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Platon, l'Egypte et la question de l'à¢me

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par Frédéric Mathieu
Université Montpellier III - Paul Valéry - Master I de philosophie 2013
  

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B) La piste égyptienne

Nous avons suggéré que la tripartition de l'âme comme celle de la cité pourrait s'être inspirée -- ou bien directement, ou bien par l'entremise des pythagoriciens -- des conceptions égyptiennes. Envisager que la tripartition puisse trouver ses racines en terre des pharaons suppose à l'évidence que nous en retrouvions l'empreinte. Il ne suffit pas d'affirmer que les Égyptiens usaient de la tripartition de l'âme ; encore faut-il le démontrer. Et pour ce faire, produire des éléments tangibles. H s'agirait par conséquent d'examiner s'il se trouve bien un corpus égyptien qui en témoignerait. Corpus dont un Grec de l'époque en contact avec la culture égyptienne aurait aisément pu entrer en connaissance, ou bien avoir entendu parler par les prêtres égyptiens. Une telle recherche a été entreprise par l'égyptologue François Daumas, qui fait valoir trois textes dans lesquels nous serions susceptibles de les retrouver394. A la tripartition telle qu'exposée chez Platon dans ses dialogues -- le Gorgias, le Phèdre, la République --, nous confronterons ainsi l'Enseignement de Ptahhotep (XIIe dynastie), l'Enseignement d'Ani (XIXe dynastie), ainsi que l'Enseignement d'Aménémopé (XXe ou XXIe dynastie). L'âme ou l'équivalent de l'âme y est chaque fois décrite à la lumière d'une terminologie bien spécifique. Il nous impartira de constater si de telles descriptions répondent d'une manière ou d'une autre au modèle triparti avancé par Platon.

Considérons ces textes sous leur aspect formel. La seule observation de ces trois compositions ex abrupto, hors translittération, témoigne déjà de la récurrence de trois termes. Or il se trouve que la signification de ces trois mots s'avère étrangement proche de celle conférée par Platon aux trois parties de l'âme.

Corpus égyptien

c:C

ib

Conscience, esprit,
intellect

(--- \

 

e'

--D

 

\\ '="

haty
Coeur

khet

Ventre (siège des
passions)

Corpus platonicien

Aayia'rucÔv, logistikon

Le « raisonnable »,
élément rationnel, et la

®u6c, thumos

L' « ardeur », élément
irascible, partie de l'âme

ÉinOUuia, épithumia

L'« appétit », élément
concupiscible de

394 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne de la tripartition de l'âme chez Platon », dans Mélanges A. Gutbub, publications de la recherche, Montpellier, OrMonsp II, 1984, p. 41-54.

125

 

partie de l'âme

susceptible de colère, mais

l'âme, siège du désir

 

immortelle et divine.

aussi de courage. H prend le sens de « coeur ».

et des passions
violentes.

Localisation395

Tête

Poitrine

Ventre

lb, haty, khet ; ces trois concepts essaiment les Enseignements égyptiens et pourraient bien donner le change à la terminologie employée par Platon. Tant et si bien que l'on serait tenté de postuler un certain parallélisme entre les deux doctrines. Cette hypothèse doit encore être vérifiée et, pour cela, ces concepts étudiés dans leur contexte d'origine. Jusqu'à quel point ces trois notions sont-elles identifiables aux trois principes platoniciens ?

L'Enseignement de Ptahhotep

Nous procéderons par ordre chronologique à l'analyse de ce corpus. Le premier texte qu'il conviendrait d'interroger dans cette perspective serait alors l'Enseignement de Ptahhotep. Nous connaissons essentiellement cette oeuvre par le « papyrus Prisse », du nom de l'orientaliste français Émile Prisse d'Avesnes qui en aurait fait l'acquisition à Thèbes en 1843, et conservé depuis à la Bibliothèque nationale de France396 Il s'agirait de l'un des plus anciens manuscrits connus au monde. Les Égyptiens prétendaient faire remonter cette sagesse à la Ve dynastie, puisqu'attribuée à Ptahhotep (« Ptah est en paix »), vizir du roi Djedkarê Isési, comme en atteste le prologue. Elle fut certainement rédigée au cours de la XIe ou XIIe dynastie397, et par suite antidatée pour lui prêter le prestige de l'ancienneté398. L'auteur pseudépigraphe de cet Enseignement fut révéré longtemps après sa mort

395 « Portées dans les trois séjours que l'âme habite, quel que soit celui dans lequel elles [les émanations malignes] tombent, elles y causent des tristesses et des chagrins de toute espèce, elles y causent l'audace et la lâcheté, et rendent l'homme oublieux et stupide » (Platon, Timée, 87a). Une note de l'édition de Victor Cousin précise, pour ce qui concerne les trois « séjours » de l'âme, qu'il s'agit bien de la tête, de la poitrine et du bas-ventre (Timée, dans OEuvres de Platon, trad. V. Cousin, Paris, 1822-1840).

396 Enseignement de Ptahhotep, d'après le Papyrus Prisse, n°183 à 194, div. Orientale, sec. Égypte 186 du département des Manuscrits de la BNF et les papyri du British Museum ref. 10371, 10435 et 10509 .

397 Sur les difficultés liées à la datation des Enseignements de Ptahhotep, voir notamment E. Eichler, ZeitschriftfurAgyptische Sprache und Altertumskunde (ZAS), n°128, Leipzig, 2001, p. 97-107.

398 Pour une meilleure compréhension de la perception particulière que les Égyptiens pouvaient avoir de leur passé, sur l'importance de la tradition et sur la relecture constante de cette « tradition » au bénéfice de réformes politiques, morales et religieuses conjoncturelles, cf. P. Vernus, Essai sur la conscience de l'histoire dans l'Égypte pharaonique, Paris, H. Champion, 1995. Platon lui-même recourt au procédé en conférant à son récit de l'Atlantide et de la première Athènes la caution d'une autorité : Solon d'Athènes. Solon tenant lui-même ce récit « historique » de la bouche d'hommes de religion, gardiens d'une mémoire égyptienne de plus de 9000 ans.

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comme un intercesseur des hommes auprès des dieux. Cette renommée explique que sa chapelle funéraire, située à quelques pas du célèbre complexe de Djéser et et de sa pyramide à degrés, ait attiré des pèlerins de tout le pays, venus dans l'espoir de bénéficier d'un peu de son influence. Aussi sa tombe était-elle l'un des monuments les plus visités de la nécropole de Saqqâra. Réputation, prestige de l'ancienneté, fonction sacerdotale et proximité avec les dieux, autant de raisons qui faisaient du vizir Ptahhotep un candidat idéal à la paternité fictive d'une oeuvre morale de référence.

Cette oeuvre se destine en premier lieu à la formation intellectuelle et morale de la caste des scribes, des fonctionnaires et des juristes. Elle se présente comme un recueil de maximes et de préceptes éthiques, dont la teneur exprime des préoccupations bien spécifiques à ces fonctions. Le locuteur en est le vizir Ptahhotep lui-même. Ce haut dignitaire, alors âgé de 110 ans, un âge passant pour idéal, aurait eu l'ambition en écrivant cette oeuvre d'enseigner à son fils les arcanes du métier et de lui délivrer à cette même occasion des règles de vie en société. Mais au-delà d'une simple collection de conseils pratiques, cette oeuvre laisse transparaître à l'arrière-plan tout un système métaphysique solide et structuré, usant d'un langage imagé mais également, surtout, d'une terminologie abstraite qui allait mettre à dure épreuve l'habileté des traducteurs. « OEuvre fondatrice de la culture classique dans l'Égypte pharaonique »399, l'Enseignement de Ptahhotep pourrait être en effet, en reprenant ici les mots de G. Jéquier, « le texte littéraire égyptien le plus difficile à traduire »400 Difficulté qui n'a d'égale que le nombre de traductions successivement proposées depuis sa découverte. Se peuvent citer, parmi les plus anciennes, celle en français d'É. Devaud401 et, en anglais, de B. Gunn402. En dépit de l'importance majeure du papyrus Prisse pour l'égyptologie, à l'exclusion de ses premières illustres tentatives, le public francophone n'avait jusqu'à ces dernières années à sa disposition que la version d'un égyptologue tchèque, Z. Zaba403, consultable dans les seules bibliothèques spécialisées, désormais obsolète. Conçue en 1929, le manuel de grammaire de A.H. Gardiner a enregistré depuis des évolutions considérables dans notre connaissance de la langue égyptienne classique. La traduction récente de l'égyptologue français P. Vernus404 a su tirer profit de ces progrès. Celle de B. Mathieu présentée ci-dessous réactualise les précédentes. Elle est le fruit

399 P. Vernus, « L'intertextualité dans la culture pharaonique : l'Enseignement de Ptahhotep et le graffito d'Jmny (Ouadi Hammâmât, n°3042) », dans G6ttingerMiszellen, n°147, 1995, p. 103-109.

400 G. Jéquier, Le papyrus Prisse et ses variantes, Paris, Paul Geuthner, 1911.

401 E. Devaud, Les Maximes de Ptahhotep d'après le papyrus Prisse, les papyrus 10371, 10435 et 10509 du British Museum et la tablette Carnavon, Fribourg, 1916.

4°2 B. G. Gunn, « The Wisdom of the East : The Instruction of Ptah-Hotep and The Instruction of Ke'Gemni: The Oldest Books in the World » (1918), Londres, Kessinger Publishing, LLC.

4°3 Z. Zaba, Les maximes de Ptahhotep, Prague, Éditions de l'Académie tchécoslovaque des sciences, 1956.

494 P. Vernus, Sagesses de l'Égypte pharaonique, Paris, Imprimerie nationale, La Salamandre, 2001, p. 63-135.

127

d'une recherche s'étendant sur plusieurs années dans le cadre de séminaires donnés à l'université Paul Valéry (Montpellier III)4°5

Il apparaît à la lumière de cette nouvelle traduction que le mot khet revêt dans la sagesse de Ptahhotep un sens tout à fait significatif En son acception propre, originelle, il signifie le ventre et, par métonymie, en vient à signifier plus largement notre intériorité, savoir ce que les autres ne voient pas, mais qui réside nous. Le mot « coeur » en français s'emploie parfois dans les mêmes termes en son sens figuré406 C'est tout au moins la traduction que propose B. Mathieu407 de ce concept dans ces deux extraits des Maximes de Ptahhotep :

Maxime 16 :

Si tu es en position de dirigeant, montre-toi aimable quand tu auditionnes la déposition d'un

plaignant ;

ne le rejette pas tant qu'il n'a pas déchargé son coeur (khet) de ce qu'il avait prévu de te dire. La victime préfere encore s 'épancher plutôt que de voir traiter ce pourquoi elle est venue 4°s

Précepte témoignant d'une solide expérience de la psychologie humaine. Un brin cynique, mais avisé. Assez aux yeux des fonctionnaires pour inspirer une véritable sagesse diplomatique, et se trouver répercutée presque ne varietur dans nombre de textes ultérieurs. Citons, à preuve, l'autobiographie de Montouhotep, un nomarque d'Hermontis (Ermant) du début de la XIIe dynastie : « J'étais quelqu'un de bien disposé à l'égard du plaignant jusqu'à ce qu'il ait dit pourquoi il était venu » 409 Un autre emploi de khet au sens de « coeur » peut être relevé dans la seconde partie du papyrus Prisse :

Maxime 26 :

Ta maison restera vivante grâce à l'affection,
si tu es un adjoint parfait.

4°5 B. Mathieu, « L'Enseignement de Ptahhotep » dans Vision d'Égypte. Émile Prisse d'Avènnes (1807 -- 1879), Paris, Bibliothèque nationale de France, BX Livres, 2011.

4°6 Notes sur la traduction de R. O. Faulkner, dans W. K. Simpson (dir.), The Literature of Ancient Egypt: An Anthology of Stories, Instructions, Stelae, Autobiographies, and Poetry, New Haven, Yale University Press 1972, p. 166 et 170.

407 B. Mathieu, op. cit.

4°8 Enseignements de Ptahhotep, maxime 16, trad. B. Mathieu, op. cit. Ce choix de rendre Khet par « coeur » était déjà présent dans la traduction proposée par Z. Zaba : « Ne le repousse pas avant qu'il ait libéré son coeur (Khet) de ce qu'il s'était proposé de se dire » (Les maximes de Ptahhotep, maxime 16, trad. Z. Zaba, op. cit., p. 49).

4°9 Autobiographie de Montouhotep, d'après la Stèle C14, 14333 du Louvre, trad. S. Rosmorduc, 1. 14.

128

Et elle sera grâce à toi un auxiliaire parfait, également,
car il s'agit aussi de la durée de ta [propre] affection
(mérout)
dans le coeur (khet) de ceux qui t'aiment ;
vois, c'est un vrai ka, celui qui aime obéir.41°

Le même emploi de ce concept se retrouve gravé sur la stèle d'un haut fonctionnaire égyptien formé par les moralistes dans la lignée de Ptahhotep. Il est question d'« un homme à qui les coeurs confient leurs besoins ». Le terme khet réfère ici clairement dans ces emplois à la partie non corporelle de l'homme, grevé d'une légère nuance affective qui rend raison de la traduction de Faulkner par le mot «heart ». D'abord très englobante, cette notion va toutefois se préciser dans la suite du texte, pour recouper d'une manière qui apparaîtra bien probante celle de l'épithumia platonicienne. En d'autres termes, partant de la signification concrète de « ventre », le contenu sémantique de khet va évoluer progressivement pour signifier la pensée qui demeure en nous et finalement le siège de nos passions, de nos instincts, pour l'essentiel incontrôlés.

Utilisé en son sens strict pour désigner l'intériorité en général, khet signifie ainsi plus particulièrement « convoitise », « appétit ». Là un troisième emploi de ce concept de khet peut être relevé, qui s'avère d'autant plus intéressant qu'il le met en opposition avec celui de ib, ayant ici le sens de « raison efficiente » ou « volonté rationnelle ».

Maxime 13 :
Si tu es avec des gens,
gagne les partisans d'un homme réfléchi,un homme réfléchi
qui ne soit pas l'esclave de ce que lui dictent ses pulsions
(khet).
On devient un dirigeant par soi-même,le nanti se demandant :
"Quel serait son avis ?"
Ton renom sera parfait, sans diffamation,
ton corps bien nourri et ton attention tournée vers ton entourage,
et l'on vantera tes mérites à ton insu.
L'homme qui obéit à ses pulsions
(khet) suscitera la contestation au lieu de l'affection,
son esprit
(lb) est stérile et son corps sec.
Considérable est la volonté
(ib) de ceux que le dieu a dotés ;
Celui qui obéit à ses pulsions
(khet), il appartient à l'Adversaire.41

41° Enseignements de Ptahhotep, maxime 26, trad. B. Mathieu, op. cit.

129

Nous voyons donc s'articuler, dans L'Enseignement de Ptahhotep, deux des concepts peu ou prou comparables à ceux employés par Platon pour référer respectivement à la partie de l'âme responsable des passions et à celle dépositaire de la raison. Ce précieux texte daté du Moyen Empire fournit ainsi un premier argument propre à corroborer une possible équivalence entre d'une part le khet et le ib égyptiens et d'autre part l'épithumia et le logistikon platoniciens. Cette typologie inchoative, pour l'heure duelle et bientôt tripartite se retrouvera dans de nombreux documents postérieurs à la rédaction du papyrus Prisse, ceux-ci puisant directement leur inspiration chez Ptahhotep. Les interprètes modernes n'ont pas manqué de souligner le nombre impressionnant de citations et de références qui y sont faites dans les textes ultérieurs412, et ce jusqu'à l'époque gréco-romaine413 L'ancienneté de cet Enseignement et des conceptions qu'il véhicule n'était donc en rien un obstacle à sa connaissance par les prêtres égyptiens, ni donc à sa divulgation auprès des Grecs parmi lesquels Platon. Plusieurs documents mis au jour dans le village des artisans de Deir al-Médina témoignent par surcroît de ce que Ptahhotep était toujours enseigné et recopié par les lettrés de l'époque ramesside, c'est-à-dire au Nouvel Empire, durant les XIXe et XXe dynasties. Cela bien que déjà des gloses plus ou moins pertinentes s'y soient interpolées avec pour intention d'expliciter certains passages devenus obscurs avec le temps en raison de l'évolution de la syntaxe et du lexique. Obscurs, au point qu'il ait fallu, selon l'égyptologue allemand J. Osing, le remplacer à la fin de la XIXe dynastie, par l'Enseignement d'Ani, ce dernier étant lui-même appelé à être remplacé à la XXIe dynastie par l'Enseignement d'Aménémopé. Ani et Aménémopé aurait donc succédé à Ptahhotep dans sa fonction pédagogique et moralisatrice, tout en en développant la dimension métaphysique et conceptuelle. Si la tripartition ib / khet / (haty) commence avec le texte fondateur de Ptahhotep, c'est bien avec ses successeurs qu'elle se confirme, se parachève et acquiert véritablement ses lettres de noblesse.

41 Enseignements de Ptahhotep, maxime 13, trad. B. Mathieu, op. cit. La traduction de Z. Zaba mettait déjà en évidence ce jeu d'oppositions : « Mais pour celui dont la raison (Ib) obéit à sa passion (Khet) / elles le rendaient plaisant au lieu de le rendre aimable / Sa raison (Ib) est triste et ses membres ne sont pas oints / Joyeuse est la raison (Ib) de ceux à qui Dieu a donné / mais celui qui obéit à sa passion (Khet) appartient à l'ennemi » (Les maximes de Ptahhotep, maxime 13, trad. Z. Zaba, op. cit., p. 49).

412 Voir notamment celles excipées par H. Brunner, « Zitate aus Lebenslehren », dans E. Hornung, O. Keel (éd.), Studien zu altagyptischen Lebenslehren, OBO 28, 1979, p. 105-170, en part. p. 123-143 ; par W. Guglielmi, « Eine Lehre für einen reiselustigen Sohn », dans WeltOr XIV, 1983, p. 157-158 ; par H.-W. Fischer-Elfert, « Vermischtes III : Zwei neue Ptahhotep-Spuren », dans G6ttinger Miszellen, n°143, 1994, p. 48-49 ; et par P. Vernus, « L'intertextualité dans la culture pharaonique : l'Enseignement de Ptahhotep et le graffito d'Jmny (Ouâdi Hammâmât n° 3042) », dans G6ttingerMiszellen, n°147, 1995, p. 103-109.

413 F. Hagen, « Echoes of Ptahhotep in the Greco-Roman Period ? », dans Zeitschrift fur Agyptische Sprache und Altertumskunde (ZAS), n°28, Leipzig, 2009, p. 130-135.

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L'Enseignement d'Ani

M. Lichtheim fait remonter la rédaction de l'Enseignement d'Ami 14 à la XVIIIe dynastie, c'est-à-dire dans la première moitié du Nouvel Empire (1552 à --1292)415 Nous ne possédons en réalité de cet Enseignement que des copies postérieures, datables au plus tôt des XIXe et XXe dynasties ramessides. Frappante est dans ce texte la sophistication de la pensée de son auteur, témoignant d'une réflexion déjà profonde et héritière d'une longue tradition. C'est dire que les difficultés ne tiennent pas pour ce texte qu'aux aléas de la traduction, mais plus encore à la restitution du sens d'un contenu doctrinal dont nous ne possédons pas tous les outils conceptuels. Plusieurs années de commentaires ont été nécessaires pour que l'on parvînt enfin à entrevoir le sens de ce qui reste l'un des plus remarquables ouvrages de morale que nous ait légués l'Égypte ancienne. Les renseignements nous manquent sur les intentions précises de ce traité et les circonstances de sa rédaction. Ce n'est toutefois que dans le corps du texte que sont déclinés les maximes et préceptes qui retiendront notre attention. Leur agencement n'épouse pas de logique particulière ou constatable en première analyse. Leur teneur, cependant, coïncide tout à fait avec le contenu doctrinal de la sagesse de Ptahhotep. Quant aux thèmes abordés, ils demeurent ceux, classiques, typiques, des oeuvres sapientiales égyptiennes416 Voyons comment sont employés dans ce contexte les notions qui nous occupent.

Le mot khet dans la sagesse d'Ani est employé dans les deux sens de la même manière exactement qu'il pouvait l'être dans le texte précédent. A savoir en son sens générique où il est synonyme d'intériorité et en son sens particulier, où il se fait équivalent du désir passionnel. Le

papyrus Boulaq IV principal manuscrit met ainsi en valeur ces deux acceptions. La première en
VII, 9 : « Le coeur (khet) de l'homme est large plus que le double grenier, et il est plein de réponse de toutes sortes ». Le terme khet, selon Lichtheim417, peut être ici rendu par « coeur » en tant que « for intérieur »418. La seconde acception de khet, celle de siège des passions, intervient en V, 6 : « Garde-toi de pécher par injustice dans [tes] paroles. Fais attention à toi. Repousse l'injuste en ton âme passionnelle (khet) ».

414 L'Enseignement du Scribe Ani, ref. E30144 du Louvre.

415 M. Lichtheim, Ancient Egyptian Literature, vol. II : « The New Kingdom », Berkeley, University of California Press, 1976, p. 135.

416 P. Vernus, op. cit., p. 63-134.

417 M. Lichtheim, op. cit., p. 138.

418 Sur les diverses acceptions et sur la symbolique du coeur dans l'Égypte antique, se référer à la synthèse de A. Piankoff, Le « Coeur h dans les textes égyptiens depuis l'Ancien Empire jusqu'à la fin du Nouvel Empire, Paris, Paul Geuthner, 1930, p. 104-105.

131

Peu employé dans l'Enseignement de Ptahhotep, le mot haty pose moins de difficultés. Son sens est plus restreint, plus univoque. D'après B. Long, médecin et chargé de cours à la faculté de médecine de Montpellier, haty dans le contexte de la pratique médicale de l'époque, aurait servi précisément à désigner l'épigastre. Quoi que son sens ait évolué pour recouvrir en copte celui de ib (raison) son emploi dans les textes sapientiaux s'inscrit dans une typologie qui l'en distingue explicitement. En sus de référer à une partie du corps, il s'emploie pour désigner courage, ardeur ou détermination.

L 'Enseignement d 'Ani y recours à plusieurs reprises. L'un des préceptes s'ouvre par les mots «tandis que ton courage (haty) demeure calme au milieu des soldats »419 ; un autre énonce -- ou préconise -- que « tout homme qui a fondé une maison calmera les colères subites (haty as) »420. Entendre ici : « calmera ses colères ». Tenir une maisonnée exige de l'entregent, des concessions et de la diplomatie. Si donc haty peut référer dans la terminologie médicale à l'épigastre, et désigner communément l'ardeur ou le courage, il peut aussi prendre un sens plus péjoratif, celui de colère. L'ardeur est donc dépositaire d'une certaine neutralité et peut servir à soutenir ce qu'il y a de meilleur comme ce qu'il y a de pire en nous. Haty peut indifféremment prêter main forte au ib (raison) ou se soumettre au khet (désir passionnel). H peut être intéressant de remarquer, à cet égard, que chez Platon aussi l'ardeur (thumos) peut être mise au service des passions (épithumia) comme de la raison (logistikon) :

Ne remarquons-nous pas aussi en plusieurs occasions que, lorsqu'on se sent entraîné par ses désirs malgré la raison, on se fait des reproches à soi-même, on s'emporte contre ce qui nous fait violence intérieurement, et que dans ce conflit qui s'élève comme entre deux personnes, la colère se range du coté de la raison? Mais qu'elle se soit jamais mise du côté du désir, quand la raison prononce qu'il ne faut pas faire quelque chose, c'est ce que tu n'as jamais éprouvé en toi - ni même remarqué dans les autres 421

Loin que la tripartition de l'âme soit le seul élément de doctrine à se trouver concurremment dans les Dialogues dans les textes égyptiens, c'est alors, au-delà, leur hiérarchisation, leur dynamique interne, les ressorts normatifs de leur articulation qui s'y trouvent exprimées.

419 L'Enseignement d'Api, numérotation Suys : VIII, 19, éd. et trad. P. Vernus, op.cit.

420 Ibid., numérotation Suys : IX, 6, éd. et trad. P. Vernus, op.cit.

421 Platon, République, L. IV, 440a.

132

L'Enseignement d'Aménémopé

S'il est un dernier texte qui mérite toute notre attention, c'est sans aucun doute l'Enseignement

d 'Aménémopé 422. Un document dont on a longtemps cru plus tardive la rédaction, mais dont les dernières avancées de l'égyptologie obligent à réviser la datation, si bien qu'on l'attribue aujourd'hui à la fin de l'époque ramesside, à la fm de XXe dynastie ou au début de la XXIe dynastie (vers -1100/1000)423. Il s'agit d'un Enseignement déployant trente chapitres de maximes et de recommandations morales rédigées par le scribe Aménémopé à l'attention de son fils. La traduction de l'oeuvre pose encore des difficultés, malgré les très nombreuses études dont elle a fait l'objet. Un intérêt qui n'est pas sans rapport avec les nombreuses convergences qui se constatent entre le texte d'Aménémopé et le livre biblique des Proverbes, qu'il a partiellement inspiré424

Les trois notions précédemment relevées apparaissent concomitamment dans l'oeuvre et, mieux encore, conçu dans leur rapport les uns avec les autres. L'acception restrictive de khet conçue comme âme passionnelle, siège des instincts irraisonnés, se retrouve dans l'Enseignement d 'Aménémopé. Il y est par ailleurs, et de manière tout à fait remarquable, soigneusement distingué de la raison (ib) et siège de la mémoire, et de l'ardeur, courage ou passion juste (hazy), comme en attestent les prohibitions du Chapitre X :

Chapitre X :

Ne salue pas le bouillant que tu rencontres entre forçant,
Ni ne fait violence à ton propre sentiment/raison (ib).
Ne lui dit pas faussement : « soit loué ! »,
Alors qu'il y a du calcul au fond de [ton âme passionnelle] (khet).
Ne parle pas mensongèrement avec un homme
C'est l'abomination du Dieu
Ne dissocie pas ton coeur (haty) de ta langue [...]
Dieu déteste qu'on fausse une parole ;
Sa grande abomination : la contradiction intérieure 425

422Papyrus princeps conservé au British Museum, ref. 10474.

423 M. Lichtheim, op. cit., p. 147.

424 Fr. Daumas, art. cit.

425 L'Enseignement d'Aménémopé, chap. X (XIII, 1. 10 -- XIV, 1. 3), éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 316.

133

L'expression « bouillant » ou « homme-bouillant » est un idiotisme usuel dans les textes sapientiaux égyptiens, utilisé pour désigner l'homme passionné et qui n'obéit qu'à la partie irrationnelle de son âme. Autrement dit, celui chez qui le ib est soumis au khet. Platon pourrait appeler cet homme tyran. Et en effet, le même mot -- khet -- est employé quelques lignes plus loin pour servir à la description de l'homme passionné, oppresseur et injuste : « ses lèvres sont douces, mais sa langue aigre ; le feu brûle dans son corps/âme passionnelle (khet) »426. Et c'est bien dans ce sens, celui de désir irrationnel, que l'emploie à nouveau Aménémopé pour mettre son lecteur en garde : « mais une relation bienveillante sur ta langue, tandis que le défavorable demeure caché au fond de toi/dans ton âme passionnelle (khet) »427. Chez l'homme dont l'âme n'est pas en harmonie, ce principe passionnel peut fausser le jugement, c'est-à-dire pervertir l'intelligence, submerger la raison : « tandis que sa raison est fourvoyée par sa passion, etc. »428.

Le mot haty utilisé dans l'Enseignement d'Aménémopé revêt le sens d'une puissance tournée vers l'action, mais d'une puissance maîtrisée, qui peut être rendue par volonté de bien ou de justice. Haty désigne moins ici l'ardeur en son sens neutre que, plus spécifiquement, l'ardeur venant en aide aux passions nobles. A savoir donc une volonté conduite par la raison. Haty exprime alors un mouvement qui porte à l'action juste, un courage résolu et gouverné par la raison. Haty, dans ce contexte, témoigne de la domination du ib : « donne du poids à ton intelligence (ib), affermit à volonté (haty) », conseille Aménémopé429. L'acception de haty comme volonté apparaît plus clairement encore dans la formule suivante : « n'opère pas un partage entre ton intention (hazy) et ta langue ! »430 Une préconisation qui pourrait être mise en parallèle avec une similaire extraite d'une autre célèbre sagesse, l'Enseignement d'Amennakht : «fait patienter ta volonté (haty) dans sa hâte »431

La valeur sémantique de ib reste sans doute des trois principes la moins problématique. De la même manière que haty désignait l'épigastre et le courage, le principe et son assiette corporelle, le terme ib désigne tout à la fois l'intellect et la raison. Dans l'Enseignement d'Aménémopé, bien connu des prêtres égyptiens au temps où Platon visita l'Égypte dans le courant de la XXIXe dynastie432, cet intellect s'associe de manière significative à la mémoire. Le siège du ib sera donc également le siège de la mémoire. Et c'est ainsi, sans doute, qu'il faut comprendre l'invitation maintes fois réitérée du

426 Ibid., chap. IX (XII, 1. 6-7), éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 316.

427 Ibid., chap. VIII (XI, 1. 10-11), éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 315.

428 Ibid., chap. XI (XIV, 1. 10), éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 317.

429 Ibid, chap. VII (IX, 1. 9), éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 313. Voir également E. Grumach, Studien Zur Geschichte und Epigraphik derfrühen Aegaeis, Berlin, Walter de Gruyter, 1967 p. 67.

430 Ibid., chap. X (XIII, 1. 17), éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 316.

431 L'Enseignement d'Imennakht,1. 10, éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 285 seq.

432 Th. Lefort, « St-Pachome et Amen-em-ope », dans Museon, t. XL, n°127, Den Haag, p. 65-74.

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scribe à « placer cet enseignement dans [son] coeur »433 Or, on se rappellera que chez Platon, toute connaissance est aperçue comme une réminiscence ou encore conversion par laquelle l'âme rationnelle réoriente son regard vers les réalités véritables. Les dieux eux-mêmes possèdent un ib434 Mais ce ib spécifique aux dieux, à l'inverse de celui des hommes, n'est pas plus troublé par le khet que n'est, d'après le Phèdre de Platon, désordonné l'attelage de l'âme des dieux.

Synthèse

Du Moyen Empire au Nouvel Empire, nous avons parcouru à grands traits, à travers trois oeuvres sapientiales, l'ensemble de l'histoire égyptienne des conceptions de la psychologie morale. Force est de constater que par-delà leurs disparités dues au contexte et à l'époque, ces textes recourent tous à un vocabulaire commun concernant la métaphysique de la subjectivité. Bien qu'une grande partie de la littérature égyptienne ait péri, on ne peut alors qu'être frappé de repérer dans ces Sagesses de telles constances et qui pourraient difficilement être dûes au hasard. Trois notions reviennent constamment sous le calame des scribes, qui s'assimileraient presque terme à terme aux trois principes de l'âme exposée chez Platon. Ainsi l'Enseignement de Ptahhotep (XI-XIIe dynasties), l'Enseignement d'Ani (XIXe dynastie) et l'Enseignement d'Aménémopé (XXe-XXIe dynasties) déploient effectivement une partition que l'on pourrait apparenter à celle présente dans les Dialogues. Sans doute ces mots étaient-ils empruntés au vocabulaire courant de la langue égyptienne, mais leur emploi thématisé dans les Sagesses leur confère au-delà une valeur technique et beaucoup plus précise.

En résumé, au principe du logistikon (le «raisonnable », ou esprit, élément rationnel, immortel, divin) correspondrait le ib (conscience, esprit, facultés intellectuelles ou raisonnables) ; au thumos (la « colère », élément irascible) le haty (le coeur, l'ardeur que donne une motivation vive). Quant à l'épithumia (l'« appétit », élément concupiscible), elle trouverait son équivalent dans le concept de khet, lequel, se référant d'abord à l'intériorité, évolue rapidement pour prendre un sens péjoratif et désigner le domaine de la passion irraisonnée, capable d'induire en erreur.

Nous avons soin de préciser que l'assimilation n'est jamais qu'approximative. Transposer un concept d'une langue à l'autre est un pari risqué. Nous disons « presque » terme à terme, du fait

433 L'Enseignement d'Aménémopé, chap. I (III, 11, 17), p. 308 ; chap. III (V, 18) p. 309-310 ; chap. XV (XVII, 15-16) p. 319 ; chap. XXII (XXII, 13) p. 323, éd. et trad. P. Vernus, op.cit notons incidemment que cette conception du coeur comme siège de la mémoire perdure à travers nombre d'expressions françaises ; e.g.: « apprendre par coeur », etc.

434 ibid., chap. III (V, 7), éd. et trad. P. Vernus, op.cit., p. 311.

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qu'aucun mot des langues indo-européennes courantes n'est en mesure de rendre compte adéquatement de ces concepts authentiquement égyptiens. Il s'agit d'un impondérable de la traduction dont la portée est bien plus générale que celui de l'égyptien. Raison pourquoi, lorsque les Coptes ont voulu traduire le mot psyché du Nouveau Testament, ils se sont-ils contentés d'importer le terme grec. Toute assimilation repose dès lors nécessairement sur un abus de langage. Le tout est d'en avoir conscience.

Or, l'ancienneté du corpus égyptien -- le plus ancien étant daté du Moyen Empire -- nous interdit d'envisager que ces textes aient pu subir une influence grecque. Ces oeuvres s'échelonnent en effet sur plusieurs siècles. Ce qui rend d'autant plus éloquente leur relative constance doctrinaire et terminologique. Tous manifestent une unité de pensée remarquablement stricte malgré leurs indéniables variantes. Ce qui laisse à penser qu'au-delà des mutations, survenues au cours des siècles, tous se réfèrent à une tradition, à une école de pensée commune. L'usage de ce vocabulaire de référence s'expliquerait donc par le fait que l'ensemble des notables dont nous possédons les biographies ont été formés par la lecture des Enseignements moraux classiques. Si influence il y a, en l'occurrence, elle ne peut être envisagée que dans le sens de l'Égypte vers la Grèce. Aussi étrange et contrintuitif que cela puisse paraître, la tripartition de l'âme existait déjà chez les Égyptiens avant d'apparaître chez les Grecs. Cela ne signifie pas que les Égyptiens auraient transmis avec Platon cette idée chez les Grecs, mais tout au moins ne peut-on désormais radicalement l'exclure. Nous ne pouvons rien affirmer de plus, sinon qu'il ne paraît plus, en tout cas, trop téméraire de postuler que Platon aurait pu entrer en connaissance de cette psychologie sapientiale et l'aurait adapté pour composer avec sa propre pensée.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon