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Platon, l'Egypte et la question de l'à¢me

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par Frédéric Mathieu
Université Montpellier III - Paul Valéry - Master I de philosophie 2013
  

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b. L'au-delà

Les lamelles d'or orphiques retrouvées dans les tombes semblent ne laisser aucune ambiguïté quant à l'existence d'une après-vie, et même de vie après la vie. Leur présence aux côtés des initiés s'explique à l'aune de leur utilité comme aide-mémoire susceptible de les guider au cours de leur voyage dans l'au-delà. Les lamelles d'or indiquent à l'initié le bon chemin à suivre. Parmi les plus anciennes lamelles orphiques qui nous sont parvenues figure celle d'Hipponion, datée de la fin du Ve ou du début du We s. avant J.-C. Ce document, exhumé d'une sépulture, décrit les principaux moments, les seuils et les rencontres qui attendent le défunt au cours de son passage dans l'autre monde. Ce de la même manière, nous le verrons, que les textes des Sarcophages. Mais n'anticipons

457 D'après les estimations proposées par A.-F. Morand, Etudes sur les Hymnes Orphiques. Religions dans le monde gréco-romain, Boston, Brill, Leiden, 2001.

458 M. Detienne, Dionysos mis à mort, Paris, Tel, Gallimard, 1998, p. 167.

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pas. H est dédié à la déesse de la mémoire : « Ceci est consacré à Mnémosyne, quand tu seras sur le point de mourir »459 ; or nous ne savons que trop quelle importance pouvait revêtir la mémoire chez Platon. H s'agit en l'occurrence du souvenir des enseignements prodigués par la secte au cours des Teletai, des Mystères. H s'agit plus encore de la réminiscence des cycles antérieurs et du souvenir de l'origine de la « souffrance et de la lourde perte »460 C'est qu'en effet, le défunt initié aura besoin de recourir à ces enseignements lorsqu'il se retrouvera devant les deux grands fleuves des enfers orphiques : à gauche, le fleuve Léthé, symbolisant l'oubli ; à droite, la source de Mnémosyne, allégorie de la remémoration :

Tu iras dans la demeure bien construite d'Hadès : à droite il y a une source,

À côté d'elle se dresse un cyprès blanc ;

c'est là que descendent les âmes des morts et qu'elles s 'y rafraîchissent.

De cette source tu ne t'approches surtout pas.

Mais plus loin, tu trouveras une eau froide qui coule

Du lac de Mnémosyne ; [...]

Ils te donneront à boire (l'eau) du lac de Mnémosyne.

Et toi, quand tu auras bu, tu parcourras la voie sacrée.461

A travers les nombreuses indications qui sont données dans cet extrait se brossent une véritable topographie des enfers. Le rapprochement avec le thème du jardin funéraire égyptien constitué d'arbres et de sources a notamment été esquissé par J. Assmann462 ; et ce rapprochement semble d'autant plus éloquent qu'il rend raison d'un imaginaire eschatologique grec antérieur aux textes des lamelles d'or orphiques. Mais plutôt que les influences possibles de l'Égypte sur les doctrines orphiques -- dossier qui vaudrait d'être ouvert, mais qui n'est pas notre propos -- voyons comment cette géographie a pu influencer Platon. Les fleuves précédemment cités, celui de la mémoire et de l'oubli, occupent dans cet espace une fonction centrale. La présence de ces fleuves est attestée de manière analogue par les lamelles d'or trouvées à Pétélia, Pharsale et Entella463 D'autres lamelles moins détaillées reprennent ces descriptions à différentes époques : «Donnez-moi donc à boire (l'eau) de la source qui coule pérenne, à droite, là où (est) le cyprès »464. Le fleuve ou le lac de Mnémosyne

459 Hipponion, I A 1, trad. G. P. Carratelli, op. cit., p. 35.

460 Ibid.

461 Ibid.

462 J. Assmann, Mort et au-delà dans _l'Égypte ancienne, Monaco, Éditions du Rocher, 2001, p. 340-345.

463 Pétélia, I A 2 ; Pharsale, I A 3 ; Entella I A 4, trad. G. P. Carratelli, op. cit., p. 60-61, 68, 72.

464 Eleuthérna, I B 1, trad. G. P. Carratelli, op. cit., p. 76. Voir également les autres lamelles d'or trouvées à Eleuthérna, I B 2, I B 3, I B 5, I B 6, op.cit., p. 79, 81, 84, 86 ; celles exhumées à Mylopotamos, I B 4, p. 83 et celles de Thessalie, I B 7, op.cit., p. 95.

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apparaît comme un élément récurrent dans toutes ces descriptions orphiques. En quoi cette conception de l'enfer se distingue-t-elle de celle que pouvait en avoir le commun des Grecs ?

H est un fait que l'élément humide dans l'au-delà a toujours occupé dans la pensée des Grecs une place prépondérante (l'enfer commun des Grecs était veiné de fleuves), faisant ainsi écho au système de valeur mis en lumière par M. Détienne (l'humide est du côté de la mort465) Les textes attiques datés du Ve s. avant J.-C. mentionnent effectivement au moins un fleuve ou un lac infernal, « espace entre deux mondes » puisqu'il entoure l'Hadès : il s'agissait de l'Achéron, tel que l'évoque entre autres Aristophane et Euripide466 Les traditions les plus anciennes font également état de trois autres fleuves, à savoir le Cocyte, le Pyriphlegethon et le Styx. Hésiode, pour décrire ce dernier dans sa Théogonie, recourt à l'expression de hudôr psuchron, « eau spirituelle » 467. L'apparition du lac de Mnémosyne dans les enfers orphiques pourrait à cet égard rendre raison d'un amalgame entre le caractère lacustre de l'Achéron et la froideur des eaux du Styx. Ses aigues mortes seraient une extrapolation orphique des éléments humides qui structurent l'au-delà depuis les textes les plus archaïques. Les dieux eux-mêmes jurent par le Styx. La valeur de serment par l'eau du Styx corrobore cette proximité du fleuve et de la mort en cela que l'eau du fleuve, en cas de parjure, occasionne chez le dieu un sommeil (temporaire) plus profond que la mort, soit une mort symbolique comme le précise Hésiode468. Si le fait de consommer de l'eau du Styx a valeur d'ordalie pour établir le parjure chez les dieux, boire celle de Mnémosyne chez les orphiques signifie se soumettre à une épreuve similaire en tant qu'elle discrimine l'initié du non-initié.

L'initié se distingue du profane à l'aune de sa capacité à percevoir les bénéfices de l'eau de la bonne source. Le profane n'a en revanche accès qu'aux rives du fleuve que l'auteur de l'hymne orphique à Mnémosyne469 désigne par l'expression de kakès Lèthès. La valeur négative du Léthé est ainsi largement soulignée par les inscriptions funéraires de l'époque. Anne-France Morand précise effectivement dans son Étude sur les hymnes orphiques470 que la consommation de son eau signifie la perte de souvenirs pour le défunt. H y a lieu d'insister sur cette opposition d'effet entre d'une part les eaux du fleuve Léthé et d'autre part celles du lac de Mnémosyne. Celle-ci met en valeur toute l'importance que revêt la mémoire comme critère distinctif entre le sage et le profane, l'initié et le non-initié dont le destin est suspendu à leur capacité à se souvenir. Cette opposition entre deux eaux

465 M. Detienne, Les jardins d'Adonis, La Mythologie des Aromates en Grèce Ancienne, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1989.

466 Euripide, Alceste, 435-437 ; Aristophane, Grenouilles, 137.

467 Hésiode, Théogonie, v. 785-786, trad. A. Bonnafé, Paris, Rivages, 1993.

468 Hésiode, ibid.

469 Hymnes orphiques, 77, 3-4, trad. G. P. Carratelli, op. cit.

470 A.-F. Morand, Etudes sur les Hymnes Orphiques, Paris, Brill, 2001, p. 223-224.

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infernales révèle l'importance attribuée à la mémoire, la distinction entre l'initié et le non-initié reposant sur la capacité à se souvenir. Capacité qui fait écho à la notion de réminiscence dans les dialogues platoniciens. Notons que si la réminiscence consiste chez Platon à se ressouvenir des idées éternelles que l'âme a contemplé avant de retomber dans la matière (« recollection 0471, une doctrine analogue est déjà promulguée par les orphiques, puis par les pythagoriciens, qui prête à certains hommes exceptionnels (théos anêr) le privilège de se rappeler de leurs existences individuelles passées. On peut, à cette enseigne, émettre l'hypothèse que Platon s'est approprié une idée pythagoricienne en substituant au souvenir de ses vies antérieures celui des « formes intelligibles » : « La science occulte que le chamane acquiert en transe devient une vision de la vérité métaphysique ; sa recollection de vies terrestres antérieures est devenue la recollection de formes incorporelles qui sert de fondement à une nouvelle épistémologie ; tandis qu'au niveau mythique son « long sommeil » et son « voyage aux enfers » sert directement de modèle aux expériences d'Er, le fils d'Arménius »472. Le fait que ce soit précisément le théorème de Pythagore que le Socrate maïeuticien du Ménon permet à un esclave de se remémorer pourrait dès lors être interprété comme une forme d'hommage implicite473 : « comprennent les initiés ».

La fonction d'aide-mémoire rempli par les lamelles d'or enterrées avec le défunt prend alors tout son sens : le mort étant mis en demeure de se souvenir absolument de la bonne source et du bon chemin tant qu'il n'a pas bu l'eau. Inutile de préciser que dans la vision de l'au-delà partagé par la majorité des Grecs, il n'était nullement question pour le défunt d'avoir à boire de son « eau froide »474, de se rappeler ou d'oublier, d'être mis à l'épreuve pour gagner son salut. Or, tous ces éléments typiques de l'eschatologie orphique -- le lac, l'invitation à boire, l'oubli et la mémoire, la destinée du sage et celle de l'impétueux ; ajoutons-y la métensomatose -- se retrouvent chez Platon, notamment à la fin de la République, dans la vision rapportée par Er le Pamphilien :

Le soir venu, elles [les âmes] campèrent au bord du fleuve Amélès, dont aucun vase ne peut contenir l'eau. Chaque âme est obligée de boire une certaine quantité de cette eau, mais celles que ne retient point la prudence en boivent plus qu'il ne faudrait. En buvant on perd le souvenir de tour . Or, quand on se fut endormi, et que vint le milieu de la nuit, un coup de tonnerre éclata, accompagné d'un tremblement de terre, et les âmes, chacune par une voie

471 Platon, Phédon, 76a.

472 E.R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, chap. VII : « Platon et l'âme irrationnelle », Berkeley, Champs-Flammarion, 1997, p. 208.

473 Platon, Ménon, 80e.

474 Hipponion, I A 1; Pétélia, I A 2; Pharsale, I A 3; Entella, I A 4, trad. G. P. Carratelli, op. cit.

475 Cf. Virgile, Énéide, L. VI, v. 714.

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différente, soudain lancées dans les espaces supérieurs vers le lieu de leur naissance, jaillirent comme des étoiles. Quant à lui, disait Er, on l'avait empêché de boire de l'eau; cependant il ne savait point par où ni comment son âme avait rejoint son corps; ouvrant tout à coup les yeux, à l'aurore, il s'était vu étendu sur le bûcher. Et c'est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l'oubli et ne s 'est point perdu; et il peut nous sauver nous-mêmes si nous y ajoutons foi; alors nous traverserons heureusement le fleuve du Léthé et nous ne souillerons point notre âme.476

Hormis la réaffectation du fleuve responsable de l'oubli au fleuve Amélès et la disparition de celui de Mnémosyne faisant que l'amnésie de l'âme sera seulement plus ou moins grande en fonction de sa vie passée et qu'il n'y a pas de fleuve de la réminiscence, on croirait ce passage transposé des lamelles orphiques. Il y a ainsi force raison de croire cette représentation qu'offre la République de l'autre monde et des épreuves qui y attendent les trépassés inspirée de l'orphisme (ou du pythagorisme), sans donc qu'il soit besoin ici de faire appel à des mythes égyptiens. Le décor est donc posé, et le décor est grec. Qu'en est-il des épreuves en elles-mêmes ?

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon