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Le malaise dans l'oeuvre de Ken Bugul: cas de "la folie et la mort " et "de l'autre côté du regard "

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par Kouessi Jacques Richard CODJO
Université d'Abomey- Calavi Bénin - Maà®trise ès- lettres modernes 2004
  

Disponible en mode multipage

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    REPUBLIQUE DU BENIN

    MINISTERE DE L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

    UNIVERSITE D'ABOMEY-CALAVI

    FACULTE DES LETTRES ARTS ET SCIENCES HUMAINES

    DEPARTEMENT DES LETTRES MODERNES

    MEMOIRE DE MAÎTRISE

    OPTION : LITTERATURE AFRICAINE

    LE MALAISE DANS L'OEUVRE DE

    KEN BUGUL : CAS DE

    La folie et la mort ET De l'autre côté du regard
    THEME:

    Présenté et soutenu par : Sous la direction de :

    CODJO K. Jacques Richard MEDEHOUEGNON Pierre

    Maître-assistant de
    Littérature Africaine

    Soutenu publiquement à la salle 6

    le mardi 23 novembre 2004. Mention : Assez-bien

    Jury : Adrien HUANNOU

    Mahougnon KAKPO

    Pierre MEDEHOUEGNON

    Année Académique : 2003-2004

    O Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !

    Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !

    Si le ciel et la mer sont noirs comme l'encre,

    Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !

    Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !

    Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,

    Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?

    Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau !

    Baudelaire, Les fleurs du mal, « Le voyage »

    A Pierre MEDEHOUEGNON

    dont l'exemple et le modèle de vie auront été déterminants dans ma formation au Département des Lettres Modernes. Plus qu'un précepteur, vous êtes l'incarnation de l'adage latin : «Castigat ridendo mores » !

    A la famille KORA

    dont le père, Séro, la mère Mathilde et les enfants, Maxime, Aboubacar, Ibrahim, Youssouf, Issa, Mariam, Sherryfat, Silifat et Ludovic auront constitué pour moi une deuxième famille ! Que Dieu vous le rende au centuple !

    A la Soeur Josiane KOMBIANOU

    A la famille KPERA,

    ma famille d'adoption à Parakou.

    A El Hadja Abeni KASSOUMOU

    dont le soutien aura été indispensable à l'achèvement rapide de ce travail.

    A Romain HOUNZANDJI

    dont le concours m'a été d'un très grand secours dans le cadre des recherches pour ce travail.

    A John AKINTOLA

    et à tout le personnel du journal « L'Indépendant » qui ont supporté pendant de longs mois ma présence itérative et parfois gênante à la cellule informatique.

    A tous les compagnons du Département des Lettres Modernes avec qui nous avons réussi à passer de bons moments, malgré la pression des exposés, des devoirs de maison et des devoirs sur table.

    Aux amis du Léo Club Cotonou-Phénix et des Club Abidjan Doyen et Dancet.

    A tous mes amis et copains que ce travail aura préoccupé, ne serait-ce que l'instant d'une causerie.

    SOMMAIRE

    Pages

    INTRODUCTION

    I- LE MALAISE PHYSIQUE

    A- L'expression du malaise dans l'espace et le temps........................5

    B- La violence physique..........................................................17

    I I- LE MALAISE POLITIQUE DANS LA FOLIE ET LA MORT

    A- Les auteurs et les sources du malaise politique..............................25

    B- Les victimes du malaise politique.............................................31

    C- La dénonciation des inégalités et des conflits dans le monde...........33

    I I I- LE MALAISE SOCIOCULTUREL ET PSYCHOLOGIQUE

    A- La violence socioculturelle...................................................37

    B- Le malaise psychologique....................................................43

    C- La religion et les déviations sexuelles......................................54

    I V- LE MALAISE ET LES TECHNIQUES DE NARRATION

    A- La structuration du récit.....................................................62

    B- La transgression des normes classiques...................................79

    C- Une pratique singulière de la langue.......................................85

    CONCLUSION

    INTRODUCTION

    Les oeuvres de Ken Bugul se sont progressivement imposées au cours de ces deux dernières décennies au lectorat du monde francophone en général et à celui de l'Afrique en particulier. Cet écrivain Sénégalo-béninois, qui a publié son premier roman en 1982 (Le baobab fou)1(*), a fini par conquérir une place parmi les grands noms de la littérature africaine francophone et surtout parmi les auteurs du roman féminin en Afrique de l'Ouest. C'est à juste titre que le jury de l'ADFL lui a décerné, en 1999, le Grand Prix Littéraire d'Afrique Noire après la publication de son troisième roman, Riwan ou le chemin de sable.

    Après ce Grand Prix, Ken Bugul a publié deux autres romans : La folie et la mort et De l'autre côté du regard qui présentent, pour nous, un double intérêt : d'abord celui de n'avoir pas encore été largement traités par les critiques littéraires comme l'ont été ses trois premiers romans dans plusieurs articles et mémoires ; ensuite, celui de la grande diversité thématique qu'ils offrent en addition à la forme particulière de l'écriture de l'écrivain.

    Des nombreux thèmes que contiennent ces deux ouvrages, celui qui nous apparaît comme le plus pertinent dans la structuration des deux récits est le malaise, un malaise qui sourd du fond de chaque personnage et qui rejaillit sur son entourage, sur ses relations avec les autres. C'est une sorte de « mal-être » ou de mal de vivre que Mahougnon Kakpo décrit comme « une atmosphère de désordre absolu qui crée peur, angoisse et frayeur au niveau de l'individu qui ne sait plus à quel saint se vouer »2(*). Et c'est en vue de mettre au jour les divers aspects et les implications de ce malaise que nous avons choisi, pour notre étude, le thème suivant : « Le malaise dans l'oeuvre de Ken Bugul : Cas de La folie et la mort et De l'autre côté du regard ».

    Le choix de ce thème ne manque pas de susciter des interrogations sur son actualité et son originalité dans la littérature négro-africaine du début du XXIème siècle. On se souvient, en effet, que la littérature négro-africaine, francophone comme anglophone, est née dans un contexte de malaise général, historique, politique et culturel notamment, au point que le mouvement de la négritude et celui de l' « african personality », avec les formes de littérature que chacun d'eux a générées, ont constitué des tribunes d'expression du malaise et de la révolte de la race noire contre des siècles d'esclavage et de colonisation par la race blanche.

    De la période coloniale à celle des indépendances, les thèmes de la littérature négro-africaine francophone n'ont pas beaucoup évolué en ce qui concerne l'expression du malaise. L'orientation du roman négro-africain francophone en particulier, selon une typologie faite par Jacques Chevrier dans Littérature nègre3(*), a oscillé entre le souci de formation, la contestation historique, l'angoisse existentielle et le désenchantement. Exploitant cette typologie, Adrien Huannou et Ascension Bogniaho affirment que les romans de formation ont un but socio-éducatif, ceux de la contestation dénoncent les tares de l'époque coloniale, tandis que les romans de l'angoisse et du désenchantement présentent respectivement «  une vision pathétique de la condition humaine » et « une image désabusée et décevante de la société africaine néo-coloniale et montrent que l'indépendance n'a pas porté les fruits escomptés, par la faute des dirigeants politiques et de la nouvelle bureaucratie »4(*).

    L'originalité de l'expression du malaise chez Ken Bugul, par rapport à ses prédécesseurs, c'est que cet écrivain intimiste, qui avoue s'inspirer souvent de sa propre vie dans ses créations littéraires, centre ses écrits sur les problèmes socioculturels et psychologiques qui minent la vie et l'équilibre de l'individu. Même quand il lui arrive parfois d'aborder le thème de la politique africaine des indépendances dans ses oeuvres, comme c'est le cas dans La folie et la mort, les problèmes politiques sont traités de telle manière qu'ils sont les supports de l'expression du malaise psychologique et socioculturel.

    La question du malaise chez Ken Bugul est donc avant tout, une question de la vie intérieure de l'individu aux prises avec lui-même et avec son environnement physique, politique, social, culturel ou religieux. L'objet de notre étude consistera d'abord à mettre au jour, en plus du cadre politique, les principaux canaux de l'expression du malaise dans La folie et la mort et De l'autre côté du regard. Nous étudierons ensuite comment les personnages réagissent individuellement ou collectivement, à ces types de manifestation et quels sont leurs effets sur le lecteur.

    Pour faire ce travail, nous nous proposons d'adopter un plan en quatre petites parties dont la première analysera les manifestations physiques du malaise successivement à travers l'espace, le temps et les violences corporelles. Dans la deuxième partie, nous étudierons le malaise politique, principalement ses sources, ses victimes et la réaction du narrateur face aux injustices dans le monde. La troisième partie, consacrée au malaise socioculturel et psychologique, mettra en exergue les effets de certaines pratiques coutumières et rituelles telles que le tatouage des lèvres et le sacrifice humain, la torture morale de l'individu sous la pression de la radio et du vide affectif et le traumatisme causé par les déviations sexuelles et les pratiques religieuses scandaleuses. Enfin, la grande contribution de la forme des récits à la construction du malaise sera examinée dans la quatrième et dernière partie.

    Pour réaliser cette étude, nous adopterons une démarche sociocritique doublée d'une approche narratologique.

    LE MALAISE PHYSIQUE

    Le malaise est «  une sensation pénible et vague d'un trouble dans les fonctions psychologiques. C'est un sentiment pénible et irraisonné dont on ne peut se défendre. C'est un mécontentement social inexprimé »5(*). Cette définition du malaise selon le dictionnaire Le petit ROBERT est révélatrice de la complexité de ce concept. En effet, si dans la vie courante la densité du malaise peut parfois franchir les limites d'une pathologie, il prend un double caractère dans le cadre d'une oeuvre littéraire : un malaise qui se trouve au coeur du récit et un autre malaise qui se dégage de la lecture du récit. Le premier est ressenti par les personnages et tient du caractère complexe de l'intrigue et des situations dans lesquelles ils se retrouvent. Le second est ressenti par le lecteur et peut être généré aussi bien par la compassion qu'il éprouve vis-à-vis des personnages que par la forme particulière du récit, caractérisée par exemple, par le mélange de plusieurs histoires et ou par l'usage d'un langage excentrique. L'étude du malaise dans La folie et la mort et dans De l'autre côté du regard se situe à ces deux niveaux. Et pour le faire ressortir, nous aborderons plusieurs aspects du malaise dont le plus visible est le malaise physique, qui s'exprime à travers l'espace, le temps et la violence sous toutes ses formes.

    A- L'expression du malaise dans l'espace et le temps

    Le malaise dans La folie et la mort et De l'autre côté du regard se dégage déjà du cadre physique dans lequel le récit est logé avec une prédominance du cadre urbain. Le temps vient comme pour renforcer le malaise dans son double aspect du temps environnemental et du temps événementiel.

    1- L'enfer urbain.

    Le décor spatial est l'un des matériaux fondamentaux de la construction narrative parce que c'est lui qui sert de cadre au récit. C'est dans l'espace romanesque que se déroule l'action du roman. En dehors du fait que l'espace romanesque participe à l'inscription de la fiction narrative dans le réel, il peut aussi permettre de caractériser un personnage ou de déterminer le rythme de l'action : « La description de la réalité du monde extérieur accorde les sentiments des personnages au cadre qui les entoure ou, au contraire, crée un effet de contraste »6(*) . Au-delà de cette influence, l'espace peut avoir prise sur tout le récit. Il peut devenir « un véritable agent qui conditionne jusqu'à l'action romanesque elle-même »7(*). C'est ce à quoi nous assistons dans La folie et la mort et De l'autre côté du regard.

    Le milieu urbain, dans ces deux ouvrages, représente le siège même du malaise. C'est dans ce milieu que se trament toutes les intrigues et l'angoisse y est très forte. La plupart des victimes du milieu urbain sont issues du milieu rural. Ken Bugul laisse sourdre à travers son oeuvre une opposition entre les deux milieux : le milieu rural est celui de la naïveté, de la crédulité et de la chaleur humaine mais aussi celui de la misère. Le milieu urbain, quant à lui, apparaît comme celui de la violence, de la cruauté, de la brutalité et de la férocité gratuites. C'est aussi le coeur de tous les vices et de toutes les turpitudes. Ce milieu urbain est essentiellement représenté par « La Ville » dans La folie et la mort et « La Codiware » dans De l'autre côté du regard.

    a- « La Ville » dans La folie et la mort

    Mom Dioum, l'héroïne du roman, après un bref séjour au village, de retour de la ville, décide d'aller se « tuer pour renaître »8(*). Intriguées, sa famille et celle de son amie Fatou Ngouye décident d'envoyer celle-ci et Yoro, le cousin de Mom Dioum, à sa recherche à la ville. Et pour planter le décor de ce qu'est la ville, le narrateur dit ceci à leur arrivée : « Les autres voyageurs non plus n'avaient pas beaucoup parlé, comme si ce voyage était redouté à cause de la vitesse folle du taxi-brousse ou de l'accueil que la ville pourrait leur réserver »9(*). Cette phrase laisse présager tout ce qui pourra leur arriver dans cette ville. D'ailleurs, leur malaise va s'accroître progressivement. Il ira des gestes les plus simples de la vie courante  (« Fatou Ngouye et Yoro le cousin de Mom Dioum avaient du mal à se frayer un passage parmi les gens qui ne les regardaient même pas »10(*)) aux situations les plus complexes que sont la folie et la mort. Des tas d'immondices à la fumée qui s'échappe des véhicules, tout semble avoir été disposé pour rendre malaisé le voyage des deux enfants du village. Du côté des humains, ils doivent d'abord affronter l'indifférence et être ensuite confrontés à la police. Leur contact avec les hommes ira de misère en misère jusqu'à leur dernier souffle. Fatou Ngouye, après un bref séjour dans un autre village reviendra mourir, brûlée vive :

    « Fatou Ngouye finit ainsi sa vie à la grande ville. Elle qui était venue chercher Mom Dioum dans cette ville, elle faisait désormais partie de cette ville, pour toujours »11(*).

    Cet euphémisme met en évidence le caractère cruel de la ville qui happe tout ce qu'elle contient.

    Yoro, quant à lui, après avoir passé un sale temps à la police, sombre dans l'homosexualité qu'il considère comme une honte mais dont il s'accommode pourtant : « Comment pourrait-il dire au village qu'il vivait avec un homme, qu'il était amoureux de lui, (...) qu'il faisait l'amour avec lui. Il allait tuer ses parents de honte et sûrement se tuer après »12(*) se dit-il lui-même. Il est « trouvé mort sur la plage, le corps sans tête »13(*), quelque temps après, parce qu'il avait découvert que le Timonier faisait le trafic d'armes, de mercure et de crânes humains. La ville venait ainsi de faire une autre victime. Yoro, après avoir fini par trouver sa place dans cette ville, venait de se faire happer par cette même ville. Mom Dioum ne connaît pas un meilleur sort.

    Elle rate sa « renaissance » et, après des aventures aussi fantastiques les unes que les autres, se retrouve dans un asile de fous. Elle s'acoquine avec un autre pensionnaire de l'asile, Yaw, à qui elle raconte enfin son histoire, sa vraie histoire sur le bateau d'où elle s'est enfuie après avoir découvert la supercherie du complice du Timonier : celui-ci la faisait apparaître comme un ange à des hommes d'affaires et à des hommes politiques qui, croyant à une apparition mystique véritable, ne se dérangeaient pas pour payer les fortes sommes d'argent qui leur étaient réclamées. Un jour, le complice du Timonier, estimant qu'elle en savait déjà trop décida de la supprimer. Elle fut informée par l'albinos qui travaillait avec l'homme et réussit à s'enfuir. Informé, le Timonier la fit rechercher en vain et prit un décret stipulant qu'il fallait tuer tous les fous qui raisonnaient et tous les fous qui ne raisonnaient pas. Mom Dioum, titulaire d'une maîtrise, devait se retrouver parmi les fous qui raisonnaient. Et c'est pour échapper au courroux du Timonier qu'elle décide d'aller « se tuer pour renaître ».

    Yaw, à la fin de l'histoire de Mom Dioum, étouffe sa compagne après avoir abusé d'elle dans le bâtiment de la morgue de l'hôpital psychiatrique. Le meurtrier, retrouvé par les gardiens de l'hôpital, connaîtra le même sort quelques heures plus tard dans le même hôpital. Il faut rappeler que Yaw avait aussi été témoin d'une supercherie de la part des gros-bras du Timonier qui, sous le couvert d'une cérémonie rituelle, se déguisent en revenants après avoir coupé la tête à plusieurs enfants du village. Ces têtes devaient servir à faire un sacrifice pour la pérennité du règne du Timonier. Pour avoir vu cela, il devait mourir. Yaw dut la vie sauve à un prêtre missionnaire qui l'amena en ville mais qui ne put s'empêcher de lui faire savoir qu'il était devenu fou après ce qu'il avait vu. C'est pourquoi il ira l'enfermer dans un asile de fous. Avec la mort brutale de Mom Dioum et de Yaw, la ville venait de faire deux nouvelles victimes. En plus de tous ces aspects, le milieu urbain prend dans De l'autre côté du regard une facette anthropophage.

    b- « La Codiware » dans De l'autre côté du regard

    Dans De l'autre côté du regard, la cruauté du milieu urbain est essentiellement manifestée dans la « Codiware » qui ne représente pas une ville mais une grande zone urbaine constituée de plusieurs villes, une mégalopole. Elle pourrait équivaloir aux dimensions d'un pays tout entier. Et à l'instar de toutes les zones urbaines, la « Codiware » exerce un attrait irrésistible sur ses victimes. C'est ainsi que Maguèye Ndiare, le frère de l'héroïne Marie, après ses études primaires, « fut reçu à un concours d'entrée dans une école militaire »14(*) qui se trouvait à « Ouagadougou, en Haute Volta, à l'époque »15(*). Quelques mois plus tard, deux Blancs viennent annoncer qu'après une grève, Maguèye Ndiare avait quitté l'école militaire avec un groupe d'élèves et qu'il serait en Codiware. La nouvelle de sa mort vient huit années plus tard. Il serait « mort à Boua-Kê en Codiware »16(*). Le lien homophonique qui existe entre la Codiware et la Côte d'ivoire et entre Boua-Kê et Bouaké où se trouve une école militaire panafricaine donne des indices sur le cadre dans lequel se déroule le récit. Ainsi, la Codiware qui exerçait une grande fascination sur les jeunes de l'école militaire, venait d'arracher la vie à l'un d'eux, dans des conditions qui ne seront élucidées que bien plus tard.

    Quand le frère du défunt se rend dans ce pays pour retrouver les traces de Mbaye Maguèye, c'est avec un coeur plein d'appréhensions :

    « Les gens de Codiware ne mangeaient-ils pas les êtres humains ? (...). Il paraît que dans ces pays on mange la chair humaine. Il paraît que dans ces pays des cadavres humains sont utilisés. Pour des sacrifices à des esprits »17(*).

    La découverte que fait Moundaye, le frère du défunt, le conforte dans ses opinions. Il découvre que son frère est mort au moment où son entourage s'y attendait le moins. La voisine qui le renseigne n'hésite pas à lui faire savoir que son frère avait de curieuses fréquentations qui, après sa mort, n'ont pas tardé à vider sa chambre de tous les biens qui s'y trouvaient. Le corps de son frère a même disparu. C'est quand il arrive à la mosquée qu'il apprend ce pan de l'histoire de son frère :

    « - Il y a quelque temps, des jeunes gens sont arrivés ici.

    - Ces gens nous ne les avions jamais vus auparavant.

    - Ils n'étaient pas d'ici.

    - Ils venaient d'une autre région du pays.

    - Ils étaient venus nous demander de faire une prière pour un mort.

    - Nous avions demandé où était le mort.

    - Ils avaient répondu que le mort n'était pas là.

    - C'est un ami à nous qui est mort, avaient-ils dit.

    - Nous voulons faire faire une prière pour lui, pour son âme.

    - Sinon, nous ne serons pas en paix.

    - Quelqu'un nous a conseillé de venir ici.

    - Et où est le corps de votre ami ? leur avait-on demandé.

    - Les jeunes gens nous avaient dit qu'ils ne savaient pas où il était.

    - Ils ne savaient pas ce qui s'était passé ni où il avait été enterré.

    - Leur ami mort venait souvent les déranger dans leur sommeil, en rêve.

    - C'était pour cela qu'ils avaient consulté un devin.

    - Ce dernier leur avait dit qu'ils devaient faire une prière pour lui ».18(*)

    Ces jeunes gens avaient poursuivi leur histoire en racontant aux gens de la mosquée que leur ami les pourchassait dans la rue en leur demandant de lui retrouver son âme qu'on lui avait volée.

    Moundaye est demeuré troublé par ces révélations. Ce qu'il en retient le plus, c'est que les gens de la Codiware méritaient bien leur réputation de mangeurs d'hommes et que ce pays représentait une véritable jungle.

    Ces deux exemples de la « ville » et de la « Codiware » montrent le caractère infernal des villes dans La folie et la mort et De l'autre côté du regard. A cela viendra s'ajouter le temps comme pour renforcer le malaise qui s'en dégage.

    2- Le temps et le malaise.

    Le temps permet au narrateur de présenter les actions ou les faits du récit à peu près fidèlement dans les détails et dans une durée plus ou moins réelle de déroulement des actions. L'étude du temps narratif permet de distinguer, selon Jean-Pierre Goldenstein,

    « d'une part, les temps externes à l'oeuvre, c'est- à -dire le temps de l'écrivain (l'époque à laquelle il a vécu et écrit son oeuvre ), le temps du lecteur(l'époque à laquelle il vit) et le temps historique(l'époque à laquelle se situe la fiction) et, d'autre part, les temps internes à l'oeuvre qui comprennent : le temps de la fiction ou temps raconté( la durée du déroulement de l'action) et le temps de la narration(l'intervalle de temps qu'a duré la narration) »19(*) .

    A ces types de temps révélés par Goldenstein, nous pouvons ajouter, dans le cadre de notre étude, le temps événementiel et le temps environnemental qui concourent à l'expression du malaise dans les oeuvres que nous avons choisies.

    a- Le temps événementiel.

    Si nous pouvons définir le temps événementiel comme  « le temps, la période où se produisent les événements, c'est-à-dire les faits marquants de l'histoire (dans la fiction littéraire ou dans la réalité) et qui sont effectivement repérables par des dates ou par des renvois à des régions géographiques et à des événements historiques réels »20(*), dans La folie et la mort, le récit se situe clairement dans la période post-coloniale. Les pays d'Afrique, nouvellement indépendants, prennent en main leur destin. Comme tout début, le balbutiement engendre un malaise diffus, un malaise né de la forme de gouvernement qui s'empare de la quasi-totalité des jeunes Etats africains libres : la dictature. Les scènes qui ont été peintes dans La folie et la mort renvoient à cette période bien connue des contemporains de Ken Bugul. La crise pour le narrateur a commencé depuis les années 60, « depuis les années de crise qui commencèrent dès les premières années d'indépendance... »21(*). Ce préalable vient comme pour justifier à l'avance les atrocités qui seront racontées plus tard. Car, si la crise dure depuis si longtemps, elle a eu le temps de s'exacerber. Mais le temps auquel renvoie le récit n'est pas ouvertement indiqué. S'il est clair qu'il situe le lecteur après les indépendances, les autres précisions seront apportées par les allusions du narrateur à des événements qui se sont produits plus ou moins concomitamment dans le monde. C'est ainsi qu'après avoir entendu un hommage au Timonier, des auditeurs font cette réflexion :

    « - Mais, et la Tchétchénie ?

    - C'est quoi ce mot ?

    - Ce n'est pas un mot, c'est un pays.

    - Ah ! Oui, vers Caucase, vers Daghestan, les djan, zan, tan et consorts.

    - Ce sont des pays musulmans, islamiques, fondamentalistes, islamistes, intégristes, terroristes, rétrogrades, non ?

    - Pour Sam et ses complices, ces pays, et les gens de ces pays ne comptent pas.

    - Et l'Albanie alors ?

    - Et le Kosovo ? »22(*).

    Cette conversation renvoie clairement à la guerre du Kosovo, à la crise en Albanie et à la guerre de la Russie contre les Tchétchènes. Et puisque tout cela a commencé vers la fin des années 80, on peut situer le temps du récit vers le début des années 90. Il faut remarquer que ces marques temporelles, pour être relatives à des zones de tension dans le monde, renforcent l'atmosphère de malaise qui commence à sourdre de l'ouvrage. Cependant, d'autres allusions moins funestes sont présentes dans le texte et précisent davantage le temps événementiel :

    « La télévision à écran géant, les paraboles, la vidéo, les jeux électroniques, tout cela avait remplacé le voisin. Et s'il y avait un problème ? Le téléphone...Le cellulaire »23(*).

    Quand on sait que le téléphone cellulaire ne s'est répandu dans les pays africains qu'à la fin des années 90, on cerne mieux le temps événementiel dans La folie et la mort.

    Quant à De l'autre côté du regard, le temps événementiel y est plus précis. Il se situe dans les dernières années de la colonisation et les premières années d'indépendances. L'action commence pendant la période coloniale et s'achève après les indépendances. Lorsque le frère de Marie quitte l'école militaire, sa soeur et sa mère reçoivent la visite de deux Blancs : 

    «Les Blancs portaient des culottes en kaki et des chemises à manches courtes. Ils avaient aux pieds de grosses chaussures fermées. Les chaussettes qu'ils avaient mises, montaient jusqu'aux genoux. Ils portaient des casques. Nous étions encore sous domination coloniale. Tout le quartier de Kanène où nous habitions, était en alerte. Dès que les deux Blancs entrèrent chez nous, ma mère s'était levée. Elle avait enroulé sa natte automatiquement comme pour s'enfuir. Le Blanc faisait fuir. Il représentait celui qui venait réprimer. Celui qui venait prendre les forces pour. Des forces pour des guerres expansionnistes ou défensives. Pour le travail forcé dans les colonies. Le Blanc représentait la terreur. Il était terrifiant à l'époque. Du bon Blanc arrivé au début, il est devenu la terreur et ensuite l'horreur »24(*).

    Ce portrait du colon montre le malaise qui prévalait dans les rapports entre les colons et les colonisés à la fin de l'époque coloniale. Cette action, dans De l'autre côté du regard, commencée auparavant, va se poursuivre après les indépendances :

    « Huit longues et terribles années entre la disparition et la mort de Maguèye Ndiare ! (...)Des Blancs avaient annoncé la mort de mon frère Maguèye à mon frère Mondaye. Ils étaient en pantalons longs, chemises blanches et cravates. Nous étions dans les premières années d'indépendance »25(*).

    Les précisions que donnera le narrateur plus loin contribueront à mieux déterminer la période de l'histoire. Elle dit à la page 154 qu'elle est « née pendant la grande grève des chemins de fer »et qu'elle « devait avoir trente-six ou trente cinq ans »26(*). Puisque cette grève s'est déroulée de 1947 à 1948, l'action du récit devrait se placer tout au début des années 80. «  Mort de la mère : Mardi 30 avril 1985 à 11h 55 »27(*). Mais le narrateur donne d'autres indications qui poussent l'action jusqu'au début du troisième millénaire. En effet dans l'une de ses nombreuses escapades oniriques, le narrateur, au sujet des affres que devraient subir les morts lors de l'enterrement dit :

    « Oh, jeunes et beaux marins du Koursk ! »28(*). Le Koursk est un bâtiment sous-marin russe qui a coulé dans l'océan indien en 2001. Il n'y a eu aucun survivant sur la centaine de marins qui étaient à bord. Ces intempestifs allers et retours dans le temps et les multiples allusions à des événements tristes contribueront fortement à entretenir le malaise dans l'ouvrage.

    b- Le temps environnemental

    Il renvoie aux changements atmosphériques et aux climats, liés à la variation des saisons. Dans La folie et la mort, la nuit joue un rôle capital dans l'assombrissement de l'histoire. Et le narrateur, un peu comme pour planter le décor de cette histoire complexe et triste, précise dès le début du roman :

    « Il fait nuit. Une nuit terriblement noire »29(*). Ces tous premiers mots de l'ouvrage ne sont que le signe annonciateur de tout ce qui se passera dans la nuit. C'est dans cette nuit « étrangement noire »30(*) que Mom Dioum rend visite à son amie d'enfance Fatou Ngouye au village. Et c'est cette même nuit noire qui couvrira sa disparition : «  Mom Dioum disparut brutalement dans la nuit terriblement noire. (...) Fatou Ngouye voulut la suivre, mais y renonça car Mom Dioum s'était comme évaporée dans la nuit terriblement noire, comme happée, absorbée, par l'obscurité totale »31(*). Elle est partie se « tuer pour renaître »32(*). Elle était partie se faire tatouer les lèvres. Un tatouage très douloureux que d'ailleurs Mom Dioum ne subira pas jusqu'à son terme : « Le tatouage des lèvres était l'une des épreuves les plus dures que les femmes subissaient dans ces contrées. Cette épreuve était d'une douleur épouvantable »33(*). C'est aussi dans la nuit que Mom Dioum fera ses expériences avec l'homme « au chapeau en astrakan noir »34(*).

    Après sa fuite du bateau sur lequel vivait cet homme, le fameux décret qui voulait qu'on tue les fous qui raisonnaient et ceux qui ne raisonnaient pas, fut pris. Le temps environnemental prend un autre aspect dans De l'autre côté du regard.

    C'est la chaleur qui, dans De l'autre côté du regard semble inhiber toutes les initiatives pour laisser planer une grave impression de malaise. Une chaleur torride et constante qui enveloppe toute la ville de Hodar qui a vu naître Marie l'héroïne et dans laquelle s'est concentrée la plus grande partie de l'histoire. Cette chaleur moite entourait les activités des adultes et les jeux d'enfants : « Il faisait chaud et j'avais chaud »35(*). Cette insistance révèle l'intensité de la chaleur qui sévissait dans cette ville. La chaleur était également ressentie par les adultes :

    « J'ai imaginé ma nièce Samanar allant acheter ce pagne. Par un après-midi chaud et ensoleillé. (...) Quelle chaleur devait-il faire ce jour-là ! Comment avait-elle pu supporter cette chaleur au ? Comment avait-elle fait pour arriver sous cette chaleur au marché ? »36(*)

    C'est aussi cette chaleur qui verra la mère de Marie mourir : « Le jour de sa mort, ma mère s'était rendue chez Samanar, dans l'après-midi (...) Sous une chaleur torride à une heure où le soleil était haut dans le ciel ! »37(*). Non seulement la chaleur était omniprésente dans cette ville de Hodar, mais elle était également prémonitoire. A chaque fois qu'elle se faisait sentir avec acuité, un événement malheureux se produisait. Lorsque c'était au cours d'un jeu d'enfants, celui-ci s'achevait presque toujours par une bagarre. Avec Samanar, le pagne qu'elle a acheté ce jour où il faisait très chaud, a scellé la rupture définitive entre elle et sa tante Marie qui estimait qu'elle lui avait arraché l'affection de sa mère. Le caractère négatif de la chaleur s'étalera jusqu'à la fin de l'ouvrage où, pour que Marie puisse entrer en contact avec sa mère défunte, ce qui lui procurait une grande sensation de bien-être, il faut qu'il se mette à pleuvoir. L'apparition de la mère étant incompatible avec la chaleur.

    Ainsi, le temps environnemental, caractérisé par la fraîcheur de la nuit et la chaleur du milieu du jour, contribue pour une grande part à la construction des intrigues dans les deux ouvrages. Cette participation du temps environnemental à l'intrigue renforce énormément le caractère général du malaise car les actions qui se sont produites au cours de ces moments ont été empreintes d'une grande tristesse et ont parfois été fatales pour leurs auteurs. Ces moments ont d'ailleurs abrité plusieurs scènes de violences.

    B- La violence physique

    Ce qui frappe à la lecture de La folie et la mort et De l'autre côté du regard, c'est la façon dont l'auteur y traite le thème de la violence, qui, selon le dictionnaire Le petit Robert est une « disposition naturelle à l'expression brutale des sentiments »38(*). Dans La folie et la mort, elle est abondante, crue et choquante. Dans De l'autre côté du regard, elle plus subtile, diffuse. Nous étudierons quelques aspects de cette violence que sont : le viol, la vindicte populaire et les rapports tumultueux entre les membres d'une même famille.

    1 - Les viols de Fatou Ngouye et la vindicte populaire dans La folie et la mort.

    Fatou Ngouye est l'amie d'enfance de Mom Dioum, l'héroïne du roman. Lorsque, après avoir fini ses études à la capitale et être passée par l'expérience du bateau, Mom Dioum, recherchée conformément aux injonctions du décret, décide de retourner au village pour « se tuer et renaître »39(*), c'est à son amie d'enfance quelle se confie. C'est pourquoi lorsqu'il s'est agi d'aller à la recherche de Mom Dioum, Fatou Ngouye est envoyée à la ville, source de tous ses malheurs. Les viols commencent le premier jour de son arrivée en ville. Après avoir été faussement accusée de vol, elle est arrêtée par les policiers. C'est là que l'officier de police, « Chef »40(*), jette son dévolu sur elle. Sous le prétexte de lui donner à manger, « Chef » l'entraîne dans un hôtel de passe :

    « Quand chef et la jeune fille pénétrèrent dans une chambre, le responsable un peu grassouillet qui les avait précédés, ferma la porte. Soudain un cri horrible, terrifiant. Le cri d'une horrible douleur, d'une horrible souffrance, d'une horrible violence. Un cri qui glaça toute la maison »41(*).

    Un médecin qui traînait dans les parages fit son diagnostic sans appel : « Dépucelage violent. Viol d'une vierge. Elle est complètement déchirée. C'est une brute ton policier »42(*). La brutalité et la cruauté avec lesquelles ce viol a été commis ne sont pas de nature à dissiper le malaise qui a commencé à s'emparer du récit depuis que les deux jeunes villageois sont arrivés en ville.

    Ce premier viol a été commis par un policier. Les autres seront commis par un prêtre chez qui Fatou Ngouye sera placée après avoir été soignée à l'hôpital et récupérée par une «  bonne soeur ». Le prêtre prétexte un jour du baptême de Fatou Ngouye :

    « Fatou Ngouye n'avait qu'un pagne tout blanc attaché en haut des seins, sur instruction du prêtre. (...) Il l'avait complètement déshabillée et devant ce corps sûrement désiré en silence, en prières, en rêves, en somme, en veille, le prêtre tremblait presque. Il enleva son habit léger, le posa par terre comme un drap et y coucha la jeune fille. Il confondit baptême et autre chose et viola presque la jeune fille. (...) Et ce fut ainsi tous les jours. Tous les jours le prêtre l'entraînait dans l'Eglise »43(*).

    Même si les viols commis par le prêtre sont moins brutaux que ceux commis par le policier, ils demeurent des viols puisqu'à aucun moment le prêtre n'a attendu le consentement de Fatou Ngouye. Cette scène est d'autant plus embarrassante qu'elle a pour auteur un prêtre, un homme de Dieu. Ce sont ces viols qui entraîneront Fatou Ngouye à la mort. Elle tombe enceinte, des oeuvres du prêtre. Celui-ci, pour éviter le scandale sur sa paroisse, l'emmène à la ville, qu'elle connaît mal, la laisse dans une chambre qu'il a louée pour une durée d'un an, aux bons soins d'une propriétaire véreuse. C'est de cette maison que Fatou partira pour être victime de la vindicte populaire.

    Quant à la vindicte populaire elle-même, elle génère le malaise parce qu'elle est gratuite dans La folie et la mort et elle pousse à la révolte parce qu'elle s'abat sur des innocents. Au début de l'ouvrage, Fatou Ngouye et Yoro avaient déjà été traqués par la foule, simplement parce qu'ils avaient eu peur à la vue d'un policier, eux qui n'en avaient jamais vu d'aussi prêt. La vindicte populaire atteint son plus haut niveau à la fin de l'histoire de Fatou Ngouye. Celle-ci, bouleversée par ce qu'elle venait d'apprendre sur Yoro, celui avec qui elle était venue en ville, à savoir que celui-ci était devenu homosexuel, se dirigea vers le grand marché et s'arrêta à la hauteur d'un marchand :

    « ... et là, elle ne sut plus ce qui s'était passé. Tout d'un coup quelqu'un cria : - Au voleur ! Au voleur ! C'était elle, Fatou Ngouye, qu'on désignait. (...) Il tenait à la main un bidon et de l'autre une boîte d'allumettes. En une fraction de seconde il aspergea Fatou Ngouye du contenu du bidon, contenu qui par son odeur était de l'essence. Aussitôt, la personne excitée frotta une allumette avec des mains tremblantes et d'une voix terrible cria :

    -Meurs ! Voleuse !

    La personne jeta l'allumette incandescente sur Fatou Ngouye qui en quelques secondes devint un brasier »44(*).

    Cet épisode montre que Fatou qui avait quitté son village pour la ville, devait périr dans cette ville qui broyait irrémédiablement tout ce qui lui était étranger. Ainsi, elle n'avait pas pu trouver sa place dans la ville, elle et son enfant, l'enfant issu du viol. Ce qui signifie également que Fatou, venue à la ville en toute pureté, avait été souillée par les viols successifs et qu'elle ne pouvait plus retourner au village dans cet état. Seul le sacrifice expiatoire suprême, la mort, pouvait produire l'alchimie de la purification. En plus de cela, cet épisode constitue une satire de la vindicte populaire qui sévit surtout dans les pays pauvres. Elle part d'un rien, s'enflamme et coûte la vie à un ou plusieurs individus. C'est une justice expéditive qui révèle le disfonctionnement ou parfois l'inexistence des structures et des institutions devant rendre la justice selon les normes conventionnelles. Cette situation est la caractéristique de la plupart des pays en voie de développement dans lesquels les personnels de la justice, en nombre insuffisant, n'arrivent pas à examiner avec célérité ou parfois même avec profondeur les différends qui opposent les citoyens. Alors le peuple, pour combler ce vide et dans son élan à se faire justice, commet des erreurs graves qui sont fatales pour des individus innocents.

    Dans De l'autre côté du regard, la violence physique se remarque essentiellement dans les rapports entre Marie et ses parents.

    2- Les rapports tumultueux entre Marie et ses parents dans De l'autre côté du regard.

    Même si la violence physique est moins visible dans cet ouvrage, dans sa forme brutale et gratuite comme on a pu le constater dans La folie et la mort, l'auteur a tenu à mettre certaines scènes brutales au grand jour. Ces scènes tournent pour la plupart autour de Marie. Celle-ci s'accroche souvent avec sa mère. Les deux femmes n'avaient pas eu de véritables rapports mère-fille. La mère de Marie l'avait abandonnée, quand elle avait cinq ans, sur le quai d'une gare pour aller s'occuper de sa nièce Samanar qui venait de naître. Et la petite fille avait grandi sans l'affection maternelle. C'est pourquoi les altercations n'étaient pas rares entre elles pendant les moments où elles se retrouvaient. Marie raconte qu'un jour :

    « Tout d'un coup je ne sais pas ce qui lui avait pris. Elle se mit subitement à m'insulter devant la petite Soxna. Il y avait des expressions dans le dialecte Saloum - Saloum d'une telle vulgarité ! C'étaient ces expressions là que ma Mère avait utilisées. Ce qu'elle disait, je ne pourrai le transcrire dans aucune langue. L'intonation de sa voix, la dureté des mots utilisés ! Des mots grossiers, lourds, désagréables. Cette femme debout là, devant moi, était ma mère ? Cette femme qui parlait de cette façon était ma Mère ? »45(*).

    Cette séquence de violence verbale inouïe, comme le laisse entrevoir le narrateur, lève un coin de voile sur la nature des liens qui unissent la mère et la fille. Les injures proférées par la mère étaient si fortes et si vulgaires que la fille a fini par conclure que celle-là ne pouvait pas être sa mère.

    Marie a eu également des rapports souvent brutaux avec sa soeur Assy, la mère de sa nièce Samanar. Les deux soeurs ont toujours nourri une rivalité sourde, du fait que Assy avait vite interrompu sa scolarité pour cause de maternité et que Marie avançait bien dans les études. C'est cette situation qui a contribué à amplifier les fréquentes altercations qu'elles avaient depuis la tendre enfance de Marie :

    « Ma mère m'avait raconté qu'un jour, ma soeur Assy était en train de repasser. Pendant ce temps, ma Mère tenait sa fille dans ses bras. Je me trouvais à côté et ma soeur Assy avait dit qu'elle allait me brûler. Ma mère lui avait répondu qu'elle n'oserait pas. Je devais avoir, je le rappelle, trois ou quatre ans au plus. Si j'étais un peu plus âgée, je ne me serais pas laissée faire. Je me serais éloignée d'elle. Et ma soeur Assy, froidement, avait posé le fer à repasser brûlant sur mon épaule. J'en garde les traces jusqu'à présent »46(*).

    Ainsi, Assy brûle sa soeur cadette pour le simple plaisir de le faire. Et ce qui frappe dans cette séquence c'est la froideur avec laquelle une fille fait du mal à sa soeur. Elle annonce, comme en blaguant qu'elle le ferait et elle le fait malgré les protestations, un peu timides quand même, de la mère. Car la menace d'un fer à repasser chaud sur les épaules d'une petite fille de trois ans devait avoir été prise un peu plus au sérieux que cela. On voit bien que la mère n'avait pas une grande tendresse pour sa fille.

    De plus, Marie n'avait pas non plus de bons rapports avec son frère aîné Kaïdara. Celui-ci lui avait demandé un jour de lui laver une théière. Elle eut la mauvaise idée de demander à sa nièce Samanar de le faire parce qu'elle avait mal à la tête. Kaïdara partit d'une grande colère et se rua sur elle :

    « Ma mère s'était intercalée entre nous deux. Le coup qu'il me destinait frappa ma mère et une de ses dents tomba. Cela non plus je ne pourrais jamais l'oublier. Jamais. Jamais. »47(*).

    Ce dernier extrait fait montre d'une très grande violence physique. Comment un coup qui était destiné à une fillette de huit ans environ pouvait faire tomber des dents à un adulte ? Il devait avoir été très violent. Et comment un frère aîné pouvait asséner un coup aussi violent à sa jeune soeur ? C'est que la rupture des liens familiaux devait avoir certainement atteint un point de non-retour. Même si le frère a, à sa décharge, le fait que les dents de leur mère pouvaient avoir déjà perdu d'un peu de leur solidité, il n'en demeure pas moins que ce coup qui était destiné à la fille de huit ans était disproportionné. La violence étant généralement repoussée par le commun de mortels, elle ne peut qu'amplifier le sentiment de malaise qui ne manque de se dégager de cet ouvrage aux allures apparemment très paisibles.

    L'étude du malaise physique dans La folie et la mort et De l'autre côté du regard est axée sur deux étapes au cours desquelles nous avons d'abord pu observer que l'espace et le temps, dans lesquels le narrateur a placé son récit dégageaient déjà une impression de malaise à travers l'enfer urbain que représentent la notion de « ville » dans La folie et la mort et la mégalopole de « la Codiware » dans De l'autre côté du regard et à travers le temps événementiel qui ne renvoie qu'à des séquences sombres de l'histoire et le temps environnemental qui influence négativement les actions entreprises par les personnages. Ensuite, l'étude de la violence physique qui s'est manifestée par les viols successifs de Fatou Ngouye et la vindicte populaire dans La folie et la mort et par les rapports tumultueux entre les membres d'une même famille dans De l'autre côté du regard, est venue compléter le tableau. Cette violence physique aura constitué un facteur déterminant dans l'expression du malaise qui se dégage de ces deux ouvrages.

    Le malaise physique entre dans le malaise général qui domine dans La folie et la mort et De l'autre côté du regard. C'est pourquoi notre étude se poursuit dans le chapitre suivant avec l'étude du malaise politique.

    LE MALAISE POLITIQUE DANS

    LA FOLIE ET LA MORT

    Le malaise politique est l'ensemble de tous les désagréments que subit le peuple dans les domaines socioculturel et économique du fait de l'orientation politique donnée au pays par ses dirigeants. L'étude du malaise politique consistera ici à mettre en évidence tous les aspects politiques du malaise, tous les aspects des rapports entre dirigeants et dirigés qui engendrent le malaise. Quoique le malaise politique soit général et inhibe toute la population, certaines catégories de citoyens en souffrent plus que d'autres. C'est ainsi qu'après avoir déterminé les auteurs du malaise, nous en identifierons les victimes pour enfin examiner l'engagement de Ken Bugul contre l'injustice dans le monde. L'étude du malaise politique ne sera faite que dans La folie et la mort pour la simple raison que c'est dans ce roman qu'il est plus flagrant et plus prépondérant.

    Dans De l'autre côté du regard, par contre, le malaise politique est très peu perceptible. Il se réduit à une brève critique de la colonisation et du colonisateur lors de l'annonce de la disparition et de la mort du frère de Marie, Maguèye Ndiare. Le portrait qui est fait du colon montre que ce dernier terrorise les populations indigènes et suscite effroi et crainte sur son passage. Les réquisitions et les travaux forcés de la période coloniale ont largement contribué à forger cette réputation du colon. Ce qui révèle le malaise qui existait à cette époque du fait du régime politique dans lequel la source du malaise est essentiellement constituée par les actes du colonisateur et dont les victimes sont les populations indigènes.

    Dans La folie et la mort, le malaise politique est plus fort et plus intense. C'est pourquoi nous commencerons par étudier les sources du malaise politique dans ce livre.

    A- Les auteurs et les sources du malaise politique.

    L'étude des auteurs du malaise politique dans La folie et la mort consistera à évaluer tous ceux qui, dans l'appareil de l'Etat, engendrent le grand malaise dans lequel vivent les populations de ce pays fantôme : « Dans ce pays sans nom, sans identité, enfin un pays fantôme, absurde, ridicule et maudit comme il y en avait un bon nombre sur ce continent, ... ».48(*) Ainsi, le narrateur nous met dans un pays indéterminé, sur un continent indéterminé. Cette absence volontaire de précision sur le cadre du récit laisse libre cours au malaise qui s'étale sur la plus grande partie du texte et qui ne risque pas d'égratigner un régime politique réel. Et les principaux auteurs du malaise sont le Timonier et ses décrets et l'appareil de propagande du régime sur le plan national d'une part et la puissance coloniale et les pays riches sur le plan international d'autre part.

    1- Le Timonier et ses décrets.

    Le timonier est selon le Petit Robert « Celui qui tient la barre d'un gouvernail, qui s'occupe de la direction du navire ».49(*) Il s'agit donc d'une métaphore lorsque ce mot est utilisé pour le responsable d'un pays. Le pays est alors comparé à un navire dont le gouvernail ne peut se trouver que dans les mains d'un seul individu. Rien qu'avec ce nom : Timonier, le décor du malaise est planté. Nous sommes dans un pays où il n'y a qu'un seul maître. Nous sommes sous un régime dictatorial, autocrate, où les libertés individuelles sont gravement compromises. Or un peuple sans liberté est un peuple au sein duquel le malaise est omniprésent. C'est dans ce contexte que la radio ne cesse de diffuser à longueur de journée les louanges du Timonier qui hante la vie de tous les citoyens : 

    « Sur le plan national, notre Timonier, notre grand Timonier, le plus grand de tous les temps, a inauguré aujourd'hui le centre de recherche sur les langues et dialectes de sa région »50(*).

    Ce portrait caricatural du Timonier frise parfois la dérision dans les expressions du narrateur. Mais le personnage impose un respect morbide à ses concitoyens car, au moment où le Timonier inaugurait ce centre de recherche, une pluie diluvienne s'abattait sur le pays depuis deux jours et avait déjà fait des dizaines de morts, des centaines de disparus et des milliers de sans-abri dans les mêmes quartiers comme à chaque saison. Mais ces sinistrés sont loin de constituer l'une des priorités du Timonier qui préfère continuer ses inaugurations, avec la présence effective et ponctuelle des membres du corps diplomatique.

    Ce qui terrorise le plus le peuple, ce n'est pas seulement la peur de mal parler du Timonier qui hante sa vie par l'intermédiaire de la radio, mais ce sont surtout les décrets. Des décrets sortis de nulle part et qui revêtent un caractère tout aussi curieux. Le nouveau décret qui a mis Mom Dioum en fuite, stipule qu'il faut tuer tous les fous qui raisonnent et tous les fous qui ne raisonnent pas ; et il est rappelé au début et à la fin de chaque programme à la radio nationale. Mais, malgré l'habitude des nombreux décrets que ce peuple a connus et subis, celui-ci portait une marque singulière :

    « C'était la première fois qu'un décret prescrivait qu'on tuât des gens même si on les prenait pour des fous qui raisonnaient ou qui ne raisonnaient pas. Pitié au moins pour les pauvres fous qui avaient cessé de raisonner ! »51(*).

    Ce décret engendre le développement de l'anarchie et des règlements de compte qui font que chacun vit sur le-qui-vive. Un voisin méchant ou malhonnête a désormais la possibilité de profiter de ce décret pour vous faire tuer sous le prétexte que vous êtes un fou qui raisonne ou un fou qui ne raisonne pas ou bien même que vous êtes un voleur ! Et puisque aucun ordre ne règne dans ce pays, vous êtes livré à la vindicte populaire :

    « Attention à un envieux ou à un jaloux ! Il suffisait qu'il crie au voleur dans un lieu public pour que vous vous retrouviez aspergé d'essence et brûlé vif ou roué de coups jusqu'à ce que mort s'ensuive »52(*)

    Nonobstant son caractère bizarre et criminogène, ce décret ne fait l'objet d'aucune contestation, du moins visible, de la part des citoyens qui au contraire, le craignent comme la peste. Le peuple a tellement vécu sous la crainte morbide du Timonier et de ses décisions qu'il reste impuissant devant le nouveau décret : «Le peuple de ce pays avait été tellement malmené par des décrets, des décisions, des dispositions, que les cerveaux ramollis ne réagissaient pas, donc ne fonctionnaient plus »53(*). Cette situation montre l'état d'abâtardissement conscient ou inconscient dans lequel le peuple est tombé à force de vivre sous l'oppression de la dictature du Timonier.

    Outre la pression exercée sur le peuple par le Timonier et ses décrets, le malaise politique est également généré par l'appareil de propagande du régime.

    2- L'appareil de propagande du régime.

    Si nous dissocions l'étude de l'appareil de propagande du régime en tant que source du malaise politique de l'étude du rôle du Timonier qui est supposé être le chef de cet appareil, c'est parce que ceux qui sont chargés de faire la propagande, loin d'appliquer les règles qui leur ont été dictées, s'appliquent à confectionner de nouvelles règles sous le couvert du Timonier. Nous étudierons cet appareil sous le double aspect de la police et de l'administration.

    a- La police.

    La police, comme dans tous les régimes dictatoriaux, participe activement à l'accroissement du malaise en semant la terreur impunément au sein de la population. Les policiers jouissent d'une crainte constante de la part de la population parce qu'ils sont pour cette population les garants de l'application des décrets du Timonier. Ils en profitent pour multiplier les exactions contre le peuple. Au nom du régime, ils procèdent à des arrestations fantaisistes en bafouant les droits élémentaires de la personne. « Un homme tout nu, pieds et mains liés, était dans un coin. Son corps semblait avoir reçu beaucoup de coups. Il avait des bosses partout et son visage était tuméfié »54(*). Il s'agit là d'un chauffeur de taxi accusé de faire le trafic du chanvre indien alors qu'il transportait des vivres. Sans même l'avoir écouté les policiers se sont rués sur lui parce que l'un d'entre eux l'avait ramené au poste pour s'emparer des vivres qu'il transportait. De plus, ces policiers ont instauré le rançonnement comme règle. Ils ne sont qu'à la recherche des missions qui sont susceptibles de leur rapporter de l'argent. En témoigne ce dialogue entre deux d'entre eux : 

    « - Tu sais moi mon problème, c'est que je n'aime pas faire la ville.

    - Le contrôle sur les voies nationales, c'est mieux.

    - Là, tu te fais ta paie du mois chaque jour. »55(*)

    b- L'administration.

    A cette sombre performance de la police s'ajoutent les tares d'une administration remplie de cadres incompétents et lourdement gangrenée par la corruption à tous les niveaux. Pour se faire établir une carte d'identité, il faut attendre des mois au bout desquels on vient constater la disparition de son dossier. Pour ne pas connaître ce sort, il faut déposer quelque chose qui atteint le montant tacitement requis. Autrement, votre dossier vous était retourné avec dédain. Cette corruption se traduit au sommet de l'administration par la loi des dix pour cent : 

    « Elle découvrit la pollution des âmes et de l'atmosphère, l'existence des honorables dix pour cent au plus haut niveau des institutions, des financements à quatre-vingts pour cent ingurgités par les experts, des réfugiés qui servaient de boucliers et de moyens de négociation »56(*).

    L'héroïne révèle à ce niveau que pour se voir attribuer un marché ou pour réaliser un projet à caractère public, il fallait graisser les pattes à tous les responsables administratifs à tous les niveaux, qui doivent viser le dossier.

    Cette administration et cette police contribuent par leur inefficacité et leur fort penchant à la corruption au développement du malaise politique sur le plan intérieur. Mais le malaise provient également de la situation du pays face à la puissance coloniale et aux pays riches.

    3- La puissance coloniale et les pays riches.

    La position du pays colonisateur est très déterminante dans la situation que vit ce peuple, dans La folie et la mort, car, le Timonier est soutenu dans ses actions par cette puissance coloniale. C'est d'ailleurs ce pays qui, à travers les conseillers qu'il lui envoie, lui montre le chemin à suivre. En réalité, la pérennité de cette situation favorise la métropole qui, pendant que la dictature sévit, s'active à piller le pays de ses ressources en matières premières. Cette bénédiction de la puissance coloniale sur la dictature qui règne n'est donc pas fortuite. Et puisque le Timonier y trouve son compte, la population peut toujours continuer à souffrir, cela importe peu. Ainsi, la puissance coloniale joue un rôle de premier plan dans le malaise politique et économique qui étreint ces populations. En parlant des responsables des pays riches qui venaient vérifier l'usage qui était fait des aides, le narrateur ajoute :

    « Et puis ce qui était encore plus grave c'était que ceux qui avaient avancé les fonds, lors de leurs visites de suivi se fiaient aux discours et ils ne se donnaient pas la peine de vérifier, la plupart du temps. Quand ils arrivaient, ils étaient accueillis par des petites filles choisies parmi celles qui n'avaient pas faim, avec un gros bouquet de fleurs »57(*)

    A cela s'ajoute la pression économique exercée par les pays riches en général. Ceux-ci, dans le but annoncé de venir en aide aux pays pauvres, se pressent pour leur prêter de l'argent pour leur développement. Pour la construction des routes, des écoles et des infrastructures sanitaires, de fortes sommes d'argent sont cédées aux pays pauvres avec également de forts taux d'intérêt. Ce n'est pas le fait de prêter de l'argent aux pays pauvres qui pose problème en soi mais c'est la manière dont les fonds prêtés sont gérés. Les pays riches, en prêtant, accompagnent leur prêt de mesures et d'experts qui engloutissent pour leur entretien une grande partie de la somme prêtée :

    « La dette avait été indirectement virée dans les poches de certains dirigeants, et l'autre partie était retournée là d'où elle venait car cette dette n'était pas contractée gratuitement. Il fallait se plier à certaines conditions. Les trois quarts du financement du projet retournaient au pays qui avait accordé la dette. A travers l'expert, les matériels et les fournitures importés ».58(*)

    Les fonds prêtés sont dilapidés pour l'entretien de l'expert, de sa femme qui bénéficie des primes d'éloignement du conjoint, de dépaysement et autres, pour la cérémonie d'accueil des experts, pour leur installation sur leur lieu de travail et pour beaucoup d'autres choses encore. Avec tout cela, les trois quarts du crédit contracté volent en éclats. Les réalisations ne sont plus faites sur le terrain pour le bien des populations et au bout du compte, le pays se retrouve avec une lourde dette à payer et le cycle recommence. Cette situation profite à quelques individus seulement et crée par conséquent des victimes dont nous ferons l'inventaire dans la suite.

    B- Les victimes du malaise politique.

    Le malaise politique est en principe général et touche toutes les couches de la population. Mais certains en souffrent plus que d'autres. C'est le cas par exemple des intellectuels, de la couche la plus vulnérable de la population et des pays pauvres dans leur ensemble.

    1- Les intellectuels.

    Ce sont eux essentiellement que vise le nouveau décret. Ils constituent la race à abattre pour le Timonier. Ils gênent non seulement par la pertinence de leurs réflexions mais ils sont également taxés d'être susceptibles de corrompre le reste du peuple. Ce sont eux qui cherchent à voir clair dans la gestion des affaires publiques. Ce sont eux qui émettent les idées de contestation et de rébellion. En un mot, l'existence des intellectuels est incompatible avec la prospérité du régime. C'est pourquoi le Timonier a décidé de les éliminer purement et simplement par le nouveau décret. Les intellectuels sont les « fous qui raisonnent ». Ils ont commencé à perturber la quiétude du Timonier, et ce dernier n'a plus le choix. Ou c'étaient les fous qui raisonnaient ou c'était lui le Timonier. Il a décidé de les éliminer eux, les fous qui raisonnaient. Mais on lui rapporte que les fous qui raisonnaient s'étaient enfuis. C'est alors qu'il décide de tuer tous les fous : « Alors tuez tous les fous, ceux qui raisonnaient et ceux qui ne raisonnaient pas. Ils seraient sûrement parmi eux »59(*). Ainsi, c'est pour être sûr de tuer tous les intellectuels que le Timonier a décidé de tuer tous les fous. Dans le seul dessein de régner sans partage sur le pays, un seul individu a réussi à faire fuir des milliers d'autres dont la seule faute est d'être intellectuels. Car en réalité, aucun intellectuel digne de ce nom ne pouvait accepter les misères que le Timonier faisait subir au peuple. Ils étaient considérés comme des opposants politiques. Il fut annoncé un jour à la radio :

    « Par ailleurs un opposant a osé dire que le Continent a toutes les matières premières, mais est le continent le plus pauvre du monde. Alors que le Japon qui n'a rien sur son sol ni dans son sous-sol est parmi les pays les plus développés du monde.(...) Si cet opposant persiste et signe, il va être considéré comme un fou et tout le monde connaît le sort réservé aux fous dans ce pays. Qu'ils raisonnent ou pas ».60(*)

    2- Le petit-peuple.

    C'est la couche la plus vulnérable de la population. C'est elle qui subit toutes les humeurs du Timonier. Lorsque le Timonier a besoin d'un crâne humain pour faire un sacrifice ou lorsqu'il a besoin d'une vierge pour faire plaisir à un ami de passage, c'est dans cette couche de la population qu'il puise de façon intarissable : « C'était horrible. Des têtes d'enfants pour le Timonier, pour qu'il devienne riche et en échange il leur accordait l'indépendance. Avec des têtes d'enfants ? Non ce n'était pas possible »61(*) Lorsqu'on soupçonne une bande d'orchestrer un coup d'Etat, ce sont les pauvres populations qui sont incarcérées. C'est au nom du peuple que des énormes prêts sont contractés avec d'énormes taux d'intérêts. Mais il est le dernier à en bénéficier :

    « Les bénéficiaires du projet étaient où ? Eh bien ils étaient dans le pays. C'étaient les populations déshéritées ciblées par le projet.(...) Les vrais nécessiteux étaient dans le pays, mais comment avoir accès à leurs zones ? Il n'y avait pas de routes, pour y aller, pas de ponts ».62(*)

    Ce petit-peuple qui vit la misère et le dénuement total, se trouve encore confronté aux affres et aux exactions du Timonier et de ses sbires. Un peuple qui n'a pas voix au chapitre et à qui est dénié tout droit élémentaire. Ce peuple est le symbole même de la vie dans un malaise politique total.

    3- Les pays pauvres.

    Les pays pauvres sont les victimes de la nouvelle politique impérialiste de leurs métropoles et des pays riches en général. Sur le plan social, c'est le désastre. Les populations manquent du minimum pour survivre. Sur le plan politique, les pays riches installent à tour de rôle des dictateurs à la tête des pays pauvres pour mieux les contrôler :

    « Mais qui avait contracté la dette ? Les grands Timoniers. Mais parmi eux, beaucoup étaient morts depuis. Qui avait détourné la dette ? Mais ceux-là ils n'étaient plus ici. Ils n'étaient plus aux affaires. Ils étaient dans leurs propres affaires ».63(*)

    « Dans ces pays vendus, torpillés, manipulés avec des serviteurs à la tête, le choix n'était pas possible ».64(*) Enfin, sur le plan économique, aucun décollage ne semble pointer à l'horizon :

    « Depuis les années de crise qui commencèrent dès les premières années d'indépendance, jamais des gens n'avaient eu une imagination aussi fertile, aussi prodigieuse. Ces gens qui n'avaient rien inventé, qui n'avaient rien créé, et qui n'avaient leurs noms cités nulle part, avaient développé un système, une « science de la débrouillardise » qui avait sauvé les pays de la désintégration totale »65(*)

    C'est face à cette situation quasi catastrophique que le narrateur choisit d'utiliser le cadre du récit pour stigmatiser l'injustice qui sévit dans le monde.

    C- La dénonciation des inégalités et des conflits dans le monde.

    La folie et la mort est également un véritable réquisitoire contre certaines anomalies qui ne cessent d'empoisonner la vie des humains sur la terre. L'injustice au sein de l'Organisation Mondiale du Commerce(Omc) et la dénonciation des foyers de tension dans le monde seront retenues dans cette partie.

    1- L'inégalité au sein de l'Omc.

    Le narrateur, ayant largement décrit l'état piteux dans lequel se trouve l'économie des pays pauvres, en a profité pour dénoncer la grande inégalité qui prévaut au sein de l'OMC :

    « L'OMC. Les cultures de rentes. Sam avec sa viande hachée aux hormones. Mais pour des gens qui n'avaient pas suivi la même évolution, tout d'un coup vouloir faire comme les autres avec un décalage de cinq siècles, ce n'était pas évident ».66(*)

    Une organisation mondiale, censée réduire les disparités économiques mais qui reste désespérément muette face à la détérioration des termes des échanges : les pays industrialisés achètent les matières premières en fixant eux-mêmes les prix des produits. Au sein de l'Omc, les pays riches subventionnent la production du coton alors que les paysans des pays pauvres n'ont pas les ressources nécessaires pour s'acheter les engrais en vue de la densification de leurs cultures. Ce sont toutes ces disparités qui continuent d'arriérer davantage les pays pauvres.

    2- La stigmatisation des foyers de tension.

    Les conflits armés sont l'un des facteurs qui pèsent également dans la situation des pays pauvres. Le narrateur montre comment, pendant que les pays riches développent leurs industries, on passe le temps à s'entretuer dans les pays pauvres. Ce qui justifie la révolte du narrateur est que ces guerres sont financées par ces pays riches. Pire, ces pays riches se pressent au chevet de leurs voisins immédiats(européens ou asiatiques) qui se battent, alors que, sur le continent africain, ils laissent des frères se tuer par des centaines de milliers. La radio annonce :

    « Le leader kurde A.Ocallan est en procès. La peine de mort est requise contre lui pour trahison et atteinte à la sécurité de l'Etat.(...) La communauté internationale s'est mobilisée et une force d'interposition composée de soldats de la paix est envoyée au Timor ».67(*)

    A ces mots, le narrateur montre une indignation :

    « Mais alors, et la Sierra Leone ?

    L'Angola ?

    La RDC ?

    Le Congo ?

    L'Erythrée ?

    La tragédie du Rwanda n'avait servi à rien.

    Un million de morts pour rien.

    Pendant qu'en Sierra Leone une sale guerre se faisait sous les yeux globuleux des fonctionnaires des Nations mal unies qui réfléchissaient sur la question ils n'avaient pas un sujet d'intérêt qui préoccupait Sam et ses acolytes »68(*).

    Le nom « Sam » pourrait avoir été utilisé pour le Président des Etats Unis d'Amérique qui contrôle les Nations Unies et qui ne se préoccupe d'un conflit surtout en Afrique que lorsque ses intérêts sont menacés. Les « acolytes » de Sam seraient alors les responsables des pays européens qui suivent aveuglément le Président américain dans ses décisions relatives à la politique générale sur la planète. D'ailleurs, pendant que les conflits battent leur plein en Afrique, les pays riches n'ont de cesse de piller sans ménagement les matières premières.

    L'étude du malaise politique dans La folie et la mort entre dans le cadre général du malaise dans les deux oeuvres de Ken Bugul que nous avons choisi d'explorer. Le malaise politique se fait sentir d'abord sur le plan intérieur du pays dans lequel le narrateur a placé le cadre du récit. Il est engendré par le Timonier et ses décrets et l'appareil de propagande du régime totalitaire qui sévit dans ce pays. Les victimes de ce malaise sont les intellectuels qui sont obligés de fuir leur pays pour échapper au risque de se faire exterminer par les gros bras du Timonier et le petit-peuple qui n'a pas d'autre issue que de subir les fatales humeurs du Timonier. Sur le plan international, les puissances coloniales et les pays riches continuent de maintenir les pays pauvres dans une situation de dépendance à tous les points de vue. Ce qui augmente le malaise politique dans ces pays.

    Au-delà de ce malaise politique, Ken Bugul a beaucoup plus insisté sur le malaise psychologique et socioculturel que nous étudierons dans le chapitre suivant et dans les deux ouvrages : La folie et le mort et De l'autre côté du regard.

    LE MALAISE SOCIOCULTUREL ET PSYCHOLOGIQUE.

    Le malaise socioculturel peut se définir à la fois comme le malaise issu de certaines pratiques peu courantes de la tradition coutumière et comme le résultat du malaise politique sur la vie socioéconomique des populations victimes de la tyrannie. Il se traduit essentiellement par la violence. Le malaise psychologique est celui qui sourd de l'intérieur de l'être et qui déteint sur sa vie et celles de ceux qui l'entourent dans le présent et dans le futur. A cela, nous ajouterons, dans cette partie, la religion et certaines déviations sexuelles qui ont une influence considérable sur le malaise psychologique.

    A- La violence socioculturelle.

    Elle est matérialisée dans La folie et la mort par le tatouage des lèvres et le sacrifice humain et, dans De l'autre côté du regard par la sorcellerie.

    1- Le tatouage des lèvres.

    Le tatouage des lèvres est une pratique socioculturelle qui a cours dans plusieurs sociétés dans le monde entier. Mais ce qui fait la différence d'une région à l'autre, c'est la technique de tatouage. S'il suffit d'une simple poudre dans certaines zones, il faut une botte d'aiguilles dans d'autres. Et c'est cette dernière méthode qui est utilisée dans La folie et la mort. Et c'est parce qu'elle est très douloureuse que, d'ordinaire, celle qui veut se faire tatouer n'y va pas seule. Elle se fait accompagner par des membres de sa famille qui devront l'encourager durant toute l'opération. Réussi, le tatouage des lèvres donne un nouvel aspect au visage de celle qui l'a subi. Il rend la femme plus belle en noircissant ses lèvres. Le tatouage des lèvres a donc une fonction d'abord esthétique dans la société. Il peut également, puisqu'il modifie l'aspect du visage, être utilisé comme moyen de déguisement. Et c'est pour cela que Mom Dioum décide d'y aller seule. Elle dit d'ailleurs qu'elle va « se tuer pour renaître ». Mais, c'était compter sans l'intensité de la douleur, le tatouage se faisant sans aucune notion d'anesthésie. Outre les artifices de la Tatoueuse et de ses acolytes qui rendent le moment solennel, Mom Dioum se rend compte de la complexité de sa situation dès que la première botte d'aiguilles s'enfonce dans sa lèvre. Le narrateur précise: 

    « Mom Dioum avait tressailli et frissonné de tout son corps. La douleur ressentie l'avait traversée, comme une décharge électrique. Les jambes tendues devant elle, les yeux recouverts d'un bandeau de tissu noir, le reste du corps recouvert de son pagne tissé, elle avait raidi tous ses membres aux premières attaques de la première botte d'aiguilles sur ses lèvres charnues »69(*).

    Le tatouage des lèvres, pratiqué à vif, génère une grande douleur. C'est pourquoi, au-delà de sa fonction esthétique, elle remplit également une fonction initiatique. Les femmes qui en sortent sont aguerries contre la douleur. Elles ont ressenti une douleur si extrême qu'aucune autre douleur ne pourra plus jamais les surprendre. Mais pour en arriver là, il faut subir le tatouage jusqu'au bout. Or, la douleur qu'on y ressent est presque insupportable, au point où Mom Dioum, sous les coups de boutoir des aiguilles commence à s'interroger sur la pertinence de cette pratique. Elle rumine dans sa tête :

    « D'où venait cette pratique barbare devenue une pratique socioculturelle traditionnelle, essentielle chez les peuples depuis si longtemps ? Personne n'avait réalisé que c'était une horrible pratique, que c'était plus horrible que tout ce qui se faisait jusqu'alors ? »70(*).

    Ces interrogations montrent à quel point cette pratique peut être crue et douloureuse. Mom Dioum ne supportera pas la douleur jusqu'à son terme. Elle profite du répit que la Tatoueuse lui donne pour aller faire ses besoins, pour s'enfuir. Elle rate ainsi sa « renaissance »avec en prime, les malédictions de la Tatoueuse et de ses acolytes pour qui une femme qui commence le tatouage et qui ne l'achève pas ne mérite pas de vivre.

    Mais, au-delà de cet échec face à la douleur physique, c'est tout un être qui vient de basculer dans le chaos. En effet, non seulement cette fuite constitue une grande lâcheté de la part de son auteur et de plusieurs générations après lui, mais elle le rend également horrible, physiquement. Dans le cas de Mom Dioum, elle a décidé de se faire tatouer les lèvres pour échapper à ceux qui la poursuivaient, aux agents du Timonier qui la recherchaient pour le meurtre d'un albinos. Elle est venue se faire tatouer les lèvres pour effacer définitivement ce pan de son histoire. Mais elle ne réussit pas. Cela signifie que l'épisode de sa vie qu'elle veut nettoyer, elle ne pourra jamais s'en défaire. Elle veut oblitérer ce passé qui lui est devenu compromettant. Mais, le narrateur veut montrer qu'elle en a suffisamment vu pour se libérer aussi facilement. Au-delà de l'aspect physique de cet épisode, il faut percevoir un malaise psychologique dont l'héroïne ne peut plus se débarrasser. Elle a été si profondément meurtrie par la découverte de la supercherie qu'organisent les amis du Timonier que ce qu'elle a vu faisait désormais partie de sa vie. Et ce qu'elle a vu est si grave qu'elle ne peut plus être dorénavant, un être normal. Elle a découvert le pot aux roses. Elle avait découvert le fondement, le socle macabre sur lequel reposent la force et le régime du Timonier : la mascarade, la ruse et la barbarie. Après avoir vu cela on ne pouvait plus mener une vie normale dans ce pays qui continuait d'être dirigé par le Timonier. Or le tatouage réussi pouvait permettre à Mom Dioum de poursuivre une vie normale à l'abri des hommes du Timonier. Mais cela n'était plus possible.

    Après ce qu'elle a vu, elle devait choisir : choisir entre la folie et la mort ou les deux. C'est pourquoi, après sa fuite de la concession de la Tatoueuse, Mom Dioum ne retrouvera plus une vie normale. Enlaidie par ses lèvres qui ont pris des proportions gigantesques du fait du tatouage inachevé, elle ne peut plus vivre parmi les hommes. Elle s'enfonce dans un univers onirique. Elle est récupérée, dans un récit fantastique, par un monstre qu'elle épouse mais qui décide plus tard de la dévorer. Elle doit la vie sauve, comme dans un conte, à un arbre qui lui parle comme une vieille femme et qui lui remet de quoi vaincre le méchant monstre. Tout cela se passe dans un long moment de rêve. Lorsque Mom Dioum se réveille, elle est entourée des enfants d'un village qui la prennent pour une folle et qui lui jettent des pierres. Elle comprend alors qu'elle n'a plus le choix. Elle doit devenir folle ou du moins, faire semblant de l'être, pour pouvoir survivre. C'est ainsi qu'elle se retrouve dans un asile de fous. Là, son compagnon l'aidera à faire le choix suprême : la mort. Ce compagnon connaît lui aussi une histoire semblable à celle de Mom Dioum. Il a été témoin d'une autre supercherie, le sacrifice humain.

    2- Le sacrifice humain.

    Le sacrifice humain est l'une des pratiques les plus barbares que l'imagination et la méchanceté humaine aient pu créer. Il consiste à immoler des êtres humains à un dieu pour espérer de celui-ci un quelconque avantage. Dans La folie et la mort, ce sacrifice se fait dans le contexte d'une cérémonie annuelle à la mémoire des ancêtres. Yaw, un jeune du village qui se promène par hasard sur les hauteurs d'une montagne, doit, malgré lui, assister à toute la mise en scène. D'abord, il voit, de sa cachette, des gens du village qu'il reconnaît. Ceux-ci cessent de parler et commencent à enfiler des vêtements multicolores que portent les ancêtres du village. Ainsi Yaw vient de découvrir qui sont les ancêtres du village. Et son étonnement et sa déception s'accroissent lorsqu'il voit des enfants du village s'approcher, conduits par l'un des pseudo ancêtres qui leur tient un discours selon lequel ils sont des privilégiés d'être choisis cette année pour aller servir les ancêtres dans l'au-delà. Après cela, le rituel commence :

    « Un à un, les enfants avalèrent le liquide verdâtre et un à un ils s'écroulèrent inanimés. Les personnages enlevèrent leurs tenues bariolées et sortirent des poignards bien effilés. Yaw, abasourdi, était au bord de la syncope totale. Ils prirent les enfants un par un et les égorgèrent. Le sang giclait avec furie. Un sang chaud, bouillant, bouillonnant. Un sang rouge. (...) Ils firent plus que les égorger. Ils les décapitèrent ensuite et mirent les têtes dans un sac. Les corps mutilés des jeunes enfants furent enterrés là sur la colline où tout avait été préparé »71(*).

    Ce qui témoigne le plus du malaise psychologique dans cette séquence, c'est le sang-froid avec lequel des personnes adultes assassinent des enfants. Et ces enfants sont choisis parmi les mieux portants du village. Ce sont les plus valides et les plus intelligents selon les propos de l'un des ancêtres. On ne se soucie pas de ce que ces enfants pourraient devenir plus tard. On les sacrifie pour quelle cause : « Le Timonier sera satisfait. Avec ces têtes qu'il nous demande, il va être l'homme le plus puissant de la planète. Il va être l'homme le plus riche du monde »72(*). Voilà pourquoi des enfants sont sacrifiés chaque année. En réalité, on le saura plus tard dans le roman, ces têtes humaines sont commercialisées par le Timonier et son complice, l'homme au chapeau d'astracan noir qui vit sur un bateau. Ces têtes humaines lui permettent de faire faire des potions magiques pour préserver son règne. Ainsi, le Timonier utilise les pratiques culturelles traditionnelles qu'il détourne de leurs objectifs initiaux dans le seul but de conforter et de voir se réaliser ses ambitions politiques, à l'instar des nombreux dictateurs qui dirigent le monde.

    Comment alors celui qui a vu cela pourra-t-il continuer à vivre ? Yaw, après avoir vu cela doit mourir. Sa mort est d'autant plus certaine qu'il commet l'imprudence, le lendemain, au cours de la grande cérémonie, de dénoncer la mascarade. Pour les ancêtres, seule la mort peut laver cette offense. Ils se mettent alors à sa poursuite. Il est récupéré, prodigieusement comme Mom Dioum, par un missionnaire blanc. Mais celui-ci, conscient de la gravité de ce que Yaw a vu, va l'enfermer dans un asile de fous. C'est là qu'il fait connaissance avec Mom Dioum dont l'histoire est semblable à la sienne. Les deux histoires forment une seule et même histoire puisqu'elles tournent autour des supercheries du Timonier. Et lorsqu'on a découvert cela on doit choisir entre la folie et la mort, ou surtout, les deux. En plus de cela, la sorcellerie constitue également une forme de violence socioculturelle.

    3- La sorcellerie.

    Elle est représentée dans De l'autre côté du regard par les mangeurs d'âmes. Le phénomène fait son apparition dans le roman en Codiware où s'est rendu le frère de Marie, Maguèye Ndiare, après sa désertion de l'école militaire de Ouagadougou au cours d'une grève. C'est lorsque, après sa mort mystérieuse, son frère aîné vient chercher son corps, que celui-ci est confronté à la réalité de la sorcellerie. Il lui est raconté que les amis de son frère ne dorment plus tranquilles parce que son frère décédé les harcèle tant au cours de leur sommeil qu'à l'état de veille pour réclamer son âme qui lui avait été volée. Le narrateur éprouve alors à ce niveau le besoin d'expliquer le phénomène des mangeurs d'âmes qui utilisent souvent une extrême violence pour arriver à leur fin. D'abord, les mangeurs d'âmes ne sont découverts qu'après avoir posé plusieurs actes. On ne les reconnaît pas à l'oeil nu. Mais souvent, ils se démasquent eux-mêmes au cours des altercations. C'est ainsi qu'un jour, une altercation éclate dans une maison :

    « - L'accident de voiture qui avait eu lieu sur la route de Fou-Ndiougne, c'était moi.

    - Celui qui avait fait neuf morts dimanche passé c'était moi qui l'avais provoqué.

    - Je m'étais transformé en un morceau de fer sur la route.

    - Dès que le pneu de la voiture qui roulait à toute allure m'avait touché, c'était fait. (...).

    - C'était moi qui avais mangé la petite fille de nos voisins.

    - L'épouse du gouverneur qui était décédée si brusquement c'était moi aussi.

    - Je m'étais transformée en mouche et je m'étais introduite dans sa narine gauche.

    - De là, j'avais gagné ses poumons.

    - Elle avait commencé à tousser, elle ne pouvait plus respirer, et elle mourut.

    - Enfin, elle n'était pas réellement morte.

    - C'est après que nous l'avons mangée, la nuit, au cimetière »73(*).

    Ces mangeurs d'âmes ont donc leur mode opératoire qui varie d'une victime à l'autre. Leurs méthodes vont des plus simples aux plus violentes. La simple toux ou l'étouffement n'ont rien à voir avec la violence d'un accident de circulation au cours duquel neuf personnes trouvent la mort. La sorcellerie est un pan de la vie socioculturelle des peuples africains. Mais son évocation, dans plusieurs contrées africaines, suscite parfois frisson et effroi parce qu'elle est trop souvent utilisée dans son aspect nuisible et destructeur. Et c'est cet aspect que Ken Bugul choisit de rapporter dans son ouvrage pour montrer que la sorcellerie peut être également source d'une très grande violence génératrice de malaise. Or, qu'elle soit dans le tatouage des lèvres, dans le sacrifice humain ou dans la sorcellerie, la violence socioculturelle est une grande source de malaise psychologique.

    B- Le malaise psychologique.

    Pour étudier le malaise psychologique proprement dit, nous en verrons d'abord les symboles. Nous analyserons ensuite la folie et l'exorcisme dans La folie et la mort pour enfin déboucher sur l'acharnement du sort sur quelques personnages dans De l'autre côté du regard.

    1- Les symboles du malaise psychologique.

    Les symboles du malaise psychologiques sont la radio dans La folie et la mort et le vide affectif dans De l'autre côté du regard.

    a- La radio.

    La radio, dans La folie et la mort apparaît comme une véritable pièce maîtresse de la trame du récit. Elle surgit de nulle part, dès la première page du roman : « Et la radio se mit en marche »74(*). Elle se déclenche elle-même, comme par enchantement, puisque personne ne la met en marche.. Cette figure de style, la personnification, est utilisée par le narrateur pour montrer l'importance de cet actant, la radio, dans le récit. Elle sera renforcée plus loin lorsque les parents de Fatou Ngouye devront se séparer de la radio qu'elle leur a laissée parce que cette radio risquait d'être taxée de folie. D'ailleurs cette importance ne tardera pas à se faire sentir chez Fatou Ngouye qui a son fiancé en Italie, qu'elle attend pour se marier et dont le retour au bercail a commencé à tarder : « Mais Fatou Ngouye avait sa radio qui marchait tout le temps et lui tenait compagnie »75(*). Cette compagnie devient plus importante au moment où Fatou Ngouye se retrouve seule dans sa chambre au coeur de cette ville dans laquelle elle ne connaît personne : « Ah ! La radio ! Il n'y a rien de tel comme média. La radio ! L'amie de Fatou Ngouye ! »76(*). Mais cette amitié avec la radio ne prend toute son importance que lorsque Fatou Ngouye se trouve dans la détresse, dans une situation peu gaie. C'est à défaut de trouver une solution définitive à son problème qu'elle se contente de la radio.

    De plus, c'est sur les ondes de la radio que passent tous les communiqués du Timonier et surtout celui relatif aux fous. Or, c'est ce communiqué qui tient en haleine toute la population. C'est lui qui engendre pour une grande part, le malaise, puisque tous les habitants sont susceptibles d'être traités de fous. La radio est, en définitive, dans La folie et la mort, un compagnon dans les moments les plus difficiles et le vecteur de la propagande des informations du Timonier. Il faut remarquer qu'en tant que compagnon, elle n'apporte aucune consolation. Elle permet de sortir des rêves et de revenir à la réalité du pays dans lequel on vit. Cette réalité faite de décrets sentencieux et de programmes qui, au premier degré, pourraient paraître d'une absurdité inouïe, parce qu'inaccessibles au public à qui ils sont destinés. Nous avons, à partir de la page 187 et sur 16 pages, une pièce de théâtre présentée à la radio et dont le thème est la dénonciation de la mascarade. Mais cette dénonciation est à dessein si complexe que sa signification échappe aux auditeurs qui, à la fin, avouent n'avoir rien compris.

    Par ailleurs, la radio apparaît comme le symbole du malaise psychologique dans La folie et la mort par la singularité de la typographie de ses textes. Ils apparaissent comme des textes à part, n'ayant aucun lien apparent avec la trame du récit, sinon, celui de donner l'impression d'un coq-à-l'âne. Le malaise psychologique est également symbolisé dans De l'autre côté du regard par le vide affectif.

    b- Le vide affectif.

    Il est le générateur du malaise psychologique qui s'étend sur toute l'oeuvre. Et on ne pourrait pas parler du vide affectif sans faire allusion au premier roman publié par Ken Bugul, Le baobab fou77(*), dans lequel le vide affectif est très présent. D'ailleurs certains critiques pensent que De l'autre côté du regard n'est que la suite du Baobab fou. Ce qui se justifie par la grande similitude entre les personnages des deux romans et le lien d'une suite logique qui se dégage des deux récits. Et pour revenir au vide affectif, Adrien Huannou a dit ceci à propos du Baobab fou :

    «Ce roman énonce une double problématique. Au plan individuel, la rupture de l'enfant Ken avec sa mère engendre un vide affectif que rien ni personne n'arrive à combler, même pas le Nord référentiel considéré à tord comme la Terre Promise »78(*).

    Cette appréciation du vide affectif que rien ne pourrait combler est aussi valable pour De l'autre côté du regard dans lequel l'héroïne, Marie, ne semble renouer « le lien sacré »79(*) avec sa mère qu'après le décès de celle-ci. Mais avant, le vide affectif créé depuis l'abandon de la mère sur le quai d'une gare de chemin de fer a fait naître une telle distance entre la mère et la fille qu'elles en étaient devenues des étrangères l'une pour l'autre. En témoigne cette réflexion de l'héroïne : 

    « Ma nièce Samanar, que je t'avais enviée toute ma vie !

    Je t'avais enviée d'avoir été si proche, si complice, si aimée de ma mère !

    Tout le monde le savait, tout le monde le disait, tout le monde en parlait.

    Et moi la propre fille de ma mère ?

    Celle que ma mère avait portée dans son ventre ?

    Celle que ma mère avait mise au monde ?

    Là-bas à Hodar !

    J'étais comme une étrangère »80(*).

    La nièce Samanar est celle pour qui la mère de Marie avait abandonné sa fille parce qu'elle venait de naître et qu'il fallait une main expérimentée pour s'en occuper, la mère de Samanar, Assy étant trop jeune. C'est donc Samanar qui s'est mise entre Marie et sa mère, créant le vide affectif qui se fera remarquer dans la vie de Marie. Les conséquences de ce vide affectif sont très nombreuses. Nous pouvons citer le mal que Marie a eu pour s'insérer dans le cocon familial. D'ailleurs, elle n'est jamais parvenue à s'y intégrer véritablement. Les moments de joie qu'elle a pu passer en famille dans son enfance ne sont que de vagues souvenirs fugaces décrits par Marie :

    « Les moments furtifs où j'avais un père et une mère.

    Ces moments où j'étais l'enfant d'un père et d'une mère.

    Ces moments où j'avais un père, une mère et un frère »81(*).

    Ces souvenirs montrent comment Marie n'a pas pu avoir la vie qu'elle aurait souhaité avoir. Cette séparation d'avec la mère, cette rupture du lien affectif l'a séparée d'office du cercle familial comme elle le dit elle-même: « J'étais coupée des miens depuis le départ de la mère »82(*). L'autre conséquence du vide affectif provoqué par le départ de la mère est la maternité tardive de Marie. Pour combler le vide laissé par la mère, elle devait s'occuper en étudiant. C'est pourquoi elle est allée si loin dans les études sans penser à la procréation. Et c'est subitement au cours d'une conversation, lors d'un séminaire au Maroc qu'une de ses camarades attire son attention sur le caractère anormal de sa situation. C'est au cours de ce séminaire qu'elle rencontre le père de sa fille qui malheureusement mourra quatre ans seulement après la naissance de leur fille.

    En outre, ce vide affectif a terriblement fait souffrir l'enfant Marie dans la mesure où elle menait à l'intérieur d'elle-même, après le retour de la mère au bercail, un rude combat. Elle voulait se rapprocher de cette mère qui l'avait abandonnée, mais sa rancoeur pour elle la repoussait et lui donnait un sentiment dubitatif face à tout ce qui lui rappelait cette mère. Elle dit à propos des trains : 

    « Je les aimais.

    Je ne les aimais pas »83(*).

    Ces deux phrases contradictoires montrent le combat qui se déroule dans le coeur de Marie. C'est ce combat intérieur sans issue qui conduit les individus vers la folie dans La folie et la mort.

    2- La folie et l'exorcisme dans La folie et la mort.

    Si, de façon générale, le terme de folie s'applique à « une personne qui a perdu la raison, ou dont le comportement sort de l'ordinaire », selon le Lexis de la langue française, 84(*) sur le plan littéraire, la folie se charge de subtilité. Elle est loin d'être une pathologie clinique. Pour définir la folie, Kakpo Mahougnon, s'appuyant sur les études de Pius Ngandu Nkashama dans Ecritures et discours littéraires : Etudes sur le roman africain 85(*) et de Bernard Mouralis dans L'Europe, l'Afrique et la folie86(*), a dit que :

    « Le mérite de ces études est d'avoir su caractériser la distance désormais créée, non seulement entre le personnage romanesque et son environnement social, mais surtout entre le personnage et lui-même. Il s'agit, au niveau du personnage, d'une attitude de repliement sur soi, à la manière d'un autiste, ce qui, par conséquent, l'amène à devenir, du moins à être considéré par le corps social comme un autre »87(*).

    C'est de ce type de folie qu'il s'agit dans La folie et la mort.

    En effet dans La folie et la mort, tous les personnages principaux ont plongé, de gré ou de force, dans cette folie. Mom Dioum, après avoir découvert la mascarade orchestrée par le Timonier et son complice, l'homme au chapeau d'astrakan, a longtemps cherché à reprendre une vie normale. Mais elle n'a pas pu. Elle se sentait mal dans sa peau, échouant successivement dans sa volonté de changer de personnalité pour pouvoir survivre. Yaw quant à lui, n'a pas pu continuer à vivre dans ce village où il avait découvert également la mascarade organisée par les vieux pour le Timonier. Et ce qui frappe dans le récit c'est que ces deux personnages, dans la quête de leurs repères après ce qu'ils avaient vu, ont reçu l'aide d'adjuvants qui leur ont montré l'urgence de ce qu'ils devaient faire un choix. Mom Dioum, grâce à la vieille femme, comme dans un conte ; Yaw, grâce au missionnaire blanc ; ils ont choisi la folie. Mais en réalité, ils n'avaient pas le choix. Seule l'option de la folie pouvait leur permettre de survivre.

    Et puisqu'ils sont volontairement devenus fous, les remèdes pour les guérir ne peuvent pas être ceux qui sont utilisés de façon classique dans la folie pathologique. C'est d'ailleurs pourquoi dans l'enceinte de l'hôpital psychiatrique, Mom Dioum et Yaw ne se comportent pas comme les autres malades. Ils s'acoquinent à l'étonnement général et passent leur temps à discuter pendant que les autres malades suivent scrupuleusement leur thérapie. Seul l'exorcisme peut soigner et guérir ces malades mentaux d'un autre genre. Et l'exorcisme ici n'est rien d'autre que la mort. Une mort purificatrice qui est la solution définitive à ce dérèglement définitif et c'est à raison que Mahougnon Kakpo trouve une grande similitude entre la mort de Mom Dioum et celle de Samba Diallo dans L'aventure ambiguë de Cheik Hamidou Kane : « La mort donc ici, est un désir d'immortalité et d'éternité, une recherche de la transcendance et de la métaphysique »88(*). Cette mort n'est pas ordinaire. Elle produit une alchimie qui permet à l'être, tout en étant absent physiquement, de conserver sa valeur ontologique qui fait de lui un immortel.

    Les deux autres principaux personnages, Yoro et Fatou Ngouye, ont eu un parcours différent. Yoro a tôt fait de comprendre qu'il n'avait plus le choix, après s'être embourbé dans une relation homosexuelle qui, si elle était découverte, ferait sa honte et celle de ses parents sur plusieurs générations. Au moment où il se rend compte du caractère anormal de sa situation, il ne peut plus revenir en arrière. Il assume son choix et cela, jusqu'au bout. C'est la mort qui viendra le purifier lui aussi de ce qu'il a découvert également une partie des nombreuses mascarades du Timonier. Fatou Ngouye, quant à elle, développe une folie singulière. Après avoir fait l'expérience de la face hideuse de la ville, elle comprend qu'il n'y a plus aucune issue pour elle et s'enferme dans une introversion presque totale. Depuis son premier viol jusqu'à son sacrifice suprême dans le marché, elle donne l'impression d'accepter tout ce qui lui arrive avec une résignation stoïque. Et dans son enfermement sur soi, elle laisse une brèche : la radio qui est son seul lien apparent et matériel avec le monde extérieur, puisque de sa chambre elle suit attentivement toutes les conversations qui se déroulent dans la cour de la maison. Tout semble avoir été monté dans le récit pour montrer que c'est seulement en se repliant sur elle-même que Fatou Ngouye pouvait survivre. La preuve est que le jour où, sur le conseil de sa propriétaire, elle décide d'aller faire un tour dans la ville, dans le monde extérieur, elle n'en reviendra pas.

    La particularité des histoires de Yoro et de Fatou Ngouye est qu'eux n'ont pas fait le choix définitif de la mort. Ils ont choisi leur forme de folie, l'homosexualité et l'autisme, et ce sont les personnages supposés leur servir d'adjuvants qui les poussent à la mort. Yoro, par son patron Blanc dont il s'est amouraché et Fatou Ngouye, par sa propriétaire qui, avec bonne foi, voulait l'aider à sortir de son autisme. Comment pouvait-elle savoir que cette sortie ne pouvait se faire que par la mort ? C'est dans cette même ligne que nous étudierons dans le paragraphe suivant l'acharnement du sort sur certains personnages dans De l'autre côté du regard.

    3- L'acharnement du sort sur les personnages de Bacar Ndaw, Samanar et de Maguèye Ndiare dans De l'autre côté du regard.

    a- Bacar Ndaw.

    C'est le frère aîné de Marie. C'est avec lui qu'elle a le plus joué pendant l'enfance. Marie avoue que c'est lui qu'elle aime le plus parmi ses frères, non pas parce qu'ils ont toujours joué ensemble mais parce qu'il est très fragile. Cette fragilité physique le poursuivra jusque dans l'âge mûr, comme une malédiction. A six ans, il est confié à une tante qui ne s'occupe pas bien de lui. Elle le laissait errer dans la gare. Cette expérience a été déterminante dans la formation du caractère du jeune homme. Sa soeur dit :

    « De cette période mon frère avait hérité une fragilité métaphysique.

    De cette période mon frère avait hérité l'humilité et la simplicité.

    De cette période mon frère avait hérité une faiblesse existentielle »89(*).

    Après les études élémentaires, il va en Europe pour faire de hautes études en océanographie ou industries alimentaires dans une grande école à Talence en France. Mais, par ironie du sort, il est victime d'un accident de la circulation. Sa cheville est broyée et il rentre au pays pour se contenter de dispenser des cours de sciences naturelles et de mathématiques dans un collège dont il devient, quelques années plus tard, le principal. Malgré les moyens limités d'un principal de collège, il fait beaucoup d'enfants. Le narrateur ne dit pas combien. Mais on sait qu'il en a fait suffisamment pour ne pas vivre une vie particulièrement heureuse. D'ailleurs, il est dit qu'il ne voyageait jamais, non parce qu'il n'avait pas envie mais parce qu'il n'avait pas les moyens. De plus, il perd sa femme. Une femme de Sîndoni, la ville où il travaille et qui a la réputation d'abriter les plus belles femmes du pays, des mulâtresses. Mais cette femme meurt un jour en consultation, face à un médecin, alors qu'elle est enceinte. Et comme pour le crucifier sa nouvelle épouse croit qu'un principal de collège a de l'argent et lui rend la vie dure :

    « Alors que mon frère Bacar Ndaw n'est qu'un fonctionnaire.

    Un fonctionnaire qui vit au-dessus de ses moyens.

    Comme certains fonctionnaires !

    Mon frère Bacar Ndaw est toujours déficitaire »90(*).

    En clair, Bacar Ndaw n'aura connu aucun moment de véritable joie dans sa vie le sort ne lui aura pas permis de jouir, ne serait-ce qu'un tant soit peu des délices de cette vie.

    b- Samanar.

    Elle est la nièce de Marie, la fille de sa soeur aînée Assy. Elle est née au moment où Marie avait cinq ans. Et c'est à cause d'elle que Marie a été abandonnée sur le quai d'une gare de chemin de fer. Assy étant trop jeune pour s'occuper d'un enfant, sa mère a dû prendre Samanar en charge. C'est ainsi que celle-ci s'accroche à sa grand-mère au crochet de qui elle vit, matériellement et moralement, toute sa vie. Ainsi, Samanar n'aura pas connu une vraie vie. Elle naît prématurément d'une mère trop jeune pour s'occuper d'elle. Elle s'accroche à sa grand-mère qui n'a pas de grands moyens. Elle vit dans son ombre. De plus, elle est née avec des « compagnons »91(*). Dans les croyances traditionnelles de ces milieux, les êtres vivent avec des êtres invisibles. Il paraît que chacun a soit un compagnon soit une compagne. Mais Samanar a, elle, plusieurs compagnons à qui il faut chaque mois immoler un mouton. Cette cérémonie mensuelle contribue à ruiner sa grand-mère. Lorsqu'elle décide de se marier, elle épouse un homme qui ne fait rien et qui se fait aussi entretenir par la grand-mère. A la mort de celle-ci, l'homme se permet d'épouser une autre femme. Samanar s'incruste dans la misère. Le sacrifice mensuel aux compagnons devient impossible et la souffrance morale devient très forte :

    « Je savais que ma nièce Samanar était souffrante.

    Non pas d'une maladie qui tuait.

    Non d'une maladie incurable sans espoir.

    Elle était souffrante, d'une souffrance métaphysique »92(*).

    Elle ne réussit pas à survivre à la mort de sa grand-mère, la mère de Marie. Maguèye Ndiare ne connaît pas un meilleur sort.

    c- Maguèye Ndiare.

    Ce nom de Maguèye Ndiare est porté par deux personnages différents dans l'ouvrage. Celui qui nous intéresse ici n'est pas le frère de Marie qui est allé à l'école militaire et qui est mort en Codiware. Le « Maguèye Ndiare » dont nous parlons ici est un neveu de Marie. Le nom de Maguèye Ndiare lui a été donné après la mort du frère de Marie. Et comme pour montrer la malédiction qui plane sur les Maguèye Ndiare, celui-ci perd très tôt son père. Après le décès de son père, sa mère se remarie mais il ne peut poursuivre ses études. Il se met très tôt à se débrouiller pour survenir aux besoins de ses frères cadets. Il se rendait en train dans les villes voisines où il vendait les produits de sa ville d'origine, Hodar. Au retour il ramenait à Hodar les produits des autres villes. Mais à l'époque, le seul train qui traversait la région était un express qui ne s'arrêtait pas à Hodar au retour. C'est ce qui cause son malheur :

    « Dès que l'express s'approchait de Hodar il sautait avec ses colis !

    Cela il l'avait fait pendant des années.

    Et ce jour là il sauta comme d'habitude de l'express.

    En tombant, sa tête cogna une masse trop dure et se fracassa.

    En le transportant à l'hôpital, il mourut.

    Un jeune homme qui voulait s'en sortir.

    Un jeune homme qui voulait aider sa mère.

    Un jeune homme qui voulait aider ses petits frères et ses petites soeurs »93(*).

    Voilà le singulier destin de ce jeune homme, de Maguèye Ndiare qui a choisi de faire face à la vie pour s'assurer un avenir que le sort n'a pas voulu lui octroyer facilement. Cette séquence de vie rapportée par le narrateur montre comment le sort s'acharne sur un jeune homme qui ne demandait qu'à réussir sa vie à la sueur de son front. Le seul tort qu'il a commis est de porter un nom qui fait son malheur. Cela est révélateur du malaise psychologique qui plane sur tout l'ouvrage.

    En dehors de ses symboles, le malaise psychologique se manifeste de plusieurs façons. D'abord par une folie qui résulte de la découverte d'une mascarade et dont le seul remède se trouve être la mort, dans La folie et la mort. Ensuite, par ce que nous avons appelé l'acharnement du sort sur certains personnages dans De l'autre côté du regard. A cela s'ajoutent certaines déviations liées à la religion et au sexe.

    C- La religion et les déviations sexuelles.

    La religion peut apparaître comme une source de malaise lorsque certaines de ses pratiques entraînent des désagréments ou que certains de ses dirigeants ont des comportements immoraux. C'est ainsi que, si la mendicité se trouve être institutionnalisée dans la religion musulmane et qu'un prêtre de l'église catholique viole une fille musulmane, cela crée un malaise. De la même façon, certaines pratiques sexuelles n'étant pas encore acceptées dans la société africaine posent problème.

    1- La mendicité institutionnalisée.

    Dans De l'autre côté du regard, le narrateur promène son regard sur les activités qui se déroulent aux alentours des mosquées. Et c'est là qu'il découvre que la mendicité est bien organisée en ces lieux. D'abord, le nombre des mendiants est très élevé du fait que la devanture d'une mosquée est préparée pour les recevoir :

    « Ces individus que mon frère regardait, devaient faire leurs prières quotidiennes.

    Ils faisaient certainement la sieste devant la mosquée.

    Sûrement ils prenaient leurs bains là aussi, peut-être derrière la mosquée.

    On dirait même qu'ils y prenaient leurs repas.

    Il y avait de la vaisselle et des ustensiles tout autour d'eux.

    Certains ustensiles étaient couverts, d'autres étaient posés les uns contre les autres.

    Les devantures des mosquées étaient devenues le domicile des sans domicile »94(*).

    Ces habitants d'un autre genre étaient là pour accueillir les dons des pécheurs, conformément à ce qui était conseillé dans la religion. Eux vivaient de ces dons pour permettre aux pécheurs d'obtenir d'auprès de Dieu la rémission de leurs péchés. C'est cette mentalité qui a engendré et continue d'entretenir le phénomène de la mendicité autour des mosquées. Et le phénomène a pris une telle ampleur que les mendiants ont senti le besoin de s'organiser pour mieux gérer la pléthore de vivres qu'ils accueillent, comme le décrit le narrateur :

    « Ces individus devant les mosquées étaient constitués en comités.

    Ils étaient organisés avec l'aval d'un dignitaire de la mosquée.

    Si ce n'était sous la supervision de ce même dignitaire.

    Il y avait des comités de réception.

    Des comités de tri.

    Des comités de stockage.

    Des comités de partage.

    Des comités de vente.

    Des comités de consommation. »95(*).

    Cette organisation est d'autant plus nécessaire que les dons sont répartis sur des jours spécifiques. Des jours sont prévus pour recevoir des billets de banque, des pièces de monnaie et des vivres. Mais la mendicité crée des problèmes sociaux puisque, dans l'entendement populaire, il suffit d'aller jeter quelques billets de banque devant une mosquée pour voir ses fautes les plus graves s'envoler comme de la poussière. Par ailleurs, pour beaucoup de personnes bien portantes, il apparaît désormais plus rentable d'aller s'asseoir devant une mosquée et de recevoir les dons de gens en quête de repentance que d'aller chercher un travail dont la rémunération ne vient qu'à la fin du mois. Cette pratique de la mendicité révèle un malaise socioculturel généré par la religion parce qu'elle a fait naître une race de parasites. La religion est également source de malaise dans La folie et la mort.

    2- Les viols commis par un prêtre dans une église.

    Lorsqu'ils sont arrivés à la ville, Fatou Ngouye et le cousin de Mom Dioum, Yoro, ont compris aussitôt que leurs vies ne seraient plus comme avant. La ville était si différente du village qu'elle laissait une marque indélébile sur tous ceux qui y entraient. Mais Fatou Ngouye était loin de se douter de tout ce qui l'attendait. Leur arrestation non justifiée a été un avant-goût de l'aventure qu'elle allait vivre. A partir de son premier viol commis par le policier, elle comprend que son destin avait basculé de façon irrémédiable. C'est pourquoi elle n'opposera aucune résistance aux multiples viols dont elle fera l'objet de la part du prêtre dans l'église. Le narrateur précise : 

    « Fatou Ngouye n'avait jamais refusé les réclamations du prêtre. Elle n'avait jamais exprimé un plaisir ou une joie quelconque quand le prêtre était sur elle comme un jeune cheval »96(*).

    Cette passivité est le signe de l'autisme dans lequel elle s'était enfermée progressivement. Mais dans ce repli sur soi, la jeune fille essaie en vain d'encaisser et de digérer ce qui lui arrive. L'arrestation au poste de police et les nombreux viols successifs ont fini par faire comprendre à Fatou Ngouye qu'elle ne serait plus jamais la même fille. Elle qui attendait avec impatience son fiancé parti en Italie pour faire fortune et qui lui avait réservé sa virginité ; elle qui n'était venue en ville que pour porter secours à une amie, elle est devenue une autre personne, un autre individu, incapable désormais de se trouver une place dans cette société qui n'a fait que la rejeter.

    D'un autre côté, cette séquence de viol constitue une satire de la religion. Le prêtre, dans la religion catholique, est un guide qui, même s'il n'est pas parfait, doit s'efforcer de donner le bon exemple ou éviter de poser souvent des actes répréhensibles. Ces viols à eux seuls constituent un crime sur le plan civil. Et sur le plan moral, le fait qu'ils soient commis par un prêtre est un facteur aggravant. De plus, c'est sous le prétexte de baptiser la jeune fille que le prêtre l'entraîne dans l'église. Et c'est là, devant la croix de Jésus que le prêtre passe à l'acte. Au-delà du crime, c'est un sacrilège, une profanation des lieux saints que commet ce prêtre. Le narrateur veut montrer le caractère folklorique de la religion. Mieux, la religion elle-même est une mascarade. Car, comment un prêtre a-t-il pu pousser l'indélicatesse jusqu'à ce point ? Lui qui est supposé être le garant des bonnes pratiques de la religion ! A l'instar de Mom Dioum, Yaw et Yoro, Fatou Ngouye a elle aussi découvert une mascarade, celle des pratiques religieuses. Cette mascarade est différente des autres. Elle est religieuse et non politique. C'est cela qui expliquerait l'attitude singulière de Fatou Ngouye, l'autisme. Car la mascarade de la religion agit directement sur les âmes. La déception ressentie par un fidèle face à la vacuité des pratiques religieuses n'est pas du même ordre que celle ressentie par un militant de parti politique. La religion a entre autres pour objectif d'assurer une certaine sécurité à l'être. Si ce dernier est ébranlé dans cette conviction, son désarroi ne peut qu'être très grand. Et c'est cela aussi qui a poussé Fatou Ngouye dans ce grand enfermement sur soi. C'est dans cette même ligne de la satire de la religion que s'inscrit le libertinage sexuel dans la maison d'un Imam, dans De l'autre côté du regard.

    3- Le libertinage sexuel dans la maison d'un Imam.

    Le père de Marie, dans De l'autre côté du regard, est un grand dignitaire de la religion musulmane. Il est très pieux et s'efforce d'élever ses enfants dans le respect des normes socioreligieuses en leur apprenant à bien se conduire dans la vie. Mais le résultat n'a pas été à la hauteur de la personnalité du père parce qu'à l'insu du père, il se passait des choses dans cette maison :

    « C'était dans cette maison qu'il se passait les choses les plus inattendues.

    Les choses les plus répréhensibles, les plus réprimées par la religion.

    Cette religion qui avait fait de mon père un grand notable respecté par tous ! »97(*).

    Les choses les plus réprimées par la religion n'étaient autres que le sexe. L'Imam avait plusieurs femmes et plusieurs enfants dont une bonne partie de filles. A l'exception de la première et de la dernière, Marie, qui ont eu une maternité très tardive, toutes les autres ont eu une maternité précoce. L'exemple le plus flagrant est celui d'Assy :

    « Comment ma soeur Assy avait découvert l'amour, alors qu'elle était si jeune !

    Le Nar, avait-il trouvé ma soeur Assy vierge ?

    Si elle était vierge comment avait-elle eu le courage de se donner ainsi ? »98(*).

    Assy est tombée enceinte à l'âge de quinze ou seize ans. Elle était trop jeune pour le milieu dans lequel elle vivait. Et cette maternité précoce est doublée d'un autre facteur. Les soeurs de Marie ont toutes des liens intimes avec des étrangers qu'elles ne connaissent que très peu : 

    « Comment ces filles de mon père avaient fait pour rencontrer ces hommes ?

    Alors qu'elles étaient si jeunes ? (...)

    Et c'étaient les filles de mon père qui faisaient l'amour !

    Elles faisaient l'amour avec des hommes de passage dans notre petit village ! »99(*).

    Il faut signaler que la famille de Marie vivait dans un village où se trouvait une gare de chemin de fer. C'est parmi les employés de la gare que les soeurs de Marie puisaient leurs amants. Et parfois elles tombaient sur des hommes dont elles ne comprenaient pas la langue. C'était le cas par exemple de la soeur de Marie, Ngoné qui était tombée enceinte d'un Soudanais qui ne comprenait pas sa langue et dont elle ne comprenait pas la langue non plus. De plus, puisque ces filles se cachaient pour avoir des relations avec leurs amants, elles devaient coucher dans tous les endroits qui se prêtent à leurs ébats, c'est-à-dire partout, dans les ateliers de la gare, sous les hangars du marché, sur la place publique...

    Cette situation montre un malaise dans la mesure où les enfants de l'homme religieux doivent être exemplaires. Mais malheureusement, ce sont eux qui ont un grand penchant pour le sexe. Marie dit que, lorsqu'elle naissait, plusieurs enfants appelaient déjà sa mère, grand-mère. C'est aussi une dénonciation de la religion. Le père de Marie, malgré sa volonté profonde d'assurer une vie et un avenir corrects à ses enfants, avait tout abandonné, même l'éducation de ses enfants, pour se donner à la prière. Le narrateur montre que la prière ne résout pas tout dans la vie. Tout en priant, il faut garder les pieds sur terre. Les choses divines ne doivent pas nous faire perdre de vue les choses humaines qui sont parfois aussi importantes. C'est parce que le père de Marie a tout abandonné pour s'occuper de la prière que ses filles sont presque toutes devenues des mères précoces. Dans le même ouvrage, certaines pratiques sexuelles comme l'inceste et l'homosexualité en rajoutent au malaise.

    4- L'inceste et l'homosexualité.

    a- L'inceste.

    L'inceste est généralement défini comme le rapport sexuel entre deux personnes qui sont parentes. Dans De l'autre côté du regard, ce n'est pas cet aspect classique de l'inceste qui est dénoncé. Car ici, les relations décrites ne sont pas allées jusqu'à l'acte sexuel. Elles ne constituent que des attouchements entre frère et soeur. Ces actes ont retenu notre attention et peuvent être considérés comme de l'inceste parce que celui qui les pose, le frère de Marie, le fait avec une réelle intention d'en tirer plaisir. L'héroïne dit : « Et mon frère parfois me touchait dans la nuit »100(*). La situation est décrite là avec beaucoup d'euphémisme pour ne pas choquer le lecteur mais elle ne manque pas de gravité. Ces attouchements se passent entre des enfants, des frères d'environ quinze et douze ans. Et si l'on sait que dans la même maison, puisque cela a été dit plus haut, une fille est tombée enceinte à l'âge de quinze ou seize ans, ces attouchements représentent un vrai danger. Si le jeu avait été accepté des deux côtés, cela aurait pu conduire à une situation plus grave. Il n'en demeure pas moins que ces actes ont eu des conséquences sur la vie sexuelle ultérieure de Marie qui ne va s'épanouir que très tard et qui ne va pas commencer de façon conventionnelle.

    b- L'homosexualité.

    Dans De l'autre côté du regard, l'homosexualité apparaît comme une conséquence de l'éducation que Marie a reçue et des diverses expériences qu'elle a vécues au cours de son enfance et de son adolescence. D'abord, elle est née dans une famille où les filles faisaient des enfants très tôt. Ce qui l'avait dégoûtée et qui l'avait éloignée des hommes. Cette répulsion que lui inspiraient les hommes s'est renforcée lorsque, arrivée au cours moyen, elle doit subir pendant des mois, une cour assidue de la part de son maître d'école. A cette image négative des hommes s'ajoutent les attouchements précoces qu'elle a subis de la part de son frère aîné. C'est un peu à cause de tout cela qu'elle a une libido mal développée. Mais puisque à un certain âge, il lui fallait faire l'expérience de l'amour, elle dut céder aux avances d'une fille ainsi qu'elle le raconte elle-même :

    « La nuit cette petite fille au teint jaune me montait dessus par la force.

    Elle relevait mon pagne, arrachait mon slip, avec violence.

    Et elle frottait son sexe volumineux sur le mien jusqu'à la jouissance. (...)

    Cette fille me violentait pour avoir du plaisir.

    Peu à peu je commençais à aimer cette violence »101(*).

    Notons que si on parle de plus en plus de l'homosexualité aujourd'hui et si elle ne pose pratiquement plus de problème d'acceptation dans les sociétés européennes, elle est encore un sujet tabou en Afrique en général. C'est donc pour cela qu'elle est source de malaise dans le contexte du récit que nous étudions et dans notre propre environnement socioculturel. Ainsi, nous remarquons que certains travers de la religion ou de ses responsables et certaines pratiques sexuelles ont contribué au renforcement de l'impression de malaise qui se dégage de la lecture de ces deux ouvrages.

    Cette impression résulte aussi d'un grand ensemble constitué par la violence socioculturelle et le malaise psychologique qui se traduisent par le tatouage des lèvres, le sacrifice humain et la sorcellerie d'une part, et par les symboles de la folie et de l'exorcisme et l'acharnement du sort sur certains personnages d'autre part.

    Tous ces aspects du malaise peuvent être classés dans la catégorie du malaise qui entoure les personnes au coeur des deux récits. Mais le malaise est aussi extérieur aux récits du fait de leur structuration.

    LE MALAISE ET LES TECHNIQUES DE NARRATION

    Pour bien cerner les techniques d'expression du malaise dans La folie et la mort et De l'autre côté du regard, nous nous intéresserons à la structuration du récit dans les deux ouvrages, à la transgression des normes classiques de narration et à la pratique singulière de la langue française chez Ken Bugul.

    A- La structuration du récit.

    L'étude de la structuration du récit va se faire à travers le rythme de la narration, la technique d'écriture que constituent l'enchâssement et la mise en abyme et à travers l'émiettement du récit par la multiplicité des lieux et des personnages.

    1- Le rythme de la narration.

    Le rythme de la narration est le choix du narrateur de faire des accélérations ou des ralentissements qui participent à entretenir l'impression de malaise qui se dégage de la lecture des deux ouvrages. Il est caractérisé dans La folie et la mort et dans De l'autre côté du regard par l'ellipse qui consiste à omettre certaines étapes ou certains détails du récit tout en maintenant sa cohérence et le fil de sa compréhension et par la torture de la scène narrative qui consiste à casser l'évolution de la narration par de micro récits ou par des séquences qui n'ont rien à voir avec la trame du récit principal.

    a- L'ellipse.

    Certaines omissions ont permis de donner un rythme accéléré au récit dans La folie et la mort. Lorsque la disparition de Mom Dioum a été constatée, sa famille et celle de son amie Fatou Ngouye se sont rassemblées pour désigner ceux qui doivent aller à sa recherche. On suit leur débat jusqu'à la dernière parole. Sur la page qui suit, on voit Fatou Ngouye et Yoro qui débarquent à la ville. Là, le narrateur nous a dispensés des détails des préparatifs qui auraient pu permettre au lecteur de mieux comprendre la suite du récit surtout l'importance de la radio dans la vie de Fatou Ngouye. En effet, dans les pages qui ont suivi, le narrateur évoque comment Fatou Ngouye a dû se séparer de sa radio, après une âpre discussion avec sa mère. Cette discussion n'a été que suggérée. Le narrateur a choisi de l'occulter.

    Après le premier viol de Fatou Ngouye, il a été décidé de la transporter à l'hôpital. Mais ce qui ne nous est pas dit, c'est le sort qui a été réservé au policier qui avait commis l'acte. Celui-ci avait été pris d'une grande frayeur quand il s'était aperçu de la gravité de son acte. L'esprit aurait été calmé si on l'avait vu payer pour le crime qu'il avait commis. Mais le narrateur a choisi de se taire sur cet aspect de la question, laissant ainsi suggérer l'ambiance d'impunité qui régnait dans ce pays. Une impunité qui renforce l'impression de malaise qui se dégage de l'ouvrage.

    L'ellipse dans De l'autre côté du regard consiste également à omettre certains détails qui auraient pu faciliter la compréhension de l'histoire. C'est le cas par exemple du père de la fille de Marie. D'abord, elle le rencontre au Maroc au cours d'un séminaire et c'est une autre femme qui l'envoie vers lui :

    « - Ecoute, tu vois l'homme qui est assis là-bas, va le voir, me dit-elle.

    - C'est un excellent gynécologue »102(*).

    Visiblement, la rencontre avec cet homme lui a été conseillée pour qu'elle puisse recevoir de bons conseils en vue d'une prochaine maternité. Mais au bout de quelques lignes, l'excellent gynécologue est devenu le futur père de son futur enfant :

    « Ce fut ainsi que j'avais rencontré le père de ma fille (...).

    Cet homme qui allait être le père de mon enfant, mon unique enfant, une fille »103(*).

    Le narrateur ne nous dit pas comment, de ce qui devait être une simple consultation gynécologique, ils sont arrivés à faire un enfant ensemble. On ne saura jamais qui était vraiment cet homme. Etait-il un simple gynécologue ou un charlatan ou encore un homme particulièrement fécond qui arrivait à semer sur les terres les plus arides ? Le mystère entretenu par le narrateur sur cet homme est une omission qui génère le sentiment de malaise d'autant plus que, si la séquence sur la vie de cet homme avait été plus détaillée, le lecteur aurait pu avoir des précisions sur la maternité tardive de Marie et sur les séquelles que lui ont laissées son enfance et son adolescence. De plus, cet homme est ressorti du récit comme il y est entré. Le narrateur nous dit qu'il est décédé quatre années après la naissance de sa fille. Le coup d'accélérateur est parfois donné au récit par certaines tournures et expressions qui le font avancer de plusieurs jours : le narrateur parle d'une toux que Marie avait contractée la veille et qui l'avait poussée à faire une radiographie. Et subitement, pour faire avancer le récit, il dit : « La toux était là depuis une semaine »104(*). Cette phrase nous permet de survoler les cinq autres jours qui constituent le reste de la semaine.

    Mais le facteur le plus gênant dans le rythme de la narration, c'est la torture de la scène narrative.

    b- La torture de la scène narrative.

    La torture de la scène narrative est un procédé très récurrent chez Ken Bugul. Elle est présente tout au long des deux ouvrages que nous étudions ici. Dans La folie et la mort, elle se caractérise d'abord par les informations qui sont diffusées à la radio. Ces informations apparaissent toujours comme un cheveu sur la soupe. Elles surgissent de nulle part et n'ont généralement aucun rapport avec la trame du récit. Et la façon dont les interventions de la radio sont présentées ne varie pas dans le récit. Outre la première intervention où la radio s'est mise en marche elle-même : « Et la radio se mit en marche »105(*), toutes les autres fois, la radio est introduite par la même formule : « La radio était en marche »106(*) ou « La radio était toujours en marche »107(*). Ces formules sous-entendent que la radio est en marche en permanence et qu'on ne l'entend que lorsque le récit s'interrompt. On a l'impression que les informations de la radio se prolongeant pendant toute la durée du récit, lorsque celui-ci s'interrompt pour laisser place à celle-là, les informations qui en sortent ne peuvent qu'être en déphasage avec la réalité du récit. Cette interruption du cours du récit par les séquences de la radio constitue une torture de la scène narrative.

    De plus, dans le même roman, le narrateur évoque des histoires qu'il évite de raconter alors que ces histoires ne sont contées nulle part ailleurs dans le roman. C'est ainsi qu'en parlant d'un pagne qui a appartenu à sa mère et avant elle à sa grand-mère, Mom Dioum parle d'une fille de l'université dont elle n'avait pas parlé auparavant et dont elle ne parlera pas non plus dans la suite de l'histoire : 

    « Jusqu'à ce qu'un jour une nommée Fatou Diarra passe par-là...

    Elle ne lui pardonnera jamais.

    Enfin, c'est une autre histoire »108(*).

    On n'en saura pas plus sur cette fameuse Fatou. Ces incursions d'histoires étrangères au récit entraînent la torture de la scène narrative qui se manifeste également dans le même ouvrage par le monologue intérieur des personnages. C'est le cas par exemple de Mom Dioum qui, sous les coups de boutoir de la Tatoueuse s'égare dans ses pensées :

    « Qui était à sa recherche ?

    Qui lui avait dit qu'elle était recherchée ?

    Un communiqué était passé à la radio et parlait d'une femme sans cicatrice, de teint noir, qui avait commis un crime sur la personne d'un albinos, un albinos proche des membres de la présidence de la république. (...)

    L'homme du bateau.

    Quel homme ?

    De quel bateau ? »109(*).

    Ces réflexions sont d'autant plus génératrices de malaise que les réalités auxquelles elles renvoient ne ressemblent encore à rien dans l'esprit du lecteur qui attendra la page 208 pour comprendre ce qui a été évoqué là et faire réellement connaissance avec ces personnages.

    Dans De l'autre côté du regard, la torture de la scène narrative est moins exubérante. Elle pourrait se réduire au refrain : « Ayo néné,... » qui parsème le récit et dont l'importance est souvent difficilement repérable en rapport avec la trame du récit. Mais en revanche, ce qui est une figure de style peut engendrer le malaise lorsqu'il est utilisé à outrance dans un récit. C'est le cas de l'anaphore qui est présente dans tout le texte :

    - d'abord de manière assez courte à la page 93 :  

    « De cette période mon frère avait hérité une fragilité métaphysique.

    De cette période mon frère avait hérité l'humilité et la simplicité.

    De cette période mon frère avait hérité une faiblesse existentielle »110(*).

    - ensuite, de manière très longue de la page 279 à la page 280, pour créer un effet de prose cadencée :

    « De plus en plus de gens ne croyaient plus en Dieu.

    De plus en plus de gens ne priaient plus.

    De plus en plus de gens ne sortaient pas l'aumône des pauvres.

    De plus en plus de gens ne jeûnaient plus.

    De plus en plus de gens croyaient en un autre dieu.

    De plus en plus de gens croyaient mal en Dieu.

    De plus en plus de gens préféraient que Dieu n'Existât pas.

    De plus en plus de gens doutaient de Dieu.

    De plus en plus de gens voulaient croire en Dieu.

    De plus en plus de gens ne voulaient pas croire en Dieu.

    De plus en plus de gens avaient honte de croire en Dieu.

    De plus en plus de gens voulaient être Dieu.

    De plus en plus de gens voulaient être Son Fils.

    De plus en plus de gens disaient que Dieu leur Avait Parlé.

    De plus en plus de gens pensaient que Dieu leur Allait leur faire signe.

    De plus en plus de gens voulaient utiliser Dieu à d'autres fins.

    De plus en plus de gens créaient de nouvelles voies vers Dieu, disent-ils.

    De plus en plus de gens étaient victimes de troubles d'amour.

    De plus en plus de gens préféraient les sectes, l'apocalypse et autres.

    De plus en plus de gens préféraient les nouveaux prophètes.

    De plus en plus de gens s'en fichaient complètement »111(*).

    L'autre aspect qui génère le malaise dans la forme des textes est la technique de l'enchâssement, de la mise en abyme et de l'amplification.

    2- L'enchâssement, la mise en abyme et l'amplification.

    a- L'enchâssement.

    L'enchâssement est une technique de narration qui consiste, dans un même récit, à commencer une histoire, à ne pas l'achever et à commencer une autre histoire qui s'achève avant la première. Ainsi, la seconde histoire est enchâssée dans la première. Cette technique est un atout pour le récit qui sort du schéma traditionnel et qui apporte une note jouissive supplémentaire à la lecture. Mais l'enchâssement intempestif peut créer quelque malaise chez le lecteur non avisé. Et c'est en ce sens que nous l'étudions ici. L'enchâssement est une technique usuelle chez Ken Bugul. Adrien Huannou l'avait déjà remarqué dans Riwan ou Le chemin de sable : 

    «Le texte laisse une impression de récit cyclique, renforcé par de nombreuses digressions ; plusieurs tranches de vies de femmes sont racontées à la fois, avec des récits enchâssés dans d'autres récits »112(*).

    Dans La folie et la mort en, plusieurs histoires sont enchâssées les unes dans les autres et laissent une impression d'un mélange hétérogène. C'est ainsi que le roman commence par l'histoire de Mom Dioum qui s'arrête à la page 48 pour laisser place à l'histoire de Fatou Ngouye et Yoro arrivés ensemble en ville. Mais dès la page 61, Fatou Ngouye se détache de Yoro et son histoire à elle seule commence avec cette injonction du chef de poste de police : « -Agent numéro Zéro, revenez ici avec la jeune femme, la jeune femme seule, j'ai dit. Enfermez-moi l'autre »113(*). Son histoire va s'achever à la page 110. Entre-temps, Yoro va réapparaître de la page 103 à la page 105. A partir de la page 111, l'histoire de Mom Dioum se poursuit avec la Tatoueuse et s'interrompt à nouveau à la page 136. Et c'est l'histoire de Yaw qui commence à la page 137 et qui s'interrompt à son tour à la page 166 sur cette phrase : « Pour Yaw, une nouvelle et dernière vie venait de commencer. Quand le rêve de Mom Dioum venait de se terminer »114(*). L'histoire de Mom Dioum reprend à la page 167. Mais elle n'est plus seule, elle est désormais avec Yaw. Leur histoire commune sera brièvement interrompue par une longue pièce de théâtre jouée à la radio. Mais l'histoire de Mom Dioum et de Yaw s'achèvera avec la mort des deux compagnons. C'est alors qu'on revoit Yoro dont l'histoire s'achève dans la mort.

    Mais dans De l'autre côté du regard, le terme approprié à la technique qui a été utilisée est l'enchevêtrement qui consiste à commencer dans un même roman, plusieurs histoires et à les achever dans un ordre imprécis ou à même ne pas achever certaines d'entre elles. Dans ce roman, les histoires s'incrustent les unes dans les autres au gré de l'évolution de l'histoire principale qui est celle de Marie. C'est selon la chronologie de son histoire racontée par elle-même que l'héroïne rappelle les autres histoires. C'est ainsi que le roman commence par une lettre que Marie reçoit de son frère Bacar Kobar Ndaw. Avant même de connaître le contenu de la lettre, elle retrace toute la vie de ce frère, du moins tout ce qu'elle en savait, de leur enfance commune à l'âge adulte de Bacar en passant par les différents accidents qu'il a connus. Ainsi, le lecteur, dès les premières pages du roman en sait beaucoup plus sur Bacar Ndaw que sur l'héroïne elle-même. Et c'est après avoir tracé la biographie de son frère qu'elle prend connaissance du contenu de la lettre à la page 27. Mais dès qu'elle ouvre la lettre, un nom attire son attention : Samanar. Elle arrête la lecture de la lettre et fait d'abord le portrait de Samanar. Elle rappelle même entre-temps une histoire de toux qu'elle, Marie, a eue avec une « personne-connaissance ». C'est seulement à la page 41 que Marie poursuit la lecture de la lettre et découvre que sa nièce Samanar est morte. Elle parle alors de la douleur que lui procure cette nouvelle et des rapports tacitement conflictuels qu'elle a entretenus avec sa nièce au moment où elles vivaient ensemble. C'est en réalité à partir de ce moment que le narrateur entre de plain-pied dans l'histoire de Marie. Cette histoire sera entrecoupée par plusieurs autres au nombre desquelles nous pouvons citer celle de l'installation du père de Marie à Hodar, celle de ses soeurs qui ont des rapports plutôt faciles avec les étrangers, celle de son frère Maguèye Ndiare décédé en « Codiware », celle du décès et des obsèques de sa mère et beaucoup d'autres petites histoires qui renforcent le récit principal, celui de l'absence d'affection entre Marie et sa mère. C'est seulement après la mort de sa mère que Marie retrouve son affection qui lui a manqué toute sa vie.

    Cette technique de l'enchâssement, utilisée abondamment dans les deux récits est source de malaise parce qu'elle ne rend pas les récits facilement accessibles au grand public qui n'arrive pas à distinguer l'histoire principale des histoires satellites.

    b- La mise en abyme.

    De sa forme picturale à sa forme littéraire dans le double aspect du théâtre et du roman, la mise en abyme est une vieille technique ancrée dans la tradition culturelle aussi bien dans l'espace européen qu'africain, comme le montre l'étude de Médéhouégnon Pierre : « Mise en abyme et identité africaine chez les écrivains francophones négro-africains », parue dans le Tome 1 des Actes des Journées Scientifiques Internationales de l'Université Nationale du Bénin effectuées du 27 novembre au 02 décembre 2000115(*). Selon cette étude, André Gide définit la mise en abyme

    « dans la création romanesque, comme une technique de l'enclave, un procédé du roman dans le roman grâce auquel un auteur insère dans une oeuvre une scène, une séquence où des personnages de la fiction narrative reprennent le même sujet déjà abordé et développé dans l'oeuvre tout entière »116(*).

    Ainsi, cette technique de narration consiste à raconter une même histoire de deux ou plusieurs façons au coeur d'un même récit. Dans La folie et la mort cette technique est très explicite. L'histoire du roman est la véritable histoire de Mom Dioum que le narrateur considère comme la « vraie histoire ». Cette histoire a été reprise dans l'histoire de Yaw qui elle-même est enchâssée dans celle de Mom Dioum. Celle-ci est témoin d'une mascarade orchestrée par le Timonier et ses complices. Elle est poursuivie et pour échapper à la colère du Timonier, elle décide de changer de vie. Elle ne réussit pas et n'a plus qu'un choix, la folie pour survivre. Yaw quant à lui, est témoin d'une tuerie organisée par le Timonier et ses complices. Il est poursuivi mais arrive à s'échapper. Il n'a plus qu'un choix : la folie pour survivre. Les deux histoires se ressemblent sur plusieurs autres points qui montrent qu'elles sont identiques. Mais il faut rappeler que l'histoire de Yaw a commencé dans l'un des rêves de Mom Dioum. C'est l'un des aspects qui montrent que c'est l'histoire de Mom Dioum qui a été reprise dans celle de Yaw. L'histoire de Mom Dioum, le macro-récit, commence dès le début du roman et ne s'achève pas lorsque celle de Yaw, le micro-récit, commence. Mais celle-ci est non seulement identique à l'autre mais montre aussi comment l'autre, l'histoire de Mom Dioum, va s'achever.

    Cette forme de mise en abyme ressemble à celle utilisée par certains écrivains africains qui se servent de la divination comme dispositif de mise en oeuvre de la technique. La scène de la divination laisse présager la suite du macro-récit, comme l'histoire de Yaw qui apporte un éclairage à l'histoire de Mom Dioum en ce sens qu'elle montre que la folie est la seule issue possible dans la situation qui est la leur.

    On pourrait également trouver la mise en abyme de l'histoire de Mom Dioum dans celles de Fatou Ngouye et Yoro avec la différence que ceux-ci n'ont pas été témoins d'une mascarade organisée par le Timonier ou ses complices mais qu'ils ont été victimes du système instauré par le Timonier. Après, même s'ils n'ont pas connu exactement le même cheminement que Mom Dioum, ils ont tous fini leur histoire dans la mort comme elle. L'histoire de Fatou Ngouye est enchâssée dans celle de Mom Dioum tandis que celle de Yoro s'achève légèrement après elle. Ce lien entre les différentes histoires est possible parce que Jean Ricardou fait observer que la mise en abyme « n'est pas une opération nettement délimitable. Toujours se rencontre une grande diversité dans le traitement du dispositif qui l'autorise. Ainsi, tout ce qui se plaît, dans le texte, à établir avec quelque insistance une relation de similitude a-t-il tendance à jouer, fût-il partiel, fût-il fugace, un rôle de mise en abyme »117(*).

    Cette technique de mise en abyme rend complexe le récit qui pourrait prendre l'allure d'une répétition de l'histoire au sein d'un même récit, ce qui pourrait engendrer le malaise. Mais elle permet aussi de mettre au jour une autre technique, celle de l'amplification dans La folie et la mort et De l'autre côté du regard.

    c- L'amplification.

    L'amplification consiste à grossir le récit par plusieurs procédés que sont l'expansion, l'insertion ou l'intervention. Elle a pour avantage d'apporter des précisions à un récit qui dans certaines conditions peut paraître squelettique. Georges Molinié définit l'amplification dans le Dictionnaire de rhétorique comme « le modèle générique des figures macrostructurales qui consistent à étendre une unique information centrale sous plusieurs expressions, des mots ou groupes de mots à un ensemble de phases »118(*). L'amplification apparaît chez Ken Bugul comme le sel sans lequel le récit perdrait de sa teneur. C'est ce que fait remarquer Mahougnon Kakpo lorsqu'il écrit : « En réalité, et de façon générale, l'histoire de La folie et la mort aurait été moins intéressante si le narrateur-auteur n'avait ce don de grand orateur qui lui permet d'utiliser les procédures d'amplification pour étendre son récit »119(*). Le narrateur le fait si bien que la véritable histoire de La folie et la mort n'apparaît qu'à la page 208 et ne s'étend que sur 18 pages alors que tout le roman s'étend sur 235 pages. Toutes les autres histoires, enchâssées ou mises en abyme, entrent dans le procédé d'amplification qui se trouve renforcé par les interventions intempestives de la radio et par l'extension volontaire de certains détails qui n'ont visiblement rien à voir avec la trame du récit.

    L'amplification prend les mêmes formes dans De l'autre côté du regard où l'histoire de l'héroïne, Marie, ne commence véritablement qu'à la page 53. Cette histoire est plusieurs fois interrompue par la multitude d'histoires qui parsèment le récit. D'ailleurs, l'histoire de Marie ne parvient au lecteur qu'en lambeaux. De plus, l'amplification prend la forme de longues descriptions. C'est le cas par exemple à la page 97 où le narrateur décrit la brosse à dent de Marie sur une page entière.

    L'enchâssement, la mise en abyme et l'amplification sont des procédés narratifs qui participent et de la construction narrative et de la beauté du récit. Mais chez Ken Bugul, ces atouts peuvent entraîner ce que Mahougnon Kakpo appelle une « fatigante beauté » qui contribue largement à engendrer le malaise. L'enchâssement intempestif donne l'impression d'un récit en véritable noeud gordien. Les nombreuses mises en abyme font penser à un récit itératif au sein d'un même roman et une large amplification fait croire à un récit dilué dans des développements oiseux. Ce qui dérange encore dans ces deux récits, c'est leur émiettement par la multiplicité des lieux et des personnages.

    3- L'émiettement du récit par la multiplicité des lieux et des personnages.

    L'une des conséquences remarquables de l'enchevêtrement des histoires racontées dans La folie et la mort et De l'autre côté du regard est l'émiettement du récit par la multiplicité des lieux et des personnages.

    a- La multiplicité des lieux.

    Dans La folie et la mort, même si les lieux ne sont pas toujours nommés, on remarque qu'ils changent au gré des histoires. Le narrateur évite de nommer les principaux lieux où se déroulent les actions, c'est-à-dire, le territoire dirigé par le Timonier. C'est ainsi que l'histoire commence dans un « pays sans nom, sans identité, enfin un pays fantôme, absurde, ridicule et maudit... »120(*). Cette phrase liminaire montre le cadre imprécis et indéterminé dans lequel l'action va se dérouler. Quelques pages plus loin, on trouve Mom Dioum et Fatou Ngouye dans « un village du Diéri »121(*). C'est de ce village sans nom que Mom Dioum se rend dans un autre village sans nom où se trouve la célèbre Tatoueuse : 

    « Aux heures fraîches qui annonçaient l'aube, elle aperçut les premières toitures des cases d'un village qui dessinaient des formes sombres dans la pénombre »122(*).

    Voilà la seule indication que nous avons sur le village de la Tatoueuse. Fatou Ngouye et Yoro vont, quant à eux, quitter le petit village du Diéri pour se rendre à la « ville »123(*). Si Yoro a disparu de la ville, Fatou Ngouye va y rester jusqu'à l'holocauste dont elle sera la victime. Mais elle ne reste pas à un seul endroit. Un peu comme pour montrer qu'elle appartient désormais à cette ville, elle va constamment changer de lieu de résidence. Elle quitte le poste de police pour une maison spéciale dans laquelle elle perd sa virginité. Elle est transportée à l'hôpital où elle séjourne ; le temps de mieux se porter, elle est récupérée par des religieuses qui, au lieu de la garder dans leur centre d'accueil, préfèrent la confier à un prêtre, en un autre endroit de la ville. Le prêtre à son tour, après avoir abusé d'elle, va la laisser dans un autre endroit de la ville, sous la garde d'une vielle propriétaire. C'est de là qu'elle ira se faire brûler au coeur du marché de la ville. Au total, Fatou Ngouye aura parcouru sept endroits différents de la ville sur lesquels nous n'avons aucune indication, sinon celles qui montrent qu'ils sont simplement différents les uns des autres.

    Lorsque, après cela on retrouve Mom Dioum, elle s'enfuit de chez la Tatoueuse. Après une longue course, elle s'évanouit. A son réveil, elle est soignée par un être d'une forme humaine masculine, mais on ne sait où : 

    « Là où ils habitaient, il n'y avait pas âme qui vive. Quand Mom Dioum lui avait demandé s'il y avait des voisins aux alentours, il lui avait répondu qu'il n'y en avait pas. Il avait préféré habiter un peu en dehors d'un village qui se trouvait à quelques lieues de là »124(*).

    Elle va s'enfuir de cet endroit pour un village inconnu dans lequel un cheval blanc la dépose. C'est de ce village qu'elle sera conduite à l'hôpital psychiatrique de la capitale qui se trouve dans les environs de la cité universitaire. Dans l'un de ses rêves, elle transporte le lecteur dans un autre endroit où Yaw « se promenait dans les collines de son merveilleux village, en pays Vassari ». Le corps de Yoro est retrouvé sur la plage à « Popo »125(*). C'est pratiquement le seul endroit qui aura été clairement défini dans le récit, sur la multitude d'endroits que nous avons essayé de repérer, outre l'Atlantie qui est un territoire étranger.

    Dans De l'autre côté du regard, les lieux où se déroulent les actions sont aussi pléthoriques, mais contrairement à ce qu'on remarque dans La folie et la mort, les endroits sont nommés ici. Le roman s'ouvre sur Marie qui reçoit une lettre de son frère Bacar Ndaw. Avant de l'ouvrir, elle se rappelle comment elle et son frère jouaient dans leur maison paternelle à Hodar. Et puisqu'elle en profite pour faire sa biographie, on sait que Bacar Ndaw est allé faire des études supérieures en France où il fut victime d'un accident. Il revient au pays et commence par travailler comme professeur de lycée à Sîndoni dont il épouse l'une des filles. Le narrateur évoque ensuite une toux qu'elle a eue et que l'un des voisins de sa mère, Alpha Sow, l'a aidée à guérir. Alpha Sow « vivait avec sa petite famille non loin de chez nous, à Nguininguini »126(*). Cela implique que Marie et sa mère ont également vécu dans cette ville. Mais ce que le narrateur ne dit pas, c'est où se trouve Marie lorsqu'elle reçoit la lettre de son frère. Il est simplement dit : « Quand la nouvelle de la mort de Samanar m'était parvenue, je me trouvais très loin. Très loin de ceux qui étaient les miens ou ceux qui devaient être les miens »127(*). On n'en saura pas plus. Bacar en revanche fait entre-temps un séjour à Xaalax dont il gardera des séquelles. Un autre frère de Marie, Moundaye, vit à Niali où il a épousé une belle fille de Sîndoni. Un autre village a donné son nom à un des frères de Marie : Ndiaré : « Ndiaré était un village situé non loin de Sîndoni. Ndiaré n'était pas loin de Wakhé, de Rao et de M'Pal »128(*). C'est ce frère, Maguèye Ndiaré qui ira à l'école militaire régionale coloniale de Ouagadougou en Haute Volta. Dans une fugue, il traverse Bobo Dioulasso pour se rendre en Codiware. Là, il parcourt plusieurs villes :

    « - Et ce fut de là qu'ils avaient pris un autre train pour la Codiware.

    - Ils avaient atteint Ouangolo-Nougou, ensuite Ferkesse-Dougou, Ta-Firé, Ka-Tiola.

    - Quand le train était arrivé à Boua-Kê, ils étaient descendus.

    - Deux jours plus tard leur ami (Maguèye Ndiare) avait quitté Boua-Kê à nouveau en train.

    - Il s'était rendu à Dimbo-Koro, plus au sud.

    - Peut-être voulait-il se rendre à Abi-Djan ?

    - Ce ne fut que quelques années plus tard qu'il était revenu à Boua-Kê »129(*).

    Lorsqu'on retrouve Marie dans le récit, elle est à Marrakech au Maroc où elle rencontre le père de son unique fille. Mais avant l'accouchement de sa fille, elle a fait une grande randonnée à travers toute l'Afrique :

    « J'avais beaucoup voyagé avec cette grossesse.

    De sa conception à Porto-Novo, à sa naissance à Brazzaville.

    Nous avons vécu en Angleterre où je me gavais de glaces alors qu'il faisait si froid.

    Au Zimbabwe où je mangeais de la viande grillée tous les soirs.

    Au Kenya où j'ingurgitais des litres et des litres de jus de fruit de la passion.

    Au Congo où je mangeais des quantités de safou au four et du poisson du fleuve.

    J'avais vécu toute la grossesse dans des hôtels »130(*).

    Tous ces lieux évoqués ou ayant servi de cadres à des actions dans les deux ouvrages sont presque déroutants. Le lecteur vient parfois à s'y perdre pour leur pléthore ou parce qu'ils lui sont étrangers. Mais en plus des lieux, c'est le grand nombre des personnages qui accentue le malaise qui se dégage des deux récits.

    b- Une pléthore de personnages.

    La folie et la mort et De l'autre côté du regard comprennent un grand nombre de personnages dont la plupart sont en proie à une souffrance psychologique dans laquelle leur être finit par se disloquer et se dissoudre.

    Dans La folie et la mort, la souffrance psychologique semble entourer tout le récit de son voile et inhibe les personnages qui sont tourmentés par la mascarade organisée par le Timonier et ses complices. Aucun personnage n'échappe à cela, même le Timonier lui-même qui n'est pas présent dans le récit mais qui est pris dans son propre engrenage de violence et de barbarie.

    Dans De l'autre côté du regard, les principaux personnages, dont Marie, Samanar et la mère sont envahis eux-aussi par la souffrance psychologique. Marie souffre du vide affectif laissé par sa mère, Samanar souffre des esprits qui la possèdent et de la bigamie de son époux, la mère souffre de la souffrance de sa fille et surtout du mal-être de sa petite fille.

    Mais ce qui accentue l'impression de malaise à la lecture des deux romans, c'est la pléthore de personnages entre lesquels l'esprit s'égare. C'est ainsi que dans La folie et la mort, outre les personnages principaux que sont Mom Dioum, Fatou, Yaw et Yoro, nous avons les parents de Mom Dioum et de Fatou Ngouye qui sont restés au village et que le narrateur n'a pas nommés ; la foule anonyme de la ville ; les policiers ; le gérant de la maison close ; le gynécologue ; les religieuses ; le prêtre ; la vieille propriétaire ; les filles de moeurs légères ; les amis de Yoro ; la foule anonyme du marché ; celui qui a brûlé Fatou Ngouye ; le charlatan exorciste ; la tatoueuse et ses acolytes ; le monstre humain ; la vieille femme qui aide Mom Dioum ; les habitants du village où elle échoue ; les faux revenants, les sages du village de Yaw ; le prêtre missionnaire et ses collègues hôtes de la ville ; les parents de Yaw ; le personnel de l'hôpital psychiatrique et les pensionnaires ; le patron de Yoro et ses amis de l'Atlantie ; l'employé d'hôtel ; l'homme au chapeau d'astracan noir ; l'albinos.

    Dans De l'autre côté du regard, Marie est au centre de l'action avec sa mère et sa nièce. Autour d'elles gravitent les autres personnages tels que le père, les frères et soeurs de Marie. Le narrateur ne les évoque pas tous mais ils sont pour la plupart présents dans le récit. Et ils sont nombreux comme l'avoue Marie : 

    « Nous étions une famille nombreuse.

    Je ne pourrai pas dire combien nous étions quand j'étais née.

    Parfois je disais que nous étions vingt.

    Parfois je disais que nous étions vingt-cinq. »131(*)

    En plus des frères, la famille s'élargit aux tantes et oncles et aux cousins, cousines, neveux, nièces, voisins et voisines. Leurs noms sont très nombreux dans le récit : Kaïdara, Laamine, Moundaye, Maguèye Ndiaré, Ndèye Mamou, Awa, Sandjiri, Nohin, Naru Cadior, Gora, Seynabou Sougoufra, Adja, Faty, Sokhna Mbaye War, Djiby Fall, Lamine Fall, Malick Fall, Bacar Ndaw, Baye Modu, Damel, Baye Mame, Maï, Soxna, Linguère, Yandé, Dial, Seynabou Mbaye, Kiné Kassé, Saroxi, Mintou, Assy, Atoumane, Ngoné, Abou Laye, Bacar Kobar Ndaw, Ndiaté, Fatou Diagne, Aïssatou Sabara, Amy Sougou, Fatma Khayar, Matou Diagne, Yila Goumbala, Arame Mbaaye, Alpha Sow, Samanar, le docteur Y.Diallo, Seynabou Sarr. En dehors de ces noms, plusieurs autres personnages sont présents dans le récit, qui n'ont pas été nommés. C'est le cas par exemple de l'amie de Marie avec qui elle était à un séminaire au Maroc, du père de sa fille dont on ne connaît pas le nom, de sa fille et des amis de Maguèye Ndiare qui sont allés demander une cérémonie de purification.

    Tous les lieux évoqués et tous ces personnages mis en scène dans le récit donnent à celui-ci un caractère complexe qui ne facilite pas sa compréhension déjà rendue malaisée par le rythme irrégulier de la narration et l'enchevêtrement des histoires racontées. Cette structuration complexe du récit, même si elle constitue une force dans l'art de la création romanesque, met le lecteur mal à l'aise à cause de la gymnastique à laquelle elle astreint son esprit, d'autant plus qu'elle s'accompagne d'une transgression assidue des normes classiques de la langue.

    B- La transgression des normes classiques.

    La transgression des normes classiques de la langue, chez Ken Bugul, consiste à se débarrasser de certaines règles d'écriture respectées par la plupart des romanciers qui l'ont précédée, et qui ont fait la force des romans classiques dans la littérature en général et dans la littérature négro-africaine en particulier.

    1- L'absence de narration linéaire.

    a- La narration complexe.

    Dans les deux romans de Ken Bugul étudiés, comme on l'a vu, il serait difficile de déterminer une seule histoire. Chaque fiction narrative comporte plusieurs intrigues entremêlées les unes dans les autres et autour de personnages différents. Cette technique contribue à complexifier le récit et à donner parfois l'impression que le roman est une compilation de plusieurs micro-récits.

    Dans La folie et la mort en effet, le narrateur nous présente quatre histoires différentes tissées autour de quatre personnages différents : Mom Dioum, Fatou, Yoro et Yaw. Ces quatre histoires sont imbriquées les unes dans les autres comme on l'a étudié plus haut dans le paragraphe relatif à l'enchâssement.

    Dans De l'autre côté du regard, la structure se présente autrement. Ici on a l'impression qu'il y a un personnage central, Marie, autour duquel s'articulent toutes les histoires. Mais ce qui casse la narration linéaire, c'est que ces histoires ne suivent pas forcément un fil conducteur. Elles apparaissent parfois brusquement pour briser le cours d'une autre histoire et le narrateur se sent obligé de revenir à l'histoire initiale avec des formules qui ne rentrent pas dans le récit. C'est le cas par exemple lorsque le narrateur fait le portrait d'Atoumane, le frère de Marie ; il fait intervenir l'épisode où la mère de Marie l'abandonne sur le quai d'une gare. Il se ressaisit quelques lignes plus loin et sent le besoin de revenir à Atoumane par cette formule : « Donc mon frère Atoumane était toujours là »132(*). La particularité dans ce roman est que toutes les histoires sont reliées à Marie par des liens de parenté. Elles s'articulent autour d'un frère, d'une soeur d'un voisin ou d'un autre membre de la famille éloignée.

    b- Les irruptions du narrateur dans le récit.

    L'autre principale entorse à la narration linéaire est constituée par les irruptions itératives que le narrateur-auteur fait dans le récit. C'est cette présence en texte de l'auteur que Philippe Hamon, dans son approche sémiologique du personnage, désigne par les termes de « personnages embrayeurs » qu'il définit comme « les marques de la présence en texte de l'auteur, du lecteur ou de leur délégué »133(*). Ces interventions n'ont a priori rien à voir avec le récit. Ce sont des réflexions ou des impressions du narrateur qui jaillissent parfois spontanément ou qui sont parfois délibérées. Dans La folie et la mort par exemple, après avoir présenté le spectacle affreux qu'offrait le corps de Fatou Ngouye sur la place du marché, le narrateur en profite pour stigmatiser la vindicte populaire :

    « Des milliers d'individus perdaient leurs vies ainsi dans nos pays et personne ne faisait rien pour endiguer cette justice arbitraire qui punissait des innocents comme des coupables (...) Et le peuple se défoulait comme il pouvait. Au lieu d'aller faire leur justice chez les responsables de l'injustice, en lâche, le peuple s'attaquait au peuple. Qu'avait volé Fatou Ngouye ? »134(*).

    Déjà à la page 69, lorsque, après le premier viol de Fatou Ngouye, le tenancier de l'auberge affirme qu'il ne connaît pas le policier qui venait de commettre le forfait, un personnage embrayeur intervient et dit : « (Menteur !) ». Plus loin, le roman s'achève sur un passage dont on ne fait pas le lien au premier degré avec le texte :

    « Le lendemain matin, celui qui ne se voulait pas encore être fou, fut retrouvé dans la rue, mort, sa tête sur les épaules. Mais et les Tchétchènes ? « Je les buterai tous jusque dans les chiottes » a dit Vladimir. Et toi Sam, qu'en dis-tu ? »135(*).

    Ce passage renvoie à ce que Philippe Hamon appelle « personnages référentiels », c'est-à-dire des personnages historiques et des personnages qui renvoient à l'environnement sociopolitique du temps de l'écriture du roman. Sous cet angle, les termes « Tchétchènes », « Vladimir » et « Sam » constituent des références à l'actualité sociopolitique de l'année 2000 où La folie et la mort a été publié et peuvent se comprendre comme des allusions plus ou moins directes du narrateur au conflit russo-tchétchène et à la politique américaine.

    Dans De l'autre côté du regard, ces interruptions sont moins abondantes. Elles tournent souvent autour des réflexions que Marie fait sur sa propre vie. Tandis qu'elle parle avec sa mère défunte, elle se ravise brusquement et le narrateur nous montre ce qu'elle pense dans son for interne :

    «Je m'étais dit que j'avais fait un rêve.

    Que finalement on ne parlait pas avec les morts.

    J'avais décidé de quitter le pays.

    Car sans ma mère qu'allais-je y faire ?

    Je voulais reconstruire ma vie en retrouvant ma mère.

    Avec elle j'aurais pu peut-être me fabriquer des repères et des références. (...)

    Je décidai donc d'aller m'installer à l'étranger »136(*).

    Plus loin, le narrateur brise le cours du récit par un long passage sur la sorcellerie. Conscient de ce que la partie sur le détail de la sorcellerie n'entre pas dans le cours normal du récit, il l'introduit par une interrogation : « Et comment volait-on l'âme de quelqu'un ? »137(*). Et la description du vol de l'âme s'étale sur trois pages.

    Quant au personnage, il a un statut indéterminé dans les deux oeuvres. Son identité n'est pas clairement définie. Il se dissout dans la cause qu'il défend ou dans la situation qui est la sienne. C'est le cas des personnages de La folie et la mort qui n'existent pas en dehors de la mascarade dont ils sont victimes et qu'ils sont en train de dénoncer. Dans De l'autre côté du regard, Marie est subjuguée par ce vide affectif causé par le départ de sa mère. Elle n'arrive pas ôter ce triste épisode de son existence qui se trouve désormais hantée par cet événement. Ce sont des personnages au destin « évanescent » autour de qui se développent des récits qui sont tournés vers la recherche d'une vie meilleure se trouvant ailleurs, de ce que Ken Bugul même a appelé dans Le baobab fou, «la Terre Promise ».

    Il convient alors de faire remarquer que, par l'absence de narration linéaire, les romans de Ken Bugul, notamment, La folie et la mort et De l'autre côté du regard, se rapprochent considérablement de ceux des « nouveaux romanciers ». Cette approche est confirmée par les propos de Georges Ngal à propos des « nouveaux romanciers » africains :

    « On a donc affaire à des romans dominés par des intrigues complexes (...). Le principe de l'intrigue unique et simple semble avoir vécu. L'intrigue se complexifie : plusieurs histoires en effet sont racontées au lieu d'une seule et même histoire du début jusqu'à la fin »138(*).

    Cette complexification du récit est renforcée chez Ken Bugul, par le mélange des genres littéraires.

    2- Le mélange des genres littéraires.

    Ce qui frappe à la lecture de La folie et la mort et De l'autre côté du regard, c'est aussi le mélange que l'auteur fait des genres littéraires, notamment du roman et du conte. Ce sont deux genres voisins mais qui ont des caractéristiques différentes. Si on peut dire du roman que « c'est un «document humain» issu à la fois de l'imagination et de l'observation, qui présente une image stylisée de la réalité »139(*), le conte quant à lui est simplement de l'imagination. C'est « un récit d'aventures imaginaires tissées autour de personnages divers mais souvent peu nombreux et dont le but est généralement didactique »140(*). Le roman de Ken Bugul prend parfois l'allure d'un conte. C'est le cas, par exemple dans La folie et la mort, lorsque Mom Dioum s'est enfuie de chez la Tatoueuse. Elle s'épuise dans une longue course et finit par s'endormir. A son réveil, elle se retrouve dans une maison avec un homme peu ordinaire qui la soigne et demande ensuite à l'épouser malgré la laideur de son visage dû au tatouage inachevé. Cette séquence, jusqu'à la fuite réussie de Mom Dioum, se lit comme un conte au coeur du roman. De plus, le début de l'histoire de Yaw prend également l'allure d'un conte mais le narrateur le place dans un rêve, ce qui ramène l'histoire dans le champ du roman.

    Il en est de même dans De l'autre côté du regard où les apparitions de la mère défunte à sa fille prennent des allures d'un récit merveilleux.

    Par ailleurs, la disposition des textes dans les deux récits fait penser à un poème écrit en vers libres. Les phrases sont parfois écourtées comme pour faire des rimes, avec des alinéas intempestifs :

    « Elle ne parlait pas beaucoup.

    Elle ne mangeait pas beaucoup.

    Elle ne faisait rien beaucoup.

    Sauf des enfants. »

    Cet amalgame des genres constitue un facteur générateur de malaise chez le lecteur.

    3- La non-délimitation du récit en chapitres ou parties.

    La folie et la mort et De l'autre côté du regard se distinguent des deux premiers romans141(*) de Ken Bugul en ce qu'ils n'ont pas été délimités en chapitres ou parties comme les autres. En effet, dans ses deux premières oeuvres, l'auteur a matérialisé la délimitation des chapitres soit par des chiffres simplement (1, 2, 3,...), soit par le mot chapitre accompagné des chiffres romains(chapitre I, chapitre II, chapitre III, chapitre IX, etc....). Dans La folie et la mort et De l'autre côté du regard, comme dans Riwan ou le chemin de sable142(*), ce sont simplement des espaces blancs à la fin de la page précédente et au début de la page suivante qui indiquent qu'on passe d'un chapitre à un autre. Et si l'on compte ces espaces vides, on se rend compte que La folie et la mort comporte sept (7) chapitres de tailles différentes : le 1er chapitre comporte quatre (4) pages ; le 2ème trente-quatre (34) pages ; le 3ème soixante-deux (62) pages ; le 4ème vingt-six (26) pages ; le 5ème trente (30) pages ; le 6ème six (6) pages et le 7ème soixante-trois (63) pages.

    De l'autre côté du regard comporte quant à lui vingt-trois(23) chapitres répartis de la manière suivante : 1er :1 page ; 2ème :8 pages ; 3ème :12 pages ; 4ème : 13 pages ; 5ème :8 pages ; 6ème :19 pages ; 7ème :33 pages ; 8ème :13 pages ; 9ème : 6 pages ; 10ème :2 pages ; 11ème :7 pages ; 12ème :9 pages ; 13ème :13 pages ; 14ème : 5 pages ; 15ème :2 pages ; 16ème :6 pages ; 17ème :19 pages ; 18ème :12 pages ; 19ème :26 pages ; 20ème :11 pages ; 21ème :9 pages ; 22ème :2 pages ; 23ème : 4 pages.

    Cette étude du nombre et de la taille des chapitres montre que Ken Bugul se donne une grande liberté dans la construction de son récit. Elle ne s'enferme dans aucune norme dont elle serait l'esclave. On a l'impression qu'elle compose son récit au gré de son imagination et le livre de façon brute au lecteur. Cette remarque prend d'autant plus d'importance que Ken Bugul avait semblé s'être donné des normes dans ses deux premières oeuvres. Depuis, l'auteur a pris de l'assurance dans l'art de narrer et se donne certaines libertés qui peuvent engendrer un certain malaise, renforcé par une pratique singulière de la langue française.

    C- Une pratique singulière de la langue.

    Ken Bugul, nous l'avons compris plus haut, est un auteur qui s'efforce de se donner ses propres repères vis à vis de l'art d'écrire. C'est dans cette logique qu'elle s'accorde certaines libertés avec le support linguistique qu'elle manipule dans ses romans. Ces libertés créent quelques malaises parce que le support linguistique, qui est le premier fondement de toute énonciation, se trouve quelque peu ébranlé. Pour étudier les rapports de Ken Bugul avec la langue, nous nous intéresserons au langage cru et à ce que Georges Ngal appelle «les tropicalités».

    1- Un langage cru.

    La crudité du langage n'est pas un procédé courant chez les écrivains africains qui s'efforcent souvent d'employer une langue classique, correcte, littéraire ou conventionnelle. Ken Bugul utilise également la langue littéraire, d'ailleurs, dans la plus grande partie de ses oeuvres, mais elle se relâche parfois en utilisant un langage cru, certainement pour produire un effet sur le lecteur. C'est cet effet qui est souvent perçu comme un malaise. Le langage cru se traduit ici à la fois par la description en des termes non-métaphoriques de certaines situations et par l'introduction du style oral au coeur du récit.

    Pour rendre compte du sacrifice humain dans La folie et la mort, le narrateur choisit d'en faire une description sanglante et insoutenable : «Ils prirent les enfants un par un et les égorgèrent. Le sang giclait avec furie. Un sang chaud, bouillant, bouillonnant. Un sang rouge »143(*).

    Dans un autre passage du même roman, le narrateur livre au lecteur une scène brute d'amour dans un endroit insolite, la morgue d'un hôpital, associant ainsi le caractère lubrique de la scène à celui macabre de l'environnement :

    « - Avant de me raconter ton histoire je voudrais que nous fassions l'amour, lui dit Yaw.

    - L'amour ?dit-elle.

    - Ah oui, l'amour ! répéta-t-elle. (...)

    - Oui je veux, tout de suite, souffla-t-elle. (...)

    Mom Dioum étala sur le sol glacé de la morgue, son pagne auquel elle tenait le plus au monde depuis cette fameuse nuit noire.

    Là, ils firent l'amour pour la première fois et comme pour la dernière fois »144(*).

     

    Dans De l'autre côté du regard, le caractère cru du langage s'illustre beaucoup plus dans le domaine de la luxure ou par ce qui est perçu, dans la culture négro-africaine traditionnelle, comme une déviation sexuelle. C'est ainsi qu'allant à l'encontre des tabous traditionnels africains, le narrateur n'hésite pas à décrire, dans les moindres détails, comment se passaient les séances d'homosexualité entre Marie et la fille au teint jaune, montrant les différentes étapes que l'héroïne suit avant de finir par accepter et adopter cette forme de relations sexuelles : 

    «La nuit cette petite fille au teint jaune me montait dessus par la force.

    Elle relevait mon pagne, arrachait mon slip, avec violence.

    Et elle frottait son sexe volumineux sur le mien jusqu'à la jouissance. (...)

    Cette fille me violentait pour avoir du plaisir.

    Peu à peu je commençais à aimer cette violence.

    Mais la répugnance était toujours là.

    Et je passais du dégoût à la jouissance »145(*).

    En plus de cette façon peu courante d'écrire, Ken Bugul utilise des expressions et des schémas de construction étrangers à la langue française.

    2- Les « tropicalités ».

    Pour définir le terme de « tropicalités », nous nous référons simplement à la définition qu'en donne Georges Ngal  pour qui c'est une : « manière de nommer, de dire, (qui) a quitté les pages du dictionnaire de l'Académie française, pour la rue, le trottoir. La langue s'est dévergondée, elle a perdu ses tabous en route, tout est permis sous la plume »146(*). Ainsi définies, les « tropicalités », qui apparaissent comme des marques d'originalité de la langue chez les écrivains africains, deviennent des emplois gênants lorsqu'elles abondent dans le texte et que l'écrivain sent le besoin de les expliquer pour se faire comprendre des lecteurs qui sont originaires d'autres cultures. Sous la plume de Ken Bugul, « les tropicalités » prennent diverses formes. Ce sont des mots composés obtenus à partir de la traduction de certaines expressions ou certains proverbes d'origine africaine, ou des mots qui relèvent des emprunts à la langue locale.

    Dans La folie et la mort, le narrateur n'hésite pas à employer les termes « bokonon », «  », « tongolo » et « dantchiki » qui sont des mots tirés du groupe linguistique « gbé » du sud-Bénin. Il transcrit des proverbes comme : « Celui qui veut dire la vérité doit avoir un bon cheval pour s'enfuir » et précise qu'ils sont du continent. Il fait également allusion à la divinité « Oro » qui est une divinité des peuples Yoruba.

    C'est dans De l'autre côté du regard que les tropicalités abondent. Nous avons par exemple l'expression « personne-connaissance » qui est la traduction littérale d'une expression locale béninoise dont le correspondant en « fongbé »147(*) pourrait être : « mètounmè ». A la page 56, le narrateur parle de « filles données », il s'agit là également d'une traduction littérale, car, en réalité, les filles ne sont pas données mais elles sont confiées à une parente généralement plus nantie que les parents biologiques, qui s'occupe de les éduquer. Cette hyperbole : « Quand tu attendais une réponse d'elle, tu pouvais aller faire un tour au marché. En revenant, elle n'avait pas encore fini sa phrase »148(*), au sujet du débit d'élocution de la fille de Sîndoni est d'origine africaine, puisque le marché en Afrique symbolise le lieu où l'on peut ou doit prendre son temps pour faire des emplettes. Quant aux mots et expressions wolof et arabes, ils jonchent le texte : « marakis », « pône », « tuur », « tangal pobar », «tabanani », « ruxu », « kel », « ndiar », « baw-nane », « haram », « zikr ». L'auteur prend le soin de mettre ces mots en italique dans le texte. Mais cela n'enlève rien au malaise que leur présence engendre pour le lecteur qui n'est pas de cette sphère culturelle, puisque, dans le cas de ce livre, ils n'ont pas souvent été expliqués.

    On se rend bien compte, en lisant La folie et la mort et De l'autre côté du regard, que leur auteur, Ken Bugul, adopte volontairement un langage cru et a recours aux tropicalités qui créent, chez le lecteur, un sentiment de gêne par rapport à la mentalité et aux usages conventionnels de la société.

    CONCLUSION

    Au terme de notre étude, nous pouvons retenir que le malaise qui entoure la fiction narrative de Ken Bugul dans La folie et la mort et De l'autre côté du regard émane de deux sources : au coeur du récit et en dehors du récit. Au coeur du récit, c'est-à-dire à l'intérieur de l'histoire qui est racontée, le malaise est à la fois physique, politico-économique, socioculturel et psychologique. A l'extérieur du récit, il émane du maniement des outils techniques utilisés pour conter l'histoire et de leurs effets sur le lecteur.

    Deux aspects caractérisent le malaise physique : d'abord, l'expression du malaise dans l'espace et dans le temps, matérialisés par l'enfer urbain et par les temps événementiel et environnemental ; ensuite, la violence physique illustrée par les viols successifs de Fatou Ngouye et la vindicte populaire dans La folie et la mort et par les rapports tumultueux entre Marie et ses parents dans De l'autre côté du regard. Le malaise politique, quant à lui, se trouve beaucoup plus présent dans La folie et la mort. Il est issu des sources que sont le Timonier et ses décrets, l'appareil de propagande du régime, la puissance coloniale et les pays riches. Les victimes de ce malaise politique sont les intellectuels pourchassés par les décrets présidentiels, le petit-peuple qui végète dans la misère et dans la terreur engendrées par le régime dictatorial du Timonier et les pays pauvres qui subissent les caprices de leurs anciennes métropoles et des pays riches en général. Cette situation a poussé Ken Bugul, tout au long de l'oeuvre, à stigmatiser l'inégalité des échanges au sein l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et les foyers de tension qui ne cessent de s'allumer de façon éparse dans le monde. Enfin, le malaise socioculturel résulte essentiellement des pratiques coutumières et rituelles telles que le tatouage des lèvres, le sacrifice humain et la sorcellerie. Les symboles du malaise psychologique sont la radio dans La folie et la mort, et le vide affectif dans De l'autre côté du regard.

    Au niveau de l'individu, le malaise psychologique se traduit par la perte de tous les repères. Ce qui le pousse d'une part, soit dans un autisme morbide ou une extraversion de son être comme Fatou Ngouye et Yoro, soit dans une folie qui entraîne à la mort comme c'est le cas chez Mom Dioum et Yaw et d'autre part dans une vie remplie d'incohérences où l'absence d'affection poursuit le personnage de Marie comme une malédiction qui ne sera conjurée qu'avec le retour fantastique de la mère qui lui a manqué toute la vie durant.

    Ce malaise qui se dégage de la lecture des oeuvres de Ken Bugul est renforcé par les techniques de narration qu'elle utilise. La structuration du récit pose quelques problèmes. Tantôt, la narration est faite sur un rythme haletant, caractérisé par les ellipses, tantôt, la scène narrative est torturée pour donner une impression de sur-place, toutes choses qui ne permettent pas au lecteur de suivre le rythme du récit. Ensuite, la complexification du récit par l'abondance des enclaves et son émiettement par la multiplicité des lieux et des personnages gênent la compréhension de l'intrigue romanesque marquée, par ailleurs, par le mélange des genres littéraires, les fréquentes incursions du narrateur dans le récit et l'usage d'un langage cru, renforcé par l'emploi abondant de « tropicalités ».

    Tous ces aspects vérifient notre hypothèse de départ selon laquelle Ken Bugul fait une approche originale du thème du malaise dans ses deux dernières oeuvres et confirment la place qui lui est faite parmi les grands écrivains francophones de l'Afrique de l'Ouest, par les critiques et les médias.

    BIBLIOGRAPHIE

    - OEuvres étudiées :

    KEN BUGUL, La folie et la mort, Dakar/Paris, Présence Africaine, 2000.

    KEN BUGUL, De l'autre côté du regard, Paris, Le Serpent à Plumes, 2002.

    - OEuvres du même auteur :

    KEN BUGUL, Le baobab fou, Dakar/Abidjan/Lomé, NEA, 1982.

    KEN BUGUL, Cendres et Braises, Paris, L'Harmattan, 1994

    KEN BUGUL, Riwan ou le chemin de sable, Paris, Présence Africaine, 2000.

    - Interviews accordées par Ken Bugul à :

    EKLOU, Kokouvi et GOUROUBERA, Enoc, « Pour vivre longtemps, il faut avoir des projets » in Le point au quotidien, N° 537 du 25 Novembre 1999, pp.7 et10.

    MENSAH, Ayoko, « Sénégal/Bénin, Ken Bugul » in Planète Jeunes Bénin, N° 33 Juin - Juillet 1998.

    MONGO-MBOUSSA, Boniface, « La passion de la liberté », in Notre librairie actualité littéraire, 1999-2000, pp.104-106.

    ZANTOU, Pascal, « J'ai retrouvé la liberté de l'oralité », in Les échos du jour, N° 694 du 26 Mai 1999, p.9.

    - Articles, mémoires et autres publications sur Ken Bugul :

    DEGBE, Marie Monique, « La femme africaine et la rencontre des cultures dans la trilogie romanesque de Ken Bugul : Le baobab fou, Cendres et braises, Riwan ou le chemin de sable » Mémoire de maîtrise en Lettres Modernes, FLASH, Université d'Abomey-Calavi, 2001 - 2002.

    HUANNOU, Adrien, « Jusqu'au bout du tabou », in Le Matin, N°1572 du 28 Août 1999, p.4.

    KAKPO, Mahougnon, Créations Burlesques et Déconstruction chez Ken Bugul, Cotonou, Les Ed. des Diasporas, 2001.

    KESTELOOT, Lilyan, Présentation de La folie et la mort sur le site Internet de Ken Bugul.

    ZANTOU, Pascal, « Ken Bugul retourne au bercail », in Planète Jeunes Bénin, N°50 Avril - Mai 2001.

    - Articles et ouvrages critiques sur la littérature :

    BARTHES, Roland, « Introduction à l'analyse structurale des récits », in Communications n°8, 1966, pp.1-27.

    CHEVRIER, Jacques, Littérature nègre, Paris, Armand Colin Editeur, 1984.

    COLLECTIF, (Sous la direction d'Adrien HUANNOU) Guide pédagogique de l'anthologie : Littératures francophones d'Afrique de l'Ouest, Cotonou, Les Ed. du Flamboyant, 2003.

    DABLA, Sèwanou, Nouvelles Ecritures Africaines, Paris, L'Harmattan, 1986.

    GENETTE, Gérard, Figures III, Paris, Delachaux et Niestlé, 1985.

    HAMON, Philippe, « Pour un statut sémiologique du personnage », in Poétique du récit, Paris, Points, 19, pp.115-180.

    HUANNOU, Adrien, Le roman féminin en Afrique de l'Ouest, Paris/Montréal, L'Harmattan, 2001.

    HUANNOU, Adrien, et BOGNIAHO, Ascension, Littérature Africaine, Porto-Novo, Les Ed. INFRE, 1993.

    HUANNOU, Adrien, et BOGNIAHO, Ascension, Auteurs Africains du Programme de Français, Cotonou, Imprimerie GRAPHITEC, 1995.

    10- KANE, Mohamadou, Roman africain et tradition, Dakar, NEA, 1982.

    11- MEDEHOUEGNON, Pierre, « Mise en abyme et identité africaine chez les écrivains francophones négro-africains », in Actes Journées Scientifiques Internationales Université Nationale du Bénin (27 novembre - 02 décembre 2000), Abomey-Calavi, 2002.

    12- MOLINIE, Georges, Eléments de stylistique française, Paris, PUF, 1986.

    13- MOURALIS, Bernard, L'Europe, l'Afrique et la folie, Paris, Présence Africaine, coll. Situations et perspectives.

    14- SARRAUTE, Nathalie, L'ère du soupçon, Gallimard, 1956.

    15- NGAL, Georges, Création et rupture en littérature africaine, Paris, L'Harmattan, 1994.

    16- NKASHAMA, Pius Ngandu, Ecritures et discours littéraire : Etudes sur le roman africain, Paris, L'Harmattan, 1989.

    17- NKASHAMA, Pius Ngandu, Comprendre la littérature africaine en langue française, Issy les Moulineaux, Ed. Saint Paul, 1979.

    18- PAULHAC, Jean-Pierre, « Regard sur les nouvelles écritures africaines », in Francophonie littéraire et identités culturelles, Paris, L'Harmattan, 2000.

    19- ROUCH, (A.) et CLAVREUIL, (G.), Littératures nationales d'écriture française, Paris, Bordas, 1986.

    - Autres ouvrages :

    Le petit Robert (dictionnaire), Paris, Brodard et Taupin, 1985.

    Lexis Dictionnaire de la langue française, Rome, La Tipografia Varese, 2002.

    Dictionnaire Universel, Paris, Hachette Edicef, 1995.

    TABLE DES MATIERES

    TITRES PAGES

    Sommaire .................................................................................. 1

    Introduction ............................................................................... 2

    Première partie : Le malaise physique ................................................. 5

    A- L'expression du malaise dans l'espace et le temps ...............................5

    1- L'enfer urbain ........................................................................ 6

    a- « La ville » dans La folie et la mort ..................................... .7

    b- « La Codiware » dans De l'autre côté du regard ................... .....9

    2- Le temps et le malaise ............................................................ 11

    a- Le temps événementiel .................................................. ...12

    b- Le temps environnemental ................................................ 15

    B- La violence physique ............................................................... 17

    1- Les viols de Fatou Ngouye et la vindicte populaire dans La folie et la mort....................................................................................17

    2- Les rapports tumultueux entre Marie et ses parents dans De l'autre côté du regard ................................................................................20

    Deuxième partie : Le malaise politique dans La folie et la mort .................. 24

    A- Les auteurs et les sources du malaise politique ................................. 25

    1- Le Timonier et ses décrets ........................................................ 25

    2- L'appareil de propagande du régime ............................................ 27

    a- La police ..................................................................... 28

    b- L'administration ............................................................ 28

    3- La puissance coloniale et les pays riches ........................................ 29

    B- Les victimes du malaise politique ................................................ 31

    1- Les intellectuels .................................................................... 31

    2- Le petit-peuple ..................................................................... 32

    3- Les pays pauvres ................................................................... 33

    C- La dénonciation des inégalités et des conflits dans le monde ................. 34

    1- L'inégalité au sein de l'OMC .................................................... 34

    2- La stigmatisation des foyers de tension ................................... ...... 35

    Troisième partie : Le malaise socioculturel et psychologique .....................37

    A- La violence socioculturelle ......................................................... 37

    1- Le tatouage des lèvres ............................................................. 37

    2- Le sacrifice humain ............................................................... 40

    3- La sorcellerie........................................................................ 42

    B- Le malaise psychologique........................................................... 43

    1- Les symboles du malaise psychologique :....................................... 43

    a- La radio dans La folie et la mort ......................................... 44

    b- Le vide affectif dans De l'autre côté du regard ....................... 45

    2- La folie et l'exorcisme dans La folie et la mort ............................... 47

    3- L'acharnement du sort sur les personnages de Bacar Ndaw, Samanar et Maguèye Ndiare dans De l'autre côté du regard ............................. 50

    a- Bacar Ndaw...................................................................50

    b- Samanar.......................................................................52

    c- Maguèye Ndiare.............................................................52

    C- La religion et les déviations sexuelles ............................................ 54

    1- La mendicité institutionnalisée ................................................... 54

    2- Les viols commis par un prêtre dans une église ............................... 56

    3- Le libertinage sexuel dans la maison d'un imam .............................. 57

    4- L'inceste et l'homosexualité ..................................................... 59

    a- L'inceste .................................................................... 59

    b- L'homosexualité ............................................................ 60

    Quatrième partie : Le malaise et les techniques de narration ......................62

    A- La structuration du récit ............................................................ 62

    1- Le rythme de la narration .........................................................62

    a- L'ellipse ...................................................................... 62

    b- La torture de la scène narrative ...........................................64

    2- L'enchâssement, la mise en abyme et l'amplification ........................ 67

    a- L'enchâssement ............................................................ 67

    b- La mise en abyme .......................................................... 70

    c- L'amplification ............................................................. 72

    3- L'émiettement du récit par la multiplicité des lieux et des personnages ....73

    a- La multiplicité des lieux ................................................... 73

    b- Une pléthore de personnages ............................................. 77

    B- La transgression des normes classiques .......................................... 79

    1- L'absence de narration linéaire .................................................. 79

    a- La narration complexe ..................................................... 79

    b- Les irruptions du narrateur dans le récit ................................. 80

    2- Le mélange des genres littéraires ................................................ 83

    3- La non-délimitation du récit en chapitres ou parties .......................... 84

    C- Une pratique singulière de la langue ............................................. 85

    1- Un langage cru ..................................................................... 85

    2- Les tropicalités ...................................................................... 87

    Conclusion ............................................................................... 89

    Bibliographie ........................................................................... ..91

    Table des matières........................................................................95

    * 1 KEN BUGUL a publié à ce jour cinq romans : Le baobab fou, Dakar, NEA, 1982. Cendres et braises, Paris, L'Harmattan, 1994. Riwan ou le chemin de sable, Paris, Présence Africaine, 1999. La folie et la mort, Paris, Présence Africaine, 2000. De l'autre côté du regard, Paris, Le Serpent à Plumes, 2002.

    * 2 Mahougnon KAKPO, Créations burlesques et déconstructions chez Ken Bugul, Cotonou, Les Editions des Diasporas, 2001, p.28.

    * 3 Jacques CHEVRIER, Littérature nègre, Paris, Armand Colin Editeur, 1984.

    * 4 Adrien HUANNOU et Ascension BOGNIAHO, Littérature africaine, Porto-Novo, INFRE, 1993, p.20.

    * 5 Dictionnaire Le petit Robert, Paris, Brodard et Taupin, 1985, p.637.

    * 6 Jean-Pierre GOLDENSTEIN, cité par Adrien HUANNOU et Ascension BOGNIAHO in Auteurs Africains du programme de français, Cotonou, Imprimerie GRAPHITEC, 1995, p.20.

    * 7 Idem, p.21.

    * 8 KEN BUGUL, La folie et la mort, Paris/Dakar, Ed. Présence Africaine, 2000, p.28.

    * 9 Idem, p.49.

    * 10 Idem, p.53.

    * 11 Idem, p.110.

    * 12 Idem, p.99.

    * 13 Idem, p.235.

    * 14 KEN BUGUL, De l'autre côté du regard, Paris, Ed. Serpent à Plumes, 2002, p.147.

    * 15 Idem, p.147

    * 16 Idem, p.190.

    * 17 Idem, p.195.

    * 18 Idem, p.214.

    * 19 Jean-Pierre GOLDENSTEIN, op.cit, pp.103-110.

    * 20 Cf. Pierre MEDEHOUEGNON, dans son cours de narratologie en 4ème année de Lettres Modernes à l'Université d'Abomey-Calavi.

    * 21 La folie et la mort, p.66.

    * 22 Idem, p.12.

    * 23 Idem, p.18.

    * 24 De l'autre côté du regard, p.151.

    * 25 Idem, p.189.

    * 26 Idem, p.113.

    * 27 Idem, p.99.

    * 28 Idem, p.140

    * 29 La folie et la mort, p.11.

    * 30 Idem, p.14.

    * 31 Idem, p.29.

    * 32 Idem, p.28.

    * 33 Idem, p.39.

    * 34 Idem, p.210.

    * 35 De l'autre côté du regard, p.17.

    * 36 Idem, p.50.

    * 37 Idem, p.47.

    * 38 Dictionnaire Le petit robert, p.1136.

    * 39 La folie et la mort, op. cit.

    * 40 Idem, p.61.

    * 41 Idem, p.67.

    * 42 Idem, p.69.

    * 43 Idem, pp.73-74

    * 44 Idem, pp.108-109

    * 45 De l'autre côté du regard, p.113

    * 46 Idem, p.86.

    * 47 Idem, p.259.

    * 48 La folie et la mort, p.11.

    * 49Dictionnaire Le petit Robert, p.1067.

    * 50 La folie et la mort, p.11.

    * 51 Idem, p.24

    * 52 Idem, p.174

    * 53 Idem, p.25.

    * 54 Idem, p.59

    * 55 Ibidem.

    * 56 Idem, pp.27-28

    * 57 Idem, p.87.

    * 58 Idem, p.84.

    * 59 Idem, p.25

    * 60 Idem, p.94

    * 61 Idem, p.143

    * 62 Idem, p.87.

    * 63 Idem, p.86

    * 64 Idem, p.35

    * 65 Idem, p.66

    * 66 Idem, p.35

    * 67 Idem, p.80

    * 68 Ibidem.

    * 69 La folie et la mort, p.37.

    * 70 Idem, p.43

    * 71 Idem, p.141

    * 72 Ibidem.

    * 73 De l'autre côté du regard, pp.218-219

    * 74 La folie et la mort, p.12

    * 75 Idem, p.24

    * 76 Idem, p.89

    * 77 KEN BUGUL, Le baobab fou. Dakar : NEA, 1996.

    * 78 Adrien HUANNOU, Le roman féminin en Afrique de l'Ouest, Paris, L'Harmattan, 2001, p.21

    * 79 Ibidem

    * 80 De l'autre côté du regard, p.115

    * 81 Idem, p.87

    * 82 Idem, p.83

    * 83 Ibidem

    * 84 Dictionnaire Lexis de la langue française, p.779

    * 85 Pius Ngandu NKASHAMA, Ecritures et discours littéraires : Etudes sur le roman africain, Paris, L'Harmattan, 1989

    * 86 Bernard MOURALIS, L'Europe, l'Afrique et la folie, Paris, Présence Africaine, 1993

    * 87 Mahougnon KAKPO, op. cit. pp.24-25

    * 88 Idem, pp.26-27

    * 89 De l'autre côté du regard, p.93

    * 90 Idem, p.19

    * 91 Idem, p.28

    * 92 Idem, p.41

    * 93 Idem, p.237

    * 94 Idem, p.211

    * 95 Idem, p.213

    * 96 Idem, p.74

    * 97 De l'autre côté du regard, p.77

    * 98 Idem, p.76

    * 99 Idem, p.78

    * 100 Idem, p.88

    * 101 Idem, pp.56-57

    * 102 De l'autre côté du regard, p.221.

    * 103 Idem, p.222

    * 104 Idem, p.38

    * 105 La folie et la mort, p.11

    * 106 Idem, p.52

    * 107 Idem, p.38

    * 108 Idem, p.30

    * 109 Idem, p.32

    * 110 De l'autre côté du regard, p.93

    * 111 Idem, pp.279-280

    * 112 Adrien HUANNOU, Jusqu'au bout du tabou, op. cit.

    * 113 La folie et la mort, p.61

    * 114 Idem, p.166

    * 115 Pierre MEDEHOUEGNON, « Mise en abyme et identité africaine chez les écrivains francophones négro-africains » in Actes Journées Scientifiques Internationales Université Nationale du Bénin (27 novembre - 02 décembre 2000), Abomey-Calavi, 2002.

    * 116 Pierre MEDEHOUEGNON, op. Cit.

    * 117 Cette citation est empruntée à Pierre MEDEHOUEGNON dans son article sus-cité.

    * 118 Georges MOLINIE, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie Générale Française, 1992, p.46

    * 119 Mahougnon KAKPO, op. cit.p.64

    * 120 La folie et la mort, p.11

    * 121 Idem, p.15

    * 122 Idem, p.30

    * 123 Idem, p.49

    * 124 Idem, p.121

    * 125 Idem, p.235

    * 126 De l'autre côté du regard, p.33

    * 127 Idem, p.53

    * 128 Idem, p.143

    * 129 Idem, p.215

    * 130 Idem, p.226

    * 131 De l'autre côté du regard, p.143

    * 132 De l'autre côté du regard, p.84

    * 133 Philippe HAMON, « Pour un statut sémiologique du personnage », in Poétique du récit, Paris, Points, 19, pp. 115-180.

    * 134 La folie et la mort, pp.174-175

    * 135 Idem, p.235

    * 136 De l'autre côté du regard, p.167

    * 137 Idem, p.217

    * 138 Georges NGAL, Création et rupture en littérature africaine, Paris, L'Harmattan, 1994, p.89

    * 139 Adrien HUANNOU et Ascension BOGNIAHO, Littérature Africaine, op. cit.

    * 140 Ibidem.

    * 141 KEN BUGUL, Le Baobab fou et Cendres et braises, op. cit.

    * 142 Idem, Riwan ou le chemin de sable, op. cit.

    * 143 La folie et la mort, p.141

    * 144 Idem, p.207

    * 145 De l'autre côté du regard, pp.56-57

    * 146 Georges NGAL, op.cit.p.81

    * 147 Le « fongbé » est une langue du groupe linguistique « gbé » qui s'étant dans tout le golfe de Guinée, sur la côte ouest de l'Afrique.

    * 148 De l'autre côté du regard, p.81






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