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Platon, l'Egypte et la question de l'à¢me

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par Frédéric Mathieu
Université Montpellier III - Paul Valéry - Master I de philosophie 2013
  

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UNIVERSITE MONTPELLIER III -- PAUL VALERY -- UFR1 LETTRES, ARTS, PHILOSOPHIE,

PSYCHANALYSE

PLATON, L'EGYPTE ET LA

QUESTION DE LAME

FREDERIC MATHIEU

21/05/2013

Mémoire présenté pour l'obtention du Master I de philosophie par Frédéric Mathieu sous la direction de M. Jean-Luc Périllié

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Au Pr. J.-L. Périllié, pour ses précieux conseils...

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Avant-Propos

Un esprit efficace est sourd à ce qu'il sait...

Papyrus Ramésséum II, vers 1800 avant J.-C.

«L'interprétation des monuments de l'Égypte mettra encore mieux en évidence l'origine égyptienne des sciences et des principales doctrines philosophiques de la Grèce ». C'est en ces termes que J.-Fr. Champollion, pionnier de l'égyptologie française, ouvre son maître-livre. Par ces propos, programmatiques et prophétiques, qu'il introduit sa Grammaire égyptienne (1836)1, premier codex moderne de langue hiéroglyphique. Des paroles audacieuses pour qui entend percer les secrets d'une civilisation de plus de 5000 ans, et dans l'aube de cette découverte, rendre à l'Égypte ce qui lui appartient. L'Égypte, berceau de l'Occident ? Témérité d'un liminaire qui résonnait comme une provocation. Et n'irait pas sans polémique. On sait combien ardue fut pour les chercheurs darwiniens contemporains de l'auteur la remontée aux origines, eux qui frayaient leur discipline avec pour seul mot d'ordre « tout sauf l'Afrique »2 ! Et l'Afrique s'imposa. Volens nolens, elle triompha des

1 J.-Fr. Champollion, Grammaire égyptienne ou principes généraux de l'écriture sacrée égyptienne, Paris, éd. Didot frères, 1836, p. 22. Et Champollion de récidiver dans sa correspondance : « Je le répète encore : l'art égyptien ne doit qu'à lui-même tout ce qu'il a produit de grand, de pur et de beau; et n'en déplaise aux savants qui se font une religion de croire fermement à la génération spontanée des arts en Grèce, il est évident pour moi, comme pour tous ceux qui ont bien vu l'Égypte, ou qui ont une connaissance réelle des monuments égyptiens existants en Europe, que les arts ont commencé en Grèce par une imitation servile des arts de l'Égypte, beaucoup plus avancés qu'on ne le croit vulgairement, à l'époque où les premières colonies égyptiennes furent en contact avec les sauvages habitants de l'Attique ou du Pelopônèse. La vieille Égypte enseigna les arts à la Grèce, celle-ci leur donna le développement le plus sublime: mais sans l'Égypte, la Grèce ne serait probablement point devenue la terre classique des beaux-arts. Voilà ma profession de foi tout entière sur cette grande question. Je trace ces lignes presqu'en face des bas-reliefs que les Égyptiens ont exécutés, avec la plus élégante, finesse de travail, 1700 ans avant l'ère chrétienne... Que faisaient les Grecs alors ! » (idem, « Quinzième lettre », Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, Paris, éd. Firmin Didot Frères, 1833, p. 302).

2 Cf. P. Picq, Nouvelle histoire de l'homme, Paris, Perrin, Tempus, 2005. « Tout sauf l'Afrique » est un précepte encore bien induré. S. Bessis, historienne spécialisée dans les rapports Nord-Sud, soupçonne qu'en effet, l'« une des civilisations les plus anciennes et les plus brillantes nées du génie humain [...] dont l'influence sur le monde Grec n'a pu être totalement niée [...], ne pouvait décemment être située sur un continent à la fois primitif, barbare et dépourvu d'histoire ». A telle enseigne qu' « aujourd'hui encore, la plupart des écoliers européens ou américains seraient bien en peine de dire sur quel continent se trouve

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réticences par la force des choses. Fallait-il, de la même manière, reconduire l'essentiel des sciences de la pensée grecque à des racines étrangères à la Grèce ? Et s'infliger, encore, une blessure narcissique ? Perpétuelle dialectique des sciences et de l'idéologie. De quel côté fallait-il mettre Champollion, chercheur qui ne laissait pas d'écrire : « je suis tout à l'Égypte, elle est tout pour moi »3 ? Quelle part pour le fantasme, et comment tendre à l'objectivité ?

Champollion, pour téméraires soient ses allégations, était pourtant bien loin d'être le seul à vouloir restituer à la terre noire des pharaons ce qui, songeait-il, était son dû. Les Grecs du V1Q siècle av. J.-C. jusqu'aux Romains de l'Antiquité tardive en passant par les philosophes de la période alexandrine n'ont eu de cesse que de revendiquer cette filiation. Platon est de ceux-là. Archè, un terme à double emploi : l'ancien fait loi. Plus ancienne la parole (orale, de préférence), plus hiératique sa vérité. La rupture fut brutale. Pour des raisons multiples et dont beaucoup restent à identifier, l'Europe va peu à peu renier cette tradition. L'orientalisme n'est plus la norme lorsqu'Ernst Renan, en plein XIXe siècle, introduit l'expression de « miracle grec ». La pensée grecque n'a plus de comptes à rendre à une quelconque sagesse venue d'Orient. Les nations se construisent par différenciation et développent pour ce faire des mythes qui se veulent fondateurs. Qui scotomisent l'interpénétration des peuples et des idées. Occultent les porosités. Désavouent tout échange ; bien plus encore s'il s'agit d'héritage, dès lors que toute oeuvre de don engendre obligation4. Une même logique s'impose à l'échelle de l'Europe qui marque ses distances vis-à-vis de l'Égypte. On prend à contre-pied le discours des Anciens. La science et la philosophie seront grecques, ou bien ne seront pas.

l'Égypte des pharaons » (S. Bessis, L'Occident et les autres : Histoire d'une suprématie, Paris, éd. La Découverte, 2003, p. 41).

3 J.-F. Champollion, H. Hartleben, R. Lebeau, Lettres et journaux écrits pendant le voyage d'Égypte, C. Bourgois, Paris, 1986

4 Voir les travaux de Marcel Mauss sur le « potlatch » et sa valeur de paradigme. Aux antipodes de Lévi-Strauss qui, donc, fait du don du « premier type » -- don non-compétitif -- le coeur de son étude, le type de don qui retient l'attention de Mauss relève du second type, lorsque les prestations de don et contre-don contractent un caractère agonistique. A l'origine cérémonie usant du don compétitif et de l'obligation de rendre comme d'une instance de légitimation des hiérarchies sociales, la pratique du « potlatch » devient chez Mauss un concept anthropologique. Il y a « potlatch » chaque fois qu'un donataire offre tellement au receveur que ledit receveur est incapable de lui rendre ; ou bien chaque fois qu'un receveur restitue plus au donataire que le don initial. Si le rapport dissymétrique de soumission induit par le « potlatch » peut exister entre deux individus, que n'en serait-il de même entre deux castes, tribus, ethnies, et plus généralement entre deux civilisations ? Cf. M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques (1925), Paris, Quadrige, Presses universitaires de France, 2007.

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C'est dans un tel contexte que sont venus s'ancrer des travaux salutaires tels ceux de Dodds5 et de Froidefond6. Travaux qui rétablissent une part de doute là où s'était encalminé l'axiome d'autonomie. Les plus récentes études ont entamé les certitudes les mieux ancrées, refroidissant dans la foulée quelques ardeurs -- mais ouvrant d'autres appétits. Nous ne croyons plus à l'heure actuelle en une « génération spontanée » de la science et de la philosophie aux entours de l'Attique. Plus d'exclusivité, mais des vagues d'acculturation. Ni deuil ni création : adaptations, réinventions. Ce qui ne saurait, pour rien au monde, réduire en une quelconque manière l'incontestable génie grec qui a su repenser ces différents apports pour aboutir à de nouvelles manières de concevoir le monde. La Grèce « à l'école de l'Égypte » n'est pas, pour ainsi dire, qu'un élève psittacin. Renvoyant dos à dos Renan et Champollion, nous voudrions faire voir que les extrêmes se touchent. Le tout ou rien ne fonde pas une véritable alternative. Il ne s'agit pas de tirer la couverture à soi ou de faire voeu de pauvreté, mais, dans un entre-deux, de souligner ce qu'ont de vrai -- et donc de faux -- ces deux exclusivismes. Au travers l'influence de doctrines égyptiennes sur le vivier de la philosophie grecque, nous voudrions faire cas de la rupture autant que de la continuité. Le cas platonicien nous a semblé, à bien des titres, emblématique de cette ambivalence.

Platon est un passeur, mais il est plus encore. Platon peut être un filtre dans l'histoire des idées, tout en fondant sur un terreau déjà fertile, ses propres intuitions. Précisons : notre propos n'est pas de minorer l'influence de Platon sur la philosophie occidentale. Aristoclès -- de son vrai nom -- ne faillit pas à sa réputation. Et son Socrate, son porte-voix, n'usurpe en rien son renom d' « inventeur de la philosophie » (encore que Pythagore en ait inauguré le terme), au point que l'on décline les «physiologues» et les «présocratiques» comme on décompte les années avant J.-C. C'est assez dire la valeur « fondatrice » que revêtent les Dialogues aux yeux des historiens de la philosophie. Un statut séminal qu'authentifie Whitehead de la manière sans doute la plus concise et la plus percutante, en affirmant que « la philosophie occidentale n'est qu'une suite de notes de bas de page aux Dialogues de

5 E. R. Dodds, Les Grecs et 1 irrationnel, Berkeley, Champs-Flammarion, 1997. Une oeuvre originale et audacieuse qui permet à l'auteur de développer la thèse d'influences hyperboréennes ou Scythes sur la pensée de Platon. Platon aurait, en quelque sorte, réalisé l'hybridation de la tradition du rationalisme grec et des conceptions mystiques, magiques et religieuses dont l'origine remonte, via les orphiques (pôle dionysiaque), via Pythagore (pôle apollinien), à la culture chamanique septentrionale. Le titre peut être lu comme une habile provocation, l'association des Grecs et de la rationalité, longtemps conçu comme allant de soi, favorisant une certaine distorsion dans l'interprétation de ce que pouvait être la science ou la sagesse des Grecs à cette époque. Cette projection rétrospective n'est pas sans faire songer à celle qui sévit tout aussi violemment à propos des architectes de la révolution scientifique de la modernité (on ne relèvera jamais assez combien l'alchimie fut déterminante dans les travaux de Newton).

6 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, 1971.

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Platon »' (Nietzsche en aurait pleuré). Personne, cela étant, ne s'avancerait à dire que tout Platon n'est qu'une suite de notes au bas des papyrus égyptiens. Ceci posé, Platon lui-même est bien loin d'incarner l'aérolithe qu'on s'imagine parfois.

Nous supposerons que sa pensée n'a pas jailli toute en armure, telle Pallas Athéna, hors de sa propre tête, ni de celle de Socrate. Nous supposerons qu'elle n'était pas ce bloc achevé, monolithique, figé dans l'écrin d'une doctrine constante et immuable. C'est une « chose organique », pour recourir à l'expression de Dodds, le fruit d'un « bricolage évolutif » pour recourir à celle de feu François Jacob. Un organisme, donc, qui croit évolue d'une part selon sa propre loi interne, de l'autre en réaction et en interaction avec des facteurs extérieurs : les stimuli d'autres pensées. Et il eut bien d'autres pensées desquelles Platon aurait pu s'inspirer, lui qui vécut depuis la mort de Périclès jusqu'à la reddition face à l'hégémonie macédonienne. Assez pour disposer à l'éclosion d'une oeuvre. De nombreuses influences ont fait germer cette oeuvre, dont la nature exacte autant que l'étendue sont assez mal déterminées8. Pas plus en philosophie qu'en biologie, pour filer notre analogie, ne se peut soutenir l'idée de « génération spontanée ». Ex nihilo nihil. « Rien ne naît de rien, écrivait Démocrite, et tout s'enchaîne nécessairement ». Et Platon d'ajouter, dans son Épinomis (s'il est effectivement de lui), que « tout ce que les Grecs reçoivent des barbares, ils l'embellissent et le portent à sa perfection »9.

Certaines parmi ces influences -- celles d'Héraclite, de Parménide et surtout de Socrate --, ne sont pas négociables. Leur sort est arrêté. D'autres, plus insidieuses, suscitent à l'heure actuelle des débats passionnés. C'est notamment le cas des sectes orphiques et pythagoriciennes10. La Lettre VII, certains passages du Phèdre et de la République 11 renforcent l'hypothèse selon laquelle, comme l'atteste Aristote12 (son indiscipliné disciple) et, à sa suite, l'Ecole de Tubingen, Platon aurait été tenant d'une

A. N. Whitehead, Procès et réalité. Essai sur la cosmologie (1929), Paris, Gallimard, Bibliothèque de Philosophie, 1995, p. 63.

8 Se reporter à ce sujet à l'introduction de L. Brisson dans L. Brisson, Fr. Fronterotta (dir.), Lire Platon, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 2006.

9 Platon (?), Épinomis 987d.

10 Cf. C. Mallan, Ch. Noë, O. Lahbib, « La parabole de la panégyrie : Platonisme ou pythagorisme ancien ? », article en ligne dans L'Enseignement philosophique, 2002, vol. 52, n° 4, p. 20-34 ; P. Boyancé, « Platon et les cathartes orphiques », article en ligne dans Revue des Études Grecques, t. 55, fasc. 261-263, juillet-décembre, 1942, pp. 217-235.

11 Platon, Lettre VIII. 340-345 ; Phèdre, 276e et République, 501e.

12 Au sujet de l'enseignement oral, « ésotérique » platonicien, se reporter à la réédition de l'ouvrage de M.-D. Richard, qui propose un aperçu synthétique, revu et corrigé des travaux de l'École de Tübingen : M.-D. Richard (dir.), L'Enseignement oral de Platon. Une nouvelle interprétation du platonisme (1986), pref. de P. Hadot, Paris, Cerf, 2006. Citons, de même, la proverbiale contribution de L. Robin, La théorie platonicienne des Idées et des nombres d'après Aristote. Etude historique et critique (1908), Paris, F. Alcan, Georg Olms, 1998, où ce dernier entreprend de reconstituer les éléments de la doctrine ésotérique platonicienne à partir

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doctrine réservée au premier cercle ; d'une sagesse tributaire, précisément, des courants pythagoriciens. Passées les illusions du « mirage grec », des chercheurs plus entreprenants ont ouvert d'autres pistes en direction de la périphérie. Ils ont rasé les marges de l'ékoumène ; tenté, toute précaution gardée, de définir le cadre géographique et conceptuel au sein duquel se seraient effectués ces échanges culturels. Puis étudié la réception de ces apports, souvent teintés de religion, dans le biotope intellectuel des Grecs. A telle enseigne que l'hypothèse d'inspirations externes à la philosophie proprement grecque sur la pensée de Platon se présente aujourd'hui comme davantage qu'une extrapolation gratuite. L'idée a fait son chemin. Elle a ses défenseurs, et non des moindres. Nous y reviendrons.

Les « Barbares » (Barbaroi) sont par ailleurs loin d'être absents des Dialogues de Platon : l'auteur mentionne le terme à raison d'environ 83 reprises d'après le décompte établi par L. Brandwood13, contre environ 135 occurrences se référant aux « Grecs » (Hellénès). La statistique est éloquente, bien qu'elle ne préjuge rien du traitement réservé à l'un et l'autre membre de cette combinaison. « Combinaison » ; car toute dichotomie suppose une mise en relation : l'on ne parle jamais de « Grecs » qu'autant qu'il y reste des «non-Grecs» pour en conscrire l'identité14. La question se pose incidemment de savoir à quels « Barbares » Platon fait référence et desquels notre auteur aurait pu « s'inspirer ». Barbares de quelles contrées ? Ce ne sont pas là les choix qui manquent. Les grands triomphes ne manquent pas d'artisans. On a parlé tantôt de la Perse, tantôt de l'Inde, tantôt de la Syrie, tantôt de l'Asie Mineure, de la Chaldée ou de l'Hyperborée. On a parlé de « migration » et d'« acculturation », de « transmission » de système de pensée des quatre coins du monde, et dont les Grecs, opportunistes, auraient fait la synthèse. La coupe est pleine. On ne compte plus les candidats à la « fécondation ». Mais aucun, semble-t-il, ne fut si peu et si négligemment analysé que l'Égypte dont cependant, les références abondent dans les dialogues platoniciens. Hormis la Perse, l'Égypte est en effet le pays foyer de « Barbares » le plus souvent cité dans l'oeuvre de Platon15. Il n'est qu'à prendre la mesure de la récurrence dans les Dialogues des allusions directes ou indirectes à ce « don du Nil », terre d'élection des sciences astronomiques16 et de la médecine (hippocratique, entre autres). D'aucuns

non plus des Dialogues, mais des allusions aristotéliciennes à la question des Nombres et des Idées. Enfin, l'article compendium de S. J. E. Strycker, « L'enseignement oral et l'oeuvre écrite de Platon », article en ligne dans Revue belge de philologie et d'histoire, t. 45 fasc. 1, 1967. Antiquité -- Oudheid, pp. 116-123.

13 L. Brandwood, A Word Index to Plato, Leeds, W. S. Maney and Sons, Maney Publishing, 1976.

14 C'est la valeur différentielle des systèmes sémantiques, mise en valeur par F. de Saussure, avec toutes les implications philosophiques que cette valeur comporte. Cf. F. de Saussure, Cours de linguistique générale (1916), Paris, Payot, 1979.

15 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.

16 « Car c'est une ancienne contrée qui produisit les premiers qui s'adonnèrent à cette étude, favorisés par la beauté de la saison d'été, telle qu'elle est en Égypte et en Syrie, et contemplant toujours, pour ainsi dire, tous

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sont allés bien plus loin, accusant sans détour Platon d'avoir traduit sa République de fragments égyptiens ; à telle enseigne que son commentateur Crantor dut monter au créneau et prendre sa défense".

D'autant plus étonnante apparaît, par contraste, la rareté des travaux consacrés aux rapport entre le Logos grec et la pensée de l'Égypte antique. Certains d'entre eux, de manière significative, font prévaloir les influences des Grecs de l'Antiquité tardive sur la production culturelle et artistique de l'Égypte ptolémaïque18 ; peu s'intéressent aux périodes antérieures ou aux influences de l'Égypte pharaonique sur la production grecque. Question philosophique et historique qui connut néanmoins un certain renouveau avec la parution récente de l'oeuvre afrocentriste de Martin Bernal19. La somme est appréciable, mais non dénuée d'exclusivisme ; et l'auteur verse assez loisiblement dans les travers d'un kémétisme qui s'exposeront aux mêmes reproches qu'on pouvait faire à Champollion. Une certaine hellénophilie indo-européenne tardive aurait fait oublier, selon l'auteur, ce que la Grèce doit à l'Égypte. C'est-à-dire tout. C'est-à-dire trop pour être honnête...

Mentionnons également l'ouvrage plus nuancé de J. Albert Faure, L'Egypte et les Présocratiques 20. Faure, il est vrai, ne lisait pas l'égyptien dans le texte, ainsi qu'une méthode appointée l'eût immanquablement prescrit. Sans doute fut-ce sa limite ; sans doute est-ce également la nôtre ; sans doute, enfin, est-ce l'une des raisons au manque de recherche afférentes aux reprises helléniques de la veine égyptienne21. N'est pas Georges Dumézil qui veut. Il avait néanmoins pris connaissance de la

les astres à découvert, parce qu'ils habitaient toujours une région du monde bien loin des pluies et des nuages. Leurs observations, vérifiées pendant une suite presque infinie d'années, ont été répandues en tous lieux et en particulier dans la Grèce. C'est pourquoi nous pouvons les prendre avec confiance pour autant de lois » (Platon (?), Épinomis, 987a).

17 F. W. A. Mullach, Fragmenta philosophorum graecorum. Collegit, recensait, vertit annotationibus et prolegomenis illustravit indicibus (1875), t. III., D. 139, Paris, Didot, 1879.

18 Citons l'étude emblématique de Ph. Derchain, Les impondérables de l'hellénisation. Littérature d'hiérogrammates, Paris, Brepols, Monographies Reine Elisabeth, 2003.

19 M. Bernal, Black Athena. Les racines afro-asiatiques de la civilisation classique, 3 vol., Paris, Presses Universitaires de France, 1987.

20 J. A. Faure, L'Egypte et les Présocratiques Paris, Librairie Stock, 1923.

21 Un autre obstacle à cette recherche serait la difficulté du néophyte à faire la part, au sein d'un fonds de publication toujours plus abondant ayant trait à l'Égypte, entre les ouvrages fiables et la littérature plus folklorique. Pour ce qui concerne la question de la maîtrise conjointe du grec et de l'égyptien ancien, deux langues éteintes, celle-ci est aussi rare que peu encourageé. On pourrait aisément en dire autant de la double connaissance de l'égyptien et de l'hébreu ancien, qui permettrait d'avoir une meilleure compréhension de l'influence des motifs égyptiens sur l'élaboration des textes vétéro- et, dans une moindre mesure, néotestamentaires : monothéisme, Trinité, Dieu ressuscité, Création par le verbe, culte marial, etc. Le livre des Proverbes reprend ainsi expressément (de 22:17 à 23:11) les Maximes d'Aménémopé (-1200 avant J.-C.). L'Égypte ne fut pas sans raison le premier pays à s'être christianisé. Cf. à ce sujet G. Posener, P. Humbert, Recherches sur les sources égyptiennes de la littérature sapientiale d'Israël, dans Mémoires de l'Université de

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plupart des traductions disponibles à l'époque. Toute traduction -- transposition de signifiants d'un univers à l'autre -- implique déformation. Traduttore, traditore, clame l'adage cisalpin. Les impairs de la traduction n'empêchèrent pas toutefois la révélation de nombre d'analogies ; assez pour jeter une lumière nouvelle sur « ce que la Grèce doit à l'Égypte». Et susciter, peut-être, un regain d'intérêt pour ces doctrines plusieurs fois millénaires et partout diffusées qui prirent naissance et corps en terre des pharaons. Toujours est-il que son appoint ne contribue pas peu à notre tentative d'envisager ce que Platon a pu trouver et retenir pour sa chapelle d'une si ancienne et prestigieuse culture. Hormis ces deux auteurs -- Bernal et Faure --, nous ne pouvons guère citer que quelques noms à la périphérie, engagés pour leur compte dans cette périlleuse enquête ; essentiellement François Daumas, Roger Godel, François Hartog, Christian Froidefond déjà cité et Youri Volokhine. Ce modeste mémoire s'en voudrait un hommage autant qu'un prolongement.

Plusieurs facteurs motivent ce désinvestissement. Nous invoquions tantôt la barrière de la langue. Nous invoquions encore l'embarrassement du néophyte aux prises avec une somme considérable d'ouvrages consacrés à l'Égypte, mais dont la prodigalité n'a bien souvent d'égal que l'absence de valeur scientifique. Comment faire le départ entre ce qui relève de la spéculation, sinon du pur fantasme, et l'état véritable de nos connaissances ? L'histoire pharaonique s'étend au reste sur une période suffisamment vaste pour nous faire perdre pied : ce qui est vrai à une époque et en tel lieu ne le sera pas nécessairement à l'époque ultérieure ou en tel autre lieu. A ces causes objectives se pourrait ajouter la réticence des hellénistes à saborder leur monopole. D'où, en partie, une certaine forme d'hypercriticisme à l'oeuvre dans les milieux de la recherche intéressés aux matériaux antiques, peu désireux de voir le tout-venant marcher sur leurs plates-bandes. La « science normale », comme la défmit Kuhn22, aime à camper sur ses acquis et protège ses investissements. Le cas de Dumézil, encore une fois, a fait jurisprudence.

Ici n'est pas le lieu de mettre en branle une polémique. Nous laisserons la question des ferments subjectifs et objectifs des réticences qui se constatent à la sociologie des sciences, nous contentant, pour ce qui nous concerne, de faire valoir combien une lecture de Platon nourrie par l'hypothèse d'un réinvestissement de notions égyptiennes peut s'avérer enrichissante pour la compréhension de son oeuvre. Pour peu, il va sans dire, que l'on adhère au postulat que l'« implicite » peut être au moins aussi crucial que l'« explicite » pour travailler à cette compréhension. Un postulat que nous partageons avec W. Jaeger, introducteur en la matière de la notion d'« ésotérisme platonicien », et, à sa suite avec

Neuchâtel, vol. 10, n° 2, Syria, 1929, p. 166-167 ; J. Assman, Moïse JEgyptien, 1997, Paris, Aubier 2001, et idem, Le Prix du monothéisme, Paris, Aubier, 2007.

22 T. S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, en part. Chap. III : « La science normale. Résolution des énigmes », Paris, Flammarion, Champs, 1983.

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l'École de Tübingen, laquelle s'est illustrée via ses représentants -- dont K. Gaiser, H. J. Kramer et T. A. Szlezak -- par sa tentative de reconstitution du contenu achroamatique de la doctrine platonicienne. On ne peut, à notre sens, arraisonner Platon dans toute son épaisseur qu'une fois admise la pertinence du suggéré et du non-dit. Toute théorie, incluse la nôtre, fait fonds sur une trame de présupposés23. L'erreur -- ou la malhonnêteté -- serait de les dissimuler. D'autant qu'il se pourrait qu'à terme, les résultats de notre enquête entérinent in fine le bien-fondé de ces partis-pris. Les partisans de l'« ésotérisme platonicien » ne s'en sont pas cachés ; et bien leur en a pris.

Lucides, nous escomptons à notre tour et dans une même optique tirer parti d'une lecture méthodique de l'oeuvre de Platon pour colliger toutes les indications, tous les marqueurs, tous les indices passibles d'étayer la thèse d'investissements ou d'incorporations d'éléments égyptiens à la chair des Dialogues. Notre projet consisterait dès lors à proposer un recensement de différentes options de recherche pouvant conduire à postuler de putatives reprises de motifs « égyptianisants » -- tant par la forme que par le fond -- au sein des loci aegyptii. Il s'agirait d'instruire une lecture de Platon guidée par le fil rouge d'une Égypte inspirante ; Égypte présente dans les silences autant que dans les références ; Égypte comme pépinière d'idées, source d'imaginaire et matrice d'intuitions. Cela en évitant, autant que faire se peut, ces trois écueils que sont la pétition de principe, le rapprochement tous azimuts (syndrome de l'analogie sans frein) et l'excès de conjectures dont l'empilement nuirait à la viabilité. « Rasoir d'Occam » oblige, nous aurons soin de ne pas multiplier les hypothèses ad hoc.

L'esprit de cette étude se veut académique dans la méthode et respectueux -- sinon du style -- à tout le moins des formes. Il ne s'agit pas de battre la campagne, de spéculer sur du sable d'estran, mais bien d'ancrer notre propos dans une doxographie précise ; incessamment, d'en revenir au texte. C'est dans le texte même que nous puiserons la substance nécessaire à notre développement. Le contexte également peut éclairer notre démarche ; nous ne laisserons pas d'en tenir compte. Déterminer et développer les convergences entre les textes de Platon et les textes égyptiens ne peut se faire sans faire appel, enfin, à l'exégèse instruite d'un certain nombre de commentateurs, à même de pallier nos

23 Kurt Gödel a fait valoir dans un article de 1931 intitulé « Sur indécidabilité formelle des Principia mathematica et des systèmes apparentés », qu'aucun système n'est démontrable exhaustivement. Aucun système ne se soutient lui-même. Le coeur de sa démonstration consiste ainsi à dévoiler au sein de chaque appareil théorique la présence inévitable d'une proposition indécidable sans sortir du système. Tout système déductif est incomplet au sens où lui échappe toujours une vérité. Il pose des assertions gratuites -- ou alors fait faillite, lorsqu'il atteste des énoncés faux. Gödel a démontré ceci que l'on ne pouvait jamais être certain de rien en matière de mathématiques, dernier bastion de l'évidence -- ni donc en aucune science. On s'aperçoit ainsi et paradoxalement que le théorème d'incomplétude, moins que tout autre, ne peut s'exonérer des conséquences du théorème d'incomplétude. Il n'échappe pas à la proposition indécidable, rendant le théorème lui-même... indécidable. Toujours est-il qu'il ne peut y avoir de théorie sans postulats, de système sans présupposés.

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insuffisances. Nous procédons moins par démonstration (more geometrico) que par thésaurisation d'indices. Aucun n'est dirimant en soi, mais tous, s'accumulant, se superposent et se renforcent mutuellement pour composer un millefeuille argumentatif robuste. Un fétu de paille cède vite à la tension ; mille fétus de paille enchevêtrés tissent une botte solide. Les occurrences s'agglomérant comme des gouttes de rosée viennent grossir le ruisseau puis finissent en torrent. Du pur quantitatif, on glisse vers le qualitatif. Les conclusions de notre enquête nous rendront ainsi apte à jauger a posteriori de la pertinence a priori de ses prémisses. L'enjeu de ce mémoire est donc tout à la fois philosophique, historique et méthodologique.

Que l'on fasse nôtre une idée directrice : l'Égypte est, chez Platon, bien davantage qu'un recours rhétorique, une source d'inspiration. Celle-ci n'est à ce stade qu'une hypothèse de travail. Une béquille de lecture à valeur heuristique. Notre projet consiste à transformer cette hypothèse en thèse argumentée et viable. Ce n'est qu'alors, alors seulement que nous aurons acquis les matériaux et les outils à même de nous faire comprendre un peu mieux ce que Platon, ergo la Grèce, ergo notre Occident philosophique, doit à l'Égypte ; de nous instruire de ce qui, plus particulièrement, au sein d'une civilisation que l'on se représente à l'heure actuelle si éloignée des systèmes de pensée qui sont les nôtres, a pu intéresser Platon et enrichir sa réflexion. Sa réflexion et via cette réflexion, l'esprit pérenne de toute une tradition dont nous sommes héritiers. Libre au lecteur de se rallier ou pas à nos propositions ; au moins sera-t-il juge en connaissance de cause.

Options d'approche

Se pourraient distinguer à tout le moins deux stratégies d'approche visant à prendre en main les « extraits égyptiens » -- rebaptisés aiguptiaka ou loci aegyptii -- dans l'oeuvre de Platon : il s'agirait ou bien de penser l'Égypte à partir de Platon, ou bien de penser Platon à partir de l'Égypte. Les deux options peuvent être rapportées à l'alternative suivante.

-- Soit démontrer comment Platon mobilise les aiguptiaka pour étayer ses propres thèses, tout en reconnaissant les limites du « modèle égyptien ». C'est-à-dire dégager la fonction argumentative et le ressort critique des passages égyptiens dans l'économie rhétorique des Dialogues. Ce qui signifie considérer l'usage et la portée tant du logos que du muthos égyptien ; les apprécier d'abord comme une « boîte à outils », comme instruments ; soit, par exemple, comme une preuve de l'incarnation possible de la République sur le plan historique (la mémoire de l'expédition de Saïs véhiculée par

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Critias le jeune24 valide historiquement la construction dialectique de la kallipolis dans la République). Ou bien tantôt comme un modèle, tantôt comme anti-modèle législatif, éducatif, morale, artistique, etc. Une telle approche aurait le mérite de mieux nous faire entendre la pensée de Platon, ainsi que, sur le plan formel, de nous faire voir par quel ensemble de procédés l'auteur parvient à traduire cette pensée -- ce qui, du moins, peut en être traduit25. Elle conduirait surtout à reconstruire l'Égypte de Platon, en d'autres termes, l'Égypte telle que la concevait Platon. Sans rien ôter de son intérêt, une telle approche ne nous apprendra rien toutefois sur ce que Platon aurait pu retirer -- théoriquement parlant -- de son expédition.

-- Soit entreprendre une « remontée aux sources ». Prendre l'histoire rebrousse-temps. Faire le départ entre le rhétorique, l'emprunt, l'imprégnation, la falsification. Mettre en valeur les bouturages et les transpositions. Tenter de retrouver ce qu'aurait été la richesse des rapports culturels entre deux civilisations, leurs influences mutuelles ; ainsi, mettre en valeur une dialectique fructueuse entre la pensée grecque et égyptienne. Une dialectique au sens où l'entendait précisément Platon26, et dont Platon aurait été l'un des acteurs de premier plan. Une manière incidente de rappeler, contre une opinion encore courante, que la « pensée logique »27 ni la « raison » ni la métaphysique ne sont écloses ex nihilo sur les bords de l'Attique. L'objet d'une analyse serait moins dans cette perspective d'envisager l'Égypte telle que la concevait Platon, que d'ouvrir des chemins, d'exciper des indices, des faisceaux convergents d'indices rendant raison de ce que l'auteur pourrait avoir reçu d'une pensée trois fois millénaire ; pensée d'une civilisation qui, de longue date, avait commerce avec la Grèce28. Les passages égyptiens serviraient dès lors à l'instruction d'une analyse comparative des textes de Platon à la lumière d'authentiques textes égyptiens. Une analyse qui, sous un éclairage diffusionniste,

24 Platon, Timée 21c seq. ; Critias, passim.

25 L'écrit, de fait, est impuissant à rendre compte de la science véritable : « Cette science ne s'enseigne pas comme les autres avec des mots ; mais, après un long commerce, une vie passée ensemble dans la méditation de ces mêmes choses, elle jaillit tout-à-coup comme une étincelle, et devient pour l'âme un aliment qui la soutient à lui seul, sans autre secours [...] Je crois que de tels enseignements ne conviennent qu'au petit nombre d'hommes qui, sur de premières indications, savent eux-mêmes découvrir la vérité » (Platon, Lettre VIL 341d seq.). Ce qui se conçoit bien ne s'énonce pas du tout : « Concluons que tout homme sérieusement occupé de choses aussi sérieuses doit se garder de les traiter dans des écrits destinés au public, pour exciter l'envie et se jeter dans l'embarras » (ibidem).

26 Sur les différents stades, usage et acceptions de la dialectique dans les Dialogues de Platon, voir P. Janet, Essai sur la Dialectique de Platon, Paris, Joubert éditeur, 2009.

27 S'il ne fallait prendre qu'un exemple, songeons au syllogisme thématisé par Aristote. Ce mode de raisonnement par concaténation, comprenant majeure, mineure et conclusion, se trouve déjà mise en valeur dans les Textes des pyramides. Les égyptiens avaient identifié les différents paralogismes et les sophismes que dénonce le Stagirite dans 1'Organon.

28 Cf. C. Paparrigopoulos, « Grèce et Égypte aux temps pré-homériques », article en ligne dans Bulletin de correspondance hellénique, vol. 5, 1881. pp. 241-250 et Y. Garlan, Guerre et économie en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1999.

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permettrait peu ou prou une relecture de Platon à partir de l'Égypte. C'est dans cet horizon que nous voulons inscrire notre recherche.

Méthodologie

Comment procéderons-nous ? Question préliminaire, assurément fondamentale que celle de la méthode. La méthode la plus adaptée à ce type de recherche nous semble consister à comparer minutieusement une collection d'éléments bien déterminés des dialogues de Platon avec les documents originaux qui nous sont parvenus de l'Égypte antique traitant de sujets analogues. Il s'agirait, en somme, de prélever certaines des idées phares dont l'histoire des idées fait de Platon l'introducteur dans la philosophie hellénistique de son époque, puis dans un second temps, de spécifier dans quelle mesure de tels apports pourraient être comptables de ferments égyptiens. Frayer cette lecture parallèle suppose, à l'évidence, d'avoir déjà relevé dans les dialogues des éléments typiques de la pensée platonicienne -- « typique » au sens où n'apparaissant pas chez ses contemporains et prédécesseurs grecs. Pourquoi sinon aller jusqu'en Égypte recueillir pro domo des conceptions présentes à domicile ? Notre recherche n'a d'intérêt qu'autant qu'elle fait valoir une migration de thèmes et de concepts. Les voyages forgent la jeunesse -- et les idées.

Ce qui nous introduit immédiatement à la question suivante : quels éléments de comparaison extraire des dialogues de Platon ? Quels passages retenir ? Au premier chef, ceux qui témoignent d'une originalité particulière relativement aux différents courants et systèmes de pensée qui avaient cours en Grèce. Ceux des aiguptiaka qui paraissent témoigner d'une extranéité. C'est ce pourquoi il incombera aussi, pour les discriminer, pour dégager ces éléments à première vue typiques, de mobiliser un corpus grec. Et de comprendre quelles doctrines, même et surtout minoritaires, pouvaient se rencontrer en Grèce qui ne seraient pas par conséquent à reverser au dossier égyptien. Une première grande étape requise pour justifier le rapprochement de l'Égypte et de Platon consiste donc à opérer au préalable une mise en perspective des conceptions platoniciennes telles qu'exprimées dans les aiguptiaka avec les traditions philosophiques à l'oeuvre dans le bassin grec. Nous obtiendrons par soustraction tout ce qui n'est pas soluble dans la pensée grecque, donc susceptible de racines étrangères. Faute de pouvoir traiter pour l'heure l'ensemble de ces éléments, nous avons fait le choix de nous en tenir essentiellement à deux principaux thèmes : à savoir la tripartition de l'âme et le jugement des morts. Bien d'autres pistes de recherche toutes aussi passionnantes pourraient être abordées, qu'il faudra réserver pour un prochain voyage. Nous en dirons deux mots en guise de conclusion.

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Une fois mené à bien ce premier tamisage, nous procéderons à la comparaison du noyau exogène mis en exergue dans les aiguptiaka avec une documentation témoignant de traditions égyptiennes. La mise en regard du corpus égyptien et du corpus platonicien sera l'occasion d'en dégager les divergences et les points contigus. S'il se trouve bien des rapports décelables entre ces éléments typiques des Dialogues de Platon et les doctrines suggérées par la littérature pharaonique, une influence peut être admise, sous condition que notre auteur ait bel et bien été en terre d'Égypte ou en contact d'une manière ou d'une autre avec des Égyptiens. Cette condition (non suffisante, mais nécessaire) doit également se justifier. Or, c'est précisément l'objet de notre premier chapitre que de la justifier. Le « chamanisme » de Platon29 ne l'allouait pas d'un corps astral : l'homme devait voyager, in corporaliter (comme l'écrivait Leibnitz), se rendre de lui-même à la rencontre des prêtres. Quant aux modalités de l'emprunt, nous parlons d' « influences » à défaut d'autres termes plus appropriés ; il eût été plus rigoureux de parler d'acculturation, ou d'appropriation, ou d'utilisation de documents consultés de visu ou rapportés par akoué auprès des initiés (officiants, drogman, etc.). Toute la difficulté consiste finalement en cela que nous ne savons pas, et ne saurons probablement jamais, de quelle manière Platon a pu entrer en connaissance de ces doctrines.

Plan de recherche

Ne différons pas plus l'exposition de notre plan. L'enjeu élucidé, la méthode précisée, reste à convenir de la manière selon laquelle s'articuleront les différentes parties de cette étude. Il est un fait, nous le disions, que l'idée même d'un rapprochement possible entre certaines idées présentes dans les

29 La première rencontre entre Platon et Archytas aurait eu lieu au cours du voyage en Sicile de - 390-389. Elle se trouve attestée par Cicéron au premier Livre de sa République (10, 16) et par Valère Maxime au huitième Livre de ses Faits et dits mémorables (7, ext. 1). Si l'on se range effectivement au témoignage de l'Arpinate, « Platon a d'abord fait en Égypte un voyage d'études. Puis il est allé en Italie et en Sicile pour s'informer de façon complète sur les découvertes de Pythagore. Là il a beaucoup fréquenté Archytas de Tarente et Timée de Locres ». D'après E. R. Dodds, d'accord avec M.-L. Freyburger-Galland (cf. M.-L. Freyburger-Galland, « Archytas de Tarente : Un mécanicien homme d'État », dans L.De Poli, Y. Lehmann (éd.), Naissance de la science dans l'Italie antique et moderne, Actes du colloque franco-italien des ler et 2 décembre 2000 tenu à l'Université de Haute-Alsace, Bern, 2004), Archytas de Tarente représentait selon Platon un modèle du philosophe-roi. Il s'ensuivit qu'auprès de lui « Platon effectua une hybridation de la tradition du rationalisme grec avec des idées magico-religieuses dont les origines les plus lointaines remontent à la culture chamanique septentrionale » (E.R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, Berkeley, Champs-Flammarion, 1997, p. 207). Sur les contacts et les inspirations réelles ou supposées d'Archytas sur Platon, signalons notamment l'article de L. Brisson, « Archytas de Tarente », dans J.-L. Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens Cah. de philosophie Ancienne n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008 et celui de B. Mathieu, « Archytas de Tarente », dans la revue BAGB, 1987, p. 246-254.

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Dialogues et des doctrines de factures égyptiennes n'aurait de sens que si Platon a réellement subi des influences venant d'Égypte ; ce qui suppose que notre auteur se soit trouvé à un moment donné en contact avec de telles doctrines. Un voyage en Égypte eût été à cette fin l'occasion idéale. D'où l'importance d'asseoir la légitimité de notre enquête sur des données de nature historique et historiographique. C'est là pourquoi notre premier chapitre s'applique à estimer si oui ou non la conjoncture des relations entre les populations grecques et égyptiennes aurait permis qu'ait lieu une telle expédition. Puis à considérer les allusions qui s'y réfèrent chez un panel d'auteurs et des compilateurs sélectionnés au prorata de leur ancienneté et de leur crédibilité. L'examen minutieux des gousses d'indications relatives à l'Égypte figurant chez Platon nous fournira un autre angle d'attaque à même d'attester l'authenticité de ce voyage. Le dernier pan de ce chapitre s'intéressera enfin à la nature des sources que Platon aurait pu consulter une fois rendu sur place. Ce propos liminaire n'a rien de superflu : il conditionne l'acceptabilité de toute notre démarche. C'est à son aune que sont rendues plausibles et donc pensables les emprunts suggérés dans les chapitres attenants.

Les chapitres en question nous font entrer dans le vif du sujet. Leur propos général est d'établir de la manière la plus argumentée possible des rapprochements entre les dialogues de Platon et les doctrines traditionnelles de l'Égypte ancienne. Faute de pouvoir traiter intégralement l'ensemble des domaines qui seraient susceptibles d'intéresser une telle problématique, nous avons fait le choix de nous restreindre à de grandes thématiques en quoi consistent la tripartition de l'âme (chapitre II) d'une part, et d'autre part son jugement eschatologique dans le royaume des morts (chapitre III). Ces deux chapitres épousent la construction en deux périodes de la méthode précédemment décrite. Dégageant tout d'abord la valeur ajoutée de la pensée de Platon vis-à-vis de ses contemporains grecs, nous confronterons ensuite ces éléments à des sources égyptiennes. 11 va de soi, s'il se constate entre ces textes suffisamment de coïncidences, que l'antériorité du corpus égyptien ici mobilisé plaide en faveur d'une diffusion de l'Égypte vers la Grèce, de l'Égypte vers Platon, plutôt que le contraire30. Ce qui résout d'emblée l'énigme immémoriale de la poule et de l'ceuf. Plus mais de conflit de paternité : les Grecs en la matière, comme le fait dire Platon au prêtre de Saïs, « sont toujours des enfants »31

30 La Grèce influencera par suite profondément l'Égypte. L'avènement en -323 de Ptolémée IeL, ancien général d'Alexandre devenu empereur satrape (parfois considéré comme fondateur de la XXXIIe dynastie pharaonique), favorise l'interpénétration des cultures nord- et sud-méditerranéenne. Cf. B. Lançon, C.-G. Schwentzel, L'Egypte hellénistique et romaine, Paris, Nathan, 2003.

31 « -- Ah ! Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants, et il n'y a point de vieillard en Grèce. » A ces mots : « Que veux-tu dire par là ? demanda Solon. -- Vous êtes tous jeunes d'esprit, répondit le prêtre ; car vous n'avez dans l'esprit aucune opinion ancienne fondée sur une vieille tradition et aucune science blanchie par le temps » (Platon, Timée 21e-22a).

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Corpus et documents

Enjeu, méthode et plan ayant été fixés, nous reste enfin à circonscrire un cadre de recherche adapté à nos ambitions. Ce cadre fait principalement droit au corpus des Dialogues, concerne spécifiquement les passages égyptiens (aiguptiaka), et plus spécifiquement encore les aspects scientifiques, philosophiques et religieux des influences possibles de l'Égypte sur la pensée de Platon. Nous laisserons donc en friche les influences des autres civilisations barbares (gymnosophistes de l'Inde, mages perses, d'Asie Mineure, d'Iran ou de Chaldée, les chamans scythes ou saces ou hyperboréens), ainsi que les aspects pratiques, éducatifs et politiques de la pensée de Platon. Nous recourrons à plusieurs fonds documentaires pour conduire notre étude. Les passages égyptiens des dialogues de Platon seront mis en regard avec un corpus grec afin d'en exciper l'originalité. Il conviendra alors de comparer ces novations avec une troisième source documentaire, proprement égyptienne, pour décider dans quelle mesure celle-ci pourrait avoir alimenté celles-là. Les trois corpus auxquels nous devront faire appel se déclineraient ainsi de la manière suivante :

Corpus platonicien

Seront conviés pour notre étude l'ensemble des Dialogues se référant de manière explicite ou implicite à la vallée du Nil. Pour ce qui concerne l'ordre généalogique de ces dialogues, nous nous en référons à la chronologie et à la partition proposée par Luc Brisson32.

En dehors du Phédon qui peut fournir un contrepoint intéressant pour jauger la rupture de la pensée de Platon avec les dialogues ultérieurs à son possible voyage en Égypte, la période de jeunesse ne nous offre que relativement peu de matière exploitable et pertinente pour notre propos. Ressortissant à la période de transition (-390/-385), le Gorgias, en revanche, va s'avérer particulièrement prodigue en piste, tout comme l'Apologie de Socrate, et, dans une moindre mesure, le Ménexène et le Cratyle. Si l'on estime que le Gorgias a bien été écrit durant ou après les grandes pérégrinations de Platon33, tout aussi pertinents pour ce qui concerne notre problématique sont les dialogues rédigés durant la période de maturité (-385/-370) : le Phèdre, le Parménide, la République, et, ultimement, le Théétète. Le Phèdre, plus particulièrement, marque un tournant, bien relevé par

32 Chronologie liminaire à ses traductions des Lettres, de Phèdre, et du Timée/Critias, publiées dans la collection Garnier-Flammarion.

33 Marcel Détienne, entre autres auteurs, situe la période de composition du Gorgias au retour des premières grandes pérégrinations de Platon. Cf. M. Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque (1967), Paris, La découverte, 2006.

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Froidefond34, concernant la fréquence et l'emploi par Platon de l'exemple égyptien. D'épars et subsidiaire qu'il était jusqu'alors, il devient pièce maîtresse de l'argumentation. Les détails prolifèrent, ils s'accumulent et se précisent. Ils perdent en approximation ce qu'ils gagnent en importance. L'Égypte est, à compter du Phèdre, un thème recrudescent, croissant, exponentiel. Tout se passe comme si quelque événement, qui n'était pas que le caprice de l'âge, avait déterminé Platon à marquer cette rupture. Rupture que son oeuvre ultérieure ne fera qu'accentuer.

Témoins les dialogues de vieillesse (-370/-346) qui apparaissent également d'une importance cruciale dans la mesure où c'est à leur faveur que la pensée de Platon s'affirme de la manière la plus autonome. Le « Socrate 1 » de Luc Brisson cède place au « Socrate 2 », plus proche des préoccupations de l'auteur. La dialectique s'amende, se reformule. Platon, sans pour autant couper les ponts, prend ses distances vis-à-vis de son maître. Platon s'émancipant, trace son propre chemin. H n'est qu'à constater dans son dernier dialogue, les Lois, l'absence criante et plus que significative du personnage Socrate. Socrate est évincé. Socrate n'est plus de la partie : il s'est vu remplacé, pour ainsi dire mis en disponibilité, par la figure métonymique de l'Étranger. Qu'est-ce à comprendre ? Peut-être -- mais ce n'est là qu'une hypothèse -- que la référence prioritaire de notre auteur n'est plus alors Socrate, mais son savoir acquis à l'étranger. Il n'est plus par ailleurs question dans ce dialogue de ouï-dire (akoué) à propos de l'Égypte, mais bel et bien de « choses vues »35. Il va de soi que la multiplication des références à ce pays tout comme l'espace que lui consacrent les dialogues de vieillesse ne peuvent être considérés à l'exclusion de l'intérêt croissant que manifeste le Platon de la dernière période pour l'étranger en général. K. I. Vourvéris relève ainsi pas moins de vingt-deux passages émiettés dans les Lois se référant expressément à des coutumes et des peuples barbares, suivies de très loin par la République qui en compte six, et le Ménéxène cing36. Toujours est-il qu'alors Platon s'éloigne de son premier Socrate (censément le plus socratique des trois) qui, lui, n'a jamais voyagé que contraint par l'obligation de ses devoirs civiques et prétendait dans le Criton ne pas en éprouver le besoin37.

34 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.

35 Platon, Lois, L. II, 656e.

36 K. I. Vourvéris, Platon und die Barbaren, Athènes, O. Verlag, 1938.

37 L'allégorie de la Loi athénienne qui intervient dans le Criton (en 52b-c), ne cèle rien de ce caractère casanier : « ce qui te distingue, Socrate, [du citoyen ordinaire] c'est l'affection particulière que tu me portes, à moi, la Loi athénienne, et à la cité que je gouverne. Comment expliquer autrement le fait que tu sois resté sous ma gouverne pratiquement tous les jours de ta longue vie ? Tu n'as jamais franchi nos murs, que je sache, sauf pour une fête dans l'Isthme et pour quelques expéditions militaires. Il ne t'est jamais venu la curiosité de visiter un pays étranger, d'en observer les habitants et les coutumes. C'est à Athènes que tu as fondé ta famille, conçu et élevé tes fils, marquant ainsi ta préférence pour qu'ils s'y établissent. Bien plus, au cours de ton procès, tu n'as pas voulu proposer l'exil comme peine de substitution. Tu l'aurais pourtant obtenu avec mon accord, alors que je réprouve l'exil de l'évadé ».

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Dans les essarts des dialogues de vieillesse, les derniers fragments significatifs qu'il conviendrait d'examiner figurent dans le Philèbe et dans le Politique ; surtout, dans le Timée et dans les pages introductives du Critias. Le Politique a cela d'intéressant qu'il va jusqu'à faire cas de traditions orales (Politique, 264 b) se transmettant la sagesse de l'Égypte ; et le Timée de mentionner une documentation écrite conservée dans les temples égyptiens, engravant dans la pierre la vérité tout à la fois mythique et historique du récit de Critias. Détail notable, dans la mesure où Platon s'affirmait dans le Phèdre moins intéressé par les contingences des datations que par l'intemporalité des vérités extratemporelles, celles s'inscrivant dans l'éternité des idées, envisagées dans le non-temps du mythe. Cette vaste documentation se devra d'être complétée par les Lettres VII (-354) et VIII (-353)38, susceptibles d'apporter son contingent d'indications psychologiques et biographiques sur l'expérience platonicienne de l'étranger. Précieux indices nous renseignant autant sur les grandes pérégrinations, les intentions et les échecs de notre auteur que sur sa conception de ce qui pouvait ou ne pouvait (et ne devait) pas être divulgué.

Toujours est-il que la répartition autant que la multiplication exponentielle des passages égyptiens dans les dialogues conduit naturellement à poser le problème si controversé du voyage de Platon en Égypte. Comment s'explique une telle évolution ? Pourquoi une telle recrudescence ? 11 peut être opportun de signaler à cet égard que le moment de cette inflexion que marquent le Gorgias et le Phèdre par rapport aux oeuvres de jeunesse semble coïncider précisément avec la date que l'on suppose avoir été celle de ses pérégrinations en terre des pharaons.

Corpus grec

Le « corpus grec » proprement dit rassemble les oeuvres et les fragments des autres auteurs grecs contemporains ou antérieurs à Platon. Nous ferons part essentiellement à deux bibliothèques. La première a pour fonction principale de conférer au voyage de Platon (chapitre I) une assise historiographique. Elle fait valoir une solide tradition d'auteurs se référant ce voyage d'études comme à une chose acquise -- ce qui ne signifie pas qu'elle le soit en effet. Quelle part pour la légende et quelle part pour l'histoire ? L'affaire est trouble. Les biographes de Platon ne le savent que trop bien. La prudence nous enjoint par conséquent à nous montrer spécifiquement critiques envers ces références. Nombre d'auteurs fondent en effet leur témoignage sur le sol meuble du témoignage d'auteurs qui les ont précédés. Or, détrompons Goebbels, un mensonge répété mille fois n'en fera pas une vérité. D'autres auteurs prennent goût à la légende et s'approprient, et romantisent, et répercutent

38 Platon, Lettre VII (-354) et VIII (-353).

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ces témoignages par « mode » ou pour soutenir des causes de facture plus « philosophiques ». Ainsi en irait-il des penseurs concordistes de l'École d'Alexandrie39. L'ombre du Trismégiste a suscité plus de rencontres initiatiques et plus d'oecuménisme que jamais dans l'histoire, et que jamais l'histoire n'en eut autorisé.

Prendre conscience de ces biais rhétoriques est une étape indispensable à l'examen de ces témoignages. Mais cette conscience ne doit pas nous faire sombrer dans les abîmes d'un scepticisme hyperbolique. Qu'il y ait des intérêts, c'est là chose évidente ; qu'ils invalident ab ovo toute attestation, d'où qu'elle émane, du voyage de Platon n'est pas chose conséquente. De l'intérêt ne s'ensuit pas nécessairement la falsification. Aussi conviendra-t-il de bien discriminer d'entre toutes ces déclarations celles recevables de celles qui le sont moins ; de ne rien prendre pour argent comptant, mais de ne pas non plus expédier le bébé avec l'eau du bain. C'est dans cette perspective que seront décortiqués les témoignages respectivement livrés par Apulée (De la doctrine de Platon), Aristophane (Assemblée des femmes, Ploutos, Thesmophories), Cicéron (De Respublica, De Platone, De Finibus, Tusculanes), Clément d'Alexandrie (Stromates), Diodore de Sicile (Bibliothèque historique), Diogène Laërce (Vies et doctrines des philosophes illustres), Lucain (Pharsale), Olympiodore le Jeune (Commentaire sur le Gorgias de Platon, Vie de Platon), Pausanias (Périégèse), Philostrate (Vie d'Apollonios de Tyane), Pline l'Ancien (L'Histoire naturelle), Plutarque (Isis et Osiris, Vie de Solon, Le démon de Socrate), Quintilien (Institution oratoire), Saint Jérôme (Lettre V), Strabon (Géographie), Valère Maxime (Faits et dits mémorables), et diverses autres biographies et fragments anonymes. Chacune de ces dépositions, en tant qu'elles suppléent aux indices directement extraits des Dialogues de Platon, sont susceptibles de raffermir la thèse d'un fructueux pèlerinage en terre égyptienne.

Le second choix de textes constitutifs du corpus grec se focalise autour des thématiques de la tripartition de l'âme (chapitre II) et du jugement des morts (chapitre III). La bibliothèque grecque a néanmoins son lot de rayons vides. Les textes dont nous disposons ne sont jamais que fragmentaires. Les limites de notre examen seront par conséquent pleinement comptables de l'incomplétude d'une documentation qui devait être assurément beaucoup plus vaste à l'époque de Platon. Nous ne saurons jamais quels ouvrages sur l'Égypte Platon a consulté, ni s'il a jamais recueilli le témoignage d'un autre voyageur qui l'aurait renseigné sur ces sujets. Sujets qui mobilisent précisément les Lamelles d'or et les Hymnes Orphiques, l'Iliade et l'Odyssée d'Homère, le Livre II de l'Enquête d'Hérodote, les

39 Sur la conception syncrétique ou concordiste de l'école d'Alexandrie, voir notamment le recueil Alexandrin. Hellénisme, judaïsme et christianisme à Alexandrie, mélanges offerts au P. Claude Mondésert, Paris, Cerf, 1987, ainsi que A.-J. Festugière, Études de religion grecque et hellénistique, Paris, J. Vrin, Bibliothèque d'histoire de la philosophie, 1972.

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Olympiques de Pindare ainsi que diverses tragédies, dont celles d'Eschyle (Agamemnon, Suppliantes, Euménides), d'Euripide (Hélène), sans omettre le Busiris d'Isocrate. Autant de sources non égyptiennes éventuellement inspiratrices de certains thèmes présents dans les aiguptiaka.

Cette collection s'emploie à distinguer des sources d'inspiration possible qu'un Platon qui serait demeuré en Grèce, en Italie et en Sicile -- qui n'aurait donc pas emprunté les chemins de l'Égypte -- aurait pu consulter. Des sources locales qui rendraient compte des éléments les plus originaux des aiguptiaka, tout en faisant l'économie de la thèse du voyage. 11 s'agirait, en d'autres termes, de prendre appui sur cette bibliothèque pour tenter d'infirmer la nécessité pour Platon d'avoir recours aux doctrines égyptiennes. C'est alors, paradoxalement, en constatant ce qui dans les aiguptiaka s'avère soluble dans la pensée grecque, qu'apparaîtront avec le plus d'éclat les éléments rétifs à cette réduction. C'est-à-dire ceux, récalcitrants, typiques et atypiques, des éléments qu'un Platon sédentaire n'aurait pu recueillir en Grèce. Toute la difficulté consistera dès lors à décider s'il s'agit d'inventions ou bien d'inspirations (plus ou moins libres) de textes égyptiens ; et tout l'enjeu du corpus égyptien, notre troisième bibliothèque, de procurer de quoi prêter la main à la seconde option. Platon écrit en grec et pour des Grecs ; Platon est Grec, mais tout Platon n'est pas de substrat grec.

Corpus égyptien

Mettre en exergue l'impossibilité de rapporter intégralement Platon à des doctrines locales, c'est déjà suggérer qu'il a fallu que notre auteur (sauf à miser sur l'« éclair de génie », étant à l'exégèse philosophique ce que le Dieu bouche-trou est à la science) s'imprègne d'une pensée étrangère à celles qui florissaient dans l'écosystème grec. D'autres que lui auraient pu y pourvoir. D'autres que lui auraient pu s'initier, puis rendre compte au futur maître de l'Académie : hypothèse supplétive (qui nonobstant ? pourquoi ? Où sont les preuves ?). Sans oublier les indices du voyage ; et l'on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Admettons donc que Platon soit allé en Égypte et qu'il ait pu, là-bas, bénéficier de l'entretien des prêtres. Qu'y aurait-il appris ? Quels documents aurait-il consultés ? Nous touchons là à la question des sources.

Le corpus égyptien que nous étudierons pour tenter d'y répondre met en correspondance deux ensembles de textes. Le premier, transversal, servira d'éclairage pour l'ensemble de notre étude, autant pour ce qui concerne la tripartition de l'âme (chapitre II) que le jugement des morts (chapitre III). 11 se compose des Textes des Pyramides (Ancien Empire, -2 500 ans), des Textes des Sarcophages (Moyen Empire, -2 000 ans), du Livre de sortir au jour, dit également Livre des Morts (Nouvel Empire, -1 550). A ces textes égyptiens se pourraient ajouter les Hiéroglyphica d'Horapollon (T moitiée du Ve

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siècle), dont l'intérêt consiste en ce que l'auteur, à la frontière entre les cultures grecques et égyptiennes, est l'un des seuls à proposer une interprétation héllénisante de notions égyptiennes. Ce premier fonds documentaire rendra possible un point de vue général sur ce que pouvaient être les principales doctrines, la pensée religieuse et la métaphysique de l'Égypte pharaonique à l'époque de Platon. Il n'offre cependant qu'un aperçu trop vaste pour être mis en perspective avec des éléments textuels précis empruntés aux Dialogues. Raison pourquoi il se doit d'être complété par un second ensemble plus détaillé, et susceptible de se prêter au jeu de l'analyse comparative.

Un second lot de textes ressortissants au corpus égyptien collige divers Enseignements relevant principalement du genre littéraire des « Sagesses ». Ces documents à vocation pédagogique étaient fort répandus parmi la caste des scribes égyptiens. Ils étaient disponibles et consultables près des temples. Des « maisons de vie » associées à ces temples avaient à charge de les reproduire et de les diffuser aux quatre coins de l'Égypte. Elaborées sur une durée de plusieurs siècles sous le contrôle d'une élite culturelle proche du pouvoir, les Sagesses égyptiennes n'étaient pas uniquement porteuses de la doctrine morale et politique d'État : elles témoignaient encore de conceptions métaphysiques et de gloses funéraires, de mythes étiologiques et eschatologiques de haute volée40. Motifs, notions et mises en scène rappelant étrangement certains passages existant chez Platon. Platon, qu'il ait ou non consulté de lui-même ce corpus de Sagesses, ne pouvait ignorer, à supposer qu'il se rendit en terre des pharaons, sa teneur doctrinaire. L'âme et son sort après la mort n'auraient pas pu laisser de marbre un Platon endeuillé par la mort de son maître. Et il n'est pas un prêtre, un officiant qui ne fut à même de l'en instruire.

Les textes relatifs à la tripartition de l'âme, dont nous allons traiter dans le chapitre II, comprennent l'Enseignement de Ptahhotep (XI-XIIe dynasties41), l'Enseignement d'Ani (XIXe

4° Cf. R. B. Parkinson, « Teachings, Discourses and Tales from the Middle Kingdom », dans S. Quirke (éd.) Middle Kingdom Studien New Malden, 1991, pp. 106-107 (iii).

41 Le premier recensement chronologique des dynasties pharaoniques fut proposé par le prêtre égyptien Manéthon à la demande de Ptolémée deuxième du nom. Le document original n'a pas passé l'épreuve du temps, mais sa teneur a pu en grande partie être reconstituée à partir d'abrégés utilisés par les chronographes romains et byzantins. Il se présente sous la forme d'une liste faisant valoir une litanie de rois, lesquels se répartissent en trente dynasties couvrant toute l'histoire de l'Égypte, à savoir 3000 ans, depuis l'époque thinite (-3150) jusqu'à la Basse Époque (-332 : consécration des empereurs Lagides). La difficulté rencontrée par les égyptologues dans leurs tentatives pour établir un catalogue plus rigoureux des pharaons d'Égypte tient pour partie au caractère lacunaire et contradictoire des informations qui nous sont parvenues. Il existe en effet des divergences entre les sources ; en sorte que certains règnes se chevauchent plutôt que de se succéder. Autres raisons mettant à mal ces tentatives : les martelages, les omissions délibérées, les points aveugles de la chronologie, comptables des périodes de troubles et d'aggiornamento. N'en déplaise à Platon, l'histoire politique de l'Égypte n'a pas été qu'un long fleuve tranquille... L'atteste avec brio P. A. Clayton dans son ouvrage Chronique des Pharaons, Paris, Casterman, 1995.

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dynastie), ainsi que l'Enseignement d'Aménémopé (XXe dynastie, époque ramesside). Pour ceux qui ressortissent au jugement eschatologique, objet du troisième axe de notre étude, nous évoquerons principalement le Conte du Paysan éloquent (ou Conte de l'Oasien), l'Enseignement pour le roi Mérykarê et l'Enseignement d'Ani. Seront enfin considérées la stèle de Bah, contemporain d'Amenhotep III (-1392-1355) et les inscriptions du tombeau de Pétosiris, grand prêtre du dieu Thot dans la cité d'Hermopolis (XXXe dynastie). Cette seconde partition du corpus égyptien nous procurera un socle de comparaison d'après lequel tisser des jeux correspondances entre les Dialogues de Platon et leurs possibles inspirations. Inspirations qui, de possibles, tendront vers le probable. A tout le moins, si les textes s'y prêtent...

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I. Le voyage de Platon

...Tandis que leurs stèles sont recouvertes de poussière, leurs chambres funéraires ont été oubliées. Si on prononce parfois leur nom, c'est à cause de leurs livres Qu'ils avaient fait du temps de leur existence. Il est bon d'avoir cela à l'esprit : C'est pour les confins de l'éternité qu'ils ont agi...

Papyrus Chester Beatty IV, vers 1200 ay. J.-C.

Introduction

Il conviendrait, plutôt que d'aborder de front la délicate question de l'historicité du voyage de Platon, de resituer au préalable la controverse dans son contexte et ses évolutions. Nous sommes effectivement loin d'être les premiers à nous l'être posée. Cette interrogation a fait l'objet de prises de position plus ou moins affirmées (et plus ou moins fondées), de la part de nombre d'auteurs depuis l'Antiquité ; elle continue aujourd'hui même de diviser les historiens et les commentateurs de Platon. C'est qu'elle n'est pas seulement -- bien qu'elle le soit aussi -- une question de fait, mais également une question politique. La pièce maîtresse d'une argumentation philosophique plus générale. D'aucuns, en s'appuyant sur ce voyage, voudraient faire de la Grèce une spoliatrice d'idées, et du « miracle grec » une imposture que l'Occident moderne et colonial n'aurait fait que prolonger. D'autres ont à coeur de rattacher leurs propres options philosophiques à des traditions plus anciennes, leur conférant ainsi le prestige de l'ancienneté et de l'antériorité. Certains se prononcent à l'inverse contre la thèse du voyage de Platon ; et conçoivent dans ses témoignages une même erreur réitérée, reproduite à l'envi. Qu'il s'agisse de défendre l'autonomie de la philosophie grecque ou de tenir une position critique, pour lors, tout à fait respectable, ils rejettent sans scrupule -- mais non pas sans quelques raisons -- toute référence à cette expédition. Ces références, argumentent-ils, sont par trop postérieures au supposé voyage de Platon pour ne pas relever de la reconstruction. Nous constaterons à cet égard qu'il n'en est rien. Mais n'anticipons pas. Dressons, pour l'heure, un bref état des lieux de la situation.

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Platon s'est-il rendu lui-même en terre des pharaons ? De manière surprenante au vu de la prétendue condescendance que l'Antiquité gréco-latine était censée nourrir pour les peuples «barbares », pour ce qui concerne les commentateurs anciens, la chose semble peu disputée. L'importance des références que Platon fait à l'Égypte autant que l'égyptophilie des Grecs à l'époque hellénistique pourraient possiblement suffire à rendre compte du fait que la tradition antique postérieure à Aristote se soit, à l'exception de Philodème, en grande majorité rangée dans le camp de ceux qui tiennent pour véridique ce séjour en Égypte. Les références respectivement relevées par Geffcken42 et par K. Svoboda43 laissent peu de doute sur cette situation de quasi-unanimisme. Prudence, toutefois, ne cédons pas à l'argument de la foule. Ce plébiscite n'était pas neutre. Des motifs rhétoriques et philosophiques se mêlaient bien souvent aux données brutes de l'historiographie. Aussi nous faudra-t-il toujours considérer ces témoignages avec circonspection. La frontière est ténue qui sépare le souvenir de l'affabulation.

Tout autre est le cas des commentateurs modernes. Les avis semblent à cet égard beaucoup plus mitigés. Plus nuancés aussi. Prise globalement, la critique se répartit en deux camps opposés d'importance peu ou prou équivalente. Les partisans du voyage de Platon peuvent notamment compter sur le concours de Bidez, Huit, Picard, Robin, Svoboda, Vogt, Wilamovitz et Zucker. Leurs adversaires ne comptent pas moins d'illustres signatures, parmi lesquelles celle de Festugière, von Bissing, Ast, Kerschensteiner, Prachter, von Stein, Viedmann, Zeller et quelques autres encore. Nous ne prétendrons pas trancher définitivement entre ces deux positions. Notre contribution, modeste, prétend avant toute chose actualiser la controverse. Nous disposons dorénavant d'indices encore peu divulgués qui seraient susceptibles de susciter quelque retournement de situation. Si bien que l'examen que nous prétendons faire de ces nouveaux indices pourraient éventuellement faire pencher la balance en la faveur de ceux qui veulent voir davantage dans le séjour de Platon en Égypte qu'une fiction rhétorique.

Problématique

Nous ne saurions prétendre faire l'impasse sur une remarque, peut-être la plus importante, des adversaires de la thèse du voyage. On ne peut évacuer d'un revers de main cet argument faisant valoir que bien d'autres auteurs avant Platon ont visité l'Égypte ; que donc Platon n'aurait pas eu nécessairement l'usage, pour nourrir ses dialogues d'éléments égyptiens, d'une excursion in personem en terre des pharaons. H aurait pu reprendre des motifs déjà présents chez ses contemporains. Cette

42 J. Geffcken, Griechische Literaturgeschichte, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1926, p. 55.

43 K. Svoboda, « Platon et l'Egypte », dans Archiv Orientalni n°20, Prague, 1952, p. 28-38.

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objection est-elle recevable ? Sans doute ; mais jusqu'à quel point ? H n'est d'autre méthode pour en juger que de considérer minutieusement les témoignages d'autres auteurs ayant mis par écrit leur expérience de la vallée du Nil. A cet égard, les candidats ne manquent pas.

La tradition contemporaine et ultérieure aux Dialogues mentionne toute une série de noms illustres de grands personnages grecs ayant voyagé en Égypte : Anaximène, Anaximandre, Thalès, Pythagore, Solon, Hérodote, Eudoxe, Démocrite, Héraclite, Archytas de Tarente, Oenopide44 et bien évidemment Platon, tous sont de la partie ; Aristote lui-même devait poursuivre dans cette voie. H n'y a guère de philosophes importants auxquels on n'ait attribué un voyage d'études en Égypte. Faits véridiques ou affabulations ? Reconstruction ou témoignage ? Les avis restent partagés. Mais au-delà des controverses, l'on ne peut nier que toutes ces traditions doxographiques témoignent d'une mentalité largement répandue, qui n'a pas attendu l'époque alexandrine pour se manifester. Une certaine égyptomanie s'était effectivement diffusée parmi les Grecs, qui préparait l'apparition à cette époque du personnage du théôros. Voyageur libéral, sans objet lucratif, ce personnage s'adonne à des voyages d'études à des fins théoriques. Son rôle est par ailleurs théorisé dans les Lois de Platon, qui le rapproche de l'ethnologue comparatiste. Émergent dans son sillage de nouvelles disciplines telles que l'histoire, la géographie, l'ethnologie, la politologie ainsi qu'une forme embryonnaire d'égyptologie antique45. L'esprit ionien et ses méthodes d'enquête le cèdent peu à peu à de nouvelles approches, à un nouvel esprit d'enquête.

Au We s. av. J.-C., le terme théôros est élargi à la philosophie naissante : on qualifie alors le philosophe de théôros par métaphore, parce qu'il voyage dans le monde des idées. Platon le philosophe a-t-il été, en pratique comme en idée, un théôros ? Ses grandes expéditions qui suivent immédiatement la mort de Socrate incitent à le penser. Platon avait-il « vu de ses yeux vu » l'Égypte ? Ce n'est encore rien dire que d'affirmer que la question divise. Peut-être, au reste, parce que cette interrogation en dissimule une autre. Avant de nous demander si Platon a réellement été en terre des pharaons, il conviendrait d'interroger les sources disponibles en Grèce afin de pouvoir estimer ce qu'un tel voyage lui aurait apporté. Ses connaissances -- pour précises qu'elles puissent être -- ; son « savoir de l'Égypte » dont témoignent les dialogues, que ne l'aurait-il puisé à des sources helléniques ?

44 Pour un recensement plus détaillé des Grecs illustres réputés -- à tort ou à raison -- avoir effectué un voyage en Égypte, et sur l'évolution de la perception par de l'empire des pharaons le monde hellénique, cf. S. Wackenier « Les Grecs à la conquête de l'Égypte. De la fascination pour le lointain à l'appréhension du quotidien », dans Hypothèses n°1, 2007, article en ligne, p. 27-35.

H. Joly, « Platon égyptologue », dans Etudes platoniciennes : La question des étrangers Librairie philosophique, Paris, Vrin, 2000.

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Ses connaissances auraient-elles pu lui être relayées par d'autres, sans qu'il lui soit besoin de consulter lui-même les corpus égyptiens ? En somme, un « voyage de Platon » était-il nécessaire ?

Répondre à cette question ne se peut faire que de manière passablement prudente. La pauvreté des sources nous interdit, peut-être pour jamais, d'en rien savoir d'irréfragable. Il se pourrait, effectivement, que seule une part infime de la doxographie d'époque ne nous soit parvenue, le reste ayant été perdu dans les décombres des grandes invasions, ou dans les cendres de la bibliothèque d'Alexandrie. H se pourrait que la littérature dont aujourd'hui nous disposons soit par trop parcellaire, trop fragmentaire pour nous permettre d'envisager une reconstitution de ce qu'aurait pu être le paysage transculturel du pourtour méditerranéen46. Aussi ne peut-on que regretter, après von Gutschmid47, la destruction presque totale des fragments égyptiens d'Aristagoras qui aurait visité l'Égypte sous Nectanébo IeL, au moment même où Platon composait le Phèdre. Il se pourrait, enfin, que les voyageurs grecs n'aient rapporté que sous une forme orale leur périple égyptien. Le livre était bien loin, dans le contexte de l'époque, d'être un médium si populaire, si accessible, qu'il peut l'être aujourd'hui. Raison pourquoi nous ne préjugerons de rien. Nous ne cèlerons rien de nos réserves. Et c'est avec humilité que nous entreprendrons, dans ce premier chapitre, d'arpenter les vestiges de ces récits de voyages, en quête de quelques éléments qui auraient pu éventuellement d'inspiration à notre penseur.

Méthode et corpus

H s'agirait, pour procéder avec rigueur, de faire la part entre -- d'un côté -- ce qui s'avère déjà présent chez des auteurs contemporains ou antérieurs à ses Dialogues, et -- de l' autre --, s'il y a matière, ce que Platon ajoute à ce foyer de représentation. Ainsi, envisager ce que Platon aurait pu retirer de ses lectures, et exciper en creux ce qui n'y figure pas. De discerner l'emprunt et l'authentique. Une telle méthode serait à même de préciser quels éléments doivent nous intéresser. De mieux faire ressortir les éléments qui pourraient être de son cru -- tout en gardant présent à notre esprit qu'il aurait pu glaner d'autres ressources et d'autres sources. Il y aura lieu alors, alors seulement, de se demander si ces apports spécifiquement platoniciens à la peinture que les aiguptiaka dressent de l'Égypte ne serait pas le fruit d'un authentique voyage. En d'autres termes, s'il est plus opportun de

46 Une analyse concise et synthétique de la diversité et des modalités d'échange entre la Grèce et l'Égypte à l'époque de Platon peut être consultée dans un article de D. Mallet, « Les rapports des Grecs avec l'Égypte (521 -- 331), dans Mémoire français d'archéologie orientale, n°48, Le Caire, 1922.

47 A. F. von Gutschmid, Shriften zurAegyptologie und zur Geschichte der Griechischen, Teubner, BG, 1888.

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faire état, pour reconduire la distinction de Luc Brisson48, d'une Égypte de Platon ou d'une Égypte selon Platon.

A) Sources et témoignages contemporains

Tout voyage commence par un premier pas. Ce premier pas nous entraîne de plain-pied dans les essarts de la littérature disponible à l'époque. Nous ne ferons pas l'économie des grands classiques antérieurs à Platon. La bonne démarche exige que nous nous adonnions à une lecture cursive des différents auteurs référant à l'Égypte. Parmi ceux-ci, les « historiens », dont Hérodote et Thucydide, pour n'évoquer que les plus illustres d'entre eux. Homère bien sûr, compilateur de mythes ; qu'il s'agisse d'un aède étrangement prolifique ou d'un prête-nom s'avère ici sans importance. De même encore, les dramaturges : Aristophane, Euripide. Plus encore, l'orateur Isocrate. Sans oublier les « physiologues » (tels que les nomme le Stagirite), les lumières grecques, ioniennes, présocratiques, telles que Thalès, Anaximène, Anaximandre ou Héraclite. Il faut enfin compter avec le vecteur de l'orphisme et du pythagorisme auquel Platon pourrait avoir été initié. D'aucuns prétendent à Pythagore d'étroites affinités avec les sagesses égyptiennes. Platon est encore susceptible de contact avec Archytas de Tarente, et de rapports certains avec Eudoxe de Cnide. Voyons ce qui ressort des influences possibles de cette pléiade antique sur la vision platonicienne du royaume nilotique.

Les poètes, historiens et chroniqueurs

a. Homère

D'Homère (VIIIe s. avant notre ère), nous apprenons de l'Égypte qu'elle est le lieu où « les médecins sont les plus savants du monde »49. Un homme comme Hippocrate ne le dénirait pas5o

48 L'auteur ne se cache pas d'opter pour la première solution : « Platon ne perçoit pas l'Égypte en elle-même, mais à travers l'image, plus ou moins inversée [...] qu'elle lui renvoie » (L. Brisson, « L'Égypte de Platon », dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la Philosophie, 2000.

49 Homère, Odyssée, IV, 231.

50 Concernant l'éventualité d'une influence des papyrus médicaux et de la science pratique des chirurgiens égyptiens sur la médecine hippocratique, cf. entre autres P.C.G. Lefèbvre, « Essai sur la médecine égyptienne de l'époque pharaonique », dans Revue belge de philologie et d'histoire, vol. 35, n° 11957, Bruxelles, p. 159161 ; P.C.G. Lefèbvre, N. Riad. La médecine égyptienne, Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, 1955, vol. 8, n° 3, pp. 278-280 ; R.-A. Jean, Pour une histoire de la médecine égyptienne, tome I, Paris, 1995 ; ou encore idem, « La Médecine en Égypte ancienne », « La médecine », et « La médecine

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Homère fait de l'Égypte le pays des confins, des simples et des médecins ; des magiciens aussi, lorsque l'on songe que c'est d'Égypte encore qu'Hélène de Troie (Hélène de Sparte) rapporte l'opiacée surnaturelle qui soulage l'âme mortelle des afflictions qui l'alourdissent51. Diodore de Sicile en fait d'ailleurs longuement état dans le premier livre de sa Bibliothèque historique, affirmant au passage la réalité du voyage d'Homère en Égypte : « On apporte divers témoignages du séjour d'Homère en Égypte, et particulièrement le breuvage donné par Hélène à Télémaque visitant Ménélas, et qui devait lui procurer l'oubli des maux passés. Ce breuvage est le népenthès dont Hélène avait, selon le poète, appris le secret à Thèbes par Polydamna, femme de Thonis. En effet, les femmes de Thèbes connaissent encore aujourd'hui la puissance de ce remède, et les Diospolitaines sont les seules qui s'en servent depuis un temps immémorial pour dissiper la colère et la tristesse. Or, Diospolis est la même ville que Thèbes »52. L'Égypte appert alors à la frontière entre le rationnel et le surnaturel. Ses arcanes jalousement gardés fascinent autant que ses prouesses et sa longévité.

b. Hérodote

D'Hérodote (vers 484-420 avant notre ère), nous héritons d'un livre entièrement consacré à l'Égypte, le volume II de son Enquête (Histoire)53. Nous savons notamment que l'oeuvre, rédigée une génération avant la naissance de Platon, connut son heure de gloire en Grèce antique. J.A.S. Evans et R.P. Lister54 décrivent respectivement l'auteur comme un fin géographe, un voyageur infatigable et précurseur de l'anthropologie moderne -- autant de traits qui se retrouvent dans ses descriptions. De son voyage qu'il effectua vers 44955, il rapporte ainsi un luxe de détails, déplorant à maintes reprises

pharaonique » dans É. Drye, Le Musée des Sciences de la Bibliothèque d'Alexandrie. Rapport préliminaire, Paris, 1998-1999, p. 17, 97-142.

51 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.

52 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, L. I, 97. Les citations de Diodore de Sicile sont empruntées à l'édition de la Bibliothèque traduite et annotée par F. Hoefer (1851), Paris, Adolphe Delahays, 1851.

53 Hérodote, L'Enquête (Histoire), Livre II. Nous empruntons nos citations à la traduction donnée dans l'édition de L'Enquête d'Hérodote, élaborée par A. Barguet, publiée chez Folio (Paris) en 1985.

54 Le fondement historique du voyage d'Hérodote en terre des pharaons a fait l'objet de nombreux travaux, et notamment ceux de R. P. Lister, The Travels of Herodotus, Londres, Gordon and Cremonesi, 1979. Signalons par ailleurs la contribution de J.A.S. Evans, Herodotus, Twayne Publishers, Boston, 1982, où l'on trouvera un chapitre consacré à l'Égypte ; celle de J. Hart, Herodotus and Greek History, Londres, Croom Helm, 1982; enfin, celle d'A. B. Lloyd, qui s'empare également de la question dans sa propre édition de L'Enquête, L. II, Leyde, Brill, 1975.

5s Fruit de la confrontation des points de vue de spécialistes issus d'horizons variés, ont paru cette année les actes d'un colloque organisé à la Maison de l'Orient et de la Méditerranée de Lyon, le 10 mai 2010, et consacré au livre II de L 'Enquête d'Hérodote. De la même manière que nous entendons procéder pour l'analyse des loci Aegypti dans l'oeuvre de Platon, ce recueil collectif s'attache à mieux cerner les spécificités de l'ouvrage à la lumière de disciplines telles que la philologie, l'égyptologie, l'archéologie et l'histoire de

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que le thôma -- le merveilleux -- excède toujours le dire. Une fresque foisonnante, émaillée d'exposés en tout genre, de scènes de vie, certaines probables, d'autres plus incertaines.

Hérodote suit en cela l'exemple des lumières ioniennes qui, dès le VIe s. av. J.-C., élaborent grâce à leurs méthodes d'enquête (historie) une représentation du monde56 ; surtout, une représentation de l'Égypte qui assignait un rôle central au Nil. Chacun y allait de sa théorie, et Hérodote ne laisserait pas de les récapituler avant de proposer la sienne. Platon n'en perdrait rien qui, lui aussi, se prête à l'exercice57. Le regard grec qu'il porte sur l'Égypte n'est toutefois pas sans la soumettre à une réinterprétation dans une perspective moins « ésotérisante » et bien plus théorique que son prédécesseur. Cette rhétorique traverse la description des espaces égyptiens. De ses reliefs, de son architecture, de son hydrographie passée au crible d'une véritable « métrologie ». L'Égypte est mise en carte. Tant et si bien que l'altérité foncière qu'Homère attribuait à l'Égypte est en partie dissoute, comme dissipée par une manière de « domestication »58, aboutissant à transmuer son exotisme en reflet inversé de la Grèce, de ses usages, ses paysages et lois59. Le logos s'insinue dans le Delta du Nil. Par son souci constant de mesurer, de dénombrer, de quantifier ; en somme, de géométriser l'espace, Hérodote accentue ainsi la dimension rationaliste et scientifique du savoir égyptien.

La piste d'Hérodote semble particulièrement fertile en ce qui concerne de possible reprise de topoï égyptiens par Platon. D'abord, pour ce qui concerne la géographie. Celle-ci nous est décrite avec

l'Antiquité. Des rapprochements envisagés entre le corpus hérodotéen et des sources égyptiennes permettent ainsi de mieux appréhender, d'une part, la dimension littéraire de l'oeuvre en tant que telle et d'autre part, et

plus encore, la dimension documentaire de son objet, l'Égypte pharaonique. Les différentes contributions

font la part belle aux particularités de composition et de mise en forme du Livre II, tout en envisageant les sources possibles de l'historien dans la documentation égyptienne. La reprise de ces sources laisse apparaître,

entre autres, un remodelage du contenu et de la formulation venant s'inscrire dans les essarts de la langue et

de la culture grecque. Ce recueil nous aura donc été d'une aide précieuse en ceci que nombre de chapitres mettent l'accent sur les modalités et les limites selon lesquelles un Grec (en l'occurrence Hérodote, mais la

règle s'applique à Platon) pouvait s'approprier des doctrines étrangères et rendre compte d'autres réalités

culturelles. Cf. L. Coulon, P. Giovannelli-Jouanna, F. Kimmel-Clauzet et alii, Hérodote et l'Égypte. Regards croisés sur le Livre II de l'Enquête d'Hérodote, Actes de la journée d'étude du 10 mai 2010, Lyon, Jean

Pouilloux, 2013. Voir également J. Lacarrière, L'Égypte. Au pays d'Hérodote, Paris, Ramsay, 1997. Sur la question plus générale des étrangers faisant escale en terre des pharaons, cf. Dominique Valbelle, Les neuf arcs. L'Égyptien et les étrangers de la préhistoire à la conquête d'Alexandre, Paris, Armand Colin, 1990.

56 Sur la démarche d'investigation suivie par Hérodote, sur ce qu'elle doit à ses prédécesseurs et sur les tropes qu'elle inaugure, se reporter à l'étude de R. Thomas, Herodotus in Context : Ethnography, Science and the Art of Persuasion, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.

57 Platon, Timée, 23d-25a.

58 Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues », publication en ligne d'après les Annales ESC (sept.-oct. 1986), p. 953-967.

59 Fr. Hartog, Le miroir d'Hérodote. Essai sur la représentation de l'autre, Paris, Gallimard, 1980 ; et idem, Hérodote. Histoire, Paris, La Découverte, 1980, p. 5-21.

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force détails, les principales villes se trouvent énumérées depuis le Delta du Nil jusqu'à Éléphantine (Assouan), décrites les conditions de vie et reproduites les moeurs de leurs habitants. Platon fait cas dans le Critias de la « ville de Saïs, d'où venait le roi Amasis ». Cette ville est mentionnée par Hérodote qui par ailleurs, achève son livre sur l'Égypte par une biographie60 du dernier pharaon ayant régné avant l'invasion de Cambyse en 522 av. J.-C. : ce pharaon, originaire de « Siumph » (dans le nome de Saïs), n'est autre qu'Amasis. Hérodote s'appesantit encore longuement sur le rôle salvateur du Nil (itérou, « le fleuve », en égyptien ancien), sa crue annuelle dont il propose une théorie. Théories analogues à celles exposées par Platon dans le fil du Critias pour rendre compte de la longévité de l'Égypte, préservée des grandes catastrophes cycliques. Notons également ceci qu'Hérodote évoque l'Égypte comme «un don du Nil », formule que reprendra expressément Platon.

Cette importance que nos deux auteurs, comme bien d'autres avant et après eux, accordent au rôle du Nil correspond tout à fait à la mentalité égyptienne de l'époque. Les Égyptiens d'alors étaient pleinement conscients de son rôle dans l'économie, en tant qu'il servait de voie commerciale, mais également dans la géographie urbaine, la plupart des grandes villes se situant le long de ses rives où se concentre la majorité des habitants. Fleuve nourricier, il fut divinisé sous le nom de Hâpy et associé à la renaissance d'Osiris, à la fois dieux des morts et de la végétation. La crue du Nil avait lieu chaque été et ne manquait pas d'intriguer les Égyptiens eux-mêmes. Elle resta pour longtemps un phénomène inexpliqué, un « don des dieux » qui permettaient la culture de ses rives favorisées par le précieux limon qu'il déposait en regagnant son lit. C'est de ce limon noir que provient l'ancienne appellation de l'Égypte, Kémet, qui signifie « la terre noire ». L'Égypte conçue sous ce rapport est ainsi bel et bien « un don du Nil ». Le Nil revêtait enfin une forte signification politique. H était devenu, au moins depuis le VIIIe millénaire, lors de la formation du Sahara, la colonne vertébrale de l'Égypte antique. H s'associe ainsi à l'émergence de l'État politique centralisé, car c'est consécutivement à la convergence des populations sur ses rives et à la naissance des grandes villes que celui-ci a pu voir le jour. L'Égypte devait donc au Nil aussi bien sa naissance que sa prospérité et sa pérennité. H ne serait guère étonnant que l'esprit rationnel des Grecs, en particulier ioniens, ait repris à son compte les nombreuses gloses religieuses égyptiennes relatives au Nil pour leur donner un tour plus scientifique, de la même manière qu'ils auraient transposé et même, en quelque sorte, laïcisé la religion astrale mésopotamienne.

60 Hérodote, L'Enquête, L. II, 163-fin. Le L. III de L'Enquête relate en ouverture le décès d'Amasis, précédant immédiatement les dominations perses.

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Dans cette même perspective, les affirmations des officiants égyptiens que rapporte Hérodote concernant les phénomènes héliaques61 font étrangement songer aux théories -- distinctes en droit -- de la parallaxis et ne l'anankuklèsis développées par Platon62. Quant au mythe de Phaéton réinvesti par ce dernier pour rendre compte de la grande conflagration (ekpyrosis), été de la grande année, marquant la transition entre deux cycles, l'on pourra en trouver une interprétation rationaliste chez Oenopide63

Toute spécifique par son rapport à l'espace, créée par le fleuve et modelée par les hommes, l'Égypte l'est plus encore par son rapport au temps. Hérodote, comme Platon, souligne à maintes reprises l'ancienneté de l'Égypte, son absence de changement, de rupture historique64. La jeunesse relative de la civilisation grecque est révélée par contraste à travers l'anecdote rapportée par Hérodote du savant Hécatée de Milet, énumérant sa généalogie devant les prêtres de Thèbes65. Le même procédé littéraire est employé chez Platon au cours de l'entretien entre l'officiant de Saïs et le législateur Solon. Face à Solon venu s'enquérir d'un peu du savoir des prêtres égyptiens, c'est -- significativement -- le plus âgé d'entre eux, le doyen du temple qui s'adresse aux Grecs : « Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants ! »66. C'est Hérodote qui, par ailleurs, rapporte que ce même Solon que nous verrons au début du Timée s'entretenir avec les officiants de Saïs, aurait incorporé aux lois d'Athènes la coutume égyptienne d'après laquelle « chaque homme devait une fois par an déclarer au nomarque la source de ses revenus, étant entendu que tout manquement à cette règle, de même que l'incapacité de prouver le caractère honnête de cette source, était puni de mort »67. Il y a fort à parier que Platon connaissait, pour s'en être imprégné et pour être en mesure de la rendre aussi fidèlement, la version hérodotéenne des pérégrinations de Solon à Saïs68. Au point que l'incipit du mythe rapporté par Critias, épousant les structures du conte, semble souscrire, au-delà d'Hérodote, à des tournures de

61 Hérodote, L'Enquête, L. II, 142.

62 Respectivement, en Timée 22d et Politique, 269b sq.

63 Fr. 10, 1.25 sq., Bd. I des Fragments et témoignages d'Oinopides 3vol. trad. H. Diels et W. Kranz, Berlin, Weidmann, 1974, p. 394. Se reporter aux commentaires de J.-Y. Strasser, La fête des Daidala de Platées et la Grande année h d'Oinopidès, Paris, Hermès, p. 338-351.

64 Hérodote, L'Enquête, L. II, 142.

65 Ibid. 143-144.

66 Platon, Timée 22, a-b.

fi7 Hérodote, L'Enquête, L. II, 177.

68 Cf. J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte », article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993.

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phrases et des manières de mise en scène codifiée en un genre littéraire à part entière69 ; genre repris par la suite par de nombreux auteurs70.

Nous retrouvons ainsi dans les dialogues de Platon, en sus des thèmes géographiques et historiques, des renvois littéraires, des mises en scène et constructions dramatiques présents chez Hérodote. L'on y trouve également des reprises de motifs culturels. Et particulièrement, des motifs religieux. L'antériorité des Égyptiens par rapport aux Grecs -- un thème commun à Hérodote71 et à Platon72 -- se traduisait chez le premier par l'idée que les Grecs auraient puisé les figures de leurs dieux au panthéon égyptien -- la réciproque ne connaissant qu'une occurrence, un hapax73. Diffusionniste, il marque les relais et les itinéraires de ces migrations : « non seulement Dionysos, les cultes orphiques, la croyance en la métemsomatose, la mantique et même les Thesmophories viennent d'Égypte, mais, plus originairement encore, les ounoumata, les "noms" des dieux »74. Ce n'est que beaucoup plus tard, toujours selon Hérodote, avec Homère et la théogonie d'Hésiode que se mettrait en place l'organisation du panthéon, avec la fixation des généalogies, des compétences et des attributions75. Il affirme également que les auteurs grecs n'auraient fait que reprendre à leur compte des doctrines que les Égyptiens auraient été les premiers à professer, notamment sur l'immortalité de l'âme et sur la réincarnation (quoique les Égyptiens n'est jamais professé cette dernière). Hérodote place donc le développement ultérieur de la civilisation grecque sous l'influence de l'Égypte, aussi bien en matière de science que de religion et de comput astrologique. Platon n'en affirmait pas moins qui, dans le

69 Pour un avis mieux renseigné sur les canons littéraires helléniques susceptibles d'avoir inspiré tant le Critias que l'ouverture du dialogue du Timée, cf. C. Vidal-Naquet, « Athènes et l'Atlantide » dans Le chasseur noir, Paris, La découverte, 1983, p.335-360 ; plus récemment, J.-F. Pradeau, Le monde de la politique. Sur le récit atlante de Platon, Timée (17-27) et Critias, IPS Series 8, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1997.

70 Cf. quelques exemples donnés par A. J. Festugière, « Trois rencontres entre la Grèce et l'Inde », dans Revue de l'Histoire des religions (RHR), 1942-1945, p. 51-71 et idem, « Grecs et sages orientaux », op. cit., p. 29-41.

71 Hérodote, L'Enquête, L. II, 54, 64, 146.

72 Bien que Platon, pour prêter à l'Égypte une primeure historique, nuance significativement cette affirmation : l'Athènes archaïque et archétypique, image passée de la Kallipolis ; cette Athènes bénie par les dieux est antérieure de plus de 9000 ans à l'époque de Solon. Une date coïncidant avec la destruction du continent atlante. Telle est, du moins, la substance des révélations faites par le prêtre du temple de Saïs au nomothète d'Athènes, tandis que celui-ci accomplissait son pèlerinage d'Égypte aux alentours de -570 (selon les estimations de J. Gossart, L'Atlantide : Dernières découvertes, nouvelles hypothèses, Paris, Dervy, 2011).

73 Hérodote, L'Enquête, L. II, 2, 91.

74 Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues », publication en ligne d'après les Annales ESC (sept.-oct. 1986), p. 953-967.

75 Hérodote, L'Enquête, L. II, 53.

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mythe de Theuth présenté dans le Phèdre 76, attribue à ce dieu, donc à l'Égypte, l'essentiel des inventions en matière d'écriture et de mathématiques.

La thèse générale qui inspire la pensée d'Hérodote est que les Égyptiens furent les premiers à nommer les dieux et que les Grecs n'ont fait qu'helléniser leur nom. Dans cette perspective d'emprunt, Hérodote poursuit ses investigations en identifiant chaque divinité égyptienne avec une divinité équivalente du panthéon grec : Hathor, déesse de la fertilité, correspondrait à Aphrodite ; Osiris, « aux dires des Égyptiens », à Dionysos. Hérodote, quant à ce dernier, précise qu'il aurait été intronisé en Grèce par Mélampous77 : l'attestent, d'une part, la jeunesse de son culte et -- autre signe de son extranéité78 -- le fait qu'il ne serait pas en harmonie avec les nomoï de la cité. Amon se trouve identifié à Zeus ; Bastet à Artémis ; Isis à Démeter79, etc.80. Mais de tous ces exemples, le plus frappant est sans nul doute celui de la déesse Neith, que Platon assimile sur les traces d'Hérodote à Athéna, déesse tutélaire de sa propre cité. Au vrai, les habitants de Saïs, visiblement très philathênaioi, soutiennent eux-mêmes cette identification et revendiquent leur parenté avec les Athéniens : « la déesse de Saïs, écrit Platon, est appelée Neith en égyptien, et en grec, à ce qu'ils [les Égyptiens] disent, Athéna »81. Est-ce à dire que Platon reprenait pour argent comptant cette thèse hérodotéenne de l'équivalence

76 Platon, Phèdre, 274c-275b. Il s'agit du passage au cours duquel Socrate s'entretient avec Phèdre du problème de la vérité. Interrogeant la valeur du logos et l'opportunité de coucher les discours par écrit, les limites de l'écrit, il en vient à narrer l'une des péripéties du dieu égyptien Theuth. Un mythe qu'il aurait entendu conter « aux environs de Naucratis d'Égypte » (pen Naukratin). C'est Theuth qui, le premier, au temps du roi Thamous, aurait intronisé la numérotation, le calcul, la géométrie, l'astronomie, le trictrac, les dés et l'écriture. Le nom de « Thamous », d'après J. De Vries, A Commentary on the Phaedrus of Plato, Amsterdam, 1969, p. 24, serait une dérivation d' « Ammon », dieu égyptien. Pour ce qui concerne Theuth, épellation phonétique de Thot, et les attributions du dieu dans la mythologie égyptienne, cf. J.V. Andier, La religion égyptienne, Paris, 1949, p. 64-65. Pour ce qui concerne l'écriture, les intuitions de Platon se sont révélées juste : le phénicien, auquel le grec emprunte une grande partie de ses graphèmes, emprunte lui-même au protosinaïque des premiers nomades égyptiens. Cf. à ce sujet A. Mallon, « L'origine égyptienne de l'alphabet phénicien », dans Bulletin de l'Institut français d'archéologie orientale (BIFAO), n°30, Le Caire, 1931, p. 131-151 ; J. Leibovitch, « Formation probable de quelques signes alphabétiques », dans dans Bulletin de l'Institut français d'archéologie orientale (BIFAO), n°32, Le Caire, 1932, p. 83-96 ; J. Darnell, C. Dobbs et el, « Two Early Alphabetic Inscriptions from the Wadi el-Hol : New Evidence for the Origin of the Alphabet from the Western Desert of Egypt », dans Annual of the American Schools of Oriental Research, Londre, 2005 et J. F. Healey, Les débuts de l'alphabet, Paris, Seuil, 2005.

77 Hérodote, L'Enquête, L. II, 49.

78 Sur l'édification de Dionysos en prototype de l'altérité radicale (géographique, culturelle, civilisationnelle, etc.), cf. J.-P. Vernant, « Le Dionysos masqué des Bacchantes d'Euripide », article en ligne dans L'homme, 93, XXV, 1985, p 38.

79 Mention spéciale pour Déméter (« terre mère »), qui a souvent servi de figure syncrétique, favorisant la réception, l'adaptation et l'assimilation des nouvelles divinités orientales en leur prêtant des caractères locaux solubles dans le Panthéon athénien.

80 D'autres identifications sont suggérées en 42, 49, 144, 42. La Grèce et l'Égypte honorent pour Hérodote les mêmes divinités sous des noms différents.

81 Platon, Timée, 21e.

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stricte des panthéons grec et égyptien ? Aussi bien l'antériorité du peuple égyptien que le récit de Critias et les multiples recoupements que nous avons signalés entre les textes de Platon et d'Hérodote nous livrent un faisceau d'indices à même d'en soutenir l'hypothèse.

Plus qu'un parallélisme, au-delà du syncrétisme, il s'agit là d'une véritable assimilation dont le rouage central consiste en l'interpretatio. Ce recours grec à l'interpretatio rend en effet possible, dans certaines limites, d'acculturer une divinité étrangère en la rapportant à une divinité connue. Il s'agit donc d'un procédé de domestication qui permet, en assignant à des dieux étrangers une forme ou un visage grec, de se les approprier ; en sorte qu'un Athénien puisse sans dilemme théologique lui rendre un culte de la même manière qu'à ses propres divinités. Toutes les divinités étrangères ne sont pas à cet égard logées à la même enseigne. Socrate ne fut-il pas accusé d'avoir voulu introduire de nouveaux dieux dans la cité82 ? Pourtant, la République s'ouvre sur la célébration de l'introduction d'une divinité allogène83. Qu'est-ce à comprendre ? Sans doute que le culte que voulait introduire Socrate impliquait une retraite par rapport à la vie politique, et se faisait au détriment du culte dû aux autres dieux ; un culte citoyen qui avait une dimension civique. Le fait est donc que certains dieux se prêtent plus aisément que d'autres à cette forme d'assimilation en quoi consiste l'interpretatio. Ce procédé, auquel recours Hérodote de manière systématique, servira également à Platon lorsqu'il sera amené à identifier à la déesse de sa propre cité celle de Saïs qu'il considère comme sa jumelle.

De cette brève analyse, nous pouvons retenir qu'il y a là nombre d'éléments, chez Hérodote, qui auraient pu nourrir les dialogues de Platon. C'est dire qu'ainsi instruit par le « père de l'histoire », Platon n'aurait pas eu à se rendre en Égypte ; en tout cas pas pour prendre connaissance de ses divinités, du règne d'Amasis, pour visiter Saïs et rendre hommage à sa déesse poliade. Pas davantage pour nourrir son récit des entretiens de Solon avec les officiants. Par Hérodote, il connaissait encore les principales cités d'Égypte et leur nom égyptien, les moeurs du peuple égyptien et l'importance du

82 « Eh bien donc, Mélétos, au nom de ces dieux mêmes dont il est question, dis-nous plus clairement encore ta pensée, à moi et à ces messieurs. Car, pour moi, il y a un point que je n'arrive pas à démêler : prétends-tu que j'enseigne à reconnaître qu'il y a des dieux (auquel cas je crois moi-même à l'existence de dieux, donc je ne suis pas complètement athée, ni par conséquent coupable à cet égard), mais que ce ne sont pas ceux précisément que reconnaît la cité, qu'ils sont différents, et est-ce bien de cette différence justement que tu me fais grief ? Ou bien soutiens-tu que, personnellement, je ne reconnais pas du tout les dieux et que j'enseigne aux autres à faire de même ? » (Platon, Apologie de Socrate, 26c).

83 « J'étais descendu hier au Pirée avec Glaucon, fils d'Ariston, pour prier la déesse et voir, en même temps, de quelle manière on célébrerait la fête qui avait lieu pour la première fois. La pompe des habitants du lieu me parut belle, encore que non moins distinguée fût celle que les Thraces conduisaient. Après avoir fait nos prières et vu la cérémonie, nous revenions vers la ville » (Platon, République, L. I, 327b). Une allusion présente en 354a suggère qu'il s'agirait de la déesse lunaire Bendis. Son culte, selon P. Foucart, aurait été introduit en Attique par l'intermédiaire des marchands thraces, très nombreux au Pirée, sans doute entre 431 et -419 (P. Foucart, Des associations religieuses chez les Grecs, Charleston, Nabu Press, 2010, p. 131).

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Nil, avait une vue sur leurs institutions et l'ancienneté d'une civilisation dont cet auteur fait l'école de la Grèce. 11 semblerait qu'en fin des fins, Platon n'aurait eu aucune difficulté à trouver chez Hérodote une banque d'informations exploitables, à tout le moins pour ce qui concerne nombre d'éléments participants de l' « égyptisation » (le terme est de Froidefond) du récit du Tintée. 11 y a loin, pour autant, à ce que toutes les informations sur l'Égypte réparties dans les dialogues se retrouvent chez Hérodote. 11 nous faut donc chercher d'autres veines potentielles à l'intelligence que l'auteur pouvait avoir de la terre des pharaons.

Les dramaturges et les orateurs

Les dramaturges et orateurs grecs pourraient avoir constitué une importante source d'information pour un Platon en quête d'une meilleure connaissance de l'Égypte. Aux dires de MacEnvoy84, l'ancienneté de l'Égypte, ses hiéroglyphes mystérieux, ses traditions sacerdotales, la majesté de ses temples, ses richesses, son exotisme, sa sagesse légendaire seraient devenus des motifs récurrents dans la littérature grecque autant que par la suite, dans la littérature romaine85.

a. Euripide

Nous avons suggéré une influence possible du corpus hérodotéen sur la vision que se faisait Platon de l'Égypte pharaonique. Or, ce sont précisément ces descriptions que pastiche Aristophane dans les Oiseaux, une comédie représentée en 414 av. J.-C. Convenons de ce qu'une telle caricature n'aurait eu aucun sens si la majorité de l'auditoire n'eût bien connu les passages en question. Inclus Platon. D'autant qu'Aristophane se garde de citer expressément et nommément ses sources. Le même auteur récidive l'année suivante avec les Danaïdes. Si le texte intégral n'a pas été épargné par le temps, le peu qui nous soit parvenu de cette pièce laisse entrevoir, comme le remarque Luc Brisson dans son « Égypte de Platon »86, une atmosphère teintée d'exotisme égyptien. D'Aristophane encore,

" J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte », article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993.

85 Le De Iside et Oriside de Plutarque (IeL siècle après J.-C.) et les Noctes Atticae -- ou « nuits attiques » -- de Aulus Gellius (IIe siècle après J.-C.) en sont deux éminents exemples. Cf. pour le premier, A.-J. Festugière, « Deux notes sur le De Iside de Plutarque », dans Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 103e année, n°2, 1959. p. 312-319 ; pour le second, R. Schreyer, D.J. Taylor, « The History of Linguistics in the Classical Period », dans Revue belge de philologie et d'histoire, vol. 68, n°3, 1990, p. 759-761.

86 L. Brisson, « L'Égypte de Platon », dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la Philosophie, 2000.

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nous héritons des Thesmophories qui se veulent une transposition sur un mode parodique de l'Hélène d'Euripide, drame présenté un an avant, en 412, et supposé se nouer en Égypte87.

b. Isocrate

Il serait malvenu de négliger une référence telle celle du Busiris. Écrite par Isocrate aux alentours de 385 avant notre ère, le discours dresse une vision synoptique -- et quelque peu dithyrambique -- de la culture, des lois, des corps sociaux, des institutions et de la religion pharaonique. La perspective est clairement idéalisante. Les dramaturges dans la lignée d'Isocrate contribuent de ce fait à étoffer l'imaginaire de l'Égypte et à la diffusion d'une image d'Épinal qui n'est pas sans participer de l'égyptomanie croissante des Grecs. L'Égypte nous est décrite comme « placée au plus bel endroit de l'univers »88 et serait le berceau de la philosophie ; elle serait l'origine du « souci de soi » cher à Michel Foucault, fondatrice de pratiques affectant l'âme aussi bien que le corps : « ces prêtres [Égyptiens] inventèrent pour le corps le secours de la médecine [...] Pour les âmes, il inventèrent la pratique de la philosophie qui peut à la fois fixer des lois et chercher la nature des choses »89. Surtout, c'est dans ce texte qu'apparaissent et sont fixés pour la première fois les quatre topoi, les quatre axes ou lieu qui devraient figurer dans toute description ultérieure de l'Égypte : à savoir l'éloge du pays, la partition du corps social en groupes fonctionnels90 -- clergé, artisans, guerriers --, la place et l'organisation des arts, des sciences et des occupations intellectuelles91 ainsi que la piété des Égyptiens (« c'est surtout la piété des Égyptiens, leur culte des dieux qui méritent d'être loués et admirés »92). A cette enseigne, le rapprochement du Busiris et du Timée de Platon s'avère particulièrement édifiant. Les similitudes qui s'y constatent, notamment quant aux descriptions qui font respectivement des Aiguption Politeia « sont si frappantes, écrit Froidefond93, qu'elles ne pouvaient échapper à un lecteur cultivé du We siècle ». Ces ressemblances s'observent autant pour ce qui concerne le rôle de l'eunomia dans les activités intellectuelles et artistiques94 que dans les considérations sur la valeur prescriptive que le législateur prête à la phronèsis (à ceci près que la philosophie le cède à la mantique95).

87 T. Obenga, L'Égypte, la Grèce et l'école d'Alexandrie, Paris, L'Harmattan, 2005.

88 Isocrate, Busirns, § 11-14.

89 Ibnd , § 22.

Ibid, §15-20.

91 Ibnd, §21-23.

92 Ibnd, §24-29.

93 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.

94 Froidefond (op. cit.) note un parallélisme significatif entre les expressions respectivement mobilisées dans le Timée, 24a-b, 24 b-c, 24 c-e et dans le Busiris 15-20, 21-23 11-15.

95 Cf. Platon, Timée, 24c et Isocrate, Busiris, 17.

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Homère, Hérodote, Euripide, Aristophane et Isocrate -- et combien d'autres encore ? --, autant

d' aiguptiaka, autant d'inspirations possibles ou avérées aux passages égyptiens qui figurent chez Platon. Platon reprend, pastiche, renverse ou reconduit explicitement un certain nombre de motifs déjà frayés par ses prédécesseurs. Voilà qui pourrait expliquer l'admirable « facilité [de Socrate] à composer des histoires (logoi) égyptiennes »96. A cet éloge de Phèdre, l'intéressé rétorque qu'au-delà de l'histoire, de l'ornementation, de savoir qui raconte et d'où, l'essentiel du discours consiste dans la vérité de ce qui est dit. Le reste n'est qu'accessoire. Prenons Platon au mot.

Les « philosophes »

En marge de l'ornementation du discours et de ses conditions d'énonciation, de quel fonds doctrinaire est-il question ? De même que l'imagerie, se pourrait-il que des idées typiquement égyptiennes se retrouvent également dans les aiguptiaka platoniciens ? A supposer que ce soit le cas, notre recherche de relais grecs d'une sagesse égyptienne serait mieux avisée de se reconcentrer sur le discours des « philosophes » -- ce terme, intronisé par Pythagore, étant à prendre en son sens étymologique.

La prolifération des passages égyptiens à compter des dialogues de maturité a bien été relevée par Froidefond97, et d'aucuns ont tenté de l'expliquer par l'influence d'Eudoxe de Cnide qui fréquenta l'Académie vers 368 av. J.-C.98 Eudoxe était effectivement de l'entourage de notre auteur ; lui également s'intéressait à la philosophie et particulièrement à l'astronomie99. A telle enseigne que son

96 Platon, Phèdre, 275b.

97 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971, p. 267-268.

98 Date avancée concurremment par J. Kerschensteiner, Platon und der Orient, Stuttgart, 1945 et F. Lasserre, Eudoxe de Cnide, Berlin, W. de Gruyter, 1987.

" La question d'inspirations étrangères venues nourrir la « religion astrale » évoquée par Platon, notamment dans l'Épinomis (à supposer que l'Épinomis fût bien de la main de Platon, et non de son disciple Philippe d'Oponte), a fait l'objet de nombreuses discussions. D'où viendraient ces aspirations ? L'Égypte, que notre auteur célèbre pour son ancienneté, son statut fondateur relativement aux sciences et pour la clarté de son ciel étoilé, est-elle bonne candidate ? Quel rôle accorder à Eudoxe pour ce qui concerne la formation et les idées de Platon en matière d'astronomie ? Contre la thèse de sagesses égyptiennes acquises par la fréquentation d'Eudoxe, E. M. Manasse privilégie celle d'un apport antérieur, d'un apport plus ancien de doctrines chaldéennes (E. M. Manasse, Bûcher über Platon, t. III, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1976). Il retient, contre Festugière, que Platon n'aurait pas attendu Eudoxe pour entreprendre de s'initier aux arcanes de l'astronomie orientale que l'on retrouve en filigrane dans le Timée et dans les Lois. Cette position peut être nuancée à l'aune de certaines convergences qui se constatent entre des théories platoniciennes telles celle de la Grande année cosmique et les computs astronomiques égyptiens, laissant ouverte la possibilité d'une assimilation de celle-ci à la période sothiaque. Sur ces sujets, complexes, et les coïncidences entre ces différents corpus, cf. B. Pierre, « La religion astrale de Platon à Cicéron, dans Revue des Études Grecques, t.

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séjour dans la vallée du Nil aurait pu participer à renseigner sinon à aiguiser l'intérêt de Platon pour l'Égypte. Eudoxe est réputé pour avoir effectué de nombreux voyages, éventuellement d'abord en Perse sous le règne du roi de Sparte Agésilas II. François Lasserre date son premier séjour dans la vallée du Nil aux alentours de 373 av. J.-C100 Cette tradition, douteuse, n'enlève rien aux témoignages plus consistants, faisant valoir qu'il s'y rendit vers -392 pour y demeurer plus d'une année, puis vers - 38-001.Ses relations avec Platon sont en tout état de cause suffisamment amicales pour que ce dernier en fasse son disciple ou son assistant à l'Académie dès -370. La plupart des commentateurs modernes s'accordent sur le point que Platon aurait pu recueillir de précieux renseignements sur par son entremise. Certains, comme J. Kerschensteiner, n'hésiteront pas par conséquent à faire d'Eudoxe l'un des relais platoniciens de la sagesse de l'Orient, et d'une influence déterminante pour l'interprétation de ces mêmes réalités égyptiennes'02

Du témoignage à l'affabulation

Mais au-delà de la seule prise en considération de ce que chacune de ces sources éventuelles aurait pu apporter à Platon concernant sa vision de l'Égypte, il conviendrait de garder à l'esprit que l'inexactitude factuelle de certains témoignages ne saurait être interprétée comme une preuve dirimante de la contrefaçon ni même de la fausseté de ces témoignages. Il apparaît que nombre de voyageurs grecs, et même des plus illustres, s'autorisaient des infractions à la rigueur qu'exige un regard scientifique. Une telle remarque s'applique à notre auteur comme à tous possibles inspirateurs précédemment cités. De manière générale, la multiplication des discours égyptiens (aiguptiaka), les références qui en émaillent la dramaturgie grecque, les indices littéraires semés par Platon même au fil de ses Dialogues témoignent d'un engouement tout spécifique pour les merveilles de l'Égypte. Une égyptomanie qui doit beaucoup à Hérodote, le chroniqueur ayant de par son propre témoignage éminemment contribué à amorcer une certaine appétence des Grecs pour les voyages d'études. Mais tant s'en faut que le pays des pharaons soit seulement à l'étude ; il est aussi et surtout à la mode. De Platon, d'Aristagoras ou d'Hérodote, les aiguptiaka inaugurent un genre littéraire où la part d'affabulation est difficile à distinguer du témoignage réel. Faire le départ entre l'observation et la

65, fascicule 306-308, juillet-décembre 1952, p. 312-350 ; F. Cumont, « Le mysticisme astral dans l'Antiquité », dans Bulletin de l'Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1909, p. 256-286 et A.-S. von Bomhard, Le Calendrier égyptien. Une oeuvre d'éternité, Paris, Periplus, 1999.

100 Fr. Lasserre, Die Fragmente des Eudoxos von Knidos, t. 7, VIII fr. 86 et commentaires, Berlin, W. de Gruyter, 1966, p. 139-143.

101 Selon G. Méautis, Eudoxe de Cnide et l Egypte : contribution à l'étude du syncrétisme gréco-égyptien, Revue de Philologie (RP), n°43, Paris, 1919, p. 21-35. Voir également J. Bidez, Eos ou Platon et l'Orient, Bruxelles, Hayez, 1945, p. 195-213.

102 Platon, Politique, 264b ; Lois et Timée, passim.

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reconstruction, entre l'idéalisation et la comparaison n'est plus chose si aisée tant la fascination apparaît l'emporter sur la neutralité.

Les prémisses de méthodes dont se prévalent les théôroi le cèdent aux charmes de la description lyrique. L'esprit ionien démystificateur, annonciateur d'une nouvelle épistémologie, se mêle à des tendances plus rhétoriques, voire politiques. Notons ceci de spécifique qu'à la différence de leurs manifestations modernes, ces discours sur l'Égypte ne sont pas tant focalisés sur le mystère des hiéroglyphes et de leur signification. La science grecque des VIIIe-VIIe av. J.-C., d'abord ionienne dans ses rapports avec l'Égypte, s'intéresse moins à l'écriture dans son aspect cryptique et hermétique (comme s'y pencheront plus tard les penseurs de l'Antiquité tardive et de la Renaissance) qu'à l'écriture en qualité d'instrument d'accumulation, de transmission et de conservation des connaissances103 L'égyptophilie et l'égyptologie se télescopent. L'Égypte n'est plus comme avec Hérodote un seul terrain d'enquête, de fouilles ou d'investigation ; elle devient une vallée des rêves et une réserve inépuisable de mythologie. Terre d'onirisme, l'Égypte est également, aux yeux des Grecs, un contrepoint et une invite à reconsidérer leur propre civilisation. Les Grecs spéculent des rapprochements avec l'Égypte qui sont autant de manières de se penser, de se connaître et de se critiquer dans le miroir ou par contraste avec l'Égypte.

Nous avons passé en revue un certain nombre de références figurant chez Platon déjà présentes chez ses prédécesseurs et ses contemporains. Des éléments qui n'auraient donc pas eu à chercher de lui-même en terre des pharaons. Ainsi, comme le remarque Luc Brisson, d'accord avec Christian

103 A l'instar de Plutarque qui, sept siècles plus tard, en rapprochant dans le De Iside (354e) les textes hiéroglyphiques des préceptes pythagoriciens, vient renforcer la thèse selon laquelle les hiéroglyphes seraient un langage symbolique que Pythagore aurait tenté, bon an mal an, de transposer au moyen d'aphorismes dans un monde grec dominé par l'oralité. Plotin -- originaire de Lycopolis d'Égypte -- y voyait bien plutôt l'expression d'une « espèce de science et de sagesse, laquelle mettrait la chose sous les yeux d'une manière synthétique, sans conception discursive ni analyse » (Ennéade, L. V, VIII, 6). Cette dernière définition paraît effectivement coïncider avec l' « aspectivisme » de l'art Égyptien, visant à rendre l'essence de la chose plutôt que son apparence par multiplication des points de vue. Un art aux antipodes des audaces mimétiques que Platon dénonçait chez ses compatriotes au nom de la vérité de l'essence (cf. P. M. Schuhl, Platon et l'art de son temps, Paris, Alcan, 1933, p. 12 et 16 et M. Guicheteau, « L'art et l'illusion chez Platon », article en ligne dans Revue Philosophique de Louvain, troisième série, t. 54, N°42, 1956, p. 219227). Un art « réaliste » apagogique plutôt que vériste et trompeur. Un art du « schématisme pictural » qui se retrouve dans les « belles figures » de la danse, dérivées des postures des hiéroglyphes anthropomorphes. Un rapprochement serait à explorer entre, d'une part, les idéaux « métaphysiques » de l'art égyptien traduits en schèmata et, d'autre part, la théorie platonicienne des « formes intelligibles ». Cf. à ce propos, l'article de F. Fronterotta, « Qu'est-ce qu'une forme pour Platon ? Raisons et fonctions de la théorie des intelligibles », dans L. Brisson, F. Fronterotta, Lire Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, à mettre en parallèle avec l'étude de A. Mekhitarian, La peinture égyptienne, Paris, Skira, 1954, p. 22.

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Froidefond104 et François Hartog105, la très grande majorité des renseignements que donne l'auteur sur l'Égypte semble repris à Hérodote ; « le reste devant faire partie du bagage culturel d'un Athénien cultivé »106. Doit-on pour cette raison exclure toute influence directe de textes ou de doctrines égyptiennes sur la pensée de Platon ? Ce serait faire un pas de trop. Bien d'autres éléments, bien d'autres idées figurent dans les dialogues qui ne se retrouvent nulle part chez les auteurs contemporains ou précédant Platon. Et ce sera précisément l'objet des chapitres suivants -- sur la tripartition de l'âme et le jugement des morts -- que d'en offrir la preuve.

Contentons-nous pour l'heure d'examiner une seconde objection, portant celle-ci sur les difficultés liées à de tels voyages d'études. Un Grec pouvait-il si aisément se rendre dans la vallée du Nil ? Quel type de relation pouvaient entretenir les civilisations grecques et égyptiennes à l'époque de Platon, et comment expliquer -- historiquement, politiquement -- l'état de ces relations ? Où donc un Athénien aurait-il pu s'instruire des doctrines religieuses de l'Égypte pharaonique ; enfin, comment aurait-il pu s'instruire, même en bénéficiant de l'entretien des prêtres, dès lors que confronté à l'obstacle de la langue ? Autant de points qui appellent de plus amples développements. Ce n'est qu'alors ces questions résolues, que nous serons légitime à nous demander quelle trace Platon pourrait avoir laissée de son séjour dans la doxographie de l'époque ; en second lieu, par quels indices ledit séjour se serait signalé à travers ses dialogues ; enfin, de quelle manière il aurait contribué à enrichir et à nourrir la philosophie de Platon ?

B) Contexte des relations entre l'Égypte et la Grande Grèce.

L'Égypte, au nombre des contrées «barbares» cités dans les Dialogues, occupe un espace privilégié. Plus encore que la Perse, qui fut pourtant un farouche adversaire d'Athènes au cours des guerres médiques (Ve siècle av. J.-C). Cette importance typique que paraît accorder l'auteur à l'Égypte « immuable », à l'ancestrale l'Égypte, témoin des millénaires, trahit probablement l'inconstance politique et l'instabilité dont pâtissaient les cités grecques. Il y a sans doute derrière le « modèle égyptien » la projection d'un idéal de longévité spécifiquement platonicien. Mais il y a plus. Bien plus. Quoi que l'on ait pu dire -- assez injustement -- sur le contenu dépréciatif de la notion de « Barbare

104 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.

los Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues », publication en ligne d'après les Annales ESC (sept.-oct. 1986), p. 953-967.

106 L. Brisson, « L'Égypte de Platon », dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la Philosophie, 2000.

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»107, les Grecs dans leur majorité nourrissaient pour l'Égypte et pour son exotisme une fascination que la production littéraire de l'époque ne démentait en rien. Cette dilection n'était pas née de la veille. Elle reflétait une longue et heureuse tradition d'échanges et d'accords commerciaux, d'alliances guerrières et politiques. D'une manière ou d'une autre, les destins de l'Égypte et de la Grèce ont été liés très tôt sous de nombreux rapports. Loin d'être chose récente à l'heure où Platon rédige ses Dialogues, les contacts avérés entre ces deux populations se seraient établis dès l'époque minoenne (2700-1200 av. J.-C. environ), civilisation grecque préhellénique. Ils n'auraient fait alors que se consolider à la faveur des siècles : sous les siècles « obscurs » (1200-800 av. J.-C), à l'époque archaïque (800-510 av. J.-C), classique (510-323 av. J.-C), pour finalement atteindre leur acmé avec l'époque hellénistique et le règne des Lagides108 (305 -- 30 av. J.-C). Barbare ? L'Égypte l'est sans aucun doute. Elle n'est ni grecque ni démocrate ; mais il y a bien des barbaries, et toutes ne se valent pas.

L'expansionnisme grec

Posons nos cartes. A l'époque de Platon, les Grecs originaires d'Ionie comme ceux du continent avaient depuis longtemps fondé des colonies éparses sur le pourtour méditerranéen. Leur expansion s'était sensiblement accélérée depuis le XVIIIe siècle av. J.-C. Esprit allant, diplomatie, aménagement du territoire, sursaut démographique, progrès dans le domaine de la navigation et sécurisation des routes rendent partiellement raison de cette ouverture. Les ressources limitées dont disposait la Grèce nécessitaient au reste la mise en place de solides traités commerciaux109 Les interdépendances se créent. Les bons comptes font de bons amis. Sous la pression d'enjeux économiques, les Grecs avaient ainsi été amenés à ménager un véritable réseau colonial autour de l'Hellespont, au Nord de la mer Égée et dans le Pont-Euxin. Le siècle subséquent voit s'épanouir d'autres établissements, notamment en Sicile et dans le Golfe de Tarente, en Italie méridionale. Les Phocéens s'aventuraient plus loin encore sur la « mer glauque » d'Homère pour fonder la future Massilia vers 600 av. J.-C., et d'autres comptoirs grecs sur les côtes corses et ibériques110 Mais ce n'est qu'avec la fin de la domination assyrienne qui s'était imposée avec conquête du pays par Assarhaddon (prise de Memphis en -671) que le pays des pharaons devient une véritable terre d'accueil pour les voyageurs grecs, les Grecs ayant eux-mêmes activement pris partis à la libération d'Égypte.

107 Cf. A. M. Badi, Les Grecs et les Barbares. L'autre face de l'Histoire, 2 vol., Paris, Payot, 1963.

108 Cf. P. Cloché, Alexandre le Grand et les essais de fusion entre l'Occident gréco-macédonien et l'Orient, Neuchâtel, H. Messeiller, 1953.

109 Cf. N. Grimai, B. Menu, Le commerce en Égypte ancienne, rééd. dans Bulletin d'Egyptologie (BdE), n°121, Le Caire, IFAO, 1998.

10 J. B. Bury, R. Meiggs, A History of Greece to the Death of Alexander the Great, Londres, Macmillan, 1975 ; voir en particulier chap. 2.

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Donner, recevoir, rendre. L'Égypte n'est pas ingrate. Reconnaissante (et prévoyante), la «Terre noire » fait dès lors bon accueil aux migrants grecs de toute provenance -- Ioniens, Cariens d'Asie Mineure, Grecs des îles, Grecs de Cyrène et de Grande Grèce --, et particulièrement sous les auspices des règnes des pharaons de la XXVIe dynastie (664 -- 525 av. J.-C.). Retenons parmi ces règnes, celui de Psammétique Ier, de Néchao II, de Psammétique II, ou encore d'Apriès et d'Amasis que nous avons déjà pu rencontrer. Tous inhumés dans l'enceinte du temple de Neith (assimilée à Athéna), dans la ville de Saïs (jumelée à celle d'Athènes) qui voit --se dérouler les entretiens de Solon"' Or, c'est précisément sous cette dynastie, éminemment propice aux échanges interculturels gréco-égyptiens, que le pays connaît ses plus grands aggiornamentos, sinon sa « renaissance »12. Réformes et embellies à la fois politiques avec la reconstitution de l'administration et de la cour consécutive à l'expulsion des Éthiopiens de la XXVe dynastie), intellectuelles (apparition de l'écriture démotique, venant compléter le hiératique et le hiéroglyphique), théologiques et idéologiques avec la construction d'édifices religieux. La Grèce, régénérée dans son prestige, supervise la reconstruction. L'Égypte de ce temps doit à la Grèce -- si nous avons raison de croire au dialogue partagé -- autant que la Grèce doit à l'Égypte.

Des facteurs historiques et politiques

Les Grecs découvrent l'Égypte d'Hérodote. Ils n'y voient trace des cannibales et des coutumes sauvages dépeintes par Isocrate13 L'humanité commence par l'hospitalité114 : l'Égypte n'en manque pas. Les rapports entretenus par les populations locales avec les émigrants de l'Égée sont au beau fixe. Propice à tout voyage d'études. Comment s'expliquent de tels rapports ? C'est dans l'histoire commune à ces deux civilisations qu'il faudra nous tourner pour proposer à cette question une

111 Platon, Ménéxène, 242b seq. ; Timée, 20d-27a et Critias, 108c-109a, 113a seq.

112 Pour reconduire ici l'expression employée par T. Obenga, L'Égypte, la Grèce et l'école d'Alexandrie, Paris, L'Harmattan, 2005.

113 « Ceux qui avaient entrepris de l'outrager lui avaient reproché d'immoler les étrangers qui arrivaient dans ses États, tandis que vous l'accusez de les avoir dévorés » (Isocrate, Eloge de Busiris (-390), XI, §4) ; « Aeolus renvoyait dans leur patrie les étrangers que le hasard amenait dans ses États ; et Busiris, s'il faut s'en rapporter à ce que vous avez dit, les aurait dévorés, après les avoir immolés » (idem, §7 et passim).

114 Si l'on se range à la lecture qu'en fait J.-P. Vernant dans La Mort dans les yeux. Figures de l'autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette, 1985, le cyclope Polyphème qui apparaît au chant IX, 105 et seq. de l'Odyssée d'Homère incarne par contraste toutes les valeurs associées par les Grecs à la barbarie : en fait d'hospitalité, il retient prisonniers et dévore ses visiteurs, ne cultive pas la terre et habite un pays sans nom. Les cyclopes vivent en cellule familiale et ne disposent d'aucune espèce d'institutions ni d'organisation politique : « Chez eux, pas d'assemblée qui juge ou délibère ; mais au creux de sa caverne, chacun, sans s'occuper d'autrui, dicte sa loi à ses enfants et femmes » (Homère, L'Odyssée, chant IX, v. 112-115). Ces créatures « sans foi ni loi » fournissent ainsi l'anti-modèle de ce que doit être un homme civilisé.

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première piste de réponse115 Dans l'histoire politique, guerrière comme de raison. Précisément, trois événements, déployés sur trois règnes, sont susceptibles d'éclairer l'affinité de l'Égypte et de la Grèce : (a) en premier lieu, la reconquête de l'Égypte occupée sous les « dominations ». Cette reconquête eut pour effet que le pharaon Psammétique dut en partie son intronisation aux Grecs ; (b) ensuite, l'ouverture à la Grèce inaugurée par Amasis. Amasis favorise autant que possible les échanges interculturels et contribue à créer pour les Grecs un climat accueillant ; (c) enfin, la politique de rapprochement avec les Grecs que pratique, à la XXIXe dynastie (399-380), le pharaon Achôris116 ; ce, de nouveau, à la faveur d'alliances contre leur adversaire commun : la Perse. L'ennemi est un fédérateurl". Platon le périgète bénéficie de ces conditions, toutes tributaires de la sagesse des rois.

a. Psammétique

Ayant régné -664 à -610, Psammétique de Saïs, pharaon de la XXVIe dynastie, fit alliance avec les Grecs dans l'intention de reprendre l'Égypte, passée entre les mains du roi assyrien Assarhaddon. Après une génération d'occupation, il prend l'initiative de recruter des mercenaires venus d'Ionie et de Carie et les intègre à son armée. Plus tard, en 459 av. J.-C., deux cent galères sont envoyées de Grèce pour soutenir la révolte des Égyptiens contre la Perse. Dans l'intervalle, pour assurer les chaînes de commandement, des interprètes sont formés aux deux langues. A eux la charge de garantir la transmission des ordres et des plans de bataille. Égyptiens et Grecs se côtoient dans les rangs ; le dialogue s'établit et les affinités se créent qui dureront au-delà de la campagne militaire proprement dite. L'armée construit les solidarités. La citoyenneté grecque, démocratique, y forgeait ses égaux dans l'idéal d'isonomie. Au déplacement des troupes d'un bastion l'autre et au service des mercenaires s'ajoute le transfert temporaire ou permanent de certaines populations (captifs, otages, fugitifs,

15 Une précieuse contribution à l'analyse des relations entre les peuples d'Égypte et de Grèce aux différentes périodes de leur histoire peut être consultée dans J. W. B. Barns, Egyptians and Greeks, Bruxelles, 1978. Cette oeuvre a l'avantage de proposer un éclairage nouveau et peu conventionnel sur l'évolution des regards que les deux civilisations ont porté l'une sur l'autre depuis les temps homériques jusqu'au début de l'ère chrétienne. L'on pourra également tirer quelque profit de l'article de R. N. Dandekar, « Quelques aspects des contacts indo-méditerranéens », dans Diogène, n° 71, 1970, p. 22-42. N'omettons pas de signaler enfin les deux études de l'égyptologue J. Vercoutter, Essai sur les relations entre Égyptiens et pré-hellènes, Paris, L'Orient ancien illustré, A. Maisonneuve, 1954 et idem, L'Égypte et le monde égéen pré-hellénique, étude critique des sources Égyptiennes du début de la XVllle à la fin de la XIXe dynastie, Le Caire, BdE, IFAO, 1956.

16 Une politique de rapprochement clairement mise en valeur par C. Traunecker, « Essai sur l'histoire de la XXIXe dynastie», dans BIFAO, n° 79, le Caire, 1979.

"7 Cf. R. Girard, La Violence et le sacré (1972), Paris, Hachette Littérature, Pluriel, 1997 ; en part. chap III : « OEdipe et la victime émissaire ».

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esclaves) qui participe bon gré mal gré de ce brassage multiculturel18. Comme l'ont montré C. Bonnet et A. Motte19, les guerres hellénistiques ont eu par suite un rôle incontournable dans la migration des idées et des croyances religieuses. Le souvenir de ces expéditions communes devait profondément marquer les Grecs. Platon lui-même ne laisse pas d'y faire référence dans le Ménéxène 120, ainsi qu'à la conquête des Perses -- qu'il attribue erronément, peut-être délibérément, à Cyrus121. Memphis reprise, la reconquête achevée, Psammétique consacre Saïs capitale politique de son empire réunifié. Quant aux mercenaires grecs, loin de les renvoyer, il leur permet de s'installer sur place, de renforcer leurs effectifs et de faire souche. L'Égypte prend les Grecs par le coeur et cimente, ce faisant, leurs intérêts.

b. Amasis

Amasis règne sur l'Égypte de -571 à -526. Avant-dernier pharaon de la XXVIe dynastie, il contribue à favoriser l'implantation des Grecs qu'il considère comme de précieux alliés. Si l'on en croit le livre II de l'Enquête d'Hérodote qui esquisse du monarque une courte biographie, son hellénophilie l'aurait mené jusqu'à consacrer un mariage dynastique avec une fille issue de la noblesse grecque cyrénaïque122. Amasis multipliait les gages de bienveillance à l'endroit des Hellènes : « ami des Grecs, Amasis donna à quelques-uns d'entre eux des marques de sa sympathie [...] Amasis conclut avec les Cyrénéens amitié et alliance [...] Amasis a aussi consacré des offrandes en pays grec :

"8 A. Chaniotis, War in the Hellenistic World : A Social and Cultural History, Oxford, Blackwell, 2005, p. 149.

19 C. Bonnet, A. Motte (dir.), Les Syncrétismes religieux dans le monde méditerranéen antique, Bruxelles, Brepols, 1999.

120 Platon, Ménéxène, 241e.

121 Platon, Ménéxène, 239e. Pour ce qui concerne cette coquille historique, P. Friedländer admet qu'elle participe d'une série d'approximations préméditées, par ailleurs récurrentes dans le Ménéxène toutes les fois qu'il s'agit de faire l'éloge d'Athènes (P. Friedländer, Platon Band II : Die Platonischen Schriften, Erste Periode, Berlin, W. de Gruyter, 1957). Cette interprétation en termes de procédé littéraire est confirmée par R. Clavaud et E. des Places dans leur article « Le Ménexène de Platon et la rhétorique de son temps », publication en ligne dans Revue belge de philologie et d'histoire, vol. 59, n° 1, 1981, p. 198-199. Voir également, pour reconsidérer cette stratégie dans une problématique plus vaste, l'article de P. Loraux, « L'art platonicien d'avoir l'air d'écrire », dans M. Détienne (éd.), Les savoirs de l'écriture en Grèce ancienne, Lille, Presse universitaires de Lille, 1988, p. 420-455. « Avoir l'air d'écrire », c'est aussi suggérer par l'écriture ce que l'on ne dit pas. De quoi jeter une lumière nouvelle sur bien des paradoxes platoniciens, dont la condamnation de l'écriture du Phèdre, le caractère inexprimable des vérités intelligibles (cf. Lettre VII) ou, plus généralement, l'ésotérisme platonicien (Aristote, en Physique, IV, 2, 209b15, fait clairement référence à des « enseignements non écrits » -- 6cypacpa 86yuaTa -- de Platon).

122 Hérodote, L'Enquête, L. II, 180. Cet événement est également relaté par Pline l'Ancien au L. XIX, chap. 15 de son Histoire Naturelle. Notons que Cyrène (situé dans la Libye actuelle, et qui devait léguer son nom à la région de Cyrénaïque) était alors la plus ancienne et la plus importante des cinq colonies grecques de la région.

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à Cyrènes, à Lindos, à Samos... »123. Munificent, il leur accorde des territoires pour l'érection d'autels et d'édifices cultuels dont le plus majestueux reste sans doute l'Hellénicon. Il confie également la formation des corps d'élite de l'armée égyptienne à des mercenaires et des aventuriers originaires de Carie, d'Ionie, d'Éolie et de Doride. Les Grecs du continent n'étaient pas oubliés ; moins encore les Delphiens, à qui le pharaon adressa mille talents d'alun -- « la saumure de la terre », écrivait Pline l'Ancien -- « comme contributions volontaires [à la] reconstruction d'un temple d'Apollon détruit en 548 »124. Une somme considérable pour l'époque. D'autant plus salutaire que les Grecs, de leur côté, ne consentirent par solidarité qu'à vingt mines d'alun125. A la ville de Cyrène, Amasis fit encore parvenir une statue d'Athéna, à quoi vinrent s'ajouter deux autres cariatides pour son temple à Lindos. Le portail du temple de Neith-Athéna fut, à Saïs, toujours d'après Hérodote, le premier grand projet architectural du pharaon. Cet intérêt tout spécifique porté à la déesse permet d'envisager que lui aussi, à l'image de Platon et d'Hérodote, tenait pour évidente l'identité de la déesse grecque avec la déesse égyptienne de sa province et de sa cité. H apparaîtrait par conséquent que dans sa description de Saïs, de ses croyances et de son athénophilie (amour d'Athènes, des Athéniens et d'Athéna-Neith126), Platon n'a fait que restituer une réalité de la mentalité de l'époque. Les Grecs étaient bel et bien persuadés de leur parenté avec l'Égypte. Platon pousse sans doute plus avant qu'aucun de ses prédécesseurs cette agnation, en précisant dans le Ménéxène 127 que les Grecs descendent des Égyptiens. Propos que la révélation de l'Athènes archaïque par l'officiant de Sais dans le Critias va venir nuancer128.

123 Hérodote, L'Enquête, L. II, 178, 181, 182.

124 Hérodote, L 'Enquête, L. II, 179.

125 Selon J. Delange, qui tient ses sources d'Hérodote. Cf. idem, La pierre d'alun. Un minéral en or, Paris, éditions Chariot d'Or, 2011.

126 « Je n'ai aucune raison de te refuser, Solon, et je vais t'en faire un récit par égard pour toi et pour ta patrie, et surtout pour honorer la déesse qui protège votre cité et la nôtre et qui les a élevées et instruites, la vôtre, qu'elle a formée la première, mille ans avant la nôtre, d'un germe pris à la terre et à Héphaïstos, et la nôtre par la suite » (Platon, Timée, 21e).

127 Platon, Ménéxène, 245d. M. Bernal (op. cit.) fait sienne cette thèse qu'il prend au pied de la lettre dans une optique africanocentriste, et à laquelle il tente avec un succès mitigé d'apporter un fondement historique. Ce qui, chez Hérodote et chez Platon, participait du mythe (cf. J.-F. Mattei, Platon et le Miroir du mythe, Paris, Quadrige, P.U.F., 2002), devient avec Bernal une vérité de fait. Contre la thèse communément admise faisant des Grecs des descendants des Européens et des Aryens, l'auteur avance que sa culture (et plus si affinités) aurait été le fruit d'une ancienne vague de colonisation de la Grèce par les Égyptiens et les Phéniciens qui aurait commencé aux environs de 1500 avant J.-C.

128 « Vous l'ignorez, parce que les survivants, pendant beaucoup de générations, sont morts sans rien laisser par écrit. Oui, Solon, il fut un temps où, avant la plus grande des destructions opérées par les eaux, la cité qui est aujourd'hui Athènes fut la plus vaillante à la guerre et sans comparaison la mieux policée à tous égards. C'est elle qui, dit-on, accomplit les plus belles choses et inventa les plus belles institutions politiques dont nous ayons entendu parler sous le ciel [...] Depuis l'établissement de la nôtre, il s'est écoulé huit mille années: c'est le chiffre que portent nos livres sacrés. C'est donc de tes concitoyens d'il y a neuf mille ans que je vais t'exposer brièvement les institutions et le plus glorieux de leurs exploits. (Platon, Timée, 21e-22a). Nous soulignons.

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On comprendra dans ce contexte que les Grecs aient obtenu sans grande difficulté l'aval du pharaon pour s'établir dans le delta, dans la grande oasis du Fayoum, et dans la vallée du Nil, de Memphis à Éléphantine. En remerciement pour leur participation aux campagnes égyptiennes et afm de bénéficier durablement des ressources venues de toute la Méditerranée ; afm, surtout, de s'assurer de leur soutien en cas de nouvelles invasions, il leur accorde une concession permanente à l'embouchure du canal canopique : la ville de Naucratis, « la reine des mers »129. Cité portuaire idéalement situé dans le delta, elle devint bientôt par ses atouts géographiques un carrefour commercial incontournable, une cité culturelle cosmopolite, ainsi que le point d'ancrage de tout voyageur grec désirant visiter l'Égypte13o Sans doute Platon aurait-il pu rencontrer là certains de ses compatriotes et -- bon propriétaire terrien -- écouler une partie de sa cargaison d'huile pour financer la suite de son voyage131 (ses commentaires sur la cupidité des Égyptiens, durs en négoce, s'éclairent dès alors d'une tout autre lumière). Aux commerçants se mêlaient les guerriers incorporés dans les armées de pharaon. Naucratis était à cette époque la ville hellénisée par excellence. Un lieu d'échange au confluent de cultures millénaires, dont la splendeur ne fut éclipsée qu'avec la fondation d'Alexandrie en 332 avant notre ère. Notons à toutes fins utiles que Naucratis se situait à moins de 70 km de Saïs, à quelques encablures du temple où le mythique Solon -- d'après le Critias -- rencontra les prêtres de Neith. Autre ville égyptienne mentionnée par Platon : Hermopolis, où l'on honorait le dieu Theuth132. Il est à cet égard fort éloquent pour ce qui touche à notre problématique, que Platon use à chaque reprise des prononciations locales de ces divinités poliades. Non qu'il rejette l'identification de ces dieux à ceux du Panthéon des Grecs (si délicates soient, par ailleurs, les conceptions de la divinité dans la pensée de Platon). L'emploi d'une phonétique autochtone n'en est que plus significatif.

c. Achôris

Le règne d'Achôris ne fut pas moins propitiatoire aux Grecs. Pharaon de la XXIXe dynastie, le petit-fils de Néphéritès Ier accède au trône en -392 après en avoir évincé Psammouthis, lui-même

129 Hérodote, L 'Enquête, L. II, 178.

13o J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte », article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993. Pour un tracé des principales voies maritimes, infrastructures portuaires et flux d'échanges entre l'Égypte et les pays du bassin méditerranéen, voir également D. Fabre, Le destin maritime de l'Égypte ancienne, Londres, Periplus Publishing London Ltd, Égyptologie Et Histoire, 2004.

131 Une hypothèse étayée par les témoignages concordants de Plutarque (Vies parallèles des hommes illustres, t. I : Vie de Solon, 2, 8) et de Grégoire de Naziance (Carmen Liber, I, II, 311). Voir B. Mathieu « Le voyage de Platon en Égypte », dans Annales du Service des Antiquités de l'Égypte (ASAL) 71, t. LXXI, Le Caire, 1987, p. 153-167.

132 Platon, Phèdre, 274e-275.

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usurpateur de la lignée officielle, puis règne quatorze ans durant, jusqu'en -378. Rappelons à ce propos que -392 est l'une des datations admises comme l'une des plus probables pour situer le séjour de Platon en Égypte. Platon aurait ainsi été contemporain de cet avènement. Deux ans plus tard, en -390, devant la menace imminente d'un empire réorganisé et bien déterminée à prendre sa revanche, le pharaon contracte avec Athènes une alliance militaire. Alliance dont on décèle des échos explicites dans deux des pièces d'Aristophane : l'Assemblée des femmes133 et Ploutos134, représentées respectivement en 389 et en 388. Des troupes d'élites venues de Grèce grossissent les rangs de l'armée égyptienne, conduites par le général athénien Chabrias qui fortifie durablement les abords de la branche pélusiaque du Nil. La trêve de courte durée. La «paix d'Antalcidas » conclue en -387 avec un général spartiate pour le contrôle des cités grecques d'Asie mineure permet à l'empereur perse Artaxerxès II Mnémon, le successeur de Darius II, de recentrer ses forces sur le front égyptien. La sauvegarde du pays était plus que jamais comptable de l'appui des décisionnaires grecs. De même que Sparte s'était ralliée au perse, Athènes renforce ses liens avec l'Égypte. Le pharaon, dans l'intervalle, rassemble un pays morcelé sous une bannière unique. Ses armées marchent de nouveaux aux côtés des hoplites. L'alliance porte ses fruits ; la menace perse est repoussée. Mais pas anéantie. D'où la nécessité de maintenir vivant cet héritage diplomatique. D'où l'héllénophilie. D'où l'égyptophilie. Et la mesure d'une propagande qui veut faire de l'Égypte une parente de la Grèce, sinon sa préceptrice. Toujours est-il qu'il n'était Grec ou Égyptien à l'époque de Platon susceptible d'ignorer les intérêts profonds qui liaient dorénavant ces deux civilisations.

Les contacts entre les civilisations grecque et égyptienne, établis de longue date, se sont donc renforcés considérablement au temps des rois saïtes de la XXV1Q dynastie, entre 664 et 525 avant notre ère, puis sous le règne d'Achôris (392-378). Les Grecs pouvaient alors arpenter la vallée du Nil en toute sécurité, s'y installer et s'immerger dans la culture locale.

Des theoros se rendaient fréquemment aux temples pour profiter de l'entretien des scribes, consulter les registres ; pour contempler, surtout, les splendeurs architecturales et artistiques de l'Égypte pharaonique. A supposer seulement que Platon ait été parmi eux, il serait difficile d'imaginer qu'il n'en eût fait autant. « Psammétique », « Amasis », « Achôris », autant de pharaons cités dans ses Dialogues. « Naukratis », « Saïs », « Hermopolis », autant de villes qui reviennent fréquemment sous la plume de l'auteur. Platon connaît l'Égypte. Platon fait l'expérience d'une période d'embellie propice aux grandes expéditions. Quoiqu'à tout prendre, si l'on en croit Froidefond135, les dominations

133 Aristophane, Assemblée des femmes, v. 193 sq.

134 Aristophane, Ploutos, v. 178.

135 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.

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perses elles-mêmes, de 525 à 401 avant notre ère136, n'auraient pas pu suffire à empêcher les voyageurs, les historiens, les philosophes et hommes d'État grecs de parcourir l'Égypte en toute quiétude. L'atteste avec éclat l'exemple d'Hérodote, qui y séjourne en 450. Cette alternance de résistance et de reprise ne fit, bien au contraire, qu'encourager le rapprochement à la fois politique et militaire des Égyptiens et des Hellènes, confédérés contre l'ennemi commun. L'Égypte attire. L'Égypte fascine. D'espace mythique qu'elle paraissait avec Homère, l'Égypte devient une villégiature de l'écoumène. L'Égypte, à l'époque de Platon, avait cessé depuis longtemps d'être une contrée étrangère pour un Grec. L'Égypte visitée avait conquis son farouche visiteur.

Hellénisation de l'Égypte

La qualité des relations entre Égyptiens et Égéens jette une nouvelle lumière sur l'accueil favorable réservé à Alexandre lors de son entrée en Égypte en -332. L'on ne saurait expliquer la complaisance dont put bénéficier le conquérant auprès de la haute administration sans tenir compte de l'acculturation de long terme, d'une hellénisation graduelle de l'Égypte qui s'était produite en amont137. Les enjeux militaires n'étaient pas étrangers à cette singulière affabilité. On a prétendu que les Égyptiens eux-mêmes auraient voulu complaire à Alexandre dans l'intention de profiter de sa protection contre une prochaine invasion perse. L'histoire bégaie, aurait dit Marx. H aurait donc été question, au-delà de l'entregent, de substituer au pacte avec Athènes l'alliance avec le roi de Macédoine. Raison d'État et mariage de raison ; raison pourquoi les armées d'Alexandre ont rencontré si peu de résistance au cours de leur percée en Égypte. Ce qui permit à son empire de s'étendre en un tournemain jusqu'à la première cataracte du Nil. Les élites grecques et nord-méditerranéennes présentes à cette campagne, pour avoir l'ascendant en matière militaire, ne dédaignaient nullement l'aménité de ce peuple exotique. Ils la leur rendaient bien.

Fidèle à sa réputation, ethnologue averti, Alexandre s'instruit de la coutume et s'y conforme en Égyptien parmi les Égyptiens138. Plutôt que d'imposer ses moeurs, il épouse celles du territoire

136 Cambyse, Darius, Xerxès. Pour une chronique des « dominations perses » et des campagnes de reconquête du territoire par les généraux égyptiens, voir E. Drioton, J. Vandier, L'Égypte des origines à la conquête d'Alexandre, Paris, P.U.F., 1975 et N. Grimai, Histoire de l'Égypte ancienne, Paris, Fayard, 1988.

137 Sur les spécificités de la « conquête » militaire, politique et culturelle de l'Égypte par Alexandre etsur les différents aspects de l'hellénisation qui s'en est ensuivie, voir notamment P. Briant, De la Grèce à l'Orient. Alexandre le Grand, Paris, Découvertes, Gallimard, 1988 ; E. Drioton, J. Vandier, L'Égypte. Des origines à la conquête d'Alexandre, Paris, Presses Universitaires de France, 1938.

138 L'empereur conquérant avait été à bonne école. C'était à Aristote que le roi Philippe II de Macédoine avait confié l'éducation de son fils, faisant ainsi écho à l'idée de Platon selon laquelle puisque les philosophes ne peuvent devenir rois (ou bien seulement dans une cité déjà harmonieuse, mais où la direction des

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conquis. Gage de respect des traditions locales, il sacrifie au dieu taureau Apis et honore sans atermoyer les autres dieux. Une anecdote rapportée par Plutarque -- par suite abondamment reprise et développée pour servir la légende du conquérant139 -- campe l'image d'Épinal d'un Alexandre solennel recevant de l'oracle d'Ammon-Zeus (le syncrétisme est éloquent) l'onction qui lui manquait : le voilà consacré rejeton de la divinité140, et inscrit -- par l'entremise du mythique Nectanebo II141 -- dans la filiation de la famille royale. Tout pharaon est une figure d'Horus ; Horus est à la fois un dieu et une fonction, la fonction régalienne. Le pharaon est donc toujours la même personne, en tant qu'il est toujours l'incarnation d'Horus. Étonnamment flexible, le clergé égyptien ne semble pas avoir nourri trop de scrupules à consacrer un étranger. Moins d'une année après son arrivée, le conquérant aux yeux vairons reçoit officiellement le titre aux portes de Memphis. Autant d'indices qui laissent penser que l'Égypte d'alors était déjà fortement profondément acquise à l'hellénisation.

philosophes serait alors superfétatoire), il convient que les rois deviennent philosophes (cf. Lettre VII). L'enseignement d'Aristote aura sans doute eu des répercussions profondes sur la mentalité du jeune Alexandre, lui communiquant sa soif inextinguible de connaissances et sa disposition à la curiosité philosophique. Il se pourrait qu'il l'ait accompagné au cours de sa campagne en Asie Mineure, en Syrie et en Égypte, entre -335 et -331. Leur relation se serait en revanche drastiquement dégradée quatre ans plus tard lorsque le conquérant fit ordonner l'exécution de son neveu Callisthène d'Olynthe. Cf. à ce sujet la Lettre à Alexandre sur le monde, attribuée à Aristote, trad. M. Hoefer, Paris, Lefèvre, 1843.

139 Pseudo-Callisthène, Le Roman d'Alexandre, trad. G. Bounoure, B. Serret, Paris, Les Belles lettres, 1992.

140 Il se pourrait que la légende repose en vérité sur une méprise habilement exploitée. Plutarque rapporte effectivement que « quelques-uns affirment que le prophète (ndla :le terme de « prophète », aussi présent chez Hérodote et chez Diodore, rend compte aux yeux des Grecs de la fonction de prêtre ritualiste) voulant le saluer en grec d'un terme d'affection, l'avait appelé "mon fils" (Trat6(ov, païdion), mais que, dans sa prononciation barbare, il achoppa sur la dernière lettre et dit, en substituant au nu (y) un sigma (ç) : "fils de Zeus" (Trarç Arbç, pals dios) ; ils (ces « quelques-uns ») ajoutent qu'Alexandre goûta fort ce lapsus et que le bruit se répandit qu'il avait été appelé "fils de Zeus" par le dieu » (Plutarque, Vies parallèles, 46-120). La récupération de cette anecdote à des fins de propagande a notamment été analysée par l'égyptologue français N. Grimai, dans son article « Les termes de la propagande royale égyptienne de la XIXe dynastie à la conquête d'Alexandre », dans Mémoires de l'académie des inscriptions et belles lettres, n°6, Paris, Imprimerie nationale, 1986.

141 Ph. Matthey, Pharaon, magicien et filou : Nectanebo IL Entre l'histoire et la légende, Thèse de doctorat n°759, document en ligne, Université de Genève, 2012.


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Alexandre en pharaon honorant le dieu thébain Amon-Rê - Temple de Louqsor

Égyptianisation de la Grèce

Si donc l'Égypte tient la Grèce en estime, celle-ci se garde bien de mépriser l'Égypte. A l'hellénisation de l'Égypte répondait concomitamment l'égyptianisation de la Grèce. L'introduction de nouveaux cultes venus d'Orient dans la cité d'Athènes était soumise à certaines conditions. La principale contrainte (tacite, mais essentielle) voulait qu'il s'agît d'un culte public, d'un culte fédérateur, et non privé, identitaire et «segmentant ». La religion civile participait de l'éducation du citoyen ; s'y conformer, ne serait-ce que de manière formelle, relevait du devoir politique. Tout culte se devait d'être compatible avec les manifestations, les fêtes et dévotions prescrites par la cité. A la réserve de ces conditions, rien n'empêchait l'implantation de cultes étrangers. Ni même leur incorporation à la religion athénienne préexistante. Une incorporation favorisée par la logique polythéiste, cumulative et pragmatique, grâce à laquelle des éléments d'origines très variées peuvent

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tout à fait cohabiter, voire se fondre dans le panthéon traditionnel142. A rebours des monothéismes stricts, les polythéismes classiques ne sont pas exclusifs et ne requièrent pas nécessairement de « conversion » ou de renonciation aux croyances préalables de la part des fidèles. Qu'un Athénien adhère au culte de Cybèle ou à celui d'Amon n'interdit pas qu'il poursuive d'observer celui d'Athéna, de Zeus ou d'une quelconque divinité locale. Aussi a-t-on maintes fois relevé cet éclectisme religieux des Athéniens, pour nous si insolite, qui n'hésitent pas à s'investir successivement ou simultanément dans plusieurs cultes.

S'il ne fallait qu'un exemple pour illustrer cette logique d'assimilation, citons celui de

l' «Agnostos Theos » décrit par le Pseudo-Lucien143 Il existait dans la cité d'Athènes un temple spécialement dédié à ce « dieu inconnu ». Nous savons par Apollodore, par Philostrate et Pausanias, que cette divinité impersonnelle avait fonction de substitut cultuel. Dieu sans visage, il les arborait tous. Sans nom, il les arborait tous. Privé d'identité, il pouvait remplacer provisoirement tout autre dieu dont on pressentait l'existence, mais dont la personnalité ou la nature ne s'était pas encore fait connaître des Grecs. C'est assez dire la préoccupation constante des Athéniens de n'en offenser aucun par leur silence, quelle qu'en soit l'origine. Une attitude très éloignée des monopoles prescrits par les monothéismes ; exclusivismes qui, par ailleurs, explique en grande partie le refus des premiers chrétiens d'Occident de se soumettre au culte de l'empereur, et la persécution qui résultat de ce refus. Tout autre était donc la disposition des Athéniens envers les cultes étrangers, pour peu qu'ils soient solubles dans l'écosystème local144. De manière générale, un aperçu de la répartition des lieux de cultes dédiés aux divinités égyptiennes en Attique entre le Ve siècle av. J.-C et le We s. apr. J.-C. permet de mettre en évidence leur multiplicité, leur popularité, et donne une vague idée de leur succès auprès des Athéniens.

142 C'est là, du moins, une thèse soutenue par nombre d'historiens des religions. Voir notamment les conclusions récentes de C. Bonnet, synthétisées dans son article « Repenser les religions orientales : un chantier interdisciplinaire et international », dans C. Bonnet, J. Riipke, P. Scarpi, Religions Orientales. Culti misterici. Stuttgart, Nouvelles perspectives, 2006, p. 7-10. Un constat partagé par A. Lefka, laquelle voit dans cette spécificité l'une des explications rendant raison de la reprise dans les dialogues platoniciens des assimilations marquées par Hérodote entre dieux grecs et égyptiens. Cf. A. Lefka, « Pourquoi des dieux égyptiens chez Platon ? », dans Kernos7, publication en ligne, 1994.

143 Pseudo-Lucian, Philopatris, IX, 14.

144 Or, il n'est pas certain que le « souci de soi », pour reprendre Foucault, l'épistrophê à consonance sectaire (cf. la peinture de Socrate faite par Aristophane dans les Nuées) promue par le philosophe « désengagé des affaires de la cité » le fut ; et l'on pourrait y voir, au-delà de ces causes politiques soigneusement dissimulées, l'un des motifs cachés de son procès. Cf. au sujet des contradictions entre la religion du citoyen et le chamanisme socratique, A. Lefka, « Religion publique et croyances personnelles : Platon contre Socrate ? », article en ligne dans Kernos 18, 2005.

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Carte des sanctuaires « orientaux » en Attique du Ve s. au We s. apr. J.-C.145

Aussi étrange que cela puisse sembler, il se trouve qu'Athènes au cours de son histoire, aurait elle-même encouragé l'implantation de cultes égyptiens. Les documents d'archives des époques classique et hellénistique rapportent sans ambiguïté l'intercession expresse des élites athéniennes en faveur de ces croyances, qu'il s'agisse de leur ménager une place dans le paysage religieux d'Athènes

145 Cartographie extraite de E. M. Thomas, Recherches sur les cultes orientaux à Athènes, du Ve siècle avant j. C. au IVe siècle après j.-C. Religions en contact dans la cité athénienne, vol. 2, en annexes de la thèse soutenue à l'Université Jean Monnet, sous la direction de Y. Perrin et M.-Fr. Baslez, tel-00697121, Saint-Étienne, 2003.

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(ainsi du culte d'Ammon146 au We siècle, d'Isis et de Sarapis au IIIe siècle), ou bien de leur octroyer une reconnaissance, et donc une protection légale (ainsi d'Aphrodite Ourania et d'Isis au We siècle). Légiférer c'est, en partie, légitimer. L'Égypte aurait été bénéficiaire de ce contexte d'ouverture. Un décret accordant l'enktèsis à des marchands de Kition147 nous apprend ainsi que des Égyptiens avaient obtenu le droit de fonder en --333 un sanctuaire consacré à la déesse Isis. L'on se doute bien que cette volonté n'était pas désintéressée. Pourquoi tant de prévenance ? Quel intérêt Athènes pouvait-elle donc trouver à chaperonner l'implantation de cultes étrangers ? Il se pourrait que la réponse à cette question ait moins relevé moins de préoccupations d'ordre « philanthropiques » qu'économiques et politiques. L'intervention des élites dirigeantes d'Athènes s'est chaque fois produite en réponse à un contexte commercial, diplomatique ou politique particulier148. Foucart, au XIXe siècle, ne manquait pas de remarquer dans son étude sur les Associations religieuses chez les Grecs, combien « cette bienveillance hospitalière [à l'égard des dieux de l'Orient] était une nécessité pour une cité commerçante comme Athènes. Pour attirer et retenir au Pirée les marchands étrangers, il fallait bien

146 Platon lui-même, à l'occasion des Lois, se réfère à Ammon (Lois, L. V, 738 b), dieu égyptien qu'il assimile à Zeus. Le personnage de l'Étranger, venu pallier la remarquable absence de Socrate, mentionne ainsi l'orade de Cyrène que venaient consulter les Grecs de tout l'oikouménè. Cf. H.W. Parke, The Oracles of Zeus chap. IX : « Ammon », Oxford, Oxford University Press, 1967, p. 195-241.

147 Attestant cette présence, un discours d'Hypéride, à l'occasion duquel le disciple de Platon s'en prend sans ménagement à un métèque d'origine égyptienne, descendant d'une famille de parfumeurs installée au Pirée depuis trois générations : « Elle arrivait à de pareils résultats [...] avec le concours d'un homme comme Athénogène, un logographe, un pilier d'Agora, et, pour comble, un Egyptien [...] mais cet homme, qui est parfumeur comme son père et son grand-père, qu'on voit à demeure sur l'Agora tous les jours de l'année, qui possède trois magasins de parfumerie, et qui s'en fait présenter les comptes mois par mois, etc. » (Hypéride, Contre Athénogène, 3, trad. G. Colin, Paris, CUF, 1946. Le patronyme fortement connoté de l'intéressé ne celait rien pourtant de son désir d'assimilation. Démosthène, dans sa célèbre harangue contre Midias, fait également une allusion à un métèque au patronyme hellénisé : « Au lieu de s'embarquer sur le vaisseau qu'il [Midias] avait donné, il envoya à sa place un étranger, l'Égyptien Pamphile : pour lui, il resta, et commit dans les fêtes de Bacchus les violences pour lesquelles il est maintenant accusé » (Démosthène, Contre Midias, 163).

148 Le culte du dieu Ammon, dont les orades allaient connaître un succès considérable auprès des Grecs, est ainsi introduit entre la fin du Ve siècle et le milieu du IVe siècle avant J.-C. dans un contexte marqué par l'hostilité de Delphes (et donc de la Pythie, la religion étant, pour Dumézil, l'augment sacré de la fonction régalienne) à l'encontre d'Athènes. Isis et Sarapis -- « Oser(=Osiris)-Apis » devient un glissement phonétique O Sérapis, « le Sérapis » -- sont reconnus officiellement par la cité au cours des années 220 avant J.-C. Athènes menait alors une politique extérieure favorable aux Lagides, et ne laissait pas pour renforcer ces liens d'émettre à leur endroit des signes de bienveillance. Pour ce qui concerne les cultes phéniciens, leur admission dans le paysage religieux d'Athènes serait la conséquence de la puissance commerciale exponentielle des phéniciens installés au Pirée. Les mesures prises par la cité en leur faveur s'expliqueraient donc principalement au regard de motivations économiques et commerciales. Il s'agit moins de considérer la religion comme une variable d'ajustement ou comme un épiphénomène, que de la resituer dans un contexte dont elle est à la fois participante est tributaire. L'introduction et la disparition de cultes est intimement lié aux dynamiques sociales et géopolitiques oeuvrant chez les intéressés.

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leur permettre d'y établir le culte de leur patrie »149. Les élites athéniennes auraient souhaité fixer en Grèce certaines communautés d'origine égyptienne en leur offrant de continuer à pratiquer leur culte. La présence attestée de communautés égyptiennes installées au Pirée est ainsi confirmée par les registres dès la fin du Ve s. av. J.-C.15o

Quoi qu'il en soit des enjeux commerciaux qui ont conduit Athènes à se doter de nouveaux cultes, il n'en demeure pas moins qu'une fois sur place, ces cultes n'ont pas été sans influence sur la culture locale. Les étrangers forment le noyau dur des initiés, mais bien des Grecs se laissent séduire par l'exotisme des mystères. De nombreux Athéniens sont ainsi introduits aux grandes doctrines et coutumes religieuses d'origine orientale. A replacer le phénomène dans une perspective sociologique, force est de constater que l'inscription en Grèce de cultes égyptiens (auquel s'ajoutent des cultes phéniciens, syriens et phrygiens, et les cultures attenantes) n'aura pas abouti à une « religion universelle » comme le présupposait Cumont151 ; pas davantage à une manière de balkanisation communautaire ou spirituelle de la population. Ces cultes restaient, bien au contraire, en perpétuel dialogue avec les traditions locales et leur milieu de réception. Aussi ne trouvera-t-on rien d'étonnant au fait qu'ils se soient peu à peu hellénisés. S'ils ont jamais déteint sur les coutumes préexistantes, ils ont eux-mêmes acquis des traits typiquement grecs, se réformant et se dotant de nouveaux aspects à mesure qu'ils s'ouvraient à la population. Ils se sont adaptés, acculturés, apostasiant chaque fois que de raison les éléments les plus dissonants vis-à-vis de la norme athénienne ; mais tout en conservant une fraction notable, et décisive, du substrat doctrinaire dont ils étaient porteurs. La Grèce accueille l'Égypte avec non moins d'égards que l'Égypte accueillait la Grèce. Tant sa légende que ses ressortissants et ses divinités achèvent de convertir Athènes à une forme d'égyptophilie.

Deux objections préliminaires

Expansionnisme grec, convergences militaires, intérêts politiques, syncrétismes religieux, hellénisation de l'Égypte, orientalisme grec et bien d'autres facteurs concourent en dernier ressort à installer une atmosphère éminemment propice aux excursions studieuses des Athéniens désirant visiter l'Égypte. Ces pèlerinages prisés des Grecs étaient monnaie courante. Platon avait les coudées franches pour se livrer lui-même à de telles investigations (et l'on ne sache pas qu'il s'en soit privé). L'objection d'un hiatus entre Barbares et Grecs ne peut par conséquent être invoquée au détriment de l'hypothèse du voyage de Platon. Cette différenciation ne préjugeait en rien de l'opacité de ces deux

149 M. P. Foucart, Des Associations religieuses chez les Grecs : Thiases, éranes, orgéones, Paris, 1873, p. 131.

150 F. Dunand, Le culte d'Isis dans le bassin oriental de la Méditerranée, vol. II, p. 4-5, 23.

151 F. Cumont, Les Religions orientales dans le paganisme romain, recueil de conférences prononcées au Collège de France, Paris, Leroux, 1929, p. 22.

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cultures. En ira-t-il de même -- pour en revenir à l'étymologie du mot « barbare » -- de celle qui voudrait opposer au dialogue interculturel la frontière de la langue ?

a. La barrière de la langue

Une position retorse mais néanmoins tenable consisterait à faire valoir que le séjour de Platon en Égypte aurait pu être une réalité sans pour autant qu'il en ait retiré le moindre bénéfice pour sa propre pensée. Si l'on admet effectivement, pour les besoins de la démonstration, que Platon aurait pu se rendre en terre des pharaons et profiter de l'entretien des prêtres, des scribes ou d'un quelconque autre érudit frotté de métaphysique et de théologie, cela ne résout en rien la question de savoir comment il aurait pu avoir accès à une pensée dont il ne connaissait la langue ni d'Ève ni d'Adam. L'objection fréquemment dressée contre la thèse du voyage égyptien est donc celle-ci que même rendu en Égypte, Platon n'y aurait rien appris. Une telle remarque est-elle fondée ? Rien n'est moins sûr. Deux arguments pourraient être invoqués et répliquer à ces observations.

-- S'il a la science infuse (bien qu'il l'ait oublié), Platon n'a pas le don des langues. Ce qui n'est pas assez pour le rendre incapable d'apprendre une autre langue. Platon ne laisse pas de faire usage de termes égyptiens dans ses dialogues ; que n'aurait-il assimilé davantage que des noms, plus que des mots, des « éléments de langage » typiquement égyptiens ? H aurait en ce sens suivi l'exemple mythique de Pythagore, son devancier, dont certaines traditions font également un passeur de l'Égypte. S'ajoute à cela que certains passages du Phèdre, et notamment les premières phrases du mythe de Theuth, paraissent construits d'après les formes rhétorique du conte traditionnel égyptien152. Nous ne savons rien, pour ainsi dire, de la maîtrise que Platon pouvait avoir acquis de la langue

152 « En ce temps-là régnait sur l'Égypte entière Thamous » (Platon, Phèdre, 274-275). La forme de l'incipit est canonique et la formule traverse ne varietur une grande partie de la littérature égyptienne des Contes et des Sagesses ; cela, depuis son premier emploi référencé dans l'Autobiographie de Kaemtjénénet (Ancien Empire, Ve dynastie) en passant par la Prophétie de Néferty, l'Enseignement pour Kagemni (Moyen Empire, XIIe dynastie), le Conte du roi Néferkarê et du général Siséné (XIIe-XIIIe dynastie), le conte mythologique de l'O. Senmout (Nouvel Empire, )(VIIIe dynastie), le conte ramesside de La Querelle d'Apophis et Ségénenrê ou encore l'ouverture du Livre de la Vache du ciel (XVIIIe dynastie), jusqu'au Songe de Nectanébo, composé en démotique. Il continue d'être employé durant l'époque ptolémaïque immédiatement postérieure au voyage de Platon. Aussi ne nous paraît-il pas déraisonnable d'envisager que des échos stylistiques de cette littérature soient parvenus jusqu'à Platon ; d'où la facilité de Socrate, bien soulignée par Phèdre (c'est-à-dire par Platon) à « composer des histoires égyptiennes ». Cf. à ce sujet, les travaux encore inédits de B. Mathieu, « En ce temps là... - Petite histoire d'un incipit narratif des bords du Nil à l'Agora (Platon, Phèdre, 274a-275b) ». Voir également, sur la présence de traits culturels égyptiens dans le dialogue du Phèdre, J. Derrida, « La pharmacie de Platon » (1968), dans Platon, Phèdre, Paris, GF-Flammarion, 2e éd., 1992, p. 255-403 (en part. p. 391, n. 8).

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égyptienne. Rien n'interdit de penser qu'il aurait pu tirer enseignement d'une si longue immersion dans ce bain linguistique. Il n'est de retard si rédhibitoire que trois années d'apprentissage ne puissent combler. Prétendre le contraire ne serait pas faire montre d'une très grande générosité. Initiation, imprégnation ; par formation ou capillarité ; qu'importe le moyen, on ne peut si aisément poser que Platon soit demeuré tout à fait hermétique à la langue de ses hôtes.

-- Supposons nonobstant. Supposons malgré tout que Platon soit resté néophyte ; que notre auteur n'ait jamais su articuler la moindre phrase ni même comprendre le moindre discours égyptien ; qu'à plus forte raison, il n'ait jamais su lire le moindre texte en caractères hiéroglyphiques. Supposons donc ; est-ce dirimant ? Pas davantage. Même en ce cas, Platon n'aurait eu aucune difficulté à recourir aux services des drogmans. Les traducteurs ne manquaient pas. Il y avait ceux, d'abord, détachés des armées. Ces médiateurs en vacations étaient effectivement légion depuis les campagnes militaires gréco-égyptiennes conduites au VIIe siècle sous Psammétique Ier. Le pharaon en avait fait former un corps spécialisé pour intégrer dans ses cohortes les mercenaires venus de Grèce. Ainsi Hérodote évoquait-t-il une véritable « institution des interprètes » (« oi gun hèrménées »)153 A ces corps militaires suppléaient les fonctionnaires d'État qui, à leurs heures perdues, monnayaient leur talent de traducteur autant que leur influence. On connaît la réputation des traducteurs auliques, polyglottes accomplis, chargés sous la XVIIIe dynastie de retranscrire les lettres rédigées en accadien, telles celles retrouvées sur le site de Tell el-Amama. Et plus encore, il y avait ceux qui faisaient profession d'orienter les pèlerins et visiteurs de l'étranger venu pour admirer les temples et les principaux édifices religieux. Un exemple éloquent de ce recours des Grecs aux interprètes égyptiens -- et de la connaissance du grec par ces Égyptiens -- nous est donné par Hérodote au Livre II de son Enquête 154' dans un passage où le «père de l'histoire » prétend s'être entretenu -- en grec -- avec le scribe-trésorier du temple de Neith. Les entretiens de Solon rapportés par Critias dans cette même Saïs où se rend Hérodote, au temple de Saïs mentionné par Platon, et que Platon lui-même aurait pu visiter, n'ont rien d'essentiellement invraisemblable.

Si Platon avait dû s'instruire de doctrines égyptiennes concernant la tripartition de l'âme ou le jugement des morts, c'est sans nul doute auprès des officiants qu'il aurait trouvé matière à penser. Les officiants (ou prêtres par délégation) connaissaient-il assez le grec pour que même -- ultime hypothèse -- sans traducteur, sans médiateur bilingue, ils aient pu renseigner directement Platon sur le contenu des sagesses égyptiennes et des textes sacrés dont ils étaient tout à la fois, rappelons-le, les diffuseurs, les protecteurs et les commentateurs ? Il semblerait, au vu des témoignages d'époque, que nous

153 Hérodote, L'Enquête, L. II, 154.

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puissions encore répondre par l'affirmative. S'il nous fallait de cette réalité une preuve plus substantielle, il suffirait de songer au premier décret trilingue connu, promulgué sous Ptolémée III Évergète Ier, oeuvre d'un concile clérical réuni à Canope pour l'occasion de l'anniversaire de l'intronisation du pharaon. Un décret promulgué par les autorités ecclésiastiques en --238, soit environ un siècle et demi après le voyage Platon. Pierre de Rosette avant la lettre, ce document fait droit à trois sections respectivement rédigées en grec, démotique et égyptien hiéroglyphique, attestant par là-même d'une maîtrise des trois langues155 Le commun des Égyptiens apparaît plus généralement suffisamment marqué par sa fréquentation devenue coutumière de la langue grecque pour en venir à intégrer des tours de phrase typiquement helléniques comme l'expression « ou monon... alla kai », passée dans la langue démotique (vernaculaire) d'époque. Comme le relève François Daumas dans sa préface à Platon à Héliopolis d'Égypte, «il fallait un long temps d'accoutumance et une habitude de la langue très grande, en ce temps où grammaire et dictionnaire n'existaient pas, pour que put s'exerçer cette influence du grec sur la langue égyptienne courante à ce moment »156

Pour résumer en quelques mots ce contre argumentaire, l'entretien d'interprètes à des usages auliques ou militaires par la chancellerie pharaonique d'une part, la présence de drogmans dans les villes égyptiennes fréquentées par les Grecs (dont, tout spécifiquement, le port de Naucratis) ; enfin, les connaissances du grec dont témoignent, documents à l'appui, les prêtres et les scribes égyptiens, se présentent comme autant d'indices à même de répliquer, cela, sans même qu'il soit besoin de prêter à Platon des connaissances en égyptien, à l'objection aussi fragile que coutumière de la barrière de la langue.

b. Des centres culturels

L'Égypte a la réputation d'être une terre d'échange ; ce qu'elle n'a jamais cessé d'être, était déjà depuis la plus lointaine antiquité -- et serait plus que jamais sous la période classique (435 -- 405), coïncidant avec la résistance égyptienne contre l'impérialisme perse. « Échange », comme « être », doit cependant s'entendre en plusieurs sens. Les échanges commerciaux sont loin d'épuiser la richesse des interactions entre les Grecs et les Égyptiens. L'Égypte, terre de commerce, était aussi un lieu d'étude et de voyage, et de voyage d'études. Une terre d'initiation. A quelle initiation pouvait prétendre un Grec ; où et comment celle-ci lui était-elle dispensée, sont des questions dont nous ne saurions faire l'économie.

155 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne de la tripartition de l'âme chez Platon », dans Mélanges A. Gutbub, publications de la recherche, Montpellier, OrMonsp II, 1984, p. 41-54.

156 Fr. Daumas, préface à R. Godel, Platon à Héliopolis d'Égypte, Paris, Les Belles Lettres, 1956.

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Une fois résolue la question de savoir comment Platon pouvait communiquer ou prendre connaissance des textes égyptiens, reste en effet à nous interroger sur les lieux où notre auteur était le plus à même de recueillir la meilleure somme d'informations sur les différents domaines de la culture égyptienne. Non plus seulement sur l'âme et le jugement des âmes ; mais plus encore sur l'art, l'histoire, la politique, les lois, les moeurs, l'organisation sociale, la religion, l'astronomie, les mathématiques, l'enseignement ou la pédagogie et bien d'autres sujets qui se trouvent mentionnés dans ses Dialogues157. Nous avons évoqué, parmi ces hauts-lieux culturels, le temple de Saïs où se serait rendu Hérodote ainsi que Solon d'après le récit de Critias158 (peut-être en hommage implicite à Hérodote). Or, aux différents temples de l'Égypte ancienne, et cela de la même manière qu'à tous les grands édifices religieux des principales cités -- outre Saïs, Bubastis, Tanis, Héliopolis, Memphis, Hermopolis, Abydos, Thèbes, etc. -- se rattachait le plus souvent un important complexe intégrant des habitations pour les prêtres, des ateliers de production divers, des entrepôts, éventuellement des logements pour héberger les visiteurs. Les temples, en sus de constituer des centres intellectuels, avaient également une fonction éducative. Ils s'associaient une ou plusieurs « maisons de vie » au sein desquelles officiaient de puissants collèges sacerdotaux (la réputation de celle d'Héliopolis -- « la cité du soleil » -- était connue dans tout l'oikoumènè) et où les aspirants à la prêtrise étaient initiés à la théologie et à la sagesse des anciens. C'était aussi le lieu où les scribes s'adonnaient aux commentaires et à la reproduction des papyrus sacrés. Le temple était donc plus qu'un lieu de dévotion, la maison du Dieu, un centre économique ou un espace de recueillement : il était plus encore, grâce aux maisons de vie, un relais culturel.

Ces édifices -- les maisons de vie -- se présentaient comme des manières d'écoles, d'institutions essentiellement dédiées à la formation des futures élites, principalement des scribes, mais également ouverts aux profanes et même aux étrangers qui en faisaient la demande. L'ombre des maisons de vie pouvait ainsi servir de théâtre aux entretiens théologiques de haute volée auxquels se livraient Grecs et Égyptiens. Au point qu'elles puissent être considérées comme un point de rencontre, où au clergé local et aux apprentis scribes se confrontaient dans une ambiance studieuse les plus grands érudits et savants de leur siècle. Ces édifices ne désemplissaient pas, attirant également par la richesse de leur réserve documentaire. Tout un chacun pouvait, sur autorisation ou librement, avoir accès aux plus anciennes bibliothèques d'Égypte, telle la bibliothèque sacerdotale de Tebtynis, dans le Fayoum, celles des

157 Ainsi, entre autres, dans le Phèdre, 274c sq. ; Timée, 21e, 60a ; Lois, L. VII, 657b, 799a-b, 819b-c ; Philèbe 18b ; Politique, 290 d-e, passim.

158 « Si, en effet, je puis me rappeler suffisamment et vous rapporter les discours tenus autrefois par les prêtres et apportés ici par Solon, je suis à peu près sûr que cette assemblée sera d'avis que j'ai bien rempli ma tâche » (Platon, Critias, 108b).

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temples d'Edfou ou de Dendara, ou celles de Thèbes. Le fonds documentaire y était riche, varié, et comportait des papyrus authentiques ou des reproductions d'originaux dont la période de rédaction se déployait sur des durées qui ne devaient pas manquer de faire l'admiration des Grecs. S'y trouvaient également de nombreux textes magiques, côtoyant les récits mythologiques, les hymnes et prières, les contes et autres compositions littéraires. Bien d'autres disciplines étaient mises à l'honneur, comme en attestent les vestiges de textes scientifiques, des traités médicaux (Hippocrate fut à bonne école), astronomiques (Eudoxe n'en perdrait rien), des registres d'État et des recensements. Tout y était, rien n'y manquait ; minutieusement classé, archivé, mis à jour. Platon n'aurait eu aucun mal à obtenir en un tel lieu tous les renseignements dont ses Dialogues témoignent.

Les maisons de vie porteraient mal leur nom si elles n'étaient que des conservatoires. Au-delà d'être un mémorial des écritures ou un espace de transmission, c'est dans les maisons de vie que se tramaient tous les bouleversements en matière de doctrine. Bouleversements qui se répercutaient ensuite sur le reste des disciplines : art, musique, métaphysique, etc., supposées refléter ces nouvelles conceptions. Bouleversements dont dépendait ainsi, d'après Gode1159, toute la production littéraire de l'Égypte pharaonique, incluse la composition des hymnes, des chants sacrés et des figures de la danse. C'est dans les maisons de vie, encore, qu'étaient élaborés, enseignés et conservés les traités de magie, avec leur lot de rites, qui côtoyaient sinon se confondaient avec les traités de médecine expérimentale, parfaitement rationnelle et qui témoignent d'une pratique très en avance sur leur époque. Les deux options allaient de pair depuis l'époque la plus ancienne, comme en attestent les papyrus médicaux. Cette dimension religieuse indissociable de la littérature morale et scientifique réfute ainsi radicalement la distinction tardive entre les registres du sacré et du profane. Les scribes étaient aussi et d'abord des théologiens et les théologiens nécessairement des scribes. D'aucuns ont émis l'hypothèse que ce serait d'ailleurs à leur initiative que naquit le genre littéraire didactique, florissant en Égypte depuis le début du Moyen Empire (vers 2000 av. J.-C.). Quant aux mathématiques et à l'astronomie égyptienne (et mésopotamienne), il se pourrait qu'elles aient considérablement influé sur la science grecque en devenir16o

Platon et, plus tard, Aristote, insistent sur les conditions à la fois climatiques et historiques ayant permis aux Égyptiens d'accumuler une longue tradition d'observation astronomique. De repérer des cycles sur le long terme et de prétendre à des relevés précis. Platon ne tarit pas d'éloges, dans le récit du Phèdre, sur la pédagogie égyptienne ayant su se doter de techniques pragmatiques ludiques et efficaces d'enseignement des mathématiques. Pour peu que notre auteur ou un quelconque autre

159 R. Godel, Platon à Héliopolis d'Égypte, Paris, Les Belles Lettres, 1956.

16o L. Robin, La Pensée grecque et les Origines de l'esprit scientifique, Paris, Renaissance du livre, 1923.

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voyageur grec ait jamais pu se renseigner sur l'étendue de ces connaissances et assister à cette merveilleuse pédagogie, ce ne pouvait être que dans les maisons de vie. Platon insiste enfin sur la question des arts, et plus précisément -- puisqu'il s'agit de discourir des lois -- d'encadrement des arts161. Précisons donc que les artistes, essentiellement des graveurs-sculpteurs, tenaient tout leur savoir des maisons de vie. Leur art -- qui ne serait que bien plus tard thématisé comme tel -- étant dépositaire d'une fonction religieuse, ils étaient eux, plus qu'aucun autre, tenus au respect des canons, à l'observance des proportions fixées par les plus hautes autorités de la hiérarchie. Telles étaient, mutatis mutandis, les «formes intelligibles » que les officiants, en ceci comparables aux gardiens de la République ou au démiurge du Théétète prêtant sa forme à la matière indifférenciée, se faisaient fort d'imposer au reste du corps social. Toutes les réformes voulues par le pouvoir s'actualisaient ainsi par le truchement des maisons de vie. Elles étaient les sanctuaires par excellence au sein desquels s'élaboraient les conceptions théologiques, les règles législatives, les canons artistiques, et ce qui s'apparente le plus à la philosophie. La discipline théologique se présentait effectivement comme la matrice de toutes les autres connaissances.

Cette compendieuse visite au sein des maisons de vie permet d'envisager qu'à l'ombre d'un seul temple, un Grec aurait sans mal pu trouver âme avec qui s'entretenir et matière à s'instruire, embrasser depuis un seul lieu une part honorable de la culture égyptienne. S'il y avait donc, dans toute l'Égypte, un type d'institution susceptible d'avoir renseigné un Grec sur la civilisation égyptienne, ses moeurs, ses traditions et ses croyances, un lieu où quiconque désireux de consulter les plus anciens corpus de textes et les doctrines égyptiennes que nous tenterons de comparer à celles développées par Platon, ce lieu existait bel et bien, dans toutes les principales cités.

161 « C'est pourquoi après en avoir choisi et déterminé les modèles, on [les autorités égyptiennes] les expose dans les temples, et il est défendu aux peintres et aux autres artistes qui font des figures ou d'autres ouvrages semblables, de rien innover, ni de s'écarter en rien de ce qui a été réglé par les lois du pays : et cette défense subsiste encore aujourd'hui, et pour les figures, et pour toute espèce de musique. Et si on veut y prendre garde, on trouvera chez eux des ouvrages de peinture ou de sculpture faits depuis dix mille ans [...] et qui ont été travaillés sur les mêmes règles [...] C'est un chef d'oeuvre de législation et de politique. Leurs autres lois ne sont peut-être pas exemptes de défauts ; mais pour celle-ci touchant la musique, elle nous prouve une chose vraie et bien digne de remarque, c'est qu'il est possible de fixer par des lois, d'une manière durable et avec assurance, les chants qui sont absolument beaux [...] Si donc, comme je disais, quelqu'un était assez habile pour saisir, par quelque moyen que ce soit, ce qu'il y a de vrai en ce genre, il doit en faire une loi avec assurance, et en ordonner l'exécution, persuadé que le goût du plaisir, qui porte sans cesse à inventer de nouvelles musiques, n'aura pas assez de force pour abolir des modèles une fois consacrés, sous prétexte qu'ils sont surannés ; du moins voyons-nous qu'en Égypte, loin que le goût du plaisir ait prévalu sur l'antiquité, tout le contraire est arrivé » (Platon, Lois, L. II, 656e-657b). Sur la fonction pédagogique des arts du temps ; sur leur usage en politique et sur leur dimension mystique (isiaque) ou « doctrinaire » (pythagorisme), cf. P. M. Schuhl, « Platon et la musique de son temps », dans Etudes platoniciennes, Paris, PUÉ, 1960, p. 100-112.

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L'existence attestée des maisons de vie résout assurément une difficulté de taille, celle du lieu et de la manière dont Platon aurait pu entrer en connaissance de doctrines égyptiennes. Elle ne nous assure pas que Platon en personne les aurait visitées : comme nous le suggérions, n'importe quel autre Grec de l'entourage de notre auteur aurait pu accomplir ce pèlerinage, et rapporter à Platon ces renseignements. Platon pourrait encore avoir puisé chez d'autres auteurs lesdits renseignements. Bénéficiant de cet accès aux maisons de vie et de l'accueil particulièrement chaleureux des Égyptiens, les Grecs ont en effet constitué à la fin du Ve s. av. J.-C. un véritable corpus encyclopédique sur les savoirs et les pratiques de la vallée du Nil. Des motifs dramatiques et des lieux littéraires se sont cristallisés. Une vision topographique, historique, culturelle, religieuse s'est déployée au confluent de nombreux textes et traverse toute une littérature d'aiguptiaka. Si l'on ajoute à la contribution des « historiens », des doxographes, compositeurs et dramaturges précédemment évoqués, les possibles relais qu'auraient été certains présocratiques, orphiques ou pythagoriciens que connaissait Platon, on obtient une cartographie relativement complète des savoirs égyptiens. Si bien qu'on peut légitimement douter que, disposant à domicile d'autant d'informations, et indépendamment de la question de savoir s'il fut effectif, le voyage de Platon eût été nécessaire. Croyant nous amender d'une objection, nous nous sommes découverts de nouveaux embarras.

C) Témoignages du voyage de Platon

Y a-t-il encore un sens, compte tenu de la qualité et de la multiplicité des sources dont Platon pouvait disposer, aussi bien chez les auteurs grecs que par l'intermédiaire des voyageurs, à soutenir la thèse d'un séjour en Égypte ? La somme de connaissances accumulées par ses contemporains et ses prédécesseurs ne pourrait-elle suffire à rendre compte des références qui jalonnent ses Dialogues ? C'est à répondre à ces questions que nous consacrerons les deux prochaines sections de ce chapitre. La première pour corroborer la présence effective de Platon en Égypte ; cela en examinant la fiabilité des témoignages d'auteurs se référant à ce séjour. L'analyse de ces témoignages nous fournira incidemment une occasion de retracer l'itinéraire qu'aurait pu emprunter l'auteur au cours de ses grandes pérégrinations. La seconde pour extraire du corps même des Dialogues des indices inédits, des allusions à des réalités égyptiennes qui ne se retrouveraient pas chez ses prédécesseurs. Des allusions qui, donc, seraient comptables de sources indisponibles en Grèce. Deux voies pour établir, d'après l'auteur et d'après ses témoins, la valeur historique du voyage de Platon.

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Platon avait-il voyagé en Égypte ? Si l'on s'en tient aux diverses opinions qui se sont exprimées au fil des siècles, l'on ne peut qu'être frappé par le renversement qui s'est progressivement produit. De part et d'autre de ce basculement, on distinguera d'une part une antiquité et une époque classique en grande majorité acquises à la réalité de ce voyage ; de l'autre une modernité beaucoup plus réservée, sinon hypercritique. Pour ce qui concerne la première période, nombre d'auteurs, depuis surtout le Ier s. av. J.-C., ne manquent pas d'alléguer leur propre témoignage. Citons, pour les plus éminents, celui de Cicéron162, de Diodore de Sicile163, de Strabon164, de Valère Maxime165, de Pline l'Ancien166, de Lucain167, de Quintilien168, de Plutarque169, d'Apulée170, de Pausanias171, de Clément d'Alexandrie172,

162 Cicéron, De Republica. De la République, L. I, 10 (54-51 avant J.-C.) ; De fznibus bonorum et malorum. Sur la fin des bonnes et mauvaises choses L. V, 29 (45 avant J.-C.) ; Tusculanæ Disputationes. Débats tenus à Tusculum, L. IV, 19 (45 avant J.-C.). Notons que la forme rhétorique retenue par Cicéron conserve pour l'essentiel les traits du dialogue platonicien.

163 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, L. I, 96 (IeL siècle avant J.-C.). Avec le premier livre de sa monumentale Bibliothèque (40 ouvrages dont 15 seulement nous seront parvenus), Diodore de Sicile a la particularité d'être, après Hérodote, la source hellénistique la plus complète que nous ayons au sujet de l'histoire et des coutumes de l'Égypte antique.

164 Strabon, Géographie, L. XVII, 29 = C807 (18-19 après J.-C.).

165 Valère Maxime, Factotum dictorumque memorabilium. Faits et dits mémorables (IIIe siècle après J.-C.), VIII, 7,3.

166 Pline l'Ancien, Naturalis Historia. Histoire naturelle (77-79 après J.-C.), L. XXX, I.

167 Lucain, Bellum ciuile ou Pharsale, X, 181-193 (IeL siècle avant J.-C.).

168 Quintilien, De institutione oratoria. De l'institution oratoire, L. II (95 après J.-C.).

169 Plutarque, Vies parallèles des hommes illustres, t. I : Vie de Solon, 2 (100-110 après J.-C.) ; idem, De Iside et Osiride, Traité d'Isis et d'Osiris L. X (IeL siècle avant J.-C.).

179 Apulée, De dogmate Platonis. De la doctrine de Platon, L. III (IIe siècle après J.-C.).

171 Pausanias, Périégèse ou Description de la Grèce, L. IV, 32, 4 (IIe siècle après J.-C). Le témoignage de ce dernier bénéficie entre autres de la précieuse caution de l'historien P. Veyne, selon qui « Pausanias est l'égal d'un philologue ou d'un archéologue allemand de la grande époque ; pour décrire les monuments et raconter l'histoire des différentes contrées de la Grèce, il a fouillé les bibliothèques, a beaucoup voyagé, a tout vu de ses yeux [...] La précision des indications et l'ampleur de l'information surprennent, ainsi que la sûreté du coup d'oeil » (P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes , Paris, Seuil, Points Essais, 1983.

172 Clément d'Alexandrie, Stromates L. I, XV, 69, 1. Notons que le chapitre XV a pour intitulé fort significatif « La philosophie grecque est puisée en grande partie dans la philosophie barbare ». Certains passages sont des plus éloquents pour ce qui touche à la question des influences égyptiennes sur la pensée de Platon : « Platon ne nie pas qu'il ait reçu des barbares ce que sa philosophie renferme de plus beau ; et il avoue qu'il est allé en Égypte ; c'est pourquoi il écrit dans le Phédon que le philosophe peut recueillir en tous lieux quelque avantage » : " La Grèce est grande, Ô Cébès, dit-il, et elle renferme des hommes doués de mille qualités : les peuples barbares sont nombreux aussi " » ; « Platon, dans le Banquet, louant les barbares pour avoir excellé dans la philosophie, leur rend justice aussi bien qu'aux Grecs; il montre les honneurs qu'ils ont reçus de leurs dignes successeurs » ; « Platon ne fait pas mystère de l'estime qu'il porte aux barbares. Il se souvenait que lui et Pythagore tenaient des barbares une suite de vérités les plus belles et les plus élevées de la philosophie. C'est pour cela qu'il nomme ces peuples, nations de philosophes barbares. Il fait voir dans son Phèdre qu'il connait le roi égyptien, et il nous le montre plus sage que Toth, qu'il sait être une sorte de Mercure » ; « On rapporte que Pythagore eut pour maitre Sonchis, le premier des sages égyptiens ; Platon, Sechnuphis d'Héliopolis ; et Eudoxe de Cnide, Chonuphis, également égyptien » : passim (Clément d'Alexandrie, ibid., trad. M. Caster, 2006).

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de Philostrate13, de saint Augustin14, de Diogène Laërce15, d'Olympiodore16 et de diverses Vies et fragments anonymes. Les philologues modernes ne se laissent pas convaincre à si bon compte. Un argument souvent repris par les commentateurs qui s'inscrivent en faux contre la réalité d'un voyage Platon en Égypte est que les premiers témoignages relatifs à semblable voyage sont postérieurs de plusieurs siècles à la mort de Platon. Leur fiabilité serait d'autant plus faible que se mêlaient chez leurs auteurs des motifs idéologiques, des enjeux rhétoriques ou des présupposés philosophiques, tels que la conjecture d'une philosophia perennis, d'une sagesse éternelle transmise par les Hébreux aux Égyptiens, et par les Égyptiens aux Grecs, puis des Grecs aux Romains, etc., suivant une sorte de concaténation s'accomplissant avec le christianisme"'. Dont acte. Que ces postures et impostures aient été bel et bien réelles, nous ne contestons pas. Qu'il ne se trouve aucune mention d'un voyage de Platon antérieur au Ier s. av. J.-C. ; c'est-à-dire antérieure à ceux désavoués par nos sceptiques commentateurs est bien plus litigieux. D'où la nécessité d'entreprendre à notre tour un examen critique des diverses sources disponibles.

Témoins de première main

H ne saurait être question de rappeler l'exhaustivité des prises de position qui ont été celles des commentateurs sur le sujet, ni de reprendre par le menu les arguments sans éprouver ou infirmer la véridicité du voyage de Platon. D'une part, parce que cette entreprise aura déjà été menée à bien à trois reprises par l'égyptologue François Daumas18 ; ensuite parce que certains documents ne nous paraissent pas avoir été assez mis en valeur. H s'agit moins de discuter ces arguments que de les

13 Philostrate d'Athènes, Vita Apollonii. Vie d'Apollonios de Tyane, L. I, 2 (217 245 après J.-C. Dates indiquées par P. Grimai dans sa présentation de la Vie d'Apollonius de Tyane, dans Les Romans grecs et latins, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1958, p. 1029).

14 Saint Augustin, De Civitate Dei contra paganos. La Cité de Dieu, L. V, chap. 4 (413-426 après J.-C.).

15 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, L. III, 6 (IIIe siècle après J.-C.).

16 Olympiodore le Jeune, Vita Platonis. Vie de Platon, L. I, 7 (VIe siècle après J.-C.).

177 Témoin Marsile Ficin, célèbre pour ses traductions de Platon, de Plotin, et du Corpus Hermeticum, qui théorise à l'occasion du premier livre de ce dernier la transmission de cette sagesse première : « Hermès Trismégiste fut appelé le premier théologien ; il fut suivi par Orphée, qui initia Aglaophème aux saintes vérités, et Pythagore succéda en théologie à Orphée, qui fut suivi par Philolaos, maître de notre Platon. C'est pourquoi il n'y eut qu'une seule, secte de la prisca theologia [théologie antique], toujours cohérente par rapport à elle-même, formée par six théologiens selon un ordre admirable, qui commence par Mercure [Hermès] et se termine par Platon » (M. Ficin, Argumentum à sa traduction du Mercurii Trismegistii Pimanderou Poimandrès, et d'autres traités du Corpus Hermeticum (1471), dans Opera omnia (1576), Paris, p. 1836). Cf. S. Toussaint (éd.), Marsile Ficin ou les mystères platoniciens, Actes de colloque, Paris, Les Belles Lettres, 2002.

178 Fr. Daumas, préface à R. Godel, Platon à Héliopolis d'Égypte, Paris, Les Belles Lettres, 1956, p. 75-78 ; idem, « L'origine égyptienne du jugement de l'âme dans le Gorgias de Platon », dans Mélanges R. Godel, Paris, 1963, p. 187-191 ; idem, « L'origine égyptienne de la tripartition de l'âme chez Platon », dans Mélanges A. Gutbub, publications de la recherche, Montpellier, OrMonsp II, 1984, p. p 41-44.

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éclairer à la lumière des témoignages qui nous sont parvenus de l'Antiquité. Pour l'heure, s'il est un fait que Platon n'évoque jamais explicitement dans ses dialogues son séjour en Égypte, nous ne disposons pas moins de quatre sources contemporaines dont deux -- celle d'Hermodore et celle de Cicéron -- nous paraissent particulièrement dignes de foi.

a. Hermodore de Syracuse

Parmi les nombreux textes attestant la présence de Platon en Égypte, l'un en particulier nous paraît décisif et trop souvent négligé. Aussi, dans l'inventaire qu'il voulait exhaustif des témoignages du voyage de Platon19, même Theodor Hopfer fait l'impasse sur ce qui reste pourtant le plus ancien et sans nul doute le plus crédible document qui nous soit parvenu. Ce premier témoignage est celui d'Hermodore de Syracuse. Qui était Hermodore, et en quoi sa contribution serait plus fiable qu'une autre ? Membre actif de l'Académie, notre homme y avait vécu au moins durant les dix dernières années du maître pour y enseigner comme professeur spécialisé. Des Dialogues de Platon, dont il était au reste le disciple et le contemporain, il avait publié des éditions qu'il exportait vers la Sicile. Son oeuvre personnelle était principalement mathématique (il avait calculé dans son Peri Mathèmaton que cinq mille ans avaient dû s'écouler depuis le temps des mages jusqu'à la chute de Troie) ; rien n'en subsiste que de maigres fragments et références faites par d'autres auteurs. Nous savons également que de Platon qu'il avait bien connu, il avait le premier composé une biographie qui allait servir de source principale au livre III des Vies de Diogène Laërce180, consacré à Platon. Précisément, Diogène se sert d'une notice d'Hermodore relative au voyage de Platon dans la vallée du Nil qu'il retranscrit dans le chapitre 6. En voici la substance :

À l'âge de 28 ans, selon Hermodore, il [Platon] s 'en alla à Mégare, chez Euclide, accompagné de quelques autres élèves de Socrate (mort depuis). Puis il alla à Cyrène, auprès de Théodore le mathématicien, et de chez lui en Italie, chez Philolaos et Eurytos, tous deux pythagoriciens, puis en Égypte, chez les prophètes, où, dit-on, Euripide l'aurait accompagné ; ce dernier y étant tombé malade fut guéri par les prêtres au moyen d'une cure d'eau de mer ; ce qui lui aurait fait dire : « la mer lave tous les mots des hommes » [...] Platon avait eu l'intention aussi d'aller trouver les Mages, mais les guerres déchirant l'Asie lui firent renoncer à dessin. Revenu à Athènes, il vécut à l'Académie.181

179 T. Hopfer, Über Isis ans Osiris, t. II, Darmstadt, Wissenschaftliche, Buchgesellschaft, 1967, p. 86-87.

180 Diogène Laërce, op. cit., L. III.

181 Ibid., L. III, chap. 6 ( trad. et notes J.-Fr. Balaudé, L. Brisson, J. Brunschwig, T. Dorandi, R. Goulet, M. Narcy 1999). Nous soulignons.

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Les propos attribuables, dans ce fragment, à Hermodore lui-même, s'étendent depuis « ensuite » (epeita) jusqu'à « chez les prophètes (= prêtres) » (para tous prophètas). Dans son Histoire de la littérature grecque d'Homère à Aristote, Luciano Canfora affirme qu'il n'y aurait aucun lieu de soupçonner de fraude le témoignage direct d'Hermodore : « il n'y a pas de raison de douter de l'information de ce singulier disciple syracusain de Platon, capable de divulguer de sa propre initiative des écrits du maître »182. Il eût été peu avisé, en effet, de falsifier, de réécrire, de contrefaire des événements aussi récents, et que ses contemporains pouvaient alors aisément vérifier. Pour ce qui concerne l'existence réelle de cet ouvrage dont nous n'avons pour toute trace que des indications et citations, celle-ci est attestée par l'index d'Herculanum (colonne VI, 34) qui nous apprend aussi qu'il s'agissait de la toute première d'une vaste liste de biographie de Platon. Quant à la fiabilité de la restitution de ce fragment par Diogène Laërce, nous laissons à François Daumas le soin d'en décider : « cet érudit était peut-être médiocre, mais il était foncièrement honnête »183

Nous avons signalé que les propos susceptibles d'avoir été extraits directement de la biographie rédigée par Hermodore cessaient avec la mention des «prophètes ». C'est qu'il faut distinguer, avec la mention d'Euripide, une seconde source dans le passage précédemment cité, celle-là issue d'une tradition incontrôlée. Diogène, à ce propos, précise quant à la présence éventuelle d'Euripide au côté de Platon qu'il s'agit d'un « on dit » (phasi), d'un apport explétif, et que celle-ci n'est évoquée nulle part dans la biographie d'Hermodore. Une précaution heureuse, celle-ci s'avérant fausse à quelque 17 ans d'écart. Mort en 406 avant notre ère, le dramaturge ne pouvait en effet accompagner Platon in corporaliter, qui entreprit ses grandes pérégrinations sept ans après, vers 399. L'anachronisme apparaît donc flagrant : Platon avait 20 ans lorsqu'Euripide mourut et commençait à peine à fréquenter Socrate. Certains commentateurs, parmi lesquels W.M. Calder184, en raison d'une abréviation -- « Eu. » -- employée dans le texte par Diogène Laërce, ont proposé de lire « Eudoxe » à la place d'« Euripide ». Un amendement conjectural et fmalement peu nécessaire, Eudoxe n'ayant probablement pas plus accompagné Platon en Égypte qu'Euripide185. Cette juxtaposition ne retire rien toutefois à la valeur du témoignage d'Hermodore ; non plus qu'à sa reprise par Diogène. Elle atteste au contraire le souci d'objectivité et de sincérité du compilateur qui ne peut qu'accréditer sa bonne foi : Diogène critique ses sources, et fait la part entre le certain et le probable.

182 L. Canfora, Histoire de la littérature grecque d'Homère à Aristote, Paris, Desjonquières, 1994, p. 552-553.

183 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne de la tripartition de l'âme chez Platon », dans Mélanges A. Gutbub, publications de la recherche, Montpellier, OrMonsp II, 1984, p. 41-54.

184 W.M. Calder, « Threptos and related terms in the inscriptions of Asia Minor », dans American journal of Philology, n°104/3, 1983, p. 287.

185 B. Mathieu, « Le voyage de Platon en Égypte », dans Annales du Service des Antiquités de l'Égypte (ASAE) 71, t. LXXI, Le Caire, 1987, p. 153-167.

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Toujours est-il, et c'est là l'essentiel, que les renseignements émanant d'Hermodore ne sont en rien « postérieurs de plusieurs siècles » à la mort de Platon, mais bien contemporains, et un homme comme Diogène est tout à fait fondé à les considérer comme du meilleur aloi. Ceux-ci restent les mieux fondés de toute l'antiquité à attester le voyage de Platon. H n'est qu'à déplorer qu'une source aussi précieuse n'ait pas été jusqu'à présent considérée à sa juste valeur.

b. Cicéron

Plus tardif mais non moins important, le second témoignage qui nous semble important de mentionner n'est autre que celui de Cicéron. L'auteur latin avait séjourné quelque temps dans la cité d'Athènes à compter de l'année 45 avant notre ère, à une époque par conséquent bien antérieure à la formation des cercles néo-platoniciens et à la fin du paganisme agonisant. Le fait est qu'on ne peut donc le soupçonner d'avoir voulu réinscrire artificiellement la doctrine de Platon dans une tradition qui n'était pas la sienne. Nous savons par les historiens que Cicéron a ainsi fréquenté l'Académie de Platon à l'occasion de son séjour et qu'il a pu sur place avoir accès à d'excellentes sources. Or l'auteur également, que ce soit dans son De Republica 186 composé en 54-51, dans le De Finibus 187 ou dans les Tusculanes 188, tous deux datés de - 45, relate un voyage de Platon en Égypte. Nous verrions mal Cicéron, réputé probe dans ses écrits, se livrer sans scrupules à des fabulations qui l'auraient vite discrédité. La supercherie n'aurait pas mis longtemps à être découverte par quelque membre de l'Académie. H. von den Steinen189 insiste en ce sens sur la fiabilité et la valeur historique toute singulière d'une documentation difficilement falsifiable à une époque où le souvenir de Platon était encore bien vivant à l'Académie. Les auteurs postérieurs ne s'y sont pas trompés qui n'ont cessé de se transmettre comme parole d'Évangile les notices de l'auteur.

Qu'il s'agisse d'Hermodore ou de Cicéron, il ne peut plus dès lors être question, quant à l'authenticité d'un voyage Platon en Égypte, d'une affabulation tardive de philosophes par trop pressés d'inscrire leur propre doctrine et leurs spéculations sous le vernis d'autorité d'une tradition remontant aux sagesses orientales. Ce sont des documents contemporains ou proches de Platon ; bien mieux, des témoignages de première main produits par ses disciples qui ont fondé la solide tradition de son

186 Cicéron, De Republica. De la République, L. I, 10, 16.

187 Cicéron, De fznibus bonorum et malorum. Sur la fin des bonnes et mauvaises choses, L. V, 29, 87.

188 Cicéron, Tusculanæ Disputationes. Débats tenus à Tusculum, L. IV, 19, 44.

189 H. von den Steinen, « Plato in Egypt », dans Bulletin of Faculty of Arts, Fouad I University, vol. XIII, Le Caire, mai 1951, p. 109.

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voyage d'Égypte. Une tradition que n'ont eu qu'à reprendre les auteurs postérieurs, quelles qu'aient été leurs intentions.

c. Diodore de Sicile

Les témoignages de Diodore de Sicile et de Strabon, s'ils semblent moins probants que ceux de Cicéron et d'Hermodore, n'en sont pas moins incontournables. Diodore nous lègue une importante Bibliothèque historique qu'il aurait composée entre 60 et 50 avant notre ère. Il y confirme dès le premier livre la réalité d'un voyage d'étude de Platon, comme de nombreuses autres figures du panthéon philosophique grec, en terre des pharaons :

Après nous être étendu sur ces divers sujets, nous dirons un mot des Grecs qui, célébrés pour leur sagesse et leurs lumières, ont autrefois voyagé en Égypte afin de s 'instruire dans les lois et la science de cette nation. Les prêtres égyptiens affirment, sur la foi des livres sacrés, qu'on a vu chez eux Orphée, Musée, Mélampe, Dédale ; ensuite le poète Homère, Lycurgue le Spartiate, Solon d'Athènes, Platon le philosophe ; enfin Pythagore de Samos, Eudoxe le mathématicien, Démocrite d'Abdère et Oenopide de Chio. Pour prouver que ces hommes ont voyagé en Égypte, ils montrent soit des portraits, soit des lieux et des édifices portant leurs noms ; chacun est jaloux de montrer que tous ces sages, qui font l'admiration des Grecs, ont emprunté leurs connaissances aux Égyptiens.19°

Toujours à propos des prêtres égyptiens, Diodore poursuit en affirmant que « comme témoignage de toutes ces visites, ils montrent des uns les statues, des autres les endroits ou édifices qui portent leur nom »191. Si ce passage, dont nous ne restituons ici qu'une bribe, revêt pour nous une importance particulière, c'est que les dires de l'historien sont indépendamment corroborés de trois manières, à l'aune de documentations spécifiques. Nous connaissons ainsi un texte de Strabon dans lequel ce dernier soutient qu'on lui aurait fait visiter dans la cité d'Héliopolis le lieu ou auraient séjourné Platon et Eudoxe de Cnide. Ce genre de pèlerinage organisé n'était pas rare, et les guides, il est vrai, manifestaient peu de scrupules à tromper les touristes en leur faisant passer des vessies pour des lanternes. H se pourrait que les locaux aient fortement contribué à renforcer le mythe du voyage de Platon afin d'attirer le chaland. Cela ne retire rien au fait que pour qu'une telle stratégie -- s'il s'agit là d'une stratégie -- s'avère payante, il incombait a minima que la légende fût suffisamment connue des

190 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, L. I, 96, 2 (trad. F. Hoefer, 1851). Nous soulignons.

191 Diodore de Sicile, ibid.

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Grecs. Assez, du moins, pour qu'on ait eu l'idée d'en désigner des simulacres de preuves et que Strabon, un auteur averti, ait pu les prendre pour argent comptant.

Pour ce qui concerne les statues évoquées par Diodore, nous héritons du règne de Ptolémée Ier Sôter, daté de la fm du We s. avant notre ère, un exemple archéologique probant avec l'hémicycle du Sérapéum de Saggâra. Fait significatif : cet hémicycle est constitué de diverses statues juxtaposées à l'effigie de différentes figures d'autorité de la Grèce antique. Les photographies prises par J.-Ph. Lauer et Ch. Picard192 nous laissent apercevoir un défilé d'illustres personnages dont la plupart, précédemment cités par Diodore de Sicile, sont susceptibles d'avoir effectué un voyage en Égypte. Aux hommes de loi répondent les dramaturges, aux orateurs les philosophes ; et qui mieux que Platon pour incarner les philosophes ? Pour ce qui nous concerne, cette découverte archéologique signifie que moins d'un siècle après le possible voyage Platon en Égypte, les Égyptiens et les touristes étrangers pouvaient déjà admirer son buste dans la grande nécropole memphite. Et probablement même dans d'autres lieux où il se serait rendu. Cette découverte du buste de Platon au sein de l'hémicycle du Sérapéum étonna plus d'un helléniste, et c'est à A. Burton que nous devons d'avoir risqué le premier ce rapprochement avec le texte de Diodore193.

La troisième pièce en mesure d'illustrer la citation de Diodore consiste en un corpus de vies de Platon rédigées en langue arabe. L'usage que nous pourrions faire à ces biographies dans l'économie de notre argumentaire reste toutefois tout relatif, dans la mesure où ces dernières n'apportent pas d'élément nouveau par rapport à celles que nous tenons des Grecs. Le fait est néanmoins que l'on n'a pu jusqu'à présent déceler aucun lien direct d'inspiration ou de reprise entre les Vies de Platon rédigées par les Grecs et celles de facture arabe ; ce qui tendrait à témoigner de l'indépendance de ces deux sources. En d'autres termes, les Arabes d'Égypte auraient frayé leur propre tradition biographique sur le fondement de connaissances qu'ils n'auraient pas pu recueillir d'informateurs ou de documents grecs. Vies grecques et arabes se recoupent néanmoins sur une majorité de points -- dont le séjour de Platon en Égypte. Un recensement critique des nombreuses biographies arabes de Platon peut être consulté dans l'ouvrage d'A.S. Riginos, Platonica : Anecdotes Concerning the Life and Writings of Plato 194, document fort utile à qui voudrait tenter de reconstituer le paysage les échanges transculturels du point de vue arabe.

192 J. Ph. Lauer, Ch. Picard, « Les statues ptolémaïques du Sérapéion de Memphis », dans Publications de l'institut d'art et archéologie de l'université de Paris, Paris, 1955, p. 143 sq.

193A. Burton, « Diodorus Siculus, L. I. A commentary », article en ligne dans EPRO 29, Leyde, 1972, p. 275 sq.

194 A. S. Riginos, Platonica : Anecdotes Concerning the Life and Writings of Plato, Londres, Brill, 1976, p. 216 sq.

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Sans aller jusqu'à offrir des preuves formelles et hors de cause de l'existence d'une tradition égyptienne concernant un séjour de Platon en Égypte, d'une version des événements qui se serait transmise localement par-delà les générations, le texte de Diodore mentionne toutefois suffisamment d'indices laissant penser que les Égyptiens hellénisés ou les Grecs égyptianisés de cette époque avaient conscience de l'importance que l'Égypte revêtait aux yeux de Platon. Assez, à l'évidence, pour attirer la curiosité des visiteurs grecs en lui élevant des statues dans les lieux significatifs où ce dernier aurait été. Semblable « culte », même entretenu pour des raisons plus financières qu'honorifiques, serait difficilement pensable si Platon, dans l'esprit des Grecs, ne s'était rendu en Égypte et n'y avait longuement séjourné.

d. Strabon

Ce n'est pas sans quelques réserves que nous citons enfin Strabon. Son témoignage nous semble des plus litigieux ; donc à manipuler avec précaution. L'auteur ne se contente pas, en effet, de rapporter l'existence de circuits touristiques « sur les traces de Platon » ; il affirme lui-même le voyage Platon en Égypte, mais en y associant le nom d'Eudoxe de Cnide. Il prétend de surcroît avoir lui-même été se rendre sur les lieux où auraient séjourné les deux amis :

On nous montra aussi la demeure de Platon et d'Eudoxe : car Eudoxe avait accompagné Platon jusqu'ici. Arrivés à Héliopolis, ils se fixèrent et tous deux vécurent là treize ans dans la société des prêtres [..] Ces prêtres, si profondément versés dans la connaissance des phénomènes célestes, étaient en même temps des gens mystérieux, très peu communicatifs, et ce n'est qu'à force de temps et d'adroits ménagements qu'Eudoxe et Platon purent obtenir d'être initiés par eux à quelques-unes de leurs spéculations théoriques.195

Strabon se montre à ce sujet étonnamment précis. H ajoute que l'astronome et disciple du maître de l'académie aurait effectué ses relevés depuis un observatoire égyptien196, cela en vue de composer un livre dans la lignée d'oeuvre comme celle d'Hérodote, de Ctésias ou d'Hécatée. Ce livre comportait de larges passages consacrés aux théories du Nil et des inondations, aux règles des prêtres d'Héliopolis est mentionné l'une des tombes supposées d'Osiris ainsi que le mythe d'Ammon. Qu'Eudoxe s'en soit ouvert à son ami ; que donc Platon et pu recueillir de sa bouche ces différents éléments pour les

195 Strabon, Géographie, XVII, 1 (trad. A. Tardieu, 1867).

196 Strabon, Géographie, XIV, 566.

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réinvestir dans ses dialogues, c'est chose plausible. Qu'Eudoxe soit allé en Égypte, nous ne le contestons pas. Et Ch. Froidefond nous livre à ce sujet un certain nombre d'indications bibliographiques à même de nous convaincre si nous ne l'étions pas déjà197. Qu'il ait accompagné Platon dans son voyage est en revanche bien plus douteux. Et nous avons force raison d'être sceptiques, ne serait-ce qu'au vu de la chronologie198. Cette erreur de Strabon se comprend aisément dans la mesure où ce dernier n'a pas été directement témoin du voyage Platon, qu'il relate par ouï-dire. Son témoignage concernant les circuits touristiques consacrés à Platon reste en revanche de première main, et nous n'en demandons pas plus.

Témoins différés

Aux témoignages de première main précédemment examinés s'ajoutent, datant de toutes époques, un nombre considérable de références tardives au voyage de Platon. Mais on peut mentionner ces sources étant abstraction faite de la forte teneur idéologique qui en motive certaines. Qu'un document soit motivé par des intentions autres qu'un simple souci d'objectivité ne signifie pas qu'il n'est pas objectif ; mais, tout du moins, qu'il ait existé quelque raison pour fabriquer des faux.

a. Apulée

Aborder la question de l'authenticité de ces dépositions nous contraint en première instance à nous interroger sur les raisons qui auraient pu conduire ces « témoins différés » à fabriquer des témoignages du voyage de Platon en Égypte. Ces précisions sont d'une importance capitale et mériteraient un examen bien plus fouillé que nous ne saurions le mener. Citons seulement, parmi les ouvrages de référence sur le sujet des rapports parfois ambigus des auteurs grecs et latins à l'Égypte, les développements intéressants de J. Bidez, dans Eos ou Platon et l'Orient 199, et ceux de D. Mallet, «Les rapports des Grecs avec l'Égypte de la conquête de Cambyse (525) à celle d'Alexandre (331)» zoo Rappelons seulement, au risque de simplifier, que les auteurs dont nous allons parler ont été

197 C. Froidefond, op. cit. p. 270. Voir également J. Yoyotte, P. Charvet, S. Gompertz, Strabon, le voyage en Égypte, Paris, Nil édition, 1997, p. 130.

198 W. K. C Guthrie, A history of Greek Philosophy, vol. W : Plato. The Man and his Dialogues : Earlier Period, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 14.

199 J. Bidez, Eos ou Platon et l'Orient, Bruxelles, AMS Press, 1945.

200 D. Mallet, « Les rapports des Grecs avec l'Égypte, de la conquête de Cambyse (525) à celle d'Alexandre (331) », dans MIFAO, 48, 1922, p. 125-134. D'autres études notables sont à signaler, parmi lesquelles les travaux de J. Pirenne, Histoire de la civilisation de l'Egypte ancienne, 3 vol., Neuchâtel, Albin Michel, La Baconnière, 1961-1963 ; de A. De Gutschmid, « De rerum Aegyptiakarum scriptoribus Graecis ante Alexandrum Magnum », dans Philologus X, 1855, p. 687 sq. ; de H. von den Steinen, « Plato in Egypt », dans

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christianisés ; il y avait donc un intérêt à dévaloriser la philosophie grecque au profit de sources orientales, c'est-à-dire proche de l'Ancien Testament. En ce sens, la légende des pérégrinations de quelques illustres penseurs grecs pouvait offrir l'occasion de rapporter la plus grande part du savoir grec à des contacts que ces penseurs auraient eus avec des populations égyptiennes et ces populations égyptiennes, avec la tradition sémite. Cette conception suppose ainsi une chaîne unissant la pensée grecque à l'Orient dont elle serait l'insolvable débitrice.

Ainsi a-t-on pu voir dans le voyage supposé de Platon une sorte de pèlerinage aux sources. Les sources en question se confondraient avec l'Égypte où Pythagore aurait été initié aux mystères de la religion et reçu l'essentiel de sa science. Platon aurait souhaité compléter et approfondir sa formation en Égypte. Car il s'agit bien d'un voyage d'études, fait sur lequel s'accorde l'ensemble des témoignages anciens. H aurait donc suivi le conseil de son maître qui le pressait de parcourir le monde pour faire d'autres rencontres et apprendre davantage encore. Conseil qui semble contraster à première vue avec l'obstination de Socrate, bien mis en avant dans le Criton avec la prosopopée des lois d'Athènes201, à chérir sa cité (sans doute autant que Sparte) au point de ne la jamais quitter (sauf cas de force majeure : service militaire, etc.), mais ce que l'on comprend sans doute mieux si le maître en question était Pythagore. Une thèse qui se retrouve chez de nombreux auteurs, dont Apulée, dans le De dogmate Platonis, qui, à la suite d'une référence qu'il fait à la biographie signée d'Olympiodore, mentionne une vie anonyme de Platon : « ayant appris que les pythagoriciens tenaient le principe de la philosophie de l'Égypte, il se rendit en Égypte... »202.

b. Saint Jérôme

Idée que Jérôme de Stridon, dit saint Jérôme, reprit à son compte huit siècles après le périple de Platon : « Platon se rendit en Égypte, puis chez Archytas de Tarente, et dans la région de l'Italie que l'on appelait jadis Grande-Grèce -- voyage fort pénible --, si bien que lui qui était maître tout-puissant à Athènes [...] devint simple voyageur et élève »203. Le maître redevient élève. Ainsi Jérôme interprète-t-il ce voyage d'études comme un acte de modestie, comparable au célèbre aveu d'ignorance qui faisait de Socrate, aux dires de la Pythie de Delphes, le plus sage parmi les hommes204 et plus proche,

Bulletin of the Faculty of Art, Le Caire, Fouad I University, mai 1951 ; de K. Skobovda, « Platon et l'Egypte », dans Archiv Orientalm, n° 20, 1952, p. 28-38 ; ou de A. S. Riginos, Platonica, The anecdotes concerning the life and writings of Plato, Leyde, 1976, p. 64 sq.

201 Platon, Criton, 50d.

2°2 Apulée, De dogmate Platonis. De la doctrine de Platon, L. III, 186, col. 1, 1, 54 sq. (trad. J. Beaujeu, 1973).

203 Saint Jérôme, Lettre V, dans Correspondance (trad. J. Labourt, 1963).

204 Platon, Apologie de Socrate, 21a.

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certainement, de l'humilité chrétienne. La même épître suggère que Platon aurait pris occasion de ce voyage pour visiter les hauts lieux de l'Égypte et contempler les pyramides205. H cite encore Memphis comme l'une des principales stations du philosophe. Or, la ville de Memphis était connue à cette époque pour être un centre religieux majeur ou s'étaient développées, au fil des siècles, des doctrines extrêmement élaborées et les spéculations sur la nature divine et sur la création de l'univers. H y avait là de quoi faire le bonheur d'un philosophe. Si l'on ajoute à cela que la cité ne se situait qu'à une trentaine de kilomètres d'Héliopolis, il paraît tout à fait vraisemblable que Platon ait effectué ce séjour, même s'il est peu probable qu'il ait eu avec les officiants du temple les entretiens philosophiques mentionnés par Plutarque2°6

Des maîtres égyptiens

Cela posé, nous sommes naturellement conduit à nous demander à quel intermédiaire Platon aurait pu avoir recours pour pénétrer les arcanes de la sagesse égyptienne. La seule consultation d'écrits s'accorde mal avec l'approche dialectique de Platon. On ne sait que trop l'importance du dialogue chez l'auteur des Dialogues. Or, au nombre des témoignages que nous ont légués ses biographes, un certain nombre vont jusqu'à donner le nom des interlocuteurs ou des maîtres égyptiens de Platon. Jacques-Joseph Champollion-Figeac, frère du célèbre égyptologue français et déchiffreur des hiéroglyphes, égrenait encore, parmi les mentors potentiels du philosophe les noms de Paténéït de Saïs, Ochaapis, d'Héliopolis et Ethêmon de Sébennytos. Nous savons aujourd'hui le philologue victime d'une confusion : ces noms sont en vérité ceux des maîtres que Proclus disait avoir été ceux de Solon dans son Commentaire sur le Timée 207. Nous pouvons donc écarter d'entrée de jeu ces candidats qui devaient être momifiés depuis longtemps lorsque Platon est arrivé en Égypte. D'autres auteurs, en particulier Plutarque208 et Clément d'Alexandrie209, livrent en revanche des informations à prendre avec sérieux. Sont avancés les noms de Chonouphis et de Sechnouphis. Que valent ces témoignages, et quel crédit leur accorder ?

2°5 Saint Jérôme, op. cit., ibid

2°6 Plutarque, Le démon de Socrate, 7, 578f.

207 Produs, Commentaire sur le Timée, 31d.

208 Plutarque, op. cit., ibid

209 Clément d'Alexandrie, op. cit., ibid.

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a. Chonouphis

Dans le Démon de Socrate, Plutarque fait mention d'entretiens qu'un certain prophète de Memphis aurait eus en Égypte avec Platon et son ami et condisciple Simmias210. Il peut être intéressant de noter que Simmias est un philosophe thébain du Ve s. av. J.-C. et qu'il pourrait avoir été disciple du pythagoricien Philolaos de Crotone, avant de devenir celui de Socrate. Simmias pourrait donc avoir eu la même formation intellectuelle que Platon, au confluent de l'Égypte de la Grèce, à l'intersection des deux cultures.

Quant au maître potentiel évoqué par Plutarque, il s'agit pour l'auteur d'un certain Chonouphis, prophète de son état. La condition de prophète ou d'officiant de Chonouphis se trouve homologuée par son nom même, ce que l'auteur ne pouvait inventer. Tirant argument de solides indices phonétiques, le professeur J. Vergote, spécialiste de l'ancien égyptien, suggère qu'il aurait pour racine étymologique le composé hm-nfr, « le bon serviteur [du dieu] », « le serviteur parfait »211. Ce qui est dire que Chonouphis était en quelque sorte, prédestiné dès sa naissance, de par sa caste, à occuper ces fonctions religieuses. Nos connaissances actuelles de l'égyptien ancien rendent ainsi vraisemblable l'existence historique d'un Chonouphis prophète. A tout le moins nous indiquent-elles que Chonouphis n'est pas qu'une pure création littéraire de Plutarque.

Or, Chonouphis est également le nom que mentionnait Diogène Laërte au livre VIII de ses Vies et doctrines de philosophes illustres 212 ainsi que Clément d'Alexandrie dans les Stromates 213. Il est alors donné comme maître à Eudoxe de Cnide, qui séjourna pour sa part en Égypte vers 380. Que Platon et Eudoxe aient pu rencontrer les mêmes notables n'aurait en effet rien de surprenant lorsque l'on sait qu'ils sont contemporains et plus encore, amis. Ils pouvaient s'échanger les bonnes adresses. Plus surprenant ce fait que Diogène, contrairement à Plutarque, précise de Chonouphis qu'il est Héliopolitain. Clément d'Alexandrie se contente pour sa part de le dire Égyptien. Ni l'un ni l'autre ne le donne pour tuteur à Platon ; mais seulement à Eudoxe. S'agit-il donc de la même personne ? Le Chonouphis memphite évoqué par Plutarque est-il le même que celui des Stromates et des Vies de Diogène ?

210 « Aussitôt les souvenirs de Simmias se réveillèrent : «Je ne connais pas cette tablette, dit-il, mais Agétoridas de Sparte fut envoyé par Agésilas avec beaucoup de ces lettres à Memphis chez le prophète Chonouphis auprès de qui nous vivions, partageant ses études, Platon, Ellopion de Péparèthe et moi » (Plutarque, op. cit. ibid., trad. Éd. des Places, 1950).

211 J. Vergote, « De oplossing van een gewichtig probleem : de uocalisatie van de egyptische werkwoordvormen », dans Mededelingen van de K. Vlaams Acad Voor Wetenscapen, Bruxelles, 1960.

212 Diogène Laërce, op. cit., L. III, 8.

213 Clément d'Alexandrie, op. cit, ibid.

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Un indice textuel relevé dans le traité sur Isis et Osiris 214 nous incline à répondre par l'affirmative. Après y avoir fait l'inventaire des épopées éducatives en Égypte de Solon, Thalès, Platon, Eudoxe, Pythagore et Lycurgue, Plutarque décline les noms de leurs initiateurs : celui de Pythagore, Oinouphis l'Héliopolitain ; celui de Solon, Sonchis le Saïte ; enfin, celui d'Eudoxe, Chonouphis le Memphite. Deux éléments retiennent notre attention. Le premier est que le même tuteur que Plutarque affirmait dans Le démon de Socrate être celui d'Eudoxe, ce prophète alors héliopolitain, devient dans ce traité memphite, tout en restant maître d'Eudoxe. L'on peut donc raisonnablement penser que les deux Chonouphis, quelle que soit l'origine qui leur est attribuée, ne sont qu'une seule et même personne, la même qu'évoquent à leur tour Diogène Laërte et Clément d'Alexandrie.

Dont acte. Peut-on conclure de là que ce personnage ait pu instruire à la fois Platon et Eudoxe ? Rien n'est moins sûr. Le second élément consiste en ce que Plutarque, dans son Isis et Osiris ne mentionne pas le nom du maître de Platon. Il y a ici un vide que l'auteur aurait pu vouloir combler en inférant illégitimement des contacts d'Eudoxe et de Platon, leurs voyages respectifs en Égypte, qu'ils avaient eu le même enseignement. Ce qui revient à dire que faute d'information ou bien par maladresse, Plutarque aurait abusivement prêté dans Le démon de Socrate le Chonouphis, maître d'Eudoxe, à Platon (renseignements qui, rappelons-le, ne figure pas chez Diogène Laërte ni chez Clément d'Alexandrie). De Memphis ou d'Héliopolis, ce Chonouphis à l'origine mal définie ne semble pas légitime à la candidature du tutorat de Platon. On ne peut fonder sur une seule citation, et qui pis est, sur une confusion probable, aucune spéculation un tant soit peu sérieuse. Tout ceci laisse intacte la question de savoir qui, si ce n'est Chonouphis, aurait pu initier Platon aux mystères et doctrines de l'Égypte.

b. Sechnouphis

Un second prétendant à cette candidature nous est proposé par Clément d'Alexandrie dans un passage de ses Stromates : « on rapporte, écrit-il, que Pythagore fut l'élève de Sonchis, grand prophète égyptien, Platon de Sechnouphis l'Héliopolitain, et Eudoxe de Cnide de Chonouphis, lui aussi Égyptien »215. Il apparaît ici que les maîtres de Platon et d'Eudoxe de Cnide sont clairement distingués. Notre embarras consiste ici en ce que le nom de Sechnouphis n'apparaît, à notre connaissance, nulle part ailleurs que chez Clément d'Alexandrie. Clément d'Alexandrie est donc le

214 Plutarque, De Iside et Osiride, Traité d'Isis et d'Osiris, L. X, 354d-e.

215 Clément d'Alexandrie, op. cit, ibid

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seul à assigner une identité crédible au maître de Platon ; mais, précisément, il est le seul à le faire. Nous ignorons par conséquent quelles pourraient avoir été ses sources, et aucun recoupement n'est praticable avec un autre texte grec ou égyptien. Est-ce à dire que nous n'aurions aucune raison de croire (ou de ne pas croire) en ces informations ? Ce serait verser dans l'hypercriticisme, et l'attitude n'est pas toujours de bon aloi. S'il serait maladroit de prendre ce renseignement pour argent comptant, celui-ci n'en est pas moins étayé par un certain nombre de détails précis en mesure de lui garantir une certaine valeur historique. Nous n'en relevons pas moins de quatre. Le premier ne concerne pas directement Sechnouphis, mais l'assignation de la fonction de « grand prophète » à Sonchis, mentor de Pythagore. Ce titre, traduction de l'égyptien hm-ntr tpy (« premier prophète »), correspond bien à une fonction sacerdotale égyptienne. Plutarque désigne par ailleurs Sonchis comme ayant été l'officiant qui conversa avec Solon tandis que ce dernier séjournait à Saïs216. Un deuxième élément consiste en ce que la mention de Chonouphis comme maître d'Eudoxe de Cnide s'inscrit, comme nous avons pu le constater d'après la confusion de Plutarque, à la suite d'une tradition solide. Un troisième argument fera valoir que l'origine héliopolitaine de Sechnouphis s'accorde tout à fait avec le séjour prolongé dont nous avons quelque raison de croire qu'il fut effectivement celui de Platon dans cette ville217. Le dernier élément concerne l'historicité de ce même personnage. De même que l'onomastique venait au renfort de la croyance en celle de Chonouphis, l'analyse étymologique rapproche le nom de Sechnouphis d'un anthroponyme égyptien, Sbk-nfr, signifiant « le bon Sobek », ou « Sobek est parfait ». Sauf à considérer que Clément d'Alexandrie fut suffisamment bon locuteur égyptien, on ne peut suit aisément lui en attribuer la paternité ; d'autant, rappelons-le, il s'agit d'un hapax.

En sorte que si, d'entre les deux noms avancés par les historiographes, il nous fallait choisir lequel aurait été le plus susceptible d'avoir été celui du maître de Platon, nous opterions sans doute, en fin des fins, pour Sechnouphis. Ce choix pour toutes les raisons, mais également avec toutes les réserves que nous avons dites. L'on peut songer que le voyage de Platon étant déjà une chose controversée, lui assigner des maîtres le serait d'autant plus. Mais il existe une autre voie. Rien n'interdit de prendre, tout à l'inverse, l'indication et même l'évocation de maîtres de Platon comme un indice supplémentaire de l'authenticité de son voyage.

216 Plutarque, Vies parallèles des hommes illustres, t. I : Vie de Solon, 2, 26, 1 et idem, De Iside et Osiride, Traité d'Isis et d'Osiris, L. X, 354d-e.

217 Cf. infra. : « L'itinéraire du voyage de Platon ».

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D) Itinéraire du voyage de Platon

La condamnation à mort de Socrate, en 399 av. J.-C., fut pour Platon un événement politique capital pour la compréhension de son oeuvre. Elle contraignit nombre de ses disciples à prendre momentanément le large -- le terme est de mise -- pour ne pas s'exposer. C'est bien ce que relate Diogène Laërce, se fondant sur le témoignage direct d'un proche disciple de Platon dont nous avons déjà parlé : «... Ayant atteint l'âge de 28 ans, selon ce que dit Hermodore, il se réfugia à Mégare auprès d'Euclide, avec aussi quelques autres socratiques218. Platon avait effectivement 28 ans en 399 ; plus frappant est l'emploi du verbe « réfugier ». Pline l'Ancien, dans son Histoire Naturelle 219, parlerait pour sa part plus vertement d' « exil » : « Exiliis velus quam peregrinationibus susceptis ». Le même départ est relaté sans variantes significatives chez Cicéron220, Apulée221 et Olympiodore222. Tout porte à croire qu'il y a donc bien eu une période à partir de l'année 399 durant laquelle Platon, les circonstances ayant déterminé son départ d'Athènes, a voyagé ; et c'est au cours de ce voyage qu'aurait eu lieu son séjour en Égypte.

L'itinéraire des pérégrinations

Mort de Socrate. Éteint par la démocratie. Si l'événement devait décevoir bon nombre d'aspirations du jeune Platon en matière politique elle allait plus encore donner à ses écrits une nouvelle impulsion. Si l'on en croit Gomperz223, Platon a relativement peu écrit avant son départ d'Athènes. De fait, même à souscrire à l'hypothèse de Willamovitz et Robin224, reprise par Taylor225, selon laquelle l'anecdote évoquée par Diogène Laërce au sujet du Lysis est authentique, force est de reconnaître que la plupart des grands dialogues datent d'après la mort de Socrate226. Il n'est pas impossible, et Gomperz le soutient, qu'il ait pu même rédiger un certain nombre de ses oeuvres au cours de ses voyages plutôt qu'à son retour. Aussi admettons communément que le Gorgias date de

218 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, L. III, 6 et L. II, 106.

219 Pline l'Ancien, Naturalis Historia. Histoire naturelle, L. XXX, 9. 22° Cicéron, De Republica. De la République, L. I, X, 16.

221 Apulée, De dogmate Platonis. De la doctrine de Platon, L. III, 186.

222 Olympiodore le Jeune, In Platonis Gorgiam commentaria. Commentaire sur le Gorgias de Platon, 41, 7.

223 T. Gomperz, Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie antique, t. I : Les commencements, trad. A. Reymond, Paris, Payot, 1908-1910, p 265-266 et 309.

224 Respectivement U. von Wilamowitz-Moellendorff, Platon, Berlin, Weidmann, 1920 et L. Robin, Platon, Paris, Presses universitaires de France, Les grands penseurs, 1968, p. 40.

223 A. E. Taylor, Plato, Londres, Constable, 1902, p. 21.

226 W. Jaeger adopte cependant une position légèrement différente. Cf. à ce sujet W. Jaeger, Paideia, la formation de l'homme grec, 2 vol., trad. André et S. Devyver, Paris, Gallimard, 1964. Jaeger, Paideia, trad. Anglaise, Oxford, p. 88 et notes.

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son retour de Grande Grèce, ce qui pourrait expliquer les nombreux éléments et allusions référant à l'orphisme et au pythagorisme227. Fr. Daumas situe précisément sa rédaction entre 395 et 390, conformément aux indications de Croiset228 ; en tout état de cause après 394, si l'on souscrit aux datations de Dodds229. Il constate à compter de ce dialogue une sorte de « d'élargissement dans l'information de Platon ». Il en infère qu'en sus des influences de doctrine ésotérique grecque, l'auteur y aurait pu transposer certains aspects de la morale égyptienne.

a. Aspects pratiques

Pour avoir été précipités, les voyages d'étude de Platon ne se seraient pas projetés sans préparatifs. Platon, pour être philosophe, n'en est pas moins astreint aux mêmes nécessités matérielles que n'importe quel Grec. Sans doute avait-il des points de chute, des amis pour l'héberger, des connaissances comme Théodore, à Cyrène où il est dit qu'il fut considéré comme un hôte. Reste qu'il est difficile d'envisager que Platon n'ait pas pris quelques précautions pour garantir le bon déroulement de son voyage d'études. Plutarque, dans la Vie de Solon 230 et Grégoire de Naziance dans le Carmen Liber 231 se font l'écho d'une tradition ancienne affirmant que Platon aurait pris soin d'emporter avec lui une pleine cargaison d'huile afin de s'acquitter des frais de son long séjour, et de faire face à d'éventuels impondérables. Détail relayé plus récemment par L. Robin dans son ouvrage consacré à Platon : « un tel voyage pour un Athénien n'avait rien d'une aventure, et Platon, dit-on, l'aurait fait en négociant, emportant avec lui une cargaison de huile, le produit de ses olivaies ; vendue sur le marché de Naucratis, elle devait lui procurer le moyen de continuer son voyage »232. Détail d'autant plus vraisemblable qu'en dernière analyse Platon, issu de l'aristocratie athénienne, était sans doute aussi propriétaire foncier et devait posséder des exploitations. Surtout, l'huile d'olive faisait partie du lot de marchandises et de denrées typiques qu'Athènes exportait couramment vers d'autres ports méditerranéens. D'autres ports, inclus celui de Naucratis d'Égypte. Ainsi, dans une étude intitulée « L'Olivier et l'huile d'olive dans l'ancienne Égypte », Ch. Dubois mentionne la découverte de nombreux tessons de jarre de facture grecque dans cette ville même233. L'article fait par ailleurs

22' Cf. T. Gomperz, op. cit., t. II, p. 353 ; Robin, op. cit., p. 172 ; surtout, E. R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, Berkeley, Champs-Flammarion, 1997, p. 209.

228 Platon, Gorgias, A. Croiset (éd.), Paris, Budé, Belles Lettres, 1923, p. 102.

229 Platon, Gorgias, E.R. Dodds (éd.), Oxford, Oxford University Press, 1959, p. 28. 238 Plutarque, Vies parallèles des hommes illustres, t. I : Vie de Solon, 2, 8.

231 Grégoire de Naziance, Carmen Liber, I, II, 311.

232 L. Robin, op. cit., p. 5.

233 Ch. Dubois, « L'olive et l'huile d'olive dans l'ancienne Égypte », dans Revue de philologie, n°49, 1925, p. 73 et notes 5-6.

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précisément référence au « commerce de Platon ». Un commerce alors très développé si l'on en croit

D. Mallet234, et qui n'ajoute que plus de crédit à l'hypothèse d'un séjour prolongé de Platon en Égypte.

Deux autres indices nous sont donnés dans les dialogues de Platon de la véracité de ces préparatifs et précautions pécuniaires. Le premier, pittoresque, peut être relevé en République 436-a, ainsi que dans les Lois en 747-c, où il est par deux fois évoqué la « cupidité des Égyptiens » dont Platon fait un trait de civilisation. On peut sans doute imaginer qu'il écrivait sous le coup du souvenir de certaines tractations ardues qu'il avait dû mener avec les négociants d'Égypte. Connaissant la réputation des marchands grecs, on ne saurait douter que ceux-là devaient être particulièrement durs en négoce. D. Mallet fait sienne la suggestion235 que Froidefond, pour sa part, reprend non sans quelque réserve236. Le second indice de ces préparatifs pour le voyage d'Égypte figure dans le Gorgias, en 511 d-e, lorsqu'au détour d'une conversation Platon mentionne le prix de la traversée entre Athènes et l'Égypte. Précisément, Platon évoque la traversée dans le sens Égypte-Athènes, c'est-à-dire du voyage de retour. L'on peut légitimement inférer de ces deux éléments (le prix et le sens de la traversée) qu'il s'agissait d'un souvenir récent ; d'un souvenir vécu, et non d'un simple « on dit ». Ce qui, en outre, renforcerait la thèse selon laquelle le Gorgias aurait été rédigé au retour d'Égypte.

b. Le tour de Méditerranée

Une difficulté surgit immédiatement lorsque l'on tente de retracer l'itinéraire des grandes pérégrinations de Platon. Moins au sujet des lieux visités que sur l'ordre de visite de ces différents lieux. Les témoignages anciens évoquent tantôt, après Mégare et Cyrène, la Grande Grèce puis l'Égypte, tantôt l'inverse, autrement dit l'Égypte puis la Grande Grèce. Quels témoignages sont les plus vraisemblables ? Il convient pour en décider de critiquer leurs sources. Trois sources en l'occurrence, évoquent une escale en Italie du Sud qui aurait précédé le départ pour l'Égypte : il s'agit de Quintilien, de Diogène Laërte et d'Olympiodore. Le témoignage de Quintilien figure dans ses Inst. Orat., et précise dans le texte : « Non contentus disciplinis, quas praestare poterant Athenae, non pythagorum, ad quos in Italiam navigaverat, Aegypti quoque sacerdotes adiit atque eorum arcana perdidicit »237. Il semble manifeste que Quintilien ici recherchait un effet de gradation ; à telle enseigne qu'il faudrait considérer l'ordre évoqué davantage comme un tour de rhétorique plutôt que

234 D. Mallet, « Les rapports des Grecs avec l'Égypte », dans Mémoires publiés par les membres de l'institut français d'archéologie orientale du Caire (IFAO), n°48, Le Caire, 1922, p. 147, et idem, « Les premiers établissements grecs en Égypte », dans op. cit., n°12, Le Caire, 1893.

233 D. Mallet, op. cit., p. 131.

236 Reprise par C. Froidefond, dans Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971, p. 306.

237 Quintilien, De institution oratoria. De l'institution oratoire, L. I, 12, 15.

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comme un fait établi, comme un renseignement chronologique. Que le souci de Quintilien ne soit pas d'abord d'ordre historique ne préjuge en rien toutefois de la véracité des faits qu'il retranscrit. Si peu que Diogène Laërte, dont nous avons dit le témoignage -- en tant qu'adossé à celui d'Hermodore -- éminemment crédible, rapporte dans ses Vies que Platon aurait quitté Cyrène d'abord pour l'Italie du Sud afm d'y retrouver Philolaos et Eurytos, avant de partir pour l'Égypte238. L'atteste enfin Olympiodore, qui précise sans ambages que Platon a d'abord arpenté les hauts lieux de Grande Grèce avant de gagner l'Afrique239. Une chose au moins apparaît sûre : si donc Platon a bien pu effectuer le voyage de retour depuis l'Égypte (probablement depuis le port et comptoir grec de Naucratis) jusqu'au Pirée, le port d'Athènes, ce ne saurait être du Pirée qu'il aurait effectué son voyage aller. Raison de plus pour ne citer dans le Gorgias que les deux drachmes du voyage retour.

Un examen plus poussé des témoignages des différents auteurs mentionnant l'ordre des escales de Platon au cours de ses grandes pérégrinations de 399 -- 388, laisse aviser un dossier beaucoup plus complexe qu'il y paraît en première analyse. D'autres auteurs évoquent effectivement l'Égypte juste après Cyrène... et avant l'Italie. D'autres auteurs, et non des moindres. Parmi eux, Cicéron240, dont il a été dit précédemment que ses renseignements, d'une grande fiabilité, lui provenaient directement de l'Académie. Également Apulée qui reconduit cet ordre dans le De Platon 241, de même que Jérôme dans sa Lettre 53 242, Olympiodore dans sa Vie de Platon 243 et Psellos dans son épitre sur la Chrysopée 244 Ces témoignages faisant de l'Italie une destination seconde sont en contradiction patente avec ceux précédemment cités qui s'inscrivent dans la ligne de Diogène Laërte. Notre perplexité s'aiguise encore à lire Olympiodore dans l'un et l'autre camp. Nous nous retrouvons donc fort embarrassé. Ne sachant plus à quel historiographe se vouer. Comment résoudre cette antilogie ? Est-ce l'Italie avant l'Égypte ou l'Égypte avant l'Italie ? Peut-on souscrire à l'une quelconque des deux options sans remettre en cause la crédibilité des auteurs partisans de l'autre ?

La solution consiste moins à opposer les deux corpus de témoignages qu'à les considérer comme complémentaires, c'est-à-dire partiels. C'est là la troisième voie, retenue par Fr. Daumas245 comme par

238 Diogène Laërce, op. cit., L. III, 6.

239 Olympiodore le Jeune, op. cit., 41, 7-8.

24° Cicéron, De Republica. De la République, L. I, X, 16.

241 Apulée, op. cit., L. III, 186.

242 Saint Jérôme, Lettre LIAI, dans Correspondance (trad. J. Labourt, 1963).

243 Olympiodore le Jeune, Vita Platonis. Vie de Platon, L. I, éd. Didot, p. 4, col. 1, 1. 13-14.

2` Psellos, Épître sur la chrysopée, V.

243 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne de la tripartition de l'âme chez Platon », dans Mélanges A. Gutbub, publications de la recherche, Montpellier, OrMonsp II, 1984, p. 41-54.

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B. Mathieu246 ainsi que Gomperz247, qui nous permet de rendre ces différentes sources cohérentes entre elles. Il s'agirait d'admettre que Platon a réellement effectué deux voyages en Grande Grèce : l'un après son séjour à Cyrène, l'autre après son séjour en Égypte. H n'y aura pas à s'étonner par suite qu'un certain nombre d'auteurs, en déclinant tous ses voyages, aient fait se succéder l'Égypte à la Cyrénaïque, les deux contrées se situant l'une et l'autre sur le même continent. H y aurait donc non pas un, mais deux grands voyages entrecoupés de plusieurs retours à Athènes, sans doute pour raisons matérielles. La Lettre VII 248 nous apprend au surplus que c'est à l'âge de quarante ans que Platon, pour la première fois, contemple Syracuse. Cela seul, il est vrai, ne permet pas, comme le signale Svoboda249 d'en inférer qu'il s'agissait de son premier séjour en Grande Grèce ; toujours est-il que Platon se trouvait bien à Tarente en 388 et que c'est bien en 388 qui s'est rendu à Syracuse avant de regagner Athènes. La période des grandes pérégrinations seraient donc à situer entre 399 et 388. En combinant l'ensemble des témoignages autorisés, nous obtenons pour ordre de succession des escales de Platon deux séquences distinctes :

Premier voyage

Mégare, chez
Euclide

Athènes (?)

Cyrène, chez
Théodore

Athènes (?)

Tarente (Italie du Sud),
chez Philolaos et
Eurytos

399 av. J.-C.

246 B. Mathieu, « Le voyage de Platon en Égypte », dans Annales du Service des Antiquités de l'Égypte (ASAE) 71, t. LXXI, Le Caire, 1987, p. 153-167.

247 T. Gomperz, op. cit., t. II, p. 266-267.

248 Platon, Lettre VIL 324a.

249 K. Svoboda, « Platon et l'Égypte », dans Archiv Orientalni n°20, Prague, 1952, p. 29.

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Second voyage

Athènes

Grande Grèce, chez Archytas

Egypte Athènes de Tarente et Denys de

Syracuse

Athènes

388 av. J.-C.

Ce n'est pas par simple jeu d'érudition que nous attachons tant d'importance à ces questions d'itinéraire. Leur importance serait de peu si l'on n'avait tiré prétexte des apparentes contradictions entre ces deux ensembles de témoignages pour récuser la thèse d'un voyage de Platon en Égypte.

c. L'itinéraire du voyage en Égypte

Reste à savoir si la durée du séjour de Platon en Égypte lui laissait suffisamment de temps pour recueillir toutes les informations qu'il désirait, pour rencontrer d'éventuels maîtres égyptiens et pénétrer les arcanes de la sagesse égyptienne.

À cette question pratique, K. Müller et F. Dübner, dans Strabonis Geographica 250, répondent en extrapolant d'un épitomé de Strabon251 qu'il aurait demeuré trois années complètes à Héliopolis. Un autre épitomé de Paris fait valoir treize années, à l'instar des manuscrits (« triskaideka »). Comment s'explique un tel écart ? Ils se feraient, pour les auteurs, qu'un moine copiste ayant jugé que trois années n'étaient pas suffisantes pour que les officiants d'Égypte communiquent leurs secrets à Platon, il aurait recopié une durée fallacieuse, en sorte que son erreur se trouve répercutée dans les manuscrits ultérieurs. Cette variation par rapport à l'original a bien été relevée par G. Kramer à l'occasion de sa propre édition critique de l'oeuvre de Strabon252. H existe également une autre explication qui tient à la durée totale des voyages de Platon. Th. Gomperz, dans son étude sur Les penseurs de la Grèce, relève que treize années se sont effectivement passées entre la mort de Socrate en 399 et en 387, la fondation de l'Académie. L'auteur aurait donc attribué abusivement ces treize années au seul séjour de Platon en

25° K. Müller, F. Eübner, Strabonis Geographica, : graece cum versione reficta, 2 vol. Didot, Paris, 1853, p. 685 et notes critiques p. 1041.

251 Strabon, Epit. Palat., dans Géographie, L. XVII, 29, c 807.

252 Strabon, Géographie, dans OEuvres de Strabon, t. III, (éd.) G. Kramer, Berlin, 1852, p. 376,1.25 et notes.

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Égypte253. Une telle durée, qu'elle soit de trois ou de treize ans, apparaissait suffisamment longue pour qu'une partie de la tradition antique relègue à la dernière période des pérégrinations de Platon son séjour en Égypte254. S'il est risqué d'avancer plus précisément la date exacte de ce voyage, nous savons néanmoins, grâce aux travaux de E. des Places255 que Platon est resté à Mégare jusqu'en -396 ; ayant par suite séjourné quelque temps à Cyrène ainsi qu'en Italie du Sud, la vraisemblance voudrait qu'il n'arrivât pas en Égypte avant au moins -394. Ce chiffre liminaire avait déjà été arrêté par A. de Gutschmid256. Fr. Daumas majore cette date d'un an supplémentaire, pour la fixer à -395. En compulsant plus largement les informations anciennes dont nous disposons avec ces différentes enquêtes chronologiques, nous obtenons que la durée du voyage en Égypte s'étendrait dans l'intervalle entre 395 et 392.

Un intervalle qui coïncide avec les règnes du deuxième et troisième pharaon de la XXIXe dynastie. Précisément, c'est en 392-393 que se situe l'intronisation du pharaon Achôris ; date à laquelle Platon se trouvait donc encore en Égypte. Cela posé, il se trouve dans le Politique une virulente critique du régime égyptien. Platon déplore que les devins et prêtres soient à l'égal de l'homme royal : ils tirent bien trop d'orgueil de leur fonction. L'auteur ne dénie pas leur importance, une importance qui tient d'abord à leur rôle de médiation entre l'homme et les dieux ; mais cette fonction ne doit pas prendre le pas sur celle du pouvoir politique. Elle en est un augment. Un « adjuvant » propose Brisson257. Aussi, dans l'idéologie trifonctionnelle mise en lumière par Dumézil la fonction religieuse dédouble la fonction régalienne et lui demeure subordonnée. L'avènement d'Achôris, contemporain de Platon, éclaire sous un tout autre jour cette réflexion du Politique. Il se pourrait effectivement que ce soit à cet événement de l'histoire égyptienne que l'auteur se réfère lorsqu'il écrit qu'« en Égypte, un roi ne peut commander sans dignité sacerdotale et par conséquent, s'il arrive qu'il se soit élevé par la force en venant d'une autre caste, il sera finalement obligé de se rallier à cette dernière »258. Phrase à laquelle Ch. Froidefond consacre une analyse plus détaillée dans son ouvrage259. Nous ne prétendrons pas la restituer intégralement ; seulement rappeler d'une part que l'onction sacerdotale était effectivement prescrite depuis la fin de l'époque ramesside ; de l'autre préciser qu'Achôris n'était effectivement pas l'héritier légitime du pharaon précédent, Néphéritès.

253 T. Gomperz, op. cit., t. II, p. 269 et note 1.

254 U. von Wilamowitz-Moellendorff, op. cit., p. 82-83.

255 E. des Places, Pindare et Platon, Paris, Beauchesne, Philosophie, 1997, p. 17.

256 H. A. von de Gutschmid, « Les premiers établissements des Grecs en Égypte », dans Mémoires publiés par les membres de la mission archéologique française au Caire, Le Caire, 1924, p. 687 sq.

257 L. Brisson, « L'Égypte de Platon », dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la Philosophie, 2000.

258 Platon, Politique, 290d-e.

259 C. Froidefond, op.cit., p. 303.

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L'onomastique fournit ici encore une indication précieuse quant aux origines relativement « modestes » du personnage260. Il venait donc effectivement « d'une autre caste » que celle des prêtres. Or, le pharaon était le premier élément du haut clergé égyptien. Platon a bien perçu cette hiérarchie.

Rigoureusement parlant, le pharaon est prêtre et même le seul véritable prêtre ; les autres membres du clergé ne sont que « ritualistes » ou « officiants » : ils entretiennent le culte. Si l'emploi du mot prêtre est courant pour désigner les Égyptiens de l'Antiquité qui oeuvraient aux services des dieux, il peut être trompeur tant leur fonction était éloignée de celle, bien ancrée dans la culture occidentale, des prêtres catholiques. C'est par délégation qu'ils accomplissent les rites dans les divers sanctuaires d'Égypte. Pharaon est le seul intermédiaire entre les divinités et les mortels. Le maintien de l'ordre social et cosmique exigeant des cultes journaliers à travers toute l'Égypte, le pharaon ne peut en assurer seul l'exécution matérielle. C'est là le rôle fondamental du prêtre : suppléer Pharaon dans l'exécution des rites quotidiens261. Le pharaon lui seul -- en tant que dieu -- est en mesure de communiquer avec les dieux. Les études d'égyptologie intéressée à cette période suggèrent que contrairement à son prédécesseur, Achôris n'aurait pas été soutenu par le pouvoir sacerdotal et a dû s'imposer par la force. Les données archéologiques recoupent ici précisément les indications données par Platon. Les dates autant que les faits. Et il serait loisible d'en conclure que Platon a effectivement été témoin des troubles occasionnés par la succession de Néphéritès ; que donc l'enseignement qu'il tire de ce passage se fonde sur une réalité historique. Il se pourrait par conséquent que nous tenions ici une autre attestation de la date du séjour, a fortiori, de l'authenticité du voyage de Platon en Égypte.

Le tour d'Égypte

Supposons donc authentique, pour les besoins de la démonstration, le périple égyptien de Platon. Nous avons essayé précédemment de retracer l'itinéraire des grandes pérégrinations du philosophe. Nous avons tenté de situer, dans l'économie de ses voyages d'études, la place occupée par l'Égypte. Demeure un point aveugle : celui des différentes escales qu'y auraient fait Platon. Quelle fut l'itinéraire de Platon en Égypte ? Quelle ville aura-t-il visité ? Quels monuments ; quels temple ; quelles « maisons de vie » rattachées à ces villes aura-t-il arpenté ? Qu'aurait-il pu voir et recevoir de l'Égypte susceptible d'avoir infléchi sa pensée et de se retrouver dans ses dialogues ?

260 Cf. G. Posener, « Hakoris. An Egyptian noble man and his family », dans Revue d'Égyptologie (RDE) n°21, Paris, Peeters, 1969, p. 148-150 et l'article « Hakoris » de H. de Meulenaere, dans H. W. Helck (éd.), Lexikon derAgyptologie (LdA), vol. II, 1997, p. 931 sq.

261 S. Sauneron, Les prêtres de l'ancienne Égypte, Paris, Seuil, Points Histoire, 1998.

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Nous manquons cruellement d'informations à même de nous permettre de détailler ses différentes stations. Les éléments précis qui pourraient indiquer les villes où s'est rendu Platon sont relativement rares et clairsemées. Au vrai, loin de figurer dans les biographies les témoignages d'autres auteurs, les meilleurs renseignements que nous pouvons trouver se situent déjà dans les dialogues, et nous aurons maintes occasions de nous en rendre compte. Pour l'essentiel, le plus probable est que Platon ait d'abord séjourné à Naucratis, sur la branche canopique. H suivait en cela les traces de ses prédécesseurs illustres. Solon, ainsi que le mentionne Plutarque dans la biographie qui lui dédie, « se rendit d'abord en Égypte et séjourna, comme il le dit lui-même, près des bouches du Nil, aux rives de Canope »262. De même pour Hérodote, comme le démontre C. Sourdille dans un ouvrage qu'elle consacre à l'intéressé263. Situé dans la région nord-occidentale du delta, ce port était effectivement, comme nous l'avons vu, l'ancrage idéal pour accueillir et décharger les navires de fret en provenance et à destination de la Grèce264. Platon pouvait en cet endroit échanger ses victuailles -- ces amphores d'huile -- contre de la monnaie locale et se procurer un guide parmi les nombreux Égyptiens bilingues.

Sa première destination aurait alors été, selon Fr. Daumas, Hermopolis (parva) où l'on rendait culte au dieu Thot, assimilé à Hermès, que Platon appelle « Theuth » dans son dialogue du Phèdre, conformément à la prononciation égyptienne. H aurait ensuite poursuivi vers Saïs ; Sais qui sert de décor, rappelons-le, au entretiens de Solon265. Saïs, qui est encore la ville jumelle d'Athènes, et dont la

262 Plutarque, Vies parallèles des hommes illustres, t. I : Vie de Solon, 26,1. Un témoignage à prendre avec circonspection. En dépit de son attestation aussi bien chez Plutarque, que chez Hérodote et chez Platon (bien qu'au détour d'un mythe), le voyage de Solon reste un dossier des plus controversés. Il se pourrait qu'en dernier ressort, l'auteur du Timée n'ait jamais fait que « pasticher » le fragment d'Hérodote mettant en scène les entretiens de Solon au temple de Saïs, et que Plutarque ait pour sa part repris cet épisode, tablant sur la bonne foi de ses prédécesseurs. Ce qui nous amène à reculer d'un pas, et à nous demander si tout dans Hérodote peut être admis pour véridique. Comme l'affirmait Dumas, espiègle, on peut violer l'Histoire, si c'est pour engendrer de beaux enfants...

263 C. Sourdille, La durée et l'étendue du voyage d'Hérodote en Égypte, thèse présentée à la faculté de lettres de l'université de Paris, Paris, E. Leroux, 1910)

264 P. Montet, Géographie de l'Égypte ancienne, part. I : « To-mehou, la Basse Égypte », Paris, C. Klincksieck, 1957.

265 Platon, Timée, 21a-27a. Au lendemain des événements relatés dans la République, cependant même que s'ouvrent dans la cité d'Athènes des festivités publiques en l'honneur de la déesse poliade, Critias, ayant rejoint Socrate, lui dit s'être remémoré une vieille histoire qu'il tient de son aïeul. Critias l'Ancien -- son ancêtre homonyme -- aurait pris occasion d'un jour de célébration semblable à celui-ci, la fête des Apaturies (aussi dédiées à Athéna), pour lui faire le récit du voyage entrepris par le législateur Solon en terre des pharaons. Solon se serait entretenu sur place avec un officiant du clergé de Saïs, ville particulièrement « athénophile » et dont le temple est supposé abriter en son sein la mémoire oubliée de l'Athènes archaïque. Athènes en son âge d'or, semblable par ses institutions à la Kallipolis que Socrate évoquait la veille, et dont l'Athènes contemporaine serait une manière d'héritière. Athènes de 9000 ans son aînée, dont seuls demeurent les traces écrites authentifiant la transmission orale qu'en perpétuent les prêtres. Une Athènes héroïque enfin, ayant fait la démonstration de ses vertus guerrières au détriment de l'impérialisme des

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divinité majeure est Neith, assimilée à Athéna266. Avant de se rendre à Memphis, il aurait séjourné longuement à Héliopolis. Le choix d'Héliopolis comme lieu de résidence s'explique par sa réputation de grand centre culturel et religieux. Réputation largement méritée. Il faut à cet égard se garder des commentaires déçus que Strabon, quatre siècles après Platon, fait de la science héliopolitaine, dont il ne relève plus que le génie architectura1267. Réputation de capitale spirituelle par excellence, largement relayée par Hérodote268 au Livre II de son Enquête : les Héliopolitains sont en effet, selon ses dires, « les plus avant des Égyptiens »269. La question du séjour de Platon à Héliopolis a inspiré plus récemment un ouvrage fondateur de R. Godel, intitulé Platon à Héliopolis d'Égypte 270, dans lequel l'auteur ne fait aucun mystère de sa conviction concernant l'authenticité de la présence du philosophe en une cité dépositaire d'un savoir plurimillénaire.

Retenons de tout ce qui précède que Platon soit arrivé en Égypte par la bouche canopique, qu'il ait débarqué au port de Naucratis et qu'il ait poursuivi sa route en remontant le Nil pour se fixer à Héliopolis. Traçons cet axe sur une cartographie de l'Égypte telle qu'elle se présentait alors.

Atlantes ; Athènes archétypique, en somme, très éloignée de l'Athènes flegmatique ayant, il n'y avait pas longtemps de cela, été forcée de s'incliner devant la puissance militaire de Sparte. Sur la question controversée de l'identité de Critias et ses implications, voir aussi J. Labarbe, « Quel Critias dans le Timée et le Critias de Platon ? », dans Sacras Erudirn, n°31, 1989-1990, p. 239-255. Sur les différentes strates (Platon, Critias le Jeune, Critias l'Ancien, Solon, le prêtre de Saïs, la tradition orale, des documents écrits) participant à la mise en abîme du récit de l'Atlantide ; sur le parallélisme entre les Apatouries se déroulant -- ou se télescopant -- aux différentes époques d'Athènes ; sur l'éventuelle identification de l'Athènes archaïque à la Kallipolis ; enfin, sur les similitudes entre les institutions de Saïs et celles de la République, cf. T. H. Martin, Études sur le Timée de Platon, t. 1, Paris, Ladrange, 1841 ; en part. Dote n°13, p. 257-333. Quant à la thématique brûlante de l'Atlantide, contentons-nous d'extraire d'une bibliographie censément foisonnante les éclairantes contributions de J.-Fr. Mattéi, « Le mythe de l'Atlantide », dans Platon et le miroir du mythe. De l'âge d'or à l'Atlantide, Paris, PUF Quadrige, 2002 et de P. Vidal-Naquet, « L'Atlantide et les Nations », dans La Démocratie grecque vue d'ailleurs Paris, Champs-Flammarion, 1990, p. 140 sq.

266 Pour ce qui relève de l'identification de la déesse Neith à Athéna (Platon, Timée, 21e) et du jumelage des villes de Saïs et d'Athènes, cf. l'article « Neith » de A. Rush, dans Revue d'égyptologie (RE), vol. XVI, 2, Paris, Peeters, 1935, 2205-2206, l'étude de J. Vandier, H.-C. Puech et R. Dussaud, Les anciennes religions orientales t. I : « La religion égyptienne », Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 16, 19, 25, 164, ainsi que les notes n°4 et 5, de T. H. Martin, op. cit., p. 248-251.

267 Strabon, Géographie, L. XVII, 1, 29.

268 Pour un exposé plus détaillé du séjour d'Hérodote à Héliopolis d'Égypte, se reporter au commentaire de A. B. Lloyd figurant dans son édition du Livre II, A. B. Lloyd, Herodotus Book IL Leyde, 1976, p. 16 sq.

269 Hérodote, L'Enquête, L. II, 3.

27° R. Godel, Platon à Héliopolis d'Egypte, Paris, Les Belles Lettres, 1956.

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Le delta du Nil durant la Basse Époque 271

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H apparaît à la lumière de ce parcours que les trois villes égyptiennes citées dans les dialogues de Platon -- « cité de Theuth » (Hermopolis parva), Saïs et Naucratis -- sont toutes les trois situées de part et d'autre du chemin reliant Thônis-Héracléion (la future Canope), à Héliopolis. Thônis, le point d'entrée ; Héliopolis, le point d'arrivée. En d'autres termes, les trois villes convoquées dans les dialogues sont également des villes que Platon lui-même est hautement susceptible d'avoir visitées. Prenons les choses par l'autre bout : trois des villes que Platon est hautement susceptible d'avoir visitées se trouvent nommément citées dans ses dialogues. Disons encore : la convergence entre, d'une part, les témoignages laissant entendre que Platon serait entré en Égypte par la bouche canopique pour atteindre Héliopolis et, d'autre part, le fait que les trois villes citées dans ses dialogues se soient trouvées sur cet itinéraire ; cette convergence nous paraît trop parfaite pour relever d'une simple

271 Cartographie reprise et adaptée de B. Mathieu, « Le voyage de Platon en Égypte », dans Annales du Service des Antiquités de l'Égypte (ASAE) 71, t. LXXI, Le Caire, 1987, p. 153-167.

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coïncidence. Arrêtons-nous quelques instants sur chacune de ces villes et lisons ce que nous en dit Platon.

a. Hermopolis Parva

Sans délivrer son nom, Platon localise la première des trois villes « aux environs de Naucratis d'Égypte », et indique dans le Phèdre qu'elle serait consacrée à « Theuth ». Le passage en question ; et plus précisément encore, l'amorce de la phrase se référant à Theuth a fait l'objet de différentes traductions. Ces variations sont, pour ce qui concerne notre problématique, d'une importance cruciale. Le texte original se présente comme suit :

"Hxovxa roivvv =pi Navicparty 'fig Airvitiov ysvÉaeat iwv &ci imamhv riva eswv, o xai rè ôpvcov i pèv 8 Sr) iccaoi aiv "I(3ty
· aviw SE ôvoua iw Saigovi civat Osve 272

Passage que Léon Robin traduit : « j'ai entendu raconter qu'il y avait aux environs de Naucratis d'Égypte un ancien dieu de là-bas dont précisément l'oiseau sacré est celui qu'on appelle l'ibis ; le nom de la divinité elle-même est Theuth ». Les traductions ne sont jamais exemptes d'une part d'arbitraire. Cette arbitraire peut parfois s'avérer changer du tout au tout le sens d'un énoncé. Or, une caractéristique sur laquelle insiste Fr. Daumas et que chez Platon, « l'emploi du moindre procédé [littéraire] est extrêmement significatif et toutes les suggestions de cadres, d'objets ou de styles sont à accueillir et à saisir »273. Cette importance des procédés de construction et du biais de traduction s'illustre à propos de la position dans la phrase de la particule «peri » : «si nous ne savions pas que Socrate, sauf pour des expéditions militaires en service commandé, n'avait jamais quitté Athènes, la place de peri Naukratin nous permettrait de traduire assez fidèlement : "voilà, j'ai entendu raconter aux environs de Naucratis d'Égypte qu'il y avait un ancien dieu de là-bas..." »274. L'enjeu, nous le voyons, consiste à décider qui de Platon ou du dieu « Theuth » est ici mentionné comme se trouvant aux environs de la cité portuaire. H se pourrait à cet égard que notre auteur ait délibérément recherché l'équivocité. Ambiguïté que rendrait mieux la traduction : « voilà, aux environs de Naucratis d'Égypte, j'ai entendu dire qu'il y avait un ancien dieu... ». Nous avons donc plusieurs interprétations possibles ; et laissons le lecteur juge de ses préférences.

272 Platon, Phèdre, 274c.

273 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne du jugement de l'âme dans le Gorgias de Platon », dans Mélanges R. Godel, Paris, 1963, p. 187-191.

274 1bid,. p. 189 sq.

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Nonobstant cet aspect formel, Platon nous livre deux renseignements concernant cette cité : d'une part, sa proximité géographique avec la ville de Naucratis ; de l'autre, le nom de sa divinité poliade. H s'agit très probablement d'Hermopolis parva, alors la capitale du IIIe nome de Basse-Égypte, effectivement située à une soixantaine de kilomètres au sud-est de Canope. Comme nous l'indique de plus A.H. Gardiner275, Hermopolis n'était guère éloignée de l'actuelle Damanhour, c'est-à-dire à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Naucratis. Ce que précise effectivement la particule itspl. S'il y avait donc une ville « aux environs de Naucratis d'Egypte », ce ne pouvait être qu'Hermopolis parva.

La même Hermopolis est évoquée plus tard dans la Géographie de Strabon, qui la situe « sur la droite de la branche canopique, lorsqu'on remonte vers Memphis »276. Or il est bien question, comme le suggère Platon et comme son nom égyptien l'indique (Per-Djéhouty, «Le Domaine de Thot »), d'un centre religieux consacré au dieu Thot/Theuth-- Thot et Hermès (Hermopolis : cité d'Hermès) étant assimilés dans les essarts du syncrétisme gréco-égyptien. Les informations que nous délivre apparemment si légèrement Platon serait donc bel et bien fondées. Il semble par ailleurs que Platon connaissait bien ce dieu dont il faisait dans le Philèbe le créateur et le patron de la grammaire, de la phonétique277, ainsi que du calcul, de l'astronomie, des jeux et de l'écriture. Est-ce à conclure qu'il nous faille opter pour la traduction qui ferait de Platon un visiteur d'Hermopolis et qu'il aurait recueilli ces renseignements sur place ? La prudence est de mise. S'il est tentant d'en convenir, J. McEvoy se défie des jugements par trop hâtifs que nous pourrions porter : « que notre philosophe ait ou non personnellement visité l'Égypte, ces allusions témoignent d'une vaste connaissance [...], mais pour moi une telle connaissance était le propre de tout Athénien cultivé »278.

b. Naucratis

La référence à Naucratis apparaît dans le Phèdre 279, et nous avons déjà entrepris de la commenter. Nous avons exploré toute la fécondité d'une traduction qui serait la suivante : «voilà, aux environs de Naucratis d'Égypte, j 'ai entendu dire qu'il y avait un ancien dieu... ». Moyennant quelques variantes auxquelles nous souscrirons, reste ce fait que Platon, chaque fois, ne localise la ville de Theuth que par rapport à Naucratis. Cette dernière ville était, comme nous l'avons rappelé, un

275 A. H. Gardiner, Ancient Egyptian Onomastica, t. II, Oxford, Oxford University Press, 1947, p. 197.

276 Strabon, Géographie, L. XVII, 1, 22.

277 Platon, Philèbe, 18b.

278 J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte », article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993.

279 Platon, Phèdre, 247c.

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véritable comptoir, un carrefour culturel et une plate-forme à la fois touristique et commerciale depuis sa cession diplomatique aux Grecs par Amasis. Sur le marché de Naucratis s'échangeaient céramiques, vins, huile et métaux rares venus de toute la Grèce contre des contingents de papyrus, de lin, de blé et de denrées locales, trésors du Nil. Naucratis allait rester, pour toute l'époque saïte, le plus vaste complexe maritime et portuaire égyptien libre d'accès aux étrangers. A telle enseigne que c'est à Naucratis principalement qu'arrivaient la majorité des Grecs souhaitant se rendre en Égypte280. Si donc par impossible, Platon ne devait avoir fréquenté qu'une seule et unique ville au cours de son périple en terre des pharaons, le port de Naucratis serait le candidat tout désigné.

c. Saïs

La troisième ville égyptienne citée par Platon sert de décor aux entretiens de Solon, rapportée par Critias le jeune au début du Timée : «En Égypte, dit Critias, dans le Delta formé par le Nil qui, se divisant au sommet du triangle, l'enveloppe de ses bras, on trouve le nome saïtique dont la plus grande ville, Sais, est la patrie du roi Amasis. Les habitants ont pour protectrice de leur ville une déesse dont le nom égyptien est Neïth, et qui, suivant eux, est la même que l'Athéna des Grecs. Ils aiment beaucoup les Athéniens, et ils se disent de la même origine »281. L'on notera tout d'abord la précision avec laquelle Platon localise géographiquement la cité de Sais ainsi, et, à l'instar de ce qu'il en était pour Theuth, le fait qu'il réfère nommément à l'appellation égyptienne de la divinité poliade. La précision toponymique interpelle effectivement dans le contexte d'un récit à portée rhétorique. Quant à l'usage des onomata locaux, il semble bien trahir une connaissance directe de Sais. Or, il se trouve que nous est parvenue, datée du IIIe siècle avant notre ère, une lettre fictive d'un auteur pseudo-socratique adressée à Platon. Ce genre de lettre constituait très probablement un exercice d'école, comme nous l'apprend J. Souilhé dans sa volumineuse compilation282 ; son contenu n'en est pas moins à prendre en considération. En l'occurrence, cette lettre, la 28e des Epistolographi graeci tient pour choses établies cette escale de Platon à Saïs : « à leur retour d'Égypte, des gens honorables nous ont rapporté qu'après avoir visité l'Égypte entière, tu séjournais à présent dans le nome appelé saïte »283. Ce troisième élément, s'il n'apporte aucune certitude, contribue néanmoins de manière significative à corroborer

280 Cf. A. Bresson, « Rhodes, l'Hellénion et le statut de Naucratis », dans Dialogues d'histoire ancienne (DHA), n°6, Paris, 1980, p. 291-349.

281 Platon, Timée, 21e.

282 Platon, Oeuvres complètes, L. XIII, part. 1, éd. et trad. J. Lhé, Paris, Les Belles Lettres, Universités de France, 1926, p. 18.

283 Epistolographi Graeci. Recensuit, recognovit adnotatione critica et indicibus instruxit, Lettre 28, éd. et trad. R. Hercher, J.-Fr. Boissonade, A. Westermann, Paris, Didot, 1871, p. 627.

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notre hypothèse selon laquelle Platon a bel et bien sillonné cette cité, a même enseigne que les deux autres qu'il cite dans ses dialogues.

E) Indications dans les Dialogues

En dernière analyse, l'appréciation globale des oeuvres de Platon permet au lecteur attentif de consigner une liste quelque vingt-et-une références explicites à l'Égypte284. Un recensement plus avancé de ces allusions dans l'économie des Dialogues fait ressortir le fait que ces dernières abondent dans les écrits de maturité et de vieillesse. D'abord succinctes, accidentelles ou du moins incidentes dans les oeuvres de jeunesse, leur nombre augmente autant que leur importance dans la « période de transition » pour culminer dans les dialogues tardifs. Un accroissement quantitatif, mais également qualitatif : les passages égyptiens vont bientôt faire l'objet de développements à part entière. Spécifiquement dans le Philèbe, où se voit introduit le personnage de Theuth qui participe pleinement du schéma dialectique. De la même manière, le mythe égyptien du Phèdre synthétise non seulement le thème central de ce dialogue, mais encore toute la rhétorique platonicienne. Quant à la fresque du Timée, elle introduit, et justifie, et prête une assise historique aux propos de Critias comme à la République telle qu'elle était envisagée dans le dialogue qui le précède immédiatement selon la chronologie dramatique285. Moins structurés, les développements des Lois prêtent enfin à l'Égypte une valeur exemplaire qu'il n'est plus guère possible de considérer pour marginale.

284 Ceux-ci se répartissent de la manière suivante : Gorgias, 482b, 511d ; Ménéxène, 239e, 241e, 245d ; Euthydème, 288b ; Phédon, 80c, République, 436a ; Phèdre, 257d, 274c sq ; Politique, 264b, 290de ; Tinée, 21c sq ; Critias, 108d sq ; Philèbe, 18b ; Lois, 656d sq, 747c, 799a sq, 819a sq, 953e ; Epinomis 987a.

285 « Les citoyens et la cité que tu nous as représentés hier comme dans une fiction, nous allons les transférer dans la réalité ; nous supposerons ici que cette cité est Athènes et nous dirons que les citoyens que tu as imaginés sont ces ancêtres réels dont le prêtre a parlé. Entre les uns et les autres la concordance sera complète et nous ne dirons rien que de juste en affirmant qu'ils sont bien les hommes réels de cet ancien temps. [...] Suivant le récit et la législation de Solon, je ferai d'eux des citoyens de notre cité, les considérant comme ces Athéniens d'autrefois, dont la tradition des récits sacrés nous a révélé la disparition, et dès lors je parlerai d'eux comme étant des citoyens d'Athènes (Platon, Timée, 26b-27c). Critias propose ainsi de mettre en place un parallèle entre ce qu'il présente comme la « fiction » de la République telle qu'elle ressortissait des discussions de la veille, et la « réalité » de l'Athènes archaïque telle que dépeinte par l'officiant de Saïs. Pour citer J. McEnvoy, « il est remarquable que Platon fait implicitement la liaison entre la cité idéale qu'il avait présentée dans la République et Athènes qui, dans le passé, semble se rapprocher le plus d'elle. De surcroît, il réalise cette référence à travers l'Égypte, dont la stabilité admirable dans les connaissances historiques et scientifiques autant que dans l'organisation politique (fort semblable à la structure de la cité idéale, avec le roi-prêtre et la division des citoyens en castes) font d'elle un modèle plus solide encore, puisqu'elle existe dans le présent, de ce qu'une société doit être. D'autant plus que c'est le prêtre égyptien, représentant-serviteur du dieu, qui donne une leçon au législateur «homme divin» - de l'Athènes contemporaine du philosophe ». (Cf. J. McEnvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte », dans Kernos n°6, Varia,

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Les Dialogues de Platon comprennent ainsi de nombreuses indications, commentaires et connaissances précises sur l'Égypte. Ces connaissances concernent la géographie, l'histoire, la religion, les organisations sociales et politiques, l'art, l'éducation et les moeurs égyptiennes. Des historiens aux dramaturges en passant par les philosophes, nous avons pu, au commencement de ce chapitre, considérer les diverses sources possibles auxquels Platon aurait pu recueillir ce type de renseignements. Nous avons établi des recoupements, suffisamment nombreux pour nous faire douter de la nécessité d'un voyage de Platon en Égypte. C'est méconnaître que de nombreuses autres allusions figurent dans les dialogues qui n'étaient pas chez ses prédécesseurs. C'est à relever ces allusions, point d'orgue de notre démonstration, que nous consacrons l'ultime section de ce chapitre.

Frais de transport

Au nombre des renseignements sur l'Égypte qui ne se retrouvent effectivement nulle part ailleurs, ou plus exactement dans aucun texte à notre connaissance des auteurs antérieurs ou contemporains de Platon, est le prix du voyage de retour au Pirée à partir de l'Égypte. Cette allusion figure dans le Gorgias, lorsqu'au détour de la conversation, Socrate rétorque à Calliclès qui faisait cyniquement valoir que les puissants doivent écouter la voix de leurs intérêts, miser sur le paraître, que l'expertise seule est à même de conduire les passagers à bon port. Voulant donner un exemple de technique utile et cependant sans prétention, exemple à même de transposer le rapport du gouvernement au gouverné, Socrate évoque l'allégorie classique de la navigation :

Et cet art est d'allure et de tenue modeste ; il ne fait pas d'embarras, il n'affecte pas de grands airs comme s 'il accomplissait des choses merveilleuses, bien qu'il nous rende les mêmes services que l'éloquence judiciaire. Quand la science du gouvernail nous ramène sans détour d'Égine, sains et saufs, elle se fait payer deux oboles, je crois ; si c'est de l'Égypte ou du Pont, si c'est de très loin -- et alors qu'elle nous rend un immense service puisque, comme je l'ai dit tout à l'heure, elle nous sauve la vie, à nous-mêmes, à nos enfants, à nos richesses et à nos

1993, p. 270 et 274-275). Nous aurions donc affaire à un télescopage articulant, d'une part, la vérité mythique, atemporelle -- celle des idées -- à, d'autre part, la vérité historique transmise par les prêtres égyptiens, incluse dans une périodicité de cycles et d'éternels retours. « Ce qui doit être » (la Belle cité de la République) se voit alors projeté dans « ce qui fut » et qui, par conséquent, « sera » dans un avenir plus ou moins proche. Un paradoxe intéressant à relever serait que tout en présentant la cité idéale (?) comme une « fiction », Critias désamorce sa dimension utopiste en l'inscrivant dans une temporalité. Il recourt pour ce faire à un récit qui semble, malgré qu'il en ait, présenter toutes les caractéristiques du mythe (cf. E. Voegelin, « Plato's Egyptian Myth », dans The journal of Politics, vol. IX, n°. 3, Londres, Cambridge University Press, 1947, p. 307-324), à savoir le récit de l'officiant de Saïs. Un mythe pour justifier un autre mythe ?

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femmes --, elle demande au plus un paiement de deux drachmes au moment de débarquer sur le rivage.286

A supposer qu'elles fussent extraite d'un dialogue tel que les Lois ou la République, ces quelques lignes ne nous auraient sans doute pas arrêté. Le fait est qu'elles proviennent du Gorgias ; à savoir précisément d'un dialogue dont nous avons tout lieu de supposer qu'il fut écrit durant ou bien immédiatement après le retour de Platon de son séjour d'Égypte. Chronologie qui expliquerait que notre auteur, songeant à un exemple de navigation lointaine, opte spontanément pour celui de la traversée Égypte-Athènes ; ensuite seulement au même voyage en sens contraire. Bien plus : qu'il connaisse précisément le montant demandé : deux drachmes. Luc Brisson précise287 à titre informatif qu'il s'agit là d'une somme relativement modique, correspondant pour une famille entière à deux jours de salaire d'un ouvrier dans l'Athènes de l'époque. Pourquoi l'Égypte et pas Tarente, Crotone ou Syracuse, ou quelque autre port grec de Méditerranée ? A moins de n'y voir qu'un pur hasard, cette référence spontanée à l'Égypte conforte significativement l'hypothèse d'une traversée récente depuis la terre des pharaons à l'heure où Platon rédige le Gorgias. Relevons en outre que Platon précise un peu plus loin que le voyage d'aller coûte également deux drachmes. Ce que Platon ne pouvait savoir sans s'être renseigné depuis le port d'Athènes, ou sans avoir aussi effectué au moins une traversée en partance du Pirée. Une induction tout à fait favorable à l'idée que Platon serait revenu et reparti plusieurs fois de sa cité natale au cours de ses grandes pérégrinations.

Blasphèmes platoniciens

Le même dialogue contient une autre allusion d'importance à l'une des grandes figures du panthéon égyptien. Socrate tente à ce point de la conversation de convaincre Calliclès de revenir sur ses conclusions philosophiques, à savoir « que commettre l'injustice et, pour celui qui a commis l'injustice, ne pas expier est le dernier des maux »288. C'est à la cohérence qu'il en invoque alors pour inciter son interlocuteur à reconsidérer sa thèse. Faute de quoi, Calliclès se condamnerait à la contradiction -- contradiction en tant que l'homme cherche toujours le bien. Contradiction qui serait donc dysharmonie de l'âme, et qui caractérise précisément l'homme injuste lors même que Calliclès défmissait l'homme juste comme un individu habile à le paraître ; en d'autres termes, comme un expert capable de mettre en oeuvre tous les moyens -- dont l'injustice -- pour accomplir qu'il croit être dans son intérêt -- qui ne saurait être l'injustice. Socrate l'en avertit : « ou bien si tu laisses ce point

286 Platon, Gorgias, 511d.

287 L. Brisson, « L'Égypte de Platon », dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la Philosophie, 2000.

288 Platon, Gorgias, 482b.

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sans réfutation, par le dieu chien, dieu des Égyptiens, Calliclès ne sera pas d'accord avec soi-même, ô Calliclès, mais sera en dissonance durant toute sa vie »289. Il peut être édifiant de mettre ce passage en relation avec un autre extrait, tiré de la Vie de Platon d'Olympiodore : « il faut aussi savoir qu'il [Platon] est allé en Égypte trouver les prêtres et qu'il y a appris auprès d'eux la science sacrée. C'est pourquoi aussi dans le Gorgias il dit : "non, par le chien qui est dieu chez les Égyptiens" »290. Remarquons au passage de légères variations entre le texte original du Gorgias et la citation qu'en donne Olympiodore. Et le biographe de préciser : « le rôle que jouent en effet les statues divines chez les Grecs, les animaux le jouent chez les Égyptiens, parce qu'ils sont le symbole de chacun des dieux auxquels ils sont consacrés »291

a. « Par le dieu chien, dieu des Égyptiens »

Svoboda, comme la plupart des commentateurs de Platon, indique bien que cette divinité par laquelle jure Socrate n'est autre qu'Anubis292. Anubis est le dieu protecteur des nécropoles ; on l'associe au culte funéraire, aux pratiques d'embaumement293 et, originellement à la pesée du « coeur » (psychostasie) du défunt dans la salle des Deux Maât ; fonction qu'il occupera jusqu'à la réforme

289 Ibid. (nous soulignons).

290 Olympiodore le Jeune, Vita Platonis. Vie de Platon, L. I, 5.

291 Ibid.

292 K. Svoboda, « Platon et l'Égypte », dans Archiv Orientâlni, n°20, Amsterdam, 1952, p. 28-31.

293 Nous héritons par Hérodote d'un précieux témoignage des pratiques funéraires de momification qui avaient cours dans la vallée du Nil : « Tout d'abord à l'aide d'un crochet de fer, ils retirent le cerveau par les narines ; ils en extraient une partie par ce moyen, et le reste en injectant certaines drogues dans le crâne. Puis avec une lame tranchante en pierre d'Éthiopie, ils font une incision le long du flanc, retirent les viscères, nettoient l'abdomen et le purifient avec du vin de palme et, de nouveau, avec des aromates broyés. Ensuite, ils remplissent le ventre de myrrhe pure broyée, de cannelle et de toutes les substances aromatiques qu'ils connaissent, sauf l'encens, et le recousent. Après quoi, ils salent le corps en le couvrant de natron pendant soixante-dix jours ; ce temps ne doit pas être dépassé. Les soixante-dix jours écoulés, ils lavent le corps et l'enveloppent tout entier de bandes découpées dans un tissu de lin très fin et enduites de la gomme dont les Égyptiens se servent d'ordinaire au lieu de colle. Les parents reprennent ensuite le corps et font faire un sarcophage de bois, taillé à l'image de la forme humaine, dans lequel ils le déposent ; et quand ils ont fermé ce coffre, ils le conservent précieusement dans une chambre funéraire où ils l'installent debout, dressé contre un mur » (Hérodote, L'Enquête, L. II, 86). Notons ceci que l'historien se contente de décrire les aspects « médicaux », « chirurgicaux » du rite, sans mentionner nulle part sa dimension mythologique. Il n'est nulle part fait référence aux « quatre fils d'Horus » qui servaient d'effigie aux vases canopes censés contenir les humeurs du défunt ; non plus qu'au taricheute, au prêtre et praticien gouvernant la cérémonie, et portant pour cette occasion un masque d'Anubis. Sur toutes ces omissions et sur leur signification, cf. T. Bardinet, « Hérodote et le secret de l'embaumeur», dans Parcourir l'éternité. Hommages à Jean Yoyotte, Bruxelles, Brepols, Bibliothèque de l'École des Hautes Études-Sciences religieuses, 2012, p. 59-82. Si donc Platon pouvait trouver chez Hérodote quelque renseignement sur les momies et sur les procédés de thanatopraxie, ce n'est pas toutefois par Hérodote qu'il aurait pu s'instruire des représentations « canines » de son « dieu chien », patron des embaumeurs.

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osirienne qui l'en destituera pour le réduire au rôle de psychopompe. Dévolution originelle qu'il faudra garder à l'esprit lorsqu'il sera question de mettre en parallèle le thème du jugement chez Platon et la pesée du «coeur» tel qu'elle se trouve décrite dans le Livre des Morts égyptien294. L'emploi dans le dialogue de l'expression « dieu chien » rend compte des deux principales représentations d'Anubis, soit sous la forme d'un canidé noir (chacal ou chien sauvage), soit sous celle d'un homme cynocéphale. Il fait partie des principales divinités du XVIIe nome de Haute-Égypte et figurait également parmi les plus anciennes de la mythologie égyptienne295. Les Grecs connaissaient bien ce dieu dont Callimaque ne fut sans doute pas le premier à transcrire le nom depuis la langue égyptienne, Inpou ou Anepou « celui qui a la tête d'un chacal (ou d'un chien sauvage) » en caractères grecs, comme il ressort d'un fragment du poème évoqué par Strabon (« Voilà le dromos, le dromos sacré d'Anubis »296). Les Grecs de la période alexandrine l'assimileront plus tard au dieu Hermès, intronisant au panthéon du syncrétisme gréco-égyptien la déité d'Hermanubis. Son allure peu

294 Nous nous référerons pour ce chapitre à l'édition et à la traduction de P. Barguet du Livre des Morts des Anciens Égyptiens, Paris, Éditions du Cerf, 1967.

295 Sur la figure mythologique et les attributions d'Anubis -- et de ses prototypes -- à l'époque prédynastique et sous l'Ancien Empire (gardien, taricheute, psychopompe, huissier), se reporter aux travaux de l'égyptologue T. DuQuesne, The jackal Divinities of Egypt I: From the Archaic Period to Dynasty X Londres, Darengo, Oxfordshire Communications in Egyptology, n° VI, 2005. Pour une approche centrée sur les particularités et sur les représentations du dieu à l'époque de Platon, on pourra consulter l'article d'A. Charron, « Les canidés sacrés dans l'Égypte de la Basse Époque», dans Égypte, Afrique et Orient, vol. 23, Avignon, 2001, p. 7-23. Non moins intéressant, celui de Fr. Dunand et de R. Lichtenberg sur les dieux canidés, « Anubis, Oupouaout et les autres», dans Parcourir l'éternité. Hommages à Jean Yoyotte, vol. 156, Bruxelles, Brepols, Bibliothèque de l'École des Hautes Études-Sciences religieuses, 2012, p. 427-440. Cette dernière référence a le mérite d'ouvrir de nouvelles pistes de recherche en direction d'autres divinités plus archaïques identifiables au « dieu chien » de Platon. L'identification par Svoboda (op. cit.) de ce dieu chien à Anubis n'est pas si assurée qu'elle nous permette d'exclure à si peu de frais la possibilité que Platon songe à quelque autre divinité qui partagerait cette caractéristique. L'Égypte avait à sa disposition bien d'autres candidats. Parmi les plus sérieux était le dieu Oupouaout (lift. « celui qui ouvre les chemins »), initialement dénommé Sed, que l'on retrouve parfois mentionné dans les textes des pyramides sous l'appellation de « chacal du sud » (s3b smsw). Une épithète qui rend raison de ses diverses représentations sous l'aspect d'un chacal, d'un lycaon ou d'un chien sauvage. Le dieu arbore ainsi les mêmes traits qu'Anubis, à ceci près qu'il est le plus souvent représenté en station verticale. Il symbolise l'union des deux Égyptes et assume, tout comme Anubis, la fonction psychopompe du guide accompagnant les ba dans leur élévation. Son existence est attestée dès l'époque prédynastique, où il est honoré en sa qualité d'auxiliaire cynégétique (de prototype de l'animal de chasse). Son culte était toujours actif à l'heure où Platon visita l'Égypte. Oupouaout avait alors ses temples à Abydos, Lycopolis/(Assiout), Quban, El-Hargarsa, Memphis et -- cité jumelle d'Athènes -- Saïs, dont nous n'aurons de cesse que d'entendre parler. Si néanmoins la piste d'Oupouaout apparaît recevable, d'aucuns pourraient lui objecter la plus grande probabilité que la réputation d'un dieu du renom d'Anubis soit parvenue aux oreilles de Platon bien avant celle de son compétiteur. Qui peut le plus peut le moins ; la réciproque est rien moins qu'assurée. Si bien que le faute d'être certaine, l'identification communément admise entre le « dieu chien » de Platon et l'Anubis des Égyptiens ne cesse pas d'être la plus vraisemblable. Sur la figure mythologique d'Oupouaout, cf. Y. Guerrini, Recherche sur le dieu Oup-ouaout, des origines à la fin du Moyen-Empire, Mémoire de maîtrise d'égyptologie de l'Université Paris IV -- Sorbonne, Paris, 1989.

296 Strabon, Géographie, L. XVII, 28.

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commune lui valut également de nombreuses références dans la littérature latine, nous le retrouvons couramment affublé de l'épiclèse d'Anubis latrator, l'aboyeur.

Anubis embaumeur sur la momie de Sennedjem, relief peint297

L'évocation du « dieu chien » du Gorgias nous conduit directement à la momification. Au nombre des attributions propres au dieu Anubis figurent effectivement encore la thanatopraxie, ou la préparation cultuelle du nouveau corps du défunt, de son corps éternel, divin. Un passage du Phédon mentionne explicitement la débauche d'efforts des Égyptiens pour arrêter la corruption du corps au moyen de l'embaumement, lequel devait paraître un rite fort étonnant aux yeux des Grecs plus habitués à immoler qu'à conserver les corps : « Réfléchi à ceci, dit Socrate : une fois que l'homme est mort, sa part visible, son corps, qui a sa place dans le lieu visible, bref ce qu'on appelle cadavres immédiatement ; cela résiste au contraire pendant un temps assez long. Ce temps peut même être tout à fait considérable si, au moment de la mort, le corps est plein de vitalité et se trouve dans l'épanouissement de la jeunesse. Et je ne parle pas du corps émacié et décharné à la façon de momies d'Égypte, car lui se conserve quasi entièrement pendant un temps inimaginable »298. Sans avoir eu besoin d'assister de visu à de pareilles pratiques, Platon pouvait connaître les momies humaines d'après leurs représentations ou même les momies d'animaux qui s'échangeaient en guise d'offrandes sur le parvis des temples.

297 « Anubis embaumeur et la momie de Sennedjem », peinture murale du tombeau de Sennedjem, 19e dynastie (Nouvel empire), ref. c.1297-1185 BC, Deir el-Medina, Thèbes, Égypte.

298 Platon, Phédon, 80c.

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b. « Par notre dieu Ammon »

Outre cette référence, on trouve encore, dans le dialogue du Politique une allusion du même tonneau à un dieu égyptien. H s'agit là encore d'une référence ou sous forme de juron, prononcé par Théodore de Cyrène, mathématicien grec, précepteur de Platon et pythagoricien dans l'âme, qui s'illustra entre autres choses grâce à ses découvertes sur les nombres irrationnels et sur les incommensurables299 : « Par notre dieu Ammon, voilà qui est bien parler, Socrate, et justement, et tu as vraiment de la présence d'esprit de me reprocher cette faute de calcul. Je te revaudrai cela une autre fois. Pour toi, étranger, ne te lasse pas de nous obliger, continue et choisis d'abord entre le politique et le philosophe, et, ton choix fait, développe ton idée »300 Théodore précise bien qu'il s'agit là de son dieu -- l'un de ses dieux -- ; ce qui peut être interprété comme une référence au fait que Jupiter-Ammon avait son oracle en Libye ; que donc ses offices avaient lieu principalement dans l'actuelle Cyrénaïque dont Théodore était originaire. S'il est certain qu'en ces deux occasions, Platon invoque les dieux égyptiens sur une modalité blasphématoire et passionnelle, il ne sera pas question pour nous d'en discuter les ressorts philosophiques. Nous renvoyons pour cette enquête notre lecteur à l'étude d'A. Lefka301, nous contentant, pour nous, de remarquer qu'il s'agit à chaque fois pour notre auteur de « recadrer », de « sanctionner » une dérive manifeste par rapport à la règle -- que cette règle fut, en dernière instance, de nature épistémologique ou morale302 -- : soit que l'un des interlocuteurs s'écarte

299 Platon fait référence à ses enseignements à l'occasion du Théétète. Il fait ainsi dire à Socrate, son double dramatique, que « Théodore nous [de qui ce « nous » est-il pronom ?] avait tracé quelques figures à propos des racines et nous avait montré que celles de 3 pieds et de 5 pieds ne sont point pour la longueur commensurables avec celle d'un pied, et, les prenant ainsi, l'une après l'autre, il était allé jusqu'à celle de 17 pieds et il s'était, je ne sais pourquoi, arrêté là » (Platon, Théétète, 148c-150a). Platon, qui n'est pas né de la dernière pluie, sait pertinemment pourquoi son maître s'était « arrêté là »... Pour un essai de reconstitution de la doctrine authentique de Théodore de Cyrène et sur la question de son rapport (et de son apport) à la philosophie pythagoricienne, cf. L. Robin, La pensée grecque et les origines de l'esprit scientifique, Paris, Albin Michel, L'évolution de l'humanité, 1973, p. 199 seq.

300 Platon, Politique, 257b.

301 A. Lefka, « Par Zeus ! Les jurons de Platon », dans Revue de Philosophie Ancienne, n°21, Bruxelles, 2003, p. 36 (« par Ammon ») et p. 44-45 (« par le chien »). Voir également J. Lallemand, Le mécanisme des jurons dans la Grèce antique, t. I, mémoire de l'université de Liège, Liège, 1968.

3°2 Ce qui, considéré à l'aune de l'intellectualisme de Platon, revient au même : la connaissance du bien implique le bien-agir : « nul n'est méchant volontairement » décrète Socrate dans le Gorgias (Platon, Gorgias 499e). On retrouve également cette conception dans les Sagesses de l'Égypte antique : « Je veux te faire connaître le vrai dans ton esprit, en sorte que tu fasses le juste devant toi... » annonce l'auteur du Papyrus Chester Beatty IV, vers 1200 avant J.-C. Comme l'ont respectivement fait remarquer P.-M. Foucault et P. Hadot la connaissance jusqu'à l'époque moderne « transforme » le sujet ; sujet qui se construit, qui s' « auto-réalise », se « subjective » en relation avec cette connaissance. La connaissance n'est pas encore cette chose désincarnée et extérieure au sujet connaissant qui cependant la fonde, qu'elle allait devenir avec Kant et Descartes. Ce serait, de même, l'une des plus importantes ruptures engagée par Saint Augustin, et reconduite par un Rousseau auteur du Discours sur les sciences et les arts, que d'avoir opéré l'autonomisation de la

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du sujet ou de la méthode convenue pour l'entretien, soit qu'il s'agisse de réprouver l'amoralisme opportuniste de l'individu mû uniquement par ce qu'il croit être son intérêt. Le dieu Ammon est ainsi mentionné dans le contexte d'un «juste rappel », selon les mots de Théodore, à la faveur duquel Socrate convie l'intéressé à en revenir à la méthode dialectique pour entreprendre, après s'être penché sur le cas du sophiste, de définir l'homme politique. Quant au « dieu chien », il pointe le bout de sa queue au détour d'un argumentaire visant à faire valoir la « juste punition » d'une faute, d'un crime ou d'un comportement répréhensible, que celui-ci soit sanctionné par la justice humaine ou par un tribunal divin. Les dieux de l'Égypte sont, en tout état de cause, dans la vision de Platon, des redresseurs de torts.

Le négoce égyptien

Platon étrille à plusieurs reprises la cupidité des Égyptiens, un peuple selon lui caractérisé par l'attrait des richesses. Il cultive également certaines idées peu élogieuses sur les « enfants du Nil ». Dans la taxinomie des caractères qu'il élabore dans la République sur un modèle très pythagoricien, il fait de « l'amour de l'argent » un trait typique des Égyptiens, lors même qu'il fait de « l'amour du savoir » le propre des habitants de la Grèce :

N'est-ce pas une nécessité pour nous de convenir que le caractère et les moeurs d'un État sont dans chacun des individus qui le composent? Car évidemment c'est de l'individu qu'ils ont passé dans l'État. En effet, il serait ridicule de prétendre que cette énergie passionnée qu'on attribue à certains peuples, comme les Thraces, les Scythes et en général les habitants du nord, ou ce goût de l'instruction qu'on peut croire naturel aux habitants de ce pays, ou cette avidité de gain qui caractérise les Phéniciens et les Égyptiens, n'ont pas passé de l'individu dans l'État. 303

connaissance et de l'éthique. Encore que cette liaison typiquement socratique a semblé s'étioler au fil des dialogues de Platon. La connaissance, pour rester l'aiguillon du bien en ce qui concerne le philosophe, est relayée pour le commun des hommes par une conformation, voire un conditionnement -- osons le mot, par un « dressage » -- à la règle morale à la faveur des lois, des mythes, des arts et des activités de la cité réglementés par ses gardiens. Cette dissymétrie entre le philosophe et le vulgaire manifeste en un sens l'écart que semble peu à peu admettre notre auteur entre l'homme idéal et l'homme empirique ; par où se justifie l'instauration d'une sélection précoce d'une élite dirigeante promise dans cette optique à une éducation (initiation ?) plus avancée.

3°3 Platon, République, L. N, 435d-436b.

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Platon condamne encore sans ménagement la matoiserie des Phéniciens et des Égyptiens, peuples marchands par excellence, dont la raison serait le caractère intéressé de leurs occupations et leur cupidité :

À la condition qu'il y ait des lois et des pratiques destinées à éliminer l'avarice et la cupidité dans les âmes qui doivent en acquérir la maîtrise largement et utilement, alors toutes ces disciplines constitueront des instruments d'éducation aussi beaux que convenables. Sinon, le résultat qu'on aura obtenu à son insu, en lieu et place du savoir, c'est ce qu'on appelle la « rouerie », comme on peut le constater à l'heure actuelle chez les Égyptiens, les Phéniciens, et beaucoup d'autres peuples, et dont la cause et l'avarice attachée à leurs autres occupations et notamment à leurs activités commerciales, que ce résultat ait pour explication le fait qu'un mauvais législateur ait pu les rendre ainsi, qu'un fâcheux hasard ait fondu sur eux ou par quelque autre semblable influence naturelle.304

Plus grave, ils négligeraient leur devoir d'hospitalité, élément distinctif de tout être civilisé :

Voilà bien en vertu de quelle loi il faut que soient accueillis tous les étrangers, homme ou femme, venant d'un autre pays et que soient reçus ceux des autres que nous envoyons à l'étranger, honorant ainsi Zeus hospitalier au lieu de pratiquer dans les repas et les sacrifices le « bannissement des étrangers » ou même d'écarter les étrangers du pays par de sauvages édits, comme le font aujourd'hui les nourrissons du Nil.3°5

Concernant cette dernière remarque sur le manque d'hospitalité des Égyptiens, sur la pratique de la xénalasie, il est probable que Platon reprend ici des stéréotypes tirés du Busiris d'Isocrate. Une allusion subtile à la manière avec laquelle, selon l'auteur, le pharaon éponyme traitait les étrangers3°6 Cette référence aux moeurs égyptiennes ne saurait donc être employée comme argument pour défendre la thèse du voyage Platon en Égypte. Pour ce qui touche à la « cupidité des Égyptiens », il est possible que Platon la connaisse d'expérience. H se pourrait qu'il sache la dureté en affaires de ce peuple marchand307, à supposer qu'il ait lui-même dû négocier tout ou partie de sa cargaison à Naucratis. Peut-être eût-il personnellement à se plaindre de la « panourgia » des commerçants égyptiens. Certains de ses biographes prétendent qu'il se serait effectivement livré sur place au commerce des produits oliviers pour financer les frais de son séjour. Froidefond, toutefois, ne partage pas cette

3°4 Platon, Lois, L. V, 747 c-d.

3°5 Platon, Lois, L. XII, 953 d-e.

3°6 Isocrate, Busiris, 24-29.

307 Platon, République, L. II, 381d seq. ; Ion, 521e, Euthydème, 288b.

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opinion, pour qui Platon « ne fait que refléter l'opinion quasi unanime de ses compatriotes »308. Le spectacle ordinaire de l'agora ou du Pirée offrait des Égyptiens, marchands pour la plupart, une image peu flatteuse que Platon aurait pu extrapoler. Cette induction active, s'ajoutant à toute une tradition littéraire suffirait alors à expliquer le caractère très général de son jugement. Pour ce qui concerne d'autre part les aspects matériels du voyage de Platon, Froidefond allègue une citation de Diogène Laërce, selon laquelle Platon aurait levé des fonds dans l'entourage d'Eudoxe. Collecte ou tractations marchandes, il n'en demeure pas moins que dans le premier cas Platon se trouve en terre d'Égypte, dans le second se prépare à s'y rendre.

Remarques sur l'éducation

Platon, s'il fustige la cupidité des Égyptiens, tient en revanche l'Égypte pour un modèle dans le domaine éducatif En témoigne l'intelligence dont les éducateurs égyptiens font montre en enseignant l'arithmétique à leurs enfants. Ils pratiquent pour ce faire une pédagogie ludique et adaptée formant l'esprit à réagir de manière expédiente en toute situation :

Il faut dire qu'un homme de condition libre doit étudier au moins autant de chacune de ces disciplines qu'en apprend une foule innombrable d'enfants en Égypte, en même temps qu'ils apprennent à lire et à écrire. D 'abord en effet, concernant les calculs, apprendre par jeu et avec plaisir des connaissances inventées pour des enfants qui ne sont que des enfants, et comment se font les répartitions naturelles [...j De même, c'est encore par manière de jeu que les maîtres réussissent en un même ensemble de gobelets d'or, de cuivre, d'argent ou d'une autre matière semblable, ou qui les distribue en groupe de la même matière, adaptant de la sorte un jeu, ainsi que je l'ai dit, les opérations de l'arithmétique indispensables, et ceux afin de rendre les élèves plus aptes aussi bien à régler un campement, une marche et une expédition militaire qu'à administrer leur maison ; et en général, ils rendent les hommes plus capables de se tirer d'affaire d'eux-mêmes et plus éveillés.3°9

L'enseignement accorde une place de première importance au jeu et à la participation, privilégiée au détriment des formes du cours magistral. L'élève apprend (ou se souvient) incidemment ; et c'est de lui, à l'instar de l'esclave dans le Ménon, qu'il tire les règles élémentaires de la géométrie et des mathématiques. Il est question de rendre l'homme « plus éveillé », c'est-à-dire plus conscient. Le professeur apparaît moins alors comme un « instituteur » (celui qui institue) que comme un

3°8 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971. 3°9 Platon, Lois, L. VII, 819b-c.

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« accoucheur de vérité ». Il reprend à son compte la fonction socratique et auxiliaire (plutôt que formatrice) du questionneur maïeuticien. Use d'heuristiques et d'artifices pour faire surgir la vérité. L'enfant par lui sollicité découvre ou redécouvre les principes qui s'appliqueront par déduction à d'autres champs d'activité. On reconnaît ici la théorie platonicienne de la réminiscence, traduite en un programme d'éducation pratique. Mais cette pédagogie est-elle authentiquement platonicienne ? Platon n'aurait-il pas, plutôt que de l'avoir imaginé puis projetée dans un cadre égyptien, constaté en Égypte combien cette manière de pédagogie correspondait à sa propre pensée ? La paideia égyptienne ne serait plus alors une élaboration ad-hoc, une simple expérience de pensée fabriquée de toutes pièces pour les besoins de la démonstration, mais une instanciation fortuite et exemplaire des conceptions anagogiques de l'éducation prônée par notre auteur. Le fait est qu'en dernière instance, l'on verrait mal comment Platon pourrait, sans en avoir été le témoin oculaire, décrire avec autant de détails l'apprentissage latent que les Égyptiens ont élaboré pour enseigner l'arithmétique, ni peindre si précisément les jeux éducatifs auxquels s'adonnent leurs bienheureux élèves.

L'usage de termes égyptiens

C'est par les Grecs, et par la langue, et par le regard grec que nous avons d'abord connu l'Égypte. La plupart des concepts que nous, modernes, employons aujourd'hui pour désigner des réalités égyptiennes en sont directement issus ; par conséquent aussi notre vision de l'Égypte. Nous nous servons de racines grecques aussi bien pour nous référer aux choses (telles que les hiéroglyphes, les pyramides, le sphinx, le delta, les crocodiles, les obélisques, etc.) qu'aux lieux (Héliopolis, Hermopolis, Eléphantine, etc.). Et ce n'est encore rien dire du terme même d' «Égypte », ni de son extension à l'ensemble du pays. Les Égyptiens employaient notamment l'expression 1:13.t k3 Pth, « Demeure du ka de Ptah » pour désigner Memphis, mais non pas l'entièreté du territoire310 Et les noms mêmes des pharaons n'ont survécu, avec leur dynastie, que grâce à leur transposition en grec à travers la classification du prêtre égyptien Manéthon311 Bien peu de termes du lexique égyptien ont été

310 Sur la question de l'« invention de l'Égypte », cf. l'article de J. Cerny, « Language and Writing », dans J. R. Harris (éd.), The Legacy ofEgypt, Oxford, Oxford University Press, 1971, p. 204.

31 Officiant égyptien originaire de Sebennytos, coeur politique de l'Égypte pharaonique sous l'égide des Nectanébo, c'est à la discrétion de leurs successeurs lagides que Manéthon, au IIIe siècle avant notre ère, s'attelle à mettre en forme une Histoire de l'Égypte (e yptiaca). De cette Histoire, comptant à l'origine trois volumes, nous ne disposons plus que d'extraits fragmentaires sous forme de citations, souvent tronquées ou déformées, dispersées dans les oeuvres d'historiens et chroniqueurs tels que, principalement, Flavius Josèphe au Ier siècle après J.-C. (cf. Contra Apionem, L. I, 14, §73-92), Sextus Julius Africanus vers 202 après J.-C. (cf. Chronographiai. Chroniques universelles) et Eusèbe de Césarée vers 325 après J.-C. (cf. Pantodapè historia. Histoire générale). C'est au moine byzantin Georges le Syncelle (VIIIe siècle après J.-C.) que nous devons d'en avoir proposé, à l'occasion de son Extrait de Chronographie (Ekloge chronographias), une première compilation. La classification dynastique des pharaons d'Égypte par Manethon, toujours utilisée par les

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conservés. Parmi les rares migrations de vocabulaire dans le sens égyptien--grec, citons le mot « chimie », dérivé de Kémet, « la Noire », désignation de l'Égypte perçue comme le pays des magiciens. Pour ce qui concerne le terme « papyrus » et contrairement à une idée reçue, il n'est certainement pas d'origine grecque, n'étant pas attesté avant l'oeuvre de Theophraste312. Le géographe Strabon n'ignorait pas, en l'occurrence, que le mot grec « oasis » venait de l'égyptien, mais il fallut attendre le XXe siècle pour remonter jusqu'à son étymon ouahet, qui signifie « chaudron ». Moins connue, la provenance égyptienne des mots « gomme », « ébène », « sac », « lis », « phénix », « basalte », « albâtre », etc.313 Toujours est-il que les mots égyptiens passés dans la langue grecque, et depuis la langue grecque, dans le français contemporain, restent peu nombreux. Une telle situation traduit la puissante influence de la culture grecque d'alors, capable d'imposer sa langue -- un peu

égyptologues, peut encore être consultée dans l'édition de F. Jacoby des Fragments d'historiens grecs, Die Fragmente der griechischen Historiker, n°609, 610, Berlin-Leyde, 1923-1958. L'oeuvre de Manéthon est fondatrice à maints égards. Le prêtre est réputé avoir été le premier Égyptien à avoir proposé une relecture de l'Égypte pharaonique dans une perspective historique et non seulement mythique. Projet peu attendu de la part d'un Égyptien, le pharaon étant censé hypostasier perpétuellement la même divinité (dissociation entre fonction et corps du roi, substance et accident). Un projet comparable à celui d'Hérodote, tant par son souci d'objectivité (très relatif) que par les influences qui s'y constatent de conceptions typiquement grecques. S'ajoute à cela que Manéthon était de ces prêtres égyptiens qui maîtrisaient le grec ; de ceux dont on a suggéré au cours d'un précédent chapitre qu'ils auraient pu instruire Platon sur les doctrines égyptiennes. Il put ainsi tirer profit du gigantesque fond documentaire de la bibliothèque d'Alexandrie, comprenant aussi bien des traités grecs, que des oeuvres manuscrites écrites en démotique ou, plus encore, des papyrus vieux de plusieurs millénaires. De par ce bilinguisme et ces facilités d'accès, Manéthon fut à l'histoire égyptienne ce médiateur, cette courroie de transmission entre deux civilisations qu'Horapollon allait devenir à la grammaire hiéroglyphique dans la deuxième moitié du Ve siècle (cf. Hieroglyphica). C'est donc à Manéthon que nous devons d'avoir pu conserver, transcrits et adaptés à la phonétique grecque, les noms des pharaons ayant régné sur la vallée du Nil. Prononciation que l'écriture seule (hiéroglyphique, hiératique ou démotique), éludant les voyelles, n'aurait pu restituer ; et ce malgré l'élocution apparentée de la langue copte.

312 N. Lewis, Papyrus in classical antiquity, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1974.

313 Pour un inventaire plus complet des termes grecs empruntés à l'égyptien, sur leur emploi dans les récits de voyages des auteurs grecs de l'Antiquité, de l'époque hellénistique et du début de la période dassique (Homère, Hérodote, Eschyle, Aristophane, Démocrite, Xénocrate, Lycophron, Diodore, Jamblique, Plutarque, Thémistius et alii ; sans oublier Platon) cf. J.-L. Fournet, « Les emprunts grecs à l'égyptien », dans le Bulletin de la Société de linguistique de Paris, vol. LXXXN 1, Paris, 1989. D'autres propositions dans J. Cerny, op. cit., p. 201-208. Le phénomène linguistique des « barbarismes » est essentiel pour mesurer l'affinité liant deux civilisations. Non moins réelle est sa portée philosophique. Le langage pense à travers nous ; et nous pensons par le langage. S'approprier des mots, augmenter son langage, c'est alors étendre son monde ; c'est ouvrir sa pensée et enrichir son univers de nouvelle perceptions, de nouvelles conceptions. S'approprier les mots d'autrui -- a fortiori s'il parle une autre langue --, c'est donc aussi, incidemment, s'approprier un pan de sa pensée. Rappelons à cet égard que le terme « barbare » (bârbaros), avant d'être substantivé, désignait le galimatias « bar-bar » émis par toute personne dont le discours (logos), donc la raison (logos) fautait par manque d'intelligibilité ; et puis seulement, par extension, les étrangers (nous sommes tout le barbare d'un autre). Ce qui s'instruit derrière le processus d'échange, d'interpénétration et d'assimilation des lexiques grecs et égyptien, c'est donc la résorption graduelle de la fracture entre Égyptiens barbares et ressortissants Grecs.

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comme les États-Unis usent de leur soft power. H est, en dernière analyse, peu surprenant que nous usions encore pour parler de l'Égypte, pour voir l'Égypte, de ce vocabulaire grec. L'Égypte à cette époque faisait partie intégrante du monde méditerranéen et de l'oikoumenê, caractérisée par la prééminence de la langue grecque.

D'autant plus saisissante nous apparaît alors l'aisance avec laquelle Platon use des noms propres égyptiens, en parfait décalage avec le sens usuel de la projection, de l'acculturation. Platon s'imprègne de la langue égyptienne plus qu'il n'impose sa langue sur les réalités de l'Égypte. De là à postuler qu'il en irait de même pour la philosophie ou la sagesse d'Égypte, il n'y a qu'un pas. S'il parle effectivement de l'Égypte en employant des termes grecs bien établis (le Nil, le delta, le nome, etc.) il ne réfère pas moins à ces divinités en les nommant selon leurs onomata locaux. C'est un trait remarquable et récurrent aussi bien dans le Phèdre que dans le Critias, dans le Gorgias ou le Timée. Platon retient presque toujours la phonétique égyptienne au lieu de « gréciser » les termes égyptiens. Ceci le conduit à des manières de translittération qui contrastent clairement avec les canons institutionnels de la phonétique grecque (attique). Écriture atypique qui manifeste l'origine étrangère de mots encore trop exotiques pour s'être véritablement ancrés et stabilisés dans la langue grecque.

a. Dans le Timée

Le nom de « Neith » est une transposition directe de l'Égyptien Nt ; il s'agit d'une déesse que Grecs et Égyptiens ensemble identifient à Athéna : « pour ceux de cette cité314 la déesse fondatrice a pour nom, en égyptien, Neith et, en grec à ce qu'ils disent, Athéna »315 Notons ceci de remarquable que la prononciation de « Neith » et « Athéna », à cette époque, est quasi similaire, favorisant d'autant leur amalgame. Pour autant, fort rares sont les auteurs, comme le remarque P. Marestaing316, à avoir usé comme Platon de son nom égyptien. La grande majorité des auteurs faisant mention de la déesse de Saïs, d'Hérodote317 à Pausanias318 en passant par Plutarque319 et Cicéron320, l'évoquent sous son nom grec.

314 La « cité » en question désigne le grand centre religieux de Saïs, devenue « Sais » sous la plume de Platon. Cette dénomination rend compte de manière phonétique de l'égyptien S3w, « Saou ».

315 Platon, Timée, 21e.

316 P. Marestaing, Les écritures égyptiennes et l'antiquité classique, Paris, Paul Geuthner, 1915, p. 34.

317 Hérodote, L'Enquête, L. II, 28, 56, 170, 176.

318 Pausanias, Périégèse ou Description de la Grèce, L. II, 36.

319 Plutarque, Vies parallèles des hommes illustres, t. I : Vie de Solon, et idem, De Iside et Osiride, Traité d'Isis et d'Osiris L. X, 9, 32, 62.

328 Cicéron, De natura deorum. De la nature des dieux, L. III, 23.

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L'emploi des noms communs originaux est moins courant dans les dialogues que celui des noms propres ; l'on n'en relève toutefois un certain nombre d'occurrences. Platon retient les termes « exotiques » de produits égyptiens, parmi lesquels l'huile de ricin, appelée « kiki »321, renvoyant à l'égyptien « k3k3 ». Huile dont Diodore offre le mode d'emploi : « [les Égyptiens] se servent, pour entretenir la lumière de leurs lampes, au lieu d'huile, d'une liqueur grasse extraite d'une plante appelée par eux kiki »322. Il est néanmoins loin d'être certain que ce vocable soit une découverte de Platon, dans la mesure où il figure déjà chez Hérodote323. Quant à l'« ibis », constituant l'une des représentations de Thot, il s'agit bien évidemment aussi d'un terme d'origine égyptienne.

b. Dans le Phèdre

Platon évoque, dans le Phèdre 324 et le Philèbe 325, le mythe de « Theuth » dont il fait l'inventeur et le patron des arts, des lettres (grammata), de la phonétique, et de tout ce que nous dirions aujourd'hui relever des sciences exactes (mathématiques, géométrie, astronomie, etc.). Le « Theuth » platonicien a pour équivalent en égyptien hiéroglyphique le théonyme Dhwty, «Djéhouty », qui donne en copte (égyptien tardif vocalisé) « Thoout », « Thot », « Thaut ». C'est à Hermès que ce maître ès sagesse fut assimilé dans le panthéon grec. Or, pas plus qu'il ne le fait pour Neith, Platon, quelles qu'aient été ses intentions, n'use du nom grec de cette divinité. On relèvera effectivement avec F. Zucker326 que cette orthographe particulière, typiquement égyptienne, est étrangère à la phonétique grecque. La même remarque peut être reconduite au sein du même dialogue pour ce qui concerne la mention du pharaon Thamous327. Le nom « Thamous » pourrait dériver -- mais ce n'est qu'une hypothèse parmi d'autres -- de l'anthroponyme Thoutmès ou Thoutmosis, en égyptien ancien «Dhwty-ms », littéralement « Thoth est né ». Il s'agit là encore d'une transposition directe du nom royal que portèrent quatre rois de la XVIIIe dynastie ; parmi ceux, précisément, qui contribuèrent le plus à l'éclat et à la renommée de Thèbes et d'Amon de Karnak328.

321 Platon, Trimée, 60a.

322 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, L. I, 34.

323 Hérodote, L'Enquête, L. II, 94.

324 Platon, Phèdre, 274c-275b.

325 Platon, Philèbe, 18b.

326 F. Zucker, Athen und Aegypten bis auf den Beginn der hellenistischer Zeit, Festschrift Schubart, 1950, p. 146-165.

327 Platon, Phèdre, 274d.

328 T. Obenga, L'Égypte, la Grèce et l'école d'Alexandrie, Paris, L'Harmattan, 2005.

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Le dossier du voyage

Platon fait ainsi montre au sujet de l'Égypte de connaissances hétéroclites, parfois étonnamment précises329. Ces connaissances disséminées dans ses dialogues relèvent de domaines disparates, parmi lesquels l'histoire et la géographie33o, la culture et les arts331, la musique332 la religion et la mythologie333, l'organisation sociale et les institutions politiques334, les méthodes d'enseignement335, etc. D'autres allusions éparses renvoient au sacerdoce d'Achoris, aux pratiques d'embaumement, au « dieu chien » Anubis, au prix de la traversée d'Athènes jusqu'au delta du Nil et même aux élevages de poissons sur les rives nilotiques336 Platon possède aussi une certaine connaissance de la Haute-Égypte, comme en attestent ces précisions sur la cité de Thèbes qu'il dit être la patrie du dieu Ammon et une ancienne capitale de l'empire337. A l'époque où il rédige ses dialogues, l'auteur disposait donc effectivement de renseignements inédits, ne figurant dans aucun témoignage écrit d'un autre grec qui nous soit parvenu, qu'il s'agisse d'historiens, de chroniqueurs, de dramaturges ou bien encore de philosophes de ses amis. Tant et si bien que l'on se trouve en dernière analyse, fondé à supputer que Platon les a recueillis sur place, en se rendant lui-même en terre des pharaons.

Certains commentateurs dans le sillage de J. Kerschensteiner suggèrent toutefois qu'il aurait pu avoir accès à une source livresque qui se serait égarée ou qu'il aurait « omis » de mentionner. Il est vrai, pour le reste, que l'art rhétorique de Platon est extrêmement subtil ; et s'il sait feindre avec brio le naturel dans la conversation, ses paroles sont parfois à double entente, et ne revêtent pas la même signification selon les interlocuteurs. Ce que Platon passe sous silence est parfois tout aussi révélateur que ce qu'il dit explicitement338. C'est que, comme l'avait bien mis en lumière Helmut von den

329 Cf. K. Svoboda, op. cit., p. 31-38 et H. von den Steinen, « Plato in Egypt », dans Bulletin of the Faculty of Arts (BFAC), Fouad I University, vol. XIII, Le Caire, 1951.

338 Platon, Phèdre, 257d ; Timée, 21e.

331 Platon, Timée; Lois; Epinomis, passim.

332 Platon, Lois, L. VII, 799a-b.

333 Platon, Phèdre, 274 c sq. ; Timée, 21d-22d ; Philèbe, 18b ; Lois, L. II, 657b.

334 Platon, Timée, 26b sq. ; Politique, 290 d-e. 338 Platon, Lois, L. VII, 819 b-c.

336 « Ceci, dont tu as, je pense, entendu parler maintes fois. Car je sais bien qu'évidemment tu n'as pas pu voir de tes yeux les poissons qu'on élève au bord du Nil ou dans les étangs du grand roi [le roi de Perse]. Mais peut-être en auras-tu vu dans des fontaines ? » (Platon, Politique, 264 b-c, trad. A. Diès).

337 Platon, Phèdre, 274d. Sur Thamus/Thamous et Ammon, cf. Hérodote, L 'Enquête, L. II, 42 et Plutarque, De Iside et Osiride, Traité d'Isis et d'Osiris, L. X, 9.

338 Cf. J.-L. Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens, Cahiers de philosophie Ancienne n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008.

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Steinen, Platon suggère aux initiés bien davantage qu'il n'en dit au profane339. A supposer qu'il y ait bien dans les Dialogues des références à un auteur auquel Platon aurait emprunté la plupart des informations qu'il y délivre à propos de l'Égypte, quel pourrait être cet auteur ? Heidel avance qu'il pourrait bien s'agir d'Hippias34o Cette objection peut être combattue par trois voies différentes. D'abord, en faisant voir que si Hippias pouvait effectivement instruire Platon en matière politique et scientifique, l'extrême diversité des informations inédites qui apparaissent dans ses dialogues ne peut être comptable d'une source aussi spécialisée. Rien dans cette objection, qui ne remette en cause de manière conséquente le voyage de Platon. Ensuite, qu'une semblable hypothèse n'est étayée par aucun document, aucune doxographie ; elle est toute arbitraire. Et cela contrairement au voyage de Platon, pour litigieux que soient les documents et témoignages dont il a fait l'objet. Bien pis : supputer un informateur caché qui aurait dispensé Platon de se rendre en Égypte nous obligerait enfin à réfuter scrupuleusement et un à un, d'Hermodore à Strabon en passant par Cicéron, chacun des témoignages attestant ce voyage. Ce qui ne serait guère économique, et nous mettrait en porte-à-faux avec le principe du rasoir d'Occam. Arguer des divergences entre ces témoignages ne serait pas une stratégie beaucoup plus pertinente. Nul ne remet en doute l'existence historique d'un Socrate maître de Platon au prétexte que le portrait que nous en ont légué Aristophane et Xénophon diffèrent de manière significative.

Synthèse

Le contexte politique, géographique et culturel des relations gréco-égyptiennes, les témoignages directs ou indirects d'auteurs se référant aux pérégrinations de Platon, à quoi s'ajoutent les allusions et références inédites à l'Égypte pharaonique dans ses propres dialogues ; tout cela, et plus encore, laisse à penser que Platon a véritablement voyagé en Égypte. Ce point est capital pour ce qui concerne notre problématique. Il n'y aurait aucun sens à rapprocher les dialogues de Platon de corpus égyptiens s'il n'y avait eu, d'une manière ou d'une autre, contact entre ces deux corps de doctrine. Une seule même caractéristique peut apparaître dans un contexte évolutif en deux lieux différents et, cependant, n'impliquer aucune filiation. Nous tenons au contraire à un modèle diffusionniste. Corroborer ainsi le voyage de Platon apparaissait dès lors comme un préalable nécessaire. Ce postulat lui seul nous autorise à justifier l'assomption d'hypothèses concernant la possible influence ou le possible usage que fait Platon de traditions égyptiennes. Reste à savoir de quelles conceptions précises il est question.

339 H. von den Steinen, « The Symbolism of the Initial Hint in Plato's Dialogues», dans Bulletin of Faculty of Arts (BFAC), Fouad I University, vol. XI, Le Caire, 1949, p. 29-62.

340 W. A. Heidel, Hecataeus and the Egyptian Priests in Herodotus, Book II, Memoirs of the American Academy of Arts and Sciences, vol. XVIII, part. 2, Boston, 1935, p. 89.

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C'est à déterminer quels pourraient être ces emprunts que nous allons donc consacrer la suite de notre enquête.

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II. La tripartition de l'âme

... Je veux te faire connaître le vrai dans ton esprit En sorte que tu fasses le juste devant toi...

Papyrus Chester Beatty IV, vers 1200 avant J.-C.

Introduction

La théorie des « fonctions tripartites indo-européennes » thématisées par G. Dumézil s'avère, de manière générale, un outil censément précieux pour l'analyse que nous pouvons donner de la littérature antique. La triade précapitoline formée de Jupiter, Mars et Quirinus341, rend ainsi compte de cette tripartition au sein de la religion romaine archaïque. Pour ce qui nous intéresse, elle irrigue également et ostensiblement la pensée grecque. Elle transparaît, comme l'ont montré les études de J.-P. Vernant, dans le mythe de l'Âge d'or et du déclin des races relaté par Hésiode342. Déclin des races représentantes chacune d'une fonction spécifique qui trouve son pendant chez Platon dans la dégradation des régimes politiques343 L'épisode de Pâris et de la pomme de Discorde la manifeste

341 G. Dumézil, La religion romaine archaïque, Paris, Payot, 2000.

342 Hésiode, Les Travaux et les jours, v. 109-201, VIIIe siècle avant J.-C. J.-P. Vernant propose de ce récit une interprétation trifonctionnelle dans son chapitre intitulé « Le mythe hésiodique des races. Essai d'analyse structurale », dans Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero, 1965, p. 13-79. Il reprend par là-même une intuition que Dumézil exprimait déjà en 1941 dans un premier ouvrage consacré à la triade précapitoline : « Il semble bien que, tout comme le mythe indien correspondant, le mythe des Races, dans Hésiode, associe à chacun des Âges, ou plutôt des trois couples d'Âges, à travers lesquels l'humanité ne se renouvelle que pour se dégrader, une conception fonctionnelle (religion, guerre, labeur) des variétés de l'espèce » (G. Dumézil, Jupiter, Mars, Quirinus. Essai sur la conception indo-européenne de la société et sur les origines de Rome, Paris, Gallimard, La montagne Sainte-Geneviève, 1941, p. 208-215). Pour compléter ces analyses, nous renverrons notre lecteur à l'article d'A. Ballabriga, « L'Invention du mythe des races en Grèce archaïque », article en ligne dans Revue de l'histoire des religions (RHR), n°3, Paris, 1998.

343 Le fait est que Platon s'appuie explicitement sur le mythe hésiodique pour fonder en nature (les races sont associées à des métaux) le régime triparti préconisé pour la Kallipolis au troisième Livre de la République (Platon, République, L. III, 414b-415e). Tripartition que répercute (et favorise) celle des principes de l'âme, conformément au paradigme « macrogrammatique », reproduisant leur harmonie et, plus encore, leur hiérarchie. Platon se sert ainsi de la jurisprudence des cinq races hésiodiques comme d'une légitimation mythique, comme d'un « noble mensonge » conférant une dimension sacrée à la disparité des conditions sociales réservées aux différentes instances de la cité (gardiens, auxiliaires, producteurs). Pour ce qui a trait à

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encore plus ostensiblement. Le mythe, rapporté par Homère, met en scène le prince d'Ilion sommé de décider laquelle, d'Héra, d'Athéna ou d'Aphrodite, est la plus désirable des déesses3' . Élisant Aphrodite, Pâris élit l'amour ; renonce ainsi, en déboutant les deux autres déesses, aux deux fonctions qui leur sont associées : respectivement, la royauté et la victoire guerrière. Pâris aura Hélène ; la guerre de Troie aura bien lieu. H n'y a guère lieu de s'étonner du fait que l'on retrouve des résurgences de cette tripartition dans les dialogues platoniciens. Qu'il soit question de l'âme, comme dans le Phèdre 345' ou même de la cité bien gouvernée -- de la kallipolis évoquée dans la République 346-, la division trifonctionnelle paraît trouver un accueil favorable dans l'oeuvre de Platon. Plus surprenant ceci que ce motif irrigue avec une récurrence toute spécifique les passages égyptiens. L'Égypte n'est jamais loin lorsque Platon parle de tripartition. Et cependant, quoi de moins égyptiens que la tripartition ? Le schème était-il pas censé ne s'appliquer qu'aux civilisations indo-européennes ? Qu'a-t-elle à voir avec l'Égypte ?

Ne brûlons pas d'étapes. Accordons-nous, avant que d'aborder cette épineuse question, quelques instants pour mieux comprendre de quoi il retourne. Un mot d'abord sur la tripartition. Le thème, en soi, est loin d'être inédit. Sa thématisation est en revanche bien plus récente. Georges Dumézil, philologue et comparatiste, devait y consacrer la plus grande partie de son oeuvre347. Il mit en lumière, dès les années 1930, l'existence d'un tropisme indo-européen, se traduisant autant dans l'organisation sociale que dans les structures narratives et dans la religion, aux panthéons de peuples aussi variés que les Arméniens, les Celtes, les Indo-iranienns, les populations baltes, germaniques, slaves ou latines, et bien évidemment présent au coeur du bassin méditerranéeen. L'auteur de Mythes et épopée appelle « trifonctionnalité », « tripartition » ou « idéologie trifonctionnelle » cette conception apparemment commune à ces populations indo-européennes, qui les amène à segmenter spontanément leur différents systèmes -- mythologique, social, politique, etc. --, en trois groupes fonctionnels. Précisément, le premier groupe se définit par la fonction royale ou régalienne ; le deuxième groupe, par la fonction guerrière ; vient en dernier ressort la fonction de production. La fonction régalienne est investie d'une dimension sacrée qui la dédouble, selon la figure du roi-prêtre qui ne sera pas sans nous rappeler celle

la dégradation des systèmes politiques, chaque système politique étant corrélatif d'une forme d'âme humaine (idem. op. cit. L. VIII, 546d-547c), celle-ci s'inscrit dans la vision cyclique de l'histoire, frayant depuis l'âge d'or jusqu'à l'avènement de la tyrannie, laquelle marque l'extrême limite de l'entropie et annonce le passage à une nouvelle « Grande Année ». Comme l'âme se régénère pour se réincarner (palingénésie), le cyde recommence et dans son aube, renouvelle la Kallipolis, soit l'Athènes archaïque mentionnée par Critias. La fondation de l'Académie s'inscrit peut-être dans cette optique, se donnant pour projet de former les élites à l'avènement de cette cité qui, dès alors, n'a plus rien d'utopique.

344 Homère, Iliade, XXIV, 26-30.

345 Platon, Phèdre, 245c sq.

346 Platon, République, L. IV, 436a-445a.

347 G. Dumézil, Mythe et Épopée, 3 vol., Paris, Gallimard, 1995.

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du roi-philosophe, un thème platonicien. Ces trois classes s'articulent selon une hiérarchie portant la fonction régalienne aux nues. Suit la fonction guerrière, puis la fonction de production. Pour faire image, cette division se laisse apercevoir dans les trois ordres de l'Ancien Régime : « ceux qui prient » (oratores), « ceux qui combattent » (bellatores), « ceux qui travaillent » (laboratores)348. Le tournant révolutionnaire et la dissolution consécutive des ordres en 1789 est l'événement qui par ailleurs, pour Dumézil, met fin à l'efficace de ce modèle explicatif

Problématique

Que la tripartition se retrouve chez les Grecs, dont acte349 Il s'agit après tout, aux dires de Dumézil, d'un schème indo-européen. On pourrait alors objecter à notre démarche qu'il serait inutile d'en rechercher des traces dans la pensée d'Égypte qui elle, n'y serait pas sensible. Remarque légitime et fort embarrassante. A tout le moins, de prima facie ; mais qu'il y ait lieu de nuancer pour au moins deux raisons. Posons, en premier lieu, que l'inadéquation du paradigme triparti semble en effet être une réalité pour la plus longue période de l'histoire égyptienne. Or, il s'agit, au préalable, de bien cerner de quelle Égypte il est question. L'Égypte de Platon est une Égypte héllénisée350, fortement imprégnée de culture grecque. Philippe Derchain, dans son étude sur Les impondérables de l'hellénisation 351, a suffisamment montré combien l'univers culturel égyptien de cette époque avait été profondément bouleversé et influencé au fil des siècles de fréquentation avec les Grecs. L'Égypte dont nous entendons traiter à de ce fait subi une puissante influence indo-européenne, notamment à la suite de la politique philhellène des pharaons saïtes et des dominations perses de 525 à 404 avant J.-C. 11 n'est guère surprenant, dans de telles conditions, d'y retrouver des tropes « occidentaux ». Il se pourrait, en second lieu, que la tripartition présente dans les textes égyptiens (et en particulier les plus anciens, antérieurs à ces influences) n'ait aucun lien, aucun rapport avec l'idéologie trifonctionnelle indo-européennes. A supposer que Platon se soit forgé l'idée d'une tripartition de l'âme en contact avec des documents égyptiens (ce qui reste à démontrer), deux possibilités s'offrent dès lors à nous, entre lesquelles nous ne pouvons pas trancher : soit la tripartition de l'âme est bien dès l'origine une doctrine égyptienne indépendante du schème global de la tripartition ; soit il s'agit d'une acculturation

348 Typologie empruntée à la théorie des ordines formulée par Adalbéron de Laon au coeur du XIe siècle (cf. Carmen ad Rotbertum regem. Poème au roi Robert), revisitée par Gérard de Cambrai (cf. Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme) à travers le prisme de la Cité de Dieu de saint Augustin.

349 De nombreuses autres instanciations du schème de la tripartition sociale ont été colligées par Y. Atsuhiko dans « Survivances de la tripartition fonctionnelle en Grèce », publié dans la Revue de l'histoire des religions, RHR 3, tome 166 n°1, 1964, p. 21-38.

350 Cf. supra, Chapitre I : Le voyage de Platon.

351 Ph. Derchain, Les impondérables de l'hellénisation, Turnhout, Brepols, Monographies Reine Elisabeth, 2000.

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de la tripartition générique des Grecs que l'Égypte aurait appliquée à l'âme, en sorte que Platon puisse ensuite se l'approprier sous cette modalité à la faveur de son voyage.

Méthode et corpus

Pour peu que l'on s'y penche, le thème de la tripartition se dote dans les dialogues d'une dimension à la fois politique et spirituelle. 11 s'agit moins, en vérité, de dimensions que de niveaux, de stratification. Car l'âme de la cité reflète l'âme de l'individu constitutif de cette cité. Ainsi, l'ordonnancement des trois principes en l'âme influe sur celle des trois principes en la cité. L'homme gouverné par sa raison trouvera sa place dans une cité administrée par la classe dépositaire du principe rationnel. Réciproquement, la cité gouvernée par la raison engendrera par ses institutions d'autres individus dont l'âme est dominée par le logistikon. Le régime politique est donc pleinement comptable du caractère de l'homme de la polis ; et l'homme de la polis, des lois qui le voient naître. Que l'homme soit dominé par son désir, son appétit de richesse, et la cité sera ploutocratique. Qu'il s'abandonne à ses passions, qu'il se laisse dévorer par elles, et c'est la même manière de tyrannie qui sévit en son âme qui s'imposera à la cité. Ainsi du reste. C'est assez dire que la tripartition est un schème transversal, et qu'elle s'applique non pas de manière incidente, mais bien plutôt déterminante, autant à l'âme qu'à la cité. Le tout qu'est la cité répercute l'âme de la partie. La partie qu'est l'individu doit sa conduite morale au tout qu'est la cité. La figure est fractale. Holographique.

11 s'agira, dans ce chapitre, d'examiner les passages égyptiens pour escompter comprendre comment s'y articulent ces deux aspects -- individuel et collectif, de l'idéologie trifonctionnelle. Ces occurrences seront mises en regard avec le corpus égyptien des textes funéraires et des enseignements. Une telle démarche, conforme à la méthode que nous nous sommes fixée, devrait permettre d'apercevoir s'il y a des rapprochements possibles entre les deux corpus. Ces rapprochements, s'ils existaient, nous procureraient un argument de poids à reverser au dossier de « l'Égypte pour disposer à Platon ». Sans rien en divulguer pour le moment, nous pourrons constater que la tripartition dans l'âme trouve des antécédents troublant dans les textes égyptiens. Et qu'il y a peut-être davantage qu'un procédé de rhétorique à rechercher dans l'assignation par Platon d'une tripartition politique à l'Égypte saïte, de même qu'à l'Atlantide et à l'Athènes passée, c'est-à-dire avenir. 11 y aura lieu de resserrer le champ de notre enquête au quatre dialogues essentiels en la matière que sont le Gorgias, le Phèdre, la République et le Critias. Est-ce à Égypte qu'il nous faille attribuer les premières origines de la tripartition ? Une telle question peut sembler abyssale ; aussi ne saurions-nous que dégager quelques pistes de réponse. Nous ne récoltons que des indices ; et les indices ne suffisent pas à faire des

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preuves. L'esprit doit s'éveiller à la critique. Flaubert, qui, lui, en savait quelque chose, ne disait-il pas de la bêtise qu'elle consiste à vouloir conclure ?

A) La piste grecque

Nous avons suggéré que le Gorgias pourrait avoir été écrit durant ou au retour des grandes pérégrinations de Platon ; en d'autres termes, de son séjour d'Égypte. 11 ne serait pas déraisonnable de penser qu'il ait laissé par conséquent percer des influences de doctrine égyptienne. Le jugement eschatologique décrit à la fin du dialogue pourrait en être un témoignage flagrant. Mais le Gorgias fait également valoir un motif qui reparaîtra de manière récurrente dans la production ultérieure de Platon. Ce motif est celui de la tripartition.

Tripartition selon Platon

a. Le Gorgias

Platon fait en effet état dès le Gorgias d'une partition de l'âme. Faute de s'appesantir sur ce qui deviendra la partie rationnelle (logistikon) et la partie irascible (thumos), il décrit la partie concupiscible (épithumetikon) de cette âme à la fois tyrannique, excessive et insatiable :

Et il est possible que réellement nous soyons morts, comme je l'ai entendu dire à un savant homme [probablement Philolaos], qui prétendait que notre vie actuelle est une mort, que notre corps est un tombeau et que cette partie de l'âme où résident les passions est de nature à changer de sentiment et à passer d'une extrémité à l'autre. Cette même partie de l'âme, un spirituel auteur de mythes, un Sicilien, je crois, ou un Italien, jouant sur les mots, l'a appelée tonneau352, à cause de sa docilité et de sa crédulité ; il a appelé de même les insensés non initiés et cette partie de leur âme où sont les passions, partie déréglée, incapable de rien garder, il l'a assimilée à un tonneau percé, à cause de sa nature insatiable 353

352 La rigueur exigerait que l'on parlât de vases plutôt que de tonneaux. Le mot Ili oç, « pitos » renvoie à une sorte de cruche naguère utilisée comme symbole de beauté et de passion (cf. J. Bertrand, Vocabulaire grec : Du mot à la pensée, Paris, Ellipses, 2008). Un vice de traduction serait à l'origine du glissement sémantique, ayant conduit à attribuer aux Grecs une invention gauloise (selon la Guerre des Gaules de Jules César). Même contresens dans l'imaginaire populaire concernant l'habitat écologique de Diogène de Sinope.

353 Platon, Gorgias, 492b.

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Outre l'existence d'une partie de l'âme responsable du désir, Platon suggère dans ce passage deux éléments qui peuvent retenir notre attention. En premier lieu, l'auteur fait cas de la possibilité d'une vie après la mort. H dit rapporter par ouï-dire cette conception qu'il tient d'un « savant homme ». On peut penser qu'il s'agit de Philolaos, un pythagoricien de ses amis. Routh mentionne ainsi un passage de Théodoret354, où cette pensée lui est attribuée. Sextus, en revanche, l'attribue à Héraclite d'Éphèse355 tout comme Clément d'Alexandrie356, la rapportant aussi à Pythagore. Rien n'interdit cependant de songer qu'il pourrait également s'agir d'un officiant rencontré en Égypte. L'existence sublimée après la mort ; mieux : le corps terrestre perçu comme un tombeau sont autant d'éléments qui se retrouvent, mutatis mutandis, dans les sagesses égyptiennes.

Précisément, en affirmant que cette vie est une mort ; en dissociant l'âme (le contenu) du corps (le tombeau), Platon envisage ensuite implicitement la possibilité d'une existence de l'âme séparée de son corps. Or, nous savons que les Égyptiens anciens avaient grand soin de distinguer le corps physique -- le djet, ou sab, appelé à être momifié après la mort sous peine de devenir khat, dépouille déliquescente --, du bâ, improprement rendu par « âme » (psychê). Le constitue l'hypostase de l'âme en tant que séparée du corps. Il est ce principe spirituel représenté sous la forme d'un oiseau (ibis ou faucon) à tête humaine qui n'apparaît pour prendre son envol qu'après la mort. Manière de double éthéré du défunt, le bâ, désormais affranchi du corps, peut circuler auprès des immortels comme auprès des mortels afm d'intercéder en leur faveur ou en leur défaveur357. Toutefois, et à la différence de chez Platon, bien qu'affranchi « substantiellement parlant » de sa prison de chaire, le bâ, pour demeurer -- « avoir demeure » --, doit néanmoins disposer de ce corps sublimé, du djet, comme d'un vestige lui assurant et sa péréxistence, et son identité ; comme d'un intermédiaire -- une « porte » -- entre le monde des morts (des immortels) et celui des vivants. Le djet est ainsi au défunt que les statues hiératiques ou effigies sont aux dieux égyptiens. C'est à ce djet (ou à ces effigies) que les offrandes sont consacrées. Le djet, en son tombeau, est la retraite du bâ : « Tu montes, tu descends [...], tu glisses, comme ton coeur le désire, tu sors de ton tombeau chaque matin, tu y rentres chaque soir », lit-on dans le Livre des morts 358. Le djet et le bâ, l'enveloppe charnelle et le principe divin, pour ressortir à deux réalités ou substances différentes, n'en sont pas moins indissolublement liés. Outre sa capacité à adopter chacune des « formes » du créateur (les dieux, les animaux, les éléments) avec lequel il fusionne de nouveau -- « formes » du créateur qui sont l'équivalent analogique des noms

354 Théodoret de Cyr, Thérapeutique des maladies helléniques, LXXXIII, 941.

355 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos. Contre les savants, L. III : Contre les géomètres, 24.

356 Clément d'Alexandrie, Stromates, L. III, V.

357 Cf. J. Assmann, Mort et au-delà dans l'Égypte ancienne, Paris, Champollion, Éditions du Rocher, 2003, p. 142-169.

358 Livre des morts, chap. LXXXII-XCII, CXCI, trad. P. Barguet.

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de Dieu » dans la théologie chrétienne --, cette propriété du bel à regagner son djet à la tombée du soir pourrait au demeurant avoir été l'un des éléments à l'origine du contresens commis par les voyageurs Grecs qui voyaient dans les Égyptiens les premiers adeptes de la métempsycose.

Cette différenciation de l'âme et du cadavre était, en tout état de cause, un élément fondamental de la métaphysique pharaonique. Bien plus ancien peut-être que celle qui allait être faite en Grèce par le truchement des poètes homériques359 Une distinction qui se retrouverait encore au fondement du « chamanisme grec » et (par imprégnation ?) dans les croyances orphiques360 et dans l'anthropologie métaphysique des courants pythagoricien. Une distinction que Platon ne laissait pas de commenter et qui, par conséquent, ne manquait pas de sources.

b. La République

Un autre texte qui devra retenir notre attention sera la République, qui déploie le motif de la tripartition en lui prêtant une structure dynamique et dialectique. Nous retrouvons ainsi les trois parties de l'âme telle que déclinées dans le Phèdre. Au sujet des deux premières, du logistikon et de l'épithumetikon, Socrate affirme que nous avons « raison de penser que ce sont deux principes distincts l'un de l'autre, et d'appeler raisonnable cette partie de l'âme par laquelle elle raisonne ; et déraisonnable, siège du désir, compagne des excès et des voluptés, cette autre partie de l'âme qui aime, qui a faim et soif, qui est la proie de tous les désirs »361. Quant à l'ardeur qui sert d'intermédiaire entre ces deux principes, celle-ci est présentée comme « l'auxiliaire naturel de la raison, à moins qu'elle n'ait été corrompue par une mauvaise éducation ». Ayant son siège dans le coeur362, elle

35° « Quand un Grec de l'époque archaïque versait des liquides dans un tube entre les dents d'un cadavre en décomposition, nous ne pouvons que dire qu'il se gardait bien, et pour cause, de savoir ce qu'il faisait ; ou encore, pour l'exprimer plus abstraitement, qu'il ignorait la distinction entre le cadavre et l'âme -- qu'il agissait comme s'ils étaient « consubstantiels ». D'avoir formulé cette distinction avec clarté et précision, d'avoir démêlé l'âme d'avec le cadavre, est assurément une réalisation des poètes homériques [...] Mais il ne faut pas supposer que la distinction, une fois exprimée, ait été universellement, ni même généralement reçue » (E. R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, chap. V : « Les chamans grecs », Berkeley, Champs-Flammarion, 1997, p. 141).

360 W. K. Guthrie, Orphée et la religion grecque. Etude sur la pensée orphique, trad. S. M. Guillemin, Paris, Payot, 1956.

361 Platon, République, L. IV, 439d.

362 Ibid., 440b. La notice que P. Chantraine consacre à la notion de « thumos» dans son Dictionnaire étymologique de la langue grecque, t. II, Paris, Klincksieck, 1970, p. 446, stipule que ce principe se référerait à « l'âme, le coeur, en tant que principe de vie [... ] ; ardeur, courage, siège des sentiments et notamment de la colère ». Et d'ajouter que « chez Platon, le thumos ou thumoidès est l'une des trois parties de l'âme, siège des passions nobles ».

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constitue nécessairement la troisième partie de l'âme, et sert de médiation entre les deux précédentes363.

Cette psychologie établie, Platon se fera fort de conférer une dimension politique à ces principes en tissant une analogie entre le bon gouvernement de l'âme et le bon gouvernement de la cité. Cette méthode macrogrammatique ou paradigmatique permet de concevoir l'harmonie de la cité sur le modèle de l'âme humaine :

Si l'on ordonnait à des gens qui n'ont pas la vue très perçante de lire au loin des lettres tracées en très petits caractères, et que l'un d'eux se rendît compte que ces mêmes lettres se trouvent tracées ailleurs en gros caractères sur un plus grand espace, ce leur serait, j'imagine, une bonne aubaine de lire d'abord les grandes lettres, et d'examiner ensuite les petites pour voir si ce sont les mêmes. [..] La justice, affirmons-nous, est un attribut de l'individu, mais aussi de la cité entière [...] Or, la cité est plus grande que l'individu [..] Peut-être donc, dans un cadre plus grand, la justice sera-t-elle plus grande et plus facile à étudier. Par conséquent, si vous le voulez, nous chercherons d'abord la nature de la justice dans les cités ; ensuite nous l'examinerons dans l'individu, de manière à apercevoir la ressemblance de la grande dans la forme de la petite. 364

Au risque d'employer un terme anachronique, on pourrait avancer que la description de la polis bien ordonnée consiste en une «projection » de l'âme bien ordonnée. Bien plus : non content d'être le reflet l'un de l'autre à la manière dont se dessine une figure fractale, un hologramme, l'ordonnancement de la cité influence jusqu'au caractère de l'homme qui y réside tout comme cet homme qui y réside influence l'âme de la cité, formant ainsi une sorte de cercle vertueux. Les lois sont à l'image des citoyens. Ce qui rend l'individu juste rend l'État juste ; par contraposition, l'État dans lequel vit un individu dont l'âme sera mal ordonnée, disharmonieuses, héritera des mêmes vices.

On distinguera en conséquence trois sortes d'individus -- ou, sur le plan du mythe, trois races d'hommes365 -- selon qu'en eux prédominera le logos, le thumos ou l'épitumétikon. Notons que c'est précisément dans cette troisième catégorie que Platon range sans hésiter les Égyptiens. Ce qu'il fait sans ambages, à trois reprises au moins, et dans des oeuvres aussi différentes et aussi éloignées chronologiquement que la République et les Lois. Ainsi lit-on dans la République qu'« il serait ridicule

363 Platon, République, L. IV, 440e.

364 Platon, République, L. I, 368d.

365 ibid., 415a, 447b, 581c, passim.

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de prétendre que cette énergie passionnée qu'on attribue à certains peuples, comme les Thraces, les Scythes et en général les habitants du nord, ou ce goût de l'instruction qu'on peut croire naturel aux habitants de ce pays, ou cette avidité de gain qui caractérise les Phéniciens et les Égyptiens, n'ont pas passé de l'individu dans l'État »366. Ce qui laisse incidemment penser que l'Égypte de l'époque ne saurait constituer aux yeux de Platon un État bien gouverné.

Inversement, la politeia parfaite ne pourra s'obtenir que par la domination du meilleur : « N'appartient-il pas à la raison de commander, puisque c'est en elle que réside la sagesse, et qu'elle est chargée de veiller sur l'âme tout entière ? Et n'est-ce pas à la colère d'obéir et de la seconder ? »367. De la même manière qu'en l'homme juste, la partie rationnelle (logos) doit guider l'âme, suppléée par l'ardeur (thumos), et dominer les appétits, de même la belle cité doit être gouvernée par les hommes du logos : par les gardiens ou même, selon les Lois 368, par un « collège nocturne », voire par un putatif philosophe-roi ou un roi-philosophe comme le prescrit la Lettre VII 369 En vertu de la correspondance ou du parallélisme qui existe entre l'individu et la cité, la loi rendra la cité d'autant plus stable que la nature aura fait davantage prédominer dans l'âme de celui-là sa partie rationnelle.

c. Le Phèdre

Platon reconduit dans le Phèdre sa théorie de la tripartition de l'âme en recourant à une allégorie. L'âme libérée du corps y est assimilée à un attelage céleste formé par deux coursiers conduits par un cocher. Au terme d'un développement sur la nature et le destin des âmes, Platon revient sur la comparaison pour en expliciter le sens : «En commençant ce discours nous avons distingué dans chaque âme trois parties différentes, deux coursiers et un cocher : conservons ici la même figure »370. Platon (Socrate) vient en effet de distinguer en l'âme ce qui est proprement divin, le nous, l'esprit ou le logistikon, la partie rationnelle dont le siège corporel est la tête, du thumos ou ardeur qui siège dans

366 Ibid., L. IV, 435e-436a.

367 Ibid., L. IV, 441 e.

368 Selon les Lois, par un « Collège de veille » (Platon, Lois, L. X, 908b et 909a). Le choix d'enregistrer cette expression en lieu et place de la traduction conventionnelle de vux.TEptvèg m ÀAoyoç, jusqu'alors rendu par « Conseil nocturne », fut arrêté sur une proposition récente de L. Brisson. Cf. « Le Collège de veille », dans F. Lisi (éd.), Plato's Laws and its Historical Significance. Selected Papers from the International Congress on Ancient Thought, Salamanca, Sankt Augustin, 2000, p. 161-177.

369 « Or, les races humaines ne verront pas leurs maux cesser, avant que, ou bien ait accédé aux charges de l'État la race de ceux qui pratiquent la philosophie droitement et authentiquement, ou bien que, en vertu de quelque dispensation divine, la philosophie soit réellement pratiquée par ceux qui ont le pouvoir dans les États » (Platon, Lettre VIL 326b).

378 Platon, Phèdre, 253d.

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la poitrine et correspond aux passions nobles telles que l'honneur ou la résolution. Ces deux principes sont à distinguer d'une partie tierce dont le siège est le ventre, qui est la cause des appétits et des pulsions irrationnelles : l'épitumetikon. Si aux deux parties supérieures de l'âme (le logistikon et le thumos) s'associent respectivement les vertus cardinales de la sagesse et le courage, les deux autres vertus invoquées par Platon doivent habiter l'âme tout entière : la modération pour tempérer chaque partie et la justice pour veiller à ce que chacune de ces parties respecte l'ordre qui lui est assigné et ne déborde pas de son rôle. Voyons maintenant comment se traduit cette typologie selon la métaphore du char ailé.

Ce char, comme attendu, est constitué de trois éléments : un cocher, deux chevaux. Si, pour les dieux, tant les coursiers que les cochers sont « excellents et d'une excellente origine » ; si pour les dieux, donc, l'attelage s'élève sans difficulté dans les hauteurs du ciel et s'y maintient, « chemine dans les hauteurs et administre le monde entier »37, il n'en va pas de même des hommes et des autres créatures, chez qui « il y a mélange »372 : les deux chevaux ne sont pas d'égale dignité ; ainsi « l'attelage est pénible et difficile à guider »373. Difficulté qui proviendrait de ce que le cocher, se laissant déborder par la fougue du second, ne parviendrait pas à gouverner correctement son char. Le premier des coursiers nous est effectivement décrit comme un cheval de race, « d'une noble contenance, droit, les formes bien dégagées, la tête haute [...], aimant l'honneur avec une sage retenue, fidèle à marcher sur les traces de la vraie gloire »374. C'est un cheval docile et qui répond sans regimber aux seules exhortations de la voix du cocher. La logique voudrait que ce destrier correspondît à la partie de l'âme susceptible de venir au renfort de la raison, mais également, si elle est débordée, de suppléer à la partie concupiscible : il s'agit du thumos. Un second cheval progresse à ses côtés sous le joug du cocher. Lui est décrit aux antipodes du précédent, tant physiquement que par son caractère. Gêné dans sa contenance, il est « épais, de formes grossières, la tête massive, le col court, la face plate, la peau noire, les yeux glauques et veinés de sang, les oreilles velues et sourdes, toujours plein de colère et de vanité, n'obéit qu'avec peine au fouet et à l'aiguillon »375. Pareil tableau suggère que ce coursier réfère à la partie de l'âme responsable du désir irrationnel : l'épitumétikon.

Le cocher, pour sa part, doit prendre l'ascendant sur ses deux destriers pour diriger le char ; il correspond à la partie rationnelle de l'âme chargée, pour le meilleur, de gouverner aux autres : il figure le logistikon. L'analogie pourrait donc être analysée, décomposée, de la manière suivante :

371 ibid., 246c.

372 zbid, 246b.

373 /bid" 246a.

374 /bid" 253e.

375 /M d" 254a.

118

Parties de l'âme

Logistikon

Thumos

Épithumetikon

Éléments de l'attelage

Cocher

Cheval docile

Cheval rétif

Chaque fois qu'un désir vient à poindre, que la vue d'un objet propre à exciter l'amour embrase l'âme du cocher, tandis que le cheval docile se retient contre son mouvement et reste digne, le cheval impétueux déploie toutes ses forces à entraîner le char vers l'objet désiré, et manque incessamment de le faire chavirer. Chez qui le cocher est exercé et mène bien son attelage, le bon cheval se fera un allié pour la raison et ne cédera pas aux tentations. Chez qui l'attelage sera mal gouverné, sa résistance sera vaine et le cheval rétif, image du désir irrationnel, l'emportera à terme, causant « les disgrâces les plus factieuses au coursier qui est avec lui sous le joug et au cocher, les entraîne vers l'objet de ses désirs et après une volupté toute sensuelle »376. Recourant à l'allégorie, Platon avance ainsi une définition de l'homme juste comme étant celui en qui les trois parties de l'âme composent une harmonie hiérarchisée : soumettre le désir au courage et le courage à la raison s'énonce alors comme un défi éthique et plus encore, comme un programme à observer.

d. Déclinaisons

Platon met ainsi en valeur une constitution « tripartite » de l'âme qu'il développe en particulier dans le Phèdre et dans La République.

Dans la République ; en conférant à cette tripartition une valeur politique ou psychopolitique. La justice en l'individu sera ainsi conçue comme l'harmonie réglée, hiérarchisée des trois parties de l'âme respectueuses de leur fonction. De même qu'en l'âme le nous, ou la raison, en tant qu'il a seul rapport à l'intelligible, est la plus noble des parties, est la plus digne de gouverner, ce sont, en la cité, les gardiens initiés en rapport avec des formes intelligibles qui doivent régir les deux autres classes : celle des auxiliaires et celle des producteurs. Nous sommes au coeur de l'idéologie trifonctionnelle telle que thématisé par Dumézil.

Dans le Phèdre ; moyennant l'allégorie d'un attelage composé d'un cocher qui représente l'élément rationnel (logistikon), d'un cheval blanc docile qui figure la partie irascible (thumoeidès) et d'un dernier coursier, récalcitrant, incarnant les élans irrationnels du désir qui peut entraîner l'âme au vice. Déjà dans le Gorgias s'esquissait derrière l'image du tonneau percé une ébauche de ce qui

376 Ibid, 254b.

119

deviendrait avec les dialogues de la maturité cette partie responsable du désir passionnel, l'epithumétikon. Platon entend que le thumos se mette au service de l'élément rationnel afin de maîtriser les pulsions de l'épithumia et d'ainsi redresser le char.

Toute la difficulté consiste en ce que la conception platonicienne de l'âme est loin d'être figée. Nombre d'évolutions, d'envergure substantielle, s'observent entre les différents dialogues. Ces évolutions, revirements et mutations ont d'ailleurs fait l'objet de nombreuses controverses parmi les commentateurs de Platon. Au point que Frutiger consacre à la question de leur conciliabilité et de leurs incohérences un ouvrage détaillé, dont le chapitre intitulé « les parties de l'âme » est des plus éloquents37. Si, d'après le Phédon, rédigé vers 385 avant J.-C. Platon semble admettre une seule âme378, il admet dans la République, écrite vers 370 avant J.-C., soit environ une quinzaine d'années plus tard, la partition de cette âme en trois principes dont l'un seulement est éterne1379. Tripartition, nous l'avons vu, reprise à l'occasion du Phèdre 380. Comment s'explique un tel bouleversement ? Ne pourrait-on pas envisager qu'il soit comptable d'une nouvelle conception de l'âme que Platon, dans l'intervalle, aurait pu connaître au cours de son voyage en Égypte ?

Légitimer cette hypothèse présupposerait d'une part, que cette tripartition de l'âme n'existe pas déjà en Grèce, et d'autre part qu'elle se retrouve à cette époque dans des doctrines ou des textes égyptiens. Tels sont les deux points qu'il nous reste à examiner.

Tripartition selon les pythagoriciens

On a soutenu que la tripartition de l'âme telle que la recompose Platon, loin d'être originale, aurait été un réinvestissement de thèses déjà présentes chez Pythagore. Platon aurait hérité de ce trope sous sa forme explicite, théorisée, de ses contacts avec les sectes pythagoriciennes. De tels emprunts sont par ailleurs fréquents dans l'oeuvre de Platon381. Bien qu'il ait soin, pour des raisons que nous n'abordons pas ici, de taire le nom de ses inspirateurs. Une telle problématique peut être divisée en deux moments : d'abord, y a-t-il effectivement des traces de la tripartition chez Pythagore ou chez les pythagoriciens ; ensuite, y a-t-il application de la tripartition à l'âme ?

37 P. Frutiger, Les mythes de Platon : étude philosophique et littéraire, Paris, Alcan, 1930, p. 76-96.

378 Platon, Phédon, 65a, 77a, 80a, 105c, passim.

379 Platon, République, L. N, 436-441.

38° Platon, Phèdre, 246a, 253c.

381 Cf. J.-L. Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens, Cahiers de philosophie ancienne n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008.

120

A la première question, nous devons répondre par l'affirmative. On retrouve bien chez les pythagoriciens des occurrences de la tripartition, avec ses trois fonctions hiérarchisées. Le cas de la médecine est exemplaire qui se répartit selon ce qu'en décrit Jamblique entre (a) médecine par incantations relevant des roi-prêtres ou philosophes, (b) médecine par les herbes relevant des producteurs, et (c) médecine par incisions et cautérisations, apanage des guerriers (Jamblique, Vie de Pythagore, écrit vers 310 après J.-C., trad., Les Belles Lettres, 1996). Et plus encore celui de la politique. Pythagore subdivise la société en trois fonctions sociales - comme tous les Indo-Européens : producteurs, guerriers, rois-prêtres. Mais les pythagoriciens vont-ils jusqu'à transposer cette tripartition à l'âme ? Rien n'est certain ; et nous ne prétendrons pas répondre de manière tranchée à cette question. Aussi nous importera-t-il d'explorer les deux possibilités.

a. L'âme bipartite

Nous commencerons par supposer que les pythagoriciens n'ont pas divisé l'âme en trois parties. Cette opinion n'est pas majoritaire, mais elle existe, et bien que démentie par un Diogène Laërce, se doit d'être considérée. Supposons donc que la tripartition ne s'applique pas à l'âme chez Pythagore, il n'en demeure pas moins que Platon s'inspire des pythagoriciens dans son anatomie de l'âme, que ce soit à propos du dualisme ou de l'harmonie. Que faut-il en comprendre ?

Platon, en effet, à côté de notre âme (psyché) impérissable, en distingue une partie mortelle placée en nous par les dieux382, création eux-mêmes du Dieu unique. Taylor explique ainsi cette distinction de deux parties en l'âme -- l'une mortelle, l'autre immortelle -- par référence à des doctrines d'origine pythagoricienne383. Que l'homme ait possédé « deux âmes », l'une d'extraction divine, l'autre de facture terrestre et corruptible, était déjà en vérité, si l'on en croit les sources tardives, une doctrine enseignée par Phérécyde de Syros, l'oncle maternel de Pythagore, au sixième siècle avant J.-

C. De même pour Empédocle au Ve siècle, à qui nous devons l'essentiel de nos renseignements sur le puritanisme grec primitif. Platon le cite expressément et à plusieurs reprises dans le courant de la République. Celui que Nietzsche taxait de « figure la plus bariolée de la philosophie ancienne »384 distinguait en effet la psyché proprement dite, valeur vitale qui se résorbe après la mort, du « soit occulte », assimilée à un daimon, et qui permane par-delà ses incarnations. Ledit daimon était ainsi dépositaire de la divinité en l'homme. La première partition de Platon entre partie mortelle et partie

382 Platon, Timée, 69c.

383 A. E. Taylor, Plato, Londres, Methuen, 1952, p. 120.

384 F. Nietzsche, cité par V. Grigorieff, dans Philo de base, Paris, Editions d'Organisation, Eyrolles Pratique, 2003, p. 18.

121

éternelle de l'âme pourrait-elle être tributaire de ses inspirations ? Un tel lignage intellectuel serait des plus plausible selon François Daumas, dans la mesure où -- Cicéron lui-même s'en porterait caution -- les pythagoriciens segmentaient l'âme en deux parties : « alteram rationis participem... »385. Il y a donc tout lieu de croire que Platon a su tirer les fruits de pareilles conceptions.

Platon franchit toutefois un pas supplémentaire, qui lui permet de concilier dans le Timée cette distinction avec le schème de la tripartition. En effet, « si l'on n'a que deux choses, il est impossible de les combiner convenablement sans une troisième ; car il faut qu'il y ait entre les deux un lien qui les unisse »386. Les dieux ont placé l'âme mortelle dans le thorax. Au-dessous du thorax, ils ont placé l'âme des passions séparées de la première par le diaphragme. Le coeur est au point de liaison et permet à la raison d'agir sur les passions. Telle est, du moins, la psychologie la plus tardive du Timée, par laquelle Platon tâche de concilier la tripartition de l'âme et le caractère immortel essentiel de la psyché. C'est ainsi que se dessine une anthropologie plus complexe que celle présente chez les pythagoriciens :

Et comme il convient qu'il y ait en eux [les mortels] quelque chose qu'on appelle divin et qui commande à ceux d'entre eux qui sont disposés à suivre toujours la justice, je vous donnerai moi-même la semence et le principe. [..] Après ces semailles, il confia aux jeunes dieux le soin de façonner des corps mortels. [..] Ils prirent le principe immortel, [..] et dans ce corps, ils enchaînèrent les cercles de l'âme immortelle ". Et pour l'âme naturelle : " ceux-ci prirent le principe immortel de l'âme, ils façonnèrent ensuite autour de l'âme un corps mortel, et lui donnèrent pour véhicule le corps tout entier, puis, dans ce même corps, ils construisirent en outre une autre espèce d'âme, l'âme mortelle, qui contient en elle des passions redoutables et fatales, d'abord le plaisir, le plus grand appât du mal, ensuite les douleurs [..] la témérité et la crainte [...], puis la colère, et l'espérance facile à duper. Alors, mêlant ces passions avec la sensation irrationnelle et l'amour qui ose tout, ils composèrent, suivant les lois de la nécessité, la race mortelle.387

Tout en conservant à l'âme sa partie mortelle et son autre immortelle, Platon assimile la partie immortelle à la raison et distingue deux sous-parties dans la partie mortelle. H recourt d'autre part à une terminologie spécifique pour désigner ces trois parties. Une différence majeure s'observe donc ici

385 Sur la partition de l'âme chez Pythagore, cf. A. E. Chaignet, Pythagore, t. II, Paris, 1873, p. 183-184.

386 Platon, Timée, 31b.

387 Platon, Timée, 42a-42d et 69a-70a. Un éclairage de bon aloi sur toutes ces théories passablement complexes qu'expose Platon dans le Timée nous est offert par T. H. Martin dans ses Études sur le Timée de Platon (1841), 2 vol., Paris, Ladrange, 1981, p. 148-149.

122

entre la doctrine de Platon et celle de Pythagore, et l'on serait en droit de se demander pour quelle raison le premier a besoin de rajouter cette seconde strate de division. Surtout, d'où lui serait venue l'idée de cette tripartition ; ou plus exactement, de transposer le schème indo-européen de la tripartition à l'âme. Ce à quoi ne peut répondre la seule référence au pythagorisme. Et l'on serait par conséquent d'autant plus légitime à nous demander si notre auteur n'aurait pas été chercher les éléments de sa psychologie à l'ombre des temples égyptiens. Non que la tripartition soit un schème égyptien. Sans être une détermination de la pensée comme elle peut l'être, aux dires de Dumézil chez les Indo-Européens, elle s'y retrouve toutefois dans une certaine mesure. Spécifiquement dans les corpus de documents sacrés touchant à la métaphysique388.

b. L'âme tripartite

Diogène Laërce a prétendu de Pythagore qu'il avait postulé l'immortalité de l'âme bien avant Platon : « l'âme, enseignait-il, diffère de la vie. Elle est immortelle »389. Dont acte. Mais à tout prendre, une telle croyance en l'immortalité était déjà présente implicitement chez les Grecs de l'époque archaïque, c'est-à-dire bien avant que Pythagore ne s'en fasse le prophète. A preuve les rites antiques, les pratiques funéraires, les offrandes faites aux morts. A preuve encore Homère qui, au chant XI de l'Odyssée dépeint les âmes défuntes comme des ombres errantes et « encapuchonnées de nuit »390 L'innovation de Pythagore ne consiste donc pas avoir introduit l'idée de survie après la mort. Cette croyance religieuse, nous pourrions dire, au mieux, que Pythagore l'aura théorisée -- certainement pas qu'il en fut l'inventeur. Tout autre pourrait être, toujours selon Diogène Laërce, le cas de la tripartition dans son application à l'âme. Ainsi l'atteste cet extrait de l'oeuvre que le biographe consacre à Pythagore : « L'âme de l'homme est divisée en trois parties : la conscience, l'esprit et le principe vital »391. Supposons donc, avec Diogène, que la tripartition figure également

388 Métaphysique dont l'ancienneté le dispute à la sophistication. On ne peut que déplorer la rareté des publications se consacrant à la question. Citons, parmi les exceptions, les travaux de M. Bilolo, Métaphysique Pharaonique Ille millénaire avant j.-C. Prolégomènes et Postulats majeurs, Kinshasa-Munich, Publications Universitaires Africaines & Menaibuc, 2003. Cette réticence qui se constate aussi bien chez les philosophes que chez les égyptologues à entreprendre une reconstitution d'une pensée riche et trois fois millénaire s'expliquerait en partie par une certaine méconnaissance (bilatérale, les torts sont partagés) des avancées de disciplines en apparence si éloignées. C'est dire que les égyptologues n'ont pas nécessairement de formation philosophique, ni les philosophes de bagage égyptologique. Contre la réclusion des disciplines et l'hyperspécialisation devront s'abattre des frontières et naître de nouvelles audaces. Ce serait ouvrir un nouvel horizon pour une philosophie en perte de vitesse (et de prestige), toujours plus creuse à mesure qu'elle se fait chaque jour plus exclusive, de plus en plus autotélique.

389 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, L. XVIII : Pythagore, § 28.

390 Homère, Odyssée, chant XI.

391 Diogène Laërce, ibid., § 104.

123

transposée à l'âme dans la doctrine de Pythagore. Cela pourrait certes expliquer qu'elle se retrouve chez Platon en l'absence de voyage en Égypte (à supposer, bien sûr, que Platon ait bien été initié à la sagesse des pythagoriciens), mais cela ne nous dit rien de la manière dont Pythagore lui-même serait parvenu à former cette idée. La même question que nous nous sommes posée à propos de Platon se reposerait par conséquent à propos de Pythagore : s'il maniait consciemment ou pas le schème de la tripartition, d'où lui serait venue l'idée de l'appliquer à l'âme ? Faut-il, au reste, que la tripartition de l'âme ait quelque chose à voir avec le schème indo-européen mis en exergue par Dumézil ? Ne pourrait-elle provenir directement de doctrines égyptiennes ?

Et voilà Pythagore embrigadé parmi les théoros. De ceux ayant su profiter de leurs contacts privilégiés avec les autres civilisations pour s'initier auprès de maîtres étrangers. Nombre d'auteurs ont évoqué et crédité la thèse d'un voyage de Pythagore en terre des pharaons. Ainsi de Diodore de Sicile : « Pythagore a, dit-on, appris chez ces mêmes Égyptiens ses doctrines concernant la divinité, la géométrie, les nombres et la transmigration de l'âme dans le corps de toutes sortes d'animaux »392. n se pourrait que de tels témoignages ne soient pas fiables et que le voyage de Pythagore appartienne à la légende. Toujours est-il que si Pythagore en personne n'a pas voyagé, il est probable que le pythagorisme ait été influencé par la pensée égyptienne, de la même manière qu'il a sans doute été par l'orphisme, mais aussi par le chamanisme apollinien des Hyperboréens (Aristée de Proconnèse, etc.)393, et peut-être également par les mathématiques et l'astronomie de Babylone. En d'autres termes, que Platon ait ou non trouvé chez Pythagore ou chez les pythagoriciens l'inspiration de la conception de l'âme ne retire rien au fait que cette application spécifique de la tripartition (ou cette tripartition sans lien avec le schème de Dumézil) soit, en dernier ressort, comptable d'une anthropologie d'origine égyptienne.

Quoi qu'il en soit, il faudra bien, pour que Platon ou Pythagore, ou que Platon par Pythagore tire profit d'une pensée égyptienne de la tripartition de l'âme, que cette tripartition existe dans la pensée égyptienne. Après avoir investi et souligné les apories de la piste pythagoricienne, il convient donc d'investiguer la piste d'un corpus égyptien.

392 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, L. I, 97, 2 (trad. F. Hoefer, 1851). 393E. R. Dodds, op. cit.

124

B) La piste égyptienne

Nous avons suggéré que la tripartition de l'âme comme celle de la cité pourrait s'être inspirée -- ou bien directement, ou bien par l'entremise des pythagoriciens -- des conceptions égyptiennes. Envisager que la tripartition puisse trouver ses racines en terre des pharaons suppose à l'évidence que nous en retrouvions l'empreinte. Il ne suffit pas d'affirmer que les Égyptiens usaient de la tripartition de l'âme ; encore faut-il le démontrer. Et pour ce faire, produire des éléments tangibles. H s'agirait par conséquent d'examiner s'il se trouve bien un corpus égyptien qui en témoignerait. Corpus dont un Grec de l'époque en contact avec la culture égyptienne aurait aisément pu entrer en connaissance, ou bien avoir entendu parler par les prêtres égyptiens. Une telle recherche a été entreprise par l'égyptologue François Daumas, qui fait valoir trois textes dans lesquels nous serions susceptibles de les retrouver394. A la tripartition telle qu'exposée chez Platon dans ses dialogues -- le Gorgias, le Phèdre, la République --, nous confronterons ainsi l'Enseignement de Ptahhotep (XIIe dynastie), l'Enseignement d'Ani (XIXe dynastie), ainsi que l'Enseignement d'Aménémopé (XXe ou XXIe dynastie). L'âme ou l'équivalent de l'âme y est chaque fois décrite à la lumière d'une terminologie bien spécifique. Il nous impartira de constater si de telles descriptions répondent d'une manière ou d'une autre au modèle triparti avancé par Platon.

Considérons ces textes sous leur aspect formel. La seule observation de ces trois compositions ex abrupto, hors translittération, témoigne déjà de la récurrence de trois termes. Or il se trouve que la signification de ces trois mots s'avère étrangement proche de celle conférée par Platon aux trois parties de l'âme.

Corpus égyptien

c:C

ib

Conscience, esprit,
intellect

(--- \

 

e'

--D

 

\\ '="

haty
Coeur

khet

Ventre (siège des
passions)

Corpus platonicien

Aayia'rucÔv, logistikon

Le « raisonnable »,
élément rationnel, et la

®u6c, thumos

L' « ardeur », élément
irascible, partie de l'âme

ÉinOUuia, épithumia

L'« appétit », élément
concupiscible de

394 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne de la tripartition de l'âme chez Platon », dans Mélanges A. Gutbub, publications de la recherche, Montpellier, OrMonsp II, 1984, p. 41-54.

125

 

partie de l'âme

susceptible de colère, mais

l'âme, siège du désir

 

immortelle et divine.

aussi de courage. H prend le sens de « coeur ».

et des passions
violentes.

Localisation395

Tête

Poitrine

Ventre

lb, haty, khet ; ces trois concepts essaiment les Enseignements égyptiens et pourraient bien donner le change à la terminologie employée par Platon. Tant et si bien que l'on serait tenté de postuler un certain parallélisme entre les deux doctrines. Cette hypothèse doit encore être vérifiée et, pour cela, ces concepts étudiés dans leur contexte d'origine. Jusqu'à quel point ces trois notions sont-elles identifiables aux trois principes platoniciens ?

L'Enseignement de Ptahhotep

Nous procéderons par ordre chronologique à l'analyse de ce corpus. Le premier texte qu'il conviendrait d'interroger dans cette perspective serait alors l'Enseignement de Ptahhotep. Nous connaissons essentiellement cette oeuvre par le « papyrus Prisse », du nom de l'orientaliste français Émile Prisse d'Avesnes qui en aurait fait l'acquisition à Thèbes en 1843, et conservé depuis à la Bibliothèque nationale de France396 Il s'agirait de l'un des plus anciens manuscrits connus au monde. Les Égyptiens prétendaient faire remonter cette sagesse à la Ve dynastie, puisqu'attribuée à Ptahhotep (« Ptah est en paix »), vizir du roi Djedkarê Isési, comme en atteste le prologue. Elle fut certainement rédigée au cours de la XIe ou XIIe dynastie397, et par suite antidatée pour lui prêter le prestige de l'ancienneté398. L'auteur pseudépigraphe de cet Enseignement fut révéré longtemps après sa mort

395 « Portées dans les trois séjours que l'âme habite, quel que soit celui dans lequel elles [les émanations malignes] tombent, elles y causent des tristesses et des chagrins de toute espèce, elles y causent l'audace et la lâcheté, et rendent l'homme oublieux et stupide » (Platon, Timée, 87a). Une note de l'édition de Victor Cousin précise, pour ce qui concerne les trois « séjours » de l'âme, qu'il s'agit bien de la tête, de la poitrine et du bas-ventre (Timée, dans OEuvres de Platon, trad. V. Cousin, Paris, 1822-1840).

396 Enseignement de Ptahhotep, d'après le Papyrus Prisse, n°183 à 194, div. Orientale, sec. Égypte 186 du département des Manuscrits de la BNF et les papyri du British Museum ref. 10371, 10435 et 10509 .

397 Sur les difficultés liées à la datation des Enseignements de Ptahhotep, voir notamment E. Eichler, ZeitschriftfurAgyptische Sprache und Altertumskunde (ZAS), n°128, Leipzig, 2001, p. 97-107.

398 Pour une meilleure compréhension de la perception particulière que les Égyptiens pouvaient avoir de leur passé, sur l'importance de la tradition et sur la relecture constante de cette « tradition » au bénéfice de réformes politiques, morales et religieuses conjoncturelles, cf. P. Vernus, Essai sur la conscience de l'histoire dans l'Égypte pharaonique, Paris, H. Champion, 1995. Platon lui-même recourt au procédé en conférant à son récit de l'Atlantide et de la première Athènes la caution d'une autorité : Solon d'Athènes. Solon tenant lui-même ce récit « historique » de la bouche d'hommes de religion, gardiens d'une mémoire égyptienne de plus de 9000 ans.

126

comme un intercesseur des hommes auprès des dieux. Cette renommée explique que sa chapelle funéraire, située à quelques pas du célèbre complexe de Djéser et et de sa pyramide à degrés, ait attiré des pèlerins de tout le pays, venus dans l'espoir de bénéficier d'un peu de son influence. Aussi sa tombe était-elle l'un des monuments les plus visités de la nécropole de Saqqâra. Réputation, prestige de l'ancienneté, fonction sacerdotale et proximité avec les dieux, autant de raisons qui faisaient du vizir Ptahhotep un candidat idéal à la paternité fictive d'une oeuvre morale de référence.

Cette oeuvre se destine en premier lieu à la formation intellectuelle et morale de la caste des scribes, des fonctionnaires et des juristes. Elle se présente comme un recueil de maximes et de préceptes éthiques, dont la teneur exprime des préoccupations bien spécifiques à ces fonctions. Le locuteur en est le vizir Ptahhotep lui-même. Ce haut dignitaire, alors âgé de 110 ans, un âge passant pour idéal, aurait eu l'ambition en écrivant cette oeuvre d'enseigner à son fils les arcanes du métier et de lui délivrer à cette même occasion des règles de vie en société. Mais au-delà d'une simple collection de conseils pratiques, cette oeuvre laisse transparaître à l'arrière-plan tout un système métaphysique solide et structuré, usant d'un langage imagé mais également, surtout, d'une terminologie abstraite qui allait mettre à dure épreuve l'habileté des traducteurs. « OEuvre fondatrice de la culture classique dans l'Égypte pharaonique »399, l'Enseignement de Ptahhotep pourrait être en effet, en reprenant ici les mots de G. Jéquier, « le texte littéraire égyptien le plus difficile à traduire »400 Difficulté qui n'a d'égale que le nombre de traductions successivement proposées depuis sa découverte. Se peuvent citer, parmi les plus anciennes, celle en français d'É. Devaud401 et, en anglais, de B. Gunn402. En dépit de l'importance majeure du papyrus Prisse pour l'égyptologie, à l'exclusion de ses premières illustres tentatives, le public francophone n'avait jusqu'à ces dernières années à sa disposition que la version d'un égyptologue tchèque, Z. Zaba403, consultable dans les seules bibliothèques spécialisées, désormais obsolète. Conçue en 1929, le manuel de grammaire de A.H. Gardiner a enregistré depuis des évolutions considérables dans notre connaissance de la langue égyptienne classique. La traduction récente de l'égyptologue français P. Vernus404 a su tirer profit de ces progrès. Celle de B. Mathieu présentée ci-dessous réactualise les précédentes. Elle est le fruit

399 P. Vernus, « L'intertextualité dans la culture pharaonique : l'Enseignement de Ptahhotep et le graffito d'Jmny (Ouadi Hammâmât, n°3042) », dans G6ttingerMiszellen, n°147, 1995, p. 103-109.

400 G. Jéquier, Le papyrus Prisse et ses variantes, Paris, Paul Geuthner, 1911.

401 E. Devaud, Les Maximes de Ptahhotep d'après le papyrus Prisse, les papyrus 10371, 10435 et 10509 du British Museum et la tablette Carnavon, Fribourg, 1916.

4°2 B. G. Gunn, « The Wisdom of the East : The Instruction of Ptah-Hotep and The Instruction of Ke'Gemni: The Oldest Books in the World » (1918), Londres, Kessinger Publishing, LLC.

4°3 Z. Zaba, Les maximes de Ptahhotep, Prague, Éditions de l'Académie tchécoslovaque des sciences, 1956.

494 P. Vernus, Sagesses de l'Égypte pharaonique, Paris, Imprimerie nationale, La Salamandre, 2001, p. 63-135.

127

d'une recherche s'étendant sur plusieurs années dans le cadre de séminaires donnés à l'université Paul Valéry (Montpellier III)4°5

Il apparaît à la lumière de cette nouvelle traduction que le mot khet revêt dans la sagesse de Ptahhotep un sens tout à fait significatif En son acception propre, originelle, il signifie le ventre et, par métonymie, en vient à signifier plus largement notre intériorité, savoir ce que les autres ne voient pas, mais qui réside nous. Le mot « coeur » en français s'emploie parfois dans les mêmes termes en son sens figuré406 C'est tout au moins la traduction que propose B. Mathieu407 de ce concept dans ces deux extraits des Maximes de Ptahhotep :

Maxime 16 :

Si tu es en position de dirigeant, montre-toi aimable quand tu auditionnes la déposition d'un

plaignant ;

ne le rejette pas tant qu'il n'a pas déchargé son coeur (khet) de ce qu'il avait prévu de te dire. La victime préfere encore s 'épancher plutôt que de voir traiter ce pourquoi elle est venue 4°s

Précepte témoignant d'une solide expérience de la psychologie humaine. Un brin cynique, mais avisé. Assez aux yeux des fonctionnaires pour inspirer une véritable sagesse diplomatique, et se trouver répercutée presque ne varietur dans nombre de textes ultérieurs. Citons, à preuve, l'autobiographie de Montouhotep, un nomarque d'Hermontis (Ermant) du début de la XIIe dynastie : « J'étais quelqu'un de bien disposé à l'égard du plaignant jusqu'à ce qu'il ait dit pourquoi il était venu » 409 Un autre emploi de khet au sens de « coeur » peut être relevé dans la seconde partie du papyrus Prisse :

Maxime 26 :

Ta maison restera vivante grâce à l'affection,
si tu es un adjoint parfait.

4°5 B. Mathieu, « L'Enseignement de Ptahhotep » dans Vision d'Égypte. Émile Prisse d'Avènnes (1807 -- 1879), Paris, Bibliothèque nationale de France, BX Livres, 2011.

4°6 Notes sur la traduction de R. O. Faulkner, dans W. K. Simpson (dir.), The Literature of Ancient Egypt: An Anthology of Stories, Instructions, Stelae, Autobiographies, and Poetry, New Haven, Yale University Press 1972, p. 166 et 170.

407 B. Mathieu, op. cit.

4°8 Enseignements de Ptahhotep, maxime 16, trad. B. Mathieu, op. cit. Ce choix de rendre Khet par « coeur » était déjà présent dans la traduction proposée par Z. Zaba : « Ne le repousse pas avant qu'il ait libéré son coeur (Khet) de ce qu'il s'était proposé de se dire » (Les maximes de Ptahhotep, maxime 16, trad. Z. Zaba, op. cit., p. 49).

4°9 Autobiographie de Montouhotep, d'après la Stèle C14, 14333 du Louvre, trad. S. Rosmorduc, 1. 14.

128

Et elle sera grâce à toi un auxiliaire parfait, également,
car il s'agit aussi de la durée de ta [propre] affection
(mérout)
dans le coeur (khet) de ceux qui t'aiment ;
vois, c'est un vrai ka, celui qui aime obéir.41°

Le même emploi de ce concept se retrouve gravé sur la stèle d'un haut fonctionnaire égyptien formé par les moralistes dans la lignée de Ptahhotep. Il est question d'« un homme à qui les coeurs confient leurs besoins ». Le terme khet réfère ici clairement dans ces emplois à la partie non corporelle de l'homme, grevé d'une légère nuance affective qui rend raison de la traduction de Faulkner par le mot «heart ». D'abord très englobante, cette notion va toutefois se préciser dans la suite du texte, pour recouper d'une manière qui apparaîtra bien probante celle de l'épithumia platonicienne. En d'autres termes, partant de la signification concrète de « ventre », le contenu sémantique de khet va évoluer progressivement pour signifier la pensée qui demeure en nous et finalement le siège de nos passions, de nos instincts, pour l'essentiel incontrôlés.

Utilisé en son sens strict pour désigner l'intériorité en général, khet signifie ainsi plus particulièrement « convoitise », « appétit ». Là un troisième emploi de ce concept de khet peut être relevé, qui s'avère d'autant plus intéressant qu'il le met en opposition avec celui de ib, ayant ici le sens de « raison efficiente » ou « volonté rationnelle ».

Maxime 13 :
Si tu es avec des gens,
gagne les partisans d'un homme réfléchi,un homme réfléchi
qui ne soit pas l'esclave de ce que lui dictent ses pulsions
(khet).
On devient un dirigeant par soi-même,le nanti se demandant :
"Quel serait son avis ?"
Ton renom sera parfait, sans diffamation,
ton corps bien nourri et ton attention tournée vers ton entourage,
et l'on vantera tes mérites à ton insu.
L'homme qui obéit à ses pulsions
(khet) suscitera la contestation au lieu de l'affection,
son esprit
(lb) est stérile et son corps sec.
Considérable est la volonté
(ib) de ceux que le dieu a dotés ;
Celui qui obéit à ses pulsions
(khet), il appartient à l'Adversaire.41

41° Enseignements de Ptahhotep, maxime 26, trad. B. Mathieu, op. cit.

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Nous voyons donc s'articuler, dans L'Enseignement de Ptahhotep, deux des concepts peu ou prou comparables à ceux employés par Platon pour référer respectivement à la partie de l'âme responsable des passions et à celle dépositaire de la raison. Ce précieux texte daté du Moyen Empire fournit ainsi un premier argument propre à corroborer une possible équivalence entre d'une part le khet et le ib égyptiens et d'autre part l'épithumia et le logistikon platoniciens. Cette typologie inchoative, pour l'heure duelle et bientôt tripartite se retrouvera dans de nombreux documents postérieurs à la rédaction du papyrus Prisse, ceux-ci puisant directement leur inspiration chez Ptahhotep. Les interprètes modernes n'ont pas manqué de souligner le nombre impressionnant de citations et de références qui y sont faites dans les textes ultérieurs412, et ce jusqu'à l'époque gréco-romaine413 L'ancienneté de cet Enseignement et des conceptions qu'il véhicule n'était donc en rien un obstacle à sa connaissance par les prêtres égyptiens, ni donc à sa divulgation auprès des Grecs parmi lesquels Platon. Plusieurs documents mis au jour dans le village des artisans de Deir al-Médina témoignent par surcroît de ce que Ptahhotep était toujours enseigné et recopié par les lettrés de l'époque ramesside, c'est-à-dire au Nouvel Empire, durant les XIXe et XXe dynasties. Cela bien que déjà des gloses plus ou moins pertinentes s'y soient interpolées avec pour intention d'expliciter certains passages devenus obscurs avec le temps en raison de l'évolution de la syntaxe et du lexique. Obscurs, au point qu'il ait fallu, selon l'égyptologue allemand J. Osing, le remplacer à la fin de la XIXe dynastie, par l'Enseignement d'Ani, ce dernier étant lui-même appelé à être remplacé à la XXIe dynastie par l'Enseignement d'Aménémopé. Ani et Aménémopé aurait donc succédé à Ptahhotep dans sa fonction pédagogique et moralisatrice, tout en en développant la dimension métaphysique et conceptuelle. Si la tripartition ib / khet / (haty) commence avec le texte fondateur de Ptahhotep, c'est bien avec ses successeurs qu'elle se confirme, se parachève et acquiert véritablement ses lettres de noblesse.

41 Enseignements de Ptahhotep, maxime 13, trad. B. Mathieu, op. cit. La traduction de Z. Zaba mettait déjà en évidence ce jeu d'oppositions : « Mais pour celui dont la raison (Ib) obéit à sa passion (Khet) / elles le rendaient plaisant au lieu de le rendre aimable / Sa raison (Ib) est triste et ses membres ne sont pas oints / Joyeuse est la raison (Ib) de ceux à qui Dieu a donné / mais celui qui obéit à sa passion (Khet) appartient à l'ennemi » (Les maximes de Ptahhotep, maxime 13, trad. Z. Zaba, op. cit., p. 49).

412 Voir notamment celles excipées par H. Brunner, « Zitate aus Lebenslehren », dans E. Hornung, O. Keel (éd.), Studien zu altagyptischen Lebenslehren, OBO 28, 1979, p. 105-170, en part. p. 123-143 ; par W. Guglielmi, « Eine Lehre für einen reiselustigen Sohn », dans WeltOr XIV, 1983, p. 157-158 ; par H.-W. Fischer-Elfert, « Vermischtes III : Zwei neue Ptahhotep-Spuren », dans G6ttinger Miszellen, n°143, 1994, p. 48-49 ; et par P. Vernus, « L'intertextualité dans la culture pharaonique : l'Enseignement de Ptahhotep et le graffito d'Jmny (Ouâdi Hammâmât n° 3042) », dans G6ttingerMiszellen, n°147, 1995, p. 103-109.

413 F. Hagen, « Echoes of Ptahhotep in the Greco-Roman Period ? », dans Zeitschrift fur Agyptische Sprache und Altertumskunde (ZAS), n°28, Leipzig, 2009, p. 130-135.

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L'Enseignement d'Ani

M. Lichtheim fait remonter la rédaction de l'Enseignement d'Ami 14 à la XVIIIe dynastie, c'est-à-dire dans la première moitié du Nouvel Empire (1552 à --1292)415 Nous ne possédons en réalité de cet Enseignement que des copies postérieures, datables au plus tôt des XIXe et XXe dynasties ramessides. Frappante est dans ce texte la sophistication de la pensée de son auteur, témoignant d'une réflexion déjà profonde et héritière d'une longue tradition. C'est dire que les difficultés ne tiennent pas pour ce texte qu'aux aléas de la traduction, mais plus encore à la restitution du sens d'un contenu doctrinal dont nous ne possédons pas tous les outils conceptuels. Plusieurs années de commentaires ont été nécessaires pour que l'on parvînt enfin à entrevoir le sens de ce qui reste l'un des plus remarquables ouvrages de morale que nous ait légués l'Égypte ancienne. Les renseignements nous manquent sur les intentions précises de ce traité et les circonstances de sa rédaction. Ce n'est toutefois que dans le corps du texte que sont déclinés les maximes et préceptes qui retiendront notre attention. Leur agencement n'épouse pas de logique particulière ou constatable en première analyse. Leur teneur, cependant, coïncide tout à fait avec le contenu doctrinal de la sagesse de Ptahhotep. Quant aux thèmes abordés, ils demeurent ceux, classiques, typiques, des oeuvres sapientiales égyptiennes416 Voyons comment sont employés dans ce contexte les notions qui nous occupent.

Le mot khet dans la sagesse d'Ani est employé dans les deux sens de la même manière exactement qu'il pouvait l'être dans le texte précédent. A savoir en son sens générique où il est synonyme d'intériorité et en son sens particulier, où il se fait équivalent du désir passionnel. Le

papyrus Boulaq IV principal manuscrit met ainsi en valeur ces deux acceptions. La première en
VII, 9 : « Le coeur (khet) de l'homme est large plus que le double grenier, et il est plein de réponse de toutes sortes ». Le terme khet, selon Lichtheim417, peut être ici rendu par « coeur » en tant que « for intérieur »418. La seconde acception de khet, celle de siège des passions, intervient en V, 6 : « Garde-toi de pécher par injustice dans [tes] paroles. Fais attention à toi. Repousse l'injuste en ton âme passionnelle (khet) ».

414 L'Enseignement du Scribe Ani, ref. E30144 du Louvre.

415 M. Lichtheim, Ancient Egyptian Literature, vol. II : « The New Kingdom », Berkeley, University of California Press, 1976, p. 135.

416 P. Vernus, op. cit., p. 63-134.

417 M. Lichtheim, op. cit., p. 138.

418 Sur les diverses acceptions et sur la symbolique du coeur dans l'Égypte antique, se référer à la synthèse de A. Piankoff, Le « Coeur h dans les textes égyptiens depuis l'Ancien Empire jusqu'à la fin du Nouvel Empire, Paris, Paul Geuthner, 1930, p. 104-105.

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Peu employé dans l'Enseignement de Ptahhotep, le mot haty pose moins de difficultés. Son sens est plus restreint, plus univoque. D'après B. Long, médecin et chargé de cours à la faculté de médecine de Montpellier, haty dans le contexte de la pratique médicale de l'époque, aurait servi précisément à désigner l'épigastre. Quoi que son sens ait évolué pour recouvrir en copte celui de ib (raison) son emploi dans les textes sapientiaux s'inscrit dans une typologie qui l'en distingue explicitement. En sus de référer à une partie du corps, il s'emploie pour désigner courage, ardeur ou détermination.

L 'Enseignement d 'Ani y recours à plusieurs reprises. L'un des préceptes s'ouvre par les mots «tandis que ton courage (haty) demeure calme au milieu des soldats »419 ; un autre énonce -- ou préconise -- que « tout homme qui a fondé une maison calmera les colères subites (haty as) »420. Entendre ici : « calmera ses colères ». Tenir une maisonnée exige de l'entregent, des concessions et de la diplomatie. Si donc haty peut référer dans la terminologie médicale à l'épigastre, et désigner communément l'ardeur ou le courage, il peut aussi prendre un sens plus péjoratif, celui de colère. L'ardeur est donc dépositaire d'une certaine neutralité et peut servir à soutenir ce qu'il y a de meilleur comme ce qu'il y a de pire en nous. Haty peut indifféremment prêter main forte au ib (raison) ou se soumettre au khet (désir passionnel). H peut être intéressant de remarquer, à cet égard, que chez Platon aussi l'ardeur (thumos) peut être mise au service des passions (épithumia) comme de la raison (logistikon) :

Ne remarquons-nous pas aussi en plusieurs occasions que, lorsqu'on se sent entraîné par ses désirs malgré la raison, on se fait des reproches à soi-même, on s'emporte contre ce qui nous fait violence intérieurement, et que dans ce conflit qui s'élève comme entre deux personnes, la colère se range du coté de la raison? Mais qu'elle se soit jamais mise du côté du désir, quand la raison prononce qu'il ne faut pas faire quelque chose, c'est ce que tu n'as jamais éprouvé en toi - ni même remarqué dans les autres 421

Loin que la tripartition de l'âme soit le seul élément de doctrine à se trouver concurremment dans les Dialogues dans les textes égyptiens, c'est alors, au-delà, leur hiérarchisation, leur dynamique interne, les ressorts normatifs de leur articulation qui s'y trouvent exprimées.

419 L'Enseignement d'Api, numérotation Suys : VIII, 19, éd. et trad. P. Vernus, op.cit.

420 Ibid., numérotation Suys : IX, 6, éd. et trad. P. Vernus, op.cit.

421 Platon, République, L. IV, 440a.

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L'Enseignement d'Aménémopé

S'il est un dernier texte qui mérite toute notre attention, c'est sans aucun doute l'Enseignement

d 'Aménémopé 422. Un document dont on a longtemps cru plus tardive la rédaction, mais dont les dernières avancées de l'égyptologie obligent à réviser la datation, si bien qu'on l'attribue aujourd'hui à la fin de l'époque ramesside, à la fm de XXe dynastie ou au début de la XXIe dynastie (vers -1100/1000)423. Il s'agit d'un Enseignement déployant trente chapitres de maximes et de recommandations morales rédigées par le scribe Aménémopé à l'attention de son fils. La traduction de l'oeuvre pose encore des difficultés, malgré les très nombreuses études dont elle a fait l'objet. Un intérêt qui n'est pas sans rapport avec les nombreuses convergences qui se constatent entre le texte d'Aménémopé et le livre biblique des Proverbes, qu'il a partiellement inspiré424

Les trois notions précédemment relevées apparaissent concomitamment dans l'oeuvre et, mieux encore, conçu dans leur rapport les uns avec les autres. L'acception restrictive de khet conçue comme âme passionnelle, siège des instincts irraisonnés, se retrouve dans l'Enseignement d 'Aménémopé. Il y est par ailleurs, et de manière tout à fait remarquable, soigneusement distingué de la raison (ib) et siège de la mémoire, et de l'ardeur, courage ou passion juste (hazy), comme en attestent les prohibitions du Chapitre X :

Chapitre X :

Ne salue pas le bouillant que tu rencontres entre forçant,
Ni ne fait violence à ton propre sentiment/raison (ib).
Ne lui dit pas faussement : « soit loué ! »,
Alors qu'il y a du calcul au fond de [ton âme passionnelle] (khet).
Ne parle pas mensongèrement avec un homme
C'est l'abomination du Dieu
Ne dissocie pas ton coeur (haty) de ta langue [...]
Dieu déteste qu'on fausse une parole ;
Sa grande abomination : la contradiction intérieure 425

422Papyrus princeps conservé au British Museum, ref. 10474.

423 M. Lichtheim, op. cit., p. 147.

424 Fr. Daumas, art. cit.

425 L'Enseignement d'Aménémopé, chap. X (XIII, 1. 10 -- XIV, 1. 3), éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 316.

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L'expression « bouillant » ou « homme-bouillant » est un idiotisme usuel dans les textes sapientiaux égyptiens, utilisé pour désigner l'homme passionné et qui n'obéit qu'à la partie irrationnelle de son âme. Autrement dit, celui chez qui le ib est soumis au khet. Platon pourrait appeler cet homme tyran. Et en effet, le même mot -- khet -- est employé quelques lignes plus loin pour servir à la description de l'homme passionné, oppresseur et injuste : « ses lèvres sont douces, mais sa langue aigre ; le feu brûle dans son corps/âme passionnelle (khet) »426. Et c'est bien dans ce sens, celui de désir irrationnel, que l'emploie à nouveau Aménémopé pour mettre son lecteur en garde : « mais une relation bienveillante sur ta langue, tandis que le défavorable demeure caché au fond de toi/dans ton âme passionnelle (khet) »427. Chez l'homme dont l'âme n'est pas en harmonie, ce principe passionnel peut fausser le jugement, c'est-à-dire pervertir l'intelligence, submerger la raison : « tandis que sa raison est fourvoyée par sa passion, etc. »428.

Le mot haty utilisé dans l'Enseignement d'Aménémopé revêt le sens d'une puissance tournée vers l'action, mais d'une puissance maîtrisée, qui peut être rendue par volonté de bien ou de justice. Haty désigne moins ici l'ardeur en son sens neutre que, plus spécifiquement, l'ardeur venant en aide aux passions nobles. A savoir donc une volonté conduite par la raison. Haty exprime alors un mouvement qui porte à l'action juste, un courage résolu et gouverné par la raison. Haty, dans ce contexte, témoigne de la domination du ib : « donne du poids à ton intelligence (ib), affermit à volonté (haty) », conseille Aménémopé429. L'acception de haty comme volonté apparaît plus clairement encore dans la formule suivante : « n'opère pas un partage entre ton intention (hazy) et ta langue ! »430 Une préconisation qui pourrait être mise en parallèle avec une similaire extraite d'une autre célèbre sagesse, l'Enseignement d'Amennakht : «fait patienter ta volonté (haty) dans sa hâte »431

La valeur sémantique de ib reste sans doute des trois principes la moins problématique. De la même manière que haty désignait l'épigastre et le courage, le principe et son assiette corporelle, le terme ib désigne tout à la fois l'intellect et la raison. Dans l'Enseignement d'Aménémopé, bien connu des prêtres égyptiens au temps où Platon visita l'Égypte dans le courant de la XXIXe dynastie432, cet intellect s'associe de manière significative à la mémoire. Le siège du ib sera donc également le siège de la mémoire. Et c'est ainsi, sans doute, qu'il faut comprendre l'invitation maintes fois réitérée du

426 Ibid., chap. IX (XII, 1. 6-7), éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 316.

427 Ibid., chap. VIII (XI, 1. 10-11), éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 315.

428 Ibid., chap. XI (XIV, 1. 10), éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 317.

429 Ibid, chap. VII (IX, 1. 9), éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 313. Voir également E. Grumach, Studien Zur Geschichte und Epigraphik derfrühen Aegaeis, Berlin, Walter de Gruyter, 1967 p. 67.

430 Ibid., chap. X (XIII, 1. 17), éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 316.

431 L'Enseignement d'Imennakht,1. 10, éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 285 seq.

432 Th. Lefort, « St-Pachome et Amen-em-ope », dans Museon, t. XL, n°127, Den Haag, p. 65-74.

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scribe à « placer cet enseignement dans [son] coeur »433 Or, on se rappellera que chez Platon, toute connaissance est aperçue comme une réminiscence ou encore conversion par laquelle l'âme rationnelle réoriente son regard vers les réalités véritables. Les dieux eux-mêmes possèdent un ib434 Mais ce ib spécifique aux dieux, à l'inverse de celui des hommes, n'est pas plus troublé par le khet que n'est, d'après le Phèdre de Platon, désordonné l'attelage de l'âme des dieux.

Synthèse

Du Moyen Empire au Nouvel Empire, nous avons parcouru à grands traits, à travers trois oeuvres sapientiales, l'ensemble de l'histoire égyptienne des conceptions de la psychologie morale. Force est de constater que par-delà leurs disparités dues au contexte et à l'époque, ces textes recourent tous à un vocabulaire commun concernant la métaphysique de la subjectivité. Bien qu'une grande partie de la littérature égyptienne ait péri, on ne peut alors qu'être frappé de repérer dans ces Sagesses de telles constances et qui pourraient difficilement être dûes au hasard. Trois notions reviennent constamment sous le calame des scribes, qui s'assimileraient presque terme à terme aux trois principes de l'âme exposée chez Platon. Ainsi l'Enseignement de Ptahhotep (XI-XIIe dynasties), l'Enseignement d'Ani (XIXe dynastie) et l'Enseignement d'Aménémopé (XXe-XXIe dynasties) déploient effectivement une partition que l'on pourrait apparenter à celle présente dans les Dialogues. Sans doute ces mots étaient-ils empruntés au vocabulaire courant de la langue égyptienne, mais leur emploi thématisé dans les Sagesses leur confère au-delà une valeur technique et beaucoup plus précise.

En résumé, au principe du logistikon (le «raisonnable », ou esprit, élément rationnel, immortel, divin) correspondrait le ib (conscience, esprit, facultés intellectuelles ou raisonnables) ; au thumos (la « colère », élément irascible) le haty (le coeur, l'ardeur que donne une motivation vive). Quant à l'épithumia (l'« appétit », élément concupiscible), elle trouverait son équivalent dans le concept de khet, lequel, se référant d'abord à l'intériorité, évolue rapidement pour prendre un sens péjoratif et désigner le domaine de la passion irraisonnée, capable d'induire en erreur.

Nous avons soin de préciser que l'assimilation n'est jamais qu'approximative. Transposer un concept d'une langue à l'autre est un pari risqué. Nous disons « presque » terme à terme, du fait

433 L'Enseignement d'Aménémopé, chap. I (III, 11, 17), p. 308 ; chap. III (V, 18) p. 309-310 ; chap. XV (XVII, 15-16) p. 319 ; chap. XXII (XXII, 13) p. 323, éd. et trad. P. Vernus, op.cit notons incidemment que cette conception du coeur comme siège de la mémoire perdure à travers nombre d'expressions françaises ; e.g.: « apprendre par coeur », etc.

434 ibid., chap. III (V, 7), éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 311.

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qu'aucun mot des langues indo-européennes courantes n'est en mesure de rendre compte adéquatement de ces concepts authentiquement égyptiens. Il s'agit d'un impondérable de la traduction dont la portée est bien plus générale que celui de l'égyptien. Raison pourquoi, lorsque les Coptes ont voulu traduire le mot psyché du Nouveau Testament, ils se sont-ils contentés d'importer le terme grec. Toute assimilation repose dès lors nécessairement sur un abus de langage. Le tout est d'en avoir conscience.

Or, l'ancienneté du corpus égyptien -- le plus ancien étant daté du Moyen Empire -- nous interdit d'envisager que ces textes aient pu subir une influence grecque. Ces oeuvres s'échelonnent en effet sur plusieurs siècles. Ce qui rend d'autant plus éloquente leur relative constance doctrinaire et terminologique. Tous manifestent une unité de pensée remarquablement stricte malgré leurs indéniables variantes. Ce qui laisse à penser qu'au-delà des mutations, survenues au cours des siècles, tous se réfèrent à une tradition, à une école de pensée commune. L'usage de ce vocabulaire de référence s'expliquerait donc par le fait que l'ensemble des notables dont nous possédons les biographies ont été formés par la lecture des Enseignements moraux classiques. Si influence il y a, en l'occurrence, elle ne peut être envisagée que dans le sens de l'Égypte vers la Grèce. Aussi étrange et contrintuitif que cela puisse paraître, la tripartition de l'âme existait déjà chez les Égyptiens avant d'apparaître chez les Grecs. Cela ne signifie pas que les Égyptiens auraient transmis avec Platon cette idée chez les Grecs, mais tout au moins ne peut-on désormais radicalement l'exclure. Nous ne pouvons rien affirmer de plus, sinon qu'il ne paraît plus, en tout cas, trop téméraire de postuler que Platon aurait pu entrer en connaissance de cette psychologie sapientiale et l'aurait adapté pour composer avec sa propre pensée.

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III. Le jugement des âmes

...La vertu est pour l'éternité. Elle descend dans la tombe avec celui qui la pratique... Son nom n'est pas effacé sur la terre, On s 'en souvient à cause de la justice...

Conte du Paysan éloquent, vers 1900 avant J.-C.

Introduction

Le dialogue du Gorgias recèle des pages particulièrement frappantes aux yeux de qui s'intéresse aux récits mythologiques de l'Égypte ancienne. Le mythe final du jugement des âmes y apparaît comme une quasi-transposition de la pesée du « coeur » devant d'Osiris tels que le concevaient les Égyptiens. Loin de se contenter de restituer une mouture vague du thème passablement commun de la psychostasie, il pourrait témoigner d'élaborations littéraires bien plus approfondies remontant aux dynasties héracléopolitaines. Une objection, bien relevée par l'égyptologue Fr. Daumas dans un article qu'il consacre à la question435, se présente cependant immédiatement à notre esprit. Ce mythe, à la faveur duquel Socrate s'efforce avec un succès mitigé de convertir Calliclès à la justice, emprunte généreusement à l'imagerie orphique et pythagoricienne. L'on a maintes fois fait remarquer que ces emprunts n'étaient pas rares ; qu'ils se multipliaient dans le Gorgias. La chose est entendue. A ceci près qu'il n'est en rien exclu que les orphiques et pythagoriciens aient eux-mêmes hérité de ces images de leurs contacts avec des étrangers, nomades ou voyageurs du Nil. Hérodote n'affirmait-il pas, au Livre II de son Enquête, que, pour sa part, les « prétendus mystères orphiques et bachiques » sont « en fait égyptiens » ?

435 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne du jugement de l'âme dans le Gorgias de Platon », dans De l'humanisme à l'humain, Mélanges R. Godel, Paris, 1963, p. 187-191.

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Comparaison n'est pas raison ; toujours est-il que les allégations de l'historien, qu'elles se trouvent avérées ou non, n'étaient pas sans fondements. Ainsi a-t-on pu relever -- exemple parmi d'autres -- des convergences frappantes entre le mythe du dépeçage (dia-sparagmos) par les titans originels de la cosmogonie orphique (à distinguer de celle d'Hésiode) ; le dépeçage, donc, de l'infortuné Zagreus, avatar archaïque du Dionysos mystique, avec celui d'Orphée par les bacchantes (quoique le Dionysos d'Orphée doive être distingué de celui d'Euripide) et celui d'Osiris par son frère Seth. Trois meurtres fondateurs identifiés par R. Girard à des rites de bouc émissaire. Bon nombre de similitudes entre ces épisodes ont pu laisser conjecturer la possibilité d'imprégnations de motifs égyptiens sur la doctrine orphique436 Olympiodore rapporte, dans le même esprit, que c'est après avoir été initié au pythagorisme et afin d'accomplir un «pèlerinage aux sources » que Platon prit la décision de se rendre en Égypte437. Et nombreux furent les partisans de l'orientalisme à alléguer ces références pour étayer la thèse de l'« Égypte à l'école de la Grèce ». Quant à la connaissance que pouvait avoir Platon de cette sanglante mythologie, nous savons par son disciple Xénocrate qu'il rendait les orphiques comptables de l'assimilation du corps à une prison, en référence à Dionysos et aux titans. Dodds dresse à ce sujet la liste des allusions que fait Platon au mythe dans ses Dialogues438 et en conclut, contre Linforth, qu'il serait difficile de ne pas songer que « l'histoire dans son ensemble était connue de l'auteur et de son public »439

Gardons-nous bien toutefois d'évacuer trop diligemment cette objection qui voudrait faire de la doctrine orphique ou pythagoriciennes la référence ultime, non-égyptienne, de la conception platonicienne du jugement post-mortem. Notre défense s'appuie sur l'hypothèse selon laquelle l'orphisme et le pythagorisme aurait pu faire usage de traditions égyptiennes. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Il se pourrait, bien au contraire, que les deux sectes ne soient jamais entrées en contact avec les Égyptiens ou ne leur en soient aucunement débitrices. Aussi bien l'hypothèse du « monomythe » avancée par Campbell440, que la postulation par Lévi-Strauss d'unités structurantes du mythe (« mythèmes ») servant de fondement universel à la constitution des grandes gestes cosmogoniques441 ; à quoi s'ajoutent enfin celle de schémas archétypaux -- pour ne pas dire, « transcendantaux » -- constitutifs de l'« inconscient collectif » -- forme laïcisée de l' « intellect agent » --

436 Sur la question des sources égyptiennes possibles de ce mythe au fondement de la « cosmo-théogonie orphique », cf. M. P. Nilsson, « Early Orphism », dans Harvard Theological Review, n°28, Harvard, 1935, p. 181-230.

437 Olympiodore, Commentaire du Gorgias, L. XLI, 7.

438 Platon, Ménon, 81b-c ; Lois, L. III, 701c, 854b, passim.

439 E. R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, chap. IV : « Les chamans grecs », Berkeley, Champs-Flammarion, 1997, p. 158-160.

44° J. Campbell, Le Héros aux mille et un visages, Paris, Editions Oxus, 2010.

441 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, chap. XI : « La structure des mythes » (1958), Paris, Pocket, Evolution, 2003.

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théorisé par Jung442, renforceraient plutôt l'idée selon laquelle ces imageries se seraient constituées de manière indépendante. Il nous faut donc, ici encore, prendre parti. Ne rien celer de nos parti-pris. Nous nous voulons, en cette matière, diffusionnistes ; et croyons disposer de suffisamment d'indices pour fonder notre approche. Or, l'éventualité de sources égyptiennes (ou chamaniques) ayant pu inspirer l'orphisme n'étant pas notre propos, nous laisserons de côté cette piste, tenant, pour les besoins de la démonstration, l'orphisme et le pythagorisme pour ce qu'ils étaient à l'époque de Platon : des doctrines grecques, frayant en Grèce.

Partant, la seule démarche qui nous paraisse valide pour aborder la question d'influence de conceptions non-grecques dans les dialogues platoniciens consisterait, en une première lecture, à d'exciper dans le mythe du Gorgias les éléments qui ressortissent à ces doctrines ou à des éléments typiquement grecs. Ce recensement acte, à confronter les motifs résiduels, irréductibles aux doctrines philosophiques grecques (dont les doctrines orphiques et pythagoriciennes), aux textes égyptiens. Leurs ressemblances, s'il s'en constate, seront autant d'indices susceptibles de plaider en faveur de l'idée d'un usage, d'une reprise par Platon de conceptions proprement égyptiennes. En d'autres termes, après avoir interrogé la pertinence d'éventuelles sources grecques au mythe du jugement décrit dans le Gorgias, nous procéderons à la même analyse concernant d'éventuelles influences égyptiennes.

Problématique

Le mythe en question parachève le dialogue du Gorgias. Après avoir tenté de convaincre Calliclès par le logos que la justice est le plus grand des biens, Socrate propose de parfaire son argumentaire au moyen d'un récit eschatologique, savoir d'un « conte » dont le noyau de vérité ne réside pas tant dans la factualité que dans la signification. Ce mythe final commence en 522e pour s'achever au terme du dialogue. A Calliclès faisant valoir qu'un homme qui se comporterait toujours avec justice risquerait la condamnation au tribunal des hommes (si fait), Socrate rétorque qu'il serait réhabilité au tribunal des dieux. La mort n'est pas un mal (c'est un « pari », mais pascalien). L'injustice en est un. Voyons comment Socrate introduit son récit :

-- Socrate : Ce qui fait peur, c'est de commettre l'injustice, puisque le plus grand des malheurs est de descendre dans l'autre monde avec une âme chargée de crimes. Je veux, si tu le trouves bon, te prouver par un récit [logonj que la chose est ainsi [... j Écoute donc, comme on dit, un beau récit [màla kalou logou], que tu prendras, à ce que j'imagine, pour une fable

442 C. G. Jung, Métamorphoses de l'âme et ses symboles, Paris, Le Livre de Poche, Références, 1996.

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[mûthon] et que je crois être un récit très véritable ; je te donne pour certain ce que je vais dire.443

L'appel au mythe est ainsi justifié à différents niveaux. Le mythe vient au renfort du discours rationnel pour suppléer ses déficiences, transcender ses limites. En cela n'est-il pas moins véridique que le discours est, au contraire, bien plus proche de la vérité. C'est un « récit très véritable » ; et lorsque le sensible n'est jamais que probable, objet d'opinion raisonnable, ce que Socrate s'apprête à révéler est donné pour « certain ». Le mythe, ensuite, a, par définition, une fonction collective. En l'occurrence, universelle puisqu'il concerne l'au-delà, qui est l'affaire de tous les hommes et non d'une classe particulière. A travers lui, Socrate lui-même dit s'adresser à « tous les autres hommes, autant qu' [il] peut »444. La portée du message s'étend bien au-delà du personnage de Calliclès. Hormis son extension et sa capacité à se saisir de ce qui manque au discours rationnel, un tel recours au mythe se justifie encore par l'impuissance qui est celle de Socrate à persuader son interlocuteur. Devant la moue dubitative, sinon moqueuse de Calliclès, le philosophe s'explique : « peut-être, alors, que tu prends cela comme un conte de bonne femme que tu méprises ; et sans doute il n'y aurait rien de bien extraordinaire à le mépriser, si, cherchant par une autre voie, nous n'avions trouvé des arguments meilleurs et plus vrais... »445. L'intervention du mythe revêt ainsi une valeur rhétorique, philosophique et sans doute édifiante, pareil à ces « nobles mensonges » administrés par le législateur de la république en vue d'améliorer les hommes446. Or, tout cela peut être vrai, sans pour autant que Platon ait eu besoin de façonner lui-même l'allégorie dont il se sert. Notre propos consiste à nous interroger, précisément, sur les limites de cette nature « artificielle » du récit du Gorgias. S'agit-il véritablement d'un mythe fabriqué de toutes pièces pour les besoins de la cause ? Ou bien plutôt, comme le suggère Fr. Daumas447, d'un emprunt fait à quelque doctrine religieuse déjà constituée ? A supposer qu'il en aille bien ainsi, de quelle doctrine s'agirait-il ? A quel ensemble de traditions réattribuer ces éléments ? Traiter un tel problème requiert un examen des sources grecques concernant le jugement des âmes avant Platon, puis des sources égyptiennes. Alors seulement nous doterons-nous d'indices suffisamment solides pour étayer une hypothèse.

443 Platon, Gorgias, 522e-523a.

444 Platon, Gorgias, 526e.

445 Platon, Gorgias, 527a.

446 Platon, République, L. III 414b-414c. Sur l'usage du mensonge, de la fiction et de la ruse à des fins apologétiques dans le projet d'instauration de la bonne politéia, cf. S. Margel, « De l'ordre du monde à l'ordre du discours. Platon et la question du mensonge », dans Kairos n°19 : « Platon », 2002.

44' Fr. Daumas, « L'origine égyptienne du jugement de l'âme dans le Gorgias de Platon », dans De l'humanisme à l'humain, Mélanges R. Godel, Paris, 1963, p. 187-191.

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Méthode et corpus

La méthodologie demeure ainsi la même qu'au chapitre précédent. Nous procéderons par voie comparatiste. Il s'agira de confronter les apparentes innovations de Platon à un corpus de textes égyptiens qu'il aurait pu connaître, de première main ou par ouï-dire. Puis d'en tirer les conséquences, avec toujours, la prudence qui s'impose. Notre entreprise comprendra donc deux principaux volets. H conviendra, en une première lecture, d'extraire dans le mythe du Gorgias ce qui ressortit à des thèmes hélléniques ; ensuite de confronter les éléments qui n'en sont pas comptables à des textes égyptiens. Cette enquête en deux temps va donc mobiliser, en sus du dialogue de Platon, un corpus grec et corpus égyptien.

-- Le corpus grec se compose d'une sélection de textes attestant, avant Platon et de la manière la plus explicite, de l'existence d'un jugement des âmes. Parmi ces textes, l'Iliade et l'Odyssée d'Homère, Les Suppliantes et Les Euménides, d'Eschyle, la Deuxième Olympique de Pindare, et l'Hélène d'Euripide. Notons que si la psychostasie est évoquée dans cette dernière une vingtaine d'années seulement avant la rédaction du Gorgias, elle l'est par l'entremise d'une prêtresse égyptienne, Théonoé, ce qui ne saurait être anodin. En marge des tragiques et des compilateurs de mythes, nous reviendrons sur l'éventualité d'une reprise par Platon de thèmes orphiques et pythagoriciens en mettant à contribution le peu de documents qui nous soient parvenus de sectes censément discrètes et hermétiques (avant la lettre). A l'exception des Hymnes orphiques, la grande majorité des connaissances que nous avons de l'eschatologie de la secte lors nous ont été livrées par le truchement de lamelles d'or, certaines retrouvées en Grande-Grèce (Pétilia, Thourioi), d'autres en Crète (Éleutherna). Les lamelles d'or sont de ces témoignages écrits inattendus dans un monde grec alors largement dominé par l'oralité. Leur existence prend sens dans le prolongement de pratiques spécifiques aux premières sectes orphiques. Ces sectes semblent s'être adonnées très tôt à des rites funéraires qui déparaient d'avec la coutume locale. En fait de crémation, les initiés se voyait inhumés « à l'égyptienne », avec, à portée de main, un recueil de formule , les fameuses « lamelles d'or ». Celles-ci se présentaient la forme de tablettes censées servir à leurs propriétaires pour s'orienter au cours de leur voyage dans l'au-delà. Viatique ou pis-aller, les lamelles d'or, sous cet aspect, semblent assumer la même fonction « sotériologique » que celle remplie par Livre de sortir au jour (Livre des Morts) des anciens Égyptiens. Les nombreuses convergences entre ces deux corpus ont ainsi fait l'objet d'édifiantes analyses de T. Gomperz448. Pour en rester au corpus grec proprement dit, la récente

448 T. Gomperz, Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie antique, t. I : Les commencements trad. A. Reymond, Paris, Payot, 1908-1910

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édition des Fragments orphiques d'Alberto Bernabé449 nous sera d'un précieux secours, qui consacre un chapitre à la question des sources égyptiennes, insistant notamment sur les témoignages de Diodore de Sicile.

-- Le corpus égyptien est constitué principalement par le chapitre CXXV du fameux Livre de sortir au jour (Livre des Morts), dont nous avons relevé les similarités formelles et fonctionnelles avec les lamelles d'or. Transposition sur papyrus des Textes des Pyramides, déposée dans le sarcophage entre les mains du roi ou dans la tombe du dignitaire défunt, ce Livre des morts, à la fois guide de l'au-delà, manuels d'instruction et recueil de stances sacrées, était la garantie de son admission à l'immortalité divine. Il revêtait ainsi pour le défunt une fonction remémorative de première importance. Le chapitre CXXV nous introduit au thème de la psychostasie ; il est celui qui prête au jugement post-mortem, à partir de la XVIIIe dynastie (au XVe siècle avant notre ère), son imagerie la plus populaire. Chapitre qui met en scène le rite de la pesée de la conscience (ib) et de la plume de Maât (droit, justice, vérité) devant Osiris. Chapitre qui donc tient lieu de pendant égyptien au jugement des âmes exposé par Platon à la fm du Gorgias. Tant s'en faut néanmoins que les premières occurrences du jugement égyptien remontent à leur transposition dans le Livre de sortir au jour. Un large faisceau d'indices nous conduit à penser qu'il était déjà bien connu -- au moins dans ses grandes lignes --, sinon du tout-venant, des élites vivant au Moyen-Empire (~ 2000-1800 avant J.-C.). En témoignent certains textes littéraires tels que le Dialogue d'un homme avec son ba ou le Conte du Paysan éloquent ; l'attestent encore des stèles telles celle dite de Bah, contemporaine d'Amenhotep III (-1350). Assez pour nous fournir une base précise et consistante à notre mise en perspective.

A) La psychostasie selon les Grecs

Le mythe est structuré de la manière la plus conventionnelle, et s'ouvre sur un rappel de la démiurgie ou départage du monde45° Sont alors convoquées un certain nombre de figures du panthéon grec : le titan Prométhée ; Kronos (Saturne) et les kronides Jupiter, Neptune, Pluton ; les juges Minos, Éaque et Rhadamanthe. Homère est mentionné, manière d'autorité venant solenniser le récit de Socrate. Nous voyons également reproduite la topologie des enfers grecs. Les deux chemins bifurquent

449 A. Bernabé, F. Graf et alii, The Orphic Gold Tablets and Greek Religion. Further Along the Path, Cambridge, Radcliffe G. Edmonds III, 2011.

45° Comme a tenté de le démontrer M. Eliade dans ses Aspects du mythe, Paris, Gallimard, Idées, 1963. Cette « refondation du monde » exprime la dimension étiologique du mythe ; retour aux sources qui a pour principales fonctions de légitimer ce qui existe (ordre social ou naturel) et de régénérer ce qui dysfonctionne. Voir également idem, La Nostalgie des origines. Méthodologie et histoire des religions, Paris, Gallimard, Les Essais, 1971.

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: l'un conduit l'homme juste au séjour mérité de l'île fortunée (l'île des Bienheureux) ; l'autre le précipite au fin-fond du Tartare. Autant par les personnages que par les lieux qui y sont mentionnés, le mythe eschatologique du Gorgias semble typiquement s'inscrire dans la continuité de la tradition de la mythologie grecque. La Grèce s'offrira donc comme un premier moment de nos investigations.

Des sources « religieuses »

La plus grande part des témoignages que nous a légués l'antiquité grecque sur l'existence d'un sentiment religieux et de doctrines de l'au-delà est composée d'inscriptions funéraires (peu nombreuses, en raison des rites d'immolations) et d'une documentation littéraire et artistique bien peu disserte sur le sujet. Les documents faisant état de telles préoccupations sont moins effectivement de nature religieuse que culturelle en général, et s'inscrivent la plupart du temps dans le sillage des poèmes homériques. Au point que la rareté de cette documentation a pu faire douter de l'existence d'un rapport véritablement fondé entre la religion et la vision de l'au-delà. On ne peut par conséquent se contenter des seuls enseignements de la religion officielle, s'il en fut jamais une. Une approche plus pertinente se doit de combiner non seulement les éléments de croyances, mais encore la culture partagée de certaines communautés religieuses, n'hésitant pas à chercher à la marge de telles communautés. Communauté dont l'adhésion se fait par choix, et dont les pratiques, les doctrines et préceptes ne reflètent pas nécessairement celles adoptées par la majorité des Grecs.

N'y a-t-il en Grèce des doctrines religieuses peu ou prou comparables à l'exposé de la « fable très véritable » de Platon ? Une première piste de réponse nous conduirait interroger d'éventuelles sources orphiques et pythagoriciennes. D'autres cultes pourraient être cités, parmi lesquels les mystères d'Éleusis, d'Isis ou de Dionysos ayant pris pied en Grèce. Nous nous tiendrons toutefois aux deux courants cités, dont nous avons quelques raisons de croire que Platon aurait été un initié451 ou, tout du moins, un sympathisant comme le suggèrent ses contacts avec Archytas de Tarente452. Pour plus d'un

451 Cf. J.-L. Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens, Cahiers de philosophie Ancienne n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008.

452 Pythagoricien, disciple de Philolaos, Archytas de Tarente aurait effectivement compté parmi les intimes de Platon. Le doyen de l'Académie lui aurait plusieurs fois rendu visite au cours de ses voyages en Italie et en Sicile entre 390 et 350 avant J.-C. C'est d'ailleurs Archytas, si l'on en croit la lettre reproduite par Diogène Laërce en ouverture de sa biographie de Platon, qui lui aurait permis de se soustraire au sort que lui réservait Denys de Syracuse (Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, L. III, 6). Pour ce qui concerne la nature et la portée des influences possibles d'Archytas sur la pensée de Platon, les opinions divergent. D'aucuns voudraient faire d'Archytas un maître de Platon ; d'autres un de ses disciples ; sans doute faut-il y voir une controverse entre commentateurs mettant aux prises défenseurs du pythagorisme et

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historien, Platon a en effet puisé dans cet ésotérisme une grande partie de l'imagerie littéraire qu'il met en scène dans le Gorgias. Il se pourrait qu'au-delà de l'imagerie, se retrouve également dans le mythe des éléments de doctrine propres à ces deux courants : l'orphisme et le pythagorisme.

a. La tradition orphique

L'existence de communautés orphiques ayant soutenu l'idée d'une transmigration des âmes est attestée à compter du VIe ou du Ve s. avant J.-C.453 Le terme « orphikoi », « les orphiques », apparaît en effet expressément sur une plaquette en os retrouvés à Olbia454 Selon F. Jourdan, cette époque coïnciderait historiquement avec la constitution de la théogonie orphique dont serait inspiré le papyrus de Derveni455 Ce papyrus, retrouvé en 1962 dans une nécropole macédonienne, contient les fragments de commentaires d'un poème orphique énumérant la généalogie des dieux. H constitue à l'heure actuelle le plus ancien manuscrit retrouvé en Europe. Plusieurs autres feuillets remontant à cette même époque ont été retrouvés dans des localités voisines. Qu'il s'agisse d'objets cultuels, de papyrus ou de ces fameuses lamelles d'or retrouvées dans diverses sépultures456, toujours est-il que les témoignages qui nous sont parvenus de la communauté orphique primitive demeurent essentiellement de nature funéraire. Ce qui n'est pas pour nous surprendre : le mythe orphique étant à l'origine un mythe eschatologique.

On signalera une seconde source de renseignements, bien plus tardive, laquelle est constituée par les hymnes orphiques. Ces morceaux poétiques datant de l'époque romaine, probablement rédigés

partisans du platonisme. Les fragments d'Archytas ont été rassemblés dans l'édition de référence de H. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, Bd. I, Archytas, Berlin, BiblioLife, 1903, p. 421-439 et 502-503.

453 Cf. W. Burkert, Les Cultes à mystères dans l'Antiquité, Paris, Vérité des mythes, Les Belles Lettres, 2003,

P.

83.

454 A. S. Rusjaeva, « Orphisme et culte de Dionysos à Olbia », dans Vestnik Drevnej Istorii (Revue d'histoire ancienne), Moscou, 1978, p. 87-104 et L. Zhmud, « Orphism and graffiti from Olbia », dans Hermes n°120, 1992, p. 159-168, avancent concurremment que ces précieux documents dateraient du du Ve siècle avant J.-C.

455 Le Papyrus de Derveni, trad. F. Jourdan, Paris, Les Belles Lettres, Vérité des mythes, 2003, p. 19. Un aperçu sur les défis, sur les limites sur les controverses liées à la reconstruction des théories orphiques peut être consulté dans l'ouvrage de M. L. West, The Orphic Poems, Oxford, Clarendon Press, 1983, et complété par la critique de L. Brisson, « Les théogonies orphiques et le papyrus de Derveni : notes critiques », dans Revue d'Histoire des Religions (RHR), n°202, 1985, p. 389-420.

456 L'ensemble des citations extraites des lamelles d'or orphiques mobilisées dans ce chapitre sont empruntées à l'édition et à la traduction de G. P. Carratelli, Les lamelles d'or orphiques. Instructions pour le voyage d'outre-tombe des initiés grecs Paris, Les Belles Lettres, Vérité des mythes, 2003.

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entre les IIIe et Ve s. après J.-C.457, ont été découvert en Crète. Tous semblent destinés à aiguiller l'âme du défunt au cours de son voyage dans le monde souterrain. Le continuum entre ces textes et les lamelles précédemment citées semble avéré, tant par la concordance des tournures employées que par les formes de la composition, les références et les contenus de ces lamelles. Pour Th. Gomperz, ces fragments mis ensemble constitueraient les reliques lacunaires d'un ouvrage que nous pourrions à bon droit désigner sous l'expression de « Livre des Morts » orphique, comparable au Livre des Morts égyptien.

Pour ce que nous en apprennent ces précieux documents, la secte orphique se définissait par l'adhésion de l'initié, un message qui se voulait d'abord strictement religieux, apolitique458, mais qui n'était pas sans implications sur la conduite morale des initiés et donc sur leur pratique de la citoyenneté. Nous savons également que les orphiques nourrissaient une conception très spécifique de l'au-delà. Une conception, pour peu que l'on suppose que la doctrine orphique ait pu influencer d'une manière ou d'une autre la doctrine pythagoricienne, et la doctrine pythagoricienne, la pensée de Platon, dont l'analyse pourrait s'avérer très intéressante. Une conception qu'il conviendra de comparer à la vision que notre auteur avait de l'au-delà à fin de constater si la présence d'éléments communs s'avère suffisamment édifiante pour nous permettre de considérer le mythe final du Gorgias complétée par certains passages de la République, et, au-delà, les conceptions de Platon concernant le destin de l'âme après la mort, comme une simple adaptation de mythes exclusivement orphiques, ou si trop d'éléments subsistent pour pouvoir l'y réduire. Est-il besoin de recourir à l'Égypte pour découvrir les germes du mythe platonicien ?

b. L'au-delà

Les lamelles d'or orphiques retrouvées dans les tombes semblent ne laisser aucune ambiguïté quant à l'existence d'une après-vie, et même de vie après la vie. Leur présence aux côtés des initiés s'explique à l'aune de leur utilité comme aide-mémoire susceptible de les guider au cours de leur voyage dans l'au-delà. Les lamelles d'or indiquent à l'initié le bon chemin à suivre. Parmi les plus anciennes lamelles orphiques qui nous sont parvenues figure celle d'Hipponion, datée de la fin du Ve ou du début du We s. avant J.-C. Ce document, exhumé d'une sépulture, décrit les principaux moments, les seuils et les rencontres qui attendent le défunt au cours de son passage dans l'autre monde. Ce de la même manière, nous le verrons, que les textes des Sarcophages. Mais n'anticipons

457 D'après les estimations proposées par A.-F. Morand, Etudes sur les Hymnes Orphiques. Religions dans le monde gréco-romain, Boston, Brill, Leiden, 2001.

458 M. Detienne, Dionysos mis à mort, Paris, Tel, Gallimard, 1998, p. 167.

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pas. H est dédié à la déesse de la mémoire : « Ceci est consacré à Mnémosyne, quand tu seras sur le point de mourir »459 ; or nous ne savons que trop quelle importance pouvait revêtir la mémoire chez Platon. H s'agit en l'occurrence du souvenir des enseignements prodigués par la secte au cours des Teletai, des Mystères. H s'agit plus encore de la réminiscence des cycles antérieurs et du souvenir de l'origine de la « souffrance et de la lourde perte »460 C'est qu'en effet, le défunt initié aura besoin de recourir à ces enseignements lorsqu'il se retrouvera devant les deux grands fleuves des enfers orphiques : à gauche, le fleuve Léthé, symbolisant l'oubli ; à droite, la source de Mnémosyne, allégorie de la remémoration :

Tu iras dans la demeure bien construite d'Hadès : à droite il y a une source,

À côté d'elle se dresse un cyprès blanc ;

c'est là que descendent les âmes des morts et qu'elles s 'y rafraîchissent.

De cette source tu ne t'approches surtout pas.

Mais plus loin, tu trouveras une eau froide qui coule

Du lac de Mnémosyne ; [...]

Ils te donneront à boire (l'eau) du lac de Mnémosyne.

Et toi, quand tu auras bu, tu parcourras la voie sacrée.461

A travers les nombreuses indications qui sont données dans cet extrait se brossent une véritable topographie des enfers. Le rapprochement avec le thème du jardin funéraire égyptien constitué d'arbres et de sources a notamment été esquissé par J. Assmann462 ; et ce rapprochement semble d'autant plus éloquent qu'il rend raison d'un imaginaire eschatologique grec antérieur aux textes des lamelles d'or orphiques. Mais plutôt que les influences possibles de l'Égypte sur les doctrines orphiques -- dossier qui vaudrait d'être ouvert, mais qui n'est pas notre propos -- voyons comment cette géographie a pu influencer Platon. Les fleuves précédemment cités, celui de la mémoire et de l'oubli, occupent dans cet espace une fonction centrale. La présence de ces fleuves est attestée de manière analogue par les lamelles d'or trouvées à Pétélia, Pharsale et Entella463 D'autres lamelles moins détaillées reprennent ces descriptions à différentes époques : «Donnez-moi donc à boire (l'eau) de la source qui coule pérenne, à droite, là où (est) le cyprès »464. Le fleuve ou le lac de Mnémosyne

459 Hipponion, I A 1, trad. G. P. Carratelli, op. cit., p. 35.

460 Ibid.

461 Ibid.

462 J. Assmann, Mort et au-delà dans _l'Égypte ancienne, Monaco, Éditions du Rocher, 2001, p. 340-345.

463 Pétélia, I A 2 ; Pharsale, I A 3 ; Entella I A 4, trad. G. P. Carratelli, op. cit., p. 60-61, 68, 72.

464 Eleuthérna, I B 1, trad. G. P. Carratelli, op. cit., p. 76. Voir également les autres lamelles d'or trouvées à Eleuthérna, I B 2, I B 3, I B 5, I B 6, op.cit., p. 79, 81, 84, 86 ; celles exhumées à Mylopotamos, I B 4, p. 83 et celles de Thessalie, I B 7, op.cit., p. 95.

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apparaît comme un élément récurrent dans toutes ces descriptions orphiques. En quoi cette conception de l'enfer se distingue-t-elle de celle que pouvait en avoir le commun des Grecs ?

H est un fait que l'élément humide dans l'au-delà a toujours occupé dans la pensée des Grecs une place prépondérante (l'enfer commun des Grecs était veiné de fleuves), faisant ainsi écho au système de valeur mis en lumière par M. Détienne (l'humide est du côté de la mort465) Les textes attiques datés du Ve s. avant J.-C. mentionnent effectivement au moins un fleuve ou un lac infernal, « espace entre deux mondes » puisqu'il entoure l'Hadès : il s'agissait de l'Achéron, tel que l'évoque entre autres Aristophane et Euripide466 Les traditions les plus anciennes font également état de trois autres fleuves, à savoir le Cocyte, le Pyriphlegethon et le Styx. Hésiode, pour décrire ce dernier dans sa Théogonie, recourt à l'expression de hudôr psuchron, « eau spirituelle » 467. L'apparition du lac de Mnémosyne dans les enfers orphiques pourrait à cet égard rendre raison d'un amalgame entre le caractère lacustre de l'Achéron et la froideur des eaux du Styx. Ses aigues mortes seraient une extrapolation orphique des éléments humides qui structurent l'au-delà depuis les textes les plus archaïques. Les dieux eux-mêmes jurent par le Styx. La valeur de serment par l'eau du Styx corrobore cette proximité du fleuve et de la mort en cela que l'eau du fleuve, en cas de parjure, occasionne chez le dieu un sommeil (temporaire) plus profond que la mort, soit une mort symbolique comme le précise Hésiode468. Si le fait de consommer de l'eau du Styx a valeur d'ordalie pour établir le parjure chez les dieux, boire celle de Mnémosyne chez les orphiques signifie se soumettre à une épreuve similaire en tant qu'elle discrimine l'initié du non-initié.

L'initié se distingue du profane à l'aune de sa capacité à percevoir les bénéfices de l'eau de la bonne source. Le profane n'a en revanche accès qu'aux rives du fleuve que l'auteur de l'hymne orphique à Mnémosyne469 désigne par l'expression de kakès Lèthès. La valeur négative du Léthé est ainsi largement soulignée par les inscriptions funéraires de l'époque. Anne-France Morand précise effectivement dans son Étude sur les hymnes orphiques470 que la consommation de son eau signifie la perte de souvenirs pour le défunt. H y a lieu d'insister sur cette opposition d'effet entre d'une part les eaux du fleuve Léthé et d'autre part celles du lac de Mnémosyne. Celle-ci met en valeur toute l'importance que revêt la mémoire comme critère distinctif entre le sage et le profane, l'initié et le non-initié dont le destin est suspendu à leur capacité à se souvenir. Cette opposition entre deux eaux

465 M. Detienne, Les jardins d'Adonis, La Mythologie des Aromates en Grèce Ancienne, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1989.

466 Euripide, Alceste, 435-437 ; Aristophane, Grenouilles, 137.

467 Hésiode, Théogonie, v. 785-786, trad. A. Bonnafé, Paris, Rivages, 1993.

468 Hésiode, ibid.

469 Hymnes orphiques, 77, 3-4, trad. G. P. Carratelli, op. cit.

470 A.-F. Morand, Etudes sur les Hymnes Orphiques, Paris, Brill, 2001, p. 223-224.

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infernales révèle l'importance attribuée à la mémoire, la distinction entre l'initié et le non-initié reposant sur la capacité à se souvenir. Capacité qui fait écho à la notion de réminiscence dans les dialogues platoniciens. Notons que si la réminiscence consiste chez Platon à se ressouvenir des idées éternelles que l'âme a contemplé avant de retomber dans la matière (« recollection 0471, une doctrine analogue est déjà promulguée par les orphiques, puis par les pythagoriciens, qui prête à certains hommes exceptionnels (théos anêr) le privilège de se rappeler de leurs existences individuelles passées. On peut, à cette enseigne, émettre l'hypothèse que Platon s'est approprié une idée pythagoricienne en substituant au souvenir de ses vies antérieures celui des « formes intelligibles » : « La science occulte que le chamane acquiert en transe devient une vision de la vérité métaphysique ; sa recollection de vies terrestres antérieures est devenue la recollection de formes incorporelles qui sert de fondement à une nouvelle épistémologie ; tandis qu'au niveau mythique son « long sommeil » et son « voyage aux enfers » sert directement de modèle aux expériences d'Er, le fils d'Arménius »472. Le fait que ce soit précisément le théorème de Pythagore que le Socrate maïeuticien du Ménon permet à un esclave de se remémorer pourrait dès lors être interprété comme une forme d'hommage implicite473 : « comprennent les initiés ».

La fonction d'aide-mémoire rempli par les lamelles d'or enterrées avec le défunt prend alors tout son sens : le mort étant mis en demeure de se souvenir absolument de la bonne source et du bon chemin tant qu'il n'a pas bu l'eau. Inutile de préciser que dans la vision de l'au-delà partagé par la majorité des Grecs, il n'était nullement question pour le défunt d'avoir à boire de son « eau froide »474, de se rappeler ou d'oublier, d'être mis à l'épreuve pour gagner son salut. Or, tous ces éléments typiques de l'eschatologie orphique -- le lac, l'invitation à boire, l'oubli et la mémoire, la destinée du sage et celle de l'impétueux ; ajoutons-y la métensomatose -- se retrouvent chez Platon, notamment à la fin de la République, dans la vision rapportée par Er le Pamphilien :

Le soir venu, elles [les âmes] campèrent au bord du fleuve Amélès, dont aucun vase ne peut contenir l'eau. Chaque âme est obligée de boire une certaine quantité de cette eau, mais celles que ne retient point la prudence en boivent plus qu'il ne faudrait. En buvant on perd le souvenir de tour . Or, quand on se fut endormi, et que vint le milieu de la nuit, un coup de tonnerre éclata, accompagné d'un tremblement de terre, et les âmes, chacune par une voie

471 Platon, Phédon, 76a.

472 E.R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, chap. VII : « Platon et l'âme irrationnelle », Berkeley, Champs-Flammarion, 1997, p. 208.

473 Platon, Ménon, 80e.

474 Hipponion, I A 1; Pétélia, I A 2; Pharsale, I A 3; Entella, I A 4, trad. G. P. Carratelli, op. cit.

475 Cf. Virgile, Énéide, L. VI, v. 714.

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différente, soudain lancées dans les espaces supérieurs vers le lieu de leur naissance, jaillirent comme des étoiles. Quant à lui, disait Er, on l'avait empêché de boire de l'eau; cependant il ne savait point par où ni comment son âme avait rejoint son corps; ouvrant tout à coup les yeux, à l'aurore, il s'était vu étendu sur le bûcher. Et c'est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l'oubli et ne s 'est point perdu; et il peut nous sauver nous-mêmes si nous y ajoutons foi; alors nous traverserons heureusement le fleuve du Léthé et nous ne souillerons point notre âme.476

Hormis la réaffectation du fleuve responsable de l'oubli au fleuve Amélès et la disparition de celui de Mnémosyne faisant que l'amnésie de l'âme sera seulement plus ou moins grande en fonction de sa vie passée et qu'il n'y a pas de fleuve de la réminiscence, on croirait ce passage transposé des lamelles orphiques. Il y a ainsi force raison de croire cette représentation qu'offre la République de l'autre monde et des épreuves qui y attendent les trépassés inspirée de l'orphisme (ou du pythagorisme), sans donc qu'il soit besoin ici de faire appel à des mythes égyptiens. Le décor est donc posé, et le décor est grec. Qu'en est-il des épreuves en elles-mêmes ?

c. Une justice post-mortem ?

Les tablettes de Thourioi, entièrement rédigées au féminin, renseignent sur les espoirs et sur la destinée des esprits parvenus dans le royaume souterrain. Celle-ci nous portent aussi à faire la connaissance de la maîtresse des lieux, la déesse Perséphone. C'est sous son aube, sous sa tutelle que la doctrine orphique place le séjour des bienheureux que, déjà, Platon évoquait dans l'Apologie de Socrate477.

Pure parmi les purs, je viens vers vous, ô Reine des Enfers,
Euklès et Eubouleus, et vous tous Démons glorieux.
Car j'appartiens à votre lignée bienheureuse.
J'ai payé le prix de mes actions injustes.
Mais la Moire m'a accablée, ainsi que d'autres Dieux immortels,
Et la Foudre venue des étoiles ...
D'un pied rapide, j 'ai atteint la couronne désirée.
Je me suis plongé dans le sein de la Déesse souterraine,

476 Platon, République, L. X, 621a-c.

47 « Car les habitants de cet heureux séjour, entre mille avantages qui mettent leur condition bien au-dessus de la nôtre, jouissent d'une vie immortelle, si du moins ce qu'on en dit est véritable » (Platon, Apologie de Socrate, 41c).

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Et je me tiens suppliante devant la chaste Perséphone
Afin que bienveillante, elle m'envoie au séjour des purs 478

L'Hadès Perséphone est signalé comme la divinité tutélaire qui transparaît à travers toute la documentation orphique comme celle en charge des enfers. Comme en témoignent les lamelles retrouvées à Hipponion, Pételia et Pharsale, Hadès qui, pour la majorité des Grecs, occupait cette fonction, n'en est nullement absent. Le fait est qu'il se trouve à plusieurs reprises qualifié de « souverain des morts » (chthoniôn basileus)479. Mais sa fonction n'a plus rien de l'importance qu'elle s'était progressivement acquise ; Hadès devient ou redevient un souverain passif, un gestionnaire peu disposé à l'action, conformément à la vision qu'en renvoyaient communément les textes primitifs aux époques classiques et archaïques. La toute puissante Perséphone l'a supplanté aussi bien dans les hymnes que dans les lamelles orphiques, où elle intervient au titre de maîtresse des lieux -- dans les enfers, mais également dans le séjour des vivants. Elle est à la fois une déesse toute puissante (pantokrateia), agissante à l'échelle du cosmos480, la « nourrice et la destructrice de toutes choses »481, et la déesse de la vengeance (praxidikè)482. Or, Perséphone, devenue souveraine du royaume des enfers, reste également celle de la végétation ou de la renaissance de la végétation associée aux saisons. Végétation, mort, renaissance, ces trois attributions recouvrent précisément comme nous aurons l'occasion de nous en apercevoir les trois affectations dévolues à Osiris, son analogue dans le panthéon égyptien. Coïncidence troublante, quoiqu'explicable par les universaux de la psychologie.

Perséphone règne en souveraine sur le séjour des morts ; c'est chose acquise483. Mais en quoi consiste cette régence ? Cette souveraineté se manifeste d'abord par le fait qu'elle est en mesure d'assigner des tâches aux autres dieux. C'est elle qui assigne à Hermès son rôle de psychopompe, l'investissant du « pouvoir et [du] privilège de mener au coeur des ténèbres les âmes immortelles des humains »484. Elle a donc vocation à distribuer les rôles dans l'au-delà ; raison pourquoi elle figure également au sommet de la hiérarchie des créatures infernales. Nombre de divinités secondaires sont invoquées, parmi lesquelles les Érynies, et des daimones peuplent le séjour des morts ou ses accès, ainsi que le mentionne le papyrus de Derveni485. Si le rôle des Érynies, déesses de la rétribution nées

478 Thurii II A 2, trad. G. P. Carratelli, op.cit., p. 103.

479 Hipponion, I A 1; Pételia, I A 2; Pharsale, I A 3, trad. G. P. Carratelli, op.cit. 48° Hymnes Orphiques, 29, 10 trad. G. P. Carratelli, op. cit.

481 Ibid. 29, 16, trad. G. P. Carratelli, op. cit.

482 Ibid., 29, 5, trad. G. P. Carratelli, op. cit.

483 737 Rome I C 1 ; Hymnes Orphiques, 29, 6, trad. G. P. Carratelli, op. cit.

484 Hymnes Orphiques, 57, 11, trad. G. P. Carratelli, op. cit.

485 Le Papyrus de Derveni, trad. F. Jourdan, op. cit.: colonnes I et II pour les Erinyes et colonne VI pour les daimones.

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du sang d'Ouranos, n'est pas explicitement déterminé, celui des daimones qui sont des « âmes vengeresses », est de barrer le chemin qui mène vers l'au-delà486. C'est en partie grâce à sa connaissance ésotérique et aux enseignements orphiques que le défunt pourra venir à bout de ces obstacles pour parvenir jusqu'à la déesse. Déesse qui, plus encore, sera chargée de faire la part entre les âmes méritantes et celles qui doivent être châtiées. Précisément, nous abordons ici le thème du jugement infernal auquel le mythe de la fin du Gorgias 487 donne corps et représentation.

La présence de divinités secondaires telles que les Érynies, tout comme la description de Perséphone comme une divinité vengeresse, est susceptible de corroborer l'idée d'une justice postmortem. Toutes sont effectivement liées à la notion de châtiment. Comme le mentionne le papyrus de Derveni, les sacrifices destinés à écarter les daimones sont accomplis « comme on s'acquittait d'une dette expiatoire »488. Il y a obligation de rachat, exigence de réparation. Le terme par ailleurs employé pour désigner cette dette est poinè, dont F. Jourdan remarque significativement qu'il se réfère à un crime de sang489. S'il n'est pas fait mention, à proprement parler du moins, de juges infernaux dans ce même papyrus ou dans les lamelles d'or comme c'est le cas chez Platon dans les dialogues de l'Apologie de Socrate49° et du Gorgias491, il n'en demeure pas moins que la nécessité d'expier ses fautes dans l'au-delà y figure bel et bien. Même formulée en termes de vengeance, la notion de justice infernale est ici indéniable. Nul n'est besoin, par conséquent, d'en appeler à la consultation d'un corpus égyptien pour expliquer la présence chez Platon, chez un Platon sans doute rompu aux éléments orphiques présents dans le pythagorisme, d'un jugement eschatologique.

d. Séjour des éternels

Qu'en sera-t-il, alors, de l'immortalité de l'âme une fois celle-ci « purifiée » par les eaux de Mnénosyne ? Il semblerait que là encore, l'Égypte ne soit pas requise pour expliquer la présence de

486 M. Detienne, La démonologie d'Empédocle, Paris, Les Belles Lettres, 1959.

487 Platon, Gorgias, 523a seq.

488 Le Papyrus de Derveni, trad. F. Jourdan, op. cit. : colonne VI, 1-4, 5.

489 F. Jourdan, op. cit., p. 38, note 5.

490 « Car enfin, si en arrivant aux enfers, échappés à ceux qui se prétendent ici-bas des juges, l'on y trouve les vrais juges, ceux qui passent pour y rendre la justice, Minos, Rhadamanthe, Éaque, Triptolème et tous ces autres demi-dieux qui ont été justes pendant leur vie, le voyage serait-il donc si malheureux ? » (Platon, Apologie de Socrate, 41a).

491 « J'ai établi pour juges trois de mes fils, deux d'Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d'Europe, Éaque. Lorsqu'ils seront morts, ils rendront leurs jugements dans la prairie, à un endroit d'où partent deux chemins, dont un conduit aux îles fortunées, et un autre au Tartare » (Platon, Gorgias, 523e-524b).

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cette thématique dans les dialogues de Platon. Les lamelles découvertes à Thourioi et à Phères492 mentionnent l'existence d'un séjour éternel pour les initiés venus à bout de leur épreuve de purification terrestre et de leur cycle de réincarnation. Le terme utilisé pour désigner ce lieu est celui de leimôn, «prairie » 493 Ce territoire sous la protection de Perséphone offre de continuer à vivre dans l'au-delà comme un être social, en disposant de toutes ses facultés. Il est un lieu où l'on célèbre des rites et où l'on consomme du vin comme dans la vie terrestre : « Tu as le vin en prix, ô bienheureux, et sous terre t'attendent les rites sacrés que les autres bienheureux [célèbrent] », lit-on dans la lamelle de Pélinna494 Un lieu où les plus méritants sont rassemblés, les initiés, les sages, les justes ; un lieu où l'on aurait tout le loisir de s'adonner à l'entretien philosophique. C'est donc un lieu plein de promesses, qui fait inexorablement songer à l'Île des Bienheureux à laquelle aspirait Socrate dans les derniers passages de l'Apologie :

Combien ne donnerait-on pas pour s 'entretenir avec Orphée, Musée, Hésiode, Homère ? Quant à moi, si cela est véritable, je veux mourir plusieurs fois495 Ô pour moi surtout l'admirable passe-temps, de me trouver là avec Palamède, Ajax fils de Télamon, et tous ceux, des temps anciens, qui sont morts victimes de condamnations injustes ! Quel agrément de comparer mes aventures avec les leurs ! Mais mon plus grand plaisir serait d'employer ma vie, là comme ici, à interroger et à examiner tous ces personnages, pour distinguer ceux qui sont véritablement sages, et ceux qui croient l'être et ne le sont point. À quel prix ne voudrait-on, pas, mes juges, examiner un peu celui qui mena contre Troie une si nombreuse armée, ou Ulysse ou Sisyphe, et tant d'autres, hommes et femmes, avec lesquels ce serait une félicité inexprimable de converser et de vivre, en les observant et les examinant ? Là du moins on n'est pas condamné à mort pour cela ; car les habitants de cet heureux séjour, entre mille avantages qui mettent leur condition bien au-dessus de la nôtre, jouissent d'une vie immortelle, si du moins ce qu'on en dit est véritable 496

Pour ce qui touche à l'immortalité de l'âme, Platon n'aura de cesse de l'affirmer. Ainsi, entre autres, à l'occasion du Phèdre où l'auteur fonde cette caractéristique sur son privilège d'être à soi-même la source de son propre mouvement et plus généralement, le principe du mouvement de tous les corps : « en conséquence, s'il est vrai que ce qui se meut soi-même n'est point autre chose que l'âme,

492 Thurii, II B 2 ; Phères, II C 2, trad. G. P. Carratelli, op.cit.

493 A. Motte, Prairies et jardins de la Grèce Antique. De la religion à la philosophie, Bruxelles, Palais des Académies, 1973, p. 92-146

494 Pélinna, II B 3, trad. G. P. Carratelli, op.cit.

495 Sans doute serait-ce forcer le texte que de vouloir lire dans cette expression une référence aux doctrines de la réincarnation...

496 Platon, Apologie de Socrate 41a-c.

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il résulte de cette affirmation que nécessairement l'âme ne peut avoir ni naissance ni fin »497 ; ou encore : «Je pars de ce principe. Toute âme est immortelle [...] Telle est la nature de l'âme. Si donc il est vrai que tout ce qui se meut soi-même est âme, l'âme ne peut avoir ni commencement ni fin »498 Ni naissance, ni fin, car l'âme est incorruptible dès lors qu'elle n'est pas divisible, ou tout du moins sa partie rationnelle. Ce n'est qu'une fois définitivement libérée de sa prison de chair qu'elle pourra jouir pleinement de cette éternité. Elle en jouira dans la contemplation des vérités qu'elle connaissait avant chaque hypostase. Or, il n'en va pas autrement chez les orphiques, selon lesquels cette immortalité s'acquiert par la consommation des eaux de Mnemosyné et coïncide avec l'obtention de la mémoire. Une eau dont les effets s'apparentent à une purification en tant que les initiés, plus proches de la déesse, sont dits « non souillés » (euagès).

e. Divinité de l'âme

Hormis son immortalité, l'une des thèses majeures de Platon concernant l'âme, et sur laquelle Plotin se fera fort de revenir, atteste de sa dimension divine. Divinité de l'âme maintes fois évoquée à l'occasion de différents dialogues, dont le Timée, le Phèdre et le Théétète. Ainsi, dans le Timée, Platon assimile la partie intellectuelle de l'âme à un daimon, divinité intermédiaire du règne de Kronos :

Au sujet de l'espèce d'âme qui est la principale en nous, il convient d'observer que c'est Dieu qui la donne à chacun comme un daimon, c'est ce Génie dont nous avons dit qu'il habite dans la partie la plus élevée de notre corps. Or, en vertu de son affinité avec le ciel, cette âme, notre Génie, nous tire loin de la terre, car nous sommes une plante non pas terrestre mais céleste. En effet, c'est du côté où, pour la première fois, notre âme a pris naissance, que la divinité a suspendu notre tête, qui est ainsi la racine de tout le corps 499

Si l'âme est composée de trois éléments comme le démiurge l'a constituée : l'une divisible, l'autre indivisible et la troisième intermédiaire comme un mélange des deux, seule la partie supérieure de l'âme, en vertu de son indivisibilité même qui la rend incorruptible, est apparentée au divin et permet à l'homme d'accéder à la vie philosophique. Pour advenir en cet état, elle doit encore se purifier progressivement à la faveur d'un cycle de naissance (cf. Théétète). Alors est libéré de la matière, elle retourne à son origine pour renouer totalement avec sa nature divine. Une telle doctrine,

497 Platon, Phèdre, 246a.

498 Platon, Phèdre, 245c-246 b.

499 Platon, Timée, 90a.

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surtout sa relecture par le néoplatonisme semble en adéquation avec la doctrine égyptienne5oo Chez ces derniers, effectivement, le défunt ayant passé avec succès l'épreuve de la psychostasie devient un dieu, s'identifie au dieu. Il devient « Dieu en Dieu » pour paraphraser maître Eckhart, et tous les autres dieux en cela que tous les autres dieux ne sont jamais que les diverses représentations d'un seul et unique Dieu. Comme précisé dans le Phèdre de Platon, l'âme ainsi béatifiée se nourrit de vérité et s'alimente de justice (la malt égyptienne). Doit-on alors admettre que Platon a hérité des Égyptiens cette conception divine de l'âme ? Rien n'est moins sûr. Celle-ci existe encore une fois déjà chez les orphiques. Déjà chez les orphiques, la palingénésie exprime le retour de l'âme à sa source de même que le défunt retourne au créateur dans l'eschatologie de l'Égypte antique.

Déjà chez les orphiques, l'initié entend se libérer à terme de son corps putrescible, et des souillures, et des souffrances terrestres pour prétendre à la pureté et à la félicitée divine. D'où l'exigence de bonne conduite qui doit être une préoccupation constante lors de la vie terrestre, en tant qu'elle conditionne la purification et finalement la rédemption. L'effort doit être poursuivi au fil de plusieurs existences, au cours d'une expiation prolongée au gré de nouvelles naissances durant des milliers d'années, interrompue chaque fois par l'injustice qui marque l'âme à fin que, délivrée enfin de ses tourments, l'âme retourne à son origine, point de départ de son voyage. Pur esprit et esprit purifié, elle regagne alors la place qui est la sienne dans le séjour des dieux d'où elle était tombée. « Je me suis enfuie du cercle des peines et des tristesses », lit-on dans l'une des trois tablettes d'or datée du We ou du IIIe s. avant J.-C., qui furent placées en des tombeaux dans le voisinage de l'antique Thurium, contrée qu'on pensait par ailleurs hospitalière aux pythagoriciens. L'âme affranchie se réjouit d'avoir « subi la peine complète de ses oeuvres d'iniquité ». « Implorant son secours », elles avancent désormais vers « la reine des lieux souterrains, la sainte Perséphone, et vers les autres divinités de l'Hadès ». Se glorifiant d'appartenir à leur « race bienheureuse », elle leur demande de l'envoyer maintenant «dans les demeures des innocents », et elle attend d'elles la formule fatidique : «

500 Bien qu'également avec l'orphisme. Selon le mythe orphique, l'homme est un composé des chairs souillées des titans foudroyés par Zeus, et de Zagreus dévoré par ses pairs (pratique d'omophagia). C'est à Zagreus que renvoie l'étincelle divine, le fragment du logos présent en l'homme ; et aux titans, êtres impurs, que réfère ce « tombeau » (sema) en quoi consiste un corps (sôma). Le corps est donc perçu comme le « chiffre du malheur d'exister », gardant par lui la trace d'une faute originelle. Ce motif récurrent de l'exil de l'âme (divine) dans la matière (source d'illusions) pourrait avoir partie liée avec le gnosticisme antique. Il explique, en tout état de cause, que le "soi divin" soit capable de mal et souffre dans des corps mortels : « cela vient des mauvais titans qui s'emparèrent de Dionysos nouveau-né, le déchirèrent, le bouillirent, le rôtirent, le mangèrent, et furent eux-mêmes immédiatement consumés par la foudre de Zeus ; de leurs restes fumant jaillit la race humaine, qui hérite ainsi des tendances horribles des titans, tempérée par une infime portion de la substance de l'âme divine, la substance de Dionysos, qui oeuvre encore en elle comme un "soi occulte" » (E. R. Dodds, op. cit., p. 159).

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Tu seras déesse et non plus mortelle »501 Ainsi, déjà chez les orphiques, l'initié devient dieu, et le devient par sa proximité sinon par sa fusion avec la déesse Perséphone :

Je viens pur de chez les purs, ô reine des infernaux, ô vous, Euklès, Euboulès et autres dieux immortels. Car je me flatte d'être de votre race bienheureuse. Mais le destin m'a frappé, ou la foudre lancée des étoiles. Je me suis envolé du cycle endeuillé des douleurs et, de mes pieds rapides, j'ai abordé à la couronne désirée. Je me suis plongé dans le sein de la souveraine, la reine souterraine.s°2

L'initié devient dieu en Perséphone de la même manière que le défunt égyptien tout en conservant son nom personnel, devient (un) Osiris en fusionnant avec Osiris5°3 Osiris, dieu des morts et de la végétation comme l'est Perséphone chez les Grecs. La référence à l'Égypte ne serait donc pas requise pour rendre compte de la nature divine et immortelle de l'âme, non plus que de la palingénésie ou de la fusion avec le Dieu.

De l'orphisme archaïque, nous savons peu de choses. Les lamelles d'or gravées datées de la fm du Ve s. avant J.-C nous apprennent qu'à l'orphisme s'associait un certain mode de vie, une «pratique de soi », pour employer ici un terme réhabilité par Foucault504 Par une initiation, aidée d'une véritable ascèse, il s'agissait d'oeuvrer à une purification de l'aspirant5°5 Cette purification passait par une déprise du corps. Ceci, en vue de permettre à son âme de s'affranchir du corps, de réchapper à son exil terrestre et de renouer avec la contemplation divine5°6 Ici s'esquisse une démarche de « conversion à

501 Thurii, II A 2, trad. G. P. Carratelli, op.cit.

502 Thurii, idem, op.cit.

503 Promu au rang de dieu, s'assimilant au dieu, le défunt prend alors le nom d' « Osiris--N », où « N » réfère à son identité terrestre.

5°4 P.-M. Foucault, Dits et Écrits, vol. 2 : 1976-1988, Paris, Gallimard, Quarto », 2001.

5°5 A. Bernabé, F. Graf et alii, The "Orphie." Gold Tablets and Greek Religion. Further Along the Path, Cambridge, Radcliffe G. Edmonds III, 2011.

506 Platon, dans son discours du Phèdre, semble placer dans la bouche de Socrate des conceptions semblables. L'âme, précise-t-il, ne peut revenir au lieu dont elle fut exilée et retrouver ses ailes qu'au terme de dix mille ans d'épreuves passées en diverses existences dans le monde des vivants. Ce qui n'exdut pas que des régimes spéciaux puissent être réservés aux plus méritantes d'entre elles. Ainsi les âmes qui se sont purifiées en menant trois fois d'affilée une vie philosophique et empreinte de justice pourront prétendre à un retour prématuré au bout de trois mille ans (Platon, Phèdre, 249a seq.). Si néanmoins leur cycle de réincarnation pourra être abrégé, il ne paraît pas être question pour ces âmes virginales de béatitude définitive. Cette difficulté pose la question de savoir s'il peut jamais y avoir une prénotion de « fin de l'histoire » ou d'eschatologie dernière au sein d'une conception cyclique de la temporalité. Il y a ici un pas que ne franchit pas Platon, et qui ne sera sans doute franchi qu'avec le judaïsme et son Dieu historique, qu'avec le christianisme et son Dieu créateur, qu'avec l'apparition du temps conçu selon l'analogie d'une droite (cf. E. Kant, Critique de la raison pure, Déduction transcendantale, § 24, trad. A. Renault, Paris, éd. Flammarion,

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soi » très similaire à l'épistrophè platonicienne. Se constate également chez les orphiques une certaine importance donnée à la mémoire, laquelle s'hypostasie en Mnémosyne qui renvoie à l'origine divine de l'âme et rappelle l'initié au souvenir des existences antérieures. C'est, chez Platon, le rôle de l'anamnèse, tandis que la divinité de l'âme, du nous, est attestée par sa simplicité ; ses réincarnations font l'objet d'une explicitation en bonne et due forme dans le mythe d'Er le Pamphylien, mythe eschatologique qui clôt la République 507. Ce dernier mythe distingue au reste deux fleuves dans l'au-delà : l'une est la source de Mnémosyne, qui donne le souvenir aux initiés ; l'autre est la source du fleuve Léthé, qui donne l'oubli aux profanes. Les lamelles évoquent encore le voyage et l'épreuve de l'âme après la mort. Un autre point fondamental pour ce qui nous concerne, est la nécessité qui se présente pour l'âme de subir un jugement, un examen dès son arrivée dans l'au-delà. Le motif du jugement tel qu'exposé dans le Gorgias, ainsi que la plus grande partie des thèmes développés dans ce

coll. G-F, 2006). Cette conception cyclique du temps était également celle des Égyptiens anciens, comme en témoigne le passage dit de la « cosmotélie », figurant au chap. CLXXV du Livre des Morts. Le défunt, devenu l'« Osiris N », y interpelle le créateur, soucieux de sa longévité dans le séjour des dieux (!) : « -- Mon visage va voir le visage du Seigneur du Tout ! Mais qu'en est-il de ma durée de vie ? ». Et ce dernier de lui répondre « -- Tu es destiné à des millions de millions [d'années], à une durée de vie de millions [d'années]. Mais je vais détruire tout ce que j'ai fait. Ce pays va redevenir Noun et magma, comme lors de son état premier. Car je suis Celui qui subsiste en compagnie d'Osiris après avoir pris la forme d'autres vipères que les hommes ne connaîtront pas et que les dieux ne verront pas » (Le Livre des Morts des anciens Égyptiens, chap. CLXXV, trad. et éd. P. Barguet, Paris, Cerf, 1967, p. 260-263. Nous soulignons). Le dieu annonce ici la fin d'un cycle ; il fait état d'une destruction qui marquera un retour à l'état originel, suivi d'une renaissance, d'une apocatastase, du commencement d'un nouveau cycle. Cette destruction peut faire songer aux cataclysmes qui ravagent périodiquement le cosmos de Platon à chaque passage d'un Âge à l'autre, et qui s'achèvent en apothéose avec la grande conflagration au terme de la Grande année cosmique. La palingénésie serait donc une doctrine égyptienne autant que platonicienne. Platonicienne, en tant que Platon en aurait hérité des traditions orphiques (cf. Proclus, Commentaire sur La République de Platon, L. II, 338. Voir également G. Zuntz, Persephone. Three essays on religion and thought in Magna Graecia, Oxford, Clarendon Press, 1971, p. 321 et 337). Une tradition dont il n'ignorait rien, si l'on en juge par l'exposé qu'il en propose dans le Phédon: « Il existe une antique tradition [l'orphisme], dont nous gardons mémoire, selon laquelle les âmes arrivées d'ici existent là-bas [dans l'Hadès, l'Au-delà], puis à nouveau font retour ici même et naissent à partir des morts. S'il en va de cette façon, c'est à partir de ceux qui moururent un jour que les vivants naissent à nouveau, [...] les vivants ne proviennent d'absolument rien d'autre que des morts [...] Ce point, ne l'examine pas seulement à propos des hommes, mais aussi à propos de tous les animaux, de toutes les plantes et, plus généralement, de toutes les choses comportant un devenir » (Platon, Phédon, 40a). Pour ce qui concerne le terme de « cosmotélie » retenu pour désigner le pendant égyptien de la palingénésie platonicienne, c'est à l'égyptologue J. Assmann que nous devons sa première utilisation dans D. Hellholm (éd.), Apocalypticism in the Mediterranean World and the Near East, Tübingen, Uppsala, 1983, p. 353. Sur cette thématique particulière et sur les rapprochements possibles pouvant être explorés entre ces conceptions et celles admises par l'auteur des Dialogues, cf. S. Schott, « Altâgyptische Vorstellungen vom Weltende », dans Analecta Biblica n°12, Rome, Pontificio Istituto Biblico 1959, p. 319-330 ; G. Lanczkowski, « Eschatology in Ancient Egyptian Religion », dans Proceedings of the He Intern. Congress for the History of Religions, Tokyo, Maruzen, 1960, p. 129-134 et L. Kakosy, « Schüpfung und Weltuntergang in der âgyptischen Religion », dans Studia Aegyptiaca, n°7, Budapest, Acta Antigua Acad. Scient. Hung., 1981, p. 55-68.

507 Platon, République L. X, 614c seq.

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dialogue, dans l'Apologie de Socrate, dans la République, pourrait bien être par conséquent directement inspiré de la tradition orphico-pythagoricienne. A supposer que Platon ait bien été influencé par l'orphisme ou le pythagorisme, ou par l'orphisme par le pythagorisme, une éventuelle inspiration égyptienne apparaît superflue pour expliquer tout à la fois la thèse de l'immortalité de l'âme et celle de sa divinité. La piste égyptienne semble corrélativement se réduire comme peau de chagrin. Le recours à l'Égypte comme source d'inspiration possible ne semble plus nécessité pour expliquer la présence chez Platon de thématiques qui n'étaient pas partagées par la majorité des Grecs.

Des sources « littéraires »

Après avoir fait cas d'éventuels emprunts doctrinaux à des courants religieux grecs, reste à examiner s'il se trouve également dans la littérature grecque proprement dite -- qu'il s'agisse d'épopée, de tragédie ou d'autres gens lyriques -- des références à un jugement des âmes antérieures à Platon. Cette partition, nous en avons conscience, pourrait paraître artificielle dans la mesure où la littérature ne constitue pas un genre tout à fait exempt de dimension religieuse. Il n'est qu'à prendre pour exemple l'oeuvre d'Homère, oeuvre épique s'il en est, mais saturée de références mythologiques. L'écriture synthétique qu'exige ici notre entreprise ne nous permettra pas de faire un tour complet d'une bibliographie éminemment riche pour ce qu'il nous en reste, et que l'on peut supposer avoir été beaucoup plus abondante encore. Une recension plus complète de ces passages relatifs à l'eschatologie grecque peut néanmoins être consultée dans l'ouvrage de Ludovicus Ruhl, De Mortuorum Judicio 5o8 Nous nous tiendrons, pour nous, à quelques-uns des grands auteurs de l'Antiquité grecque.

a. Homère

Platon lui-même évoque Homère dans le Gorgias, et ce dès les premières lignes du mythe : « Zeus, Poséidon et Hadès partagèrent ensemble, comme Homère le rapporte, l'empire qu'ils tenaient des mains de leur père »509 Le juge Minos mentionné par Platon est également présent dans l'Odyssée, introduit par l'auteur lors de la catabase d'Ulysse, descendu dans l'Hadès, où ce dernier converse avec sa mère et ses anciens compagnons d'armes, puis avec le devin Tirésias -- aveugle clairvoyant -- qui lui apprend comment rentrer chez lui. Minos nous est alors dépeint dans un célèbre vers : « Et je vis Minôs, l'illustre fils de Zeus, et il tenait un sceptre d'or, et, assis, il jugeait les morts. Et ils

508 L. Ruhl, De Mortuorum Judicio, Paris, I. Ricker, 1903.

509 Platon, Gorgias, 523a.

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s'asseyaient et se levaient autour de lui, pour défendre leur cause, dans la vaste demeure d'Hadès »510 C'est à ce passage que se réfère Platon lorsqu'il décrit la scène de la psychostasie : «Pour Minos, il est seul assis, et a inspection sur eux : il a un sceptre d'or, comme Ulysse dans Homère rapporte qu'il l'a vu, tenant un sceptre d'or, et rendant la justice aux morts »51 Des lors, l'exégèse tendancieuse que fait Platon de ce passage d'Homère pourrait laisser accroire que le roi légendaire de Crète exercerait une seule et même juridiction aussi bien dans l'Odyssée que dans le Gorgias ; qu'il s'agirait par conséquent du même Minos. Platon n'a donc pas eu besoin de consulter les archives égyptiennes ou même de s'initier à une quelconque doctrine étrangère à la Grèce pour donner vie au personnage du souverain juge des enfers.

Toutefois, certaines nuances existent qui nous retiennent d'assimiler radicalement ces deux Minos, a fortiori, ces deux versions du jugement des âmes. Il est, à tout le moins, deux éléments propres à disqualifier cette identification. En premier lieu, Minos juge seul dans le récit d'Homère ; il est flanqué, dans le Gorgias, par deux autres assesseurs : « J'étais instruit de ce désordre avant vous : en conséquence j'ai établi pour juges trois de mes fils, deux d'Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d'Europe, savoir, Éaque. Lorsqu'ils seront morts, ils rendront leurs jugements dans la prairie »512 Nous parlons d'« assesseurs » pour bien marquer la hiérarchie des juges et leurs disparités d'attribution : « Rhadamanthe jugera les hommes de l'Asie, Éaque ceux de l'Europe : je donnerai à Minos l'autorité suprême pour décider en dernier ressort dans les cas où ils se trouveraient embarrassés l'un ou l'autre »513 Minos y fait office d'ultime instance judiciaire.

Le second élément mettant à mal l'identification du Minos de Platon et du Minos d'Homère, de la psychostasie selon Platon et selon Homère, tient à ce fait que dans la vie crépusculaire que mènent les ombres, les âmes ne cessent jamais dans l'Odyssée de s'affronter et de plaider leur cause. Minos, ancien souverain, continue d'exercer l'une des fonctions centrales du roi antique qui est de rendre la justice. Mais il le fait précisément comme le ferait tout roi chez les vivants. Le Minos homérique n'est pas comme chez Platon, une âme jugeant les âmes dans toute leur transparence ; il appert bien plutôt comme une transposition dans l'au-delà du Minos prosaïque. C'est, plus largement, tout l'au-delà dans la vision d'Homère qui peut être considéré comme un décalque du séjour des vivants. Il s'agit là de conceptions que partageaient probablement la plupart des contemporains de Platon. S'il y a donc bien dans l'Odyssée une référence à un jugement des âmes, ce jugement diffère sensiblement de la

510 Homère, Odyssée, chant XI, v. 569.

511 Platon, Gorgias, 526d.

512 Platon, Gorgias, 524a.

513 Platon, Gorgias, ibidem.

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psychostasie évoquée par Platon. H faut chercher ailleurs que chez Homère la raison de ces différences.

b. Pindare

Pindare, auteur du Ve s. avant J.-C., s'illustre dans le registre de la poésie lyrique. Au nombre de ses oeuvres figurent les quatorze odes des Olympiques célébrant des athlètes, à l'occasion de leurs victoires aux Jeux. La deuxième Olympique fait allusion au sort des âmes dans l'après-vie : « Et vous dont les âmes habitèrent successivement trois fois le séjour de la lumière et trois fois celui des Enfers sans jamais connaître l'injustice, bientôt vous aurez parcouru la route que traça Zeus »514 On notera que l'auteur parle d'habiter « trois fois » la Terre et les Enfers. H semble ainsi partager avec les pythagoriciens la croyance en la métempsycose ou transmigration des âmes. H faudra d'autre part, pour « parcourir la route que traça Zeus » que trois vies successives se soient écoulées « sans jamais connaître l'injustice ». Cette condition pour la libération ultime du cycle de réincarnation recoupe ici encore la doctrine orphique ou pythagoricienne. Croyance qui se retrouve expressément dans la bouche du Socrate de la République : « Et aussi bien, si chaque fois qu'un homme naît à la vie terrestre il s'appliquait sainement à la philosophie, et que le sort ne l'appelât point à choisir parmi les derniers, il semble, d'après ce qu'on rapporte de l'au-delà, que non seulement il serait heureux ici-bas, mais que son voyage de ce monde en l'autre et son retour se feraient, non par l'âpre sentier souterrain, mais par la voie unie du ciel »515 Aussi, « si donc vous m'en croyez, persuadés que l'âme est immortelle et capable de supporter tous les maux, comme aussi tous les biens, nous nous tiendrons toujours sur la route ascendante, et, de toute manière, nous pratiquerons la justice et la sagesse »516

Loin d'être unique, cette croyance partagée est encore loin d'être la seule qui puisse relier le récit de Pindare et les mythes eschatologiques de Platon. Nous avons encore relevé, chez ce dernier, la participation de Rhadamanthe au jugement des âmes : « Lors donc que les hommes arrivent devant leur juge, par exemple ceux d'Asie [524e] devant Rhadamanthe, Rhadamanthe les faisant approcher, examine l'âme d'un chacun, sans savoir de qui elle est »51. De même que le roi Minos jugeait seul dans les enfers d'Homère, c'est Rhadamanthe avec Pindare qui s'emploie à cette charge : « Bientôt vous parviendrez au royaume de Kronos, dans ces îles fortunées [...] Ainsi, dans sa justice, l'a voulu

514 Pindare, Olympiques H: A Théron, v. 104-109, trad. A. Puech, Paris, Les Belles Lettres, Cuf Grecque, 1970.

515 Platon, République L. X, 619 d-e. Nous soulignons.

516 Platon, République L. X, 621c. Nous soulignons. 51 Platon, Gorgias, 524 d-e.

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Rhadamanthe, qui siège à la droite de l'époux de Rhéa, puissante déesse dont le trône domine celui des autres Immortels »518. Platon, dans le Gorgias, associe ces deux figures, Minos et Rhadamanthe, leur associant un troisième juge. Ce motif des trois juges semble épouser le schéma conceptuel de la tripartition indoeuropéenne, dont nous avons précédemment montré quelle importance il pouvait jouer dans les Dialogues, relevé son existence dans le pythagorisme et suggéré son éventuelle fondement égyptien. Sans doute est-ce ainsi qu'il nous faudrait interpréter le choix de l'auteur de s'en tenir à un triumvirat, quitte à éliminer parmi ces « véritables juges » le personnage de « Triptolème et ceux des demi-dieux qui ont été justes quand il vivait » qu'il mentionnait pourtant à la fin de l'Apologie de Socrate519 Notons toutefois que le jugement dans l'Apologie n'est présenté que comme une éventualité, destiné à montrer que le sage n'a rien à redouter de la mort (« un beau risque »).

Sans évoquer explicitement un éventuel jugement des âmes, Pindare poursuit :

ôza Pavôvzcov,uèv gv-
Bàà' a6rix' àirôAa voi tppéveç
7cotvàç grioav, re( à' gv
râàe Aaôç àpxâ
gulirpec xarà yâç àaxécÇei ztç gxOpâ
26yov tppàoaiç àvegica
·
520

Ce vers a fait l'objet de nombreuses interprétations depuis l'Antiquité, changeant parfois sensiblement l'esprit de la formule. On trouve entre autres celle de J. Girard, proposée dans son étude portant sur Le sentiment religieux en Grèce 521 ou celle de E. Rohde522 qui prend à contre-pied l'exégèse d'Aristarque qui comprenait ces « crimes » jugés « sous terre » comme étant ceux commis dans le royaume souterrain. Le sens de ài aa Ivoi n'est en effet pas clair ; et il est difficile, dans de telles conditions, de décider absolument quelles fautes seront châtiées. Le Liddell-Scott propose ici de traduire « faible », mais relève également le sens exactement contraire chez les lyriques et les

518 Pindare, Olympiques II: A Théron, v. 104-109, op. cit.

519 Platon, Apologie de Socrate, 41a.

528 Pindare, ibid. Les divergences de traduction nous ont parus suffisamment significatives par leurs enjeux pour motiver le choix de reproduire directement le texte grec.

521 J. Girard, Le sentiment religieux en Grèce d'Homère à Eschyle, étudié dans son développement moral et dans son caractère dramatique, Paris, Hachette, 1887, p. 267.

522 E. Rohde, Psyche. Le culte de l'âme chez les Grecs et leur croyance à l'immortalité, trad. A. Peymond, Paris, Le chemin des philosophes, 1999, p. 434, note 3.

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élégiaques523. L'opposition de tv et SE rend en revanche compte avec plus d'évidence de la typologie des fautes, lesquelles se répartissent entre crimes inexpiables et fautes vénielles, entre châtiment d'expiation et châtiment éternel destiné à servir d'exemple. Ainsi lit-on dans le Gorgias que « pour gagner à la punition et satisfaire aux dieux et aux hommes, les fautes doivent être de nature à pouvoir s'expier »524 ; qu'en conséquence, «pour ceux qui ont commis les derniers crimes, et qui pour cette raison sont incurables, on fait sur eux des exemples » ; que « leur supplice ne leur est d'aucune utilité, parce qu'ils sont incapables de guérison ; mais il est utile aux autres »525. Pareilles affirmations ne sont pas sans faire écho aux propos rapportés de l'au-delà par Er le Pamphilien, et qui concluent la République.

Il y avait encore, selon son récit, de plus grandes peines pour l'impie, le fils dénaturé, l'homicide qui tue de sa propre main, et de plus grandes récompenses pour l'homme religieux et le bon fils. Il avait été présent, ajoutait-il, lorsqu'une âme avait demandé à une autre où était le grand Ardiée. Cet Ardiée avait été tyran d'une ville de Pamphylie, mille ans auparavant ; il avait tué son vieux père, son frère aîné, et commis, à ce qu'on disait, plusieurs autres crimes énormes. Il ne vient point, avait répondu l'âme, et il ne viendra jamais ici : nous avons toutes été témoins à son occasion d'un affreux spectacle. Lorsque nous étions sur le point de sortir de l'abîme souterrain, après avoir accompli nos peines, nous vîmes tout à coup Ardiée et un grand nombre d'autres, dont la plupart étaient des tyrans comme lui ; il y avait aussi quelques particuliers, qui, dans une condition privée, avaient été de grands scélérats. Au moment qu'ils s'attendaient à sortir, l'ouverture leur refusa le passage, et toutes les fois qu'un de ces misérables dont les crimes étaient sans remède, ou n'avaient pas été suffisamment expiés, essayait de sortir, elle se mettait à mugir [...] Tels étaient à peu près les jugements des âmes, leurs châtiments, ainsi que les récompenses qui y correspondent.526

523 H. G. Liddell, R. Scott, A Greek-English lexicon, Toronto, Robarts, 1901. Voir également j. Rumpel, Lexicon Pindaricum, Toronto, BiblioLife, Lipsiae B.G. Teubneri, 1929.

524 Platon, Gorgias, 525b.

525 « Or quiconque subit une peine, et est châtié d'une manière raisonnable, en devient meilleur, et gagne à la punition, ou il sert d'exemple aux autres, qui, témoins des tourments qu'il souffre, en craignent autant pour eux, et s'améliorent. Mais pour gagner à la punition et satisfaire aux dieux et aux hommes, les fautes doivent être de nature à pouvoir s'expier [...]. Pour ceux qui ont commis les derniers crimes, et qui pour cette raison sont incurables, on fait sur eux des exemples. Leur supplice ne leur est d'aucune utilité, parce qu'ils sont incapables de guérison ; mais il est utile aux autres, qui contemplent les tourments douloureux et effroyables qu'ils souffrent à jamais pour leurs crimes, en quelque sorte suspendus dans la prison des enfers, et servant tout à-la-fois de spectacle et d'instruction à tous les criminels qui y abordent sans cesse » (Platon, Gorgias, 525b-d).

Platon, Gorgias, ibid.

526 Platon, République L. X, 615b-616b. Nous soulignons.

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Fr. Daumas suggère que cette partition suggérée par Pindare, ainsi reconduite par Platon dans le Gorgias et dans la République, pourrait être directement inspirée de la doctrine orphique ou pythagoricienne527. Bien que les choses n'aient sans doute pas été aussi bien arrêtées que l'aurait souhaité Rohde528, celle-ci admet effectivement une récompense allant jusqu'à la délivrance définitive pour les justes et un châtiment, pouvant lui également être définitif, pour les injustes.

Concernant le sens global du passage de Pindare que nous avons choisi de restituer en grec, la traduction donnée par A. Puech, aux éditions Budé (1922), recoupe en cet endroit celle de Schroeder et de la collection Teubner : «Éclairé par cet esprit investigateur, il saura les secrets de l'avenir, les châtiments qui attendent les crimes commis sur la terre et la sentence que prononce au fond des enfers un juge inexorable »529. Nous souscrivons volontiers à l'interprétation de P. Lagrange, selon lequel le sens de ce fragment ne signifierait rien moins « que, parmi les morts, les coeurs faibles ont déjà ici subi leur peine, mais que les crimes commis dans le royaume de Zeus, sous terre on les juge en prononçant une sentence soumise à l'affreuse nécessité »530 Cette interprétation illustre effectivement que les exigences morales depuis Homère se sont faites plus pressantes dans la conscience des Grecs. Demeure toutefois un point aveugle dans l'eschatologie de Pindare : si Rhadamanthe rend effectivement la justice dans l'île des Bienheureux, il ne lui revient pas de décider quelles âmes peuvent y avoir accès531, ni si celles-ci doivent subir des épreuves ou disposer d'une connaissance particulière. Gageons, avec Guthrie532, qu'un poète mercenaire ne se serait pas risqué à effrayer ceux qui le rétribuaient pour ces éloges publics.

c. Eschyle

On a souvent relevé l'atmosphère religieuse qui entourait les tragédies d'Eschyle et d'Euripide533. Ces deux illustres poètes auraient été profondément sensibles aux questions morales et théologiques de

527 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne du jugement de l'âme dans le Gorgias de Platon », dans De l'humanisme à l'humain, Mélanges R. Godel, Paris, 1963, p. 187-191.

528 E. Rohde, op. cit., p. 368.

529 Pindare, Olympiques II: A Théron, v. 104-109, trad. A. Puech, op. cit.

538 O. P. Lagrange, « L'Orphisme », article en ligne dans Échos d'Orient, vol. 37, n°189, p. 207-208.

531 Pindare, Olympiques II: A Théron, v. 84, trad. A. Puech, op. cit.

532 W. K. Guthrie, Orphée et la religion grecque. Etude sur la pensée orphique, Paris, Bibliothèque historique, Payot, 1956, p. 262

533 Pour ce qui concerne cette « solennité » rappelant par de nombreux aspects la lourdeur hiératique de certains cultes et mystères grecs, nous renvoyons notre lecteur aux analyses qu'en propose P. Decharme, dans La critique des traditions religieuses chez les Grecs des origines au temps de Plutarque, Paris, Alphonse Picard et Fils, 1904, p. 99-107.

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leur époque. Ils témoignent en particulier d'un souci permanent de sauvegarder la justice quel qu'en soit le prix, signe d'une conscience morale plus aiguisée sans doute que la majorité de leurs contemporains. Eschyle, pour ne citer que lui, était à cet égard lucide sur cet isolement spirituel : « à l'écart des autres, je demeure dans la solitude de ma pensée »534. H déplorait, à l'instar de Socrate s'entretenant avec Calliclès, de voir l'injuste récompensé et le juste châtié. La loi terrestre est loin d'être infaillible. A quoi bon lors être moral si la morale dessert ? Ne vaut-il pas mieux paraître juste, porter le masque et servir en sous-main ses propres intérêts ? Rien n'est moins sûr. D'une part, parce que servir ses intérêts exige d'abord de savoir quels ils sont ; or ils ne sont jamais contraires à la justice. Ensuite et plus encore, parce que ceux qui se glissent entre les mailles de la justice des hommes ne sauraient échapper, en dernier ressort, à la justice rendue dans le royaume des morts. Le jugement des enfers apparaît alors comme un moyen ultime de rendre la justice : tout homme paie le prix de ses fautes ; aucun n'échappe à la justice divine. L'action humaine, si elle n'est sanctionnée sur terre, le sera fatalement au-delà de la mort. Aussi Platon aurait-il pu trouver dans les conceptions respectives d'Eschyle et d'Euripide de la psychostasie une précieuse source d'inspiration. Une vision extensive de la rétribution irriguant les Dialogues, oeuvres fictives, mais s'affichant aussi et plus encore dans ses écrits autobiographiques (ou considérés comme tels), telle que la Lettre VII :

L'aveugle ne voit point que toutes ses violences sont autant d'impiétés, que le malheur est inséparable de toute injustice, et qu'une loi fatale condamne l'âme injuste à traîner avec elle cette impiété partout où elle séjournera dans ce monde et pendant ses courses errantes sous cette terre, fournissant partout la carrière la plus honteuse et la plus misérable.535

Probablement composées dans les années 466 à 463 avant J.-C., les Suppliantes, pièce du poète Eschyle ont significativement pour décor l'Égypte. Né en Égypte de la nymphe Io, Danaos s'apprête à marier ses filles, les Danaïdes, avec les fils de son frère Ægyptos. Rétives à ce mariage, les Danaïdes s'enfuient jusqu'au pays d'Argos, poursuivies par les Ægyptiades humiliés. Craignant pour la chair de sa chair, Danaos s'indigne du crime qu'ils s'apprêtent à commettre, tout en sachant qu'il s'était engagé et ne peut rien contre eux. La justice des hommes s'avère donc impuissante. Les criminels seraient donc relaxés ? Cela, sans doute Eschyle ne pouvait-il l'admettre. Raison pourquoi il introduit le motif du jugement eschatologique : « là-bas aussi les fautes, selon un récit (logos), un autre Zeus les juge chez les morts [avec] des sentences définitives »536. Si d'aventure les Ægyptiades parvenaient à leur fm et n'étaient pas traduits devant le tribunal des hommes, au moins devront-ils répondre de leur crime

534 Eschyle, Agamemnon, v. 757, trad. P. J. de la Combe, Paris, Bayard Centurion, Nouvelles traduction, 2005.

535 Platon, Lettre VIL 335b-c.

536 Eschyle, Suppliantes, v. 230-231, trad. P. Mazon, Paris, Belles Lettres, 2003.

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dans l'Hadès. La justice est donc sauve ; et la morale rendue d'autant plus nécessaire. Cette préoccupation réapparaît clairement dans une autre pièce d'Eschyle, les Euménides, quelque 35 années plus tard : « immense, Hadès, sous terre, exige des humains de terribles comptes et son âme, qui voit tout, de tout garde fidèle empreinte »537. Rien n'interdit de penser que le terme « récit » (logos) employé dans les Suppliantes fasse référence à quelque mythe de tradition orphique ou pythagoricienne dont Eschyle aurait eu connaissance. Toujours est-il que ni Pindare ni Eschyle n'identifie clairement ce juge des enfers538. L'un utilise le pronom indéfini « on » ; l'autre tantôt « Hadès », tantôt « un autre Zeus ». Si tous deux se réfèrent à une hypothétique tradition orphico-pythagoricienne, il semble que cette tradition n'ait pas déterminé de manière dogmatique un juge attitré pour les âmes.

d. Euripide

Sans doute représentée pour la première fois en 412 avant J.-C., soit une vingtaine d'années avant le Gorgias de Platon, l'Hélène d'Euripide traduit également les aspirations du poète à une justice des morts pour suppléer celle, imparfaite, du séjour des mortels. Rappelons d'abord que la pièce se déroule elle aussi en Égypte, où Hélène se serait réfugiée tandis qu'un double d'elle-même assistait à la guerre de Troie539 Cette version du cycle de l'Iliade n'est pas une pure invention d'Euripide. Évoquée par Platon une première fois dans le Phèdre 540 où il se livre à une palinodie, une seconde fois au neuvième livre de la République 541, expressément repris par Euripide542 le poète Stésichore d'Himère arguait déjà qu'Hélène aurait été enlevée par Protée, roi d'Égypte, tandis qu'avec Pâris était un simulacre (eidolon). Hérodote rapporte également cette tradition du séjour d'Hélène en Égypte, qu'il dit tenir de l'enseignement même des prêtres égyptiens543.

Le lieu où se situe l'action importe particulièrement pour ce qui nous concerne, dans la mesure où, si Euripide est bien un poète grec, c'est de manière significative dans la bouche d'une prêtresse

537 Eschyle, Euménides, v. 273-275, trad. D. Loayza, Paris, Garnier-Flammarion, Théâtre étranger, 2001.

538 Sur le parallélisme entre les passages en question d'Eschyle et de Pindare, cf. L. Ruhl, De Mortuorum judicio, Parr I. Ricker, 1903, p. 67-68.

538 Pour plus de précisions sur le cadre dramatique de la pièce et sur l'Égypte d'Euripide, se reporter à la préface de H. Grégoire et L. Méridier, dans Euripide, OEuvres Complètes, t. V : Hélène, Les phéniciennes, Paris, Les belles lettres, Collection des universités de France, 1973, p. 42 sq.

540 Platon, Phèdre, 244a.

541 Platon, République, L. IX, 586c.

542 Euripide, Hélène, v. 33 sq., trad. H. Grégoire, Fr. Frazier, Paris, Belles Lettres, 2006.

543 Hérodote, L'Enquête, L. II, 112-120 ; voir également le v. 113 d'Alexandra (Cassandre), du Scholiaste de Lycophron (Ne siècle avant J.-C.).

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égyptienne, Théonoé, qu'il place les vers suivants : « en effet, il y a aussi un châtiment de ces crimes pour ceux qui sont sous terre comme pour ceux qui sont sur terre, pour tous les hommes. L'esprit des morts sans doute ne vit plus mais il possède une conscience immortelle quand dans un immortel Ether il s'est jeté »544. Il est ici fait allusion à une survie possible de la conscience sommée d'expier ses crimes dans le royaume souterrain. Il y a là manifestement évocation d'une doctrine étrangère à celles connues et partagées par la plupart des Grecs. A celles qui prétendaient, depuis au moins le We s. avant J.-C. jusqu'au début du christianisme, que le souffle de vie retournait à l'éther et le corps à la terre, et qu'Eschyle lui-même décrivait dans les Suppliantes Sas Une croyance allogène qui ne serait pas soluble dans le tableau synoptique des croyances populaires que Festugière dresse des croyances populaires grecques d'après des épigrammes funéraires546 Nous commençons à entrevoir que s'il y a bien des précédents grecs au motif du jugement développé par Platon, ces précédents , même « inspirés » par l'orphisme ou le pythagorisme, pourraient ne pas être aussi grecs qu'ils le laissent accroire.

Conclusion sur les sources grecques

Outre la singularité de ces doctrines dans le monde grec, on ne peut qu'être frappé par leur caractère labile et versatile. Entre les versions du jugement proposées par Homère, Pindare, Eschyle ou Euripide se constatent d'importantes variantes, en particulier sur l'identité du ou des juges du tribunal chthonien. De tous ces textes, aucun n'apporte quelque précision sur les châtiments réservés aux âmes fautives ni sur la gravité et la nature des crimes passibles de jugement. A supposer que ces auteurs se soient référés à une quelconque tradition orphique ou pythagoricienne, force est de remarquer que cette tradition était fort allusive ; assez pour donner cours à une vaste marge d'interprétation. Les lamelles d'or exhumées en Grande-Grèce ou en Crète ne sont pas plus disertes à ce propos547. Il n'est pas impossible, au reste, que la punition infernale ait lieu dès l'ici-bas chez les orphiques548 ; et l'on serait tenté d'y voir une interprétation à donner au choix des destinées dans le mythe d'Er : justes ou injustes, les âmes optent pour la condition et l'hypostase qui grée au caractère qui était le leur au cours de leur précédente existence. La perspective d'un châtiment ou d'une rédemption ayant pour cadre l'existence terrestre concorderait ainsi avec le « libre choix » des destinées (bonne ou mauvaise) que

544 Euripide, Hélène, v. 1013-1016, trad. H. Grégoire, Fr. Frazier, op. cit.

545 Eschyle, Suppliantes, v. 532 sq., trad. P. Mazon, op. cit.

546 A.-J. Festugière, L'idéal religieux des Grecs et l'Évangile, Paris, Librairie Lecoffre, J. Gabalda et cie, 1932, p. 142 sq.

547 Cf. Orphicorum et Orphicis similium testimonia et fragmenta. Poetae Epici Graeci, P. II, Fasc. 1, A. Bernabé (éd.), München-Leipzig, K.G. Saur, Bibliotheca Teubneriana, 2004.

548 Voir notamment G. Méautis, L'âme hellénique d'après les vases grecs, Paris, L'artisan du Livre, 1932, p. 177.

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sont appelées à faire des âmes sur le point de se réincarner. Tel est, à tout le moins, ce que leur laisse entendre le hiérophante (le prêtre des mystères), selon le récit eschatologique qui clôt la République : « Il les rangea en ordre ; puis, prenant sur les genoux de Lachésis des sorts et des modèles de vie, il monta sur une estrade élevée et parla ainsi : "Déclaration de la vierge Lachésis, fille de la Nécessité. Âmes éphémères vous allez commencer une nouvelle carrière et renaître à la condition mortelle. Ce n'est point un génie qui vous tirera au sort, c'est vous-mêmes qui choisirez votre génie. Que le premier désigné par le sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. La vertu n'a point de maître : chacun de vous, selon qu'il l'honore ou la dédaigne, en aura plus ou moins. La responsabilité appartient à celui qui choisit, Dieu n'est point responsable" »549. Ainsi Platon désengage-t-il le Dieu et les daïmones du mal souffert sur terre, procédant en cela de la même manière que le ferait plus tard saint Augustin (grand lecteur de Platon) pour l'édification de sa théodicée : en postulant le libre-arbitre. C'est là pourquoi, commente Socrate, « chacun de nous, laissant de côté toute autre étude, doit surtout se préoccuper de rechercher et de cultiver celle-là, de voir s'il est à même de connaître et de découvrir l'homme qui lui donnera la capacité et la science de discerner les bonnes et les mauvaises conditions, et de choisir toujours et partout la meilleure, dans la mesure du possible » (Platon, République, L. X, 618c). Quant aux orphiques, il devient difficile, au vu de ce faisceau d'indices, de leur dénier toute influence sur la pensée platonicienne ; a fortiori sur la vision platonicienne du jugement post-mortem.

B) La psychostasie selon les Egyptiens

Nous avons relevé les convergences entre le mythe de la psychostasie selon Platon et le motif du jugement de l'Hadès tel qu'il est exposé par ses prédécesseurs. Il apparaît que si l'auteur pouvait bien s'inspirer directement de leurs écrits, ou bien d'une commune source orphique ou pythagoricienne à leurs écrits, celle-ci n'en laissait pas moins apparaître un certain nombre de variantes dans le texte de Platon. Or, bien plus que les similitudes, importent les différents points sur lesquels le récit de Platon, plus particulièrement le récit du Gorgias, prend ses distances vis-à-vis de celui de ses prédécesseurs. Il nous faut à présent examiner dans quelle mesure ces variations pourraient -- ou pas -- se retrouver dans les textes égyptiens dont Platon aurait pu avoir connaissance. À supposer qu'elles y trouvent un pendant, nous nous verrons fondé à postuler que c'est directement dans ces doctrines, et non (seulement) chez les classiques grecs, les pythagoriciens et les orphiques que Platon a puisé les éléments circonstanciels et doctrinaux de son eschatologie.

549 Platon, République, L. X, 617d-e.

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Le décorum de la psychostasie selon Platon puise très clairement à l'imagerie mythologique de la Grèce antique. Zeus, Hermès, Minos, Kronos ; Platon y multiplie les références à des figures célèbres du panthéon grec, et la topologie des lieux, veinés de deux de ses fleuves mythiques, réfère explicitement aux enfers grecs. Pourtant, si l'habillage du mythe est purement hellénique, la pensée qui l'habite ne l'est pas pour autant. Car derrière l'ornementation se profilent déjà des éléments d'une doctrine suffisamment atypique pour ne pouvoir être dite partagée par la majorité des Grecs. Nous avons vu que parmi ces éléments, certains pourraient être comptables d'inspiration orphique ou pythagoricienne. Nous avons vu également que tous ne le sont pas. Subsistent un certain nombre de détails, de précisions sur les circonstances et la tenue du jugement qui ne se retrouvent chez aucun de ses contemporains ou de ses prédécesseurs. Ce qui nous laisse le choix entre deux possibilités : ou bien ces précisions sont une pure invention de Platon, une création originale ; ou bien ces points de doctrine se seraient cristallisés chez Platon au contact de traditions étrangères à la Grèce. Ce qui, dans le second cas, reviendrait à dire que le mythe du Gorgias ne serait pas tant une invention de toutes pièces qu'une acculturation partielle, une réinterprétation d'une tradition qui ne serait pas d'origine grecque.

Au nombre de ces singularités doctrinales exposées dans le mythe du Gorgias et qui paraissent absentes des oeuvres d'auteurs grecs, nous pouvons relever quatre éléments qui nous paraissent mériter un plus ample examen. Ces quatre éléments sont édictés dans le mythe du Gorgias par Zeus qui, monté sur le trône, entend combler les vides juridiques qui sévissaient jusqu'alors afm que l'injuste ne reste pas impuni et que le juste soit récompensé. H s'agit pour Platon, à travers ce discours, de dégager les grands principes qui doivent régir et préciser les circonstances d'un jugement post-mortem.

- En premier lieu, l'homme doit être dans l'ignorance de l'heure de sa mort et ne pouvoir songer à préparer sa plaidoirie. Ainsi le dieu des dieux ordonne-t-il à Prométhée, chargé de mettre en place ce tribunal chthonien, de « commencer par ôter aux hommes la prescience de leur dernière heure ; car maintenant ils la connaissent d'avance »55° L'éloquence du sophiste ne lui sera par conséquent d'aucun secours dans l'au-delà. Pour toute défense, il n'aura que les actes qu'il aura accomplis dans la vie ici-bas ; pour tout élément à charge et à décharge, son existence terrestre. Du fait que l'existence terrestre déterminera elle seule notre sort dans l'au-delà -- voire dans la vie suivante -- la connaissance par l'initié de ce jugement lui prescrira dès l'ici-bas une véritable ascèse de vie. Ascèse tout à la fois très proche de celle promue d'une part par les cercles orphiques et pythagoriciens dans une optique de

55° Platon, Gorgias, 523d.

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« purification », et d'autre part du « dépouillement », des normes de conduite et des renoncements que s'imposait le clergé égyptien551

- Les juges, par suite, sont précisés eux-mêmes être des âmes : « H faut aussi que le juge lui-même soit nu, qu'il soit mort, et qu'il examine immédiatement avec son âme l'âme de chacun »552 L'absence de corps n'est pas ici qu'un élément de dramaturgie. Il a une signification philosophique. Ne plus avoir de corps, c'est être pur esprit ; c'est ne plus être en proie à ses passions, à ses humeurs, ses tiraillements, aux illusions du monde sensible. Ne plus avoir de corps, c'est également être insensible à l'esthétique fallacieuse du discours rhétorique (Platon le philosophe était en guerre ouverte contre la sophistique). Les juges ne sont plus lors susceptibles de se laisser duper par la défense de l'accusé ; pas davantage que par celle de l'accusateur -- il n'y a pas d'accusateur. Ici, nul Mélétos, nul sycophante prête-nom pour vouer aux gémonies. Ne plus avoir de corps, c'est paradoxalement être « intègre », impartial, et désintéressé. Le corps n'exerce plus la tyrannie sur l'âme ; il ne la trouble plus. Les juges sont en cette condition incorruptibles et infaillibles. Savoir aux antipodes des juges du temps du règne de Kronos et des débuts de celui de Zeus, lorsque les « hommes étaient jugés vivants par des juges vivants, qui prononçaient sur leur sort le jour même qu'ils devaient mourir » ; raison pourquoi pareils « jugements se rendaient-ils mal »553 Aux antipodes aussi des jurés athéniens qui condamnèrent Socrate. L'erreur peut être humaine, mais elle n'est pas divine.

-- Bien mieux : les juges, pour être ici des âmes, jugent également des âmes. Ils jugent les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'ils paraissent, débarrassées des oripeaux de leur statut social, de la richesse ou de leur apparence. « Plusieurs, poursuivit-il [Zeus s'adressant à Prométhée], dont l'âme est corrompue, sont revêtus de beaux corps, de noblesse et de richesses ; et lorsqu'il est question de prononcer la sentence, il se présente une foule de témoins en leur faveur, prêts à attester qu'ils ont bien vécu. Les juges se laissent éblouir par tout cela ; et de plus eux-mêmes jugent vêtus, ayant devant leur âme des yeux, des oreilles, et toute la masse du corps qui les enveloppe. Cet appareil, qui les couvre eux et ceux qu'ils ont à juger, est pour eux un obstacle »554 Quelque hétérodoxe que pourrait être cette doctrine pour un Grec du Ve s. avant J.-C., notre âme sera jugée individuellement, et l'homme non pas selon sa condition sociale ou d'autres contingences, mais bien selon ses actes, ses intentions, ses volontés. Débarrassés de tous les accidents et « qualités d'emprunts » (Pascal), les hommes sont mis à égalité, exposés dans leur nudité. Ce n'est pas son corps qui est mis à l'épreuve, mais -- comme nous le

551 S. Sauneron, Les Prêtres de l'ancienne Égypte, Paris, Editions du Seuil, Points Histoire, 1957 ; en part. chap. I sur les exigences du sacerdoce, et chap. IV, sur les cérémonies et les rites journaliers.

552 ibid. , 523e.

553 Mid" 523b.

554 Ibid, 523c-d.

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verrons dans le jugement des Égyptiens -- son âme. On ne peut tromper un juge qui lit directement les caractères de l'âme.

-- Enfin, l'âme est stigmatisée par ses mauvaises actions. « Quand elle est dépouillée de son corps, elle garde les marques évidentes de son caractère, et des accidents que chaque âme a éprouvés, en conséquence du genre de vie qu'elle a embrassé »555 Ses vices se gravent en elle, indélébiles. Ils sont, pareils aux ecchymoses du corps, un indice accablant du mal que l'injustice opère en nous -- et contre nous. Dans le jugement des Égyptiens, l'âme également pèse plus ou moins selon qu'elle est chargée de vice ou empreinte de justice.

Ces quatre conditions réunies, alors seulement, conclut Zeus, « une justice parfaite dictera la sentence qui sera portée sur la route que les hommes doivent prendre »556 Platon augmente ainsi la tradition orphique ou pythagoricienne du jugement des morts d'éléments spécifiques. Ces éléments sont donc d'abord que l'homme méconnaît l'heure de sa mort et n'a pour sa défense que l'existence qu'il aura mené ; ensuite, ses juges, qui sont eux-mêmes des âmes, jugent non des corps, mais bien des âmes et lisent à travers elles ; la rhétorique et l'éloquence sont donc sans efficace Enfin, l'âme est stigmatisée par ses pensées et ses actions. Or, tous ces éléments -- l'exigence du dépouillement, l'omniscience des juges, la trace indélébile que laissent sur l'âme les actes impies -- paraissent précisément coïncider avec ce que la sagesse égyptienne enseigne du jugement des âmes, au moins depuis la fin du IIIe millénaire.

Psychostasie dans le Livre des Morts

Le jugement des âmes se présente dans l'Égypte antique sous la forme d'un procès au cours duquel le défunt est appelé à comparaître devant un tribunal divin pour faire valoir ses droits à la vie éternelle. Sous cette conception générale se déclinent en réalité trois différentes variantes de cette épreuve judiciaire. La plus ancienne rejoue en terrain judiciaire le mythe de l'affrontement entre le dieu Horus, fils d'Osiris, et Seth, le frère et assassin de ce même Osiris, deux impétrants en lice pour obtenir sa succession au trône d'Égypte. Le mort y tient alors le rôle d'Horus devant prouver la pureté de son âme. Une seconde conception met le défunt aux prises avec ses accusateurs morts ou vivants. Il doit ainsi se justifier des crimes dont on l'accuse pour obtenir le droit de passage dans le royaume des morts. La troisième conception n'est autre que celle décrite à travers les formules des chapitres 30 et 125 du Livre de sortir au jour, dit également Livre des Morts, et qui acquiert, à partir de la XVIIIe

555 ibid., 524d.

556 /bid., 524a.

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dynastie (1550-1292 avant J.-C.) son imagerie la plus populaire, dramatisée par la scène de la psychostasie. Dans ce dernier modèle, le défunt est convié devant un tribunal présidé par Osiris, entouré des 42 juges représentant les 42 nomes d'Égypte, et doit subir l'épreuve de la pesée du « coeur » (ib), c'est-à-dire de sa conscience. Jugé à l'aune de la Maât, la déesse de la vérité et de la justice, le mort doit rendre compte de ses actions et de sa manière de vivre sur terre557. C'est à cette ultime tradition, la plus récente, mais également la plus durable que nous nous référerons.

A supposer que ce soit également à cette tradition que se réfère Platon, reste à nous demander quelle documentation l'auteur aurait pu consulter afm d'en prendre connaissance. Quels textes aurait pu consulter Platon au cours de son séjour qui seraient susceptibles d'avoir influencé sinon achevé de cristalliser sa conception du jugement post-mortem ? Nous mentionnions la piste du Livre des Morts. Un tel recueil, largement diffusé dans les bibliothèques sacerdotales, aurait été sans aucun doute une source inestimable de renseignements. C'est dans cette oeuvre, vade-mecum de l'au-delà, que la psychostasie apparaît de la manière la plus circonstanciée, principalement dans les chapitres 30 et 125. Le lecteur n'étant pas nécessairement familié des pratiques funéraires ayant cours dans l'Égypte antique ne manquera pas de se demander ce qu'était un Livre des Morts et quelle fonction il remplissait. De manière étrangement comparable aux tablettes d'or orphiques (mais nous ne nous engagerons pas sur ce terrain), un Livre des Morts se présentait comme une narration à la première personne du voyage du défunt et au gré de laquelle étaient énoncées les formules à connaître pour accomplir le passage dans l'au-delà. Lesdites formules étaient en partie reprises des Textes des Sarcophages, qui doivent cette appellation moderne au fait que les membres de l'élite les faisaient inscrire, parfois remaniés et augmentés, sur les parois intérieures de leur cercueil en bois. Il s'agit donc de textes devenus accessibles aux personnes non royales à partir du Moyen Empire, eux-mêmes repris de l'ancien corpus des Textes des Pyramides, à quoi sont venues s'ajouter d'autres formules de facture plus récente, des interpolations composées aux alentours de 1500 avant J.-C. Celles-ci, se succédant d'abord sans ordre bien déterminé, selon les préférences du ritualiste ou du bénéficiaire, s'organisent peu à peu selon un agencement qui deviendra bientôt plus ou moins canonique558

Concernant la teneur proprement dite de ce corpus, les hymnes consacrés aux dieux du panthéon égyptien, principalement à Osiris et à Rê, s'enrichissent de nombreuses formules destinées à armer le mort contre les obstacles qui pourraient entraver sa route au cours de son voyage dans l'au-delà, ainsi qu'à lui donner les moyens de franchir avec succès les différentes épreuves qu'il devra surmonter pour

557 E. Drioton, « Le jugement des âmes dans l'Ancienne Égypte », Le Caire, Éditions de la Revue du Caire, 1949, réimprimé dans Page d'égyptologie, le Caire, 1957, pp. 195-214.

558 Pour le détail de cette mise en canon, se reporter à l'article collectif « Le Livre des Morts égyptiens ou Livre de sortir au jour », dans La revue Égypte, Afrique et Orient n°43, Avignon, octobre 2006.

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accomplir sa destinée dans le royaume des morts. L'on peut tenter de se faire une idée plus précise de l'usage escompté de ces formules en les répartissant de manière certes grossière, mais éclairante, sous différents motifs.

-- Le principal usage que le défunt doit faire de ces formules consiste à lui permettre d'éliminer les entités nuisibles (crocodiles, serpents, etc.), qui jalonnent son itinéraire depuis sa sépulture jusqu'au monde divin. Elles agissent comme des clés pour lui permettre de franchir les diverses portiques qui rythment avec les heures le monde souterrain. Elles donnent au mort la connaissance des dieux qu'il devra invoquer et des réponses qu'il devra faire aux énigmes qui lui seront posées pour éprouver son droit à rejoindre les dieux, que ce soit pour partager leurs repas, ou pour les accompagner dans leur destin cosmique, en montant, par exemple dans la barque solaire. Elles sont encore censées le préserver des menaces (pourrir, être envoyé à l'abattoir des dieux, être contraint de manger ses excréments et boire son urine, etc.) qui pourraient survenir au cours de ce voyage et dans le même esprit, restituer toute leur efficacité aux diverses amulettes propitiatoires et apotropaïques dont le mort s'est pourvu. Elles visent, en d'autres termes, à permettre au défunt de comparaître devant le tribunal d'Osiris, d'y faire triompher sa cause contre celle de tous ses ennemis, de s'y voir justifié et par là-même admis dans la compagnie des dieux.

-- La seconde grande utilité de ces formules serait, conformément à l'intitulé original du Livre des Morts et une fois cette première étape franchie, de permettre au défunt de « sortir le jour » sur terre, afin de profiter des offrandes, de contempler le soleil, de revoir sa maison et ses proches ; en somme et comme l'indique l'intitulé de l'une de ces formules : « faire tout ce que l'on voudra parmi les vivants », et le soir rentrer dans la tombe. H serait disposé à vivre bienheureux dans l'au-delà en disposant de tous ses moyens : « de sa bouche, de sa magie, de son nom, de son coeur, de sa tête, [...] en profitant de la fraîcheur de l'eau et du vent », tout en pouvant à l'occasion intercéder auprès des autres dieux en faveur de ses proches. Devenu dieu parmi les dieux, il pourra selon son désir prendre toutes les formes de la création : se changer en faucon, en doyen du tribunal, en nénuphar, en dieu Ptah, en héron bénou (phénix), en hirondelle, etc.). Devenu Osiris, devenu dieu, il pourra revêtir tour à tour chacune de ces formes : c'est-à-dire prendre le nom de tous les autres dieux. La religion de l'Égypte antique était et a


·

toujours été, répétons-le, un authentique monothéisme559 Elle est à la racine le culte d'un seul dieu,

559 Aspect d'une doctrine assurément complexe qui n'interpellait pas nécessairement les dasses sociales les moins frottées de théologie, mais que ni les dignitaires ni les dercs égyptiens ne pouvaient ignorer. Le culte solaire et exdusif d'Aton brièvement instauré sous le règne d'Akhénaton, dans l'Égypte du XIVe siècle avant J.-C., ne s'est jamais traduit que par la répression des autres formes du créateur, non par la suppression de dieux qui ne seraient pas aussi le créateur. « Tu es l'unique, le Dieu des tout premiers commencements du temps, l'héritier de l'immortalité, par toi seul engendré, tu t'es toi-même donné naissance ; tu as créé la terre

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lunaire à l'origine, protéiforme, démiurge et défaiseur de monde, dont tous les autres sont des émanations56o Les divers dieux qui s'y rencontrent de même que la possibilité pour le défunt de prendre forme animale qui a pu faire croire que les Égyptiens croyaient en la métempsychose ne sont que des métaphores exprimant divers aspects du créateur, fonctionnant de la même manière que les attributs ou les noms de Dieu au sein des religions du Livre. Les Grecs -- Hésiode, Hérodote, Diogène Laerce, etc. -- ont sans doute pris au pied de la lettre ce qui n'était que métonymie.

C'est donc cette collection de formules rassemblées par le Livre des Morts qui fut utilisée du Nouvel Empire jusqu'à l'époque romaine, toujours dans le même but d'aider le défunt à réussir le difficile passage vers l'autre vie. Les textes furent le plus souvent écrits sur un rouleau de papyrus déposé à côté du défunt, mais certaines formules pouvaient aussi être inscrites sur du mobilier

et a fait l'homme » est-il écrit dans Le Livre des Morts des anciens Égyptiens, (trad. Barguet, 1967), daté d'environ 2600 avant J.-C. « Par là il est établi et reconnu que la puissance de Ptah est plus grande que celle des autres dieux. Or Ptah fut satisfait après qu'il eut créé toute chose ainsi que toute parole divine », renchérit en substance le Traité de théologie memphite, gravé à même la Pierre de Chabaka (ref. British Museum EA 498) à l'aube du IIIe millénaire avant J.-C. « Tu es l'unique qui a créé tout ce qui est / Unique demeurant dans son unité, qui crée les êtres [...] / Hommage à toi, créateur de tout cela / Un qui demeure unique, aux mains nombreuses / Père des pères de tous les dieux » proclame l'Hymne à Amon, daté du règne d'Aménophis II, vers 1400 avant J.-C. ; « Qu'Amon soit glorifié ! / Celui qui demeure l'Unique / Pour se transformer en milliers ! » (Extrait du papyrus Berlin 3055, trad. A. Barucq, Fr. Daumas, dans Hymnes et prières de l'Égypte ancienne, Paris, Cerf, Littérature ancienne du Proche-Orient, 1980, p. 292-293). Il peut être opportun de remarquer que la « théologie de Platon », notamment déployée dans le Timée, est l'une des rares dans l'antiquité grecque avec celle d'Aristote à pouvoir composer avec le monothéisme. De là les développements de Plotin sur la question de l'Un, et l'usage que Pascal entendait faire des oeuvres de Platon pour « disposer au christianisme ». L'on a coutume de reverser ce simili-monothéisme platonicien à l'influence du zoroastrisme, peut-être par l'intermédiaire des pythagoriciens. La référence au nom de « Zoroastre » présente dans le premier Alcibiade (Platon, Alcibiade, 121d) a notamment servi de caution à cette thèse, et renforcé dans leur « diffusionnisme philosophique » tant les penseurs néoplatoniciens (Porphyre, Jamblique) de l'Antiquité tardive, que les commentateurs (Phéthon, Ficin) du XVe siècle (cf. F. M. Zini (dir.), Penser entre les lignes. Philologie et philosophie au Quattrocento, Villeneuve-D'Ascq, Presses universitaires du Septentrion (Cahiers de philologie), 2001, p. 101-104). Une autre approche, plus économe, consisterait à se demander si notre auteur n'aurait pas pu en recueillir les germes à l'ombre des temples égyptiens.

560 D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, La vie quotidienne des dieux égyptiens, Paris, Hachette, 1995. Voir en particulier chap. III, § 103: « Les émanations corporelles et les énergies créatrices ». Pour une meilleure compréhension de ce monothéisme -- il est vrai, singulier --, signalons également l'article de G. Posener, « Sur le monothéisme dans l'ancienne Égypte », dans A. Caquot (éd.), Mélanges bibliques et orientaux en l'honneur de M Henri Cazelles, AOAT 212, Kevelaer, 1981, p. 347-351, l'ouvrage de E. Hornung, Les dieux de l'Égypte. Le Un et le Multiple, Paris, Le Rocher, 1986, à rapprocher de la mystique de la Monade et de la Dyade qui en dérive dans le pythagorisme (Philolaos, Archytas, Alcméon, etc.) ou, chez Platon, de la doctrine de l'Un identifié au Bien en République, L. VI, 506a, 526e, ainsi qu'à Dieu en République, L. VI, 509b, ce principe « au-delà de l'être » par quoi toute chose est engendrée. Voir également l'analyse plus spécialisée que fait de ce monothéisme l'égyptologue M. Bilolo, Le Créateur et la Création dans la pensée memphite et amarnienne. Approche synoptique du Document Philosophique de Memphis et du Grand Hymne Théologique d'Echnaton, Kinshasa-Munich, 1988.

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funéraire ou sur les parois des tombes ou des temples. La plupart des formules (on parle pour le Livre des Morts de chapitres) combinent la reproduction du texte avec une image (vignette) dans laquelle le scribe-dessinateur évoque les principaux thèmes et personnages. C'est le cas par exemple du chapitre 30B du Papyrus d'Ani, qui met en scène et cristallise pour la postérité l'imagerie judiciaire de la psychostasie. Dans l'hypothèse où Platon se serait inspiré pour ses compositions d'une pensée égyptienne, il conviendrait de mettre au jour les convergences entre les conceptions de l'au-delà dépeintes par notre auteur et celles mise en avant par Livre des Morts. Sont-elles circonstancielles et sporadiques ou significatives ? Permettent-elles d'inférer davantage que des recoupements ponctuels entre ces deux corpus ? Le jugement des âmes platonicien est-il un tant soit peu soluble dans la psychostasie égyptienne ? Seul l'examen comparatif et rigoureux des textes -- Livre des Morts d'une part, de l'autre les dialogues de Platon -- sera susceptible de nous fournir une piste de réponse.

Le procès postmortem

a. Les trois dieux juges

L'éternité heureuse aux yeux des Égyptiens est loin d'être une chose acquise par avance. Le défunt nouveau-venu n'est pas d'entrée admis dans le royaume des morts. Il doit avant toute chose donner la preuve de son intégrité morale et de sa bonne conduite sur terre. C'est à cette fin qu'après un long parcours semé d'embûches, mais dont il triomphera grâce à sa connaissance des formules adaptées, qu'il sera introduit par le dieu Anubis auprès du tribunal divin. C'est très probablement à cet Anubis, huissier du tribunal divin, maître de l'embaumement et psychopompe que Platon se réfère dans le Gorgias lorsqu'il jure par le « dieu chien, dieu des Égyptiens »561 A lui revient la charge de conduire le ka -- le double spirituel du défunt --jusqu'à la salle des deux Maât, aussi appelée salle de la double vérité. C'est là que se scelle son sort. Là qu'est «pesé » son ib, le siège de la conscience intime stigmatisé par ses mauvaises actions. Il est frappant de constater que la version la plus courante et la plus compendieuse de ce jugement implique précisément un triumvir divin, composé par Anubis précédemment cité, Thot chargé d'enregistrer le résultat de la pesée et enfin Osiris, qui prononce le jugement final. Daté du IIIe siècle avant J.-C., le Cycle de Setné comprend un épisode de catabase puisant directement à la scénographie du Livre des morts égyptien. L'enfant Siousir (lift. «Fils d'Osiris »), héros de ce fragment, conduit son père Setné dans l'Occident où sont jugés les morts. Le narrateur décrit alors par le menu le tribunal divin :

561 ibid., 482b.

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Ce que vit alors Setné, ce fut l'incarnation du Grand Dieu Osiris assis sur son trône d'or pur et couronné de 1'Atef, tandis que le grand dieu Anubis était à sa gauche et le grand dieu Toth à sa droite, les dieux du conseil des Occidentaux se tenant également répartis à sa gauche et à sa droite.562

Certains n'ont pas manqué de voir dans cette triade le prototype de celle évoquée par Platon, formée par Minos, Éaque et Rhadamanthe. Rappelons-nous les mesures prises par Zeus pour mettre un terme aux injustices du règne de Kronos :

J'ai établi pour juges trois de mes fils, deux d'Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d'Europe, savoir, Éaque [...j « Rhadamanthe jugera les hommes de l'Asie, Éaque ceux de l'Europe : je donnerai à Minos l'autorité suprême pour décider en dernier ressort dans les cas où ils se trouveraient embarrassés l'un ou l'autre ». 563

Rhadamanthe et Éaque instruisent le procès du défunt et prononcent leur sentence selon la valeur de l'âme du mort. Minos arbitre en cas de défaillance de ces deux assesseurs. Il jouit d'une parole efficace et une sagesse qui rend ses décisions irrévocables. H y a donc bien, chez Platon comme chez les Égyptiens, une hiérarchie des instances divines. Mais plus encore, nous avons constaté précédemment que la mention de trois juges et trois précisément ne se trouvait nulle part dans les textes helléniques relatifs aux enfers, pas plus dans ceux des auteurs grecs classiques que dans les lamelles d'or et les hymnes orphiques. Ainsi cet élément qui nous apparaissait comme spécifique à la conception platonicienne de la psychostasie trouve également un pendant et même un précurseur dans la scénographie du jugement proposée par la mythologie égyptienne. Platon, ayant pris connaissance de cette doctrine, aurait pu transposer cette triade égyptienne de la salle des deux Maât au sein des enfers grecs, se contentant alors de les helléniser en choisissant pour ce rôle des figures classiques564

562 Le Cycle de Setné: Setné et les prodiges de son fils Siousir, chap II : « Comment Setné visita le royaume des morts et ce qu'il vie », 2,4-2,7, dans Héros, magiciens et sages oubliés de l'Égypte ancienne, éd. et trad. D. Agut, M. Chauveau, Paris, Les Belles Lettres, La roue à livres, 2011, p. 46.

563 Ibid, 523e-524a.

564 Apollodore suggère que loin d'être arbitraire, l'élection par Platon des personnages de Minos, Eaque et Rhadamanthe à la juridiction du tribunal des morts, aurait été en partie motivée par leur passif de héros légendaires. Rejeton maudit de Zeus et de la nymphe Europe, Minos aurait été retenu pour ses exploits guerriers et pour la magnanimité dont il aurait fait montre au cours de sa campagne contre Sarpédon, son frère ; retenu aussi, parce qu'il aurait « fait mettre ses lois par écrit » (Apollodore, Bibliothèque historique, L. III, 1, 2). C'est également à ses talents de législateur que Rhadamanthe, second frère de Minos, devrait l'insigne honneur de siéger à ses côtés, lui qui a « établi des lois pour les habitants des îles » (ibid.). Quant à Eaque, enfant de Zeus et de la nymphe Égine, Platon aurait voulu mettre en avant son rôle d'intercesseur auprès des dieux : « Éaque était le plus dévoué d'entre les hommes. A l'époque où la Grèce fut frappée d'une

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A l'hypothèse d'une transposition, l'on pourrait objecter toutefois que dans l'Apologie de Socrate, Platon a élargi ce groupe de juges en y intégrant Triptolème ainsi que «tous ces autres demi-dieux qui ont été justes pendant leur vie »565 Mais cette mention de Triptolème reste un hapax et le Gorgias, peut-être rédigé au cours ou de retour du voyage en Égypte, s'en tient résolument à ces trois personnages. Au reste, le tribunal égyptien comptabilise bien d'autres dieux, bien que ceux-ci participent moins activement au jugement. Il est certain que ni le nombre des juges ni même la présence du « dieu chien » dans la bouche de Socrate ne permettent à eux seuls d'inférer que Platon ait acculturé la version égyptienne de la psychostasie. Mais d'autres éléments s'ajoutent à de telles convergences qui ne peuvent pas ne pas nous conforter dans cette thèse. Revenons-en donc au procès du défunt.

b. La pesée du « coeur » (ib)

Trois juges sont donc chargés de décider du sort du défunt mis en examen. Le candidat à la béatitude s'efface pour laisser Anubis, huissier du tribunal divin, énumérer à l'attention des jurés les bonnes actions qu'il vient précédemment de lui décrire ; puis, hiératique et, se tournant vers lui, l'invite à prendre place pour son jugement : « Que ta pesée ait lieu au milieu de nous ». La pesée en question consiste à disposer sur un plateau de la balance le « coeur » (ib) -- la conscience -- du défunt, et sur l'autre plateau la plume (d'autruche) qui sert à écrire en hiéroglyphes le nom de la déesse Maât. Horapollon, dans ses Hiéroglyphica, rend compte à sa manière de la raison de l'emploi par les Égyptiens de ce symbole : « voulant signifier un homme qui rend la justice d'une manière égale pour tous, ils tracent une plume d'autruche : car [l'autruche], contrairement aux autres [oiseaux], a des plumes égales de toutes parts »566 La déesse Maât incarne l'équilibre du monde. Elle est la loi sous toutes ses acceptions, sociale, politique et cosmique. Maât est la justice conçue comme force de maintien des éléments du monde ; une conception qui rappelle la définition platonicienne de la justice comme totalité harmonieuse et organisée des différentes parties de l'âme ou de la cité. Le pharaon la produit et la dispense comme le soleil qui darde ses rayons à travers le pays d'Égypte. Maât incarne l'ordre ; mais elle n'est pas un ordre figé : elle est un principe dynamique qui doit sans cesse se

grave sécheresse à cause de Pélops [...] les oracles divins dirent que la Grèce serait soulagée des maux qui pesaient sur elle si Éaque priait pour elle. Ainsi Éaque fit des prières, et la Grèce fut délivrée de la sécheresse » (ibid., III, 12, 6). Minos, Eaque et Rhadamanthe sont en tout état de cause des demi-dieux connus de leur vivant pour leur vertu et leur sagesse, et qui ont fait la preuve de leur passion pour la justice. Le choix opéré par Platon n'a donc rien d'anodin, prêtant à la composition de son tribunal un surcroît de légitimité.

565 Platon, Apologie de Socrate, 40e-41b.

566 Cf. Horapollon, Hieroglyphica, trad. B. Van de Walle, J. Vergote (1943), publication en ligne sur le site officiel de la « Bibliothèque d'Asklépios », 2009. Voir notice 118, ref. 8.

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renouveler, surenchérir dans sa lutte contre le chaos (politique et cosmique) pour continuer à être. Maât est enfin et surtout principe de vérité. Sa présence au procès a valeur de révélation (apocalypse). La justice signifiée par la Maât n'est pas différenciée en fonction des appartenances sociales : elle est la même pour tous. De même que chez Platon, tous sont égaux devant la loi. L'isonomie fait droit. Et la balance comme instrument de ce jugement achève de retirer tout risque de subjectivité ou de partialité de la part des jurés. Nous avons donc affaire à un jugement des morts égalitaire et impartial, où ne prévaut aucune autre espèce de défense que l'existence que l'on aura menée ; un jugement auquel nul ne saurait se soustraire ; un jugement opéré sous la houlette de divinités juges qui sont des âmes jugeant des âmes. Le parallèle est éclatant qui met en lien la doctrine du jugement telle qu'exposée dans le Gorgias et la psychostasie présente dans le Livre des Morts. Seule l'image employée pour rendre les péchés de l'âme visibles et objectifs diffère pour le moment : les Égyptiens assignent à la conscience une pesanteur plus ou moins grande mesurée par la balance ; Platon des stigmates et des cicatrices qu'auront laissés sur elle les injustices commises et les actions mauvaises567.

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Le Jugement du mort en présence d'Osiris568

c. Confessions négatives

Considérées dans l'économie d'un texte de sagesse, les confessions ont moins pour but d'obtenir le pardon que de fournir au lecteur des types ou des modèles éthiques à suivre. Il s'agit d'informer sur les bons comportements à adopter et sur les crimes à ne pas commettre pour espérer accéder à l'au-

567 Platon, Gorgias, 524d-525b.

568 Planche extraite du papyrus d'Hounefer, découvert à Thèbes. H. 39 cm. XIXe dynastie, vers 1275 avant J.-C. N° inv.: EA 9901/3. British Museum.

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delà. C'est à cette fin que certaines versions du Livre des Morts égyptien mettent en scène une double « confession négative » ; double, en ce qu'elle s'adresse d'abord à Osiris, le juge en titre du tribunal des morts, puis dans un second temps, aux 42 jurés qui l'assistent au cours du procès. A Osiris, tandis que Thot procède à la pesée, le défunt énumère 42 actions répréhensibles qu'il certifie ne pas avoir commises. Ces forfaits épousent le canon d'interdits des enseignements moraux des textes de sagesse. En affirmant ces interdits, en prétendant n'en avoir transgressé aucun, le défunt met en valeur sa pureté morale et rituelle en même temps que celle-ci se voyait établie. Ainsi, écrit Assmann, « le mort se débarrassait de toutes charges et se purifiait de toutes les nuisances morales qui pouvait entraîner son anéantissement afin d'accéder à l'autre monde dans un état de pureté inaltérable »569 En sorte que la confession rejoint la plaidoirie, la plaidoirie répercutant l'enseignement moral quand la déclaration décrit en creux les conditions requises pour franchir avec succès l'épreuve de la psychostasie :

Salut à toi, grand dieu, maître des deux Maât ! Je suis venu vers toi, (ô) mon maître, ayant été amené, pour voir ta perfection. Je te connais, et je connais le nom des quarante-deux dieux qui sont avec toi dans cette salle des deux Maât, qui vivent de la garde des péchés et s 'abreuvent de leur sang le jour de l'évaluation des qualités devant Ounnefer. Vois : Celui des deux filles, celui des deux Meret, le maître des deux Maât est ton nom. Voici ce que je suis venu vers toi et que je t 'ai apporté ce qui est équitable, j'ai chassé pour toi l'iniquité.

Je n'ai pas commis l'iniquité contre les hommes.
Je n'ai pas maltraité (les) gens.
Je n'ai pas commis de péchés dans la Place de Vérité.
Je n'ai pas (cherche à) connaître ce qui n'est pas (à connaître).
Je n'ai pas fait le mal.
Je n'ai pas commencé de journée ayant reçu une
commission de la part des gens qui devraient travailler
pour moi, et mon nom n'est pas parvenu aux fonctions
d'un chef d 'esclaves.
Je n'ai pas blasphémé Dieu.
Je n'ai pas appauvri un pauvre dans ses biens, etc.57o

Cette première confession se voit réitérée à l'attention des 42 assesseurs du tribunal divin, représentant chacun un nome d'Égypte57. Bien que la segmentation de l'Égypte en différentes

569 J. Assmann, Mort et au-delà dans l'Égypte ancienne, Monaco, Éditions du Rocher, 2001, p. 132. 57° Livre des morts chap. CXXV.

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provinces ait varié au cours du temps, le nombre de 42 fut fixé comme une convention. Devenu canonique, il prend une valeur cosmologique et sacrée censée refléter la totalité. Le mort doit en effet témoigner de son innocence à la face du monde, c'est-à-dire devant le pays entier. Les 42 assesseurs, originaires de différentes localités d'Égypte représentent ainsi l'ensemble du pays et confèrent à la confession, en sus de sa transparence, sa plus large publicité572. A la dimension morale de la confession s'associe donc une dimension politique et cosmologique, deux ordres qui ne pouvaient être séparés dans l'Ancienne Égypte.

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Les 42 juges de la psychostasie573

Cette utilisation du motif du jugement comme artifice pédagogique ou comme propédeutique à la morale se retrouve également chez Platon. Le jugement des morts est pour lui l'occasion de dessiner des types et des canons éthiques à épouser pour espérer gagner son droit à regagner sa place parmi les dieux dans le séjour des bienheureux. Socrate s'adresse à Calliclès, Platon s'adresse à son lecteur en incitant à respecter une certaine qualité de vie fondée sur la justice. De la même manière que le défunt de la version égyptienne de la psychostasie décline un certain nombre de crimes rédhibitoires, Platon

571 42 nomes d'Égypte et autant d'assesseurs. Un nombre qui certes, a pu sensiblement varier au cours de l'histoire égyptienne, mais qui renvoie toujours, dans une optique mythologique, aux fragments d'Osiris éparpillés de par l'Égypte par son frère Seth, puis rapiécés par son épouse et soeur Isis. Manière allégorique de rendre compte de l'unité (du territoire, du politique) transcendant la multiplicité : l'autorité de Maât est partout agissante, son royaume unifié, Osiris est et il n'est pas les 42 divinités qui assistent au procès.

572 J. Assmann, op. cit.

573 Papyrus extrait du Livre des Morts du Papyrus de Nebqed, daté de la XVIIIe dynastie, vers 1391-1353 avant J.-C., sous le règne d'Aménophis III. Document conservé au Musée du Louvre, ref. 02/001. La scène centrale présente Nebqed s'adressant aux 42 assesseurs du tribunal d'Osiris qui siègent dans la salle des Deux Maât. La vignette se compose de deux registres subdivisés en 42 colonnes. Le registre supérieur détaille chaque juge, représenté coiffé de la plume de Maât et surmonté d'une légende précisant son nom et sa juridiction. Le registre inférieur décline les 42 dénégations qui constituent le plaidoyer performatif de purification du mort.

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énumère dans le Gorgias toute une tératologie de fautes dont l'impétrant doit à toute force se préserver : les parjures, les injustices, le mensonge, la vanité, la licence, la mollesse, l'orgueil et l'intempérance574. Forfaits auxquels s'ajoutent avec les Lois, les violences faites aux parents575, ainsi, avec la République, que les mythes mensongers qui travestissent les dieux576. Ce funeste tableau appelle peut-être deux remarques. En premier lieu, il semble que les valeurs sur lesquelles s'appuient le jugement soient demeurées essentiellement liées à un double registre de préoccupations : d'ordre social, c'est-à-dire personnelles d'une part, et collectives -- donc politiques -- de l'autre, comme il en va pour la confession égyptienne. Les longs développements esquissés tant dans le Gorgias que dans la République relativement aux fautes entraînant une condamnation provisoire ou défmitive au Tartare se définissent ensuite aux antipodes de la figure de « l'honnête homme », correspondant évidement à celle du philosophe :

Quelquefois, il (Rhadamanthe) voit une autre âme qu'il reconnaît comme ayant vécu saintement dans le commerce de la vérité, âme d'un simple citoyen, ou de tout autre, mais plus souvent, Calliclès, si je ne me trompe, âme d'un philosophe, qui s'est occupé de son office propre et ne s'est pas dispersé dans une agitation stérile.577

L'antimodèle du criminel trouve ainsi son reflet inversé en la figure de l'homme socratique, du juste justifié, promis à l'acquittement et à la rédemption. Par-delà les divergences qui se constatent dans la présentation et dans le décorum retenu pour le procès, la même logique ou la même rhétorique oeuvre en toile de fond dans le mythe eschatologique selon Platon et la psychostasie des Égyptiens. Le mythe, dans un cas comme dans l'autre, sert de prétexte à la définition d'une morale pratique (à peu de choses près, la même), une morale personnelle au premier chef mais débordant la dimension strictement personnelle pour trouver son incarnation dans un système de valeurs renvoyant à la vie en collectivité. Ni chez Platon578 ni chez les Égyptiens, le souci de soi ne saurait être déconnecté de la vie sociale.

574 Platon, Gorgias, 524e-525a.

575 Platon, Lois, L. IX, 881a.

576 Platon, République, L. IX, 386a seq.

57 Platon, Gorgias, 526c.

578 C'est à l'auteur du crime bien plus qu'à sa victime que l'injustice inflige le plus de maux (cf. Platon, Gorgias, 474c). Or, l'homme est avant tout guidé par la recherche du bien (eudémonisme). Il en résulte que l'injustice, toujours en dernier ressort préjudiciable à son auteur, ne peut que témoigner d'une erreur de jugement. Ainsi Socrate, comme il l'admet dans le Phédon, et le confirme dans le Gorgias, se soucie davantage de l'éthique personnelle en qualité de relations de l'« individu introspectif » à ses propres actions que de la morale de l'opinion qui condamne à l'aveugle (cf. Platon, Apologie de Socrate) et sur des apparences. C'est tout du moins ce qui ressort de l'analyse que propose Y. Lafrance de ce dialogue dans son article sur « La problématique morale de l'opinion dans le Gorgias », publié dans la Revue Philosophique de

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Le verdict

Une fois décrites les circonstances et mis en perspective les tenants et les aboutissants du jugement post-mortem, reste à nous concentrer sur le verdict. Ici encore, des similitudes entre les versions platonicienne et égyptienne de la psychostasie peuvent être relevées. Dans les deux cas, la voie du juste et la voie de l'injuste vont se dédoubler pour présenter respectivement deux eschatologies, deux destinées auxquelles seront promises les âmes à l'issue de leur examen. La destinée des âmes ne saurait se réduire à à une pure alternative entre la damnation et le salut. Existent encore des gradations, des degrés de perfection ou d'abjection atteints dans le salut ou dans la damnation. H y a des damnations qui sont définitives comme il y a des saluts divins ; et d'autres qui sont des pénitences comme il y a des saluts qui sont de simple prolongation de l'existence terrestre. On distinguera ainsi, tant chez Platon que chez les Égyptiens, plusieurs issues possibles à l'existence terrestre, entièrement tributaires des actions perpétrées au cours de l'existence terrestre.

a. Les voies du juste

Sa conscience innocentée, le juste chez les Égyptiens peut soit gagner le séjour d'Osiris où il mènera une vie peu ou prou similaire à celle qu'il menait sur terre, soit -- s'il en est digne -- tenter la « sortie au jour » et prendre sa place comme dieu parmi les dieux579. C'est du moins ce que pouvait imaginer un spectateur extérieur selon une lecture directe des figurations égyptiennes.

La décision revient à Osiris d'accorder au défunt l'accès au monde souterrain placé sous sa juridiction. L'équivalent des poids sur la balance -- du « coeur » ib et de la plume de Maât -- est à cette fm une condition nécessaire. Le juge, quelque puissant qu'il soit, ne peut aller contre les arrêts de la balance de la justice -- car ce serait aller contre la justice : « Ô gardiens des portes qui engloutissent les âmes et avalent les corps des morts indignes, qui les assignent à leurs places de destruction, mais qui

Louvain, troisième série, t. 67, n°93, 1969, p. 5-29. Pour être secondaire en tant qu'il ressortit aux aléas de la justice humaine, le versant politique, « légal » au sens restreint du positivisme juridique n'est toutefois pas absent des préoccupations de Platon. Les conceptions antiques du jugement post-mortem ont toujours emprunté leur échelle de valeur à celle de la cité. Or la cité, qui a ses propres intérêts -- variables en fonction des époques -- suspend cette échelle de valeur à des enjeux civiques, donc conséquentialistes, saisis dans une optique holiste, et non pas seulement déontologistes (impératifs catégoriques). Se reporter, pour plus de précisions, aux développements de Th. Reyser, auteur d'une thèse sur les Discours et Représentations de l'Au-delà dans le Monde Grec, vol. 1, ref. tel-00692081, Paris, 2011 ; en part chap. III : « L'au-delà en prise avec la société ».

579 D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit.

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font que soit déclarée juste l'âme de tout excellent bienheureux, grands en prestige dans la Maison de la Nécropole »580. Si donc le mort est reconnu apte au passage, Osiris, maître du royaume des antipodes, officialise son admission : « Osiris, qui préside à l'Occident, proclame-le juste dans la Grande Assemblée ! »581

L'entrée dans le royaume des morts est aussi l'intronisation du défunt à sa condition de dieu, détenteur d'un ba purifié et préservé de la mort -- autant que les vivants préserveront son corps, son souvenir ou son nom. Étonnamment, selon une tradition, cette vie dans l'au-delà n'est pas radicalement distincte de la vie d'ici-bas : le mort peut travailler pour le service de divinités supérieures, effectuer la corvée pour Osiris son nouveau pharaon, et plusieurs textes peignent le « bienheureux » se plaignant de son sort. Les défunts dorment lorsque le soleil darde sur les vivants, et ne s'éveillent que lorsqu'il a disparu sous la ligne d'horizon pour parcourir le monde des antipodes où se situe symboliquement cet espace renversé. La condition du mort, même juste, n'est pas toujours des plus satisfaisantes. Raison pourquoi il peut être tenté d'entreprendre la conquête du domaine céleste par l'intermédiaire de l'âme (ba) et accéder à une condition supérieure582. Le défunt, le cas échéant, s'expose à de nouvelles épreuves qui nécessitent une connaissance lui permettant d'emprunter la bonne route, de « connaître les chemins (vers le ciel) »583. Cette connaissance est suspendue à la révélation d'une « parole divine » : « Celui qui connaît cette parole divine, il sera dans le ciel avec Rê, parmi les dieux qui sont dans le ciel »584. Si cette éternité solaire pouvait être réservée dans les premiers temps de l'histoire égyptienne au seul pharaon -- bien que cette restriction soit parfois contestée aujourd'hui --, elle est effectivement très vite devenue une aspiration commune à tous les défunts, quelle que puisse être leur appartenance sociale. La connaissance et le souvenir des formules adaptées apparaît, comme chez les orphiques, le seul critère discriminant. Encore faut-il, nous le disions, que le défunt sache quelles paroles prononcer, quelles réponses faire aux questions qui lui sont posées pour surmonter les différents obstacles à cette conquête. Là intervient la dimension initiatique et par là essentielle de la doctrine religieuse égyptienne. C'est aussi là que le Livre des Morts, en qualité de guide du monde de l'au-delà, trouve sa plus grande utilité.

580 Livre des morts chap. CXXVII.

581 Loc. cit.

582 Se reporter ici au chap. X, ref. 275: « L'union à la lumière solaire et la revitalisation des images divines » de D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op.cit., ainsi qu'à J. Assman, Mort et au-delà dans l'Égypte ancienne, Paris, Editions du Rocher, Champollion, 2003, en part. chap. VII : « La mort, retour à l'origine », et chap. IX : « La sortie au jour ».

583 « Les chemins dans le ciel m'ont été ouverts, la lumière du soleil descend le fleuve vers le nord en passant par le sud » (P. Barguet, Les Textes des sarcophages égyptiens du Moyen empire, Paris, Cerf, Littératures anciennes P-O, ch. 129, p. 538).

584 P. Barguet, op. cit., ch. 651, p. 590.

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H semble donc y avoir deux catégories de morts dans l'au-delà des justes, selon qu'ils sont « en survie » ou véritablement a-thanatoï pour reprendre ici une distinction marquée par J. Assmann585. En termes d'anthropologie, cette transfiguration du mort en dieu suprême se signifie par la déprise du corps : « la solution théologique de la sortie au jour, écrit D. Meeks, consiste à abandonner aux profondeurs une dépouille encombrante pour permettre à l'âme de vivre sans entraves dans les hauteurs célestes »586. Aussi longtemps que son cadavre, que son tombeau n'est pas profané, son âme oiseau, son ba, permet au défunt de circuler librement entre les mondes -- d'être Osiris dans le séjour des morts et Rê dans celui des vivants -- et de prendre part à la lutte cosmique contre les forces du chaos. La libération de la sortie au jour offre ainsi un échappatoire aux impedimenta du royaume des morts qui n'est que le prolongement du monde des vivants, avec ses craintes, ses obligations et ses tracas587. Le mort ainsi intronisé à ce nouvel état peut enfin triompher: « j'apparais comme un dieu... Je parcours l'espace et la terre au ciel, je tiens la place de Chou »588. Et l'assemblée des dieux de célébrer ce nouvel arrivant :

Faites acclamation comme à quelqu'un qui est Rê, ou comme quelqu'un qui est Osiris...

Tu es vraiment Horahkty ! Combien pleine d'équité est l'âme du bienheureux excellent ! Combien est puissant celui qui est dans ses mains, disent les deux très grands dieux !

N. est apparu en âme vivante qui habite le ciel, on lui a accordé de faire des transformations, sa voix a été proclamé juste dans l'assemblée de la Douat comme s'il était Rê lui-même.589

Chez Platon également se pourront distinguer deux voies pour le défunt déclaré juste. Platon envisage qu'au terme de son existence terrestre, l'âme du juste puisse prolonger son existence dans le séjour des bienheureux. Déjà dans l'Apologie de Socrate, Platon envisage ce que serait cette existence idéale tout entière consacrée à la philosophie :

Quel agrément de comparer mes aventures avec les leurs ! Mais mon plus grand plaisir serait d'employer ma vie, là comme ici, à interroger et à examiner tous ces personnages, pour distinguer ceux qui sont véritablement sages, et ceux qui croient l'être et ne le sont point. À quel prix ne voudrait-on, pas, mes juges, examiner un peu celui qui mena contre Troie une si

585 Cf. J. Assman, op. cit., p. 71.

586 D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit.

587 Cf. J. Assman, Mort et au-delà dans l'Égypte ancienne, Paris, Editions du Rocher, Champollion, 2003 ; idem avec C. Zivie-Coche, Images et rites de la mort dans l'Égypte ancienne : L'apport des liturgies funéraires, Paris, Cybèle, 2000.

588 P. Barguet, op. cit., ch. 98, p. 131.

589 Livre des morts chap. CXXVII.

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nombreuse armée, ou Ulysse ou Sisyphe, et tant d'autres, hommes et femmes, avec lesquels ce serait une félicité inexprimable de converser et de vivre, en les observant et les examinant ? Là du moins on n'est pas condamné à mort pour cela ; car les habitants de cet heureux séjour, entre mille avantages qui mettent leur condition bien au-dessus de la nôtre, jouissent d'une vie immortelle, si du moins ce qu'on en dit est véritable 590

Le Gorgias apporte quelques précisions sur les conditions d'accès à une telle existence qui offrirait aux sages les conditions de se réaliser pleinement. A propos de Rhadamanthe jugeant les morts, Platon précise que : « d'autres fois, voyant une âme qui a vécu saintement et dans la vérité, l'âme d'un particulier, ou de quelque autre, mais surtout, comme je le pense, Calliclès, celle d'un philosophe uniquement occupé de lui-même, et qui durant sa vie a évité l'embarras des affaires, il en est ravi, et l'envoie aux îles Fortunées »591 Ces îles des Bienheureux dans laquelle le philosophe peut s'adonner à la dialectique et prolonger en toute quiétude ses activités terrestres semblent correspondre au séjour de l'au-delà tel que décrit dans les textes et les représentations égyptiens.

Mais le Phèdre laisse présager une autre destinée pour les âmes qui seraient parvenues à se libérer totalement du corps. L'âme participe en effet davantage que le corps à ce qui est divin592, et son aspiration à la vie authentique, à l'immortalité divine moyennant sécession d'avec cette nécropole du corps, cette aspiration n'a aucunement varié. L'âme est divine - c'est là probablement l'un de ses aspects qui sera le plus développé par le néoplatonisme alexandrin - ; elle est d'essence divine ou plus exactement, le Logos qu'elle abrite. Logos qui lui provient du Dieu suprême décrit dans le Timée, par le truchement des dieux démiurges chargés de façonner les hommes. C'est encore ce Logos, assimilable à la partie rationnelle de l'âme, qui va permettre à cette dernière de retourner à sa source. Abordant la question du désir, Socrate décrit ainsi dans le Phèdre la remontée de l'âme assimilée à un attelage ailé jusqu'aux régions supérieures du ciel habité par les dieux. Ce thème rejoint celui de l'epanodos (en latin, regressus animae) : l'anagogie de l'âme. L'âme purifiée chemine dans les hauteurs et gouverne le monde593 ; déchue, elle perd avec ses ailes sa faculté de s'élever jusqu'aux idées et coule dans la matière. Entraînée vers le bas, elle se laisse happer dans un « corps de terre ».

L'âme en général prend soin de la nature inanimée, et fait le tour de l'univers sous diverses formes. Tant qu'elle est parfaite et conserve ses ailes dans toute leur force, elle plane dans l'éthérée, et gouverne le monde entier; mais quand ses ailes tombent, elle est emportée çà

59° Platon, Apologie de Socrate, 41b-c.

591 Platon, Gorgias, 526c.

592 Platon, Phèdre, 446d.

593 ibid. , 246c.

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et là, jusqu'à ce qu'elle s'attache à quelque chose de solide, où elle fait dès lors sa demeure. L'âme s'étant ainsi approprié un corps terrestre, et ce corps paraissant se mouvoir lui-même à cause de la force qu'elle lui communique, on appelle être vivant cet assemblage d'un corps et d'une âme, et on y ajoute le nom de mortel.594

Ce n'est qu'après après dix mille années de pénitence595 qu'elle peut espérer recouvrer ailes et retourner au lieu d'où elle était tombée. Platon maintient constante au fil de ses dialogues596 l'idée que les âmes sont parentes des dieux visibles (les astres)597 : elles émanent d'eux, et elles retournent à eux. Elles se ressourcent en eux, conformément à la thèse platonicienne et transversale de la palingénésie. Ainsi les âmes qui auront mené une vie juste retourneront, après la mort du corps, dans la demeure de l'astre qui est leur partenaire598. Là, elles retrouvent le bonheur de la sagesse divine. Des âmes ailés, réduite à leur partie rationnelle et immortelle, laissant libre de ses mouvements le daimon éternel apte à contempler les vérités. Âmes dotées d'ailes pouvant s'élever jusqu'au royaume des idées, et « gouverner le monde » en dieu parmi les dieux : comment ne pas assimiler cette vie contemplative, affranchie du corps, dans son état divin, à la transfiguration actée par la « sortie au jour » des Égyptiens ? Le monde solaire des Égyptiens, gage d'un surcroît de spiritualité, exprime également l'union du mort avec la seule source véritable de vie et de jeunesse. Il n'y a pas loin de la palingénésie ou de l'épistrophè plaonicienne à la « sortie au jour » décrite par le Livre des Morts. Il se pourrait que de la même manière qu'un destin supérieur en dignité attende le juste chez les Égyptiens, il soit chez Platon une paix définitive promise aux initiés s'étant acquittés de leur pénitence terrestre et/ou corporelle.

Ce privilège de la contemplation que Platon semble accorder à cette partie spécifique de l'âme n'est pas, du reste, sans rappeler celui dévolu au akh dans la tradition égyptienne. L'anthropologie égyptienne s'avère éminemment sophistiquée et l'aborder ici ne serait guère à propos. Comprendre les raisons qui légitiment ce rapprochement suppose toutefois que l'on garde à l'esprit quelques notions sommaires d'anatomie métaphysique. Tout homme mortel se décompose selon la tradition commune en différentes instances : un corps physique (haou), un caractère génétique qui lui confère son apparence physique (ka), une nature individuelle (qédou), un nom personnel (ren), une conscience

594 ibid. , 246b-c.

595 "Md" 248e.

596 Platon, Phédon, Phèdre, République, Timée.

597 « De l'espèce d'âme qui a la plus haute autorité en nous, voici l'idée qu'il faut s'en faire : c'est que Dieu nous l'a donnée comme un génie, et c'est le principe que nous avons logé au sommet de notre corps, et qui nous élève de la terre, vers notre parenté céleste, car nous sommes une plante du ciel, non de la terre » (Platon, Timée, 90a-90b).

598 Platon, Timée, 41a-42a.

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morale (ib) ; de nouvelles instances apparaissent après la mort, qui découlent de la divinisation du défunt justifié : un corps momifié (sah), un corps divin inaltérable (djet), une « âme » douée de mobilité (ba), un « esprit » lumineux (akh), une ombre (chout). Le akh peut à bon droit être considéré avec le ba (sur lequel nous serons appelés à revenir), comme l'un des concepts qui se rapprochent le plus de ce que nous entendons par « âme ». H est une entité de caractère supramondain, un « moi » spirituel qui réside au-delà du sensible, dans le séjour de la divinité que l'on atteint qu'après la mort. Raison pourquoi l'expression « rejoindre son akh » dans les textes égyptiens signifie le trépas. Par opposition au corps (khat) qui ressortit à l'univers chthonien, celui de la matière, le akh relève de la sphère ouranienne dont il émane et vers laquelle il tend. C'est le akh qui, chez les Égyptiens, est invité à la contemplation ; lui également, qui signifiant littéralement « bienheureux » ou « transfiguré » exprime l'état du défunt devenu « dieu en Dieu »599

Peut-on pousser plus loin ce rapprochement entre les eschatologies platonicienne et égyptienne ? Sans doute, si l'âme présentée dans le Phèdre selon l'allégorie de l'attelage ailé600 parvient au terme de son anagogie en cette région supracéleste où elle peut contempler « l'essence qui n'a point de couleur ni de forme, et qu'on ne saurait toucher ; l'essence qui est réellement, que seule est capable de voir le pilote de l'âme -- l'intelligence, celle enfin qui est l'objet véritable de la science »601 ; dès lors, en d'autres termes, que la pensée divine « qui se nourrit d'intelligence et de savoir sans mélange -- et aussi la pensée de toute âme soucieuse de recevoir l'aliment qui lui convient -- apercevant enfin l'être en soi, [...] trouve [en cet état de béatitude] sa nourriture et son délice »602. Car ce n'est encore rien moins qu'une idée égyptienne que les dieux, et Dieu lui-même à travers eux, se repaissaient de vérité et de justice603 Pour ne retenir qu'un seul exemple, la scène centrale du rituel quotidien que pratiquaient les officiants de tous les temples consistait à déposer au pied de la statue du dieu logé au coeur de son naos, une statuette à l'effigie de la déesse Maât, allégorie de la loi, de la justice et de la vérité. Ce qu'ils faisaient en prononçant ces mots : « ta nourriture, c'est Maât ; ta boisson, c'est Maât ;

599 Un passage d'« anthropologie métaphysique » faisant valoir les fonctions respectives du corps (djet, sab), de l'ombre (shout, shouyt), du ka, du nom (ren) et de l'âme/coeur (ib), figure au chap. LXXXII-XCII et CXCI du Livre des morts. Pour une compréhension plus détaillée de la manière dont ces principes composent les uns avec les autres, cf. J. Assmann, Mort et au-delà dans l'Égypte ancienne, Paris, Champollion, Éditions du Rocher, 2003, p. 142-169 et F. Schwarz, Initiation aux livres des morts égyptiens, Paris, Albin Michel, Spiritualités vivantes, 1988, p. 25-28.

600 Cf. Platon, Phèdre, 246a-b. Une analyse du mythe de l'attelage céleste et de l'évolution de la pensée platonicienne sur la question de l'âme peut être consultée dans P. Frutiger, Les mythes de Platon, Paris, Alcan, 1933, p. 77-97. Voir également J. de Vries, A Commentary on the Phaedrus of Plato, Amsterdam, Hackert, 1969, p. 248.

601 Ibid., 274c.

602 Ibid., 274d-e. Nous soulignons.

603 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne du jugement de l'âme dans le Gorgias de Platon », dans De l'humanisme à l'humain, Mélanges R. Godel, Paris, 1963, p. 187-191.

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ton pain, c'est Maât »604. Tout dieu vit de la Maât ; toute âme devenue dieu vit de la Maât. Qu'il soit allé s'en informer directement ou en ait hérité par le truchement de l'orphisme ou du pythagorisme, il se pourrait qu'en dernière analyse, Platon reproduise là également, tandis qu'il envisage ce que serait une immortalité divine dans la contemplation, une conception typiquement égyptienne d'un privilège offert aux âmes transfigurées par la « sortie au jour ». Le chamanisme apollinien considéré par Dodds est, certes, une piste envisageable, mais elle est loin d'être la seule.

b. Les voies de l'injuste

Incriminé par la pesée, l'injuste de chez les Égyptiens, est condamné à voir son « coeur » ib dévoré par la Mangeuse Âmmet6°5 Or, certains textes laissent présager d'un autre sort possible pour les âmes condamnées. La « seconde mort » pourrait donc n'être réservée qu'à une fraction d'entre elles, soit qu'elle se trouvent avoir été supérieurement mauvaise, soit qu'elles se soient rendues coupables de certaines infractions bien spécifiques (conspiration, meurtre, régicide). Les autres âmes, autrement criminelles, seraient promises à la terrible « salle d'exécution » ou « d'abattage » où règnent les « accroupis, les agents de la mort »606. Prospèrent dans cette vallée des larmes différentes catégories de démons chargés de faire appliquer les peines dévolues à chacun. La cruauté et l'imagination de ces entités ne semblent pas connaître de limites, et l'indifférence dont Osiris fait preuve à l'égard des âmes infortunées laisse peu d'espoir quant à sa compassion607. Toutes les méthodes sont bonnes à ces auxiliaires pour neutraliser les méchants, allant de l'emprisonnement aux mutilations en passant par une panoplie de sévices divers et variés608. Osiris n'est pas essentiellement un Dieu bienveillant ; c'est un dieu juste qui punit dans l'au-delà les offenses commises ici-bas. Ici réside peut-être la plus grande différence qui départit les conceptions platoniciennes et égyptiennes de l'eschatologie : le Dieu platonicien ne peut être mauvais. Il n'a pas les passions que lui prêtant Homère. Les souffrances qu'il tolère, il les tolère en vue de l'édification des âmes vouées à se réincarner. Les supplices provisoires châtiant les fautes vénielles ont vocation à supprimer le mal de manière « homéopathique », selon la loi antique du contrapasso. Les supplices éternels qu'endurent les âmes fautives, coupables de crimes imprescriptibles, remplissent toujours dans cette optique une fonction dissuasive. Ils sont, en tout état de cause, « utiles ».

604 Cf. A. Moret, Le rituel du culte divin journalier en Égypte (1902), Paris, Slatkine Reprints, 2007, p. 138-147.

6°5 Cf. D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit., chap. VIII, § 208: « Le royaume d'Osiris ».

606 P. Barguet, op. cit., p. 188.

607 J. S. F. Garnot, J. Zandee, « De Hymnen aan Amon van Papyrus Leiden 1350 », dans Revue de l'histoire des religions, vol. 153, n° 2, 1958, p. 246-249.

608 P. Barguet, op. cit., p. 168.

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Rien de comparable dans le sort de l'injuste tel que l'appréhendait (dans les deux acceptions du terme) l'Égypte ancienne. Tout est définitif, la seconde mort comme les tourments de la salle d'abattage. Ni mise en scène ni purification. Ni dissuasion, ni rédemption. Une âme damnée doit disparaître ou souffrir seule, dans l'ombre, sans spectateurs, et pour l'éternité. Ce qui, par conséquent, semble manquer à la scénographie égyptienne de la damnation pour concorder précisément avec celle de Platon est la présence d'un « purgatoire » pour amender les âmes ou pour les dissuader de s'adonner au mal. Or, l'existence d'un purgatoire ne se peut justifier que dans la perspective -- si ce n'est d'un pis-aller vers le royaume des morts --, à tout le moins d'une « seconde chance ». Autrement dit, d'une réincarnation ; doctrine qu'aucun écrit sacré, depuis les Textes des Pyramides jusqu'au Livre des morts, n'a jamais mentionné. Pour autant que l'on en puisse juger, les Égyptiens n'ont jamais cru, au cours de millénaires d'histoire et de réformes religieuses, que les âmes défuntes étaient appelées à d'autre vies terrestres. On peut encore prendre la chose par son aspect logique. Ainsi a-t-on pu dire que la réincarnation était dans la pensée de Platon un corrélât de l'immortalité de l'âme. Ceci dans la mesure où si les âmes n'avaient qu'une vie, lors chaque nouvelle naissance verrait l'apparition d'une nouvelle âme ; subséquemment, chaque mort l'intromission d'une nouvelle âme dans le Tartare ou au séjour des bienheureux. Un Platon pythagorisant n'eut pas laissé de faire ses comptes. L'éternité de l'âme sans réincarnation aurait conduit en moins de rien à une saturation problématique des au-delàs. Rappelons, de fait, que même les incurables ne sont pas détruits. H y avait en revanche, à travers la condamnation à l'anéantissement défmitif (la « seconde mort ») que réservaient les doctrines égyptiennes aux âmes les plus détériorés, une solution bien plus économique à ces arias démographiques.

La mort selon Platon n'est pas nécessairement une fm. La mort est « un beau risque », une opportunité pour l'âme qui s'en est montrée digne de renouer avec ses origines divines, ou bien, pour celle qui ne le mérite pas, de s'amender, en subissant dans Tartare « la peine qui lui convient »609 Les âmes coupables ne sont pas vouées à la disparition, mais leurs tourments peuvent être temporaires ou éternels selon la gravité de leur faute. Les fautes vénielles sont sanctionnées par un séjour plus ou moins long dans le Tartare :

[Rhadamanthe] voit [l'âme de l'injuste toute cicatrisée de parjures], et de suite il l'envoie ignominieusement à la prison, où elle ne sera pas plus tôt arrivée, qu'elle éprouvera les châtiments convenables. Or quiconque subit une peine, et est châtié d'une manière raisonnable, en devient meilleur, et gagne à la punition, ou il sert d'exemple aux autres, qui, témoins des

6°9 Platon, Gorgias, 526b.

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tourments qu'il souffre, en craignent autant pour eux, et s'améliorent. Mais pour gagner à la punition et satisfaire aux dieux et aux hommes, les fautes doivent être de nature à pouvoir s'expier. Toutefois, même alors, ce n'est que par les douleurs et les souffrances que l'expiation s'accomplit et profite, ici ou dans l'autre monde : car il n'est pas possible d'être délivré autrement de l'injustice.610

Les juges ont ainsi la possibilité de modérer la condamnation ; pour certains dont les fautes peuvent être expiées, la relégation au Tartare n'est que provisoire. La durée de leur séjour est estimée en proportion de la nature et de l'ampleur des crimes perpétrés sur la terre. Platon précise dans le Phédon qu'à l'inverse des âmes pures qui vivent « dans la compagnie des dieux », les âmes « souillées » n'entrent pas l'Hadès61 Cette proscription des âmes impures, reléguées à l'écart des âmes justes, se retrouve à la même époque chez le poète comique Aristophane, lequel évoque un vaste bourbier ou végétaient les criminels en attendant d'être délivrés de leur sort. L'état de l'âme retournée dans l'Hadès pour s'être montrée «négligente, [avoir] mené une vie sans équilibre » nous est décrit dans le Timée comme celui d'un « être inachevé et insensé »612. La République apporte quelques précisions supplémentaires concernant le devenir des âmes impures mais rémissibles devant expier leur faute dans le Tartare613. A ce séjour intérimaire succède une réincarnation, précédée par le choix d'un destin faisant de l'âme elle-même l'unique responsable des nouvelles peines qu'à son insu, elle s'apprête à connaître sous sa nouvelle identité. Cette thèse s'inscrit dans le cadre plus vaste de la pérexistence de l'âme à travers différentes hypostases que Platon récupère probablement des traditions orphiques ou pythagoriciennes614 Si ce lieu d'expiation évoquée par Platon peut être dans une certaine mesure assimilée à la « salle d'abattage » égyptienne, le parallèle s'arrête là où commence la réincarnation. Celle-ci, nous l'avons dit, n'est pas présente dans les textes égyptiens : le mort est mort, ne vit qu'une fois et n'a qu'une vie.

Il n'a qu'une vie, mais pas nécessairement qu'une mort. Si chez les Égyptiens, la première mort fait entrer le défunt au royaume d'Osiris, la seconde mort détruit son âme et le condamne à l'anéantissement définitif. L'injuste se voit condamné à être livré en pâture à la déesse Ammet qui se tient près de la balance. Figurée par un monstre chimérique, elle dévore l'âme du criminel, lui

610 Platon, Gorgias, 525a-b. 61 Platon, Phédon, 80e-81d.

612 Platon, Timée, 44c.

613 Platon, République, L. X, 614a-621a.

614 Platon, Phédon, 72a-73a.

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infligeant ainsi cette fameuse « seconde mort » qui correspond à sa disparition615 Or s'il n'y a pas ou ne semble pas y avoir chez Platon, annihilation totale de l'âme des criminels, la gravité des fautes peut toutefois entraîner la perpétuité exemplaire des supplices infligés dans le Tartare. Ainsi Platon assigne-t-il aux juges dans le Gorgias, en sus de la fonction de juger de l'innocence ou de la culpabilité de l'âme, la tâche de décider en cas de culpabilité si l'âme est rémissible. Lorsqu'un coupable « tombe entre les mains de ce Rhadamanthe [...] il le relègue au Tartare, après lui avoir mis un certain signe, selon qu'il le juge susceptible ou incapable de guérison »616. A ceux qui n'en sont pas capables, « qui ont commis les derniers crimes, et qui pour cette raison sont incurables », Platon réserve un autre sort, autrement plus profitable aux autres âmes que l'annihilation pure et simple. Il condamne ces coupables au supplice éternel en sorte que leurs tourments, s'ils ne leur profitent directement, aient une valeur d'exemple et fassent jurisprudence pour dissuader quiconque de s'adonner à l'injustice :

Leur supplice ne leur est d'aucune utilité, parce qu'ils sont incapables de guérison ; mais il est utile aux autres, qui contemplent les tourments douloureux et effroyables qu'ils souffrent à jamais pour leurs crimes, en quelque sorte suspendus dans la prison des enfers, et servant tout à-la fois de spectacle et d'instruction à tous les criminels qui y abordent sans cesse. Je soutiens qu'Archélaüs sera de ce nombre, si ce que Polus a dit de lui est vrai, ainsi que tout autre tyran qui lui ressemblera. Je crois même que la plupart de ceux qui sont ainsi donnés en spectacle sont des tyrans, des rois, des potentats, des politiques. Car ce sont eux qui, à cause du pouvoir dont ils sont revêtus, commettent les actions les plus injustes et les plus impies.617

Ainsi le mal doit-il toujours servir au bien. Force est alors de constater que si Platon a pu s'inspirer de l'eschatologie égyptienne pour envisager la destinée des âmes damnées et des âmes justes ; si l'on retrouve effectivement dans les dialogues, en sus de cette bifurcation, un second embranchement déjà envisagé dans le Livre des Morts permettant aux âmes justes de se réaliser dans la contemplation divine à un plan supérieur, il réforme néanmoins la conception égyptienne en déniant l'anéantissement définitif de l'âme et en conditionnant l'accès à la béatitude un procès de purification devant s'étendre sur plusieurs cycles d'existence. Le parallèle, à l'exclusion de ces menues divergences pour l'essentiel comptable de traditions orphiques ou pythagoriciennes, demeure néanmoins frappant. Assez pour nourrir substantiellement la somme des arguments qui permettraient d'authentifier à nouveaux frais un réinvestissement platonicien de doctrines égyptiennes.

615 Cf. D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit., chap. VIII, § 221: « Le voyage du soleil dans le monde souterrain ».

616 Platon, Gorgias, 526b--d.

617 Platon, Gorgias, 525b--d.

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L'âme en question

D'autant que la représentation de l'âme séparée du corps que Platon décrit dans le Phèdre 618 a beaucoup en commun avec sa figuration égyptienne. Ce qui se rapproche le plus de l'âme dans l'anthropologie religieuse égyptienne consiste dans le ba, un principe spirituel qui n'apparaît qu'à la mort du défunt. Ce ba se manifeste iconographiquement sous l'apparence d'un oiseau anthropocéphale.

Le ba sur le corps momifié dans son sarcophage619

Or, il est fort possible que Platon, pour sa composition du Phèdre, ait gardé à l'esprit la représentation orphique ou pythagoricienne de l'âme, pouvant elle-même être inspirée de traditions égyptiennes, ou bien l'ait emprunté directement aux représentations observées en Égypte. Nous avons peu d'informations concernant la figuration que les orphiques ou les pythagoriciens pouvaient se faire de l'âme. Robert Turcan nous la décrit dans un article daté de 1959 comme celle d'un oiseau à tête humaine prenant son envol. Image qui, selon lui, feraient songer à « ces revenants ailés que les sirènes [étaient] à l'origine »620 tel qu'on les trouve entre autres dans le bestiaire homérique.

618 Platon, Phèdre, 246 seq.

619 Planche extraite du Livre des morts d'Ami. On peut y voir le bâ du défunt s'élever au-dessus de sa dépouille (djet) reposant dans son sarcophage. Il porte au creux de ses serres un anneau « shen », symbole d'éternité.

620 R. Turcan, « L'âme-oiseau et l'eschatologie orphique », dans Revue de l'Histoire des Religions (RHR), t. 155, Paris, Armand Colin, 1959, p. 33.

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Sirène et Ulysse Stamnos (480-470 avant JC)

L'association de l'âme-oiseau à la figure de la sirène ne saurait être tout à fait fortuite dans la mesure où le pythagorisme concevait l'âme sous le rapport de l'harmonie621. Or c'est l'harmonie, précisément, à l'harmonie des sphères que Platon associe la figure des sirènes dans le mythe d'Er622.

621 Qu'elle soit mathématique, psychique, cosmique ou politique, la notion d'harmonie paraît avoir été l'une des pierres angulaires des enseignements pythagoriciens. L'harmonie pythagoricienne consiste en un certain rapport de composition d'éléments séparés, lequel est exprimable en termes numériques (-- d'où, par ailleurs, un certain désarroi consécutif à la découverte des « irrationnelles », des rapports non commensurables). Elle s'applique donc à l'âme, convient autant à l'âme qu'à la musique et au cosmos, et permet par là-même de tisser des analogies entre ces différents niveaux de réalité. L'harmonie musicale peut ainsi revêtir une valeur protreptique : elle dispose l'âme à épouser ces rapports de convenance, la met « au diapason » des harmonies cosmiques, et la prépare ainsi à s'affranchir de la matière. Avec ses sept cordes symbolisant les sept sphères cosmiques (où demeurent les sirènes, muses de la mort), la lyre apparaissait comme l'instrument tout désigné pour remplir cette fonction. Un symbolisme qui perdurera au moins jusqu'à Kepler. Sur les résurgences dans les dialogues de Platon des conceptions pythagorisantes de l'âme comme harmonie et sur la pertinence du paradigme de l'instrument de musique, cf. J. Figari, « L'âme harmonie dans le Phédon : une théorie pythagoricienne ? », dans J.-L. Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens, Cahiers de philosophie ancienne, n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008.

622 Ce ne sont plus, avec Platon, les sphères qui « chantent » en se mouvant comme chez les pythagoriciens, mais les sirènes elles-mêmes. Parvenu au-devant des moires, Er aperçoit un dispositif constitué d'un fuseau autour duquel se déploient huit pesons : « Sur le haut de chaque cercle se tient une sirène qui tourne avec lui en faisant entendre un seul son, une seule note ; et ces huit notes composent ensemble une seule harmonie. Trois autres femmes, assises à l'entour à intervalles égaux, chacune sur un trône, les filles de la Nécessité, les Moires, vêtues de blanc et la tête couronnée de bandelettes, Lachésis, Clôthô et Atropos, chantent, accompagnant l'harmonie des Sirènes (Platon, République, L. X, 617b-e). La présence de Sirènes accompagnant le champ des Moires pourrait faire référence à l'épisode du « conte à Alcinoos » au cours duquel Ulysse relate sa brève rencontre avec ces créatures ailées (Homère, Odyssée, L. XII, 37-200). Mais à la

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Et c'est bien d'harmonie qu'il est question dans le Phédon, dialogue sur l'âme mettant en scène Socrate délibérant avec des pythagoriciens. Sirènes qu'il associe dans le Cratyle au royaume de l'Hadès623. Et c'est encore cette même image d'oiseau androcéphale que Jamblique néoplatonicien de l'école de Rome, associe à la tétraktys et Proclus624, néoplatonicien de l'école d'Athènes aux âmes incorporelles625. Sophiste du He s. après J.-C., Maxime de Tyr, concède enfin à Pythagore d'avoir été le premier penseur grec -- ce qui ne préjuge rien des sages «barbares » -- à avoir soutenu qu'« une fois envolée, l'âme échappera à la vieillesse et à la mort »626. Qu'il nous suffise, pour l'heure, de retenir cette convergence de vues entre les pythagoriciens pour figurer l'âme séparée du corps, c'est-à-dire

différence des sirènes homériques, les sirènes de Platon ne cherchent pas à égarer, « charmer », « ravir » (dans les deux sens du terme), leurs victimes consentantes pour la conduire à l'« affreuse mort » sans sépulture. Agents de l'harmonie cosmique, les sirènes de Platon ne seraient pas à redouter, mais, au contraire, à imiter. Elles ont en cela une valeur édifiante, incitative, apagogique ; elles fournissent au lecteur l'exemple -- sinon la « forme », l'Idée ou l'archétype -- de l'harmonie auquel il doit se conformer dès ici-bas, dans son existence propre. Manière de dire que l'harmonie cosmique domptée par les sirènes serait à l'harmonie de l'âme ce que la belle jeune fille et l'Idée de Beau. Pour ce qui concerne les divergences d'interprétation philosophiques de la figure mythologique de la sirène chez Homère et chez Platon, cf. Carine Van Liefferinge, « Les Sirènes : du chant mortel à la musique des sphères. Lectures homériques et interprétations platoniciennes », article en ligne dans Revue de l'histoire des religions (RHR), n°4, 2012, p. 479-501.

623 « Affirmons donc que nul ne veut quitter l'autre monde pour revenir ici-bas, pas même les Sirènes en personne, mais qu'un charme les retient enchaînées, elles et tous les autres ; tant sont beaux, semble-t-il, les discours que sait tenir Hadès ! D'après notre thèse, ce dieu est un sophiste accompli, et grand bienfaiteur de ceux qui sont à ses côtés, lui qui, même aux habitants d'ici-bas envoie des biens si nombreux, tant il a là-bas de richesses en réserve ! C'est ce qui lui a valu le nom de Pluton. Que, d'autre part, il refuse de vivre dans la société des hommes, tant qu'ils ont leur corps, et qu'il ne se mêle à eux que quand leur âme est purifiée de tous les maux et désirs corporels » (Platon, Cratyle, 403d-404a). Produs identifie trois sortes de sirènes dans le discours platonicien, selon que ces dernières habitent les espaces ouraniens, le monde terrestre ou le séjour des morts. C'est aux sirènes chthoniennes, suivantes de Perséphone -- par ailleurs responsable de leur métamorphose et, d'après la légende, captive et reine six mois l'année du royaume souterrain -- que songe Produs lorsqu'il réfère à ce passage. Il s'agirait expressément de « celles qui aident à la génération ; [de] celles qui purifient, placées sous le pouvoir d'Hadès » (Produs, Commentaire sur le Cratyle, 167, trad. M. Boissonade, 1820).

624 Successeur de Platon à l'Académie, Produs hérite de son mentor Syrianos, lui-même disciple de Plutarque (fondateur, aux alentours de 380-400 après J.-C., de l'école néoplatonicienne d'Athènes) d'une vision « concordiste » des différentes doctrines, philosophies, théologies en apparence incompatibles. Homère, Orphée, Platon, etc., tous ont leur part de vérité (cf. Produs, Théologie platonicienne, L. I, 5). Tous sont dépositaires d'un fragment de la révélation première ou de la sagesse originelle, jadis intègre, désormais dispersée. Cf. à ce sujet A.-J. Festugière, « Proclus et la religion traditionnelle », dans Mélanges d'archéologie et d'histoire offerts à André Piganiol, vol. III, Paris, Ecole Pratique des Hautes Etudes, 1966, p. 1581-1590 et J. Pépin H. D. Saffrey (dir.), Proclus lecteur et interprète des anciens, Actes du colloque international du CNRS, Paris, 2-4 octobre 1985, Éditions du CNRS, 1987.

625 Cf. à ce sujet l'article de J. Figari, « L'âme-harmonie dans le Phédon », dans J.-L. Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens, Cahiers de philosophie ancienne, n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008, p. 135.

626 Maxime de Tyr, Dissertations, X, 2, p. 112, 6-8 hobein (trad. J. J. Combe-Dounous, 1802).

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libérée de son tombeau (sèma)627, sous les traits d'un oiseau à tête humaine. Cela étant, quel rôle pourrait avoir joué l'Égypte dans le choix de cette représentation ? Peut-être aucune ; méfions-nous cependant des réponses péremptoires et des jugements hâtifs. Bien des auteurs depuis l'Antiquité ont fait le rapprochement, et ce bien avant nous. Ainsi, sur la question d'éventuelles influences égyptiennes sur la doctrine orphique -- doctrine que pourrait notamment avoir connue Platon --, on ne saurait trop en appeler notre lecteur au témoignage de Diodore de Sicile :

Ainsi, au rapport des Égyptiens, Orphée a rapporté de son voyage les cérémonies et la plupart des rites mystiques célébrés en mémoire des courses de Cérès, ainsi que le mythe des enfers. Il n'y a que la différence des noms entre les fêtes de Dionysos et celles d'Osiris, entre les mystères d'Isis et ceux de Cérès. La punition des méchants dans les enfers, les champs fleuris du séjour des bons et la fiction des ombres, sont une imitation des cérémonies funèbres des Egyptiens. Il en est de même de Mercure, conducteur des âmes, qui, d'après un ancien rite égyptien, mène le corps d'Apis jusqu'à un certain endroit où il le remet à un être qui porte le masque de Cerbère. Orphée fit connaître ce rite chez les Grecs, et Homère en parle ainsi dans son poème : « Mercure le Cyllénien évoqua les âmes des prétendants ; il tenait dans ses mains la baguette magique ». Et un peu plus loin il ajoute : «Ils longent les rives de l'Océan, dépassent le rocher de Leucade, et se dirigent vers les portes du Soleil et le peuple des Songes. Ils arrivent aussitôt dans les prés verdoyants d'asphodèles où habitent les âmes, images de ceux qui ne sont plus». Or, le poète appelle Océan le Nil auquel les Égyptiens donnent, dans leur langue, le même nom. Les portes du Soleil (hélios) sont la ville d'Héliopolis ; et les plaines riantes qui passent pour la demeure des morts, sont le lac Achérusia, situé près de Memphis, environné des plus belles prairies, et d'étangs où croissent le lotus et le roseau. Ce n'est pas sans raison que l'on place dans ces lieux le séjour des morts ; car, c'est là que s 'achèvent les funérailles les plus nombreuses et les plus magnifiques. Après avoir transporté les corps sur le fleuve et le lac Achérusia, on les place dans les cellules qui leur sont destinées. Les autres mythes des Grecs sur les enfers s 'accordent avec ce qui se pratique encore aujourd'hui en Égypte ; la barque qui transporte les corps, la pièce de monnaie, l'obole payée au nautonier, nommé Charon dans la langue du pays, toutes ces pratiques s 'y trouvent. Enfin, on raconte qu'il existe dans le voisinage du lac Achérusia, le temple de la ténébreuse Hécate, les portes du

627 « Certains définissent le corps (sôma) serait le tombeau (sema) de l'âme où elle se trouverait présentement ensevelie ; et autre part, comme c'est par lui que l'âme exprime ses manifestations, à ce titre encore il est justement appelé signe (sema) d'après eux. Toutefois, ce sont surtout les orphique qui me semblent avoir établi dans la pensée que l'âme expie les fautes pour lesquelles elle est punie, et que, pour la garder, elle a comme enceinte ce corps qui figure une prison ; qu'il est donc, suivant son nom même, la geôle de l'âme jusqu'à ce qu'elle ait payé sa dette » (Platon, Cratyle, 400c).

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Cocyte et du Léthé, fermées par des verrous d'airain ; et qu'on y voit aussi les portes de la Vérité, près desquelles est placée une statue sans tête représentant la Justice.628

Ce passage de Diodore, extrait du Livre I, est remarquable à plus d'un titre. Le commenter n'est pas ici notre propos. Notons seulement, pour résumer en quelques mots l'intention de l'auteur, qu'il se livre ici à une attribution générale à la tradition égyptienne des multiples éléments ressortissants aux rites, doctrines et représentations orphiques et homériques de l'au-delà et des cérémonies qui l'accompagnent. Un simple syllogisme suffirait lors à attester que si d'une part Platon avait usé de cet imaginaire orphique, et d'autre part que cet imaginaire soit pour partie tributaire de doctrines égyptiennes, alors Platon -- essentiellement dans le Gorgias, Phèdre et la République -- aurait pu transposer sans le savoir des doctrines égyptiennes. Des doctrines telles que le jugement des âmes629, mais également, par conséquent des images symboliques, comme celle de l'âme-oiseau ; et notre parallèle trouverait alors sous cette nouvelle lumière une légitimation supplémentaire.

Conclusion sur le Livre des Morts

Déjà présente en filigrane dans les Textes des Pyramides et dans les Textes des Sarcophages, cette conception du jugement des âmes selon les Égyptiens exposée dans le Livre des Morts fait état d'une galerie de personnages dont l'identité a pu varier au gré des différentes réformes théologiques, mais dont les fonctions associées sont demeurées relativement constantes. Le juge en titre n'est pas le roi Minos comme chez Platon, ou Perséphone comme chez les orphiques, mais Osiris. Ce dieu qui règne sur les morts est également un dieu mort (assassiné par son frère Seth). C'est donc, comme chez Platon, une âme qui juge les autres âmes. Osiris siège dans la salle de la Double-Vérité, flanqué de 42 divinités représentant chacune un nome d'Égypte. Fait significatif, Anubis, le « dieu chien des Égyptiens » invoqué par Platon dans le Gorgias 630, ainsi que Thot, dont Platon cite aussi le nom à deux reprises631 et qui plus est, dans sa prononciation égyptienne, prennent part au jugement. Il y a donc, comme chez Platon, un juge en titre et deux assesseurs.

628 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, L. I, 96, 2, trad. F. Hoefer et A. Delahays, 1851. Edition numérique disponible sur le site http://www.mediterranees.net.

629 Gomperz pointe également des convergences notables entre les conceptions orphiques du jugement des âmes et le mythe égyptien de la psychostasie. Cf. T. Gomperz, Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie antique, t. I : Les commencements, trad. A. Reymond, Paris, Payot, 1908-1910.

638 Platon, Gorgias, 482b.

631 Platon, Philèbe, 18b ; Phèdre, 274c-275b.

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Le jugement en question prend en Égypte la forme de la pesée du « coeur » ib (la conscience). Sur un plateau de la balance repose la plume de la Maât, allégorie de la justice et de la loi ; sur l'autre, la conscience du défunt. Comme il en va dans la version de Platon, aucun mortel ne peut se soustraire à l'épreuve ; les âmes sont dépouillées de tous leurs attributs, sont transparentes ; les jugements infaillibles et précédés de confession qui peignent des modèles moraux. Par le procès, le mal est combattu et la justice, la Maât rétablie632. L'âme innocentée dispose alors de deux possibilités au prorata de son degré d'initiation, tandis que l'âme criminelle est définitivement condamnée. La commune représentation de l'âme -- du ba égyptien comme du logistikon platonicien -- sous la figure d'un oiseau anthropocéphale achève de grossir ce flux de convergences. Ce sont en dernier ressort tous les points de doctrines originaux de la psychostasie platonicienne que nous avions précédemment relevés relativement aux traditions qui avaient cours dans le bassin grec (et chez les orphiques, les pythagoriciens, les dramaturges) qui apparaissent coïncider avec les descriptions de la pesée de l'âme telle qu'exposée notamment dans le Livre des Morts.

Nous voici confrontés à un choix décisif : est-il plus rationnel, au regard de cette pluralité d'indices, d'envisager que ces coïncidences puissent s'expliquer par une restitution partielle dans les dialogues de doctrines exposées dans un corpus tel qu'un Livre des Morts, ou bien, en conservant une attitude hypercritique peu généreuse (et sans doute peu féconde), de reverser l'ensemble de ces convergences -- aussi nombreuses, diverses et significatives soient-elles -- au compte d'un heureux hasard ? La fortuité, nous semble-t-il, peut-être postulée jusqu'à un certain point. Ce point, nous l'avons dépassé ; et le séjour probable de Platon en Égypte n'est pas pour conforter la thèse de rencontres accidentelles. Tout dans Platon n'est pas comptable de l'Égypte, mais soutenir l'idée inverse, à savoir que Platon ne devrait absolument rien aux doctrines égyptiennes, nous semble une erreur plus rédhibitoire encore. Plus commune également...

C) Rayonnement littéraire de la psychostasie

La seule consultation d'un Livre des Morts aurait donc constitué pour un voyageur grec une précieuse source de renseignements sur les conceptions égyptiennes du jugement post-mortem et plus généralement, sur le destin de l'âme après la mort. On imagine sans mal quelle utilisation aurait pu faire Platon d'une si riche documentation. A supposer, bien sûr, qu'il en ait disposé. A supposer toutefois qu'il n'ait pas pu consulter par lui-même le précieux document, rien n'interdit de penser que les officiants du temple -- ceux de Memphis ou d'Héliopolis, entre autres, où Platon séjourna -- l'aurait

632 Cf. Jan Assmann, op. cit.

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instruit de son contenu. Plus : toutes les pistes devant être explorées, il serait judicieux de nous demander quels autres textes ou traditions disponibles sur place aurait pu inspirer Platon à défaut d'un Livre des Morts.

Effectivement, bien que le motif eschatologique du jugement se soit répandu dès le Moyen Empire (vers 2000-1800 avant J.-C.), il n'est pas certain pour autant que Platon ait pu accéder directement à des Livres des Morts. Ceux--ci faisaient partie intégrante de la panoplie funéraire, et ces textes sacrés n'était pas destinés à être lus par tous. Si néanmoins les textes n'étaient pas diffusés, la doctrine du jugement était déjà connue dans ses grandes lignes des scribes, des prêtres et autres membres de l'élite, et ce depuis une époque très ancienne. Témoins le Conte du Paysan éloquent, l'Enseignement pour Mérykarê et l'Enseignement d 'Any, le Papyrus d'Ani ; aussi des stèles telle celle de Bah, contemporain d'Amenhotep III (-1350) ou les textes gravés dans le tombeau de Pétosiris grand prêtre de Thot à Hermopolis. Si Platon pouvait lui avoir quelque difficulté à se procurer un Livre des Morts, ces documents étaient en revanche d'un accès tout à fait aisé et bien connu de la plupart des notables égyptiens. H nous faut donc considérer une piste alternative, une documentation qui ne soit pas le Livre des Morts mais qui en restitue les grandes orientations. De même que nous avons, pour le chapitre précédent, sélectionné une documentation balayant l'histoire égyptienne depuis le Moyen Empire jusqu'aux époques les plus proches de celles de Platon, nous avons fait le choix de valoriser ici un corpus témoignant des conceptions égyptiennes d'un jugement des âmes depuis la plus haute antiquité jusqu'à l'époque contemporaine de notre auteur. Nous pourrons constater, en sus des convergences avec les représentations de Platon, combien notable est la continuité entre ces conceptions en dépit d'une si considérable échelle de temps.

Conte du Paysan éloquent

Le Conte du Paysan éloquent est connu des égyptologues sous différents intitulés, parmi lesquelles les Plaintes du paysan, le Paysan éloquent, le Conte du fellah plaideur, le Conte de l'oasien, ou bien encore les Neuf Palabres du paysan volé. H tient sa place au nombre des classiques de la littérature pharaonique du Moyen Empire (2000 à 1800). Ce long ouvrage nous est parvenu sur quatre papyrus : les trois premiers, conservés au musée de Berlin, le quatrième au British Museum633 Le texte entier se déploie sur 430 stances. Or celui-ci établit un lien explicite entre le

633 Papyrus/manuscrits ref. Berlin 3023 (B1), 3025 (B2), 10499 (R1) et British Museum 10274 (également dénommé le « Papyrus Butler 527 »). L'édition de référence est désormais celle de R.B. Parkinson, The Tale of the Eloquent Peasant, Oxford, Griffith Institute, Ashmolean Museum, 1991. Voir aussi, du même auteur, The Tale of the Eloquent Peasant : A Reader's Commentary, Lingua Aegyptia, Studia Monographica 10, 2012.

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comportement terrestre et le sort du défunt dans l'éternité. Il est bien question, implicitement, d'une justice transcendante.

Le Conte du Paysan éloquent a beau avoir bien d'autres titres, aucun ne rend raison de ce qui s'y joue véritablement. En effet, selon N. Dokoui-Cabrera et F. Silpa, le texte met d'abord en exergue la notion de justice fondée par la Maât634 Patrice Le Guilloux souscrit pleinement à cet avis pour qui « si l'éloquence du paysan sert de fil conducteur au récit, elle n'en constitue pas pour autant le but »635 Le but n'est pas de nature rhétorique, mais bel et bien moral et politique : « pour Jan Assmann, poursuit l'auteur, grand spécialiste du sujet, ce texte constitue même un véritable « Traité sur la Maât »636. C'est donc bien la Maât, notion si difficile à traduire en un seul mot, qui parcourt le récit, et devient le point focal du récit lorsque le grand intendant, Rensy va rendre compte au roi de Haute et de Basse-Égypte Nebkaourê de la première supplique. Le paysan, venant tout juste de se faire spolier, a entrepris en effet de se rendre auprès du grand intendant Rensy, fils de Mérou, pour lui faire part de ses doléances. Prudent, ce dernier met en garde les calomniateurs : « prends garde à l'approche de l'éternité »637. L'au-delà apparaît comme le lieu d'un examen moral appelant au châtiment ou à la rétribution. Bien plus, ce sont toutes les catégories sociales que ce jugement concerne et qui sont appelées à suivre cette recommandation. Si en effet le paysan est de basse extraction, n'oublions pas que le texte est avant tout destiné à l'élite dirigeante, aux scribes et aux officiants des temples, dont ceux qu'aurait pu rencontrer Platon.

634 N. Dokoui-Cabrera et F. Silpa, « La rhétorique dans le Conte du Paysan Eloquent ou le Maître de Parole », dans Cahiers caribéens d'égyptologie, n°2, Cayenne, Les Ankhou, février/mars 2006. Pour ce qui a trait à la philosophie sociale et politique qui traverse la littérature des contes, on peut encore se reporter aux analyses de G. Maspero, « Les Contes populaires de l'Égypte ancienne », dans Les Littératures populaires de toutes les nations, n°4, Paris, J. Maisonneuve, 1889. Voir aussi l'introduction de P. Grandet à son édition des Contes de l'Égypte ancienne, Paris, Hachette, Khéops, 2005.

633 P. Le Guilloux, op. cit.

636 Voir, pour la référence croisée, J. Assmann, Maât, l'Egypte pharaonique et l'idée de justice sociale, Paris, Julliard, 1989. Sur le concept de Maât et son évolution dans la littérature des sagesses égyptiennes, cf. B. Menu, Maât, l'ordre juste du monde. Le Bien Commun, Paris, Michalon, 2005 et idem, Égypte pharaonique. Nouvelles recherches sur l'histoire juridique, économique et sociale de l'ancienne Égypte, Paris, L'Harmattan, Droits et Cultures, 2004.

637 Le conte du paysan éloquent, B, 1, 145, dans Contes de l'Égypte ancienne, éd. et trad. P. Grandet, Paris, Hachette, Khéops, 2005. Une traduction française alternative peut être consultée dans G. Lefebvre, Romans et contes égyptiens de l'époque pharaonique, Paris, A. Maisonneuve, Librairie d'Amérique et d'Orient, 1949, p. 57 ; voir également ibid., note 60.

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L'Enseignement pour Mérykarê

L'Enseignement pour Mérykarê nous est connu essentiellement par un papyrus hiératique du Nouvel Empire, conservé à Saint-Pétersbourg638. On doit à V. Golénischeff la première publication intégrale. Cette oeuvre littéraire se présente comme un recueil de recommandations que le pharaon Khéty Ier destine à l'éducation de son fils et successeur Mérykarê. Les règnes de Khéty Ier et de Mérykarê, deux rois de la Xe dynastie d'Héracléopolis, s'inscrivent historiquement dans la Première Période intermédiaire (2200 à 2000) ; mais la composition de cette oeuvre, pseudépigraphe, n'est pas antérieure à la XIIe dynastie, voire à la XVIIIe dynastie.

De manière significative, l'Enseignement pour Mérykarê ne fait pas seulement cas d'une justice post-mortem, mais bel et bien d'un tribunal post-mortem. Un tribunal dont les juges sont infaillibles, incorruptibles et inflexibles ; rien ne leur échappe. Ce tribunal qui juge de l'oppresseur, affirme Khéty Ier à l'attention de son fils : « ... sache qu'il ne fléchit pas, ce jour-là où on juge le misérable, à l'heure d'accomplir ce qui est de règle »639 Le terme de « règle » ici mobilisé renvoie aux différentes acceptions -- morale, légale, politique, cosmique -- de la notion de Maât Enfreindre la Maât -- donc la justice morale, légale, politique et cosmique -- c'est s'exposer à tout un catalogue de peines qui, si elles ne sont dispensées dans la vie d'ici-bas, le seront immanquablement par les juges dans l'au-delà. Le pharaon précise encore que si l'on ne peut se soustraire au jugement, on ne peut non plus se jouer de ceux qui le prononcent par des tours de langage. De même que chez Platon, l'homme ignore l'heure de sa mort et aucun artifice ne saurait empêcher qu'il soit jugé sur pièces. Son éloquence est sans effet, toutes les actions apparaissent transparentes. Les actes prévalent sur le langage. Il n'a pour sa défense que l'existence qu'il aura menée ici-bas ; c'est là pourquoi :

Le tribunal qui juge l'oppresseur,
Sache qu'il ne fléchit pas,
Ce jour là où on juge le misérable, à l'heure d'accomplir ce qui est de règle,
Un accusateur qui se trouve être une personne avisée et quelqu'un d'incommode.
Ne compte pas sur la longueur de la vie [litt. « Des années »].
Une existence n'est qu'une heure à leurs yeux [aux yeux des juges].
Dans la condition ou l'homme subsiste après l'accostage [la mort],
Ses actions ont été mises quant à côté de lui.

638 Musée de l'Ermitage 1116 A.

639 Enseignement pour Mérykarê, éd. et trad. dans P. Vernus, Sagesses de l'Égypte pharaonique, 2e éd., « Thesaurus » Actes Sud, 2010, p. 179-213. L'ensemble des extraits de l'Enseignement pour Mérykarê et de l'Enseignement d'Anyutilisés dans ce chapitre est fondé sur la traduction proposée dans cette édition.

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Au demeurant, être là-bas relève de l'éternité.
Celui qui fait ce qu'ils réprouvent est un insensé.
Quant à celui qui les rejoint sans avoir fait de mal, c'est comme un dieu qu'il sera là-bas,
Allant à son gré comme les maîtres de l'éternité.M0

Une stance retient spécifiquement notre attention. A propos du défunt en état d'être jugé, le texte précise que « ses actions ont été mises en tas à côté de lui ». Il s'agit bien ici d'objectiver les crimes en leur donnant une visibilité. L'image retenue dans cette optique et celle du « tas », savoir d'une agglomération d'objets « physiques ». Platon, dans le Gorgias, tout en soutenant la même doctrine, recours à un autre stratagème pour signifier cette objectivation du vice. Le discours est le même, mais diffère par l'image employée :

Quand elle [l'âme] est dépouillée de son corps, elle garde les marques évidentes de son caractère, et des accidents que chaque âme a éprouvés, en conséquence du genre de vie qu'elle a embrassé. Lors donc que les hommes arrivent devant leur juge, par exemple ceux d'Asie devant Rhadamanthe, Rhadamanthe les faisant approcher, examine l'âme d'un chacun, sans savoir de qui elle est ; et souvent ayant entre les mains le grand roi, ou quelque autre roi ou potentat, il ne découvre rien de sain en son âme ; il la voit toute cicatrisée de parjures et d'injustices par les empreintes que chaque action y a gravées : ici les détours du mensonge et de la vanité, et rien de droit, parce qu'elle a été nourrie loin de la vérité ; là les monstruosités et toute la laideur du pouvoir absolu, de la mollesse, de la licence, et du désordre. Il la voit ainsi, et de suite il l'envoie ignominieusement à la prison, où elle ne sera pas plus tôt arrivée, qu'elle éprouvera les châtiments convenables.'

Les actions de l'injuste pèsent contre lui. Elles déteignent sur son âme et lui ne peut s'en dissimuler. Il devra en payer le prix. En revanche, et toujours en vertu de l'infaillibilité de ces juges et de cette objectivation du mal moral, l'homme juste, l'homme « socratique » dirait Platon, n'a rien à craindre d'eux. L'homme juste n'a pas à s'effrayer du monde des morts. Ici encore, l'Enseignement pour Mérykarê annonce en substance le récit du Gorgias : « Quant à celui qui les rejoint sans avoir fait de mal, c'est comme un dieu qu'il sera là-bas, allant à son gré comme les maîtres de l'éternité » 642.

Ce dont Platon rend compte de la manière suivante :

640 Enseignement pour Mérykarê, trad. P. Vernus, /oc. cit.

641 Platon, Gorgias, 524d-525b.

642 Enseignement pour Mérykarê, trad. P. Vernus, /oc. cit.

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D'autres fois, voyant une âme qui a vécu saintement et dans la vérité, l'âme d'un particulier, ou de quelque autre, mais surtout, comme je le pense, Calliclès, celle d'un philosophe uniquement occupé de lui-même, et qui durant sa vie a évité l'embarras des affaires, il [Rhadamanthe] en est ravi, et l'envoie aux îles Fortunées.643

Ce qui chez Platon se traduit par l'accès du juste aux îles Fortunées a pour équivalent dans le mythe égyptien la communion du défunt divinisé, transfiguré en astre, avec le créateur. Chaque nuit, d'après Volten644, les âmes des hommes qui auront été bons durant leur vie, parcourent le royaume souterrain avec le soleil dont elles deviennent les compagnons. C'est tout du moins ainsi, selon l'auteur, que doit être interprété ce passage de Mérykarê qui donna bien du mal aux commentateurs :

Lis ce qui concerne les comptes demandés à l'homme devant Dieu, en marche librement vers la place du mystère (= l'au-delà). Quand l'âme vient vers la place qu'elle connaît, elle ne s 'écarte pas de son chemin d'hier. Aucun sortilège ne peut l'en repousser lorsqu'elle a atteint ceux qui répandent pour la libation.M5

Le jugement post-mortem décrit dans l'Enseignement pour Mérykarê décrit donc nombre d'éléments, de circonstances et de détails qui se retrouvent énoncés presque à l'identique dans le récit eschatologique du Gorgias. On ne peut exclure que l'oeuvre ou sa mention par des hauts fonctionnaires égyptiens ait pu constituer une source d'information alternative ou supplémentaire au Livre du sortir au jour pour un Platon séjournant en Égypte. Platon, encore en deuil de la mort de son maître, ne pouvait qu'approuver une telle doctrine rétablissant la vraie justice par-delà les défauts de la justice des hommes, et promettant aux hommes justes une éternité divine. Fort de son expérience et de toute la sagesse acquise au cours de ces voyages, Platon revient ainsi d'Égypte persuadé désormais que son maître, ayant vécu dans la justice, et s'étant sacrifié pour que triomphe la vérité, n'aura fait qu'abandonner d'inexistants avantages terrestres, mensonges «qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici » (comme l'écrivait Paul Valéry), pour une béatitude réelle et éternelle. C'est, sous couvert de la leçon administrée à Calliclès, le véritable sens du mythe de la psychostasie dans l'économie de l'argumentation de Platon. Tout se passe comme s'il venait répondre à la nécessité psychologique, sinon consolatoire du deuil : « c'est une loi, écrit Platon dans le Gorgias, toujours en vigueur chez les dieux, [...] que celui des hommes qui a passé toute sa vie dans la justice et la piété s'en aille, quand il

643 Platon, Gorgias, 526c.

644 A. Volten, Zwei altaegyptische politische Schriften, Copenhague, Levin & Munksgaard, Ægyptologi, 1945, p. 23-25.

645 Enseignement pour Mérykarê, trad. P. Vernus, loc. cit.

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a fini ses jours, habiter les Îles des Bienheureux dans un état complet de béatitude et d'exemption de tous maux »646.

L'Enseignement d'Any

Les égyptologues font remonter l'Enseignement d'Any à la XVIIIe ou à la XIXe dynastie, c'est-à-dire au Nouvel Empire (1550 à 1070 avant J.-C.), période durant laquelle les Livre des Morts connurent un grand succès, se diffusèrent et fixèrent leurs canons. Ce qui laisse envisager que le fond religieux de cet Enseignement devait être au plus près de la doctrine officielle. Ainsi l'Enseignement d'Any ne laisse-t-il pas de s'émailler de références et d'allusions complices aux croyances eschatologiques qui sont délivrées. Des allusions suffisamment elliptiques pour nous laisser penser que le lecteur savait de quoi il retournait. Sa transmission fut assurée par le truchement d'une vingtaine de manuscrits dont la version la plus complète est actuellement conservée au musée du Caire. 11 s'agit du fameux «papyrus de Boulaq », variante thébaine datée de la XXIe dynastie. D'autres versions, plus lacunaires, nous sont connues, telle celle du « papyrus Chester Beatty » du British Museum (XIXe dynastie) ou encore celle du papyrus n° E 30144 du musée du Louvre (XXe dynastie). Une dizaine d'ostraca de l'époque ramesside, en outre, en conservent des extraits. Quant au « papyrus de Boulaq » lui-même, il s'agit sans nul doute d'une des plus belles réalisations de cette époque, mais aussi l'une des plus intéressantes pour le sujet qui nous concerne.

Pseudépigraphe, l'Enseignement d'Any empreinte à la scénographie classique des oeuvres de sagesse. Any s'adresse à son fils afin de lui dispenser une somme de recommandations pratiques en vue de son entrée en responsabilité dans la vie civique. Son propos général aborde la plupart des thèmes incontournables de la tradition sapientiale : respect du supérieur et de la hiérarchie, nécessité de prendre femme, de fonder un foyer, de respecter les rites, de préparer sa tombe ; à quoi s'ajoute l'apologie du scribe et de l'écriture. Plus intéressant ceci que l'Enseignement d'Any insiste particulièrement sur la stabilité et sur l'incertitude de la condition humaine face à la volonté divine ; une thématique qui ressortait déjà avec une acuité particulière dans les Enseignements d'Aménénopé 647. Perce le thème de la mutabilis mundi, du monde fluctuant, royaume de l'incertain, opposé à l'éternité de l'empyrée des dieux, de la même manière que Platon concevait le séjour des mortels sous son aspect sensible comme image grevée et déformée par la matière des vérités intelligibles. Mais il y a plus. L 'Enseignement d'Any fait davantage que dispenser des conseils pour la vie terrestre ou déplorer sa mutabilité ; il envisage encore le moment du trépas et l'exigence d'y être préparé :

646 Platon, Gorgias, 523b. 64' Cf. Chap. II.

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Prépare-toi de la même façon ! Quand l'ange de la mort viendra pour te prendre, qu'il te trouve prêt à aller vers ton lieu de repos, en disant : voici quelqu'un qui s'est préparé avant ton arrivée. Mais il ne dit pas : « je suis trop jeune pour que tu me prennes ! » Car tu ne connais pas ta mort. Elle s 'empare de l'enfant qui est dans le giron de sa mère comme de celui qui est d'un âge avancé 648

Que signifie être «prêt » pour sa mort pour l'homme qui ne connaît pas l'heure de sa mort ? Rien autre chose qu'avoir mené une vie juste susceptible de l'ouvrir les portes de l'éternité. C'est bien là l'essentiel ; et l'essentiel était bien là l'enseignement du Socrate de Platon. Le même enseignement que l'on retrouve, hormis dans les sagesses et les contes égyptiens, dans les nombreux témoignages pieux gravés sur les monuments funéraires.

Le Papyrus d'Ani

Composé à la même époque (XVIIIe dynastie), le Papyrus d'Ani offre une illustration scénographique de la psychostasie telle que décrite au chapitre XXX, B du Livre des morts. Découvert à Thèbes en 1887 par l'égyptologue anglais E.A. Wallis Budge, il se trouve actuellement conservé au British Museum649 Ce document appartient un corpus plus vaste désigné sous le nom de Livre des Morts d 'Ani. Le texte et les vignettes n'étant pas du même scribe, il se pourrait que le Papyrus d 'Ani en soit une interpolation ultérieure. Toujours est-il que le Livre des Morts dont est extraite cette planche évoque à deux reprises le jugement de l'âme, en incipit et en exorde du discours65o

Et c'était la première de ces évocation que se trouve appariée notre scénographie du Papyrus d'Ani, montrant l'intéressé et son épouse courbés en signe d'humilité devant une balance où sont suspendus deux plateaux. Par le truchement de la balance, le jugement acquiert une objectivité mathématique qui ne peut être contestée. Sur le premier, à gauche, est déposé le « coeur » d'Ani, le siège de sa conscience (ib) ; sur le second, à droite, repose la plume d'autruche symbole de rectitude morale, de justice et de loi : elle se lit Maât. Les deux plateaux sont ici parfaitement équilibrés, signe qu'Ani fut un homme juste et passe l'épreuve avec succès. H ne sera donc pas livré en pâture au monstre chimérique représenté à l'extrême droite du papyrus, Ammet la dévoreuse des armes impures.

648 Enseignement d'Any, 17, 11 ; 17, 8, trad. P. Vernus, op. cit., p. 245. Voir également, à titre de comparaison, la traduction de A. Volten, publiée dans Studien zum Weisheitsbuch des Anil, Copenhague, Levin & Munksgaard, Ægyptologi, 1937-38, p. 72-77.

649 British Museum EA 10470.

650 G. Rachet (éd.), Textes et vignettes du papyrus d'Api, Paris, Éditions du Rocher, 1996.

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Au centre de la scène, un Anubis anthropomorphe à tête de chacal s'assure du bon déroulement de la pesée. Patron des scribes et dieu de l'écriture, Thot enregistre enfin les résultats. Comme ce dernier ne constate aucun péché, les juges déclarent le défunt justifié, et autorisé à rencontrer Osiris. A côté de ces personnages actifs et concernés au premier chef par le jugement, 12 dieux assistent ici à la pesée contre 42 dans les autres versions. Il s'agit d'Harmakhis, d'Atoum, Chou, Tefnout, Geb, Nout, Isis, Nephthys, Horus, Hathor, Hou et Sia. L'Apologie de Socrate mentionnait également un certain nombre de demi-dieux assistant au procès en marge des juges officiels65'

La pesée du « coeur » (ib). Chap. 30B du Papyrus d'Ani, British Museum

La scène se poursuit avec la présentation d'Ani conduit par Horus au-devant d'Osiris. Le dieu du royaume des morts et souverain suprême de l'au-delà siège sur son trône entouré de ses soeurs Isis et Nephthys. C'est alors que le défunt lui formule sa demande pour obtenir le statut d'esprit bienheureux (akh).

La Stèle de Bald

D'autre évocation du jugement post-mortem figure sur des monuments funéraires de l'ancienne Égypte, tels que les stèles. S'il faut n'en évoquer qu'une seule, citons celle de Bah, datée du XVe s.

651 Platon, Apologie de Socrate, 41a.

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avant J.-C.652, contemporaine du règne d'Amenhotep III. L'intérêt de ce document consiste en son caractère représentatif Autant sa forme que son contenu s'avère emblématique de la production funéraire de l'époque, et reflète la doctrine commune concernant le sort du défunt dans l'au-delà. La stèle présente ici Bah vêtu d'une longue robe, coiffé d'une perruque et portant la barbe postiche. Son siège, symboliquement situé dans le registre supérieur droit de la stèle, est censé l'élever au-dessus des contingences terrestres des affaires humaines. Il serre contre son coeur un écritoire qu'il tient de la main gauche ; image qui, selon A. Varille, à qui nous devons la traduction reproduite ici, peut être interprétée au sens métaphorique comme une attestation du fait qu' « en toutes ses décisions, Beki sait faire parler son coeur »653 Droiture, franchise et transparence : telles sont les trois vertus rectrices de la confession négative.

652 Soit de la XVIIIe dynastie (Nouvel Empire). Cette datation se fonde sur les similitudes tant stylistiques (formel, épigraphiques) que de contenu (invocations d'Osiris, prières en faveur d'Abydos) qui se constatent entre cette stèle et celles du vizir Ptahmès, du scribe royal Sourere et de l'intendant Sobeknakht ; ce qui laisse à penser que ces quatre documents seraient contemporains. La Stèle de Baki remonterait également, par déduction, au règne d'Amenhotep III.

653 Epigramme funéraire de la stèle de Béki éd. et trad. A. Varille, dans son article « La stèle mystique de Baki », dans BIFAO54, Le Caire, 1954, p. 129-135.

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Stèle de Bah (musée égyptien de Turin, n° 156) 654

654 Photographie, n°156 du musée de Turin. La tablette fut typographiée, traduite et commentée pour la première fois par l'égyptologue français Fr. Chabas (1817-1882), aussi connu pour avoir proposé la première traduction du papyrus Prisse. Ses travaux sur la stèle ont été publiés dans Fr. Chabas, OEuvres diverses, t. V, éd. G. Maspero, Paris, Ernest Leroux, 1909, planche IV et commentaire p. 246-249.

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La confession proprement dite est déployée sur les 15 lignes de texte du registre inférieur. Le défunt en première personne, se livre à son examen de conscience, et se donne en modèle à sa postérité

Je fus un homme droit et juste, exempt de déloyauté, ayant réalisé Dieu dans son coeur, un sage par l'union de ses âmes. Je suis arrivé à cette Sphère en laquelle est l'Eternelle Activité, après avoir fait le bien sur terre. Je n'ai pas provoqué d'affliction. On n'a pas eu à me faire de reproche. Mon nom n'a été prononcé en aucune circonstance abaissante, à propos d'un défaut quel qu'il soit. Je me réjouissais de réaliser le Verbe de Maat, car j 'avais appris à connaître qu'elle est avantageuse à qui la pratique sur terre de la naissance au trépas, et que c 'est une défense solide pour qui parle en son nom, en ce jour où il parvient devant les Membres du, Tribunal qui discernent les volontés accomplies, jugent les dispositions prises, punissent l'homme déloyal et décapitent son âme. Puissé-je être considéré comme un être irréprochable, sans un accusateur, et qu'aucun acte de déloyauté ne me soit imputé devant eux! Puissé-je sortir de là triomphant, en tant qu'élu, parmi les retraités passés à leurs kas !

Je fus un noble qui se complut dans Maat et se prépara aux jugements de la Salle de la Double Maat. J'ai pensé ainsi parvenir à la Nécropole sans qu'aucune petitesse ne s 'attache à mon nom. Je n'ai pas fait de mal contre les humains, ce que réprouveraient leurs Dieux. Mon cycle de vie fut orienté suivant le bon vent afin que j 'atteignisse ma retraite dans de parfaites conditions.

Ecoutez donc ces choses telles que je vous les ai dites, ô vous, tous les humains qui existerez :

Complaisez-vous journellement dans la voie de Maat. C'est un grain dont on ne saurait être rassasié. Le Dieu, maître d'Abydos, s 'en nourrit chaque jour. Faites cela, vous vous en trouverez bien. Vous traverserez l'existence en douceur de coeur jusqu'au moment de rejoindre l'Occident parfait. Votre âme aura le pouvoir d'entrer et de sortir librement comme les Maîtres de l'Éternité qui dureront dans l'avenir aussi longtemps qu'ils ont duré dans le passé. 655

655 Stèle de Béki (lithographie), dans A. Varille, la stèle mystique de Baki, Bulletin de l'Institut français d'archéologie orientale (BIFAO) n°54, 1954, pp. 129-135. Drioton propose une analyse de ce passage à l'occasion de sa « Contribution à l'étude du chapitre CXXV du Livre des morts: "Confessions négatives" », dans Recueil d'études égyptologiques dédiées à Champollion, Paris, 1922, p. 545-564. Sur les sujets plus généraux de la confession négative, de la traduction des règles de Maât dans la vie quotidienne et des implications du jugement eschatologique sur la morale pratique, cf. C. Maystre, « Les déclarations d'innocence », dans Publications de l'Institut français d'archéologie orientale (IFAO), Recherches d'archéologie, de philologie et d'histoire, t. VIII, Le Caire, 1937, p. 115-117 ; Fr. Daumas, Amour de la vie et

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La Maât -- justice et vérité -- si elle condamne parfois dans le monde d'ici-bas, est le viatique du monde de l'au-delà. Cette vérité qui fit le lit de mort de Socrate, plus soucieux de la dire que d'assurer ses vieux jours, lui aurait donc ouvert les portes des Champs-Élysées. On comprend mieux l'attrait que pouvait revêtir une telle doctrine aux yeux de Platon. Qu'il se la soit appropriée ne serait pas pour surprendre. D'autant qu'elle sert la cause de la philosophie contre la sophistique, c'est-à-dire la rhétorique mal employée, le discours éristique. Une lutte chère à Platon. La discussion qu'entame Socrate avec Calliclès dans le Gorgias ne vise pas autre chose effectivement qu'à démontrer que la justice doit être la règle absolue de nos actions. Il suit de là que la rhétorique doit être subordonnée à la justice et à la vérité, faute de quoi elle se met en dehors de l'ordre social et naturel. Ces ordres consacrant tous deux la justice comme impératif et loi suprême de l'humanité, attachent à son infraction d'irrémédiables rétorsions. De là, et de fil en aiguille, cet épilogue mythologique en quoi consiste le récit eschatologique du jugement des âmes, à l'aune duquel les suites de l'injustice non expiée en ce monde sont renvoyées à un autre où il n'y a plus d'ajournement. A Calliclès qui raille (et met en garde) Socrate contre l'état d'impuissance dans lequel il se mettrait en choisissant, lors d'un éventuel procès, de demeurer plutôt que de paraître juste ; à Calliclès qui argue de l'incapacité dans laquelle il serait mis de se secourir lui-même en choisissant de dire coûte que coûte la vérité, Socrate rétorque qu'il serait beau pour un citoyen d'être mis en une telle position :

... pourvu qu'il ne lui manque pas une chose que tu lui as plus d'une fois accordée ; pourvu qu'il puisse se donner à lui-même ce secours, qu'il n'a aucun discours, aucune action injuste à se reprocher, ni envers les dieux, ni envers les hommes. Car nous sommes convenus souvent qu'il n'y a pas de secours meilleur [...j Aussi bien personne ne craint-il la mort, à moins qu'il ne soit tout-à fait insensé et lâche. Ce qui fait peur, c'est de commettre l'injustice, puisque le plus grand des malheurs est de descendre dans l'autre monde avec une âme chargée de crimes.656

Par où il faut conclure que la rhétorique qui se mettrait en contradiction avec la vérité, quoiqu'elle sauve momentanément son client d'une condamnation fâcheuse, le condamne à bien pis en ne regardant qu'au succès du moment. En conséquence de quoi cette rhétorique dévoyée est à la fois un avilissement pour celui qui l'emploie et s'écarte du chemin de la justice, et une calamité pour celui

sens du divin dans l'Égypte ancienne, Paris, Fata Morgana, Collection Hermes, 1952, p. 106 et idem, « La naissance de l'humanisme dans la littérature de l'Égypte antique », dans De l'humanisme à l'humain, Mélanges R. Godel, Paris, Les Belles Lettres, 1963, p. 199.

656 Platon, Gorgias, 522c-522d.

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qu'elle prétend sauver. Entre deux maux, il faut choisir le moindre. Manière de raisonnement qu'un pragmatique comme Calliclès devrait être en mesure d'entendre.

Enfin, ce qu'A. Varille désigne comme « le mysticisme de Bah » n'est pas si éloigné de celui pratiqué en vue de la libération par l'homme socratique ou pythagoricien. Comme s'en ouvre l'auteur en conclusion de son article, il se présente essentiellement comme une tension vers la Maât. Tension trouvant dans la vie juste et la conduite morale son contrepoint pratique et sa contrepartie mondaine. Tension impliquant de l'adepte un effort constant de purification dans la vie d'ici-bas, une vertu sans relâche, une soumission parfaite à l'harmonie cosmique (et politique). Tension tout entière orientée par une aspiration à l'absolu « en vue de cet instant de jugement où l'âme se rencontre avec la conscience cosmique »657. Justice et vérité observées quelles qu'en soient les circonstances seront la garantie d'une transfiguration introduisant le juste à une nouvelle étape de sa vie spirituelle.

Épigraphe de Pétosiris

C'est à la Basse Époque (-664 à -332) que nous emprunterons la dernière pièce de notre documentation : la stèle funéraire de Pétosiris. Nos computs détaillés dans le chapitre un nous laissent penser que Platon se rendit en Égypte durant la XXIXe dynastie (-399 à -380). Pétosiris vécut sous la XXXe dynastie ainsi que sous la Seconde Domination perse et le début de l'époque macédonienne. C'est dire qu'à quelques années près, les deux hommes étaient des contemporains. Unanimement reconnu comme une autorité ès matières religieuses, Pétosiris officiait à Hermopolis magna en qualité de grand prêtre du dieu Thot. Précisons néanmoins que cette Hermopolis n'est pas la même que celle -- Hermopolis parva -- évoquée dans le Phèdre, située dans le Delta, et dont on a dit qu'elle aurait pu avoir été visitée par Platon. La renommée de Pétosiris lui valut donc d'être enterré sur le site de Touna el-Gebel, aux alentours de la cité de Thot (assimilé à Hermès ; d'où le nom d'Hermopolis). Sa tombe-temple devint un lieu de pèlerinage et le resta longtemps après sa mort comme en témoignent les nombreux graffitis datant des époques grecque et romaine marquant les murs de la chapelle qu'on avait érigée à l'attention des visiteurs au-dessus de son caveau. Précisément, cette chapelle abritait une stèle funéraire traduisant les conceptions égyptiennes de l'au-delà. Il n'y avait pas 40 ans que Platon était venu en Égypte, 15 ans qu'il était mort lorsque le dignitaire faisait graver ce texte. Un témoignage inestimable détaillant la vision égyptienne du jugement eschatologique, et dont les affinités avec la version qu'en expose Platon dans le Gorgias touchent à leur paroxysme.

65' Stèle de Bakr, trad. A. Varille, op. cit., p. 129-135.

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Thot est ici pour répondre à qui agit. Il ne s 'endort pas sans avoir jugé les choses, que les choses soient bonnes ou mauvaises ; mais il y répond immédiatement et il rémunère tout acte à sa valeur. Quant à celui qui agit mal sur la terre et n'est pas puni pour cela, il sera puni dans l'autre monde devant les seigneurs de la justice ; car c 'est leur horreur qu'on agisse injustement... 658

L'au-delà est la demeure de qui est sans péché. Heureux l'homme qui y arrive. Personne n'y parvient sinon celui dont le coeur est exact à pratiquer l'équité. Là, pas de distinction entre le pauvre et le riche, sinon en faveur de qui est trouvé s 'empêcher quand la balance et le poids sont devant le seigneur de l'éternité ; là, personne qui soit exempt d'entendre prononcer son verdict, quand Thot-Cynocéphale, assis sur son trône, se dispose à juger tout homme d'après ce qu'il a fait sur la terre.659

On croit relire, presque mot à mot, le récit que Socrate faisait à Calliclès à la fin du Gorgias. Troublante et la mention du « Thot-cynocéphale », qu'un Grec aurait loisiblement pu concevoir comme un « dieu chien, dieu des Égyptiens »660. Un dieu qui donc procéderait du syncrétisme idiomatique de Thot (la divinité poliade) et d'Anubis. Platon n'aurait évidemment pas pu consulter un texte postérieur à sa visite ; mais le texte, en revanche, exprime une conception dans des termes que l'on peut considérer comme normatifs alors dans les clergés de Thot ; et rien n'interdit de penser que Platon, pour peu qu'il se soit entretenu avec un officiant du temple d'Hermopolis parva, y ait eu accès pour en recueillir la matière propre à l'édification de sa propre vision et de son propre mythe.

Synthèse

Ces différents corpus attirent notre attention sur différents points de doctrine figurant également dans la version du jugement eschatologique exposé par Platon. D'abord, la nature universelle de ce jugement qui ne tient pas compte des catégories sociales661. Ensuite, le fait que l'heure de notre mort

658 « Inscription de la tombe de Pétosiris », éd. et trad. G. Lefebvre, dans Le Tombeau de Pétosirns. Part. I : « Description », Le Caire, Institut français d'archéologie orientale, 1924, p. 111.

659 « Inscription de la tombe de Pétosiris », trad. G. Lefebvre, op. cit., p. 136.

660 Platon, Gorgias, 482b.

661 Tous les hommes sont égaux devant Osiris (cf. A. Philip-Stéphan, Dire le droit en Égypte pharaonique. Contribution à l'étude des structures et mécanismes juridictionnels jusqu'au Nouvel Empire, Paris, Safran, 2008. Une exigence d'isonomie sur laquelle insiste Platon, et qu'il met à l'actif de Jupiter, sommant dans le Gorgias « qu'on les juge entièrement dépouillés de ce qui les environne, et qu'à cet effet ils ne soient jugés qu'après leur mort [...] séparés de tous leurs proches [...] de sorte que le jugement soit équitable (Platon,

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ne dépend pas de nous ; ce qui dépend de nous est en revanche le genre de vie que nous menons. Cette vie n'est rien au regard de l'éternité, mais elle est tout, en tant qu'elle détermine à quelle éternité nous sommes promis. Appert ici une nouvelle convergence de vues avec le discours de Platon. Des divergences n'en existent pas moins, mais celles-ci relèvent davantage de la forme que du fond. Si le défunt est mis à nu dans les deux cas, Platon signifie l'objectivité des juges par le fait qu'ils sont des âmes sans corps et que leur âme n'est donc en rien troublée par le corps ; l'Égypte ancienne recourt à un instrument de mesure, à la balance, dont la neutralité fait l'objet d'un contrôle d'huissier : Anubis vérifie les poids. Pour imager la transparence des âmes, la version égyptienne de la psychostasie parle d'actions mises en tas à côté du défunt lorsque Platon évoque des âmes stigmatisées par leurs mauvaises actions662, couvertes des cicatrices laissées par l'injustice.

En dernière analyse, à comparer la doctrine égyptienne révélée par le Livre des Morts et par cette documentation connexe aux éléments typiques en Grèce du récit de Platon (ignorance où sont les hommes de leur mort, trinité et omniscience des juges, traces indélébiles que laissent les actes dont on ne peut se débarrasser, destins des morts, divinité et immortalité de l'âme, dimension initiatique, etc.) on s'aperçoit que bien trop d'éléments convergent pour ne pas inciter à voir la psychostasie selon Platon, sinon comme une transposition, du moins comme un amalgame entre d'une part, les traditions orphique ou pythagoricienne et, d'autre part, la tradition égyptienne telle qu'elle était enseignée dans les temples et bien connu des prêtres égyptiens. En gardant toujours à l'esprit que les premières (les inspirations orphiques ou pythagoriciennes de Platon) pourraient déjà s'inspirer des secondes (les doctrines égyptiennes).

Toute la pensée platonicienne se retrouve en effet de manière frappante dans le corpus que nous venons d'examiner ; toute l'originalité doctrinale du jugement souterrain ôté de son revêtement grec. Si l'habillage se veut donc hellénique, la doctrine même est égyptienne. Une telle sagesse était effectivement diffusée parmi les Égyptiens cultivés jusqu'à une époque très tardive. H n'y a pas lieu de s'en étonner. A supposer que Platon soit allé en Égypte, à Saïs, Memphis ou Héliopolis, il n'aurait sans doute pas manqué de s'entretenir avec les prêtres et fonctionnaires locaux de ces questions qui lui tenaient à coeur, que ce soit de la justice qui traverse son oeuvre, ou du sort réservé aux morts dans l'au-delà. Le philosophe en deuil venait effectivement de perdre son maître Socrate et le destin de ce dernier, l'iniquité de son jugement ne lui était pas indifférents. C'est en Égypte, au contact des prêtres

Gorgias, 523e). Loin d'être un avantage ou un passe-droit, le pouvoir peut se révéler la pire des choses pour le prévenu dans la mesure où cette « puissance d'agir » -- également pouvoir de nuisance -- lui garantit toute latitude pour se livrer à l'injustice. Humble berger de Lydie, Gygès, sans son anneau, ne serait pas devenu le régicide qu'il est (Platon, République, L. II, 359b-360b).

662 Platon, Gorgias, 524d-525b.

ou bien directement des textes que se serait alors élaborée et cristallisée dans ses grandes lignes sa conception du jugement des défunts. Jugement qui répondait idéalement à son désir de voir le juste, en fm des fins, récompensé, et l'injuste châtié.

Platon ne doutait pas de ce que l'âme fut immortelle ; ce qu'il tenta, mais sans y parvenir vraiment, à démontrer dans le Phédon qui met en scène les derniers instants de Socrate. Que l'âme s'éteigne avec le corps ne serait pas un mal ; qu'elle lui survive, pourvu qu'elle ait vécue dans la justice, et sa félicité eût été garantie au-delà de toutes ses espérances : «c'est une belle et sublime expérience à tenter» (Phédon, 114d). Relativement à cette seconde option, si l'on en juge à la thèse de la migration des âmes et de leur purification après la mort que l'auteur développe à l'occasion de trois mythes liminaires, à la fm du Gorgias (523a seq.), de la République 663 et du Phédon 664, il ne fait aucun doute que telle était effectivement la conviction de Platon. Et c'est armé de cette conviction que Platon, si l'on souscrit à notre thèse, entame ses pérégrinations qui devront le conduire à rencontrer les prêtres de la terre des pharaons. Il s'initie là-bas aux doctrines égyptiennes du jugement eschatologique qui le confortent et parachève de cristalliser son système de pensée ; il recueille en Égypte une variété d'idées et de concepts qu'il restitue à son retour dans ses dialogues, dont le Gorgias. Le Gorgias marque ainsi un tournant dans la pensée de l'auteur. Les dialogues ultérieurs ne cesseront de réaffirmer cette exigence morale de justice indépendamment de l'intérêt ou des inconvénients qui en résultent dans l'existence terrestre.

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663 Platon, République, L. X, 614b seq.

664 Platon, Phédon, 110b seq.

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Conclusion

Inimaginable, ces belles choses ont disparu, que l'on contemplait hier, Le pays est laissé à sa torpeur comme du lin arraché ! [..] C'est pourtant beau, lorsque les magistrats [prennent] des dignités pour eux-mêmes, et que les routes autorisent les voyages !

Les Lamentations d'Ipouour, vers 1200 avant J.-C.

Nos investigations nous ont permis, sinon d'entériner, à tout le moins d'accréditer une hypothèse passablement féconde pour ce qui concerne la recherche des sources de la pensée platonicienne. Le voyage de Platon en terre des pharaons accroît la probabilité de liens étroits entre certains motifs, notions, idées, présentes dans ses Dialogues et les enseignements métaphysiques ou sapientiaux de l'Égypte antique. Au nombre de ces liens, nous avons excipé ceux afférents à la tripartition de l'âme et au jugement des morts. Non que la tripartition ou le jugement des morts fussent inconnu en Grèce. La tripartition de l'âme avec la typologie qui lui est associée peut avoir des échos chez Pythagore. Le jugement post-mortem mis en avant dans le Gorgias ainsi, du reste, que la plupart des références que fait Platon au sort de l'âme après la mort peuvent là encore avoir des précédents chez les orphiques ou chez les Grecs de l'époque archaïque. Il ne s'y réduise pas. Car s'ils étaient connus des Grecs, ils ne l'étaient certainement pas, cela étant, sous les modalités d'après lesquelles les a théorisées Platon. Or, cette présentation spécifique à Platon reprend précisément tous les aspects et la plupart des éléments de la psychologie et de l'eschatologie religieuse égyptienne. A supposer que Platon ait visité ne serait-ce qu'une « maison de vie » au cours de son séjour, il aurait eu mille fois de quoi trouver les formes de ses intuitions. Mille fois de quoi prêter aux palaïos logos afférents à l'Égypte la puissance du détail ; de quoi forger en connaissance de cause le cadre dramatique des fragments égyptiens constellant les Dialogues : celui du Phèdre, ou du Gorgias, ou du Timée. Ainsi de la forme, de l'imagerie ; ainsi du fond, de la théorie. Le voyage en Égypte marquerait par là-même une étape décisive dans la constitution de la pensée platonicienne. L'auteur aurait tiré parti d'une véritable « immersion ethnologique », pour intégrer à à sa propre philosophie nombre d'idées en provenance des temples égyptiens. H aurait su, pour employer ici les mots de Philostrate, « mêler à ses propres doctrines

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beaucoup de ce que lui avaient dit les prophètes et les prêtres égyptiens, pareil à un peintre qui eût revêtu un dessin d'éclatantes couleurs »665

Si l'on admet avec Whitehead que la philosophie de Platon a exercé une influence déterminante sur la pensée occidentale, et que Platon fut de surcroît profondément influencé par la pensée « barbare », alors c'est toute la philosophie occidentale qui, dans son aube, est imprégnée par la pensée «barbare ». Ce n'est pas trop s'avancé que de considérer que, dès l'instant où les idées ont une histoire, elles ont aussi une géographie. Nous héritons, avec Platon, de conceptions qui ne sont pas toutes imputables à Platon, d'idées qui ne sont pas toutes écloses en Grèce attique. Bidez l'expose ; Dodds l'atteste ; Daumas jette également son pavé dans la mare. Nous contribuons. Une fêlure dans l'argumentaire du « choc des civilisations ». Par où s'esquissent des enjeux autrement plus importants que ceux d'une simple controverse de paternité. L'hypothèse d'influences entre corpus d'origines différentes conduit à reconsidérer sous de nouveaux auspices les relations que pouvaient entretenir différentes cultures par le passé. Des relations qui ne se réduisaient pas, comme d'aucuns le souhaiteraient, à de purs engagements d'intérêt politiques ou contentieux divers. Des relations qui ne s'épuisaient pas en conflits militaires : elles étaient cela ; mais elles étaient bien plus. Ces relations, si nous avons raison de penser que Platon ait pu avoir lié connaissance avec des prêtres égyptiens, furent plus encore l'écrin, la trame et l'occasion de communications philosophiques et scientifiques fécondes. « Patchwork » : un mot bien trop anglais pour dire une si belle chose. Compositions, combinaisons, entrelacements. Quand la fréquentation de l'Autre accouche d'un savoir élargi, d'un accroissement de sagesse ; lorsque la découverte des altérités «barbare », aiguillonné par la « pulsion épistémique» (Freud), agrège une pensée riche, hybride, au carrefour d'influences multiples. Platon, à cet égard, consacre la synthèse. Et qui mieux que Socrate, inapte à engendrer666, pour donner corps à cette synthèse ?

Le caractère « syncrétique » dont sont empreints les dialogues de Platon pourrait ne pas être étranger à la fortune sans précédent qu'ils seraient appelés à connaître. La victoire a mille pères. Littéralement parlant. De là à cette autre conséquence pour ce qui a trait à l'un des plus déconcertants -- et des mieux indurés -- parmi les préjugés de la doxa philosophique. « Miracle grec ». Un thème fort insistant. Invétéré. Vivace, en dépit des travaux précédemment cités. Notons ceci que l'expression trahit déjà sa nature de croyance. Enfonçons le clou : la Grèce est rien moins qu'isolée dans le bassin

665 Philostrate l'Ancien, Vie d'Apollonios de Tyane (217-245 après J.-C), L. I, 2, trad. P. Grimai dans Romans grecs et latins Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1958, p. 1025-1338.

666 « J'ai d'ailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis stérile en matière de sagesse, et le reproche qu'on m'a fait souvent d'interroger les autres sans jamais me déclarer sur aucune chose, parce que je n'ai en moi aucune sagesse, est un reproche qui ne manque pas de vérité » (Platon, Théétète, 150c).

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méditerranéen. Sa force est d'avoir su -- comme, à sa suite, Alexandrie d'Égypte -- agglomérer d'autres matrices d'idées pour constituer ses propres systèmes de pensée667. Le phénomène ne s'arrête pas à Platon ; ne commence pas avec Platon. Il n'y a de « miracle grec » qu'autant que d'intérêt à taire les processus de fond qui ont permis son émergence. « Miracle » ; car c'est précisément par son absence de cause, d'explication, par son absoluité, par la rupture qu'il marque d'avec une réalité qui ne s'y prêtait guère que le miracle, au sens courant, se définit. Renan fut un jalon qui, le premier, en forgea l'expression dans ses Souvenirs d'enfance 668. Pour n'être pas fondée, une telle créance en l'exclusivité hellène de la philosophie antique (donc, au passage, en l'exclusivisme grec de la philosophie grecque) n'en a pas moins bénéficié de puissants relais académiques. Elle ne « prit corps dans les esprits » qu'avec les concours appliqués d'Hegel, d'Husserl et d'Heidegger. Pour peu que l'on y regarde à deux fois, elle apparaît relativement récente. Ce n'est que très marginalement qu'elle s'envisage chez nos ancêtres Grecs. Revenons aux textes (ceux sur lesquels il est de bon ton de jeter un voile pudique) : lorsque les Grecs, ou les Romains, ou les Pères de l'Église, ou même les humanistes de la Renaissance, y discutaient des « prophètes égyptiens », des mages de Perse ou des gymnosophistes (les ascètes nus) indiens, ils les nommaient tantôt sophoi, « les sages », tantôt philosophoi, « les philosophes ». Nous connaissons pléthore de locci grecs de l'époque de Platon qui clament expressément la supériorité et l'antériorité -- soit le primat et la primeur -- philosophique des Barbares sur les Grecs. Ces déclarations de foi procèdent évidemment de l'exagération. Et elles non plus ne sont pas exemptes de visées rhétoriques. Mais cet excès dans l'autre extrême n'en manifeste qu'avec plus d'efficacité l'ampleur de l'inversion qui eut lieu entre temps. C'est assez dire le chemin parcouru. Les Grecs, en somme, ne se concevaient pas comme nous les concevons. Les Grecs ne se percevaient pas comme nous les percevons ; ou, pour reformuler, les Grecs ne se regardaient pas comme nous nous regardons nous-mêmes : en rupture radicale d'avec le « contrepoint barbare ».

Il n'est, dans le même ordre d'idées, aucun concept de qui n'ait pu desservir autant notre compréhension des phénomènes d'incubation des grandes idées que celui de « génie ». Usons du terme, puisqu'il est attendu, mais n'en soyons pas dupe. Le « génie grec », quoiqu'en dénote le mot, n'est pas d'inspiration divine. Il consiste en un souffle encore inexploré qu'une culture particulière, en un moment particulier, a su traiter à des courants de pensée qui n'étaient pas exclusivement de sa propre chapelle. Il est une inflexion comptable d'une époque, de son épistémê, de son « histoire en train de se faire » ; une inflexion donnée à des doctrines de formes et d'origines diverses, dans des domaines aussi variés que la religion, les sciences, les arts et la métaphysique. Le « génie grec » ainsi

66' Cf. R. Grousset, « Le miracle grec », dossier : « Grèce antique », dans Encyclopédie de l'Agora (portail en ligne, 2012 et Y. Bakiya, Le miracle grec : mythe et réalité, Paris, Éditions Menaibuc, 2005.

668 E. Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Paris, Nelson, 1883, p. 60.

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compris ne doit pas être minoré ; mais sa célébration ne doit pas être hémiplégique. La pensée grecque témoigne d'influences autant que de ruptures, de créations autant que d'incorporations. Elle est le fait d'échanges autant que d'inventions. Nous sommes bénéficiaires de ces échanges ; de créateurs parfaits, nous devenons légataires. «Nani gigantum humeris insidentes », citait Bernard de Chartres, avant d'être lui-même repris par Blaise Pascal, puis de nouveau par Isaac Newton. «Nous sommes des nains assis sur les épaules de géants ». Rendons hommage à ceux qui nous ont fait. D'où qu'ils soient. Quels qu'ils soient. L'humilité est le ferment de tout apprentissage. La pensée grecque -- les pensées grecques -- ont donc plus en commun avec les doctrines étrangères qu'on a voulu l'admettre ; et certainement plus à gagner qu'à perdre à renouer leur dialogue quelque peu mis à mal avec l'Orient. Qui cherche dans cette voie pourrait mettre la main sur des trésors de paix, et bouleverser profondément notre lecture de l'histoire des idées. Il s'agirait alors, et paradoxalement, moins d'un exil que d'un retour aux sources -- partiel --, mais qui prêterait à la philosophie de nouvelles interrogations. « Retour aux sources », aux sources de la connaissance et de la connaissance de soi. « Gnôthi seautôn »669 : n'est-ce pas aussi à cela que nous invite Platon ?

Limites d'une investigation

Nous avons mis sur pied une méthodologie en deux étapes, consistant en première instance à départir ce qui relevait dans les Dialogues de sources grecques bien attestées (historiens, chroniqueurs, dramaturges, courants philosophiques et religieux) ; puis, en seconde lecture, à confronter les passages résiduels de ces Dialogues -- ceux témoignant d'indices irréductibles à la connaissance grecque -- avec un corpus égyptien. Partant des convergences qui se pouvaient relever entre les locci Aegypti et ces textes en circulation dans la vallée du Nil ; prenant appui sur la forte probabilité du voyage de Platon, nous avons étudié la possibilité que notre auteur ait pu entrer en possession ou, tout au moins, en connaissance des doctrines de l'Égypte par l'entremise des prêtres égyptiens. Doctrines qu'il aurait par la suite réinvesties dans l'horizon de sa propre pensée. Il nous a donc fallu manipuler un certain nombre de documents. « Coller » aux documents. Or, ce qui fait la force de notre étude est également sa principale faiblesse. Précisément, qu'il s'agisse d'oeuvres grecques ou égyptiennes, ne nous sont parvenues que de très rares épaves, vestiges d'un immense naufrage. Dans un cas comme dans l'autre, les pertes sont inestimables. Ceci implique que nous ne saurons peut-être jamais s'il existait en Grèce des ouvrages plus complets relatifs à l'Égypte ; ouvrages qui se seraient perdus, mais supprimeraient dès lors l'intérêt heuristique du voyage de Platon en Égypte (ce qui ne retirerait rien à l'influence possible de doctrines égyptiennes sur la pensée de Platon ; cette influence serait seulement moins

669 Platon, Charmille, 164d ; Philèbe, 48c ; Premier Alcibiade, 124a.

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immédiate). Et combien moins serons-nous à même d'envisager quels ouvrages égyptiens ont pu être traduits et diffusé auprès des Grecs ?

Les pertes de livres depuis l'Antiquité tardive auront été à l'origine d'un effacement considérable de l'héritage des anciens Grecs et plus encore, des Égyptiens. Les causes en sont multiples. On cite principalement, entre la fin du IIIe siècle et celle du VIe siècle, les sinistres accomplis lors des persécutions chrétiennes ou à l'inverse, avec la christianisation de l'empire romain, la mise au ban (et à l'index) des auteurs païens ; l'éclatement de l'empire, l'oubli de la période sombre, etc. On cite encore, et indépendamment, les détériorations consécutives au support d'écriture (quoique la chose soit aujourd'hui des plus controversées), la désuétude de ces supports et leur substitution : passage du papyrus au parchemin, du volumen au codex, usage systématique du palimpseste à compter du VIIe siècle après J.-C. Tant et si bien que la proportion des oeuvres qui nous sont parvenues intègres aux temps modernes s'avère extrêmement faible. Elle laisse à déplorer une perte irréparable de l'héritage culturel de l'Antiquité classique. La plus grande part de ces fragments ont été sauvegardés ou bien grâce aux duplicata datés de la période médiévale et conservés dans les réserves des monastères, ou bien par l'entremise des traducteurs et des commentateurs arabes. Nous connaissons, par les registres des bibliothèques, environ 2000 noms d'auteurs grecs antérieurs au Ve siècle. Parmi ces noms, seuls 253 nous sont connus par leurs écrits, pour la plupart tronqués, de seconde main ou lacunaires. La survivance des collections anciennes s'estime, selon M. H. Harris, à un titre sur mille670. Rapportée à l'ensemble de la période classique, antique et archaïque ; rapportée à la production présumée des auteurs Grecs et Égyptiens, l'ensemble de ces fonds ne représente jamais qu'une fraction dérisoire. Nous avons peu ; mais c'est là tout ce que nous avons.

Toute entreprise portant sur le passé tombe sous le coup de ce que les sociologues des sciences appellent le « biais de survie » : nous ne basons jamais nos déductions que sur les témoignages dont nous sommes légataires ; que sur les oeuvres qui ont survécu à ce passé. Nous inférons de ce a été sur le fondement de ce reste ; et nous ne pouvons mieux faire. La principale limite de notre étude tiendra par conséquent à la rareté des sources dont nous disposons. Toutes nos suppositions se rapportant au voyage Platon en terre des pharaons sont en effet fondées sur la base putative de ce que Platon ne pouvait pas connaître de l'Égypte depuis le continent. Mais de ce que la Grèce, ou l'Italie, ou la Sicile abritaient d'oeuvres relatives à l'Égypte, qu'en savons-nous vraiment ? Le saurons-nous jamais ? Un autre auteur, perdu, aurait-il pu instruire Platon bien plus avant qu'un pèlerinage « sur la route de Memphis » ? A cette question, nous ne pouvons guère répondre dans la prose du Bellay, que : « nul,

670 M. H. Harris, A History of Libraries in the Western World, Lanham, Maryland, Scarecrow Press, 1995, p. 51.

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sinon Écho, ne répond à ma voix ». Consolons-nous en remarquant que ce silence n'est toutefois pas si dirimant pour notre argumentaire qu'il pourrait le sembler. L'existence toute hypothétique d'une source grecque comblant les vides, pour mettre à mal la thèse du séjour égyptien de Platon, n'ébrèche en rien celle de sources égyptiennes à la pensée de Platon. Qu'importe que la chaîne ait chaînon de plus, pourvu qu'elle soit solide. H est aussi, dans les lignées évolutives selon Darwin, bien des chaînons manquants ; ceux-ci ne sont pas rédhibitoires. H faut donc modérer les conséquences pour notre enquête de cette lacune documentaire.

H serait désastreux, à trop prendre au sérieux les impairs intrinsèques à toute audace intellectuelle, de renoncer à entreprendre d'envisager ce que les penseurs grecs ont pu trouver de recrutable dans les cultures du Proche-Orient, et particulièrement dans les trésors des traditions pharaoniques. La possibilité de nouvelles découvertes rendent certes provisoires toutes conclusions que nous pourrions donner à notre exploration. Nous ne faisons qu'empiéter sur un domaine encore peu fréquenté. Aventureux. Peut-être un continent ; et notre carte est bien modeste. H reste encore beaucoup à découvrir, enfoui sous les sables d'Égypte. Nous dressons un état des lieux qui, le cas échéant, appellera d'autres développements, d'autres réformes à venir. Mais n'est-ce pas là le lot de toute méthode que de connaître ses limites ; la dignité de toute recherche que d'appeler sans crainte à sa remise en cause ? N'est-ce pas le propre de la science, sinon de la philosophie, que de ne jamais se tenir pour acquise ; que de sans cesse s'interroger, interpeller ; que de se souvenir, enfin, qu'elle n'est jamais, en ce monde-ci, au fait que de son ignorance ?...

De nouvelles perspectives

Choisir, c'est renoncer. Qu'on s'en réjouisse ou le déplore, la question des inspirations possibles de doctrines égyptiennes sur la pensée de Platon ne saurait s'épuiser en de si maigres analyses. La source est loin d'être tarie. C'est une mine d'or, une pépinière, mais elle est bien trop vaste pour être ici appréhendée en intégralité. Faute de prétendre à l'exhaustivité, nous avons résolu de ne prendre en considération que les dimensions anthropologiques et eschatologiques des « passages égyptiens ». La mise en parallèle des corpus grec, platonicien et égyptien nous a ainsi permis d'apercevoir au cours de notre étude un certain nombre de convergences possibles ne ressortissant pas aux thématiques de la tripartition et du jugement des âmes. Deux perspectives d'approche qui se sont avérées suffisamment fécondes pour transformer notre intuition première -- celle d'une reprise par Platon de doctrines égyptiennes -- en véritable thèse, prouvant incidemment que l'implicite est aussi important que l'explicite pour bien saisir tous les ressorts de la pensée de notre auteur. Il a fallu rogner sur bien des

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convergences qui n'intéressaient pas directement notre propos. Sélectionner, autrement dit, exclure. Nous nous sommes contenté de suggérer des pistes, d'en explorer certaines ; bien d'autres mériteraient de plus amples approfondissement qu'il nous faut ajourner. Ce n'est que partie remise...

Cette ouverture peut être l'occasion pour nous d'envisager quelles pourraient être ces autres perspectives. Une occasion de proposer d'autres orientations de recherche, de présager de ce que pourrait être une étude plus poussée des tropismes égyptiens de la pensée de Platon. Nous pourrions notamment redistribuer ces emprunts supposés en cinq grands axes de recherche, selon qu'ils interrogent :

(a) les conceptions platoniciennes et égyptiennes de l'écriture et de l'oralité671, nous engageant à une confrontation des notions d'anamnèse et hypomnèse sous-jacente dans le mythe de Theuth672 avec celles, analogues, de Sia et de Rekh dans la doctrine de l'Égypte antique673 ;

(b) le statut « éternel » et « immuable » du hiéroglyphe conçu comme vérité première, comme « archétype », « modèle », « essence », mis en rapport avec la théorie platonicienne des « formes intelligibles » connues par l'intellect et de leurs déclinaisons sensibles (question de l'articulation entre idéa et eidôlon, entre être et devenir, etc.)674 ;

(c) l' « aspectivisme » de l'art égyptien ; art protreptique et « réaliste » plutôt que représentatif675 ; art codifié dont les canons inspirent les figures de la danse, forment les corps et les esprits ; un art

fi71 Une question épineuse que celle de la disposition de Platon vis-à-vis de la parole écrite et de la parole orale. Question qui rejoint par d'autres chemins celle des enseignements ésotériques que d'aucuns lui ont attribués ; celle, également, de l'implicite et des messages codés que les dialogues recèlent à l'intention des initiés. Cf. à ce sujet les articles « Dialogue socratique et divulgation de l'incommensurable », dans J.-L. Périllié (dir.), Oralite et Ecriture chez Platon, Cahiers de philosophie Ancienne n°22, Bruxelles, Editions Ousia, 2012 ; celui de M. Vegetti, « Dans l'ombre de Thoth. Dynamiques de l'écriture chez Platon », dans M. Detienne (dir.) Les savoirs de l'écriture en Grèce ancienne, Paris, Presses universitaires de Lille, 1988, p. 387-419, et celui de P. Loraux, « L'art platonicien d'avoir l'air d'écrire », dans op. cit., p. 420-455.

672 Platon, Phèdre, 274e-275a. Se reporter au commentaire de J. Derrida, « La pharmacie de Platon » (1968), dans Platon, Phèdre, Paris, GF-Flammarion, 2e éd., 1992, p. 255-403 (en part. p. 391, n. 8). A mettre en parallèle avec D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, La vie quotidienne des dieux égyptiens, Paris, Hachette, 1995 ; en part. chap. V, §4: « De la parole à l'écrit », p. 154.

673 ibid, chap. V, §1: « Omniscience et connaissance », p. 144 et §3 : « Le savoir de Toth », p. 152.

674 Platon, Banquet, 211a ; Phédon, 75c-d, 78c-79d, 80a, 100a-b, 102b-103a, passim ; Parménide, 128e-130a, République, L. VI, 508b, L. V, 476d-479e, L. VII, 522e-525c ; Timée, 27d-28a, 51a-52a ; Phèdre, 247d-250d, etc. Un exposé plus détaillé sur la teneur et les évolutions de la « théorie des idées » chez Platon peut être consulté dans J.-Fr. Pradeau (dir.), Platon : les formes intelligibles, Paris, Presses Universitaires de France, 2001 et dans idem, L. Brisson, Le Vocabulaire de Platon, Paris, Ellipses, 1998. Voir également l'article de F. Fronterotta, « Qu'est-ce qu'une forme pour Platon ? Raisons et fonctions de la théorie des intelligibles », dans L. Brisson, F. Fronterotta, Lire Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.

675 Platon, Sophiste, 265e ; République, L. X, 605c-605e ; Lois, L. VII, 799c, etc. R. Schraerer, dans La question platonicienne. Etude sur les rapports de la pensée et de l'expression dans les Dialogues, Paris,

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manifestant, en somme, la plus grande part des qualités dont Platon déplorait l'absence dans les audaces illusionniste de son approchant grec ;

(d) le système politique égyptien, ses lois et ses limites ; son emploi rhétorique et les ambiguïtés de son utilisation dans le discours platonicien, parfois à titre de modèle, parfois d'anti-modèle. Non moins intéressante est la question de la viabilité et des limites de l'analogie entre la figure du pharaon et celle du philosophe-roi évoqué dans la République 676 et dans la Lettre VII 67, de même que celle de la Justice « médiatisée » par les gardiens678 et de la Maât679 ;

(e) le dossier de l'astronomie, de la « religion astrale »680, de la Grande Année platonicienne (« téléos eniautos »)681, de la palingénésie, du chiffre nuptia1682 et de la parallaxe683 mis en rapport avec la théorie des cycles ; le tout passé au crible des computs calendaires de l'Égypte antique et des croyances qui s'y réfèrent (cosmotélie684, période sothiaque, assimilation des âmes divinisées aux astres, etc.) ; éventuellement aussi, indissociable de ces cosmologies, la question religieuse.

On concevra par ce faisceau d'approches l'amorce d'une entreprise plus ambitieuse pour tenter d'exciper les ferments égyptiens de la pensée de Platon. Entreprise moins conventionnelle, moins attendue ; aussi, moins orthodoxe et par là même plus prometteuse que celles ordinairement conduites. Des points aveugles résistent à l'exégèse traditionnelle ; des ombres épaisses laminent le texte, que seule, peut-être, une relecture à l'aune des doctrines égyptiennes aboutirait à dissiper. Le «phénomène Platon» est loin d'avoir livré tous ses secrets. Bien des surprises -- nous en sommes convaincu -- attendent ceux qui, l'audace aidant, se donneront les moyens d'exécuter ce pas de côté si nécessaire pour renouveler l'étude d'un philosophe qui n'a de cesse de fasciner. L'Égypte de Platon est un continent riche ; et il ne tient qu'à nous de nous en emparer.

Neuchâtel, 1969, p. 167, caractérise ainsi l'art pictural tel que l'aurait envisagé Platon : « Nous pouvons supposer que cette peinture sera plate et que cependant elle représentera son modèle aussi synthétiquement que possible, un peu comme ces fresques égyptiennes figurant un homme "complet" vu de profil et de face ». L'art égyptien a tout d'un art « platonicien ». Voir, à fin de comparaison, A. Mekhitarian, La peinture égyptienne, Paris, Skira, 1954, p. 22.

676 Platon, République, L. V, 473c.

67 Platon, Lettre VIL 326a.

678 Platon, République, L. X, 607b-68b ; Lois L. VII, 799c

679 D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit, chap. II, §2 : « L'exercice du pouvoir », p. 61.

680 Platon, Épinomis, 987e-988a. Cf. A.-J. Festugière, Études de religion grecque et hellénistique, Paris, Vrin, 1972, p. 129-131.

681 Platon, Timée, 23d-25a.

682 Platon, République, L. VIII, 546 b-c.

683 Platon, Timée, 59a.

684 Le Livre des Morts chap. CLXXV.

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239

Table des matières

Avant-Propos 1

Options d'approche 12

Méthodologie 14

Plan de recherche 15

Corpus et documents 17

I. Le voyage de Platon 24

A) Sources et témoignages contemporains 28

B) Contexte des relations entre l'Égypte et la Grande Grèce. 41

C) Témoignages du voyage de Platon 62

D) Itinéraire du voyage de Platon 77

E) Indications dans les Dialogues 91

Synthèse 106

II. La tripartition de l'âme 108

A) La piste grecque 112

B) La piste égyptienne 124

Synthèse 134

III. Le jugement des âmes 136

A) La psychostasie selon les Grecs 141

B) La psychostasie selon les Egyptiens 165

C) Rayonnement littéraire de la psychostasie 194

Synthèse 208

Conclusion 211

Limites d'une investigation 214

De nouvelles perspectives 216

Bibliographie 220

Sources anciennes 220

Ouvrages de référence 223

Articles 231

240






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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams