'un point de vue strictement personnel - comprendre pourquoi j'étais moi-même attirée par ce mode de vie, et reconnaître, par cette expérience, quelques vicissitudes de l'entreprise ethnologique ? J'allais même jusqu'à me demander si opter pour ce sujet n'avait pas été, en réalité, le moyen de me prouver que ce choix de vie est ce qui me convient le mieux, malgré son aspect marginal, une façon de me dédouaner de ce choix de vie. Je ne voulais pas que parvenir à la connaissance analytique de cette expérience ne sonne la fin d'une période de ma vie.

En somme, mes craintes et mes difficultés à établir une distance analytique avec ce terrain m'ont surtout conforté dans une certaine attente, finalement peu constructive ; j'ai probablement consacré trop de temps à élaborer ce projet de mémoire. J'avais accumulé des données éparses, que je n'interrogeais plus avec autant de rigueur qu'en début du parcours, sans recours systématique à l'analyse. Il devenait de plus en plus difficile de circonscrire ce sujet d'étude à une finalité objective. Même si de récurrents sentiments d'incapacité à continuer ce travail réflexif ont pu me saisir, ils n'ont pas pour autant empêché l'avancée de sa réflexion. Après un temps de silence, temps de recouvrir curiosité, plaisir, patience et persévérance, il est, à présent, temps de finaliser ce projet : rendre compte de cette expérience de l'altérité, en tant qu'expérience personnelle et intersubjective, que représente cette enquête de terrain.

Une prise de conscience de ma place en tant qu'actrice de ce jeu social, qui participe peut-être autant qu'il observe, ainsi que le fait d'accepter de ne pouvoir maîtriser tous les aspects de l'enquête, ni de garantir une parfaite transparence, me permettent d'apprendre à reconnaître mes ambivalences, et de mieux accepter mon implication de chercheur sur ce terrain, pour tenter d'en proposer, par la suite, les qualités les plus utiles.

Parallèlement, mes projets professionnels se distinguent plus nettement : ce sujet ne trouvera finalement pas suite directe en thèse (en tous cas, pour les années à venir) mais se situera comme atout pour approfondir la réflexion de l'entreprise anthropologique en tant qu'ingénieur de recherche/chargée de missions, tout en m'investissant dans la rédaction d'articles pour une -ou des- revue(s) associatives d'anthropologie (déjà existantes ou qui demandent à être créées ?)

Cette enquête sur le vécu, le personnel, le relationnel, convoque aussi l'envie d'une autre écriture, moins académique. Pour une meilleure complémentarité, plus proche des acteurs présents et à venir de ce mode de vie naissant (et pas que pour un public d'universitaires qui n'en ferait peut-être rien ?), une collaboration avec la jeune association des HAbitants en Logements Ephémères et Mobiles (HALEM) serait intéressante, à deux niveaux : tel un prolongement de la réflexion des possibilités d'une littérature ethnographique, en me servant des bases que m'offrent cette première expérience ethnologique, et pour donner la possibilité à ce groupe associatif de faire retentir plus haut leur cause sociale, par le biais de l'édition. Pour entamer ces concrétisations, il est prévu que le résultat final du mémoire soit d'abord diffusé gratuitement sur le blog Internet « Yurtao.com ». Se destinant à la défense culturelle et juridique de l'habitat en yourtes en France, il rejoint le thème du nomadisme contemporain dans la société française. Cet écrit sera accessible en ligne dès septembre 2011.

L'aspect le plus difficile auquel je me suis confronté est celui de tenter de concilier un cadre institutionnel (académique, universitaire) et le cadre d'un choix de vie « hors normes » (propre à la société française majoritaire). A travers ce travail de mémoire ethnologique, bien plus que de vouloir obtenir un diplôme - ou une autre reconnaissance universitaire, je voulais faire de cet écrit un portrait suggestif (mais jamais exhaustif !) d'une partie de la jeunesse française en recherche d' « autre » et d' « ailleurs », dans ses liens, qu'elle entretient, à sa société d'origine. J'ai pu cueillir, glaner, récupérer des informations ; j'ai appris par à-coups, faits d'erreurs, de désillusions, et de persévérance ; j'ai approfondi des techniques, des savoirs et savoir-faires ; j'ai fais l'expérience de rencontres, de contrastes et de ressemblances, m'édifiant sur mes racines culturelles et mes phantasmes de voyageur ; j'ai connu des moments de doute, d'errance, et parcouru des espaces autrement territorialisés ; je me suis laissé porter par une autre temporalité.

Il n'est peut-être pas si illogique, finalement, que cet essai de recherche, dans sa forme même, ait quelques attributs de cette vie nomade...

Epilogue

La connaissance est le début de l'action ; l'action, c'est le début de la connaissance. (référence non mentionnée)

Décembre 2010. Dans de nombreuses villes de France, de fortes mobilisations citoyennes se forment, pour protester contre la prochaine promulgation de la loi nommée « LOPPSI 2 » : présentée à l'Assemblée Nationale le 13 septembre dernier, elle sera discutée du 14 au 17 décembre, pour être votée le 21 décembre prochain. Ou, plutôt, contre un article qu'elle contient, en particulier : l'article 32 Ter A, au chapitre 7 de cette imposante circulaire que figure cette « Loi d'Orientation et de Programmation pour la Performance de la Sécurité Intérieure ». Ce qui ne laisse que peu de temps, en effet,... La machine législative semble être déjà lancée.

Entre le 8 et le 13 décembre, une quinzaine d'alertes par « textos » s'accumulent dans la mémoire de mon téléphone, qui reprend la même phrase : « Le 14 décembre passera la loi LOPPSI 2 : vivre dans les camions, squatts, yourtes, tipis, roulottes, cabanes deviendra illicite ! Une lettre sera envoyée à tous les maires et préfets qui seront redevables d'une amende de 3 700 euros en cas de non-dénonciation !!! Nos habitats peuvent être détruits dans les 48 heures ! Cette loi va passer parce que personne n'en a entendu parler ! Pétitions sur le Net, manifs le 14 et 18 décembre. A faire tourner ! ». Le dernier que je reçois déclare même : « Snif... On ne peut plus vivre en camion, c'est fini ! ».

« Brans le bas de combat ! » Le terrain me rappelle...

Je me renseigne immédiatement sur le site Internet de l'Assemblée Nationale, pour consulter ce fameux texte de loi : pas si évident à trouver... Je finis par trouver le même texte que celui utilisé dans la chaîne de SMS, provenant du site « petitionenligne.com », identique, au mot près, sans informations de plus, ainsi que le formulaire d'inscription à la pétition : à ce moment, déjà trois mille signatures sur l'objectif de dix mille à atteindre.

Je me connecte sur d'autres sites de diverses associations, liées à la question du logement alternatif et de l'habitat choisi : elles font, entre elles, le relais de ces informations, au moyen de forums de discussion, installent d'autres pétitions « en ligne » et appellent les habitants en camion à organiser des « opérations escargots » (sic). Du 13 au 19 décembre, des manifestations sont prévues à Valence, Perpignan, Toulouse, Lyon, Angers, Alès, Marseille, Paris, Bordeaux, Rennes, Annecy, Tours, Strasbourg, Grenoble, Saintes, Périgueux, Montpellier ...Mais, quant au texte de loi lui-même, elles n'en délivrent pas tout à fait les mêmes éléments...

D'après les associations CHEYEN (Coordination des Habitants En Yourtes sur Espaces Naturels) et HALEM (Habitants en Logements Ephémères et Mobiles), « résultant d'un amendement du gouvernement, cet article organise une procédure permettant l'évacuation forcée des campements illicites, lorsque leur installation présente de graves risques pour la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques ». Une procédure antérieure (loi n° 2000-614), datée du 5 juillet 2000, « pour remédier à l'occupation illégale de certains terrains publics ou privés », existait déjà - j'avais pu en faire l'expérience lors de mes trois années de pérégrinations en camion, ne s'appliquant « qu'aux cas de stationnements illégaux de résidences mobiles ». Mais elle ne concernait pas encore les « cas de campements illicites ». « Calquée sur la procédure précitée », elle comporte néanmoins quatre différences : « l'initiative en serait réservée au préfet ; l'évacuation forcée ne pourrait intervenir qu'en cas de graves risques (et non seulement d'atteintes) à la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques ; le délai d'exécution de la mise en demeure serait de 48 heures ; le préfet pourrait être autorisé par le président du tribunal de grande instance, saisi en la forme des référés et statuant sous 48 heures, à faire procéder à la destruction des constructions édifiées de façon illicite ».

Pour HALEM, « le mot important [leur] semble être `susceptible de menacer la salubrité', car c'est au préfet qu'il appartiendra d'évaluer arbitrairement cette `susceptibilité'. N'importe quel habitant `hors norme' est donc menacé d'éradication par cet article car ce n'est pas une infraction constituée qui sera réprimée par l'application de cet article, mais la `susceptibilité' de la commettre. Le terme `établir' est présenté à ici opposé à `mobile', lui-même opposé à `durable', ce qui constitue une confusion totale des notions de temps et d'espace qui renforce l'arbitraire de l'application de cet article ». Remarque que je juge pertinente...

Pour CHEYEN, « ce projet de loi étend les discriminations ethniques ordonnées par les circulaires Hortefeux de cet été contre les camps des Roms et les gens du voyage, à tous ceux qui se logent par leurs propres moyens et selon leurs convictions. » Elle comprend qu'« il sera désormais hors-la-loi de se loger en France dans une cabane ou tout local auto-construit non inclus dans le code normatif de l'urbanisme, et même sous une tente, qu'il s'agisse d'un abri de fortune ou d'une yourte écologique. »

Je contacte, par téléphone, deux ou trois protagoniste de mon terrain : ils sont au courant de ces faits, mais ne m'en disent rien de plus que ce que je sais déjà. Tant pis. Mais j'apprends alors une bien meilleure nouvelle : Kristin et Phil attendent leur premier enfant, qui devrait naître au mois de mai prochain ! J'irai les voir très prochainement, pour la période de Noël.

Deux jours plus tard, seconde chaîne de « SMS ». Reçu une dizaine de fois : « Appel à de grands campements dès dimanche, 17h, en opposition à la loi LOPPSI 2, pour nos libertés, devant les préfectures de Paris, Lyon, Marseille, Clermont, Toulouse, Rennes, Bordeaux, Lille, Perpignan, Brest, Dijon, Orléans... C'est maintenant que ça se passe. C'est du sérieux, à faire tourner rapidement ! ». Plusieurs connaissances « urbaines », qui connaissent le thème de mon enquête ethnologique, et me sachant alors de passage à Lyon, m'appellent pour les rejoindre à ces rassemblements : pour en savoir plus et, même pour « intervenir ».Ce qui me laisse perplexe...

Devant la préfecture de Lyon, une quarantaine de personnes sont présentes, de 17 heures à 22 heures. Installées à même le sol, en petits groupes, selon les affinités, on parle, finalement, assez peu de la teneur précise de ce texte de loi mais, plutôt, de la situation généralisée de notre société, opprimée par le gouvernement en place. Malgré le froid, l'ambiance est festive, « bon enfant », un peu alcoolisée, un peu provocatrice, quelques uns d'entre eux, en « fin de week-end », s'amusant à construire un barrage faits de rondins de bois devant la rangée de C.R.S (environ du même nombre que les manifestants) censée venir assurer la sécurité de ce regroupement. Dans le même temps, j'obtiens, par l'intermédiaire d'une autre connaissance, des nouvelles de Marseille, où ils sont au nombre de vingt-cinq : eux décident de se séparer au bout de deux heures, après avoir projeté une autre action pour le lendemain. Ce « contact » ne souhaite pas m'en dire plus par le moyen téléphonique, mais me propose de participer à l'échange d'informations, d'un bout à l'autre de la France.

Le lendemain, troisième chaîne de « SMS ». Reçu cinq fois: « Pour la suite contre la loi LOPPSI 2, installons des campements en créant une zone d'autonomie sur plusieurs jours, sur les places prévues aux manifs. En espérant être nombreux et avoir un impact suffisant afin de vivre encore nos rêves ! (Pour Lyon, place Bellecour dès lundi 18 heures). Pour plus d'infos, voir sur Internet ».

Vingt-cinq personnes sont déjà présentes lorsque j'arrive sur la place. Tout en faisant le tour des gens que je connaissais déjà (résidant à Lyon ou à St Etienne), discutant des prochains concerts prévus prochainement dans les environs, nous nous retrouvons petit à petit au nombre d'une quarantaine. Mais le froid commence vraiment à se faire ressentir et à nous disséminer peu à peu... La déception nous gagne, et l'on hésite à rejoindre un autre groupe posté plus bas de le rue de la République : depuis midi, ils ont monté une yourte d'informations, en rapport avec cette loi, mais veulent la replier aux alentours de 19 heures. Nous décidons de nous approcher un peu plus de la bouche de métro, sous la lumière d'un lampadaire, pour se rendre plus visibles aux passants. Nous prenons le relais en installant une table où l'on propose, gratuitement, des bols de soupe de légumes, on prépare des panneaux, des banderoles où l'on peut lire, entre autres : « La France tue = contre la loi LOPPSI 2 », ou « Avant-hier la Grèce, hier l'Irlande, aujourd'hui la France ! »

Mais nous avons de plus en plus froid et peu de lyonnais, qui rentrent alors chez eux, semblent intéressés par notre regroupement, qui se disperse presque totalement. Moi-même, je me demande combien de temps je vais pouvoir tenir ce climat, sans tomber malade... Les quelques personnes qui restent encore se mettent à parler de ce qu'ils pourraient prévoir pour le lendemain : publication d'un tract ? Faire un grand feu sur la place, pour se réchauffer et être encore plus visibles ? Les informations que j'avais imprimé sur papiers, émanant de mes sources Internet, circulent parmi le groupe. En fait, aucun d'entre eux n'étaient véritablement au courant des détails juridiques qui demandaient, visiblement, à être relativisés et recontextualisés : tous pensaient que la loi discriminait ouvertement la population « en camion », et qu'elle allait être voté le lendemain - alors qu'elle ne le serait éventuellement que la semaine d'après, après discussions entre députés. « Une bonne vieille `manifestive', y'a qu'ça d'vrai ! », me répond-on. Apparemment, le même rendez-vous est donné pour le lendemain. Finalement, je me décide à leur poser quelques questions - j'oscillais entre une « observation participante » et ma « participation observante », car je ne voulais surtout pas influencer en quoi que ce soit le déroulement de cet élan : je réalise alors que personne, parmi eux, n'habite « en camion »...

Le lendemain, même place, même heure. Je retrouve, à peu près, les mêmes personnes qu'hier, mais leur nombre est encore réduit. Au bout d'une heure, un camion se gare sur la place : trois bergers se sont déplacés des environs de Grenoble pour soutenir le mouvement. Mais leur véhicule n'est pas aménagé, il n'est qu'utilitaire. Je continue mon enquête : seule une personne, parmi la dizaine présente, possède un camion, mais ne l'utilise que très rarement, car vivant, la plupart du temps, dans un squat. Je commence à comprendre qu'il ne s'agit peut-être pas vraiment de mon terrain, ou qu'en tous cas, il évolue vite ! En effet, où se trouvent donc ceux qui vivent ainsi « à l'année » ? Démotivé, le regroupement perd de l'ampleur, tandis que la poignée qu'il en reste prévoit de rester toute la nuit...

Passée la date du 21 décembre, plus rien... Silence total : à croire que plus personne ne sait ce qu'il advient de cette loi, ou qu'il n'y a plus grand'chose à faire...

Je consulte le même réseau de sites Internet et prend note de l'alliance entre plusieurs représentants des différentes populations dites « à habitat alternatif » (HALEM, DAL, « Gens du Voyage », habitants en yourtes...), réunis devant l'Assemblée Nationale le 21 décembre. Agréablement surprise de cette entente, qui me semble inédite, elle signifiait, sans doute, quelque chose...

Trois jours plus tard, on me propose de me rendre, en camion, dans le Gard, pour rendre visite à Kristin et Phil. Les regards des passants, qui se retournent sur le véhicule, ne me semblent plus aussi étonnés ou réprobateurs qu'il y a deux à trois ans en arrière, mais plutôt rêveurs, amenant parfois de timides sourires ... Les toute récentes médiatisations autour de la cause des « habitats alternatifs » y sont-elles pour quelque chose ? Ni un flic, ou même un gendarme pour contrôler le véhicule ou nos papiers ! Je n'arrive pas à y croire... Coup de chance seulement, ou cela signifie-t-il que ce mode de vie commence, enfin, à rentrer dans les moeurs ?

Le 25 décembre, je retrouve, à nouveau, quelques personnes qui font mon « terrain ». Nous parlons surtout de l'heureux évènement, inattendu, qu'attendent - pourtant !- Phil et Kristin. Nous nous échangeons les dernières « nouvelles » qui concernent les amitiés que nous avons en commun : « Ils vont bien ! », me disent-ils. Ils continuent leur chemin...

Mais, durant ce laps de temps, aucun d'entre eux n'évoquent le sujet « LOPPSI 2 », à mon grand étonnement, sans que j'amène moi-même la discussion. Ils sont, forcément, au courant, ils me l'ont dit, et je sais - et constate - qu'ils disposent des moyens technologiques pour accéder aux médias d'information ; je sais qu'ils s'informent régulièrement des actualités médiatiques. Ils n'ont pas, ou souvent, accès à Internet, j'en conviens... mais ils savaient aussi, forcément, que j'étais « dans le coup ». Pourquoi donc ne m'en ont-ils pas parlé, ou cherché à se renseigner un peu plus ? S'agit-il d'un désintérêt total, tandis qu'ils devraient être parmi les premiers à s'insurger contre cette loi qui risquerait, à l'avenir, de compromettre le mode de vie, qu'ils me présentent comme choisi ? Seule réponse obtenue : « C'est pas la première fois qu'ils essaient, et ce sera pas la dernière... Ca existait déjà, sous d'autres formes. ». Je fais alors comme eux, tel qu'ils me le suggèrent : j'observe, j'attends et je continue à vivre ma vie.

Le 1er mars 2011, c'est l'association CHEYEN qui me tient informé de l'abrogation de cet article 32 Ter A, contenu dans la loi LOPPSI 2, car « déclarée anticonstitutionnelle par le conseil d'Etat » : c'est-à-dire par des exécutants de l'Etat dont la tâche est d'examiner chaque nouvelle loi afin d'en préserver les critères républicains, dénonçant ainsi sa portée discriminante. Malgré toutes ces mobilisations massives, à un niveau national, et l'impression, de nombreux protagonistes, d'avoir obtenu gain de cause, il m'apparaît, plutôt, que cette décision suspensive n'est peut-être que temporaire, et risque d'être visitée à nouveau dans quelques temps...

A cette occasion, Sylvie me fait part de son constat : « Les gens `en camion', on ne les a pas beaucoup vu, tu sais... Moi-même qui les connais un peu, j'avais du mal à faire la différence, lors de ces rassemblements, entre ceux qui font un peu de la route, l'été, et ceux qui vivent, en fait, `en dur', en ville. D'ailleurs, ça ne m'étonnerait pas qu'ils aient effrayé les citadins, en hurlant, en picolant à outrance, en usant de drogues aux yeux de tous, sans tenir leurs chiens en laisse,... je me disais que ça ne leur donnait pas tellement une bonne image d'eux-mêmes ! Des `vrais' nomades, à l'année, je ne crois pas qu'il y en avait... D'ailleurs, les deux-trois représentants de la population en camion que je connais, à la tête d'associations, même s'ils ont un camion ou une caravane, vivent dans des maisons, en réalité... comme d'autres, qui oeuvrent à la défense du droit des yourtes, vivent dans les logements que je qualifierai d'assez `bourgeois'...»

Sa supposition rejoint la mienne : l'ensemble des personnes présentes dans ces multiples manifestations et rassemblements (« punks à chiens », jeunesse urbaine engagée, « faqueux » syndicalisés, militants alternatifs de tous bords..) connaissaient, plutôt, des sympathies pour ce mode de vie nomade, finalement assez lointaines ; et s'unissaient, de fait, pour la sauvegarde des valeurs républicaines, que remettait en cause l'article en question. Mais ils n'avaient pas épousé pleinement ce type de nomadisme, ils ne le connaissaient pas vraiment. Certains d'entre eux sont bien propriétaires d'un de ces « habitats mobiles » (la population des camping-caristes n'a pas, par exemple, semblé se sentir concernée par ces émulations...) et l'utilisent, sûrement, fréquemment. Bien que je n'ai pu vérifier ces données au cas par cas, j'avancerai, néanmoins, que ce n'est qu'à titre de loisirs, ou pour d'autres raisons pratiques, mais de façon toujours temporaire. Et quant à la population, plus précise, de ces nouveaux nomades qui vivent continuellement dans leurs camions aménagés en habitat, en alternant emplois saisonniers et périodes d'oisiveté - ceux qui constituent mon « terrain », ceux-là, les plus véritablement concernés, n'ont pas participé à ces manifestations.

Qu'est ce qui peut donc m'amener à une telle affirmation ? L'expérience de mon terrain, justement... Je pourrais, tout d'abord - et trop facilement ! - répondre à cette question en invoquant des raisons matérielles : ils ne résident plus en milieu urbain, et ne veulent plus le fréquenter, car ils l'ont fui. Ils travaillent de saisons, en ce moment, trop loin de ces grandes villes. Mais je sais aussi qu'ils tiennent à se prodiguer des moments de détente, tout au long de leur année, où ils n'ont pas à travailler pour un salaire, dès qu'ils le peuvent financièrement : cette raison-ci ne serait, donc, qu'un prétexte.

Au mois d'avril, lors d'un concert punk d'organisation autogestionnaire, je fais la rencontre d'autres individus vivant, eux aussi, toute l'année, en camion. Et, au détour d'une conversation, j'entends que l'on évoque l'abrogation de cet article de loi, mais très brièvement, car tous étaient déjà renseignés, et depuis plusieurs semaines ! Ils n'en font pas plus grand-cas : « Ce n'est qu'une bataille de gagnée, pas encore la guerre !... »

Qu'ont donc fait, durant cette année, les nomades contemporains de mon terrain ? Où en sont ceux qui en ont été les acteurs, que deviennent-ils ?

Léon, en avril dernier, a renoué contact avec sa fille, et a appris qu'il est, dorénavant, grand-père. Il vit toujours dans son camion, et se trouve toujours au Turzon, mais de moins en moins souvent : il a travaillé quelques mois pour une association de rénovation de bâtiments, laissant un peu plus de côté les saisons agricoles, cherchant plutôt à se rapprocher de sa famille.

Kristin et Phil, l'hiver dernier, nous apprenaient, dans le même mois, le décès de leur première chienne, qui les suivait dans leur nomadisme depuis douze ans, et la future naissance de leur premier enfant. Or, ils avaient entamé leur saison de taille de vigne, et ont donc dû trouver rapidement un logement plus fixe, pour ne pas trop fatiguer la future maman durant sa grossesse. Mais sachant tous deux, par avance, qu'ils ne supporteraient pas un retour en appartement, ils ont donc opté pour un bungalow, en attendant de voir plus loin. Quelques mois plus tard, ils changeaient de région pour un second bungalow, plus proche de leurs nécessités administratives, et qui correspond beaucoup mieux à leur recherche de tranquillité et de proximité avec l'environnement naturel. Ils ont déménagé leurs affaires de leur camion, pour aménager leur nouveau logement, et ont acheté une voiture. Mais ils ne se sont pas séparés de leur « C35 »... Kristin pense que si, à l'avenir, ils repartent sur les routes avec leur enfant, avant qu'il n'atteigne l'âge d'être scolarisé, ils préfèreront acquérir un autre fourgon plus sûr, mécaniquement.

Ali est père, également, depuis deux ans maintenant. Il s'est installé avec sa petite famille dans une maisonnette, mais a conservé son fourgon pour travailler de temps à autres en saisons agricoles.

Milie et Thierry vivent ensemble, à présent. Ils continuent de travailler une partie de l'année, toujours de saisons agricoles, dans les régions qu'ils connaissent, et finissent, cet été, l'aménagement de leur nouveau véhicule.

Benjamin et Noémie ont vendu leur fourgon pour aménager un « poids lourds », beaucoup plus vaste, où ils peuvent vivre de manière plus confortable. Benjamin travaille une partie de l'année en travaux forestiers, tandis que Noémie vient d'achever une formation de plusieurs mois en apiculture. Ils prévoient, peu à peu, de trouver un terrain pour élever des ruches.

Valérie a voyagé en Australie, durant un an, et a poursuivi une année de formation en puériculture. Elle est à la recherche d'une maison, pour pouvoir passer son permis de conduire.

Adrien a laissé son appartement, à Lyon, et vit, dorénavant, « à plein temps » sur les routes, voyageant un peu partout, et offrant ses services de tailleur de pierre. Il projette de se confectionner un petit atelier de travail dans un futur « poids lourd ».

Matis, comme Mathilde, sont partis voguer sur les mers, par le biais d'une association bretonne qui offrent, sur une année, des aperçus des métiers qui s'y rapportent. Ils projettent tous deux d'entamer une formation de charpente navale.

Thomas vit toujours dans son véhicule et se déplace toujours régulièrement, à travers la France, tout en suivant une série de formations professionnelles, dans une nouvelle branche. Il a adopté, récemment, une jeune chienne.

Béa, depuis trois maintenant, a complètement changé de vie pour reprendre des études de moniteur-éducateur et vit, de ce fait en ville, estimant que ce projet professionnel n'est pas compatible avec son ancien nomadisme.

Daniel est retourné en Angleterre, son pays natal, après s'être volontairement exilé en France durant quinze ans. Il était à la recherche d'une pièce mécanique, pour son « Bedford », qu'il ne pouvait trouver en France, et y est resté finalement plusieurs mois. Il travaille encore en saisons, sur le territoire français, au moins durant la période estivale.

Pourquoi ces nomades continuels n'ont-ils pas pris part à cette lutte politisée, qui s'était spontanément constituée, pour défendre leur droit à ce nomadisme ? Tandis que des envies de nomadisme semblent gagner de plus en plus une population d'origine sédentaire, je pense qu'ils ne voulaient pas participer à ce mouvement politisé parce qu'ils ne souhaitaient pas se rendre visibles.

Ils ont continué d'avancer sur leur cheminement personnel, en amenant, par eux-mêmes, des changements socio-professionnels ou d'autres améliorations dans leurs quotidiens. Ils m'apparaissent comme utilisant les savoirs et savoir-faires que ce nomadisme leur a appris, pour s'adapter à leurs nouvelles situations, cherchant à conserver au maximum leur envie de nomadisme, comme ils le peuvent, car, tout de même, dépendants des cadres institutionnels imposés par leur société. Même pour ceux dont de nouvelles circonstances leur « tombent dessus », ils me montrent qu'ils conservent une empreinte, une trace de ce nomadisme, qu'ils n'abandonnent pas tout à fait. Malgré ces changements, ils possèdent un certain état d'esprit, un mode de penser : savoir s'adapter à toutes situations, les plus aléatoires, savoir accompagner tous les mouvements de la vie pour l'enrichir, se consacrer du temps pour s'épanouir individuellement, mettre en cause les faits, à l'apparence, les plus évidents, pour continuer à avancer, bien plus que de « faire avec ». Ce qui m'incite à considérer, parfois, certains individus, à l'aspect, pourtant, sédentaire, bien plus voyageurs que ne peuvent l'être d'autres nomades...

Ces nomades ont continué à défendre leur quotidien en continuant à le vivre à plein temps, sans s'effrayer de ce que cette nouvelle législation pouvait promettre, à l'avenir.

Ce nouveau constat m'amène ainsi à questionner la validité de mon hypothèse : ce type contemporain de nomadisme est-il un choix de vie stratégique, pour éviter, tant que faire se peut, un système social ressenti comme trop oppressant ?

Un proverbe touareg enseigne ceci : « Que celui qui réside fasse en sorte que celui qui passe ne le mésestime pas »...

Les faits historiques et leurs récits de vie me démontrent qu'ils ont construit leur organisation sociale actuelle, leurs logiques d'action et de représentations, à partir de décisions gouvernementales qu'ils estiment trop contraignantes, selon la situation sociopolitique dont ils sont issus : stigmates qui les conditionnent en tant que marginaux. Mais eux-mêmes me précisent que la qualification de « marginale » leur est valorisante face à la société qu'ils récusent, puisqu'elle leur permet de revendiquer, ainsi, leur non-appartenance à la société dominante. Ils ont établi leur nomadisme pour la contester: « ça changera pas grand'chose à la vie que j'ai choisi de mener ! Ils peuvent en sortir des lois, je trouverai toujours un moyen de la contourner. On s'est toujours adaptés, ce n'est pas nouveau ! On fera autrement, comme on l'a toujours fait, c'est tout ! ».

Le choix de vie de ces insurgés sociaux relève d'une volonté contestataire, ce qu'on pourrait définir par une forme « du politique », que j'opposerai au militantisme déployé par des urbains politisés, qui n'étaient, seulement, que sympathisants de ce mode de vie, qui s'engageaient alors sur la scène « de la politique ». Leur visibilité, en tant qu'éventuels manifestants, leur aurait donc paru incohérente avec les raisons mêmes qui les ont amené à développer ce mode de vie. Cette politique, qui les contraint, ils la contrent, en retour, par leur indifférence envers elle, et la nargue en continuant leur nomadisme.

Il ne s'agit donc pas d'un « désengagement » politique mais, plutôt, d'un « non-engagement » politique à la base de leur mode de vie, qu'ils me présentent comme choisi. Leur apparent manque de réaction est à prendre comme une forme de réaction quand même : leurs propres valeurs de solidarité et de réciprocité ne me laissent pas croire qu'ils sont complètement repliés sur eux-mêmes ou individualistes. Quelques uns d'entre eux ont conscientisés leur absence à ces rassemblements, sous ces paroles : « c'est le meilleur moyen de se faire tous `karchériser' ensemble ! », ou encore, « Mais si y avait pas autant de personnes à foutre la merde, on n'en serait pas là ! ».

Pourquoi évitent-ils les lieux trop fréquentés, par exemple, par les « technomades », leur reprochant de pousser le son de leur musique trop fort ? S'ils critiquent « les p'tits jeunes d'été en camion qui rentrent chez papa-maman dès qu'il fait trop froid», c'est parce que leur image, parfois néfaste, les exposerait de trop aux risques judiciaires, n'assurant pas leur tranquillité, qu'ils tentent, jour après jour, de gagner ! Une certaine recherche d'exemplarité les maintient tranquilles vis-à-vis de la société dominante, ou leur permet de retourner régulièrement dans les exploitations agricoles qui assurent leur économie. Ils tirent leur force d'invisibilité de cette exemplarité : ils veulent demeurer invisibles, aux yeux de la loi, pour assurer leur mode de vie. Leur non fixité ne signifie pas, pour autant, « manque de rigueur » ! Ils savent demeurer visibles envers ceux dont ils souhaitent l'être, et invisibles aux yeux de la société dominante. C'est, aussi, pourquoi il est si difficile d'estimer combien ils sont à vivre ainsi.

Dès lors, il est temps de modifier un de termes de mon hypothèse : il ne s'agit pas de « fuite », ou d' « évitement » d'un système social en place, mais une manière, pour eux, de le « contrer ». Ce nomadisme contemporain est-il une « stratégie » pour « contrer » un système social dominant ?

Il est temps, également, d'objectiver, à nouveau, les raisons qui m'ont conduit à investir cette recherche ethnologique, cette expérience. Pourquoi ce projet ? Pour laisser une trace... Et pour qui ? Mis à part pour ma propre expérience, pour tous ceux qui voudraient renouer, de nos jours, avec l'épanouissement individuel que convoque l'idéal nomade.

Pour l'édition 2011 du festival d'Aurillac, le personnel festivalier dénombrait environ sept mille personnes, sur le camping qu'ils mettaient à disposition: sans compter tous ceux qui campaient ailleurs, ceux qui ne venaient que pour la journée, et tous les habitants en camion, qui avaient garés leurs véhicules, un peu partout dans la ville et ses alentours. Ma seule estimation possible est de dire qu'il y avait beaucoup de véhicules aménagés. Encore moins facile, malgré une formation socio-anthropologique, de parvenir, en quelques jours, à recenser ceux qui utilisent un de ces véhicules, très commodes, pour ce genre de festivités, et ceux qui nomadisent véritablement ainsi toute l'année...

Ce phénomène de « nouveaux nomades » est grandissant, en pleine extension. Des formes multiples existaient déjà et d'autres s'annoncent. Différentes populations d'un nouveau nomadisme se confondent, ou se rejoignent ; les points de passage de ces saisonniers changent, ils se vident de leur présence, et d'autres se forment ailleurs ; de plus en plus de camions aménagés se croisent, l'été, là où on embauche du personnel saisonnier, mais on en croise toujours moins en hiver ; leur tranche d'âge reste, néanmoins, à peu près la même, et il est beaucoup moins rare d'en voir sa population féminine. Ils proviennent d'horizons culturels de plus en plus variés, éclectiques, et le revendiquent de plus en plus : étudiants en fin d'année, « backpakers », traditionnels gens du voyage qui se sont « modernisés » (laissant leurs caravanes pour des fourgons)... ; ils voyagent, l'hiver, sur d'autres continents, et utilisent leurs véhicules pour fréquenter, parfois, les scènes « techno » et d'autres festivals; d'autres découvrent à peine ce mode de vie, et font l'acquisition de véhicules utilitaires pour des sommes devenues pharamineuses.

Le dynamisme de ce type de nomadisme contemporain est frappant et déconcertant. Ils partagent, en tous cas, le point commun d'une « non fixité », du moins, pendant la saison estivale...

Ce travail d'enquête de terrain me paraît devenir de plus en plus obsolète... D'autres confrères trouveront peut-être là un intérêt - et mon invitation ! - à relayer cette expérience ethnologique, à explorer d'autres possibilités méthodologiques et d'autres points d'analyse.

Autre génération qui succède à celles antérieures? L'attrait notable pour un nomadisme contemporain, ayant rassemblé des centaines de personnes lors des mobilisations contre la LOPPSI 2, ainsi qu'avec les jeunes associations défendant le mode de vie des voyageurs, se connaissant mieux à présent, il ne serait pas étonnant que ce nomadisme change nettement d'horizons. A l'inverse de quelques interlocuteurs de mon terrain, je n'ai pas le sentiment que les possibilités d'un nomadisme contemporain, en France, soient de l'ordre du passé mais que le dynamisme, que donne à voir cette nouvelle population, viendra les moduler autrement.

Mon impression, en mi-parcours, d'un terrain « perdu », me risquant à l'abandonner, ne provenait pas, seulement, de mes doutes quant à une méthodologie à inventer : le temps de prendre de la distance avec ce sujet, nécessaire à l'analyse (ou, même, cet intervalle de quatre ans, entre mes premières descriptions et cet actuel écrit), et il s'était déjà beaucoup modifié!

De la sorte, je rejoins mes angoisses de départ, liées à « l'utilité sociale » de cette entreprise anthropologique. Mais je ne la formulerai plus sous le questionnement : « à quelles fins pourraient servir l'étude d'une telle population ? », mais, mieux, comment l'anthropologie pourrait-elle fixer ce mouvement ? Et, est-il seulement possible de le fixer ? Quel y serait son intérêt ? Mon sentiment de trahison, ressenti dès le début de mon enquête, n'était donc pas anodin : pourquoi les rendre visibles s'ils préfèrent rester invisibles ?

Je retiendrai, majoritairement, de cette expérience, que j'ai cherché à fixer un mouvement, un groupe culturel, qui ne demandait pas à l'être, mais, qui demande, surtout, à ne pas l'être...

C'est, en tous cas, ce que je crois comprendre, à travers les propos de Kristin : « Ce qui est un plus grand changement pour ma vie, entre la perte de ma première chienne et mon futur accouchement ? Mais, voyons, la mort, avoir un enfant,... c'est la vie, quoi !? Tu fais des hautes études et tu ne sais pas ça ? Vraiment, ce qui me chagrine le plus, dans tout ça,... c'est de ne plus pouvoir vivre en camion, c'est ce qui me manque le plus : je ne pourrai plus autant bouger qu'avant... »

Un mois plus tard, Benjamin et Matis me font découvrir un des premiers textes de leur groupe punk, qui me semble résumer bien mieux que moi les contours de cette vie « en camion »...

A.D.M. (Avec Domicile Mobile)

Les voisins d'à côté cassent de la vaisselle...

Le gamin du dessous te casse les oreilles...

Le clébard, dans le jardin, te casse la tête...

Et les keufs qui déboulent, sirènes à tue-tête...

Encore cinq minutes comme ça et ça va se finir au bazooka !

Tourne ta clé et barre-toi !

Ca y est un petit coin peinard,

Sors la bouteille de pinard !

Un petit ruisseau à côté,

Juste de quoi mettre les cannettes !

C'est peut-être ça la liberté :

Pas de comptes à ne rendre à personne,

Pas de concierges qui te cassent les pompes,

Ni de voisins qui viennent se plaindre !

Pose tes clés, t'en as plus besoin !

Le lendemain, la tête dans le cul,

Se pointe le putain de pégu

« Putain de romanos, de drogués,

Vous m'avez tout cradossé !

De toute façon `propriété privée',

Z'avez rien à foutre ici,

Cassez vous vite de chez moi

Sinon je fais valoir mes droits ! »

Tourne ta clé... ça démarre pas !

Quel bonheur d'être en camion :

L'hiver tu te pèles le fion,

L'été tu sues même à poil !

Il manque plus qu'un peu de gazoil

Pour un parfum à la mode,

De quoi faire fuir toutes les connes !

T'as trouvé ta liberté :

Indépendant presque autonome !

Tourne ta clé va voir ailleurs !

Conclusion

L'étude de ce groupe social particulier permet d'interroger la notion de « nomadisme » sous un éclairage contemporain. Là où des populations dites, « traditionnelles », se voient de plus en plus contraintes d'adapter -voire, pour certaines, d'abandonner- leurs pratiques nomades ancestrales, d'autres cas, de plus en plus nombreux et de plus en plus fréquents, semblent faire leurs apparitions. A notre époque intense d'une ère globale, rares sont les individus qui demeurent complètement sédentaires : voyages touristiques, voyages d'affaires, mobilités pendulaires,... Beaucoup de ces nouvelles populations pourraient, elles aussi, être considérées comme de « nouveaux nomades ». Elles étendent, ainsi, l'ample champ d'étude des mobilités contemporaines.

Pour celui qui concerne, plus précisément, celui des saisonniers agricoles qui vivent en camion, nous retrouvons parmi eux quelques caractéristiques propres à ce mode de vie ancestral : une vie sur les routes, suivie de façon continuelle, ponctuée de certaines temporalités et de points de passage récurrents. Mais il nous donne aussi à voir se développer des « aménagements » et des « bricolages », tel un réapprentissage de quelques aspects d'une tradition nomade, qui atteste du dynamisme que comporte cette modernité. A l'issue du premier projet de recherche, soutenu en Master 1, je parvenais à la conclusion selon laquelle ils retrouvent des capacités d'adaptation  à l'aléatoire que conditionne ce mode de vie : des aléas climatiques, renforcés par leur activité professionnelle agricole, mais, aussi, des aléas matériels, en fonction des moyens techniques modernes à leur disposition.

En définitive, je ne parvenais encore qu'à légitimer la qualification de « nomades contemporains » pour appréhender cette recherche un peu atypique. Interpréter les motivations sociales de ce groupe socioculturel en ces termes me semble mieux convenir à leur compréhension, et, en tous cas, elle me paraît nettement préférable à celle, plus déterministe, et dangereusement catégorisante, que celle de « marginaux », ou, encore, d' « exclus sociaux ». En effet, elles ne pourraient pas faire état de leur élan constructiviste.

Les divers et multiples éléments historiques et économiques, sur lesquelles j'ai pu m'appuyer tout au long de cet écrit, ne sont pas toujours venus confirmer l'organisation révélée, les valeurs promulguées, les savoir-faires acquis...tout autant de logiques d'action et de représentations que je dénotais, pourtant, à partir de mon terrain. Elles me renvoyaient toujours à réévaluer l'ambivalence que peut recouvrir la notion de choix que cette population avance, notion, finalement, très subjective : des conditions particulières ont bien dû les amener à ce choix de vie particulier... Ce qui m'a amené à devoir replacer, à nouveau, ce questionnement de fond : si l'on admet qu'ils se situent, économiquement parlant, en « marges » du système établi, car considéré comme précaires, comment s'y sont-ils retrouvés : d'une façon subie, forcée par un brusque changement de situation sociale, ou d'une manière pleinement choisie et assumée, à entrevoir comme une vocation?

Leur raison nomade tient, en fait, à ces deux résultantes : elles ne sont plus vraiment dissociables car, pour eux, elles se confondent. Dès lors, en essayant d'allier expérience de terrain et connaissance empirique, devrais-je considérer ce nouveau nomadisme comme généré par une situation économique forcée, dont ils tentent, aujourd'hui, d'en approfondir les traits positifs ? C'est cette réflexion qui a pu me conduire à l'hypothèse suivante : ce type contemporain de nomadisme pourrait bien être une stratégie économique pour fuir un système social ressenti trop oppressant.

Génération issue d'une modernité sédentaire, technologiquement et matériellement confortable, ils sont devenus, aujourd'hui, des nomades d'une nouvelle ère, plus proches de valeurs traditionnelles. Elle est, peut-être, plus confortable, d'un point de vue matériel, mais, d'un point de vue social, ils ne la trouvent pas si épanouissante. Ils ont pu constater, dès leur enfance, les effets de la surproduction et de la surconsommation qu'a entraîné le poids du système capitaliste : de nouvelles situations familiales déstabilisantes qui a pu les fragiliser, une accélération du rythme de vie qui a pu les éprouver, une dégradation environnementale qui a pu les émouvoir,... Ils n'approuvent pas ce système et souhaitent s'en détacher.

Ces raisons socio-économiques, de plus en plus difficiles à tenir, non solutionnées par les générations antérieures, résonnent pour eux comme trop contraignantes, afin d'imaginer un avenir plus épanouissant que les perspectives offertes par la société de masse. Ils ne souhaitent plus consacrer autant de leur temps à courir après une manne salariale pour, finalement, ne jamais avoir le temps, équivalent, d'en profiter. Ils ne désirent plus crouler sous des tas d'objets matériels qui ne feraient qu'endormir leur vigilance critique. Ils ne veulent plus participer à des cautionnements politiques d'idéologie dominatrice.

Il ne s'agit donc pas seulement que d'une conséquence économique subie... Les possibilités de cette jeunesse française contemporaine pour renouer avec un nomadisme sont, en réalité, issues de nombreuses remises en cause politiques de l'état de leur société environnante. Leur nomadisme est revendiqué comme un choix, relevant d'une volonté contestataire : parce qu'ils repoussent les traits actuels de leur société, majoritaire, qui ne répond pas, actuellement, à leurs besoins sociaux. Ils développent ce type de nomadisme dans l'espoir que se crée une autre société qui leur correspondrait mieux.

Ainsi, j'estime encore qu'il s'agit d'une solution stratégique de la part de ces acteurs, dans un système socio-économique oppressant, mais la raison première que j'évoquais de la « fuir » me paraît à modifier : ils continuent leur nomadisme non plus pour la fuir mais, aujourd'hui, pour le contrer.

En d'autres termes, il ne s'agit plus de considérer ces nomades contemporains comme des « miséreux », se soustrayant à leur condition donnée une fois pour toutes, mais des « princes », à la recherche d'un nouveau royaume...

La «  tâche des travailleurs sociaux », c'est à dire « celle d'atteindre ces jeunes dont la trajectoire de vie est au seuil de la rupture, ou déjà au-delà de la zone d'ombre, même s'ils sont hantés par le désir de s'en `sortir' » diffère sensiblement de la compréhension anthropologique que j'atteins ici: là où ces envies d'errance sont perçues comme un « problème », une « `pathologie' du temps, née de l'impossibilité de faire sa demeure de la durée », je comprends plutôt qu'ils n'ont pas envisagé les prémices d'une future et possible « itin-errance »57(*), que je perçois par l'étude de ce phénomène, avec une quinzaine d'années de différence. L'amalgame récurrent entre cette population qui vit en camion, et de saisons, et « la question `SDF' » (« Sans Domicile Fixe ») me donne à penser que les cadres socio-éducatifs actuels ne se sont pas encore tous rendus compte que cette somme d'individus est devenue, à présent, « ADM » : « Avec Domicile Mobile » ; c'est à dire d'un mode de vie pensé comme subi, à un mode de vie reconnu comme choisi.

C'est sans regret que je laisse les derniers propos de cet ouvrage à Marshall Sahlins : « En tant que membre d'une discipline qui se veut science, je laisse pouvoir de décision aux essais eux-mêmes, convaincu qu'ils expliquent mieux les tenants et aboutissants de l'affaire que ne le font les discussions théoriques à la mode. C'est la démarche traditionnelle et la seule saine : que toutes les fleurs s'épanouissent et l'on verra lesquelles porteront de véritables fruits »...

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- Courrier International, Hors série n° 1082-83-84, Sur la route, 28 juillet-17 août 2011.

* 1 Cf LENCLUD Gérard, La mesure de l'excès : remarques sur l'idée même de surinterprétation, in Enquête de Terrain n°3, pp. 11-30, 1996.

* 2 MICHEL Franck, Autonomadie : essai sur le nomadisme et l'autonomie, Ed. Homnisphères, 2005.

* 3«  Backpakers », littéralement, « qui portent des sacs à dos ». A ce sujet, consulter l'ouvrage - atypique et novateur par sa forme ethno-romanesque, par ailleurs - d'A. Kauffman, « Travellers », Ed. des Equateurs, 2004.

* 4 A ce propos, consulter l'ouvrage de Luiz E. Robinson , « L'homme sur la photo : manuel de photo-ethnographie »,2004.

* 5 L'ouvrage de J.Agee et W.Evans, « Louons maintenant les grands hommes » (1936), peut-être considéré comme une des premières tentatives d'enquête alliant descriptions littéraires et photographies descriptives, comme autant de données recueillies sur le terrain. J.Agee, une fois de retour dans son milieu urbain d'origine, se sert des clichés réalisés par W.Evans pour enrichir ses souvenirs, en vue de l'analyse,  « que sa mémoire ne saurait seule fixer ». Au milieu de son récit nous est présenté la quarantaine de photographies sur lesquelles il s'appuie (sur une centaine, au total) ; pour ma part, elles m'apparaissent encore comme trop «  détaché » du reste de l'ouvrage : incidences éditoriales seules ou lacunes de leurs auteurs ?

* 6 DAVIDSON Robyn, «  Mes déserts : un voyage au Rajasthan », 1998.

* 7 J'en profiterai, ici, pour saluer les efforts de C.Spault, que je considère novateurs sur ce point, pour l'élaboration de son travail de mémoire de Master 2 en « Recherches comparatives en Anthropologie, Histoire et Sociologie », ainsi que ceux de M.Frediani, dont le résultat de son travail m'indique qu'il s'y est investi pleinement, consciencieusement et, de ce fait, lui a consacré un temps particulièrement long...

* 8 Cf M. Frediani, «  Sur les routes : le phénomène des New Travellers », 2009 ; C.Spault « Habiter le nomadisme : l'exemple de l'habitat mobile des Travellers du mouvement techno », 2008; F.Chobeaux, « Les nomades du vide », 2004.

* 9 (Op. cit.)

* 10 (Op. cit)

* 11 Contraction de « fan » et de « magazine » : périodiques indépendants, créés et réalisés de manière autogestionnaire, liés à un mouvement musical.

* 12 Cf p.10.

* 13 Op. cit.

* 14 Op. cit. en introduction, constituant ma première base de lecture.

* 15 W. Bouzar, «  Saisons nomades », 2001.

* 16 Cf P. Centlivres, « Portée et limites de la notion de diaspora », 2000.

* 17 Cf C. Bordes-Benayoun, « Les diasporas, dispertion spatiale, expérience sociale », 2002.

* 18 Cf les « Remarques sur le commérage », de Norbert Elias, 1985.

* 19 BOLTANSKI Luc et Eve Chiapello, « Le nouvel esprit du capitalisme », 1999.

* 20 (Op. cit.)

* 21 AIN Joyce (Dir), « Errances : entre dérives et ancrages », 1996.

* 22 Cf N. Anderson, « Le Hobo, sociologie du sans abri », 1923.

* 23 Cf U. Hannerz, « Explorer la ville », 1983.

* 24 Cf Howard Becker, « Outsiders », 1963.

* 25 Cf Erwing Goffman, « Stigmates », ???

* 26 Cf. A. Rao, « Des nomades méconnus : pour une typologie des communautés péripatétiques », 1985.

* 27 Cf M. Agier, « Communautées inventées : les uns sans les autres », 1999.

* 28 Cf G. Orcel (Dir), « La rue choisie », 2006.

* 29 Je ne citerai ici que l'un de ses articles, intitulé « Des migrants et des squats : précarités et résistances aux marges de la ville », 2003.

* 30 (Op.cit.)

* 31 Cf A. Morice, « Travailleurs saisonniers dans l'agriculture européenne », 2009.

* 32 Cf G. Spivak, « Les subalternes peuvent-elles parler ? », 1983.

* 33 Cf J. Copans, « La situation coloniale de George Balandier : notion conjoncturelle ou modèle sociologique et historique », 2001.

* 34 Cf M. Sahlins, « Age de pierre, âge d'abondance : l'économie des sociétés primitives », 1972.

* 35L'utilisation du terme « primitif » est incorrect, lorsque l'on prend note de ce que M. Sahlins entend par là : « `primitif' s'applique (...) aux cultures sans Etats, sans corps politiques constitués, et seulement là où la pénétration historique des Etats n'a pas modifié le procès économique et les relations sociales ».Mais l'utilisation de ce support théorique ne me semble pas si anachronique...

* 36 Cf U. Hannerz (Op. cit.)

* 37 Cf G. Simmel, « Métropoles et mentalité », 1903.

* 38 Cf Courrier International, « Sur la route », Hors série n° 1082-83-8, 2011.

* 39 Cf W. Bouzar (Op.cit.)

* 40 Cf B. Badie, « La fin des territoires : essai sur le désordre international et sur l'utilité sociale du respect », 1995.

* 41 Cf F. Barth, « Les groupes ethniques et leurs frontières », 1995.

* 42 Cf M. Bresson, « Les sans domicile fixe et le temps : la place du domicile dans la construction des repères temporels », 1998.

* 43 Cf P. Declerck, « Les naufragés : avec les clochard de Paris », 2001.

* 44 Op.cit. « Autonomadie : essai sur le nomadisme et l'autonomie », Ed. Homnisphères, 2005.

* 45 In préface de « Chronique des Indiens Guayaki », Pierre Clastres, 1972.

* 46 Cf Michel Leiris, « L'ethnographie devant le colonialisme », in « Cinq études d'ethnologie », pp. 83-11l, 1969.

* 47Ce que rappelle Gérard Lenclud dans son article intitulé «  L'illusion essentialiste : pourquoi est-il impossible de définir des concepts en ethnologie », in L'Ethnographie, 1995.

* 48 Cf AGIER Michel (Dir), « Anthropologues en dangers : l'engagement sur le terrain », 1997.

* 49 La question seule des inscriptions s'est avéré compliquée, dans mon cas, puisque je dispose, à la fois, du statut de salariée, couvert par la M.S.A, et le statut étudiant, qu'on me demandait de confirmer par une contribution à la sécurité sociale étudiante : mon problème administratif résidait, en fait, dans l'impossibilité en France de cumuler deux couvertures sociales gratuites...

* 50 Cf p. 20 du récit ethnographique

* 51 Cf Ch. Ghasarian (dir), « De l'ethnographie à l'anthropologie réflexive : nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux », 2002.

* 52 Cf BOUILLON Florence, FRESIA Marion, TALLIO Virginie (eds), « Terrains sensibles », EHESS, 2005.

* 53 Cf RABINOW, Paul, «  Un ethnologue au Maroc : réflexions sur une enquête de terrain », Hachette, 1988.

* 54 Cf J-P. OLIVIER DE SARDAN, « La politique du terrain : sur la production des données en anthropologie » in Enquête de Terrain n°1, pp. 71-109, 1995.

* 55 NB, à l'attention de mes collègues ethnologues : peut-on faire véritablement autrement ?

* 56 Op.cit. G.Lenclud, L'illusion essentialiste :pourquoi il n'est pas possible de définir les concepts anthropologiques, 1995.

* 57 On doit ce terme à G. Balandier






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