1.3. Le pouvoir et les lois
Comme a pu le constater Simone Goyard-Fabre, << si donc
il est vrai, ainsi que l'a magistralement exposé R. Polin19,
que la politique de Locke est une << politique morale », on ne
saurait non plus en soustraire la dimension juridique20 ». Et
c'est de cette dimension juridique qu'il est question dans cette section.
La conception que John Locke a de la dimension juridique est
assez complexe parce qu'elle est née de l'interférence de
plusieurs manières de penser le concept de droit et,
corrélativement, de comprendre l'office de la juridiction21.
Ainsi peut-on établir des liens ou des rapports existant entre la
pensée de Locke sur cette question et le modèle biblique. Il
apparaît que la symbolique que l'histoire et la tradition ont
attachée à la personne des rois est l'index d'une carence
juridictionnelle22 de la condition naturelle des hommes ou de
l'état de nature. Dans la tradition historique comme la politique, il
appartient donc exclusivement au magistrat d'exercer, dans la Res publica, le
pouvoir de contrainte et le droit de punir. Tout en acceptant la
nécessité de mettre en place un pouvoir qui garantisse l'ordre
public, Locke n'approuve pas du tout la manière dont Hobbes s'y prend
quand il propose un pouvoir souverain qui loge l'absolu et
l'arbitraire dans l'essence même de l'autorité civile. << Si
donc la symbolique du pouvoir juridictionnel véhiculée par la
tradition et haussée au niveau du philosophème est belle et
majestueuse, Locke, en la recueillant, s'applique à la vider de ses
dangers potentiels23 ».
S'il faut dire ce que Locke entend par pouvoir politique, on
retiendra que pour lui, << le pouvoir politique est ce pouvoir qu'a
chaque homme dans l'état de nature, qu'on a réuni entre les mains
d'une société, et que cette société a remis
à des conducteurs qui ont été choisis, avec cette
assurance et cette condition, soit expresse ou tacite, que ce pouvoir sera
employé pour le bien du corps politique, et pour la conservation de ce
qui appartient en propre à ses membres24 ».
Comme il a été dit, seul un accord volontaire
des individus propriétaires, accord qui a pour fin la garantie de la
propriété, peut instituer la société politique ou
civile. Le pacte social,
19 Raymond POLIN, La politique morale de John LOCKE, PUF,
Paris 1960.
20 Simone GOYARD-FABRE, « Pouvoir juridictionnel et
gouvernement civil dans la philosophie politique de Locke », in Revue
Internationale de Philosophie, n°165, 2/1988, p. 193.
21 Idem, p. 193.
22 Ibid., p.199.
23 Ibid., p. 200.
24 Second Traité, § 171, pp. 271-272.
on le voit, est un contrat entre propriétaires.
<< Le pacte d'association est une figure transitoire de conservation de
propriété et qui a pour fin l'instauration du pouvoir des
propriétaires.
La société politique constituée par un
accord des individus est régie par des lois établies par le
pouvoir législatif constitué des représentants choisis par
le peuple. << La société acquiert le droit de
souveraineté ; et certaines lois sont établies et certains hommes
sont autorisés par la communauté pour les faire exécuter.
Ainsi, << ceux qui composent un seul et même corps, qui ont des
lois communes établies et des juges auxquels ils peuvent appeler, et qui
ont l'autorité de terminer les disputes et les procès, qui
peuvent être parmi eux et de punir ceux qui font tort aux autres et
commettent quelque crime ; ceux-là sont en société civile
les uns avec les autres ; mais ceux qui ne peuvent appeler de même
à aucun tribunal sur la terre, ni à aucune loi positive, sont
toujours dans l'état de nature25 ». Ayant parlé
de la société régie par des lois, cette
société peut être considérée comme
étant une association des propriétaires qui souhaitent se donner
des moyens plus efficaces, un juge, un souverain, des lois pour régler
les différends.
John Locke met un accent particulier sur les institutions qui
doivent diriger la société civile, et il établit un
rapport entre elles et les lois de la société. C'est à
elles d'élaborer les lois et de veiller à leur respect. Elles ont
le pouvoir de juger et de sanctionner. C'est ainsi que John Locke
prévoit trois pouvoirs dans un gouvernement26 :
Le pouvoir législatif élabore des lois pour le
bien public. Il règle comment les forces de la nation peuvent être
employées pour la conservation de la communauté et des ses
membres. Le pouvoir exécutif protège les lois ainsi
établies et les fait exécuter dans toute leur force. Le pouvoir
fédératif, quant à lui, gère les relations
d'amitié et d'inimitié avec les autres Etats. Il s'établit
ainsi un lien interne, une dialectique, même une
complémentarité entre les trois pouvoirs. Le premier, ne
siégeant pas en permanence, reste au niveau de l'élaboration des
lois et l'organisation de la société ; tandis que le
deuxième et le troisième exécutent et protègent ces
lois ; l'un à l'intérieur de l'Etat, l'autre au niveau externe
des relations entre les Etats.
Pour Locke, il est préférable que les deux
derniers pouvoirs soient remis entre les mains d'une seule personne ou d'un
même groupe, car lorsqu'ils se trouvent entre les mains des personnes
distinctes agissant indépendamment, les malheurs peuvent en suivre, les
forces du corps politique de l'Etat étant sous de différents
commandements.
25 Second Traité, § 87, pp. 206-207.
26 Ibid., §§. 143-145, pp. 250-252.
Un accent particulier est à mettre sur l'insistance
qu'émet John Locke concernant la stabilité des lois et la
référence à un juge commun. Il mentionne aussi
explicitement, et avec insistance, que « personne dans la
société ne peut être exempt d'en observer les
lois27 ». C'est sans doute pour éviter l'anarchie et
l'arbitraire.
Pour qu'un corps politique continue d'être tel, il
convient qu'il se meuve du côté où le pousse et
l'entraîne la plus grande force, qui est le consentement du plus grand
nombre. Et chacun est donc obligé de se conformer à ce que le
plus grand nombre conclut et résout. Cela suppose également que
ce soit des décisions raisonnables, concourant au bien de tous.
Quoi que la loi puisse avoir ses exigences et ses contraintes,
elle n'entame pas la liberté des citoyens à proprement parler.
Bien au contraire, les citoyens sont libres d'autant plus qu'ils se
réfèrent à la loi et tiennent à la respecter. Les
lois positives d'un gouvernement établi ont sans doute été
élaborées par des hommes raisonnables. Et les citoyens sont
appelés à parvenir à un certain degré de raison,
pour être capables de connaître les lois et d'en observer les
règles. Ce n'est qu'à ce prix qu'ils peuvent être
considérés comme étant des personnes
libres28.
A ce niveau, il convient de souligner que nous naissons
libres. Et John Locke trouve que « la liberté d'un homme, à
l'âge de discrétion, et la sujétion où est un
enfant, pendant un certain temps, à l'égard de son Père et
de sa Mère, s'accordent si bien, et sont si peu
incompatibles29. Encore une fois, comprenons que la liberté
est pleinement vécue dans la mesure où l'on est soumis à
une loi, à des règles de la société dans laquelle
on vit.
Les lois sont donc importantes dans la vie d'une
société et pour la consolidation de celle-ci. Elles ordonnent et
harmonisent la vie en société. Elles la rendent plus
agréable. Voilà pourquoi, on peut se réjouir d'avoir
quitté l'état de nature. Il fait beau vivre dans une
société où il y a des lois claires et un pouvoir qui les
font exécuter et respecter. Et pour mieux vivre selon l'esprit des lois,
il importe de ne pas les considérer comme venant de l`extérieur
et s'imposant à nous sans notre consentement. Si c'est le cas, elles
seront un véritable poids, difficile à porter. Quand bien
même elles semblent nous venir de l'extérieur, si elles sont
élaborées selon l'esprit de la loi de nature, selon la raison
humaine, les lois relèvent d'une certaine intériorité.
C'est en tant qu'oeuvre de la raison que les lois peuvent être
acceptées comme nécessaires pour la vie en société
et donc pour le bien de tous. Il conviendrait alors de
27 Second Traité, § 94, pp. 212-214.
28 Ibid., § 60, pp. 186-187.
29 Ibid., § 61, pp. 187-188.
les intérioriser, de les porter en soi comme des normes
nécessaires, du moment où l'on adhère à une
société politique.
Sans aucun doute, la problématique de l'institution du
Commonwealth30 inscrit John Locke dans la lignée des penseurs
politiques qui, des Monarchomaques à Rousseau ou à Kant et
à Fichte, en passant par Hobbes et Pufendorf, défendent
l'idée de contrat social. Son originalité tient moins
à sa conception du consentement au pouvoir qu'au caractère de
juridicité essentielle qu'il prête à la
société civile31. Tout en perfectionnant et en
prolongeant la société naturelle, la société civile
lui confère cette qualité qu'est la dimension juridique. Le
fondement juridique de l'état civil permet ainsi à
Locke, même s'il n'emploie pas encore l'expression, d'assimiler
l'état politique à un état de droit : il appartient en
effet exclusivement à la société civile, afin qu'elle
accomplisse sa finalité propre et respecte ainsi la prescription de la
loi de nature, d'assurer un office législateur et «
sanctionnateur32 ». Ainsi, pouvons-nous dire, qu'il n'y a pas
de vie politique possible en l'absence de l'instance positive arbitrale d'un
tribunal.
Pour des raisons d'efficience pratique que l'empirisme
pragmatique de Locke ne perd jamais de vue, il importe que l'exigence
juridictionnelle s'institutionnalise. C'est pourquoi Locke évoque
l'aménagement institutionnel des Républiques et nomme les «
trois pouvoirs » de l'Etat33.
Un statut remarquable est assigné au « pouvoir
législatif ». Cependant, Locke ne fait pas de ce pouvoir, à
l'instar de Bodin ou de Hobbes, le pouvoir de donner et de casser la loi en
quoi réside, selon ces auteurs, l'essence de la
République34. C'est sans doute parce qu'il s'est toujours
dressé contre l'arbitraire et l'absolutisme en quoi il voit, à
l'image de ce qui se passe dans l'Angleterre de son temps, le creuset de la
tyrannie, il établit un noeud serré entre pouvoir
législatif et pouvoir juridictionnel. Par sa dimension principielle et
grâce au contrôle qu'il est habilité à exercer sur
toutes les fonctions de l'Etat, le pouvoir juridictionnel arrête les
tentations du pouvoir arbitraire et absolu.
Il importe ici de retenir qu'il n'y a pas de vie politique
possible en l'absence des lois et d'un pouvoir qui, tout en étant
lui-même soumis à celles-ci, assurent leur respect en sauvegardant
la liberté, la propriété et la paix en face des menaces de
la tyrannie.
30 Ce mot est parfois traduit par République, Res publica
( Cfr. Second Traité, § 133, pp. 241-243. ).
31Second traité, §127, p. 238.
32 Ibid., § 88, pp. 207-208.
33 Ibid., §§143-145, pp. 250-252.
34 Simone GOYARD-FABRE, « Pouvoir juridictionnel et
gouvernement Civil dans la philosophie politique de Locke, in Revue
Internationale de Philosophie ( n°165, 2/1988 ), p. 206.
Les lois positives ne sont légitimes que dans la mesure
où elles s'accordent avec la loi de nature et visent à l'exprimer
de façon explicite et, par conséquent, indiscutable. John Locke
insiste beaucoup sur la présence d'un juge impartial.
|