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Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années Beatles : une trajectoire d'innovation globale?

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par Matthieu MARCHAND
Université Michel de Montaigne - Bordeaux III - Master Histoire 2012
  

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Université Bordeaux III « Michel de Montaigne »
UFR Humanités - Histoire

LE DÉVELOPPEMENT DE L'INDUSTRIE MUSICALE
EN GRANDE-BRETAGNE DE L'ENTRE-DEUX-

GUERRES AUX ANNÉES BEATLES : UNE
TRAJECTOIRE D'INNOVATION GLOBALE ?

Matthieu MARCHAND

Mémoire

Réalisé sous la direction de Monsieur Christophe BOUNEAU

Master Recherche - Mention Histoire des mondes modernes et contemporains
Spécialité - Développement et environnement

Année 2012 - 2013

0

SOMMAIRE

REMERCIEMENTS 2

INTRODUCTION 3

PREMIÈRE PARTIE 13

ENTRE TRADITION ET INNOVATION : LA CONSOLIDATION D'UN NOUVEAU MONDE

MUSICAL (1918 - FIN DES ANNÉES TRENTE) 13

CHAPITRE 1 : L'ARRIVÉE DU PHONOGRAPHE ET SES ENJEUX 16

CHAPITRE 2 : DE L'AUDITEUR AU CONSOMMATEUR : UN PROCESSUS COMPLEXE 32

CHAPITRE 3 : LA CONSTRUCTION DU DUOPOLE EMI-DECCA 50

SECONDE PARTIE 73

L' « ARTIFICATION » DES DISPOSITIFS TECHNIQUES ET SES CONSÉQUENCES SUR LE

MARCHÉ DU DISQUE (1939-1966) 73

CHAPITRE 4 : LES DÉVELOPPEMENTS TECHNOLOGIQUES POST-SECONDE GUERRE MONDIALE

76
CHAPITRE 5 : NOUVEAUX ACTEURS / NOUVEAUX FORMATS DE LA VIE MUSICALE : ÉTUDE

DES MODALITÉS D'ADAPTATION 96
CHAPITRE 6 : L'ÉMERGENCE DU STAR-SYSTÈME ET LA STANDARDISATION DES LOGIQUES

MARKETING 115

TROISIÈME PARTIE 131

LES DYNAMISMES DE LA CRÉATIVITÉ : VERS UNE RECONSTRUCTION DES INDUSTRIES

MUSICALES (1966 - DÉBUT DES ANNÉES 1970) ? 131

CHAPITRE 7 : LES SUPPORTS DE LA CRÉATIVITÉ 134

CHAPITRE 8 : LA RECONSIDÉRATION DES STRUCTURES EXISTANTES 151

CHAPITRE 9 : INNOVATION ESTHÉTIQUE ET ENJEUX COMMERCIAUX : UNE OPPOSITION

PERTINENTE AU TOURNANT DES ANNÉES 1970 ? 168

1

CONCLUSION 187

BIBLIOGRAPHIE 194

ANNEXES 205

TABLE DES FIGURES 216

INDEX 217

REMERCIEMENTS

Ce mémoire est l'aboutissement d'un travail rendu possible grâce à l'investissement de plusieurs personnes que je souhaite remercier tout particulièrement.

Mon directeur de mémoire Monsieur Christophe Bouneau pour ses conseils dans l'élaboration de ce travail.

2

Mes parents et mes amis pour leur soutien.

3

Introduction

INTRODUCTION

En cette époque hyperindustrielle que nous traversons actuellement, la musique est partout et s'insère dans nos quotidiens de multiples façons : que nous la « subissions » ou que nous la choisissions pour notre plaisir personnel, la multiplicité des supports d'écoute et leur capacité à s'adapter à différents lieux et moments démontre encore une fois qu'il y eu une invasion, voire même une révolution « industrielle » de la musique. Avant de devenir une industrie, il ne faut pas oublier que la musique était un « petit monde » où l'artiste mettait en avant sa performance devant un public privilégié et averti. On retrouve pourtant de façon précoce dans le discours d'un contemporain de la toute fin du XIXe siècle les éléments principaux nécessaires à notre étude :

« Le progrès des inventions et des découvertes [...] et l'application des résultats à l'art et à l'industrie ont eu pour conséquence un accroissement des loisirs pour l'ensemble de la communauté [...]. Une large part est consacrée à des activités qui font appel à la plus haute nature de l'homme. Parmi celles-ci, ma musique occupe maintenant une place importante. »1

L'apport de ce témoignage daté de 1895 permet à titre exemplaire de mettre en évidence plusieurs aspects primordiaux : le premier [progrès des inventions et des découvertes] renvoie à l'apparition de l'enregistrement comme moyen de conservation et à l'irruption générale des technologies du son. Le XXe siècle fut en effet marqué par les innovations techniques et l'évolution des supports d'enregistrement, en tenant « pour acquis que chaque nouveau support de médiation de la musique [cylindre, microsillon, disque compact, format numérique]

1 New-Quarterly Musical Review, novembre 1895, cite dans FLICHY, Patrice, Une histoire de la communication moderne : espace public et vie privée, Paris, La Découverte, 1997 [1ère éd. : 1991], p. 102.

4

Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années

Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?

est meilleur que le précédent (et le remplace la plupart du temps) »2, ce que montre le schéma ci-dessous :

Figure 1

Tiré de : RIBAUD, Vincent, La restauration des archives sonores, Mémoire de fin d'études - Section SON,
ENS Louis Lumière, 2009, p. 17.

Le second aspect [application des résultats à l'art et à l'industrie] fait écho aux enjeux et aux problématiques lié à la consommation culturelle. Ainsi se forge le concept d'« industrie culturelle », au départ pris dans un sens péjoratif, à l'image d'une machine uniformisante de produits standardisés qui conduirait à la perte de l'« aura » d'une OEuvre au profit de la circulation d'une camelote esthétique et de marchandises fétichisées.

Cette contradiction et les débats qu'elle enclenche entre le fait de faire fusionner une catégorie artistique à part entière, la musique (la « Quatrième Art »), avec des logiques liées au monde de l'industrie et de l'économie marchande, marque certes profondément le début de notre sujet, mais elle ne doit en rien occulter l'aspect primordial qui a conduit à prendre l'entre-deux-guerres comme un point d'ancrage chronologique nécessaire à notre étude : un

2 FRITH, Simon, « Écrire l'histoire de la musique populaire » in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), Stéréo : sociologie comparée des musiques populaires : France/G.-B., Paris, Irma éditions, Puceul, Mélanie Séteun, coll. « Musique et société », 2008, p. 47.

5

goût pour la consommation de musique rapidement accaparé par des logiques rattachées au monde du capitalisme naissant, et soutenu par des innovations diverses de le domaine de la reproduction sonore.

En effet, si comme le cinéma, les technologies ont un rôle singulièrement investi par l'industrie, elles ont en revanche une immense histoire « pré-machinique » ce qui n'est pas le cas du domaine cinématographique, né avec sa machinerie. Pour la musique, l'une des premières « révolutions » fut par exemple l'adoption de l'écriture comme moyen de composition, ainsi que la production des instruments eux-mêmes. La période de l'entre-deux-guerres est un important moment de transition dans l'histoire de la musique enregistrée : dans un premier temps, le phonographe et le disque (mais aussi la radio) sont devenus progressivement, par l'intermédiaire d'une évolution continue des pratiques sociales, les instruments nécessaires à une seconde véritable « révolution », cette fois-ci née au XXe siècle, qui est celle de pouvoir désormais écouter de la musique sans savoir en faire. Le phonographe et son support ont permis la constitution de marchés musicaux de masse, visant à favoriser le marketing des produits industriels et à alimenter les industries de programmes en contenus musicaux nécessaires à la constitution des audiences que financent les annonceurs publicitaires. Néanmoins, l'entre-deux-guerres marque aussi le prolongement des tendances musicales antérieures, comme la musique classique, qui elles aussi se sont vues transformées sous l'impact des innovations.

Il me semble aussi plus pratique pour délimiter les bornes chronologiques de mon sujet de partir d'une considération d'ordre pratique : par commodités autant que par mercantilisme, les médias ont en effet souvent présenté l'histoire des musiques au XXe siècle comme une succession de décennies revêtant chacune sa spécificité stylistique. Dans ce parcours schématique, notre période s'ouvre par les roaring twenties et se ferme par les années phares des swinging sixties [avec la séparation des Beatles en 1970]. La Grande-Bretagne fut un réceptacle particulièrement intéressant de tous les genres de musique, que ce soient le classique, le jazz, la pop, le rock, la musique expérimentale, etc. Dans l'étude d'une trajectoire d' « innovation », on pourrait ainsi être tenté de s'accommoder de l'étude historique et musicale sur laquelle viendrait se greffait la constitution des grandes firmes. En réalité, la situation est beaucoup plus complexe et il serait réducteur de prendre les aspects de notre étude un à un pour les restituer vainement dans un cadre chronologique tout tracé. Pour cela, je suis parti de la définition du concept d'« industrie musicale » en le définissant à partir de l'étude de Nicolas Curien et de François Moreau, selon laquelle « la filière [industrielle] du

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Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années

Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?

disque peut être décomposée en quatre chaînons : la création artistique ; l'industrialisation, c'est-à-dire la transformation d'une oeuvre en un produit reproductible ,
· la promotion ,
· et, enfin, la commercialisation. Chacun de ces chaînons comporte lui-même plusieurs maillons
».3 En partant de ce postulat (soit production, édition, fabrication, distribution), on aurait très bien pu se centrer sur l'idée du processus strictement industriel de reproduction du disque qui comprend d'une part la production (enregistrement) et l'édition phonographique (fabrication). L'analyse de l'organisation des grandes sociétés du disque en Grande-Bretagne qui en aurait découlée n'aurait alors pas été si fondamentalement différente de celle des autres secteurs de production. De plus, les risques auraient été de faire une simple histoire événementielle au sein de laquelle on serait parti du fait que chaque support d'enregistrement succède au précédent sans la mise en évidence claire et précise des bouleversements engendrés. En réalité, les choses sont beaucoup plus complexes et nécessitent une approche plus globale.

D'un point de vue géographique, le choix de la Grande-Bretagne a l'avantage dans un premier temps d'offrir un cas d'étude qui jusqu'à là a été assez peu étudié par les historiens, à la différence des États-Unis qui abondent d'ouvrages sur le sujet. Une raison suffisante peut expliquer cet engouement pour les États-Unis : c'est d'ici que sont parties les premières industries musicales et, si l'on schématise, c'est aussi de là qu'ont jailli en grande majorité les innovations dans le domaine de la reproduction sonore. Une difficulté traverse d'emblée notre sujet : comment étudier la naissance puis le développement des industries musicales dans un pays où les firmes ne sont elles-mêmes pas d'origine britannique (à l'exception remarquable de Decca) ? En effet, l'historique de la commercialisation du support enregistré est une véritable saga ponctuée de multiples péripéties : acquisitions, création de filiales, appropriation de brevets, restructurations, fusions, alliances stratégiques ou encore associations de répertoires entre concurrents acharnés. Notre but est donc de comprendre la place occupée par la Grande-Bretagne dans un contexte de forte internationalisation et de concurrence, à travers des entreprises qui ont cherché l'implantation dans plusieurs pays, et la façon dont les liens se sont tissés entre en continent et un autre. Bien entendu, le choix de la Grande-Bretagne, d'un point de vue strictement musical, est également intéressant dans la mesure où la musique, en parallèle des progrès croissants dans le domaine des médias et des télécommunications, s'exporte, s'importe et surtout se délocalise de plus en plus où elle

3 CURIEN, Nicolas, MOREAU, François, L'industrie du disque, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2006, p. 5.

7

trouve des « caisses de résonance » propices à sa diffusion. Le succès mondial des Beatles est bien entendu l'exemple le plus évident.

Or, c'est justement parce que la musique est quelque chose d'informel, de difficilement manipulable que la dynamique profonde de cette industrie est originale. La problématique de notre sujet et les méthodes avancées pour tenter de l'expliquer jouent sur les mouvances de l'innovation. Qui plus est, la prise en compte d'un champ d'analyse élargi qui englobe les filières complémentaires et indépendantes de l'industrie du disque allant de la création artistique jusqu'à la distribution sur le marché du produit final, en passant par les logiques du marketing, permet de mettre comprendre cette « trajectoire d'innovation globale » dont il est question, et qui doit sa cohérence systémique à des bouleversements multiformes, qu'ils soient technologiques, sociaux ou culturels. Selon les théories de l'économiste Joseph Aloïs Schumpeter4, l'innovation prend certes ses racines dans la sphère du technologique mais se s'y cloisonne pas car le processus d'innovation comporte des dimensions organisationnelle, managériale et commerciale essentielles, qui renvoient à l'ensemble de la société et à ses modernisations économique, sociale et culturelle. L'histoire du disque est en effet autant celle des individus que celle des entreprises et artistes. Elle est parcourue d'innovations tant artistiques que technologiques : les innovations techniques peuvent déplacer le champ d'élaboration artistique, et inversement les expériences artistiques peuvent influer sur les innovations techniques.

Il parait donc nécessaire d'aborder le sujet par le biais d'une approche et d'une méthode globale et dynamique, permise par le croisement, les interactions5 et allers-retours entre la multiplicité des champs d'études abordés (économie, culture, sociologie ou encore communication) et mis en parallèle les uns aux autres.

1/ Les principales forces de rupture dans la musique enregistrée du XXe siècle ont certes été des inventions développées par des industriels ; les innovations techniques sont donc primordiales, rejoignant l'inévitable tryptique invention/innovation/diffusion6 (cycle de vie des produits où une technique, après son invention, passe par un certain nombre de phases)

4 Cf. SCHUMPETER, Joseph, Capitalisme, socialisme et démocratie (1942) ou encore Histoire de l'analyse économique (1954).

5 On se place ici directement dans la tradition de l'interactionnisme de Chicago, pour laquelle toute analyse sociologique doit partir de l'analyse des interactions qui se déroulent entre les acteurs du monde de l'art. Cf. CHAPOULIE, Jean-Michel, La tradition sociologique de Chicago, 1892-1961 (2001).

6 L'invention est une production de la nouveauté qui n'a encore jamais existée jusqu'ici dans sa forme particulière ; l'innovation est un dispositif nouveau, produit, procédé, service ou mode d'organisation effectivement vendu ou mis en oeuvre, elle correspond en général à la mise sur le marché de l'invention ; la diffusion consiste en l'adoption de ce dispositif nouveau à grande échelle, ou par une large population d'agents.

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Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?

qui caractérise la notion de « système [ou paradigme] technique », entendu comme « un ensemble constitué des techniques ainsi que des modes et des moyens de production et de consommation, et d'une organisation du travail spécifique, que ces techniques induisent »7.

Figure 2

Invention Innovation Diffusion

De même, l'innovation peut être de « produit », dans la mise au point/commercialisation d'un produit plus performant afin de fournir au consommateur des services nouveaux et améliorés, ou de « procédé » avec la mise au point/adoption de méthodes de production ou distribution nouvelles ou notablement améliorées 8 . Brooks 9 distingue également les innovations technologiques des innovations sociales, ces dernières pouvant être divisées entre innovations commerciales, managériales, politiques et institutionnelles.

2/ Néanmoins, en se plaçant dans une optique plus actuelle sur l'innovation, dans la lignée des travaux menés par François Caron10, il convient de réfléchir à posteriori sur l'évolution des attentes et des représentations sociales qui guident l'innovation et la déplacent au sein de cette typologie complexe. La notion de système technique se doit d'être dynamisée et on parlera plus de « paradigme sociotechnique ». L'objectif est de combler ce fossé entre technique et société, cette « boîte noire » dont l'ambition était au contraire, par la nouvelle sociologie des sciences, d'envisager un prolongement des études néo-classiques en combinant les implications de la créativité artistiques avec des aspects économiques plus « classiques ». Ainsi pourra-t-on analyser de façon pertinente les conditions de l'innovation et sa diffusion, et mieux comprendre que ce qui apparaît comme des étapes qui s'articulent naturellement (par exemple, le passage du 78-tours au 33-tours), est en réalité le difficile passage d'un domaine à un autre, de la science à la technique, de l`information marchande au divertissement, du domaine artistique au domaine commercial, etc. Cette approche permet en outre d'envisager la notion de développement de l'industrie musicale sur le long terme, en se décentrant d'une approche trop évènementielle. Le schéma suivant rend mieux compte de la

7 Cf. LORENZI, Jean-Hervé, BOURLÈS, Jean, Le choc du progrès technique (1995).

8 Je renvoie ici aux définitions du Manuel d'Oslo.

9 Cf. BROOKS, H., « Social and technological innovation » (1982).

10 Cf. CARON, François, La dynamique de l'innovation : changement technique et changement social (XVIe-XXe siècle) (2010) ou encore FLICHY, Patrice, L'innovation technique : récents développements en sciences sociales : vers une nouvelle théorie de l'innovation (1995).

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nécessité d'une approche évolutionniste, abordant l'innovation en tant que processus (la « trajectoire » évoquée dans l'intitulé même du sujet), dans lequel les phases d'invention, d'innovation et de diffusion sont toujours différenciables, mais désormais étroitement imbriquées :

Figure 3

Le contenu et la réflexion sur notre problématique vont donc se jouer sur une double caractéristique, entre d'un côté l'appartenance au milieu de la musique, et l'appartenance au milieu de l'entreprise privée en secteur marchand de l'autre. Les aspects y sont autant formels (les nouvelles technologies, la rentabilité économique, le développement du marché, etc.) qu'informels (l'évolution des goûts et des mentalités) et surtout, les niveaux d'interaction multiples et d'une grande richesse : par exemple, il s'agira de voir, comme le dit Régis Debray, les « effets culturels de l'innovation technique et les conditions techniques de l'innovation culturelle »11 (interaction art/technologie). De même, l'environnement socioculturel est primordial dans l'univers de l'industrie du disque puisque les produits commercialisés sont lancés sur la base d'un univers de goût ; en l'occurrence, c'est le consommateur qui va juger et qui va décider du succès, ou, à l'inverse, de l'échec d'une innovation, qu'elle soit musicale ou technique (interaction art/commerce). Dans un univers industriel de plus en plus développé, toujours plus vaste et globalisé, il est évident que la décision des innovations reste une étape particulièrement délicate, d'où l'importance croissante d'adapter des champs de compétence élargis et reformulés dans le langage de l'organisation des firmes discographiques, afin d'augmenter les chances de trouver les bons débouchés ; c'est ce que nous verrons vers le milieu de notre sujet avec le redéfinition et la redistribution des pratiques qui entourent les métiers du disque. De là découle un autre exemple d'interaction mis en avant au cours de notre étude, le bouleversement lié aux techniques de production (interaction art/industrie) et dont on retrouve des conséquences sur le développement des oeuvres et des courants de musique. Notre mémoire sera ainsi l'occasion d'esquisser une réflexion sur les contraintes technologiques et les données internes aux oeuvres et aux genres musicaux.

11 Cf. DEBRAY, Régis, BRICMONT, Jean, À l'ombre des Lumières (2003).

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Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?

Pour aborder avec davantage de précision ce rapport complexe entre forces de création [la composition musicale, les courants musicaux] et forces de reproduction et de diffusion [le disque et les machines], rapports contradictoires qui cristallisent l'oeuvre musicale, il semble également nécessaire ne pas se centrer uniquement sur la rentabilité économique d'un succès discographique puisque la relation d'une musique avec son public appartient à toute une branche de la créativité artistique. C'est à ce stade qu'intervient la notion de créativité12, dans le prolongement et en complément de la notion d'innovation. Alors que les majors du disque se définissent elles-mêmes comme les protectrices et les promotrices de la créativité des artistes, c'est bel et bien la production artistique/créative, bien plus que les standards techniques, qui a permis l'émergence de la célèbre dichotomie majors et labels indépendants. Le concept de créativité, que l'on peut définir selon Michel Fustier comme une « activité humaine majeure consistant à faire émerger de nouvelles formes (idées, objets, représentations scientifiques et techniques, conceptions d'actions et de techniques »13, est en outre de plus en plus mis en avant pour expliquer certaines tendances de développement économique et des évolutions sociales. Nombreux sont les spécialistes qui montrent à juste titre que l'émergence de la créativité est en lien direct avec le contexte social : « We cannot study creativity by isolating individuals and their works from the social and historical milieu in which their actions are carried out. »14 Schumpeter définit certes l'innovation, mais il évince l'explication de la créativité. Certains pensent même que l'innovation ne serait au final que « la pointe visible de l'iceberg sur chaque acte créatif »15. Pour schématiser, à l'origine de l'innovation, il y a des idées et à l'origine des idées, il y a la créativité. Elle est avant tout un état d'esprit, nécessitant un certain affranchissement des barrières et obstacles intellectuels et matériels. L'innovation intègre les contraintes qui conditionnent la réalisation pratique de la créativité, et se conçoit comme le produit effectif de cette créativité. Dans tous les cas, il s'agira d'étudier au fur et à mesure ces liens tissés entre la création et l'innovation. Après tout, le processus de « destruction créatrice » mis en avant par l'économiste autrichien n'est-il pas celui qui dynamise l'économie en faisant des entrepreneurs les véritables catégories motrices de l'innovation ? La décision des entrepreneurs n'est-elle pas simplement un acte de création

12 Cf. FLORIDA, Richard, The rise of the creative class (2002). Dans son ouvrage, Florida usa d'une recherche comparée sur les classes créatives au sein des métropoles. Sa démarche sociologique prouve que c'est en termes de « créativité » que la question de l'innovation est posée aujourd'hui.

13 Cf. FUSTIER, Michel et Bernadette, Pratique de la créativité (1977).

14 CSIKSZENTMIHALYI, Mihaly, « Society, culture and persons : a systems view of creativity » (1988) cité dans TSCHMUCK, Peter, « How creative are the creative industries ? A case of the music industry », The journal of arts management, law and society, 2003, Vol. 33, n° 2, p. 128.

15 CAVES, Richard E., Creative industries : contracts between art and commerce (2000) cité dans TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 129.

11

soucieux de remettre à niveau un monopole sur le marché ? L'innovation technologique, parce qu'elle induit le rapport d'un système technique avec son environnement qui l'entoure, se trouve donc au confluent de nombreux facteurs d'ordre économique, sociologique ou culturel. Quant à l'acte de création, il apporte la souplesse mais aussi les ambigüités du domaine de l'art et permet de comprendre comment une industrie culturelle à part entière, l'industrie musicale, est devenu au sein d'un cadre géographique donné l'espace privilégié pour la création des idées et des styles.

Le corpus utilisé présente une multitude d'ouvrages tous très différents puisque piochant parmi la variété des champs d'études abordés (v. bibliographie). La musique est un champ d'étude qui se prête lui-même à l'écrit, ne serait-ce qu'au regard de la production journalistique, particulièrement abondante. Rares sont cependant les études proposant une perspective originale sur la question. On peut néanmoins distinguer un « avant » et un « après » en prenant comme période charnière la commercialisation de la musique populaire à grande échelle dès les années cinquante. Concernant cet avant, période marquée par l'avènement du phonographe et ses « grappes d'innovation » successives, on remarque une tradition historiographique abordant l'histoire du disque en des termes exclusivement techniques ou commerciaux, au dépend d'une réflexion sur le processus lent et complexe d'invention du disque. Quelques exceptions peuvent être notées : l'ouvrage de Sophie Maisonneuve, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains (2009), dont le travail se base en outre à partir des sources tirées des archives d'EMI et de divers magazines d'époque, un article isolé, « The gramophone : recorded music and the cultivated mind in Britain between the wars » de D.L. Le Mahieu (1982), dont je n'ai malheureusement pas pu avoir accès, et un ouvrage récent, A century of recorded music : listening to musical history de Timothy Day (2000). Quant à la construction de l'industrie du disque en Grande-Bretagne, les ouvrages en français sont inexistant là aussi, le champ d'étude se centrant davantage sur le cas des États-Unis. Avec l'avènement de la musique dite « populaire », que l'on oppose généralement à la musique dite « savante », on se rend compte du poids qu'a exercé la théorie de la « légitimité culturelle » élaborée par Pierre Bourdieu et de la différence du paysage institutionnel entre la France et la Grande-Bretagne, cette dernière s'investissant davantage dans le domaine des musiques populaires16, par le biais de travaux

16 DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe, « Top of the Pops vs Maritie et Gilbert Carpentier ? France - Angleterre, regards croisés sur les musiques populaires » in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), Stéréo : sociologie comparée des musiques populaires : France/G.-B., Paris, Irma éditions, Puceul, Mélanie Séteun, coll. « Musique et société », 2008, pp. 9-10.

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Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années

Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?

dont l'apport des cultural studies fut déterminant. La hiérarchie culturelle au niveau des sources entre la France et la Grande-Bretagne étant manifestement importante, bien que rééquilibrée par une minorité de chercheurs français depuis environ vingt ans17, seuls les travaux de quelques sociologues anglais, comme Sarah Thornton et surtout Simon Frith, ont développé un discours original, bien éloigné des publications encore majoritaires dont les auteurs, parfois de critiques dans des revues spécialisées ou des musiciens, reflètent des commentaires médiatisés, partiaux, bien loin des précautions nécessaires de la recherche académique. Néanmoins, je tiens à signaler les travaux de François Ribac ou encore ceux de François Delalande pour l'apport qu'ils ont eu sur l'élaboration de ce mémoire. Gérôme Guibert et Philippe Le Guern furent quant à eux parmi les rares à avoir présenté une analyse critique de l'histoire des musiques amplifiées en France.

Au niveau des sources, il m'a été impossible pour des raisons d'organisation et de manque de temps d'avoir accès à des documents d'époque : j'ai dû pour cela compter sur la richesse de certains travaux qui se basaient justement sur des données historiques très précises, qu'ils s'agissent de publications journalistiques diverses, de revues professionnelles et d'amateurs, de catalogues d'enregistrement des différentes compagnies, d'archives commerciales en possession de données chiffrées, de tableaux classant le « top » des artistes rentrant dans les charts, des comptes rendus de réunions, etc.

Trois moments forts peuvent être mis en avant durant notre étude : la période allant de l'entre-deux-guerres jusqu'au début de la Seconde guerre mondiale qui, avec la crise de 1929, vient mettre un terme à la croissance des firmes discographiques. Puis un second moment où l'avènement des moyens modernes de communication contribue à l'éclosion du star-système, en même temps que les technologies envahissent le processus d'enregistrement. Et enfin, à partir de 1966 jusque dans le courant des années soixante-dix, où le tandem entre majors et labels indépendants y est plus fort que jamais. En somme, trois moments différents où la distinction entre industrie du disque et industrie musicale nécessite d'être analysée, et où l'innovation intervient sur de très nombreux paramètres. La justification de ces dates clés sera plus développée au cours des transitions entre chaque partie.

17 Idem, p. 22.

13

PREMIÈRE PARTIE

ENTRE TRADITION ET INNOVATION :

LA CONSOLIDATION D'UN

NOUVEAU MONDE MUSICAL (1918 -

FIN DES ANNÉES TRENTE)

« La musique, avec tous les attributs de l'esthétique et du sublime qui lui sont généreusement prodigués, ne sert essentiellement qu'à la publicité de marchandises qu'il convient d'acquérir pour écouter de la musique. »

T. W. ADORNO

14

INTRODUCTION À LA PARTIE

L'arrivée du phonographe d'Edison constitue l'un des faits marquants du début du XXe siècle puisque pour la première fois on dispose d'un outil de conservation et de diffusion ayant abolit les frontières spatiales et temporelles qui jusqu'alors cloisonnaient la musique. Il nécessite en outre une chaîne d'opérations qui ne changera plus, y compris avec les évolutions techniques ultérieures : prise de son - gravure - conservation - diffusion - reproduction.

Son arrivée au sein des foyers en Grande-Bretagne s'est réalisée progressivement, et s'inscrit de façon large dans les mouvances d'une époque qui font de l'entre-deux-guerres une période de tertiarisation progressive de l'économie et d'offre croissante de biens culturels. Si les historiens anglais débattent pour faire de l'entre-deux-guerres un « long week-end » (selon Robert Graves et Alan Hodge18) ou à l'inverse, selon Priestley, Orwell ou TS Eliot, une période d'incertitudes et de crises, il faut davantage y comprendre une certaine complémentarité et une dualité qui n'est pas étrangère à la progressive imposition du marché de la musique enregistrée : les roaring twenties, s'étalant de 1919 à 1939, marquées par la généralisation de la « semaine anglaise » (cinq jours de travail) et l'octroi d'une semaine de congés payés en 1938, témoignent surtout d'une profonde vitalité de la vie culturelle que l'on ne retrouve pas au niveau politique ou économique.

Petit à petit, le rapport des consommateurs avec la musique se resserre et devient plus souple, sous l'effet conjugué des innovations techniques, sociales et de la croissance des industries culturelles. Certes, l'essor en parallèle du disque d'une série de médias artistiques (cinéma, photographie) s'insère au coeur des réflexions philosophiques abordées par Walter Benjamin (1892-1940)19et Max Horkheimer (1895-1973), et pose en contrepartie l'idée que la reproduction de musique (par le disque ou la retransmission radio), ainsi que sa standardisation et surtout sa diffusion, entrent en totale contradiction avec une production unique et originale d'un génie inimitable. De même, la rhétorique de distinction entre d'une part la musique classique, utilisée comme argumentaire auprès des firmes afin d'imposer le phonographe au sein d'un milieu élitiste et cultivé, et d'autre part la musique populaire dont l'essor n'est pas étranger à l'avènement du disque sur le marché des consommateurs (construction d'une « valeur d'usage »), laisse entrevoir la dimension critique associée à la

18 Cf. GRAVES, Robert, HODGE, Alan, The long week-end : a social history of Great Britain 1918-1939 (1994).

19 Cf. BENJAMIN, Walter, « L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique ».

15

théorie des genres qui, selon, Theodor Adorno, codifiait et pliait l'oeuvre d'art aux contraintes d'un modèle générique, lui faisant abandonner ses prétentions à la créativité.

Néanmoins, ces considérations, dont on peut retrouver des échos tout au long de notre étude, ne doivent en rien occulter la façon dont auditeurs/consommateurs et entrepreneurs se sont progressivement rejoints, et comment l'industrie musicale en Grande-Bretagne s'est constituée au point de devenir à l'aube de la Seconde guerre mondiale un oligopole complexe et parfaitement implanté.

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CHAPITRE 1 : L'ARRIVÉE DU PHONOGRAPHE ET SES ENJEUX

La technologie de la captation du son dans le temps et de son déplacement dans l'espace trouve une première concrétisation à la fin du XIXe siècle, au moment où naît le phonographe d'Edison, médium de fixation et de stockage voué à devenir par la suite un médium de création. Le phonographe constitue l'invention à partir de laquelle on pourra par la suite parler d'industrie musicale même si le chemin est long entre sa stricte mise au point par Edison et les stratégies qui ont abouti à la commercialisation du disque, qui n'avait alors rien d'acquis, surtout qu'il existait déjà des espaces dévoués à l'écoute.

Pour éviter toute confusion, le terme de « phonographe », que j'utiliserai tout au long de mon étude, renvoie d'une manière pratique à l'ensemble des appareils d'écoute. En réalité, d'un point de vue historique, le phonographe fait référence à l'invention d'Edison et à son support, le cylindre, tandis que le gramophone se rattache à la machine permettant de lire le second support essentiel rattaché à notre période, le disque.

If Les balbutiements techniques d'une nouvelle invention

À l'heure où notre étude débute, le phonographe a suivi une trajectoire dans laquelle ses fonctionnalités ont tour à tour étaient progressivement définies. Objet de curiosité lorsqu'il est présenté au Crystal Palace de Londres en 1888, il fascine autant qu'il rebute. Ce qui est certain, ce que son invention marque un moment décisif dans l'histoire de l'enregistrement des sons. Car sans pour autant s'étendre à outrance sur une période qui sort de notre cadre chronologique, il apparaît malgré tout utile de remonter aux origines de ce qui fut l'un des faits marquants de la musique : le développement d'une technologie désignée sous le terme

générique d'enregistrement, mise au point pour capter, stocker et reproduire les sons20 sur de nouveaux supports que sont le cylindre puis le disque, ces derniers se substituant progressivement à la partition.

A/ Du phonographe au gramophone

On retient d'ordinaire la date clé du 19 décembre 1877 avec la déposition du brevet et la mise au point par l'Américain Thomas Edison d'un procédé technique permettant la traduction analogique des vibrations émises par les ondes sonores. Or, le phonographe d'Edison est l'aboutissement d'un long processus, stimulé par les recherches simultanées sur d'autres médiums de diffusion que sont le réseau hertzien ou encore le téléphone, et jalonné par des étapes essentielles comme la mise au point en 1857 du phonautographe par le Français Léon Scott de Martinville, et celle en avril 1877 du paléophone par Charles Cros. La spécificité de l'appareil d'Edison réside dans l'utilisation de cylindres comme support de l'enregistrement. Le schéma ci-dessous permet de mieux comprendre son fonctionnement :

Figure 4

Le cylindre (ou rouleau) est parcouru en sa surface par un sillon en spirale et recouvert d'une mince feuille d'étain ; il est traversé dans sa longueur par une tige se terminant par une manivelle ; en actionnant celle-ci, on fait tourner et se déplacer la latéralement le rouleau devant une sorte d'entonnoir dans lequel on parle : l'extrémité inférieure, étroite, de cet entonnoir est fermée par une membrane (ou diaphragme) mise en vibration par résonance ; sur le diaphragme est collé un stylet (ou aiguille) qui appuie sur le sillon et grave des creux et des bosses au gré des vibrations. Pour faire jouer l'enregistrement, on replace l'aiguille au début du sillon et on refait tourner le rouleau ; l'aiguille repasse dans le sillon et, stimulée par les creux et les bosses, refait vibrer le diaphragme qui recrée dans l'air les vibrations originales.

20 Le phonographe arrive en même temps que le téléphone même si ces deux inventions sont radicalement différentes : pour le téléphone, il s'agit d'un médium d'échange instantané et éphémère alors qu'avec le phonographe, l'enregistrement est conservé puis diffusé en différé.

Tiré de : HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au disque compact » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques

du XXe siècle, p. 905.

Malgré tout, même si on retrouve en germe dans le phonographe tous les éléments des technologies qui suivirent, la qualité des enregistrements reste alors très médiocre et le cylindre est soumis à des défauts techniques gênants auxquels vont tenter de remédier le disque (1887) et le gramophone (breveté en 1894), tous deux mis au point par l'Allemand Emile Berliner. Un second schéma permet une démarche comparative avec l'invention d'Edison :

Figure 5

Le disque, une mince galette de zinc (au départ du verre) de 12 centimètres de diamètre, tournant à 150 tours par minute, recouverte de cire sur laquelle était tracé le sillon en spirale dans lequel l'aiguille vibrait horizontalement, et non plus verticalement comme sur le rouleau ; cette gravure latérale permettait d'utiliser un support plus mince. Le premier disque n'est enregistré que d'un seul côté (disque monoface). Le disque était actionné d'abord par une manivelle, puis grâce à un moteur à ressort. En 1895, le zinc fait place à un alliage de fibres végétales, de poudre minérale, de gomme-laque et de noir de fumée.

Tiré de : HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au disque compact » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques

du XXe siècle, p. 907.

C'est le disque qui par l'accumulation de « grappes d'innovation » finit par imposer ses atouts. D'une part, il offre une restitution sonore meilleure et plus durable que le cylindre et, d'autre part, il se prête à une fabrication en série par moulage galvanoplastique à partir d'une empreinte négative (matrice). De plus, le système de gravure du gramophone reprend celui

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Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années

Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?

mis au point par Martinville pour son phonautographe, tandis que le système de lecture est inspiré de celui de Cros. D'après Paul Charbon, la démarche de Berliner « consistait à rechercher des inventions tombées dans l'oubli, puis il leur apportait des améliorations qui les rendaient pratiques »21.

B/ Naissance des premières firmes

Par conséquent, au début du XXe siècle, deux systèmes d'écoute cohabitent : le cylindre, qui s'écoute sur un phonographe, et le disque plat, qui s'écoute sur un gramophone, même si rapidement c'est le second support qui l'emporte en raison de son avantage commercial d'être de meilleure qualité, facilement copiable et en grande quantité (le cylindre disparaît en 1929).

Statistiques des ventes 1904-1921 - disques vs cylindres

Année Cylindres Disques Total

1904

21,0 M

4,0 M

25, 0 M

1909

18,6 M

7,6 M

27,2 M

1914

3,9 M

23,3 M

27,2 M

1919

5,9 M

101,1 M

107,0 M

1921

1,8 M

103,4 M

105,2 M

Tiré de : THÉRIEN, Robert, L'histoire de l'enregistrement sonore au Québec et dans le monde 1878-1950,

Sainte-Foy, Les presses de l'université Laval, 2003, p. 109.

Dès lors, les premières compagnies sont créées ; l'exploitation des brevets, parce qu'elle garantit à leur détenteur les profits tirés des innovations récentes (un peu comme les droits d'auteurs), ouvre des perspectives liées à une industrie discographique naissante sous la forme de monopoles. La Edison Phonograph Company, fondée en 1887, se charge de la promotion du cylindre. Toujours aux États-Unis, en 1886, Chichester Bell et Charles Summer Tainter font breveter le graphophone22, dont l'exploitation fut à l'origine, deux ans plus tard, de la célèbre Columbia Phonograph Company23. Celle-ci lance sa filiale britannique, la British

21 CHARBON, Paul, « Naissance du transport et de la conservation du son : du téléphone à la machine parlante » cité dans FLICHY, Patrice, Une histoire de la communication moderne : espace public et vie privée, Paris, La Découverte, 1997 [1ère éd. : 1991], p. 96.

22 Le graphophone, mis à part qu'il utilise des cylindres recouverts de cire et de paraffine, dont les performances sont nettement supérieures que la feuille d'étain d'Edison, peut être considéré comme une copie du phonographe. Il est abandonné en 1893.

23 En janvier 1913, elle change de nom et devient la Columbia Graphophone Company pour ensuite retrouver son nom d'origine en janvier 1924.

Columbia (Columbia-UK), qui rachètera plus tard sa compagnie homonyme américaine en 1925. De son côté, Berliner fonde en 1895 sa société américaine, la Berliner Gramophone Company, avec ses associés Fred Clark et Frederick Gaisberg, tandis que des filiales sont créées en Europe : en Allemagne, il s'agit de la Deutsche Grammophon Gesellschaft, première usine au monde de duplication par système de pressage, et en France, de la Compagnie française du gramophone. Quant à la Grande-Bretagne, qui nous intéresse plus particulièrement ici, la Gramophone Company24 naît en 1898 à Londres, sous la direction de l'Américain William Barry Owen, un agent commercial de la société Victor25, rejoint par Gaisberg. En 1904, la Gramophone Company est inscrit à la Bourse londonienne. En 1907, la chanteuse d'opéra Nellie Melba inaugure la première usine à Hayes, à côté de Londres. Précisons pour finir qu'aux États-Unis, la Gramophone Company s'associa étroitement avec la maison Victor qui exploitait déjà les brevets de Berliner et de Johnson.

Ces remarques, malgré l'extrême complexité dans la constitution des grandes firmes discographiques, seront nécessaires par la suite pour éviter toute confusion lorsque j'évoquerai à de nombreuses reprises des entreprises comme la Gramophone Company ou la British Columbia (ou Columbia-UK). En outre, le processus d'industrialisation lancé provoque une concurrence acharnée entre les différentes compagnies (concurrence qui ne cessera jamais vraiment au fil des décennies), ainsi qu'une course à l'innovation technologique.

C/ Un usage musical qui reste à définir

À cet étape de notre étude, rien n'indique pour autant que le disque allait se constituer comme un canal de diffusion de musique auprès des auditeurs ; comme on le vient de le montrer, les innovations techniques sont rudimentaires et en aucun cas les contemporains ne pensaient faire du phonographe un moyen d'accès à la musique, surtout à un moment où la musique occidentale atteignait son apogée, avec les symphonies et les grands opéras. N'oublions pas qu'Edison ne faisait apparaître l'usage musical de son phonographe qu'au quatrième rang d'une liste qui privilégiait d`abord une vocation administrative (dictaphone, répondeur). Avant d'être objet musical, la « machine parlante », telle qu'on la surnommée péjorativement à l'époque, doit plus être considérée comme un produit du scientisme fin de

24 En octobre 1899, Gramophone acquit un tableau de Francis Barraud qui allait devenir le plus célèbre symbole de l'enregistrement : il représentait le fox-terrier Nipper prêtant l'oreille au son d'un gramophone et reconnaissant « la voix de son maître » (His Master's Voice ou HMV).

25 Victor est une société américaine créée en 1901 par Eldridge Johnson à la suite d'un conflit entre Berliner et ses associés.

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Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?

siècle, consacré à la victoire de l'Homme sur le temps qui passe. Ainsi, l'idée d'archiver les sons se propage, mais dans une vocation au départ plus scientifique et patrimoniale que musicale : la première institution dédiée à la conservation des enregistrements est créée à Vienne en 1899. En Angleterre, il faut attendre juin 1951 pour voir l'apparition de l'Institut britannique de l'enregistrement sonore, basé à Londres26. Par extension, on pense également se servir du phonographe pour un travail de collectage des musiques traditionnelles, et ce même jusqu'en 1939 avec la création du label Topic, sous l'impulsion décisive des musiciens Ewan MacColl et Albert Lancaster Lloyd (dit « A.L. » Lloyd). Cette maison de disques, probablement le premier label à être qualifié d'« indépendant », publiera d'autres artistes de la mouvance folk revival comme les Américains Woody Guthrie, Pete Seeger ou encore Ramblin' Jack Elliott27. Néanmoins, on ne pense pas encore à faire du disque le moyen d'enregistrer des musiques nouvelles.

Or, c'est également tout l'objectif de cette partie que de montrer par quels procédés le disque s'est forgé en tant que médium musical. Avant d'étudier par la suite (v. II) la place prise par le phonographe au milieu des pratiques musicales existantes, ce qui suppose naturellement que la musique fut l'aspect privilégié par les firmes pour servir de critère de vente, il s'agit d'analyser les modifications des dispositifs techniques préexistants qui ont fait émerger le phonographe comme un vecteur d'accès au loisir musical.

En effet, le disque implique dans ses caractéristiques techniques mêmes l'invention d'un format musical nouveau. Sophie Maisonneuve définit par format « un ensemble de qualités techniques et esthétiques résultant de l'ajustement entre un « objet » musical, le(s) médium(média) technique(s) par le(s)quel(s) il advient et les dispositions culturelles qui les rencontrent »28. L'imposition du nouveau support disque + gramophone sur l'ancien cylindre + phonographe s'effectue en 1927 par l'intermédiaire du disque en laque 78-tours de 25 centimètres, commercialisé dès 1903. Il implique un ensemble de caractéristiques qui vont avoir une influence sur la musique enregistrée, dont en premier lieu l'évolution de la durée d'enregistrement, qui permet de passer des deux minutes suffisantes au début du siècle pour l'enregistrement d'un message aux disques double face adoptés par la Gramophone Company

26 DEARLING, Robert & Celia, RUST, Brian, The guinness book of recorded sound : the story of recordings from the wax cylinder to the laser disc, Londres, Guinness Superlatives Ltd, 1984, p. 111.

27 ROBERT, Philippe, MEILLIER, Bruno, Folk & renouveau : une ballade anglo-saxonne, Marseille, Le mot et le reste, 2011, p. 12. On peut également citer l'exemple aux États-Unis du label Folkways, fondé par Moses Asch en 1948, qui recueillit des musiques à vocation « documentaire », inspiré par l'activisme pionner d'Alan Lomax en matière de collecte de musiques.

28 MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 103.

en 191229, en passant par la commercialisation du 78-tours. Ce dernier devient le standard mondial vers 1930 et le restera jusqu'à l'apparition du microsillon 33-tours en 1948. Or, à partir du moment où les airs de musique savante sont en vogue, et que se dessine un marché susceptible de répondre aux attentes du public, alors les ingénieurs sont poussés à chercher des solutions pour augmenter cette durée trop restreinte qui jusqu'alors s'adaptait aux premiers catalogues de musique, soit la base de l'univers musical de la fin du XIXe siècle : la pièce musicale de deux à quatre minutes30. En outre, la Grande-Bretagne décrète en 1914 le blocus continental, privant son catalogue des artistes (la plupart américains) qui l'alimentaient jusqu'ici, mais poussant en contrepartie les firmes à promouvoir une politique artistique centrée sur l'essor d'un catalogue de musique classique destiné à alimenter le marché intérieur. Au lendemain de la Première guerre mondiale, les enregistrements de morceaux pittoresques et des pièces issues du répertoire de la musique populaire ont par conséquent quasiment disparu.

C'est donc dans cette rencontre entre un univers technique et un univers culturel qu'il faut comprendre comment le phonographe s'est peu à peu introduit dans deux sphères successives : celle du divertissement populaire, puis celle du monde de la musique savante, cette dernière étant largement mise en avant par l'industrie musicale naissante. À mesure que le progrès technique permet d'allonger la durée des enregistrements se construit alors un modèle d'écoute qui se rapproche peu à peu de celui du concert, très apprécié à l'époque.

II/ L'inscription du phonographe au sein des dispositifs d'écoute existants

L'interaction entre ces deux catégories d'intervenants que sont les ingénieurs et le public a donc pu permettre au médium un déplacement des champs administratif, scientifique et du « divertissement de foire » vers les champs culturel et artistique. Qui plus est, le phonographe doit aussi faire face à un univers préexistant dans lequel les anciens dispositifs d'écoute ne disparaissent pas pour autant. En effet, ce n'est pas uniquement parce qu'un marché musical tourné vers la musique classique se dessine que les recherches techniques évoluent, mais c'est aussi parce que l'imposition du phonographe passe par une adaptation de ses propriétés acoustiques à un univers déjà connu des amateurs de musique : celui du concert. N'oublions pas que ce dernier était l'un des rares moyens d'accès à la musique, au-delà de la pratique

29 Le mono face est conservé jusqu'à la fin des années 1920 malgré tout. Idem, p. 116.

30 Ce premier type de catalogue constitue alors le quotidien de la vie musicale amateur, on y trouve de la chanson, des ballades populaires, des marches interprétées par des musiciens anonymes, des cènes de rue, etc.

instrumentale, qui nécessitait une connaissance suffisante du langage musical pour pouvoir décrypter une partition.

A/ Structuration de l'invention technique par comparaison : le modèle du concert

Dans un premier temps, au sortir de la Première guerre mondiale, la politique des firmes n'est pas encore tournée vers le consommateur moyen, encore moins vers les masses. Le phonographe est une invention qui coûte chère, au caractère élitiste et qui s'insère au coeur des pratiques musicales bourgeoises. Le concert reste le moyen le plus en vogue pour écouter de la musique et entrer en relation avec des interprètes ; il constitue un paradigme à partir duquel s'inventent des pratiques nouvelles comme le montrent les comptes-rendus dans les magasines de l'époque :

« Nowadays [...], it is possible to be [...] moved in [a piece of music] and absorbed in it as one would be in the concert hall. [...] In a silent room so lightened (or darkened) that one is at ease.31

Modern records in conjunction with a good gramophone [...] do sound every bit as good as a performance in a concert hall. This statement would have been a daring one to make a year ago, but during the last twelve months some magnificent recordings have been released.

»32

Ce principe de référence à des pratiques musicales antérieures, l'industrie musicale l'a bien comprise en préférant s'adapter à un modèle de référence, plutôt que de l'affronter directement : l'organisation de « concerts phonographiques » perdure jusque dans les années 1930, la Gramophone Company en organise un par exemple au Royal Albert Hall en décembre 1906 et Columbia se lance à son tour à partir de 1925. Les firmes ont donc eu pour objectif de prendre en compte l'arsenal familier de l'amateur de musique, ancré dans les habitudes de l'époque, tout en y trouvant un moyen efficace pour promouvoir leurs produits. Néanmoins, même si l'objectif était d'abord de convaincre les membres des classes supérieures en mettant en valeur les principes d'une écoute « cultivée » (et aussi afin de faire face à la radio, un médium certes moins cher mais que l'on dénigrait pour sa consommation

31 SWINNERTON, F., « A defence of the gramophone », The Gramophone, août 1923, vol. I, n° 3.

32 COOKSON, D. M., rubrique « Correspondence », The Gramophone, janvier 1936, vol. XIII, n° 152.

passive, massive et indistincte de musique), ces auditions étaient qui plus est accessibles à un prix modique, d'où leurs succès auprès des foules33.

L'écoute du phonographe, parce qu'elle était dans sa nature même différente de celle qui s'épanouit au concert ou de celle qui accompagne le jeu personnel d'un instrument, a fait naître des commentaires fouillés sur les paramètres sonores de l'enregistrement : qualité de la technique d'enregistrement, sonorité, etc. À ce propos, le phonographe eut également pour conséquence de faire passer la musique de la graphosphère à la vidéosphère, d'une technologie fondée sur l'écriture matérialisée par la partition à un nouveau paradigme technologique, celui du « son »34. L'industrie du disque a du réaliser un effort de légitimation du phonographe si elle souhaitait imposer son invention. Or, par le biais d'une démarche comparative qui rend compte d'une réalité sonore et musicale nouvelle par l'intermédiaire de dispositifs techniques inédits, la qualité sonore d'un enregistrement fait naître la thématique de la « fidélité », cette dernière conditionnant la possibilité d'une émotion esthétique et musicale. Cette notion accompagne toute l'histoire du médium et de son écoute jusqu'à nos jours ; elle est également en étroite relation avec le marché du disque puisque avec l'essor d'une production stimulée par la concurrence apparaît la possibilité de comparer plusieurs versions d'une même oeuvre.

B/ Structuration de l'invention technique par imitation

Le phonographe s'insère également dans un contexte plus large de transformation de la vie musicale, celui de l'introduction d'instruments automatiques (pianos mécaniques souvent connus sous le nom de pianolas) qui fait la transition entre la stricte pratique musicale d'un instrument et une « écoute passive ». Aussi, l'expression « jouer du gramophone » est fréquente à l'époque. Utilisée à la fin du XIXe siècle pour libérer l'appareil de son statut de jouet afin de l'inscrire explicitement dans l'univers de la musique sérieuse35, l'expression lui reconnaît une vocation musicale qui n'est pas le seul fait des agents commerciaux. Des pédagogues comme Henry Wood ou Percy Scholes ont vu dans le nouveau médium un vecteur sans précédent d'éduction artistique. Henry Wood (1869-1944) fut en l'occurrence le co-fondateur et le responsable des « Proms » (London Promenade Concerts) de 1895 à 1941.

33 MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 85.

34 TIFFON, Vincent, « Qu'est-ce que la musique mixte ? » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), Révolutions industrielles de la musique, Paris, Fayard, Cahiers de médiologie / IRCAM, n° 18, 2004, p. 134.

35 Sur la question de la reproduction mécanique de l'objet d'art, de même qu'un violon est l'oeuvre d'un artisan et, joué par un artiste, produit de la musique, de même le phonographe doit être l'oeuvre d'artisans et joué par des personnes à la sensibilité musicale.

Par l'intermédiaire d'un programme qui alliait « grande musique » et pièces plus populaires, ces concerts avaient pour objectif de désacraliser l'écoute et d'éduquer le grand public à la musique classique. Quant à Percy Scholes (1877-1958), il fut lui aussi pédagogue musical impliqué dans le mouvement d'éducation musicale des masses, à travers notamment la publication de nombreux manuels et livrets encore l'association au département pédagogique de la Gramophone Company en 1919. Car s'il faut attendre 1925, date de l'invention du microphone, pour assister à une reproduction sonore de plus en plus fidèle, l'écoute sur un phonographe implique l'engagement des compétences de l'auditeur qui souhaite retrouver avec le plus de fidélité possible la sensation d'assister à un concert. L'assimilation du phonographe à un instrument de musique à part entière n'est pas donc pas anodine puisque le corps participe à l'élaboration d'une écoute où le regard (lors du concert) est remplacé par le geste, comme celui du choix du matériel, des accessoires (les aiguilles par exemple) et du programme36. Il donne le sentiment de maîtrise sur le déroulement du processus musical, et donc une proximité plus grande avec l'oeuvre et son créateur.

Les renvois effectués à ces « cadres de référence » anciens que sont le concert et l'instrument de musique permettent de démontrer que l'arrivée du phonographe, parce qu'il introduit un univers nouveau, ne se construit pas ex nihilo mais à l'inverse se définit par une série d'ajustements entre deux pôles distincts. Par exemple, alors que l'on trouve dès 1906 des prototypes de « P.L.V. » (publicité sur les lieux de vente) qui se développent surtout dans les années vingt, le nom de l'artiste rend d'un côté le médium visible et de valeur, l'arrachant des modèles d'écoute antérieurs auxquels il était cloisonné et souvent comparé, tandis que de l'autre côté, la publication et la diffusion de ce nom par les firmes renforcent sa propre gloire37. À l'intéressement symbolique (par la réputation) des artistes s'ajoute l'attachement financier puisque le principe des royalties est utilisé pour la première fois en 1903, afin de resserrer les contrats entre les firmes et les artistes. Il ne s'agit pas d'une somme fixe, mais d'un pourcentage sur le nombre d'exemplaires confectionnés ou vendus. Dans le domaine juridique, la révision de la convention de Berne à Berlin en 1908 introduit quant à elle pour la première fois une clause concernant la phonographie, preuve du potentiel financier qu'elle représente, et qui n'aurait jamais pu voir le jour sans son inscription progressive dans le réseau traditionnel des biens de consommation musicale qui, pour certains d'entre eux, remontent bien avant le début de notre période étudiée.

36 Le corps entier est en effet engagé dans l'activité d'écoute, contrairement à ce que laisse penser l'idée reçue d'une réception passive de la musique par l'auditeur. Ibid., p. 39.

37 Ibid., p. 217.

III/ L'industrialisation des cultures traditionnelles

L'insertion du phonographe et du disque au sein de dispositifs d'écoute qui existaient déjà constitue une étape nécessaire mise en avant par les firmes pour comprendre comment s'est effectué ce renversement temporel au cours duquel la chanson enregistrée sur disque est devenue l'original et le concert une copie. L'industrie de l'enregistrement et la production du disque sont également entrés en compétition avec un autre type de marché, lui aussi préexistant : le marché des partitions.

A/ La confrontation des marchés

Selon David Buxton, la domination de la marchandise-disque n'avait alors rien d'acquis, rien ne semblait annoncer que le disque allait devenir au cours des années soixante une forme de divertissement banalisé soumis à la pression de la concurrence capitaliste et de la production marchande. Si, comme on vient de le voir, la musique classique se véhiculait par l'intermédiaire du concert, entre autres, la musique populaire, elle, se transmettait par le médium de masse qui était l'écrit, à savoir la partition ou broadsheet (paroles de chansons). La pratique domestique du piano en Angleterre avait qui plus est suscitée la production de royalty songs, dont le tirage des partitions, accompagnées au piano, constituait une part importante des loisirs domestiques.

En Grande-Bretagne, la tradition folk locale, orale, anonyme et communautaire était très largement implantée au cours du XIXe siècle. La culture folk anglaise appartenait à une vie communautaire (arts ruraux, chansons communautaires, danses, jeux, etc.), à un monde concret, familier à tous au sein duquel le matériel utilisé était familier et se transmettait de génération en génération. Le niveau de participation était élevé et, surtout, il n'y avait pas de différences entre un public et son musicien puisque l'implication communautaire était totale. Le musicien n'était pas un créateur de chansons mais le véhicule de l'expression de la culture. À ce titre, à partir du moment où les broadsheet sont devenues une véritable marchandise de masse et l'industrie des partitions, une industrie à part entière : « La reproduction des partitions représentait un premier point d'intervention du capital dans le domaine musical contre la nature purement orale des traditions folk qui, de par leur nature même, résistaient aux tentatives de commercialisation. »38 Avant le phonographe, c'est donc par la partition que fut engagée la conquête universelle des territoires ou, pour le dire dans le langage actuel,

38 BUXTON, David, Le rock : star-système et société de consommation, Grenoble, La pensée sauvage, 1985, p. 31.

l'exportation et la délocalisation de la musique39. Déjà, le principe sur le papier de la notation musicale a permis la distinction juridique entre les éditeurs et les compositeurs, les premiers disposant de « droits d'auteurs » (copyright) qui les reliaient aux musiciens, et les seconds pouvant désormais confier à des interprètes le soin d'exécuter une de leurs oeuvres. Selon Buxton, le laps de temps entre le début de la vente en masse de la partition et le début de la vente en masse du disque est de trente ans à peine (1890-1920).

Le début de notre sujet coïncide donc à un moment où le disque est devenu un médium répandu, se chargeant de commercialiser un univers constitué par trois « nouveaux » genres musicaux (la musique classique est un cas un peu à part pour différentes raisons), bien distincts d'une tradition folklorique conservatrice : le blues, le jazz et le rhythm and blues : « Reaching its peak during the late twenties, the jazz and blues coincided with the adolescent phase of the record industry. »40 Leur apparition aux États-Unis n'est pas anodine puisque les musiques folkloriques y étaient beaucoup moins enracinées qu'en Angleterre. Or, c'est par le disque, cette nouvelle invention, que ces genres musicaux ont pu naître ; en effet, ce dernier exigeait, comme pré-condition pour devenir une marchandise de masse, la destruction des rapports traditionnels entre artiste / public, la disparition des formes individuelles et l'émergence des artistes « individualisés » qui se distinguent par leur personnalité.

Ce phénomène, très progressif, est du dans un premier temps aux processus d'industrialisation et d'urbanisation : la Révolution industrielle écrasa la vieille culture folk et la força à se récréer dans la ville. Le processus fut particulièrement précoce en Grande-Bretagne. La séparation du lieu de résidence d'avec le lieu de travail ont fait éclater les communautés rurales et, par conséquent, la culture se matérialisa dans de nouveaux lieux comme les bars, les tavernes ou encore le music-hall. En 1852, Charles Morton ouvre le premier music-hall londonien41. Cette nouvelle distribution des temps sociaux est essentielle pour comprendre comment les fondements d'une industrie musicale nationale ont pu être posés. En effet, désormais, en confinant la musique populaire dans un lieu, le chanteur avait été individualisé même si les principes de la musique folk ne changeaient pas pour autant : ils traitaient toujours de la vie et de la culture de la classe ouvrière au moyen du spectacle, mais dans un rapport musicien/public beaucoup plus distant. À ce propos le public, et notamment

39 RIBAC, François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2007, p. 10.

40 COLEMAN, Mark, Playback : from the Victrola to MP3, 100 years of music, machines and money, Cambridge, Perseus Books Group, coll. « Da Capo Press », 2003, p. 29.

41 http://fr.wikipedia.org/wiki/Music-hall

les classes moyennes, ont été réceptives à des musiques « faciles » comme la danse, l'opéra comique, la musique « légère », maillon citadin entre la folk music des campagnes et la musique « sérieuse » des salons42. Cependant, la partition n'avait à ce moment pas encore vraiment été supplantée par le disque puisqu'entre 1900 et 1910, cents partitions se sont vendues à un million d'exemplaires. La réputation des musiciens certes se construisait, mais elle était encore à un niveau trop local pour une exploitation rentable par les disques, alors que le marché des partitions s'adaptait parfaitement pour ces musiciens en grande majorité néophytes. Le chant dans les bars, les music-halls et les troupes itinérantes prédominaient et même avec l'avènement des loisirs, aucun élément n'indique pour autant la cause qui expliquerait pourquoi l'argent des Anglais aurait été dépensé dans des disques plutôt que d'autres objets de consommation.

Les industries de la reproduction musicale s'intéressèrent largement au départ à ces musiques populaires : pour la partition, elles étaient d'exécution aisée et de diffusion facile sur feuilles volantes, pour le disque, comme expliqué précédemment, la qualité acoustique du phonographe imposait aux interprètes des critères de sélection dans le choix des types de musique destinés à être enregistrés. Ainsi, au tournant du siècle, en plus d'un volume sonore relativement faible, la sensibilité acoustique du pavillon, relativement limitée, rend certains instruments plus « phonogéniques » que d'autres, ce qui conduit au choix de répertoires particuliers et/ou à des arrangements (le jazz a pu être lancé par l'enregistrement mécanique parce qu'il utilisait des instruments à vents ou percussifs ; on privilégiait davantage la prédominance des voix de soprano et de ténor, la doublure des cordes par les cuivres, les

formations orchestrales restreintes)43. De même, les

premiers essais d'enregistrements de musique

symphonique étaient peu convaincants ; on revoyait

à la baisse le nombre de musiciens, les violoncelles

et les contrebasses étaient remplacés par des

trombones et des tubes, etc. Le disque n'est donc à

ce moment précis pas placé dans une optique de

commercialisation de masse censée supplanter la partition puisque d'une part, sa valeur d'usage n'était pas stable (il commençait seulement à

42 DE ROUVILLE, Henry, La musique anglaise, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1986, p. ? Au sein du music-hall, il existe déjà un fossé grandissant entre les genres musicaux, s'éloignant des styles victoriens avec les comédies musicales : l'un des compositeurs les plus célèbres fut Sidney Jones.

43 MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., pp. 37-38. N'oublions pas cependant que la pratique de l'arrangement est largement répandue et appréciée à l'époque.

être utilisé afin de fixer dans la cire pour l'éternité la parole des hommes et les dialectes traditionnels en voie de disparition, ce qui deviendra plus tard l'ethnomusicologie44), et de plus, les rares morceaux de musique destinés à être lancés sur le marché s'adaptaient parfaitement aux capacités techniques du phonographe ainsi qu'aux genres musicaux populaires alors en vogue. Il y a donc équité entre le disque et la partition.

B/ La « valeur d'usage sociale » du disque

Comment expliquer alors l'usage musical du disque, pourtant bien installé à la veille de la Grande guerre puisque l'on peut estimer la production mondiale annuelle à près de cinquante millions d'unités45 ? Au-delà de la « valeur d'usage » définie par Karl Marx46 dans laquelle l'utilité d'un bien pour le consommateur lui donne une valeur propre, ce qui sous entend que la musique est quelque chose qui attendait, dans sa forme pure, d'être commercialisée, Jean Baudrillard47 propose l'analyse plus pertinente d'une valeur d'usage « sociale », et incorpore dans son propos l'arrivée des mécanismes de la publicité et des médias de masse que connaît la société moderne. Ainsi, « l'apparition du disque en tant que bien de consommation de masse dépendait de la création d'une nouvelle valeur d'usage sociale de la musique populaire sous la forme commerciale du disque » 48 . La commercialisation de la musique populaire et l'apparition du disque ont connu un processus social complexe.

Dans l'ère du « capitalisme culturel » et avec l'arrivée du disque, c'est un troisième moyen de stockage et de transport de la musique qui vient de s'ajouter aux deux autres : « le corps des individus et l'encodage de valeurs sur un diagramme cartésien (la partition). »49 L'imposition du disque doit plus être recherchée dans la contradiction entre les intérêts de l'industrie de l'édition (partition, instruments de musique, représentation) et ceux de l'industrie du disque (équipements, enregistrement). Alors que l'édition s'appuie sur des musiciens dont la représentation se fait soit sur scène, soit en privé, l'industrie du disque cherche à l'inverse à vendre des enregistrements des représentations et les moyens de les

44 Par exemple, Franz Boas, un anthropologue, ainsi que l'ethnologue Marius Barbeau, se chargèrent de collecter des chants et des rituels après l'écrasement des derniers foyers de résistance indienne aux États-Unis dans les années 1890-1910. En France, Ferdinand Brunot dans les Ardennes en 1912 fut l'initiateur de la collecte des patois, sur fond de disparition de cultures rurales séculaires.

45 TOURNÈS, Ludovic, « Le temps maîtrisé : l'enregistrement sonore et les mutations de la sensibilité musicale », Vingtième siècle. Revue d'histoire, 2006/4, n° 92, p. 9.

46 Cf. MARX, Karl, Le capital (1867-1885-1894).

47 Cf. BAUDRILLARD, Jean, Pour une critique de l'économie politique du signe (1972).

48 BUXTON, David, op. cit., p. 22.

49 RIBAC, François, op. cit., p. 11.

reproduire. L'exploitation des formes plus modernes de musique populaire coupées de la tradition folklorique, au sein desquelles il y aurait difficulté pour les amateurs non spécialistes d'un instrument à reproduire un thème musical, fut la stratégie adoptée. C'est à ce moment qu'interviennent le blues et surtout le jazz. Ce dernier, parce qu'il incorporait dans sa définition une part de virtuosité essentielle liée à l'improvisation musicale, en plus d'une tradition fortement ancrée dans l'oralité50, allait directement à l'encontre de l'intérêt des éditeurs, ces derniers étant hostiles à tout élément d'individualité dans la représentation. D'ailleurs, les personnages dominants de la musique populaire jusqu'à la Seconde guerre mondiale furent les chefs d'orchestre (bandleaders) et les compositeurs. Les ventes de disques à un public de masse coïncidaient avec la popularité du jazz puisqu'en 1922, 110 millions de disques de jazz et de danse ont été vendu.

En se plaçant dans une optique de comparaison avec la partition, les éditeurs de papier musique se sont ainsi logiquement transformés en éditeurs de musique enregistrée à mesure que le disque s'imposait, tandis que les compagnies discographiques se muèrent en éditeurs. L'idée d'un répertoire pouvait désormais être concrétisée. Qui plus est, alors que la musique classique se véhiculait depuis des siècles par le biais de la partition, le disque conforta son statut de musique universelle et intemporelle dans un effort de patrimonialisation du « génie universel »51 mis en oeuvre par les firmes.

Conclusion du chapitre :

Entre 1895 et 1910, le marché démarre, stimulé par l'innovation technique et la mise au point d'appareils à usage domestique. Une dizaine d'années après, en juillet 1925, se tient à Londres le premier salon véritable de l'industrie, le Gramophone Congress, témoin de l'organisation de cette branche d'activité et de la reconnaissance de son importance auprès des professionnels comme du grand public.

Il existe donc bel et bien une demande pour le phonographe, et une demande de musique qui s'accroît au fil du temps auprès d'un public. Ce public, ce n'était plus uniquement les gens qui se retrouvaient devant une scène de concert, mais c'était aussi la communauté des

50 COTRO, Vincent, « Jazz : les enjeux du support enregistré » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), op. cit., p. 92.

51 Le « grand génie » était beaucoup moins « universel » aux temps où l'édition musicale faisait sa promotion avec du papier musique et des concerts.

auditeurs assemblés autour des phonographes. Malgré tout, un paradoxe est notable : alors que pour contrer une culture populaire de masse qui est en plein essor et afin d'imposer le phonographe et le disque auprès de l'espace commun, la musique classique participe de la revendication d'un usage bourgeois et cultivé du médium phonographique, c'est avec des genres typiquement populaires et nouveaux que le disque a réellement pu devenir en parallèle une marchandise de masse. Les deux types de musique s'insèrent et se construisent mutuellement dans une complémentarité nouvelle, bien que pour l'instant assez invisible, est qui prendra forme une fois le marché en plein essor.

CHAPITRE 2 : DE L'AUDITEUR AU CONSOMMATEUR : UN
PROCESSUS COMPLEXE

Dès la fin des années vingt, acheter un disque est devenu une pratique largement partagée, où la question de la qualité de l'enregistrement occupe une place tout aussi importante que la simple information sur les dernières publications. Dans une perspective économique rapide, on pourrait donc dire que le consommateur de musique est né, posant les bases d'une industrie qui se consolide de plus en plus. En réalité, la trajectoire est complexe car nécessitant un effort constant de la part des industries du disque pour s'approprier l'auditeur et lui faire prendre conscience des atouts du phonographe. La reproduction sonore a élargit l'espace commun, créa de nouveaux liens sociaux et intensifia la continuité entre le domestique (l'intime) et la sphère publique (le collectif). Assurément, l'introduction de l'électricité en 1925 y est pour beaucoup : sans elle, il aurait été difficile de démocratiser une invention qui jusqu'alors se cantonnait à des défauts techniques handicapants.

I/ L'écoute « à domicile » et ses formalités

L'inscription du phonographe au sein des foyers anglais est à la fois le fruit de sa confirmation et de son appropriation par le consommateur, mais aussi la conséquence des stratégies d'« adaptation »52 mises au point par les firmes pour que la machine parlante puisse s'insérer dans un univers de consommation en formation. Il faut donc s'interroger sur la place nouvelle prise par le gramophone dans l'émergence d'une écoute « à domicile ». Cette étape

52 AKRICH, Madeleine, CALLON, Michel, LATOUR, Bruno, « À quoi tient le succès des innovations ? 2 : Le choix des porte-parole », Gérer et comprendre, Annales des Mines, 1988, n° 12, pp. 14-29.

est primordiale si l'on souhaite comprendre les mécanismes qui ont fait du secteur du disque un espace propice au développement industriel.

A/ Le phonographe comme objet de loisir

Si écouter de la musique « chez soi » paraît tenir de l'évidence à l'heure actuelle, il n'en n'est rien à une époque où l'industrie du disque vient à peine d'éclore, et où l'usage même du phonographe reste à confirmer. Seul Emile Berliner, qui était un passionné de musique, pensait à un usage domestique de la machine parlante. Or, avec la montée en puissance de l'organisation scientifique du travail, qui s'impose en Europe dans la première décennie du XXe siècle, il se construit par une utilisation rationnelle du temps un découpage de plus en plus précis entre un temps consacré au travail et à l'activité de production capitaliste, et un autre consacré au non-travail, c'est-à-dire aux loisirs53. Ce temps consacré aux loisirs s'inscrit au sein d'une période en proie à des mutations socioculturelles qui bouleversèrent les habitudes « du quotidien ». Il serait erroné de croire que le phonographe s'installe dans les domiciles pour uniquement combler un vide existant. À l'inverse, il existe tout un univers préexistant auquel les firmes ont du tenir compte pour octroyer à la machine parlante la place qui lui revient, à savoir celle du premier dispositif de communication à entrer dans les années 1890 au sein de la sphère privée, et qui tente de conjuguer le divertissement à la mise à disposition d'une écoute « cultivée ». Cet argument nous renvoie au modèle du concert, déjà évoqué auparavant. Ceci dit, il se conjugue avec un autre propos utilisé dans l'argumentaire des firmes, celui de la présentation de la variété des situations d'écoute à domicile, afin de persuader le consommateur de la richesse des ressources de l'appareil, ce sur quoi je vais davantage m'attarder maintenant en commençant par une citation :

« Control the volume of your Gramophone with the Edison-Bell « sympathetic » [...] gramophone needle [...].

For the drawing room, it generates just the volume you want.

For dancing at home you cannot improve it.

For dinner and for mealtimes it provides a quiet and unobstrusive tone while

53 TOURNÈS, Ludovic, « Le temps maîtrisé : l'enregistrement sonore et les mutations de la sensibilité musicale », Vingtième siècle. Revue d'histoire, 2006/4, n° 92, p. 6.

34

For the Sick-Room it can be made so soothing as to suit the actual requirements of the most serious cases. »54

En libérant l'auditeur des cadres spatio-temporelles restreints de l'époque, le phonographe « à domicile » permet dès lors de rendre accessible un univers hautement désirable et légitime. Au départ, seule la culture bourgeoise est concernée en raison des prix prohibitifs. En outre, il arrivait à la bourgeoisie, dans un effort de construction d'une culture raffinée ou recherchée (v. annexe 2), d'organiser des réunions mondaines au cours desquelles un « programme » musical était élaboré selon les souhaits du maître de maison, qui devenait le temps d'une soirée l'impresario de la performance. Les prémices d'une consommation musicale sont dès lors envisagés. Publié en 1923, l'ouvrage d'A. Marshall et E. Compton Mackenzie, Gramophone Nights, propose trente et un programmes aux auditeurs - un par soir, tous les jours du mois, à reprendre chaque mois : « La question du plaisir et de la production d'une esthétique d'écoute nouvelle, liée à un dispositif inédit, est au centre du projet. »55

Le phonographe et le disque induisent également une mutation primordiale, celle la disparition de la vue, qui requiert l'invention d'une écoute comme pratique musicale qui ne soit qu'« acousmatique » (Pierre Schaeffer) ou, pour reprendre l'expression anglaise, « aurale ». Ce terme est plus riche que le précédent : il introduit des consonances, stimulantes et complexes dans leurs implications, avec la notion d'« oralité »56. Désormais, l'acte de jouer la musique n'est plus l'une des finalités privilégiées de la partition, mais il disparaît des regards, « à la limite, l'exécution instrumentale, relayée, dans le cas du disque, par les techniques de « prises » successives et de montage, n'est plus qu'un travail d'arrière-boutique dont l'auditeur n'est pas même pas informé »57.

L'essor du gramophone apparaît de façon frappante lorsqu'on le compare à celui du piano, son principal rival (le parc de pianos en 1910 en Angleterre est évalué à deux ou quatre millions selon Cyril Ehrlich58, à savoir que plus du quart des ménages anglais possédaient un piano), qui fut lui aussi investi commercialement par l'industrie. En Grande-Bretagne, au lendemain de la Grande guerre, sa victoire y est acquise au milieu des années vingt : ainsi, en

54 The Gramophone, décembre 1923, vol. I, n° 7.

55 MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 97.

56 MAISONNEUVE, Sophie, « Du disque comme médium musical » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), Révolutions industrielles de la musique, Paris, Fayard, Cahiers de médiologie / IRCAM, n° 18, 2004, p. 39.

57 DELALANDE, François, « Le paradigme électroacoustique » in NATTIEZ, Jean-Jacques, op. cit., p. 538.

58 Cf. EHRLICH, Cyril, Social emulation and industrial progress : the Victorian piano (1975).

1934, 112 667 gramophones sortent des usines britanniques, contre 42 681 pianos59. Par ailleurs, on sait qu'en 1939 la demande en appareils estimée pour le marché britannique par la seule firme EMI pour prévoir sa production est de 90 000 (contre 50 000 postes de radio)60. En réalité, le pianola, du nom d'une marque déposée par l'Aeolian Company, s'apparentait sur bien des aspects au phonographe. Il fonctionnait par l'intermédiaire d'un système pneumatique devant lequel passait en se déroulant une bande de papier épais, large de quarante centimètres environ, munie de perforations correspondant aux touches61.

B/ L'évolution des prix

Une étude attentive des prix permettrait à ce titre de prendre conscience de l'intérêt pour les firmes de démocratiser le gramophone, cette invention qui fascine autant qu'elle rebute (du moins à ses débuts), afin qu'elle puisse s'intégrer au foyer anglais post-victorien. Car si dans l'entre-deux-guerres tout n'est alors financièrement pas accessible à quiconque en matière de musique enregistrée, on constate une baisse notable des prix au cours de la décennie 1920, due à la concurrence entre les firmes à ce niveau, et grâce au développement des labels à bon marchés qui s'accentue durant l'entre-deux-guerres. Par exemple, les disques Zonophone62, lancés pour la première fois en Grande-Bretagne par la Gramophone Company dès 1904, furent pionniers : en 1907, leur vente (en nombre d'unités) représente plus du triple des autres labels HMV 63 . Leur succès conduit la compagnie à lancer d'autres labels équivalents, tels les Twin Records ou les Cinch, deux fois moins chers, à 5,1 pence (au lieu de 12,5 pour les précédents), et vendus à 2,5 millions d'exemplaires dès la première année. Quant au Plum label, de prix intermédiaire, il est introduit avec succès en 191264. On pourrait également citer de nombreux autres exemples comme le Phoenix label ou encore le Regal label, introduits respectivement par Columbia-US en 1913 et 1914 aux prix de 1s 1d (5p) et 1s 6d (7 1/2p)65. Decca fit de même, Edward Lewis, son créateur, ayant lancé en 1931 à 1s 6d

59 MAISONNEUVE, Sophie L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 187.

60 Idem, p. 187.

61 HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au disque compact » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, p. 904.

62 La marque de commerce Zonophone, ou Zon-O-phone, fut créée en 1899 par Frank Seaman aux États-Unis.

63 MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 193.

64 MARTLAND, Peter, Since records began : EMI - The first 100 years, [Londres], Amadeus Press, 1997, p. 68.

65 DEARLING, Robert et Celia, RUST, Brian, The guinness book of recorded sound : the story of recordings from the wax cylinder to the laser disc, Londres, Guinness Superlatives Ltd, 1984, p. 56.

36

des disques qu'il souhaitait moins cher que la moyenne (2s 6d ou 3s)66. Malgré une légère augmentation des prix au lendemain de la Grande guerre, le succès de cette politique de diversification de l'offre est remarquable : par conséquent, au terme de cette première période d'expansion durant l'entre-deux-guerres, plus de 60% des foyers britanniques possèdent un gramophone, dont 80% affirment l'écouter fréquemment67. En 1939, on atteint le chiffre de 73%68. En 1914, c'était seulement un tiers des foyers qui en était équipé69. Par la suite, après une nouvelle augmentation des tarifs pendant les années 1930, ils reviennent à la veille de la Seconde guerre mondiale à un niveau inférieur à celui de la fin des années 1920. La création en août 1924, dans le magazine The Gramophone, d'une rubrique spécifique, « the New Poor Page », consacrée aux disques 2s/6d (voire 1s/3d à la fin de la décennie, avec le lancement des disques Dominion puis Piccadilly) témoigne encore une fois d'une offre élargie70. En 1930, une étude auprès des commerçants révèle que le prix moyen d'achat des gramophones est de £9 10s71. Quant au coût moyen d'un disque, il peut se schématiser comme avec le tableau ci-dessous (pourcentage du revenu hebdomadaire moyen) :

 

1913-1914

1924-1925

1935-1936

Black label

14,5

9,1

8,8

Plum label

n. c.

6,6

6,4

Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias

musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 192.

Si on en revient à la comparaison au piano, il est clair qu'il existe un déséquilibre au détriment de ce dernier : « In 1921, the cheapest piano worth buying cost £60, while good gramophones cost upwards of £15 and record prices were falling. [...] The once despised toy was taking over the market for home music. »72 C'est d'autant plus le cas qu'avec l'arrivée des labels à bon marché, nombre d'appareils aux noms baroques furent commercialisés (Zonophone, Vanitrola, Sonora, Talkophone, etc.), à des prix défiant toute concurrence, « ils se différenciaient par le prix et la qualité, du jouet bon marché au mobilier de luxe ; par

66 HOFFMANN, Frank (Dir.), Encyclopedia of recorded sound, New York, Routledge, Volume 1 A-L, 2005 [1ère éd. : 1993], p. 277.

67 Comparativement, durant cette même période de l'entre-deux-guerres, le taux d'équipement des foyers anglais en postes de radio est aux alentours de 30%. MARTLAND, Peter, op. cit., p. 142.

68 MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 212.

69 Idem, pp. 197-198.

70 The Gramophone, mars 1924, vol. I, n° 10, p. 202.

71 Ibid., p. 190.

72 EHRLICH, Cyril, The piano : a history, cité dans MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 187.

l'esthétique de la caisse ou du pavillon ; par l'aspect pratique (les modèles portatifs camouflaient l'encombrant pavillon dans la caisse ou le couvercle) ; ou par quelque singularité, comme le polyphone qui comportait deux aiguilles posées dans le même sillon à

un centimètre de distance et deux pavillons, produisant une sorte d'écho »73. Parmi tous, le « Victrola », lancé en 1906 par l'Américain Victor (dont les produits étaient vendus en Europe par la Gramophone Company) et premier gramophone disposant d'un appareil à pavillon intégré dans un meuble le camouflant, devient rapidement l'un des plus répandus même si au départ son apparence d'objet de luxe ornant l'intérieur bourgeois le destinait plus à un public fortuné ; en outre, le choix du suffixe n'est pas anodin puisqu'il fait référence au pianola de

l'époque, inscrivant donc l'appareil dans un univers chargé de connotations socioculturelles avantageuses. Il fut néanmoins rapidement démocratisé et suivi par des firmes concurrentes qui baptisèrent leurs productions de noms similaires (l'Amberola chez Edison, le Grafonola chez Columbia, etc., v. annexe 3).

La diversification des modèles, mise en parallèle avec une possibilité d'écoute de plus en plus diversifiée et accessible, permet ainsi à l'auditeur une écoute individuelle modulable en fonction des goûts de chacun, des moments et des situations : c'est ce que montre en effet le développement de formes multiples de « programmes », du pot-pourri à l'écoute intégrale. En outre, l'introduction de l'électricité permet une qualité d'écoute accrue et participe pleinement de l'élaboration d'un univers musical accessible depuis l'intimité d'un foyer.

II/ La « révolution électrique » de 1925 : un débat révélateur d'une écoute démocratisée ?

L'introduction de l'électricité et l'invention un peu après du microphone au sein du processus d'enregistrement constitua une véritable révolution qui bouleversa les catalogues de musique et les façons de la produire ; elle dopa les ventes et amenant de nouveaux adeptes au phonographe, tout en incitant les plus anciens à renouveler leur équipement et leurs disques

73 HAINS, Jacques, op. cit., p. 908.

sur une nouvelle base de qualité. Elle fut également une innovation suffisamment importante pour permettre aux firmes d'investir des vecteurs essentiels à sa promotion, à l'image de la presse. En effet, l'activisme anglo-saxon des revues spécialisées sur le sujet permet à partir des années vingt d'analyser un lectorat plus ou moins révélateur de la diffusion du disque dans l'ensemble de la population. Quant aux débats enclenchés autour d'une telle invention, ils apportent une nouvelle preuve tangible pour comprendre l'intérêt suscité auprès des amateurs de musique. Mais le nouveau système n'est pas seulement une amélioration quantitative de la musique enregistrée, c'est aussi le début d'un bouleversement dans l'organisation de l'ensemble du processus d'enregistrement, et qui se poursuivra encore des décennies après sous l'impulsion d'innovations successives74. Les studios rudimentaires de l'ère acoustique deviennent des machineries complexes qui deviennent à partir des années vingt des lieux incontournables de la vie musicale.

A/ Les principes techniques de l'enregistrement électrique et ses conséquences

L'année 1925 est donc cruciale dans l'histoire du son enregistré ; elle marque la fin de la gravure acoustique, au profit d'une gravure électromécanique qui permet de capter une plus large gamme de fréquences sonores, ce que montre le schéma ci-dessous. De plus, l'électricité va aussi permettre de réguler la vitesse de rotation des machines à graver, jusqu'alors dépendantes de systèmes à ressort.

38

74 Nous y reviendrons dans le chapitre deux de notre seconde partie du mémoire.

Figure 6

Auparavant, le son était gravé directement par le capteur sur lequel la voix agissait mécaniquement. On ne pouvait pas contrôler le volume. À partir des années 1920, dans un microphone, qui remplace dorénavant le cornet, une fine membrane métallique (le diaphragme) est mise en vibration par le son et exerce des variations de pression sur un matériau à travers lequel circule un faible courant électrique ; les impulsions électriques engendrées reproduisent exactement l'onde sonore : c'est le signal. Celui-ci est véhiculé par fil métallique, amplifié puis transmis à l'appareil de gravure. L'intensité du signal, visualisée sur un cadran (le vumètre) est contrôlée manuellement au moyen d'un potentiomètre (bouton de volume) ; elle doit être baissée dans les fortissimos afin d'éviter la distorsion et augmentée dans les pianissimos afin d'être audible.

Tiré de : HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au disque compact » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques

du XXe siècle, p. 911.

On peut aisément parler de « révolution » tant c'est tout un pan de la musique qui fut réinvesti par la nouvelle technologie : d'un côté, parce que le microphone a l'avantage de restituer une partie des caractéristiques spatiales du son 75 , la qualité d'un

disque ne dépendait plus

nécessairement de la prestation des

interprètes (qui devaient auparavant

user d'acrobaties vocales et

instrumentales pour que le pavillon

puisse capter les sons le mieux

possible), mais dépendait également

des compétences du preneur de son, et de l'autre côté parce que les revues spécialisées et les cercles amateurs se sont vite entichés du phénomène. Le son apparaît explicitement comme objet à produire, et non plus seulement à reproduire. Le contrôle précis de l'intensité fut d'ailleurs le premier élément d'une palette de ressources créatives qui fera par la suite du studio d'enregistrement un véritable instrument de création (v. Partie III) : le 11 novembre 1931, EMI ouvre un nouveau studio à Abbey Road, St John's Wood. Les possibilités techniques offertes par l'enregistrement électrique vont permettre non seulement aux musiciens de donner une nouvelle dimension à leur jeu mais aussi aux industries du disque de réenregistrer leurs catalogues selon de nouvelles normes de fidélité. À ce titre, il est important de préciser que le terme même de « fidélité » se trouve reconsidéré : « Il perd sa référentialité étroite pour s'appliquer désormais plutôt à un référent interne à l'auditeur ou au dispositif d'écoute phonographique - il désigne l'adéquation entre la disposition de l'auditeur et le dispositif d'audition. »76 Cet engouement pour la « haute-fidélité » se prolongera tout au long du XXe siècle. Enfin, l'invention de l'amplification électrique permit la prolifération de nouveaux instruments, généralement conçus sur le

75 Les sons faibles étaient captés, la bande passante enregistrable, élargie, se situait désormais entre 100 et 5000hertz, les timbres étaient nettement mieux définis. Il n'y avait également plus de limite au nombre et aux types d'instruments enregistrables, les musiciens n'étant plus placés entassés devant le phonographe mais placés normalement dans la salle. L'enregistrement d'un concert en direct devenait possible puisque l'appareil de gravure, relié au micro par câble, pouvait être placé à distance. Néanmoins, la prise de son du microphone était toujours monophonique ; il faut attendre 1958 et la stéréophonie pour obtenir la localisation en largeur des sources sonores.

76 MAISONNEUVE, Sophie, « Du disque comme médium musical » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), Révolutions industrielles de la musique, Paris, Fayard, Cahiers de médiologie / IRCAM, n° 18, 2004, p. 40.

modèle de l'orgue : l'Aethérophone de Léon Thérémine, le Sphärophon de Jorg Mager, le Trautonium de Friedrich Trautwein, les ondes Martenot de Maurice Martenot, etc.77

Mais revenons d'abord sur les recherches et expérimentations qui ont abouti à cette invention. Dès 1919, en Grande-Bretagne, le premier enregistrement est mis en pratique par deux ingénieurs, George William Guest et Horace Owen Merriman, lors du service funèbre pour le soldat inconnu en l'abbaye de Westminster de Londres le 11 novembre 1920. Le son est relayé par des lignes téléphoniques jusqu'à leurs machines dans une maison voisine. La nouvelle technique, directement issue des recherches menées au cours du premier conflit mondial dans le domaine de la télégraphie sans fil, est officiellement mise au point en 1924 par les laboratoires Bell Telephone, une des branches de l'American Telegraph and Telephone Company (AT&T). Elle est vendue premièrement en février 1925 à la compagnie Victor, à la recherche d'un second souffle commercial après une mauvaise année 1924 : l'année suivante est introduit l'Othophonic Victrola, machine basée sur un procédé acoustique mais qui permettait de lire des disques enregistrés électriquement. En 1925 est lancé le Panatrope Brunswick, premier appareil utilisant la technique électrique de reproduction du son puis, en 1926, c'est au tour de Columbia de sortir son Vitaphone. Deux ans après, c'est de nouveau au tour de Victor de produire le premier phonographe disposant d'un changeur de disques78 ! Ironie de l'Histoire, Edison, l'inventeur visionnaire de l'ampoule à incandescence, est aussi le dernier à adopter l'enregistrement électrique en 1927. Il quitte définitivement le secteur en 1929, refusant d'adopter le format du disque plat.

L'enregistrement électrique apparaît comme étant le point d'aboutissement d'un processus complexe combinant la succession des innovations techniques avec le développement des grandes firmes discographiques.

B/ Développement des premières revues spécialisées et mise en circulation des informations

À juste titre, il peut être intéressant de mettre à la lumière du jour l'impact de cette « révolution » en la confrontant à sa médiatisation par l'intermédiaire de la presse et des sociétés d'amateurs. L'aspect médiatique est essentiel car il s'insère au sein d'un réseau qui exige du disque une qualité artistique et des émotions esthétiques revues à la hausse avec

77 CHION, Michel, Musiques médias et technologies, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 1994, 121 p.

78 COLEMAN, Mark, Playback : from the Victrola to MP3, 100 years of music, machines and money, Cambridge, Perseus Books Group, coll. « Da Capo Press », 2003, p. 36.

42

l'apparition de l'enregistrement électrique, et dont les firmes doivent rapidement tenir compte. L'essor des médias facilita d'une manière générale l'accès à l'arène public des interprètes. Aussi, avant l'édition de rubriques phonographiques dans les périodiques culturels plus généraux et les quotidiens, les revues professionnelles sont les premières à apparaître, répondant au besoin d'information des commerçants et, plus généralement, d'organisation du marché79. La mise en réseau de l'information commence dès 1903 : la Gramophone Company publie alors Gramophone News, surtout à destination des petits commerçants. La même année paraît également Talking Machine News and Record Exchange, jusqu'en 1935. Ces publications sont rapidement concurrencées par Talking Machine World (1911-1930) et The Voice (1917-1938). Pourtant, il faut attendre 1923, année où l'écrivain britannique Compton

Mackenzie fonde The Gramophone80, magazine qui s'intéresse à la qualité des disques et à l'actualité

phonographique, mais désormais à destination autant

des professionnels que des amateurs. Étrangement, Mackenzie n'était pas un partisan farouche de

l'enregistrement électrique, comme le montre l'un de

ses témoignages : « L'exagération des sifflantes dans la nouvelle méthode est abominable. Il y a souvent

cette dureté qui rappelle quelque-uns des pires excès du passé. L'enregistrement des choeurs de cordes est tout simplement atroce d'un point de vue impressionniste. Je ne souffre point d'écouter des symphonies sur un ton américain. Je ne veux pas de violons nasillards ni de clarinettes yankees. Je ne veux pas de piano qui résonne comme à un vulgaire comptoir de bar. »81

Mais de part sa pérennité (jusqu'en 1982) et en raison d'un lectorat élargi (critiques, industriels, mélomanes, etc.), The Gramophone occupe une place un peu à part. Son lancement est un pari audacieux puisqu'au début des années vingt, le statut culturel du médium phonographique est en voie de consolidation mais n'a alors rien d'acquis (il faut attendre pour cela le « boom » du marché du milieu de la décennie) : en réalité, l'idée de Mackenzie, déçu par la production de l'époque et surtout le manque d'informations

79MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 205.

80 http://www.gramophone.co.uk/

81 OSBORNE, Richard, « De l'étiquette au label » in FRITH, Simon, LE GUERN, Philippe, et al., Sociologie des musiques populaires, Paris, Hermès science, Lavoisier, Réseaux : communication - technologie - société, Volume 25 - n° 141-142, 2007, pp. 87-88.

pertinentes pour s'y orienter, est de rassembler les voix les plus impliquées pour une démocratisation de l'écoute musicale de qualité82 par l'intermédiaire du phonographe, alors même que la radio naissante (la British Broadcasting Company ou BBC est fondée en 1922) pourrait constituer une concurrence inquiétante.

En effet, la radio rencontre un succès très rapide auprès du public, en partie pour des raisons financières : un poste est souvent moins coûteux qu'un phonographe, et il permet d'écouter ensuite, moyennant une faible cotisation, autant de musique qu'on le désire, alors que la machine parlante requiert en plus, pour qu'on ne s'en lasse pas, l'achat d'un minimum de disques 83 . La BBC disposait même d'un orchestre permanent, le BBC Symphony Orchestra, sous la direction depuis 1930 d'Adrian Boult, et qui attira l'intérêt des chefs d'orchestre/compositeurs les plus marquants d'Europe : Schoenberg, Webern, Stravinsky, Strauss ou encore Walter. Dans ce contexte, on comprend l'apparition d'une rhétorique de distinction du phonographe par rapport à la radio84, mise en avant par Mackenzie certes, mais surtout par les firmes qui se servent à juste titre des ajustements acoustiques permis par l'électricité pour pointer du doigt la qualité médiocre de la radio, qui requiert tout un arsenal de compétences pour parvenir à une audition relativement nette. Ce n'est qu'à partir du milieu des années trente que le poste de radio devient d'usage plus simple, requérant moins de bricolage et offrant un son de bonne qualité ainsi qu'une réception sans interférences.

En tout cas, l'entreprise lancée par Mackenzie est un franc succès puisque la revue atteint une diffusion stable de 12 000 exemplaires mensuels à la fin de la décennie. Dans ce sillon ouvert, d'autres magasines apparaissent comme The Gramophone Record, lancé en 1933 ou encore E.M.G., à partir de 1930. On observe également une floraison de rubriques discographiques dans les journaux généralistes : le mouvement part du Times en 1924, pour se propager au Daily News, au Daily Herald, au Daily Telegraph en 1925 puis, en 1936, le Daily Mail, le Morning Post, le Daily Mirror, le Spectator et le Star85. La liste est fastidieuse mais elle révèle un fait primordial : la multiplication des rubriques et leur nature (comme leur lectorat) témoignent de l'existence d'une demande couvrant toutes les classes de la population. Le marché se diversifie autant qu'il croît. En parallèle, le discours des magasines se peaufine puisque d'un simple inventaire des nouvelles publications on passe à l'invention d'une critique phonographique inspirée de la critique littéraire. Cette professionnalisation de la

82 The Gramophone, avril 1923, vol. I, n° 1, p. 1.

83 MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 212.

84 Cf. BOURDIEU, Pierre, La distinction : critique sociale du jugement (1979).

85 Idem, pp. 210-211.

critique, avérée autour de 1930, s'appuie également autour d'une communauté d'amateurs qui font de leur discours un élément d'analyse révélateur des nouvelles catégories d'appréciation qui n'auraient jamais pu naître sans l'apport de l'électricité : qualité de l'enregistrement, interprétation, etc. Si ces catégories témoignent d'une certaine érudition musicale que seuls les mélomanes peuvent atteindre, la dynamisme de la revue Gramophone donne une assez bonne connaissance des milieux les plus impliqués ; en 1931, une enquête révèle que le lectorat de la revue appartient non plus seulement aux classes supérieures mais aussi largement aux classes moyennes : sur 460 répondants, on trouve 102 enseignants, 72 salariés, 64 employés de bureau ou vendeurs (« clerks »), 51 techniciens, 39 juristes ou docteurs, 38 fonctionnaires86. Conjointement, la présence récurrente de lettre d'ouvriers ou de petits employés dans les colonnes de la revue pour faire part de son expérience est également un bon indice de l'accès nouveau de ces catégories de population au médium87 même s'il reste difficile au final d'établir un panorama précis sur l'ensemble de la population anglaise88.

III/ Les prémices d'une commercialisation à grande échelle

Comme on a pu le voir, le disque se constitua comme un support à part entière pour les musiciens qui trouvèrent un médium de diffusion de leurs oeuvres bien plus efficace que le concert. De plus, dans sa nature même de médium destiné à véhiculer la musique désormais « mise en boîte », le phonographe ne nécessitait pas un apprentissage aussi long que celui requis par la partition (Antoine Hennion qualifie de « médiation supplémentaire » cette étape d'interprétation du langage musical nécessaire pour déchiffrer la partition89), ce qui allait dans le sens d'une circulation de la musique toujours plus large et d'un marché en pleine expansion. Or, le propos de cette partie est de se centrer sur l'évolution, à partir de l'entre-deux-guerres, du réseau de distribution du pays à un moment où le phonographe et le disque entrent définitivement dans le monde de la musique. En somme, il convient d'étudier ici les moyens mis en oeuvre par l'industrie musicale pour accroître sa visibilité auprès des consommateurs, en se focalisant au travers trois aspects : dans un premier temps, les magasins de vente et les

86 LE MAHIEU, D. L., « The gramophone : recorded music and the cultivated mind in Britain between the wars », Technology and culture 23, 1982, n° 3, p. 381 cité dans MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 197.

87 The Gramophone, mars 1926, vol. III, n° 10, p. 474.

88 L'étude aurait également pu se baser sur l'existence des discothèques mises au point précocement en Grande-Bretagne dans les années vingt, et qui permettent une audition domestique régulière à ceux qui ne peuvent acheter beaucoup de disques. Ainsi, à la Canterbury and District Gramophone Society, le prix d'emprunt pour un disque, pour une période de deux semaines, est de six pence. The Gramophone, décembre 1923, vol. I, n° 7, p. 135. Il faut cependant attendre 1940 pour voir l'ouverture de la première discothèque de prêt. DEARLING, Robert et Celia, RUST, Brian, op. cit., p. 113.

89 Cf. HENNION, Antoine, La passion musicale : une sociologie de la médiation (1993).

petites firmes90, puis dans un second temps, la diversification et la croissance progressive du marché.

A/ Au départ : un commerce à échelle réduite

Alors que l'existence des firmes discographiques remonte au début du XXe siècle, l'emprise commerciale fut très progressive, dépendant largement de la capacité des industries musicales à promouvoir l'innovation technique. En effet, bien avant le début de notre période, toutes les maisons de disques insistaient sur l'aspect technique de leurs enregistrements parce que la commercialisation de musique nécessitait l'appropriation positive par les consommateurs. Or, la musique n'était pas encore pleinement envisagée comme étant un argumentaire suffisamment efficace pour légitimer la nouvelle invention, surtout en comparaison des dispositifs d'écoute qui étaient ancrés dans les habitudes (concert). L'étiquette, jointe au disque, contenait alors deux principales séries d'informations : la première décrivait les qualités du disque lui-même, et la seconde relatait les informations relatives au contenu musical du disque91, avec une hiérarchie mettant davantage en valeur la partie dénuée de créativité, au profit de l'aspect purement technique.

Cet aspect est essentiel à comprendre puisque au début du siècle, avant le début de notre étude, l'achat d'appareils et de disques se fait essentiellement dans les magasins de cycles92 : « ... among the smaller dealers, many [...] run their gramophone business in conjunction with a bicycle agency - a connection which has existed in England from the earliest days of gramophones - ... »93 Il faut attendre les années vingt pour que les magasins spécialisés se multiplient, sans pour autant éliminer ce réseau initial. Rapidement, il se densifie et le nombre de points de vente augmentent grâce à l'action des majors qui, par le biais d'une intégration verticale, s'attache à contrôler toute la chaîne de production du matériel à la distribution. En 1923, la Gramophone Company ouvre sur Oxford Street un troisième magasin qui vient s'ajouter aux deux existants, fondés deux années auparavant : il devient rapidement le plus grand magasin du pays, si ce n'est du monde avec, au milieu des années trente, 30 à 40 000 disques94. En 1925, une liste des « marchands dépositaires de

90 Les petites firmes font parties intégrantes du processus de développement des industries du disque en Grande-Bretagne. Quant aux grandes firmes (EMI, Decca, etc.), elles seront l'objet du prochain chapitre.

91 OSBORNE, Richard, op. cit., pp. 71-75.

92 Cf. BATTEN, Joseph, Joe Batten's book : the story of sound recording, 1956, pp. 31-32.

93 Archives EMI, cité dans MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 201.

94 Idem, p. 202.

Columbia » parue dans The Gramophone95 donne une idée de l'extension du réseau de distribution dans le pays, en supposant que ces marchands sont aussi pour la plupart dépositaires de la marque HMV et des principaux labels (il faut également prendre en compte les commerçants plurivalents) : on en trouve 1 à Bath, 4 à Birmingham, 1 à Brighton, 1 à Colchester [...], 3 à Liverpool, 6 à Manchester, 18 à Londres et dans ses environs, 5 à Edimbourg, 3 à Dublin, 1 à Belfast, etc. - la liste atteint un total de 62 adresses. Le mois suivant la publicité est reconduite, proposant une liste de 63 dépositaires, tous différents de la précédente liste, ce qui donne un total de 125 commerçants et une implantation dans la plupart des villes britanniques grandes et moyennes (dont 32 à Londres et dans les environs)96. En 1930, le marché s'est suffisamment élargi et le disque est devenu un produit de consommation suffisamment courant pour être mis en vente dans les grands magasins : à Londres, douze d'entre eux pratiquent ce commerce.

En parallèle, dans le courant des années vingt, se spécialise le commerce de détail : la possibilité avant l'achat d'écouter un enregistrement, ainsi que la présence de vendeurs spécialisés et connaisseurs sont des intermédiaires qui témoignent de l'effort des agents du commerce musical et du soutien des compagnies pour offrir un marché de qualité, tourné vers de nouvelles pratiques de consommation. Le développement d'un personnel aux compétences spécifiques ainsi que la mise en avant de modes d'achat spécifiques contribuèrent largement à faire du disque un objet de consommation de plus en plus courant. Ainsi, George Fenwick, employé par la Gramophone Company, relate avoir été affecté à cette époque à la promotion des ventes, travail qui consistait à former des vendeurs à la vente des disques, alors que ces derniers s'occupaient auparavant de la vente d'instruments et de partitions. Au milieu des années trente, la Gramophone Company ouvre même des écoles de formation dans tout le pays et à l'étranger pour former les détaillants97.

B/ Diversification et croissance progressive du marché

Ainsi placé dans une optique de commercialisation, le disque est également investi par des logiques marketings et publicitaires sous des formes nouvelles. En effet, pour que les compagnies puissent prospérer, il faut que celles-ci s'appuient sur un marché intérieur stable par le biais d'un ajustement entre l'offre et la demande. La Gramophone Company soutient dès le début l'entreprise journalistique de Mackenzie, en lui envoyant gratuitement des

95 The Gramophone, novembre 1925, vol. III, n° 6, pp. 15-16.

96 The Gramophone, décembre 1925, vol. III, n° 7, pp. 15-21.

97 Ibid., p. 203.

disques nouvellement publiés et en finançant les publicités dans les pages de sa revue. Quant à la critique, elle demeure elle-même indépendante, selon l'intérêt des auteurs qui y engagent leur crédibilité, et celui des firmes qui comprennent l'importance de ne pas freiner cette organisation liant les journalistes et une portion toujours plus large du public, qui voit dans le disque le moyen d'assouvir leur désir de musique. On assiste également d'un côté à une croissance quantitative des enregistrements, qui permet à l'amateur de musique un choix élargi, et de l'autre une distinction de la production de plus en plus nette entre musique « légère » et musique « sérieuse ». Cette variété de choix au sein du répertoire musical permet à chacun d'y dessiner ses préférences, « la variété stimule le désir de variété, de découverte de musique et encourage ainsi le développement d'un intérêt hédoniste orienté vers la « consommation » librement choisie, en fonction de goûts construits par un processus temporel de comparaisons, de découvertes, de mise au jour des préférences »98. Concernant la musique classique, dès 1900, la Gramophone Company s'adjoint les services du chef d'orchestre Landon Ronald comme conseiller musical. Il est évident que ses suggestions influèrent sur la politique éditoriale de la compagnie. Par la suite, en 1919, la même compagnie constitue un département spécial consacré à la production de disques de musique classique. En six mois, de septembre 1928 à mars 1929, HMV publie 67 disques de musique classique. Columbia fait de même en ouvrant à la même époque un « Classical Department » : toujours plus ambitieuse dans ce domaine, elle en édite 125 99 . L'innovation technique intervient comme un facteur déterminant : on propose ainsi le passage à la taille de douze pouces (28 cm) pour tous les Celebrity Records (les disques font d'habitude sept ou dix pouces), afin d'allonger l'introduction orchestrale. Surtout, l'adoption progressive des disques double face, d'abord par Odéon en 1904, puis par Zonophone en 1908 et par HMV en 1912, permet non seulement d'abaisser le prix relatif d'achat d'un enregistrement, tout en augmentant une durée d'écoute qui s'oriente peu à peu vers l'enregistrement intégral100. Le rapprochement est ainsi de plus en plus fidèle avec l'univers de la musique classique (celui de l'Urtext), alors qu'auparavant ce dernier n'était accessible que par l'intermédiaire d'enregistrements coupés. À la fin des années vingt, l'offre disponible dans le magasin situé sur Oxford Street se situe entre 30 000 et 60 000 références jusque dans les années de la décennie qui suit101. L'apparition de discographies synthétiques est la manifestation ultime de

98 Ibid., p. 43.

99 The Gramophone, mai 1929, vol. VI, n° 71, p. 526.

100 Néanmoins, une oeuvre dans son intégralité reste encore hors de prix pour les amateurs puisqu'en décembre 1924, la plupart des coffrets H.M.V. coûtent entre 30 et 52 shillings. The Gramophone, décembre 1924, n° 7.

101 Ibid., p. 243.

la constitution de l'industrie phonographique en un monde voué à l'édition musicale sonore et de la production d'un répertoire matériellement accessible. La publication la plus célèbre de l'entre-deux-guerres est The Gramophone Shop Encyclopedia of Recorded Music, qui s'inspire d'où ouvrage antérieur, The Gramophone Shop Encyclopedia of the World's Best Recorded Music (1931) et dont la mise à jour à plusieurs reprises (elle sera rééditée en 1942 et 1948) atteste le succès (v. annexe 4). Le principe de la recension devient de plus en plus nécessaire au regard de l'explosion phonographique alors que des répertoires, généraux ou spécialisés par pays ou par genre, se multiplient ; nous y reviendrons lors du prochain chapitre.

D'une manière générale, avec l'existence de ses magasins spécialisés qui se constituent en réseau et servent de soutiens nécessaires aux grandes firmes, c'est un nouveau mode de présence de la musique qui s'instaure, avec une diversification accrue du marché. Il subit ainsi une baisse régulière des prix au cours des années vingt, pour se stabiliser et ensuite augmenter dans la seconde moitié des années trente. En 1924, HMV offre plus de trente modèles différents pour des prix s'échelonnant de 5 à 105 livres, cet éventail baissant de 3 à 84 livres en 1930. En raison de la hausse des salaires pendant les années vingt, le coût pour le consommateur est revu à la baisse. Si l'éventail s'élargit considérablement vers le haut en 1924 du fait de l'apparition des appareils à moteur électrique, les modèles intermédiaires connaissent une baisse importante de leur prix (de 11 à 20 livres sterling en 1920, à 7 à 8 livres sterling en 1924, puis 6 en 1925)102.

Conclusion du chapitre :

Les bases sont désormais établies pour que l'industrie du disque puisse se développer à l'échelle nationale, dans toute sa complexité et ses ambigüités, ce que nous verrons lors du chapitre suivant. Néanmoins, si on tente d'établir un bilan, la naissance du consommateur de musique, soutien nécessaire à la prospérité des firmes, résulte, selon l'expression de Patrice Flichy, d'« une niche d'usage potentiel », fruit d'une évolution des mentalités, mais aussi des modes de vie et de l'apport de l'innovation technique (introduction de l'électricité). Chaque acteur de l'innovation cherche à inscrire le phonographe au sein d'un univers qui lui est propre, et dans certain cas l'équilibre qui en résulte se retrouve parfois bouleversé. On retrouve quelques cas historiques intéressant : par exemple, pour Chappe, la machine à communiquer qu'est la télégraphie se tourna vers une nouvelle perspective, celle d'un

102 Thid., p. 190.

instrument de pouvoir, dans un contexte qui voit la création de l'État moderne. De la même manière, le télégraphe électrique évolua pour devenir l'instrument de la Bourse103. Il aura fallu ainsi toute une dialectique unissant les auditeurs, les musiciens et les industriels, dans un paysage où s'épanouit la famille victorienne et la vie privée, pour que puisse s'échafauder l'usage musical du disque et du gramophone, dès lors un appareil à usage domestique, à destination du consommateur de musique quel qu'en soit son statut social : en 1921, ce sont cents millions d'enregistrements qui sont vendus dans le monde, soit quatre fois plus qu'en 1914, ce qui représente une moyenne de huit disques par appareil existant.

103 FLICHY, Patrice, Une histoire de la communication moderne : espace public et vie privée, Paris, La Découverte, 1997 [1ère éd. : 1991], pp. 97-98.

CHAPITRE 3 : LA CONSTRUCTION DU DUOPOLE EMI-DECCA

L'étude de la construction de ce que j'ai choisi d'appeler un véritable « duopôle » est une première étape nécessaire pour comprendre la nuance qui distingue l'industrie du disque de l'industrie musicale. En ce sens, on ne peut uniquement se contenter d'une analyse qui ferait d'EMI et de Decca de simples producteurs de disques à grande échelle. La difficulté des liens noués entre les goûts du consommateur et les logiques industrielles se traduit à juste titre dans le choix des professionnels à prendre rapidement conscience non plus seulement de la machine phonographique elle-même, mais de plus en plus le catalogue de chansons ou d'oeuvres orchestrales proposées. Chaque firme, dans un milieu où règne la concurrence, devra alors s'attacher l'exclusivité d'interprètes de renom, et proposer leurs voix avec un maximum de qualité sonore. Cet effort s'accompagne de la création de sous-labels prestigieux. Ce chapitre s'inscrit également dans la continuité du précédent, où nous avons étudié l'impact de la « révolution électrique ».

Attention à ne pas mettre cependant sur le même pied d'égalité EMI et Decca ; si j'ai choisi de mettre en évidence ces deux industries, c'est à la fois parce que ce sont les plus connues en Grande-Bretagne mais aussi parce que leurs trajectoires de développement furent parallèles mais radicalement différentes, il paraît donc intéressant de les comparer. En réalité EMI, beaucoup plus ancienne et plus vaste, supplante largement Decca au niveau des chiffres de vente. Je n'emploierai le terme de « duopôle » qu'à la fin de ce chapitre, au terme d'une réflexion menée de façon chronologique, et qui tente de soulever les problématiques liées à l'innovation.

I/ EMI et Decca : deux fleurons de l'industrie musicale

Avant d'analyser dans les détails la construction à partir de l'entre-deux-guerres des deux plus grandes firmes anglaises que sont Decca et EMI (cette dernière n'acquiert réellement son nom qu'en 1931, à la suite d'opérations entreprenariales visant à sortir de la crise104), il faut au préalable rappeler que le développement de telles compagnies remonte au début du XXe siècle, où le marché mondial apparaît dominé par cinq grandes firmes : trois américaines (Edison, Columbia et Victor), une française (Pathé) et une germano-britannique (la Gramophone d'Emile Berliner).

Au départ, ces compagnies sont chargées de l'exploitation des brevets, qu'il s'agisse du cylindre (phonographe) ou du disque (gramophone) 105. Cette concurrence entre le type d'appareil et le format d'enregistrement utilisé est primordiale dans la mesure où, bien avant que le marché ne se standardise sur la production de disques plats à gravure latérale, l'industrie du disque au début du siècle se focalise davantage sur le matériel, plutôt que sur le contenu en lui même. Progressivement, grâce aux innovations techniques, les positions évoluent et on constate dès lors « que les enregistrements allaient supplanter la machine, et que les artistes à l'origine de ces enregistrements gagneraient en importance face au procédé d'enregistrement lui-même »106. La Gramophone Company en Grande-Bretagne (future EMI) et la Victor Company américaine ont été les premières à adopter ces concepts. Ce fut d'ailleurs la cause du déclin d'Edison de ne pas les avoir pris en compte. Quant à Decca, fondée certes tardivement en 1929, elle est le fruit de l'ingéniosité de son créateur, Edward Lewis, pour avoir pris en compte l'évolution de ces logiques de production. Dans son autobiographie de 1956, intitulée No C.I.C., il précise : « (...) a company manufacturing gramophones but not records was rather like one making razors but not the consumable blades. »107

Dans un souci de clarté de l'exposé, remonter aux origines du « duopôle » EMI/Decca dans une démarche comparative permet à la fois de mettre en avant leurs spécificités dans le monde de la production discographique, tout en tenant compte des liens très étroits qui les

104 EMI naît de la fusion entre la British Columbia (ou Columbia-UK) et la Gramophone Company.

105 Pour plus de précisions, relire le premier chapitre.

106 OSBORNE, Richard, « De l'étiquette au label » in FRITH, Simon, LE GUERN, Philippe, et al., Sociologie des musiques populaires, Paris, Hermès science, Lavoisier, Réseaux : communication - technologie - société, Volume 25 - n° 141-142, 2007, pp. 75-76.

107 FRITH, Simon, « The making of the British record industry 1920-64 » in CURRAN, James, SMITH, Anthony, WINGATE, Pauline, Impacts & influences : essays on media power in the twentieth century, Londres/New York, Methuen, 1987, p. 280.

lient avec les compagnies américaines108 (du moins pour EMI). De plus, c'est parce que la base de leur fonctionnement a été posé au tournant du XXe siècle que l'entre-deux-guerres a pu connaître un véritable essor de l'industrie phonographique.

A/ La Gramophone Company

La Gramophone Company est créée à Londres en 1898 en tant que firme indépendante (bien que filiale de la Berliner Gramophone Company), avec un capital de 15 000 livres. 1898 est aussi l'année de fondation à Hanovre de la Deutsche Grammophon Gesselschaft, fondée par Joseph Berliner, le frère d'Emile Berliner. Son directeur, Theodore Birnbaum, décide de faire du logo de l'ange (« recording angel ») la marque de fabrique de sa société à partir de septembre. Cette société, à la fois elle aussi filiale de la compagnie américaine de Berliner et usine de pressage, estampille sur ses disques la marque de l'ange : elle ouvre ainsi la production à destination du marché anglais et européen, par son étroite collaboration avec la Gramophone Company. Le 4 octobre 1899, celle-ci fait l'acquisition du tableau de Francis Barraud, qui devient alors une marque de fabrique (His Master's Voice/La Voix de son Maître), également adoptée par Victor et ses filiales aux États-Unis. Le logo Nipper109 fait son apparition pour la première fois en 1907 sur les étiquettes de disques.

Ces remarques initiales sont une première étape permettant désormais de poser notre analyse à une échelle internationale, afin justement de mieux mettre en avant le cas plus spécifique de la Grande-Bretagne. S. A. Pandit rappelle à juste titre : « The international music industry was created by the diaspora of a remarkable group of American businessmen who had learnt their trade with Edison, Berliner or with the Columbia business. »110 Ainsi, William Barry Owen, l'homme qui offrit la somme de 100 livres pour se rendre propriétaire du tableau de Barraud, est un Américain, au départ agent commercial de la société Victor et ancien associé de Berliner, qui arrive en Grande-Bretagne en 1897 avec pour intention de trouver un partenaire anglais. De même, Alfred Clark, le successeur d'Owen en tant que directeur général de la Gramophone Company, a travaillé avec Edison, puis avec la North

108 Tenir compte de cet aspect permet de comprendre pourquoi un artiste ayant enregistré pour une firme américaine se retrouve aussi associé à des noms de filiales appartenant à d'autres pays.

109 Nipper est le nom du chien écoutant « La Voix de son Maître » au travers du phonographe, sur le tableau de Francis Barraud. Eldridge Johnson, patron de la société Victor, fut le premier à comprendre l'importance d'une marque de disque déposée afin de lancer le processus de commercialisation du disque. En avril 1900, il écrivit à son collègue britannique Barry Owen : « C'est étrange à dire, mais l'une de nos plus grandes difficultés réside dans le dépôt d'une marque de disques. Nous n'avons jamais auparavant essayé de proposer une marque commerciale, comme si on ne pouvait pas les vendre. » Cité dans OSBORNE, Richard, op. cit., p. 70.

110 PANDIT, S. A., From making to music : the history of Thorn EMI, Londres, Hodder & Stoughton, 1996, p. 55.

53

Partie I. Chapitre 3. La construction du duopôle EMI-Decca

American Phonograph Company avant d'être engagé par Berliner. En 1898, Trevor Williams, un riche avocat, accepte de garantir les prêts bancaires nécessaires à la fondation de ce qui sera la Gramophone Company. Des bureaux sont érigés à Maiden Lane, dans Londres puis, en 1907, afin que l'entreprise nouvellement créée ne fasse plus dépendre son activité de pressage de disques de l'Allemagne et des États-Unis, elle construit un énorme complexe d'usines, de bureaux et de laboratoires à Hayes, dans la banlieue ouest de la capitale. Symboliquement, la première pierre est posée par la soprano Nellie Melba.

Figure 7

Tiré de : http://www.emil-berliner-studios.com/en/chronik2.html

À son apogée, le site couvre 150 hectares de terrain, 2 millions de m2 d'espaces consacrés aux usines et emploie 10 000 personnes, ce qui fait de Hayes le centre névralgique de la production111. La vitesse à laquelle ont été posé les bases de la future EMI est révélatrice du prototype de la grande firme, plus apte d'après Schumpeter à soutenir l'innovation que la petite firme, puisque disposant d'un marché plus vaste (réseau de distribution) sur lequel elle peut amortir les coûts fixes de la recherche112. Ainsi, dès 1899, la Gramophone Company ouvre des compagnies associées en France, en Italie, en Allemagne et des filiales en Russie, Espagne, Autriche, Hongrie. Entre 1901 et 1906, c'est dans des coins plus reculés de l'Europe

111 Idem, p. 58.

112 GUELLEC, Dominique, Économie de l'innovation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009 [1ère éd. : 1999], p. 38.

qu'elle ouvre des usines et des filiales (Russie, Danemark, Suède mais aussi en Inde et en Perse), avant que l'année 1912 ne voit se multiplier les agences à travers le monde113. À partir de 1907, le Times publie les dividendes de la firme, signe de la place qu'elle a acquis sur le marché (v. aussi annexe 7).

B/ La British Columbia

Du côté de la British Columbia (ou Columbia-UK), elle est sur le point de devenir une industrie majeure à la veille de la Première guerre mondiale, disposant elle aussi d'un large réseau de distribution. Pourtant, la branche britannique de la Columbia américaine n'aurait pu acquérir ce statut sans la personne de Louis Sterling, un New Yorkais auparavant investi dans une manufacture de production de cylindres114, preuve qui démontre encore une fois que le paysage de l'industrie musicale anglaise à la veille de la guerre fait remonter ses origines soit aux activités liées à Berliner, soit à celles de Columbia. L'entrée en guerre de l'Angleterre contre l'Allemagne le 4 août 1914 eut des conséquences à double tranchant : d'un côté l'usine Gramophone de Hayes est notamment transformée en fabrique de munitions et de pièces d'aviation, tandis que les matériaux nécessaires à la fabrication des disques (comme la laque) sont réquisitionnés115. Mais de l'autre côté, l'isolement causé par la guerre força la British Columbia à une plus grande autonomie. En l'occurrence est mis au point un nouveau procédé de lamination qui réduit de beaucoup le bruit de surface du disque. Columbia-US décide d'adopter ce procédé mais elle doit 15 millions de dollars aux banques ; alors que la branche américaine est acculée à la faillite en octobre 1923 (elle sera réorganisée en février 1924), elle vend le 26 avril 1923 sa division britannique à la Constructive Finance Company, un consortium de gens d'affaires dirigé par Sterling116.

La Grande guerre fit perdre à l'inverse, mais de façon temporaire, la position de leader sur le marché de la Gramophone Company : bien que sa marque HMV soit connue dans le monde entier, elle doit se séparer de sa filiale allemande, la Deutsche Grammophon. De plus, depuis le 9 juin 1920, la société Victor a obtenu 50% des parts de la Gramophone Company. Les deux firmes se partagent dès lors des zones d'influence à travers le monde, profitant du boom discographique des années vingt. Ensemble, elles créent la compagnie allemande

113 DEARLING, Robert et Celia, RUST, Brian, The guinness book of recorded sound : the story of recordings from the wax cylinder to the laser disc, Londres, Guinness Superlatives Ltd, 1984, pp. 44-45.

114 Il s'agissait de la Sterling & Hunting Ltd, fondée par Sterling et son ami Russell Hunting.

115 LESUEUR, Daniel, L'histoire du disque et de l'enregistrement sonore, Chatou, Éditions Carnot, 2004, p. 51.

116 THÉRIEN, Robert, L'histoire de l'enregistrement sonore au Québec et dans le monde 1878-1950, Sainte-Foy, Les presses de l'université Laval, 2003, pp. 112-113.

Electrola le 20 octobre 1925. Une usine se base à Potsdam : la production est lancée en mars de l'année suivante.

De son côté, Decca Records est fondée en février 1929 mais elle est le résultat d'un cheminement lui aussi particulièrement complexe, sous l'égide d'Edward Lewis, un courtier dont l'ingéniosité rappelle le modèle de l'entrepreneur schumpétérien qui, en 1914, met au point le premier gramophone « portable », le Decca Dulcephone. Il apparaît sur une publicité du Daily Mail le 16 juillet et remporte un grand succès. Les soldats pourront l'emporter sur le front, ainsi qu'une poignée de disques à la mode, dont le fameux « It's a Long Way to Tipperary », qui deviendra un véritable hymne (v. annexe 1). Lewis travaille alors auprès de Barnett Samuel & Sons, un fabricant d'instruments de musique basé à Londres depuis le milieu du XIXe siècle. Lewis racheta ensuite la Duophone, une usine d'enregistrement en difficulté basée à New Malden (proche de Londres), et la fit fusionner avec l'entreprise qui l'embauchait jusqu'alors afin de la transformer en manufacture de gramophones. Barnett Samuel & Sons devient alors la Decca Gramophone Company le 14 février 1929, fait d'autant plus remarquable que la crise malmenait l'industrie phonographique (v. infra).

II/ L'élargissement des catalogues : une politique économique de vedettes

Le développement des catalogues et la production d'un répertoire gigantesque va dans le sens d'une expansion industrielle de la musique enregistrée. Celle-ci adopte une trajectoire parallèle à la formation des grandes compagnies discographiques mises en avant auparavant puisque ces dernières vont chercher à faire signer des contrats auprès des artistes en vogue. C'est à ce niveau qu'intervient le paramètre culturel, stimulé par l'innovation, dans le processus de constitution des firmes.

A/ L'évolution de la production de disques

L'étude des chiffres de vente permet dans un premier temps d'attester de l'évolution des consommations ; bien avant que les firmes ne tirent parti d'une image de marque liée à la réputation de tel ou tel artiste, on note dans un premier temps une phase initiale, au début du siècle, où l'industrie phonographique émerge comme une industrie destinée à la production de machines à dicter. Ainsi, fondée en 1900, chargée au départ de la construction des usines à Hayes, la Gramophone and Typewriter Ltd reçue en échange l'obtention des droits à la

fabrication de la machine à écrire « Lambert ». Mais le commerce fut abandonné en 1905 et la compagnie retrouva son nom d'origine deux ans plus tard117.

Par la suite, une seconde phase émerge au début des années dix, puis durant l'entre-deux-guerres : en 1913, la Gramophone Company standardise ses contrats avec les artistes renommés. C'est à la fois le signe que la compagnie s'appropria le disque comme support idéal pour mettre à disposition un ensemble d'oeuvres qu'aucun des médias musicaux préexistants (édition musicale, concert) n'avait jusque là réalisée, mais c'est surtout la preuve qu'il existe une quantité accrue d'interprètes sans lesquels les conditions de rentabilité n'imposeraient pas cette décision (le seuil minimum de ventes unitaires mensuelles requis par la firme pour qu'un interprète soit considéré comme rentable semble, selon Sophie Maisonneuve, se situer à 90)118. Un pic dans les ventes est atteint à la fin des années vingt, brisé par les restructurations dues à la crise économique de 1929 (v. infra). Le dynamisme de l'activité éditoriale y est particulièrement flagrant : Columbia et HMV publient à elles deux environ une centaine de nouveaux disques chaque mois dans la seconde moitié de la décennie, suivies de près par Parlophone et Vocalion119. En 1926, sur le label HMV, la Gramophone Company atteint son premier million de disques vendus grâce à une composition de Felix Mendelssohn, « O for the Wings of a Dove » (Hear My Prayer), interprété par un jeune chanteur de 14 ans, Ernest Lough120.

N'oublions pas que ce sont les innovations techniques qui contribuèrent à une évolution de la productivité dans le domaine économique. Par conséquent, on l'a vu, la galvanoplastie (fin des années 1880) rend possible la reproduction de masse et permet de réaliser des économies d'échelle réinvesties par la suite. Alors qu'en septembre 1899, l'usine de pressage de Hanovre produit 4500 disques par jour121, en 1929, la firme Columbia atteint la production de 350 000 items. Par la suite, à partir de février 1925, la technologie de l'enregistrement électrique est vendue à la compagnie américaine Victor. Conséquence directe des accords de licence et des participations financières qui lient d'un côté Columbia-US/Columbia-UK et Victor/Gramophone Company (HMV), la technologie est rapidement adoptée à travers les

117 Ce cas est intéressant en ce qu'il préfigure avec des années d'avance toutes les activités de production entretenues par EMI en dehors de la musique des années après, qu'il s'agisse de la radio, de la télévision, etc. PANDIT, S. A., op. cit., p. 58.

118 MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 189.

119 The Gramophone, décembre 1925, vol. III, n° 7, p. 321.

120 http://www.emimusic.com/about/history/1920-1929/

121 Cf. EDGE, Ruth, PETTS, Leonard, The collectors guide to «His Master's Voice» Nipper souvenirs, 1997, p. 986.

pays en l'espace d'une année. Des profits importants sont réalisés et grâce aux avantages

apportés par les propriétés acoustiques nouvelles de l'électricité (v. infra), les compagnies investissent dans une politique de réédition de leur catalogue ou, au contraire, dans une tentative d'exploitation de nouveaux pans du répertoire mieux adaptés à la nouvelle

technologie. La production de disques entre 1925 et 1929 en sort considérablement agrandie, comme le montre les chiffres d'affaires de la Gramophone Company, la firme la plus importante, la plus ancienne et la plus largement implantée en Europe : sous l'impulsion de la « révolution électrique », les bénéfices passent de £266 000 à £1 100 000 entre 1925 et 1928122.

Figure 8

Chiffre d'affaire annuel, en livres sterling, de la Gramophone Company123

Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias

musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 240.

122 MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 240.

123 Le groupe 1 désigne les pays d'exportation suivants, y compris la Grande-Bretagne : Inde, « pays étrangers » (dont la Hollande, Australie, Tasmanie et d'autres), pays scandinaves, France (incluant Portugal, Tunisie, Maroc, etc.), Espagne, Belgique. En revanche, ce groupe n'inclue pas les pays de l'Alliance. Le creux de 1914 à 1918 s'explique par les restrictions industrielles et commerciales liées à la guerre. Le fait que le total général rejoigne le montant des échanges avec le groupe 1 au lendemain de la Grande guerre s'explique par l'arrêt des échanges commerciaux avec les pays de l'Alliance, vaincus. Le second intérêt de ce schéma réside dans la reprise progressive des échanges à partir de l'entre-deux-guerres, début de la période qui nous intéresse.

Figure 9

Ventes de disques HMV-EMI124

Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias

musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009 , p. 188.

B/ Un catalogue en constante évolution

Après s'être attardé sur des aspects quantitatifs, il faut désormais se centrer sur des aspects plus qualitatifs : si la production de musique est en constante augmentation, elle ne répond pas seulement à une hausse de la consommation mais elle s'adapte également à un univers de goûts personnels, au sein d'un dialogue étroit entre le public et les firmes : « L'accessibilité rend possible l'ajustement entre une production et des goûts qu'elle aiguise par les découvertes et les comparaisons qu'elle permet. » 125 Le lien avec l'innovation technique est là encore évident puisque avec l'allongement des durées d'enregistrement, les compagnies Gramophone et Columbia ont su s'adapter pour répondre aux besoins qu'elles avaient d'offrir au public un catalogue de choix, lié à la musique « sérieuse ».

Au début du XXe siècle, l'opéra (est en général tout ce qui se rattache à l'enregistrement vocal) est en premier concerné : genre musical en vogue à l'époque, il est aussi celui qui s'accommode le mieux aux propriétés sonores alors assez réduites du phonographe (v. Chapitre 1). L'exemple très célèbre du ténor Enrico Caruso est encore aujourd'hui cité à de

124 Ce second schéma s'inscrit dans la continuité chronologique du précédent et attire l'attention sur deux points : la croissance exponentielle à partir de la seconde moitié des années 1920 (1925 est l'année de la « révolution électrique »), puis une phase de récession conséquente à la crise de 1929.

125 Idem, p. 245.

nombreuses reprises : connu pour avoir été l'un des premiers artistes à avoir enregistré pour la Gramophone Company le 11 avril 1902 à Milan, il obtint une renommée internationale (« Vesti la giubba » en 1903), confirmée après la guerre avec l'un de ses plus grands succès, « O Sole Mio », enregistré en 1916. De plus, la fortune que Caruso gagna au fil du temps (il grava 265 titres dont 31 furent publiés après sa mort126) grâce aux royalties et le chiffre d'affaire d'environ 8 millions de livres qu'il généra pour la firme poussa ces contemporains à faire de même. Ainsi, les sopranos Nellie Melba et Adelina Patti réalisèrent leurs premiers disques respectivement en 1904 et en 1906. L'essor de cette politique éditoriale de la Gramophone Company à échelle internationale s'accentue après la guerre, soutenu par le ralliement des mélomanes et l'éclosion des revues spécialisées. Parmi celles-ci, le témoignage de la Talking Machine News en 1905 est révélateur : « Beaucoup a été fait pour accroître la réputation de la machine parlante et ce, en incitant les artistes connus à chanter et à jouer sur les disques. Il n'y a pas le moindre doute sur le fait que les personnes qui ont tout d'abord raillé et méprisé ces instruments ont changé d'avis et de sentiment quand elles ont appris que Melba, Caruso, de Reszke, Suzanne Adams, Ben Davies, Kubelik, Kocian et bien d'autres avaient sorti des disques. »127 Les rapports de courtisanerie entretenus par les firmes pour s'approprier des contrats exclusifs et de longue durée aux artistes d'opéra les plus connus dans le monde de la musique sous-entend le fait que la réputation de ces artistes en terme culturel servirait à la maison de disques elle-même.

Par la suite, c'est au tour de la musique instrumentale d'être concernée128 dans les années vingt, décennie du boom discographique. L'introduction de l'électricité et les recherches dans ce domaine129 furent une rampe de lancement pour ce style de musique (il comprend la musique d'orchestre mais aussi la musique de chambre puisqu'une rubrique « String Quartet » est ouverte au lendemain de la guerre par HMV), qui atteint la première place en nombre d'enregistrements au cours de la Seconde guerre mondiale, alors même que l'opéra ne cesse de régresser pour se fondre dans la moyenne au début des années cinquante. Deux firmes en particulier se spécialisèrent : Columbia et, dans une moindre mesure, Decca.

126 LESUEUR, Daniel, op. cit., p. 45.

127 Our Expert, « Helps and Hints », Talking Machine News, mai 1905, vol. III, n° 1, p. 9 cité dans OSBORNE, Richard, op. cit., pp. 76-77.

128 En 1913, pour la première fois, un orchestre et un chef réputé (Arthur Nikisch et le Philharmonique de Berlin) enregistrent une symphonie entière, la Cinquième de Beethoven.

129 En 1923, la Gramophone Company lance son propre département de recherche et de développement.

Columbia se fit une réputation dans l'enregistrement d'orchestres130 mais surtout dans la redécouverte d'oeuvres appartenant au passé. En 1927, elle entreprend pour les cents ans de la mort de Beethoven une ambitieuse série d'enregistrements électriques des symphonies du compositeur, dont les cinq dernières sous la direction de Felix Weingartner, et fera de même l'année suivante pour Schubert. Cette notion de re-découverte est primordiale, dans la mesure où la notion d'oeuvre demeure une catégorie centrale de la vie musicale depuis le XIXe siècle, en lien avec l'esthétique romantique et post-romantique pour laquelle le respect (et la vénération) de l'oeuvre telle qu'elle a été pensée par son créateur sont fondamentaux131. Le prisme de l'innovation permet donc de montrer jusqu'à quel point l'histoire de la musique proprement dite ne se mesure pas uniquement avec l'apparition de nouveaux genres qui viendraient se substituer aux anciens, mais qu'en outre il pousse à comprendre comment tout un pan de la musique ancienne fut lui aussi réinvesti par la nouvelle technologie132. En 1924, Columbia se prévaut de la production suivante, réalisée au cours des dix-huit mois précédents : les Planètes de Gustav Holst, les Symphonies n° 3, 7 et 8 de Beethoven, la n° 6 de Tchaïkovski (dite « Pathétique »), le Bourgeois Gentilhomme de Strauss, le Quatuor en Ut majeur de Mozart, le Quatuor en Ré majeur de Haydn, une Suite pour Flûte et Orchestre de Bach133. L'année précédente, elle avait déjà, selon Joe Batten, convertit un grand nombre d'auditeurs à la musique de chambre enregistrée en publiant les premiers enregistrements du quatuor Léner134. Enfin, au début des années trente, la même Columbia entreprend son History of Music by Ear and Eye, supervisée par Percy Scholes, et qui couvre de façon empirique la musique occidentale du chant médiéval à Varèse.

À la même époque, Parlophone propose ses Two Thousand Years of Music, anthologie placée sous la direction d'un universitaire, Curt Sachs. Quant à Decca, elle lance à son tour en 1929 une série d'enregistrements (le Sea Drift de Frederick Delius, Orphée aux Enfers de Jacques Offenbach, le Jutich Medley de Percy Grainger, etc.) et l'année suivante, elle obtient des droits pour exploiter le riche catalogue de musique classique de Polydor. Vers le milieu des années trente, elle ajoute à son catalogue des artistes classiques comme Henry Wood, Clifford Curzon, Hamilton Harty et Boyd Neel. Les années trente marquent également un renouveau du catalogue pour le groupe EMI (v. infra), d'autant qu'après l'accession d'Hitler

130 Dès 1905, Columbia avait lancée la série « Grands opéras records » puis, en 1910, elle se chargea de produire les premiers enregistrements de musique symphonique alors que le microphone n'existait pas encore.

131 MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 251.

132 À titre comparatif, on retrouve les mêmes similitudes à l'heure actuelle avec le mouvement des « remasterisations ».

133 The Gramophone, août 1924, vol. II, n° 3, p. XI.

134 Cf. BATTEN, Joseph, Joe Batten's book : the story of sound recording, 1956, p. 65.

au pouvoir le 30 janvier 1933, toute une vague de musiciens cherchent refuge à Londres. Quelques artistes majeurs sont également signés : Arturo Toscanini, Wilhelm Furtwängler, Edward Elgar ou encore Thomas Beecham. De plus, EMI pouvait compter sur un fidèle public de mélomanes : un système de souscriptions permit de réaliser des projets d'envergure et d'enregistrer un répertoire moins connu. Après le succès de la Hugo Wolf Society, naquirent la Beethoven Sonata Society, pour laquelle Arthur Schnabel enregistra sur disque les trente-deux sonates, et la Bach Society, qui commanda à Albert Schweitzer l'intégrale pour orgue, à Pablo Casals les suites pour violoncelle seul et à Wanda Landowska les Variations Golberg au clavecin.

Figure 10

Évolution du nombre de compositeurs dans les catalogues Pathé et HMV135

Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias

musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 248.

C/ L'échantillonnage des genres

Si la musique classique est en priorité évoquée, c'est avant tout parce que l'aura liée à ces noms célèbres apporte prestige, crédibilité et singularité à l'ensemble de la production des maisons de disques. Victor n'hésita pas à ce propos à miser un budget publicitaire colossal

135 Pour la marque HMV, les données sont issues des index des compositeurs publiés régulièrement en tête des catalogues. Quant à Pathé, la chute du nombre de compositeurs au sein de ce catalogue au lendemain de la Seconde guerre mondiale s'explique par l'essoufflement économique de la compagnie dans le domaine phonographique.

pour l'exploitation de noms labellisés 136 . Par conséquent, les firmes anglaises se préoccupèrent rapidement que leurs sorties de musique dite « populaire » puissent compromettre la « qualité » musicale. Une série d'étiquettes colorées fut mise en place, chacune d'elles représentant un genre particulier. L'étiquette « Red Seal » est utilisée pour la première fois en 1901 par la succursale russe de la Gramophone Company pour désigner des disques onéreux, le plus souvent de musique classique, tandis que l'étiquette noire correspondait à la gamme inférieure, tant artistiquement qu'économiquement. Au milieu, on pouvait trouver par exemple des disques mis en vente par Victor à étiquette bleue ou violette, cette dernière catégorisant de 1910 à 1920 les enregistrements effectués par des stars de Broadway, mais aussi par des artistes classiques moins connus137. D'après Peter Copeland, au bas de l'échelle de la Gramophone Company, il y avait l'étiquette de disque vert foncé, à laquelle on avait donné un nom commercial différent, à savoir Zonophone138. N'oublions pas cependant que Zonophone, avec les autres labels bon marchés déjà évoqués dans le chapitre 2 (Regal, Twin Records, Cinch, etc.), contribuèrent largement à la santé budgétaire de la Gramophone Company (v. infra), même si les grands artistes de l'époque se retrouvaient exclusivement au sein des grandes majors. Quant aux disques Decca, bien qu'ayant signés des artistes classiques de haute tenue, ils étaient vendus à un coût moindre que l'étiquette Red Seal.

Les conséquences d'un tel échantillonnage ont pu être perçues à la fois au niveau des consommateurs puisque les amateurs de musique classique et populaire furent scindés en deux groupes, mais elles jouèrent aussi plus ou moins positivement sur le catalogue des firmes. Par exemple, la compagnie Parlophone (fondée en 1896), après avoir été absorbée par la British Columbia, devint le principal label de jazz en Angleterre, grâce à ses liens avec l'américaine OKeh Records139. Si Colin Symes affirme à juste titre que « l'avancée du phonographe [...] a commencé à consolider le grand schisme musical »140, rien de doit faire

136 Cf. READ, Oliver, WELCH, Walter Leslie, From tin foil to stereo : evolution of the phonograph, 1959, p. 182.

137 OSBORNE, Richard, op. cit., p. 78.

138 Cf. COPELAND, Peter, Sound recordings, Londres, British library, 1991, p. 36.

139 Avec le lancement en 1923 des « race records » américains destinés à un public majoritairement noir, ainsi que « les mélodies populaires d'antan » en 1925 désignant sous un euphémisme le folk et la hillbilly/country music, un véritable apartheid musical était né aux États-Unis. Columbia bénéficia d'une croissance importante de ses ventes en profitant de ces genres musicaux, délaissés par Victor. C'est le responsable de l'enregistrement pour OKeh, Ralph Peer, qui fut à l'origine de l'appellation de « race records ». OKeh se spécialisa avec succès dans le blues et le jazz : une des premières artistes à enregistrer un disque de blues fut Mamie Smith en février 1920 (« That Thing Called Love » et « You Can't Keep a Good Man Down »).

140 SYMES, Colin, Setting the record straight : a material history of classical recording, Middleton, Wesleyan University Press, 2004, p. 247.

oublier que les firmes et le public ont été réceptifs à ce genre de musique : le premier disque de jazz, interprété par l'Original Dixieland Jazz Band, fait son apparition en 1919. Les roaring twenties en Angleterre, phase d'optimisme qui suit l'après-guerre, s'ouvraient alors à l'Amérique jusqu'à la fin des années 1920, soutenues par la facilité progressive des moyens de communication, et ont permis, grâce à l'importation de disques de danse (tango, foxtrot, charleston, black bottom, ou encore le ragtime, illustré par Irving Berlin), au jazz de se diffuser. Le trompettiste Sylvester Ahola enregistra dans le courant de l'année 1929 plus de 1000 enregistrements141 ! De même, lorsque Jack Hylton signa un contrat exclusif chez Decca, il ne se doute pas que son « Rhymes » allait se vendre à 300 000 exemplaires142. De plus, le premier disque à atteindre le million de ventes, Whispering/The Japanese Sandman de Paul Whiteman, est lui aussi un disque de jazz143.

Figure 11

Évolution comparée des ventes par type de musique pour les marques HMV et

Zonophone, 1922-1936

Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias

musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 246.

141 PEKKA, Gronow, ILPO, Saunio, An international history of the recording industry, Londres/New York, Cassell, 1998, p. 41.

142 HOFFMANN, Frank (Dir.), Encyclopedia of recorded sound, New York, Routledge, 2005 [1ère éd. : 1993], Volume 1 A-L, p. 277.

143 DEARLING, Robert et Celia, RUST, Brian, op. cit., p. 137-138.

La crise vient freiner cet épanouissement du marché : la plupart des contrats passés par la Gramophone Company avec les artistes ne sont pas renouvelés. Si on reprend le seuil de rentabilité donné auparavant, situé à 90 (par ventes unitaires mensuelles), alors ça peut expliquer qu'en 1931, le Wiener Philharmoniker passe à la trappe, tandis que le chef John Barbirolli connaît un sort plus heureux avec un taux de 195144.

III/ Contrats et négociations commerciales à l'heure de la crise de 1929

Lorsque éclate la crise économique de 1929, et que s'effondre le marché mondial, les majors anglo-saxonnes sont d'en l'obligation de fusionner afin de pouvoir faire face à la baisse du pouvoir d'achat et à l'expansion de la radio, un média alors en pleine expansion que les firmes américaines ont surveillé avec méfiance. Alors que les ventes aux États-Unis de 78-tours et celles des appareils s'effondrent145, un nouvel âge s'ouvre, celui de l'intégration des compagnies discographiques au sein de conglomérats multimédias avant la lettre, susceptibles à la fois de réduire le « degré d'incertitude » des firmes à anticiper les débouchés commerciaux, tout en atténuant une concurrence dopée par l'arrivée de la radio.

A/ Une réaction à la crise : la naissance d'EMI (1931)

Le 4 janvier 1929, les parts majoritaires dans Victor que des banques avaient rachetées à Eldridge Johnson en 1925 ($28 millions au total) sont revendues à la Radio Corporation of America (RCA), qui profita de son usine et d'un réseau de distribution bien organisé. La Victor Talking Machine Company devient RCA Victor. Il en sera de même plus tard pour Columbia et CBS. Au cours des années trente, dans les conglomérats ainsi formés, c'est la radio qui apporte de l'argent alors que les ventes de disques et de phonographes sont au plus bas.

J'ai choisi de mettre en avant la cas américain pour bien comprendre que si dans ce cas, les firmes passent sous le contrôle de groupes étrangers au disque, ce n'est pas le cas en Angleterre où l'on voit se constituer un pôle dont le disque reste le coeur de l'activité (v. en l'occurrence la production de disques des Anglais en 1928, devant les Américains, infra). Les relations entre les deux médias (disque/radio) sont alors bien moins tendues. L'industrie phonographique a trouvé un marché relativement stable en cette période d'ouverture du

144 MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., pp. 189-190.

145 Aux États-Unis, elles représenteront en 1932 à peine le dixième des scores de 1927 et en Allemagne, passeront de 38 millions d'unités en 1928 à 5 millions en 1935 pour remonter à 18 en 1938. LEFEUVRE, Gildas, Le guide du producteur de disques, Paris, Dixit, 1998, p. 10.

marché (baisse des prix, développement et diversification du répertoire) : le compromis était de faire de la radio un tremplin pour le gramophone, en faisant connaître les artistes146 qui enregistrent pour lui mais aussi en diffusant les nouveautés discographiques dans les foyers. Réciproquement, le recours au disque permet à la radio des économies de moyens, puisqu'il lui évite d'employer un orchestre à temps complet. La coopération se consolide par des liens interpersonnels : dès 1924, Compton Mackenzie est invité par la BBC à présenter des enregistrements de musique classique au cours d'une « Gramophone Hour ». Il est relayé par son beau-frère Christopher Stone. Le succès est tel que les firmes commencent alors à acheter des plages horaires pour la diffusion de leur production147.

Figure 12

Évolution comparée de la production de disques (en millions de dollars)

146 Des artistes comme Bing Crosby ou Jack Hylton ont vu leur célébrité s'accroître grâce au médium radiophonique.

147 FRITH, Simon, op. cit., p. 284.

Figure 13

Évolution comparée de la production de machines parlantes (en millions de dollars)

Tiré de : « Le commerce international des machines parlantes », Machines parlantes et radio, n° 121, décembre 1929, p. 525 cité dans MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 239.

Cependant, le rachat de Victor par RCA obligea la Gramophone Company (HMV) à envisager un changement de stratégie148 : malgré l'acquisition en mars 1929 du plus important producteur de radios de l'époque, Marconiphone, cela ne suffit pas pour faire face à la crise ; alors qu'en 1930, la British Columbia et la Gramophone Company produisaient un gain combiné de £1,45 million, en 1931, elles n'obtiennent seulement que £160 000149. Par conséquent, la même année, Gramophone et Columbia - tout en maintenant leurs productions et labels commerciaux propres - constituent en avril une nouvelle société baptisée Electrical and Musical Industries (EMI). On assiste alors à un foisonnement de labels avec filiales territoriales et productions internationales et locales. EMI contrôle l'année de sa création une cinquantaine d'usines disséminées dans 19 pays. Son capital s'élevait à £6 1/2 million. Elle eut pour premier directeur l'ancien président de la Gramophone Company, Alfred Clark, et comme premier manager, Louis Sterling. De plus, parmi les collaborateurs de Clark, on retrouve alors David Sarnoff, président et fondateur de RCA. L'année de sa fondation, EMI conserve donc des liens très forts avec les États-Unis puisque près de ses deux tiers sont en propriété américaine exclusive, et ce en raison des actionnaires de RCA dans le cas de la

148 N'oublions pas que Victor dépendait à 50% de la Gramophone Company depuis 1920.

149 MARTLAND, Peter, Since records began : EMI - The first 100 years, [Londres], Amadeus Press, 1997, p. 136.

Gramophone Company, et de la banque d'investissement américaine, JP Morgan, dans le cas de Columbia150.

Mais entre temps, qu'était devenue à ce propos Columbia-UK depuis que sa maison mère américaine est été acculée à la faillite à partir de 1923 ? En réalité, le 31 mars 1925, on observe un renversement total des filiations entre une major américaine et sa filiale britannique : la British Columbia rachète le 31 mars 1925 son ancienne société mère pour 2,5 millions de dollars. À partir de 1927, Sterling devient manager de la Columbia-UK (aussi dénommée Columbia Graphophone Company) et Sir George Croydon Marks, directeur de la firme. Avec la formation d'EMI, on aurait pu s'attendre qu'en raison d'un tel déclin, Columbia-US ait pu être incorporée dans le nouveau conglomérat. Cependant, les lois antitrust américaines l'interdisaient : par conséquent, elle passa d'une crise à l'autre jusqu'à son rachat par la compagnie ARC (American Record Corporation), elle-même absorbée en 1938 par le groupe radiophonique CBS (Columbia Broadcasting System). Qui plus est, ses actions ont dû être transférées au consortium Grigsby & Grunow (marque de radios Majestic). À l'opposé, l'ascension de la Columbia Graphophone Company se confirme encore et toujours puisqu'en 1927, elle prend sous son aile l'allemande Carl Lindström ainsi que le label Parlophone (en septembre). Par la suite, elle acquiert l'américaine OKeh, Nipponophone au Japon, mais aussi Pathé en France.

Afin de comprendre comment EMI réussie à maintenir ses positions et les conséquences qui ont nécessairement suivies la fusion de 1931 (v. annexe 6), j'ai choisi d'analyser plus en détails certains cas spécifiques :

Par exemple, en Allemagne, suite à la fusion de leurs maisons-mères, Electrola (associée à Gramophone) et Lindström (liée à Columbia) associent leurs répertoires151. En tant que filiales d'EMI, Lindström et Electrola restent les seules véritablement actives sur le marché allemand152. Dans le même ordre d'idée, afin de ne pas casser les liens qui unissaient respectivement jusqu'alors les labels Regal et Zonophone aux maisons-mères Columbia et Gramophone, les deux labels fusionnent en janvier 1933 pour donner naissance aux Regal Zonophone Records. On observe donc à quel point la fondation d'EMI s'accompagne d'un

150 TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 60.

151 Elles ne fusionneront réellement qu'en 1953.

152 N'oublions pas que la Deutsche Grammophon s'est séparée par le gouvernement allemand de sa maison-mère britannique, la Gramophone Cy, après la guerre. En 1937, elle s'associe avec Telefunken Schallplaten. Cette association durera jusqu'en 1941, année où Telefunken est repris par AEG et Deutsche Grammophon par Siemens.

mouvement de concentration des industries, soucieux de respecter les filiations maisons-mères/maisons-filles de l'« avant-1931 ».

Si on prend le cas français, encore plus intéressant, il est l'objet d'une restructuration quasi-intégrale de son marché du disque en raison de son retard technique sur ses concurrents. Rappelons au passage qu'outre son impact sur le plan strictement musical, la révolution électrique modifia la physionomie du marché mondial, et accentua le recul d'Edison du monde de l'industrie du disque. Adopté par Victor aux États-Unis, le procédé est approprié par l'industrie anglo-saxonne qui se convertie entre 1925 et 1926. Les compagnies anglaises et américaines, outre les filiales qui les lient les unes aux autres, sont donc en position de force. Ainsi, si dès 1926, la British Columbia reprit la majorité des actions de la firme allemande Lindström, c'est pour la faire bénéficier avant tout des avancées technologiques de l'électricité. En outre, elle prit par la même occasion sous son aile la Transocean Trading qui englobait aux Pays-Bas les succursales de Lindström à l'étranger153.

Or, la France est restée dès le départ sur une stratégie défensive qui causa clairement sa perte (v. infra). Sur ces deux principales firmes actives, entre Pathé et la Compagnie française du gramophone, seule cette dernière importa la nouvelle technique en 1926. Pathé, quant à elle, reste la seule dans les années 1926-1927 à toujours commercialiser des disques à gravure verticale des sons (disques à saphir), alors que la plupart des concurrents ont adopté la gravure latérale, qui fonctionne avec un appareil de lecture à aiguille et offre un répertoire bien plus vaste 154 . À partir d'octobre 1928, Pathé passe sous le contrôle financier de l'anglaise Columbia, qui va la faire bénéficier des avancées dues à l'enregistrement électrique. EMI finalise ce processus d'absorption en rationnalisant dès lors la production par une série de mesures visant à ajuster les performances technologiques aux normes anglo-saxonnes, et lui faisant perdre le peu d'autonomie qui lui restait. Entre juin et octobre 1931, les techniciens anglais viennent apporter un nouveau matériel à l'usine Pathé de Chatou, ainsi que pour former les techniciens français. Lors du banquet annuel donné par Pathé à l'automne 1931, ce n'est pas Émile Pathé mais le nouvel administrateur Alfred Willard qui prend la parole devant les représentants de la marque pour tracer les grandes lignes de la stratégie future de l'entreprise. Entre 1928 et 1931, la principale compagnie française est donc passée sous le contrôle capitalistique et technologique anglo-américain, sous l'effet d'une dynamique de

153 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 48.

154 L'enregistrement à gravure verticale donne un disque à sillon de profondeur variable, modifiant son incrustation avec l'intensité sonore, tandis que la gravure latérale donne un sillon de profondeur constante, mais d'ampleur variable. Le second procédé permet une meilleure définition du son.

69

Partie I. Chapitre 3. La construction du duopôle EMI-Decca

l'innovation et de standardisation du marché, et sur fond de non-intervention publique. Cette prise de contrôle est parachevée au cours des années 1932 et 1933 par une série de mesures de rationalisation de la production et de la gestion, dont la plus visible est l'abandon du disque à saphir. Le 12 décembre 1936, la concentration de l'industrie du disque française sera pratiquement totale avec l'absorption de la Compagnie française de gramophone par Pathé. La nouvelle filiale du groupe EMI prend alors pour nom « Les Industries Musicales et Électriques (IME) Pathé-Marconi »155.

Figure 14

Évolution de la taille des catalogues Pathé et HMV, 1898-1950156

Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias

musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 242.

B/ La constitution d'oligopoles

Au terme de ce panorama complexe, et afin d'en tirer un bilan, une évidence s'impose : le développement de l'industrie musicale n'est en aucun cas continu. A la veille de déclenchement de la Seconde guerre mondiale, toutes les compagnies traditionnelles apparues pour certaines au début du XIXe siècle (Victor, Columbia, HMV, etc.) n'existent qu'en tant

155 TOURNÈS, Ludovic, Musique! Du phonographe au MP3 (1877-2011), Paris, Éditions Autrement, coll. « Mémoires/Culture », 2011 [1ère éd. : 2008], pp. 54-57.

156 Les estimations sont tirées du décompte du nombre de faces répertoriées dans les catalogues des deux compagnies. La stagnation de la production de Pathé, auparavant la deuxième compagnie européenne après la Gramophone Company, s'explique par son inclusion dans le groupe EMI et par son progressif désinvestissement de l'activité phonographique (alors que son activité cinématographique est maintenue).

»158

que subdivisions d'entreprises beaucoup plus larges. Alors que les ventes de disques chez EMI, en unités, sont tombés jusqu'à 80% entre 1930 et 1938, et qu'elle accumula qui plus est une perte cumulée de un millions de livres durant les trois premières années de son existence157, cela ne l'empêcha nullement de se lancer dès 1936 sur le marché des télévisions. Elle fut par la suite active dans la production de bicyclettes et de motocyclettes (Rudge-Whiteworth Co.), de radios (Sterling Telephone & Electric Co.), de réfrigérateurs et autres appareils domestiques (HMV Household Appliances). Comme le montre Simon Frith : « It was in the slump years that the British record industry took on its familiar shape : as the small companies went to the wall, the big companies built up an irreversible monopoly.

Seule Decca restait focalisée sur la production de disques. En cela, elle faillit succomber à crise de 1929 ; un moment, Sterling de chez EMI pensait même à un possible rachat futur... Malgré tout, elle se releva rapidement des années de crise : en 1933, Decca acheta la Edison Bell Company puis, en mars 1937, son rachat de la compagnie Crystalate, qui vendait des disques bon marchés auprès de Woolworths, lui permit d'obtenir la marque dédiée (Crystalate est au départ un type de plastique bien particulier, avant de devenir une compagnie). Comme EMI, elle noua des liens très forts avec les États-Unis. Alors que Lewis était parti à New York pour acquérir auprès de Grigsby & Grunow la firme en difficulté Columbia-US, la transaction n'eut pas lieu puisque cette dernière fut à cet instant précis vendue à l'American Record Corporation (ARC). Pour autant, Lewis, qui souhaitait réellement investir le continent américain, créa la nouvelle firme Decca-US Record Company le 4 août 1934159. L'un de ses fondateurs, Jack Kapp (avec Edward Lewis et E. F. Stevens), avait acquit des droits en 1932 auprès de Decca-UK pour que celle-ci puisse racheter la branche britannique de son label américain Brunswick Records pour £15 000. Brunswick avait alors acquis une certaine notoriété grâce à Al Johnson, surement l'un des chanteurs les plus lucratifs de la firme. De nombreux artistes signèrent chez Decca : Bing Crosby, les Dorsey et Mills Brothers, Skitch Henderson, Guy Lombardo ou encore Arthur Tracey constituèrent une première vague de grands noms avant l'apogée des années 1940. Une série de disques country fut aussi proposée de 1934 à 1945. La remarquable percée de la firme est également due à une stratégie visant à commercialiser ces enregistrements de musique populaire à bas prix, confortée par le développement des juke-box : $.35 par disque, tandis

157 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 60.

158 FRITH, Simon, op. cit., p. 281.

159 Attention donc à ne pas confondre le Decca américain du Decca britannique, qui portent tous les deux le même nom.

que les autres labels les mettaient en vente à $.75 160 . Decca acheva son implantation américaine avec la création plus tardive de deux autres labels, London et Mercury, ce qui lui permit de s'emparer de la seconde place du marché américain.

On ne peut donc parler réellement de duopôle qu'en 1937, à un moment où EMI et Decca s'engagèrent dans une série d'accords à l'échelle internationale : Decca donna le droit à EMI le droit de presser et de distribuer les disques Decca Records, en échange de l'accord de Decca pour faire de même avec les disques Parlophone et Odeon aux États-Unis et au Canada. Toujours en 1937, les deux firmes prennent la relève de la British Homophone Company. Elles contrôlent dès lors tous les disques produits en Angleterre161, et consolident en 1940 leur implantation en reprenant Selecta Gramophones (le leader national en matière de distribution de disques) et Dowes of Manchester (une entreprise de ventes en gros au Nord de la Grande-Bretagne).

Conclusion du chapitre :

Pour conclure sur ce chapitre, et si l'on tente d'établir une corrélation entre le début de notre de notre période et celle qui s'ouvre sur la Seconde guerre mondiale, un constat s'impose : alors qu'au départ les firmes restaient dans une démarche prudente d'une double production (le disque ne l'avait pas encore emporté sur le cylindre dans la querelle des brevets, et la musique n'était à ce moment là pas considérée comme étant exploitable sur un tel support), la succession des innovation techniques permit durant les années vingt de standardiser un marché incertain sur le disque et le développement des catalogues musicaux. Cependant, la crise économique et l'avènement d'un média au départ concurrent, la radio, précipitèrent les grandes firmes à fusionner entre elles et à se retrouver, de manière cyclique, « contraintes » à une production de nouveau élargie (à l'exception de Decca), même si le disque restait prédominant sur le reste. D'une manière générale, à l'aube de la Seconde guerre mondiale, le paysage industriel et discographique était marqué par une phase de fusion et de concentration des firmes, au sein de laquelle l'innovation technologique resserra encore davantage les liens entre la Grande-Bretagne et le reste du monde. Progressivement, les bases

160 HOFFMANN, Frank, op. cit., p. 277.

161 La seule exception reste l'Oriole Record Company, fondée par D. M. Levy en 1931 et qui resta relativement indépendante jusque dans les années 1960. FRITH, Simon, op. cit., p. 282.

étaient posées pour que le marché extérieur puisse prendre son essor de façon significative. Cet aspect, inédit jusqu'alors, sera au centre des chapitres suivants.

73

SECONDE PARTIE

L' « ARTIFICATION » DES

DISPOSITIFS TECHNIQUES ET SES

CONSÉQUENCES SUR LE MARCHÉ

DU DISQUE (1939-1966)

« C'est bien grâce à l'industrie que les compositeurs d'aujourd'hui écrivent avec des « machines électroniques », créées pour l'industrie mais adoptées par les compositeurs, eux-mêmes aidés par les ingénieurs. »

E. VARÈSE

74

INTRODUCTION À LA PARTIE

En 1938, six compagnies totalement différentes contrôlent le marché mondial du disque : depuis les États-Unis, CBS-Columbia, RCA-Victor, et Decca-US ; depuis l'Europe, EMI, Decca-UK et Telefunken. Si Decca se focalisait uniquement sur la production de disques, CBS et RCA sont de gigantesques réseaux radiophoniques tandis qu'EMI et Telefunken sont avant tout des compagnies électriques. On ne s'étonnera donc pas à ce que la majorité des innovations techniques qui interviennent dans l'après-guerre soient l'apanage des majors, en raison de leur degré de concentration et d'implantation.

Du microsillon à la stéréophonie, en passant par le 45-tours, on trouve autant d'illustrations des secousses mutuelles que font subir entre elles la technologie, l'innovation et l'esthétique, et c'est point de vue qui m'a appelé à utiliser le terme d'« artification », d'après le musicologue Michel Chion (qui parle de l' « art des sons fixés »). L'artification du monde phonographique, au sein duquel les oeuvres et leurs supports se réfèrent mutuellement, passe d'abord par une culture musicale de plus en plus dépendante de la technologie, avec la spécialisation des techniques de production, et d'autre part avec une professionnalisation de ses agents qui disposent de tout un arsenal d'outils devenus nécessaires à la conception des disques (électrification des instruments, systèmes d'amplification, studios d'enregistrement, etc.). Cette artification apparaît déjà lors de la précédente partie lorsqu'il s'agissait de faire valoir une valeur d'usage artistique au phonographe et au disque, mais il acquiert un rôle encore plus décisif après la guerre dans le contrôle des facteurs créatifs et en faisant de l'enregistrement non plus simplement un acte de gravure mais également un acte d'écriture. Devenu outil de création et plus simplement outil de conservation et de diffusion, le phonographe et le disque se sont entourés d'un appareillage technique et humain dont la mécanique s'installe de manière stable après la guerre. Qui plus est, le progrès technologique investit aussi les médias qui diffusent le son et l'image, et tout particulièrement la radio (transistorisation et miniaturisation, émissions en modulation de fréquence) et la télévision (colorisation, systèmes de diffusion en euro ou mondo-vision), participant de ce fait à l'émergence de tout un système médiatique nécessaire à la visibilité des groupes. La technologie s'intègre dans la panoplie des indicateurs de l'innovation ; fait essentiel, elle participe de la création artistique et de la rentabilité économique même si la productivité, ultime mesure du progrès, trouve bel et bien son origine au sein du secteur technique (les inventions issues de la recherche appliquée). La technologie reconsidéra ainsi à la fois le

75

disque et ses acteurs, qu'ils soient professionnels ou non puisque les innovations elles aussi ont subi le poids des facteurs socio-culturels.

En effet, le cas de la Grande-Bretagne est particulier puisque selon F.-C. Mougel, les enjeux culturels sont au centre l'histoire britannique du XXe siècle, au point de conditionner les décisions politiques. En mai 1945 triomphe le Labour, parti travailliste, tandis que le rapport Beveridge et la mise en place de l'État Providence portent dans leur programme les aspirations sociales de la majorité du pays. Les industries musicales ont tenu des compte de ces changements, et en collaborant avec les autres médias, ont dicté de nouvelles normes économiques à un moment où la consommation de masse prend son envol et où la musique populaire, qui devient l'apanage des jeunes, se retrouve progressivement dans la figure des Beatles.

C'est dont cet amalgame complexe entre innovations techniques et bouleversements musicaux, entre art et commerce, développement du marketing et transformations sociales qu'il s'agit de comprendre progressivement et d'analyser.

CHAPITRE 4 : LES DÉVELOPPEMENTS TECHNOLOGIQUES POST-
SECONDE GUERRE MONDIALE

Alors que successivement la crise de 1929 et la seconde guerre mondiale affectèrent en profondeur les industries du disque, les décennies qui suivirent accumulèrent les innovations techniques. L'arrivée du magnétophone, du microsillon et de la stéréophonie constituèrent un tryptique de l'innovation technologique qui, en permettant la captation à la fois de performances live et leur reproduction quasi intégrale, réduira encore plus un divorce de fait entre musique enregistrée et jouée qui jusqu'alors était au coeur de notre sujet. En outre, l'arrivée de nouveaux genres musicaux comme le rock et la pop, en parallèle des mutations entreprises par des genres préexistants comme le classique ou le jazz, ne se sont pas constitués par hasard ; au contraire, ils constituent les étapes essentielles de la mise au point des instruments et des musiciens face à l'évolution de la technologie. Du son capté à l'objet consommé, le disque enregistré participe donc à la conception des genres musicaux et façonne ses paramètres.

I/ La guerre et ses effets sur l'industrie du disque

La seconde guerre mondiale fut à la fois un levier d'innovation pour l'industrie du disque, en même temps qu'elle la faisait entrer dans une période d'économie de guerre marquée par les restrictions : les produits ainsi que les usines furent réquisitionnés pour la production militaire, et les échanges internationaux suspendus, mettant fin à une période d'essor discographique qui venait à peine de se remettre de la crise de 1929. Il faut dès lors attendre l'après-1945 pour que les activités commerciales repartent à la hausse.

A/ La collaboration à l'effort de guerre : un tremplin pour l'innovation

La Grande-Bretagne, comme on le sait, fut touchée de plein fouet par les marasmes de la guerre, subissant de nombreuses destructions : le complexe d'EMI à Hayes fut touché le 7 juillet 1944 par un V1, tuant au passage 37 personnes162. Malgré tout, en parallèle de la production militaire et se devant de faire face aux menaces des attaques incessantes des bombes ennemies, le groupe EMI/HMV coopéra avec le British Council163 et n'abandonna pas pour autant sa production de disques qui chuta néanmoins, politique d'austérité oblige164. En l'occurrence, même si l'ingénierie électronique qui avait opérée à partir de l'entre-deux-guerres à l'amélioration progressive des technologies du disque fut détournée au profit de l'effort de guerre, et outre le fait que certains artistes prestigieux de la compagnie s'envolèrent pour les États-Unis pour signer avec des compagnies rivales, le disque fut mis à profit dès juin 1943, année de l'envoi des premiers V-Discs dans un but de divertissement des troupes mais aussi comme instrument évident de propagande. Fabriqués désormais avec de la vinylite, une nouvelle matière plastique mise au point par l'industriel américain Union Carbide dans les années trente, l'usage de cette nouvelle matière eut pour effet d'améliorer les qualités sonores du disque en diminuant les bruits de frottement, et de le rendre également beaucoup plus durable. Les V-Discs sont le fruit du travail d'un ingénieur américain, Robert Vincent, qui se fit octroyer le droit par les majors d'utiliser leur musique sous la seule condition que les disques en question soient distribués sans intention commerciale aux troupes américaines, pleinement impliquées dans la guerre suite à l'attaque de Pearl Harbor de décembre 1941. L'accord va jusqu'à stipuler que les V-Discs (V comme Vincent ou Victory) soient détruits après le conflit.

L'envoi des V-Discs aura pourtant une conséquence dont on peut mesurer les effets jusque dans les années de l'après-guerre. Non seulement leur succès à fait qu'ils furent distribués y compris après la fin de la guerre, mais ce fut également le premier moyen de faire connaître la musique américaine sur le territoire européen avec en outre l'intervention de l'American Federation of Musicians165 (AFM), qui émettait dans tous les pays où les

162 PANDIT, S. A., From making to music : the history of Thorn EMI, Londres, Hodder & Stoughton, 1996, p. 66.

163 Le British Council avait été créé en 1934 afin de promouvoir la Grande-Bretagne et sa culture à l'étranger, afin de répondre à la propagande agressive de l'Allemagne et de l'Italie.

164 La production de disques pour phonographes passe de 20 000 en 1935 à 11 000 en 1943. LEMONNIER, Bertrand, Culture et société en Angleterre de 1939 à nos jours, Paris, Belin, coll. « Histoire Sup », 1997, p. 23.

165 Le 1er août 1942, les sociétés d'enregistrement subirent une grève nationale déclenchée par les 140 000 membres de l'AFM : leur président, James Caesar Petrillo, réclamait et obtint que des redevances soient versées

Américains sont intervenus, et du Foreign Information Service (FIS) / Voice of America du président Roosevelt qui, à partir du 24 février 1942, débute sa diffusion vers l'Europe grâce aux émetteurs à ondes courtes de la BBC. Au total, durant les six années du « programme V-Discs », 3000 enregistrements furent produits avec un total de 2700 chansons au format 78-tours, et 900 disques seront enregistrés puis diffusés à huit millions d'exemplaires dans le monde166 jusqu'en 1949, en particulier en Grande-Bretagne, en France, en Italie et au Japon. Après des années d'échanges interrompus, l'irruption des V-Discs américains ouvrit la voie au paysage musical dominant des années cinquante et permit l'introduction de l' « American way of life », qui bouleversa en profondeur les goûts et les mentalités en Grande-Bretagne. On l'aura compris, les troupes occupant l'Europe mais aussi l'Asie contribuèrent ainsi à favoriser la population locale aux dernières tendances de la musique américaine. Beaucoup de musiciens comme Frank Sinatra ou Glenn Miller, qui étaient jusqu'ici inconnus outre-Atlantique, sont devenus des stars en Europe uniquement grâce aux V-Discs, d'autant que le jazz y était prédominant dans toutes ses diverses formes167 : le swing de Benny Goodman, le jazz vocal de Billie Holiday et d'Ella Fitzgerald, les « big bands » de Jimmy et Tommy Dorsey, en passant par Louis Armstrong, Bing Crosby, le « roi du juke-box » Louis Jordan, etc.

Inévitablement, l'arrivée du jazz dopa l'industrie du disque en Grande-Bretagne. En l'occurrence, Lindström, filiale d'EMI, et bien qu'inapte à reprendre ses activités directement pendant la guerre en raison des destructions, réalisa dès la fin de l'année 1946 des enregistrements d'Armstrong, de Duke Ellington ou encore de Bessie Smith, montrant le chemin que les compagnies européennes allaient suivre dès la fin des années quarante pour populariser le son de Tin Pan Alley168. Cependant, la volonté d'EMI de s'accaparer un monopole en tentant de freiner l'éclosion de concurrents potentiels ne lui fut pas toujours profitable : ainsi, la compagnie de jazz Swing, fondée en 1937 par les Français Charles Delaunay et Hugues Panassié, se détacha de la direction britannique de Pathé-Marconi suite à son refus de lui donner les moyens d'élargir une activité ayant largement profité du travail de fond mené depuis les années trente par l'équipe du Hot Club de France, et bénéficiant de

à l'association pour chaque disque vendu, afin de compenser le chômage des musiciens engendré par l'utilisation de disques dans les établissements publics et les stations de radios.

166 COLEMAN, Mark, Playback : from the Victrola to MP3, 100 years of music, machines and money, Cambridge, Perseus Books Group, coll. « Da Capo Press », 2003, p. 48.

167 Il existait également des V-Discs de musique classique comme par exemple celui d'Arturo Toscanini dirigeant l'Orchestre symphonique de la NBC. Idem, p. 48.

168 Surnom donné à la musique populaire américaine, et qui renvoie à la 28e Rue ouest de New York, où les éditeurs marginaux s'étaient regroupés à la fin du XIXe siècle. Parmi les artistes les plus populaires, on retrouvait Irving Berlin ou encore Al Jolson.

l'image positive des États-Unis depuis le débarquement de Normandie. Delaunay décide de se séparer d'EMI pour fonder en 1945 la célèbre société Vogue qui reprend le label Swing169.

Pour ce qui est de Decca, la grande rivale d'EMI, la guerre aura une conséquence inattendue : apportant également sa contribution à l'effort de guerre, elle s'investit dans le domaine de la recherche, afin de produire dans un impératif scientifique des enregistrements d'une extrême qualité à l'usage de l'identification des sous-marins. Le conflit achevé, Decca, par un procédé visant à diffuser l'innovation dans d'autres secteurs170, utilisera les mêmes méthodes pour améliorer la qualité de ses productions, appliquant à ses disques le procédé ffrr (full frequency range recording) qui permet, comme son nom l'indique, d'enregistrer et de

reproduire la gamme complète des fréquences perceptibles. C'est donc au

niveau de la haute technologie que se mesure l'impact de la guerre sur

l'industrie du disque en Grande-Bretagne. Revenons maintenant

quelques années auparavant au moment des premiers travaux sur la

détection des avions à distance, afin de mieux percevoir le rôle déterminant de ces industries en termes d'innovation. On se souvient de la contribution de Robert Watson-Watt à la Chain Home, nom de code pour la chaîne côtière de stations radar construites par les Britanniques avant et pendant la Seconde guerre mondiale, et qui jouèrent un rôle crucial dans la localisation des avions afin de pouvoir contrer leurs attaques. Le manque de précision de ce système ne permettait pas cependant de déterminer la position de l'ennemi en pleine nuit. Un des collaborateurs de Watson-Watt, Edward George Bowen, fut chargé de résoudre ce problème de taille. Il eut ainsi l'idée d'installer l'un des récepteurs télé d'EMI sur un avion ainsi de pouvoir capter par signal l'attaquant adverse : « This was the world's first airborne radar and with it began EMI's involvement in defence electronics. »171 La portée de ce radar aéroporté de nuit était cependant bien trop faible pour être utile car il demandait au pilote un effort surhumain pour atteindre sa cible. Finalement, il faut attendre les efforts Alan Blumlein, dont on reparlera plus tard, et de l'équipe dirigée par Bernard Lovell du TRE (Telecommunications Research Establishment) pour que le problème soit résolu, donnant naissance au A1 Mark IV, plus tard radar H2S, le principal radar de suivi de terrain des divers bombardiers britanniques utilisé par la Royal Air Force contre la Luftwaffe allemande. Alors qu'il testait un prototype du radar H2S, Blumlein s'écrase et meurt en juin 1942. Dès l'été,

169 Cf. TOURNÈS, Ludovic, New Orleans sur Seine : histoire du jazz en France (1999).

170 La haute technologie est en effet considérée comme la source essentielle du progrès technique, d'où l'intérêt d'en faire profiter des secteurs où l'intensité en recherche est moindre.

171 PANDIT, S. A., op. cit., p. 65.

EMI se lance dans la production du H2S, dont l'efficacité durant la bataille d'Angleterre et l'opération Gomorrhe n'est plus à prouver. En plus du radar, EMI s'impliqua qui plus est dans la fabrication de fusées de proximité.

B/ Le paysage de l'industrie du disque en Grande-Bretagne à la fin de la guerre

À la fin de la guerre, la situation de l'industrie du disque est très différente selon les pays. En Grande-Bretagne, si le groupe EMI fut dans son ensemble épargné par les destructions, il perd en revanche ses contacts avec les marchés européens, notamment en France, en Italie, en Allemagne, en Belgique, en Hollande, au Danemark, en Norvège, en Grèce, en Tchécoslovaquie, en Chine et même dans les Straits Settlements ! Ce n'est qu'au milieu des années quarante que la firme récupère certaines de ses filiales qu'elle avait perdu comme Pathé-Marconi ou encore la Japonaise Nipponophone, avec qui elle ne reprend les affaires qu'en 1950. Trois ans après, un partenariat est établi sous la bannière Toshiba-EMI. La même année, Lindström et Electrola en Allemagne, qui jusqu'ici partageaient leurs répertoires, fusionnent pour créer EMI Electrola.

Comparativement, en Allemagne, les compagnies furent écrasées sous les bombes172 ; en France, malgré la mise sous tutelle idéologique allemande, l'usine Pathé de Chatou, l'une des plus importantes d'Europe, n'a pas eu à souffrir des bombardements ; quant aux États-Unis, l'industrie musicale, après l'accord entre l'AFM et les compagnies discographiques qui met fin à la grève des enregistrements, elle repart rapidement à la hausse et se retrouve en première position avec quatre grandes compagnies à la fin des années quarante : CBS, RCA, Capitol et la branche américaine de Decca.

Cependant, c'est sur le plan organisationnel que les conséquences des mesures prises pendant la guerre se mesurent le plus, surtout chez EMI. En mars 1945, Alfred Clark, premier directeur de la compagnie, se retire. Il est remplacé par Sir Alexander Aikman, en compagnie d'un nouveau manager, Sir Ernest Fisk. La nouvelle direction du groupe, lors du meeting annuel tenu en décembre 1946, tient entre ses mains le sort futur de la compagnie où une question se pose, d'autant plus délicate à résoudre qu'elle n'était pas forcément prévisible : comment revenir à une production liée à un secteur de moyenne-haute technologie (le disque et ses appareils de lecture), alors qu'EMI avait durant la guerre déployée au sein de ses usines

172 À la fin de l'année 1944, Electrola cesse des activités après la destruction à près de 80% de son usine. L'Allemagne, qui était alors l'un des grands sites de production de disques après la Grande-Bretagne et les États-Unis, fut contrainte de baisser drastiquement ses chiffres. TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 87.

tout un arsenal de compétences dans des secteurs de haute technologie destinés à soutenir l'effort de guerre ? De plus, on l'a vu au cours des précédents chapitres, EMI s'était lancée sur le marché des télévisions, des radios, etc. : « In the fifteen years since the founding of EMI, perceptions about the nature of the company's business had changed in subtle ways. The traumatic shrinking of the record market in the 1930s, the development of television in which EMI had played the leading role, the important contribution the company had made in the use of electronics to fight the war, had all contributed to this change. »173 Si l'ingénierie et l'électronique ont fait leur preuve - en 1949, on annonce des profits équivalents à 1,2 million de livres174 -, il reste à trouver un accord concernant les coûts d'investissements à accorder aux autres commerces qui font partie intégrante du conglomérat EMI. La phrase prononcée par Ernest Fisk est à juste titre intéressante : « We do not step outside our normal fields of activity, but like good farmers, we attempt to grow all crops and in proper rotation of which our fields are capable and for which they are suitable. »175 La décision prise fut de penser l'organisation de l'entreprise non pas en fonction des produits ou des catégories mais plutôt, dans un souci d'homogénéisation, par départements : recherche, ingénierie du développement, fabrication, achat, vente, etc. Devant l'impossibilité pour un seul homme de contrôler les différentes ramifications de l'entreprise, chaque département fut conçu comme une « sous-compagnie » distincte l'une de l'autre, mais fonctionnant en complémentarité. Par exemple, EMI Research Laboratories Ltd transmettaient ses idées à EMI Engineering Development qui les transformait concrètement en produits. De même, EMI Factories se procurait les matériaux bruts en se fournissant chez EMI Suppliers Ltd, puis la vente était entre les mains d'EMI Sales and Service Ltd.

Ce type de structure, malgré ces inconvénients, rappelle sous certains aspects le système du corporate mis en avant par Alfred Chandler176. On retrouve par exemple au sommet des bureaux de la compagnie EMI cette direction générale qui couvre l'ensemble des divisions dont parle Chandler ; dénommée corporate par les Anglo-Saxons, elle « planifie, coordonne et supervise un certain nombre de décisions d'applications..., alloue aux différentes divisions les personnels, les installations, les fonds et autres ressources nécessaires ». Pour autant, alors que Chandler base son analyse sur des groupes industriels certes opérant dans des domaines très divers, on ne peut pas pour autant retrouver chez EMI toutes les

173 PANDIT, S. A., op. cit., p. 66.

174 SOUTHALL, Brian, The Rise & Fall of EMI Records, Londres, Omnibus Press, 2009, p. ?

175 Idem, p. 67.

176 Cf. CHANDLER, Alfred, Stratégies et structures de l'entreprise (1972).

caractéristiques que ce dernier évoque. La firme reste alors basée sur des activités très diverses mais il n'existe pas réellement de « Division » consacrée uniquement au disque et à la musique enregistrée. Son organisation est du moins bien trop floue pour pouvoir en distinguer une177, à la différence par exemple du cas de CBS aux États-Unis, groupe multidivisionnel et diversifié où la Division disques est constituée en 1939 avec le rachat de Columbia Graphophone178.

Malgré un essoufflement après des années de guerre, l'industrie musicale britannique se releva plutôt rapidement du marasme, tout en se constituant progressivement en oligopole179. Les contacts étroits furent gardés entre EMI et RCA-Victor/CBS-Columbia, et entre Decca et sa soeur américaine. Ses liaisons furent essentielles à un moment où le marché culturel du disque s'apprête à repartir à la hausse, dopé par des innovations primordiales venues d'outre-Atlantique. L'État anglais lui-même s'engagea également dans une politique cohérente de démocratisation sociale des arts puisqu'en 1942 est créé le CEMA (Commitee for the Encouragement of Music and the Arts), qui devient en 1946 l'Arts Council of Great Britain.

II/ De la généralisation du microsillon à la stéréophonie

Le monde du disque de l'après-guerre est marqué par une succession d'innovations de produit et de procédé qui bouleversèrent l'enregistrement en comblant ses insuffisances mais également en une faisant une technologie puissante et souple. On se souvient de la technologie du ffrr (full frequency range recording), innovation incrémentale mise au point en 1945 par l'ingénieur anglais Arthur Haddy et qui fut utile durant la guerre pour détecter les sous-marins. Le procédé permettait d'enregistrer et de restituer toute la bande des fréquences perceptibles par l'oreille humaine (20 à 20 000 Hertz), ce qui sur les disques laissait entrevoir une fraîcheur et une qualité de timbre inégalées jusque là : on écoutera Petrouchka de

177 Il faut attendre 1979, avec le lancement du premier scanner, une innovation qui entraîna la faillite de groupe tel qu'il était issu de la fusion de 1931. Il est alors racheté par Thorn, un constructeur britannique de matériel électrique et électronique civil et militaire, d'équipement ménager et de télécommunications, au sein duquel EMI Music constitue une division spécialisée dans les produits de musique enregistrée.

178 ANGELO, Mario d', La renaissance du disque : les mutations mondiales d'une industrie culturelle, Paris, La Documentation française, 1989, p. 22.

179 Les économistes considèrent qu'un marché a une structure oligopolistique lorsque l'offre est contrôlée par un nombre restreint de firmes et que l'action de l'une a des répercussions immédiates sur les autres. La structure oligopolistique de l'industrie du disque se situe dans une bonne moyenne : elle est comparable dans le cinéma, l'automobile et le secteur pétrolier, mais demeure moins poussée que dans le nickel ou le matériel de la grande informatique. Idem, p. 21.

Stravinsky, enregistré par Ernest Ansermet chez Decca en 1946, où les effets orchestraux sont magnifiquement rendus180.

Néanmoins, le grand évènement de l'après-guerre fut la mise au point d'une innovation radicale, le microsillon, avec le ruban magnétique et, dans une moindre mesure, la stéréophonie. Sans pour autant dresser une simple liste explicative, je vais tenter d'analyser les répercussions de ces innovations d'un point économique et géographique, montrant dans quelle mesure la concurrence modifia en profondeur les structures et les liens entre les grandes firmes discographiques. L'arrivée du microsillon, par un véritable processus de « création destructrice » (v. schéma infra) brisa à ce propos le confortable accord qui engageait d'un côté les deux plus grandes compagnies américaines, que sont CBS-Columbia et RCA-Victor, à vendre les enregistrements d'EMI dans le Nord et le Sud de l'Amérique sous leurs labels respectifs, tandis qu'EMI se chargeait de distribuer les disques américains dans le reste du monde. Logiquement EMI devint particulièrement dépendante de ces accords puisqu'en 1950 plus de 70% de son catalogue dérivait des États-Unis181. Or, l'introduction du microsillon donna un coup de fouet au marché de la musique enregistrée qui allait connaître au cours des années cinquante et soixante, et grâce au soutien d'une excellente conjoncture économique, une croissance de 10 à 20% par an. L'invention, d'origine étatsunienne, fut dès lors un tel succès qu'elle poussa les partenaires américains à rompre l'accord et à se lancer eux-mêmes dans les tractations commerciales en dehors du continent, et sans passer par EMI. Les raisons de cette rupture sont les suivantes :

A/ Le microsillon : une innovation radicale

180 HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au disque compact » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, p. 915.

181 PANDIT S. A., op. cit., p. 73.

Figure 15

Si depuis le début du XXe siècle, le disque en shellac de 78 rotations par minute s'est imposé comme standard mondial, il possède un défaut essentiel : sa durée d'écoute ne dépasse pas quatre minutes par face182 ! De plus, il était très fragile, lourd et dépendait en ce sens de l'infrastructure de distribution en réseau des majors qui profitaient d'un degré de concentration inégalé (entre quatre grandes firmes) pour maintenir la concurrence indésirable à distance. La demande accrue de disques après la guerre fut une occasion saisie dans un premier temps par Columbia à l'été 1948. Même si de nouvelles technologies furent testées auparavant pour étendre la longueur des disques comme les tentatives avortées d'Edison en 1925 et de Victor en 1931183, seul Peter Goldmark de la firme Columbia réussit avec le microsillon à la fois à diminuer la vitesse de rotation et à tracer un sillon plus fin, sans pour autant que l'on puisse constater une baisse de la qualité sonore. La durée d'une face de disque passe d'un coup de vingt à trente minutes, ce qui lui vaut le surnom de Long Playing/LP. Outre l'avantage de pouvoir enregistrer des oeuvres beaucoup plus longues, le second intérêt du nouveau support est l'amélioration de la qualité sonore pour un confort d'écoute accru, et notamment la diminution des bruits de surface grâce à l'utilisation de la vinylite (déjà en usage à l'époque des V-Discs), un matériau plus souple mais en même temps plus résistant que la gomme-laque des vieux 78-tours. La réduction de la vitesse de rotation qui en découlait (le « microsillon » prenait moins de place, cents spires/centimètre au lieu de quarante) rendait

182 Par exemple, la Messe en si mineur de Bach nécessitait dix-sept lourds disques ! HAINS, Jacques, op. cit., p. 915.

183 On rajoutera également l'invention du sillon variable en 1949 qui porte la durée du 78-tours à 9 minutes.

qui plus est le disque beaucoup plus durable. La vinylite restera, avec diverses améliorations au cours des années, la matière de base du disque jusqu'à l'avènement du compact.

B/ La « bataille des vitesses » et le retard d'EMI

Cette course à l'excellence technique, bientôt surnommée la « bataille des vitesses », poussa également RCA-Victor à tenter d'imposer son propre microsillon184. Elle expérimenta au même moment un disque vinyle de 18 centimètres qui tournait à 45 tours par minute, avec une qualité sonore accrue mais un temps d'écoute guère plus élevé que le 78-tours (cinq minutes). Constatant la supériorité commerciale du 33-tours, RCA se rallie au bout d'un an au nouveau standard, mais son travail sur le 45-tours n'aura pas été inutile puisque quelques années plus tard, celui-ci deviendra le format idéal pour véhiculer les tubes mondiaux qui serviront de locomotives commerciales aux albums 33-tours.

L'évidente supériorité américaine en matière d'enregistrement poussa les concurrents européens à suivre les tendances du marché : alors que CBS offrit gratuitement le brevet du 33-tours à toutes les compagnies nées aux États-Unis après la guerre, Decca et la plupart des sociétés européennes adoptèrent elles aussi rapidement le 33-tours et se firent un devoir de réenregistrer leur catalogue, à l'exception notable d'EMI qui, en raison de son ancienneté, continuait de croire que le LP ne constituait en rien le futur de la technologie. EMI résista quatre ans, réticente à l'idée de convertir son important catalogue de 78-tours qui représentaient toujours en 1956 40% des chiffres du marché 185 . En 1950, lors d'un communiqué de presse, Ernest Fisk annonce sa volonté de produire des 78-tours « to meet the needs of the millions of gramophones already in use throughout the world »186. EMI finit malgré tout par céder en octobre 1952, deux ans après sa rivale Decca, sous la pression de la concurrence des nouvelles compagnies. Elle commercialise également ses 45-tours la même année. Les erreurs d'EMI lui coûtèrent chères : 1952 marque aussi la fin du contrat de distribution entre EMI et CBS-Columbia, qui trouva un nouvel allié européen chez Philips187. Un an après, c'est au tour de RCA-Victor de mettre un terme à la coopération avec la célèbre firme anglaise188. Non seulement EMI perdit l'accès au répertoire de musique américaine,

184 N'oublions pas le leadership qu'elle avait acquis au moment où elle fut la première à sortir des enregistrements électriques.

185 À titre comparatif, aux États-Unis et en France, ces chiffres tombèrent aux alentours de 5%. PANDIT, S. A., op. cit., p. 72.

186 SOUTHALL, Brian, op. cit., p. ?

187 Dernier venu dans la cour des grands, le néerlandais Philips crée en 1950 sa filiale Philips Phonographic Industries comme complément de sa fabrication de matériel de lecture.

188 Il faut néanmoins attendre 1956/1957 pour que les ventes ne soient stoppées en intégralité.

toujours plus important, mais en outre elle n'avait plus de partenaire pour le commerce de disques de musique classique aux États-Unis.

C/ Bande magnétique et stéréophonie

La seconde grande innovation de l'après guerre en matière d'enregistrement sonore fut la bande magnétique, bien qu'au départ ignorée par l'industrie phonographique. L'enregistrement magnétique fut réalisé pour la première fois en 1898 par le Danois Valdemar Poulsen. Son « télégraphone » utilisait un fil d'acier comme support magnétique ; par la suite, les supports évoluèrent : on utilisa un ruban d'acier, puis une bande magnétique sur support de papier (brevetée en 1928 par Fritz Pfleumer) et, vers 1932, sur support de plastique. Là encore, la suite de l'Histoire n'est pas anglaise mais allemande cette fois ci, dans un contexte faisant de l'enregistrement électromagnétique, et par extension du magnetophon commercialisé par la firme AEG-Telefunken, un procédé destiné pendant la Seconde guerre mondiale à être utilisé secrètement dans les studios de radio (et notamment afin servir la propagande nazie). Déjà, en termes de qualité sonore, celle-ci pouvait largement être comparable à celle du disque, d'autant plus qu'elle ne se dégradait que très peu même après plusieurs écoutes, avec qui plus est un temps d'enregistrement pouvant être étendu à plusieurs heures. L'innovation allemande fut ensuite transformée en produit commercial grâce à la 3M Company (Minnesota Mining and Manufacturing Company), dont les ingénieurs trouvèrent une solution pour améliorer le confort d'utilisation des lecteurs de cassettes antérieurs. Ils développèrent un ruban magnétique de haute qualité, qu'ils vendirent sous le nom de « Scotch » (avec une vitesse standard de 19 centimètres par seconde). Dès 1948, la société Ampex lance sur le marché américain le premier magnétophone. Même si EMI joua un rôle clé dans le développement de l'enregistrement magnétique et surtout dans la vente d'enregistreurs destinés aux professionnels comme aux consommateurs, les majors dans leur ensemble continuèrent à rejeter l'innovation de la bande magnétique, préférant se centrer sur le microsillon. Les raisons de cette négligence seront évoquées par la suite.

Enfin, la stéréophonie, dernière innovation majeure, remédiait à une autre importante déficience de la musique enregistrée de la première moitié du XXe siècle : le manque de relief

spatial. En effet, un orchestre entier déployé sur la largeur de la scène était restitué en un seul point de l'espace par le haut-parleur (v. infra), d'où une certaine confusion sonore. On se souvient du physicien anglais Alan Blumlein et de son rôle dans le développement du radar ; en 1931, il fait breveter pour la première fois un disque stéréophonique dont EMI fit quelques essais sans suite en 1933. En 1940, le public put expérimenter au cinéma la répartition spatiale des sons avec Fantasia de Disney et en 1956, EMI et RCA-Victor proposèrent sans succès des enregistrements « stéréophoniques » sur bande magnétique. Une forme d'enregistrement stéréophonique de Sir Thomas Beecham dirigeant la Symphonie n° 41 de Mozart, dite Jupiter189, fut réalisée en 1934 mais ce n'est qu'en septembre 1958 que la stéréophonie s'imposa avec les premiers disques vinyles stéréo commerciaux lancés aux États-Unis par Audio Fidelity Records et en Angleterre par Pye et Decca. La stéréophonie se généralise en 1960 en radio diffusion. Par rapport à la monophonie, elle procurait une sensation d'espace et de légèreté, restituant l'espace physique y compris en largeur (ce qui n'était pas le cas de la monophonie), elle « instaurait une nouvelle façon d'écouter la musique, analytique, grâce à la possibilité de discerner les contours mélodiques et la texture harmonique, y compris dans le cas d'un instrument solo comme le piano. La stéréophonie crée une illusion d'espace sonore en jouant sur la physiologie auditive de la même façon que la perspective en dessin crée une illusion d'espace visuel »190.

Figure 16

189 Idem, p. 75.

190 HAINS, Jacques, op. cit., pp. 921-922.

Figure 17

Tiré de : HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au disque compact » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, pp. 912/922.

Dopée par l'innovation technologique, l'industrie musicale en Grande-Bretagne dispose désormais de tout un arsenal de moyens pour aborder un marché du disque qui double entre 1949 et 1954, première véritable phase de croissance depuis la crise de 1929. De plus, alors que jusque dans les années 1950, l'industrie se développait dans le cadre d'une intégration entre le « hard » (fabrication de matériel de lecture) et le « soft » (production de musique enregistrée), une fois le microsillon imposé, la croissance de cette industrie ne justifie plus une liaison étroite entre ces deux domaines d'activités qui, désormais, se développent selon

leur logique propre, celle de l'électronique dans un cas et de la communication dans l'autre191. Ce changement de statut et de position a son importance pour comprendre le fonctionnement et la prise de décision dans les majors. Jusqu'à l'avènement du compact, le microsillon allait rester l'unique support dominant en matière de musique (en parallèle néanmoins du 45-tours), ce qui permet dès lors aux entrepreneurs de se focaliser sur le contenu des musiques à offrir aux consommateurs, contenu lui-même bouleverser par l'introduction des nouvelles technologies.

III/ La place prise par les nouvelles technologies : un prolongement des sources sonores

Une fois le panorama dressé des différentes innovations, il apparaît nécessaire de comprendre en quoi elles ont pris une place nouvelle au sein de l'interprétation instrumentale, au point de bouleverser les façons de faire de la musique. Microsillon et bande magnétique furent deux innovations de taille à partir desquelles on recueillit des sons captés par le microphone, eux-mêmes parfois transformés par l'amplification de certains instruments, puis travaillés à l'aide des techniques de studio (v. partie consacrée). Toutes ces musiques et expériences furent englobées sous l'appellation de musique électroacoustique, le terme renvoyant à la pratique de réception des auditeurs la plus usuelle : par l'intermédiaire de haut-parleurs192. Dans cette partie, j'ai choisi précisément de m'attarder un moment sur la façon dont le disque et la bande se sont constitués comme de véritables médias électroacoustiques investis par les firmes, prolongeant la performance vocale/instrumentale, même si les répercussions sur l'industrie musicale se mesurent sur le long terme. À ce sujet, j'ai choisi volontairement de donner ici les clés nécessaires pour comprendre la suite logique de mon argumentation ; l'éloignement de mon sujet initial et du cadre géographique anglais ne doit pas laisser croire un quelconque égarement car cet aspect me paraît à mes yeux nécessaire si l'on souhaite mesurer jusqu'à quel point l'innovation technique, et de façon nette avec l'arrivée du 33-tours, a pu être mise à profit dans la façon de concevoir la musique193. Ce n'est réellement qu'ici qu'on peut parler d'« artification des dispositifs techniques ».

191 FARCHY, Joëlle, La fin de l'exception culturelle?, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Communication », p. 41.

192 Attention cependant aux nuances : il existe en réalité deux formes distincte de musique électroacoustique, l'une « instrumentale », pour laquelle l'appareillage est un prolongement ou un partenaire de l'instrument ou de la voix, l'autre élaborée entièrement en studio, sur support. DELALANDE, François, Le son des musiques : entre technologie et esthétique, Paris, Buchet/Chastel, INA, coll. « Bibliothèque de Recherche Musicale », 2001, p. 37.

193 N'oublions pas qui plus est l'aspect globalisant de l'étude que j'évoque dans l'introduction.

A/ L'interaction entre contenu musical et support technique

Alors qu'il n'existait, jusqu'en 1948, que deux grandes modalités de création et de transmission, la tradition orale194 et l'écriture, l'électroacoustique constitue cette troisième modalité. Ainsi, c'est avec le venue du LP, qui connaîtra son apogée esthétique dans les années soixante, qu'est naît la musique dite « concrète » (fondée en 1948195), mais aussi les musiques électroacoustiques et électroniques. De plus, la musique savante (mais également la musique populaire dont nous reparlerons un peu après) fut transformée sous l'impact des technologies, permettant par exemple le réenregistrement d'oeuvres classiques. Une symphonie qui tenait auparavant sur quatre ou cinq 78-tours pouvait désormais entrer dans un seul disque. Tout un pan de la musique baroque et ancienne fut par conséquent réinvesti, dans la suite directe des oeuvres enregistrées par Wanda Landowska pour la Bach Society. Des compositeurs comme Purcell, Vivaldi ou Haendel se sont parfois aussi bien vendus que des artistes de variété, tandis que des formations orchestrales britanniques réputées mondialement ont pu s'épanouir : on peut citer The Academy of Saint-Martin-in-the-Field de Neville Marriner, The English Concert de Trevor Pinnock, The Academy of Ancient Music de Christopher Hogwood, The New London Consort196. Car si le cylindre et le 78-tours n'ont certes pas empêché à la musique classique d'être commercialisée, le microsillon est une rupture fondamentale : la bande passante augmente brutalement d'une octave et demie, la dynamique de 15dB, la distorsion est divisée par 3,5, sans compter l'augmentation de la durée des faces197. On permet dès lors un niveau d'exigence supérieur, ce dont parle l'ouvrage d'Elisabeth Schwarzkopf, La Voix de mon maître, Walter Legge. Le producteur de disque anglais dont nous reparlerons, qui deviendra par ailleurs son mari, demande la perfection de l'interprétation, en même temps qu'il fournit les moyens techniques de s'en approcher. Le même Legge produit également en 1949 le premier disque du contre-ténor Alfred Deller198.

194 Comme nous l'avons vu à la fin de notre premier chapitre de la première partie, la « musique de tradition orale » désigne un système de production de conservation et de transmission comparable et opposable. Tradition orale signifie souvent anonymat des auteurs, expansion relativement lente du répertoire, transmission par l'exemple souvent sous une forme simplifiée que les musiciens s'approprient ensuite en l'ornant à leur manière, avec une part plus ou moins grande d'improvisation, etc.

195 Musique créée directement sur support de fixation. Elle e été créée et conceptualisée comme telle sous ce nom par Pierre Schaeffer.

196 LEMONNIER, Bertrand, op. cit., p. 195.

197 DELALANDE, François, op. cit., p. 57.

198 On pourrait encore citer le Concentus Musicus, fondé par Nikolaus Harnoncourt en 1953, dont les enregistrements témoignent de la nouvelle dynamique du microsillon, qui donne un nouvel intérêt aux harmoniques, aux résonances, à l'espace, etc.

Le LP permet donc d'écouter de longues oeuvres sans interruptions, avantage considérable pour la musique classique, mais aussi pour le jazz199 : désormais, les musiciens vont pouvoir lors des séances de studio improviser au-delà des quatre minutes réglementaires qui bridaient leur inspiration. En fixant sur le disque l'improvisation qui caractérisait le plus la musique jazz, l'improvisation devenait création. Le disque (avec le magnétophone) aura donc permis la singularité du jeu, fortement valorisée par le jazz, et donné à la « performance » le statut d'une création ; « il aura contribué à la définition des éléments de forme et à l'éclosion du jazz en tant que genre »200. Cependant, les machines de studio n'ont pas (ou peu) été utilisées comme artifice de composition. Même si le multipiste et le re-recording (un seul musicien enregistrant successivement plusieurs parties) sont quelquefois utilisés, la spontanéité reste une valeur centrale au jazz.

Si on prend le cas de la musique populaire, ces dernières sont en plus grande majorité concernées par la technologie puisque des genres musicaux tels que le rock ou la pop utilisent des dispositifs techniques vecteurs de l'interprétation 201 comme : la guitare et autres instruments amplifiés, qui constituent de nouvelles sources sonores, les réverbérations, les boîtes à rythme, filtres et delays, etc. dans le rock. Quant à la pop, elle est, comme on le verra après, un pur produit de studio. Or, ce sont véritablement ces techniques qui donnent aux musiques électriques leurs caractéristiques. Le terme de « musique électroacoustique » se définit dans ce cas précis d'une façon très large puisqu'il englobe au minimum toutes les musiques réalisées en studio ou avec des ordinateurs, des synthétiseurs, des échantillonneurs, etc., à condition bien sûr qu'elles soient diffusées exclusivement par haut-parleurs202.

B/ Les signes avant-coureurs d'une future révolution musicale et structurelle

Si on continue sur le registre de la musique populaire, la bande magnétique, en complémentarité du 45-tours et de la radio, transforma elle aussi l'art de l'enregistrement. Elle allait jusqu'à constituer un des facteurs principaux de l'explosion du rock aux États-Unis203,

199 Cf. COTRO, Vincent, « Jazz : les enjeux du support enregistré » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), Révolutions industrielles de la musique, Paris, Fayard, Cahiers de médiologie / IRCAM, n° 18, 2004, 228 p.

200 Ibid., p. 53.

201 Il est important de préciser que dans la musique classique, le compositeur est présenté comme le maillon essentiel tandis que dans les musiques populaires, l'accent est plutôt mis sur le performer. À ce titre, il est logique que les techniques interviennent de façon plus systématique puisque ces dernières intensifient, amplifient la performance.

202 DELALANDE, François, « Le paradigme électroacoustique » in NATTIEZ, Jean-Jacques, op. cit., p. 543.

203 Comme le montre Richard Peterson, ce n'est pas uniquement sous le talent d'un Elvis Presley, ni sous l'effet d'une demande des enfants du baby-boom (ils avaient alors à peine 10 ans) que le rock est né en 1955, mais bien plutôt parce qu'une conjonction technologique, précisément un mariage du disque, de la bande magnétique et de

qui intervient dans le milieu des années cinquante, par des signes avant coureurs que l'industrie du disque n'a pas su apercevoir. J'ai choisi ici encore à titre exceptionnel de d'abord prendre en compte le modèle étasunien204 afin d'aborder avec précision la fusion radicale qui s'est opérée entre l'innovation technologique et les mutations de l'industrie musicale, phénomène moins évident dans le cas anglais pour des raisons qu'il convient d'expliquer. De plus, l'émergence du rock, comme le jazz quelques années auparavant, fut une rupture majeure dans l'histoire de la musique au XXe siècle parce qu'elle constitua un nouveau paradigme205. Un paradigme est un changement radical dans un système établi de normes et de valeurs. Il se caractérise par l'intégration de « routines » 206 qui vont déterminer le système de production, de distribution et de réception et, à la différence d'une vision traditionnelle sur l'innovation, le paradigme ne se limite pas à de simples innovations techniques. Le changement intervient dans un paradigme lorsqu'un nouveau système en conteste l'ancien. Au départ marginaux, les acteurs de ce changement provoquent un renversement à partir du moment où l'ancien système n'est plus en mesure de contrôler les mécanismes qui déstabilisent les routines établies. En l'occurrence, si le rock est au départ ignoré par les majors, ce n'est pas uniquement pour des raisons esthétiques mais bien parce que les normes du paradigme étaient dépassées, sans forcément que les acteurs ne disposent de la clairvoyance nécessaire pour s'en rendre compte à temps. Quatre phases peuvent être distinguées dans la construction d'un paradigme :

la radio (la FFC - Federal Communications Commission - décide d'attribuer au niveau local les ondes radiophoniques), a permis cette éclosion. PETERSON, Richard A., « Mais pourquoi donc en 1955 ? Comment expliquer la naissance du rock » in MIGNON, Patrick, HENNION, Antoine (Dir.), Rock : de l'histoire au mythe, Paris, Anthropos, coll. « Vibrations », 1991, p. 20.

204 Pour une étude plus approfondie de l'histoire de la musique populaire enregistrée aux États-Unis, je renvoie à : PETERSON, Richard A., BERGER, David G., « Cycles in symbol production : the case of popular music » (1975). Les deux auteurs distinguèrent une succession de cinq phases entre 1948 et 1973.

205 Il s'agit de l'un des plus importants mais ce ne fut en aucun cas le premier : par exemple, le début de notre période, l'entre-deux-guerres, correspond à un moment où le phonographe et le disque entrent dans une période de construction d'un nouveau paradigme au regard du précédent, à un moment où l'écrit et la partition dominaient encore au sein des pratiques musicales.

206 Je renvoie ici à la thèse de Corinne Tanguy : Apprentissage et innovation : le phénomène des routines (1996).

Figure 18

Nouveauté ignorée

Confrontation
des systèmes
ancien/nouveau

Nouveauté combattue

Nouveauté acceptée

D'après TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 211.

Concrètement, rappelons-nous de la cassette Scotch, mise au point par la 3M. Cette invention primordiale fut rapidement accaparée par les stations de radio américaines car elle leur permettait de préenregistrer leur programme. Autant les majors rejetèrent l'usage de la cassette magnétique, craignant que les consommateurs ne se servent des bandes les moins onéreuses pour enregistrer directement à partir des émissions de radio, autant elles en profitèrent également pour freiner la diffusion de la nouvelle technologie en refusant d'utiliser dans leurs propres studios la bande magnétique comme procédé d'enregistrement. À l'inverse, les petites compagnies tenaient ici une opportunité pour enregistrer leur répertoire sur cassette et ainsi l'offrir dans cette forme aux stations de radios 207. La nouvelle technologie a l'avantage de réduire les coûts de dépense nécessaires à la construction d'un studio d'enregistrement car le magnétophone est léger, pratique et peu coûteux comparé à un appareil de lecture sur disque ; le ruban magnétique, efficace et réutilisable à volonté, est un support économique. Entre 1947 et 1949, son usage se généralisa dans les studios professionnels, libérant l'enregistrement de la linéarité temporelle à laquelle il était assujetti et lui apportant beaucoup de souplesse208. Quant aux 45-tours, légers et plus résistants, ils étaient le plus souvent envoyés par la poste aux stations de radio, via l'intermédiaire de petites marques, et pouvaient être écoutés facilement par le public sur les juke-box qui, à partir du début des années cinquante, s'adaptent facilement aux différents formats du disque. Par conséquent, le nombre de petits labels indépendants explose pour les seuls États-Unis, passant

207 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 93. Le magnétophone est utilisé pour la radiodiffusion à la BBC en 1932.

208 Parmi les nombreux avantages du ruban magnétique : la longue durée des prises, une écoute immédiate, une copie immédiate, une opération sur le son, le montage, le mixage et l'enregistrement multipiste. Pour plus de précisions, consulter HAINS, Jacques, op. cit., pp. 918-919. De même, si la bande magnétique a conquis les studios d'enregistrement, il faut cependant attendre le système Philips, présenté en 1963 à Berlin, qui permet de miniaturiser l'équipement, enfermer bobines et rubans dans un boîtier ou une cassette.

de 11 à 200 sociétés entre 1949 et 1954209. Ces nouveaux venus, à l'image par exemple des labels Motown ou Stax, firent souvent oeuvre de pionniers en explorant des créneaux délaissés par les grosses sociétés qui, elles, se cantonnaient dans le répertoire standard.

C'est cette conjonction entre différents facteurs et acteurs qui a ainsi permis l'émergence d'une constellation de possibilités nouvelles nécessaires à l'explosion des labels indépendants et à la modification des réseaux de distribution. À l'inverse, la situation est différente en Angleterre ; non pas que les inventions de l'après-guerre furent négligées, au contraire, la radiodiffusion y est ici beaucoup plus réglementée et on assiste à une coopération entre les grandes firmes et petites stations. En bref, les routines établies sont mieux à même de faire face à l'émergence du nouveau paradigme venu des États-Unis. À titre comparatif, si les industries américaines atteignent leur plus bas niveau de concentration au début des années soixante, il n'existe en Grande-Bretagne que quatre labels d'importance nationale à côté des leaders du marché que sont Decca et EMI : Pye, Oriole, Ember et Top Rank, alors qu'aux États-Unis l'explosion des petits labels fait doubler les ventes entre 1954 et 1959.

Conclusion du chapitre :

Ainsi, à la fin des années cinquante, avec le microsillon, le ruban magnétique et la stéréophonie, l'enregistrement arrive réellement à maturité et le disque devient un concurrent du concert. Alors que depuis l'entre-deux-guerres, les interprètes étaient déjà des stars quand ils enregistraient sur des disques en raison de la promotion par le concert, ce n'est désormais plus forcément la règle. De plus, parce que la musique fixée sur le disque est faite « en différé », en prenant son temps et sans se priver des artifices du montage, on peut désormais espérer pour l'époque une recherche obsessive de la perfection sonore, avec comme objectif une qualité de reproduction telle que le son enregistré ne puisse être distingué du son réel210. En bref, la place faite à l'écoute y est de plus en plus déterminante.

Par conséquent, si l'on souhaite s'attarder sur une réflexion plus aboutie, la notion de paradigme tel que Thomas S. Kuhn211 nous la définie à propos de l'histoire des sciences explicite notre propos. Ce dernier décrit dans ce domaine l'articulation d'un ensemble d'éléments hétérogènes, et examine en particulier comment un faisceau de contraintes,

209 Idem, p. 919.

210 Ibid, p. 916.

211 Cf. KUHN, Thomas S., La structure des révolutions scientifiques (1962).

techniques, matérielles et sociales peut avoir une incidence sur des contenus. François Delalande note l'aisance d'un rapprochement entre sciences et musique :

« D'un point de vue très général, le cas des paradigmes technologiques en musique n'est pas fondamentalement différent [de celui des sciences] : des techniques (par exemple l'écriture et l'exécution instrumentale d'un côté, les techniques électroacoustiques de l'autre), des canaux de diffusion (maisons d'édition, organisations de concerts, ou bien sociétés de production de disques, chaînes de radio), des rôles sociaux (chefs, professeurs, théoriciens, ou responsables de centres de recherches, directeurs artistiques de maisons de disques, etc.) : le technique, le social et le proprement musical ont partie liée. »212

Ce sont ces bouleversements internes à l'industrie du disque, amorcés à toute fin de ce chapitre, que je vais tenter développer dans les parties suivantes.

95

212 DELALANDE, François, Le son des musiques : entre technologie et esthétique, op. cit., pp. 42-43.

CHAPITRE 5 : NOUVEAUX ACTEURS / NOUVEAUX FORMATS DE
LA VIE MUSICALE : ÉTUDE DES MODALITÉS D'ADAPTATION

L'évolution des technologies de l'enregistrement a eu des répercussions sociales autant qu'esthétiques. Parce que le fait d'enregistrer un disque devenait une opération de plus en plus complexe, ce phénomène s'accompagne d'une spécialisation musicale des professionnels du disque, constituant une première catégorie d'acteurs auxquels se rajoutent une catégorie d'auditeurs qui, en plus de s'élargir davantage dans un contexte de reconstruction sociale, va de plus en plus prendre en compte la jeunesse dont le potentiel à consommer s'exprime en raison d'un pouvoir d'achat élevé. Face à une demande qui se diversifie en s'élargissant, la circulation de l'information devient incontournable car il faut se tenir informé d'une production croissante et acquérir des outils de discernement dans cette offre toujours plus variée, en distinguant les régimes de production entre répertoire « artistique » et répertoire de divertissement. L'innovation technologique complexifia ses échanges et nécessita la constitution de réseaux, toujours dans un dialogue permanent entre les majors du disque, l'univers phonographique professionnel et les consommateurs.

I/ L'interdépendance des formats d'écoute et des catalogues musicaux

L'innovation majeure que fut l'allongement des durées d'enregistrement sur disque est intervenue à un moment où l'émergence d'un marché de masse dans l'industrie du disque a permis aux firmes présentes sur le marché au début des années cinquante (EMI pour la Grande-Bretagne mais aussi CBS, RCA, Warner, Philips), de se développer rapidement et

d'assoir leur suprématie213. L'année 1952, on s'en souvient, fut un coup de massue pour les firmes du disque en Angleterre après la rupture des accords engagés jusqu'ici avec les États-Unis. En même temps, ce fut cette année qu'on trouva un accord sur les brevets et que s'engagea une spécialisation des formats en fonction des genres. L'étiquetage du disque fut un critère déterminant pour une firme qui souhaitait catégoriser ses ventes en privilégiant certains genres musicaux. À titre exemplaire, le jazz, qui s'était imposé grâce au 78-tours, fut délaissé par la firme Victor, mais repris par Columbia. De même, malgré la supériorité technique du 45-tours sur le 33-tours, c'est ce dernier qui s'impose commercialement puisqu'en raison de sa capacité de stockage plus élevée, il convenait plus au répertoire classique et jazz qui existait déjà. Par conséquent, le rock des années cinquante s'imposa par le 45-tours, faisant de l'invention de RCA, qui lui avait coûtée cinq millions de dollars, un véritable coup marketing. Les distinctions de genre sont donc au coeur du fonctionnement des directions artistiques du disque.

A/ Le renouveau du catalogue musical

À partir du moment où un nouveau format (33-tours/45-tours) devenait la norme en vigueur, et ne permettait plus dès lors d'engendrer des profits auprès des industries qui l'avaient introduit, c'est un second élément primordial, le catalogue de musique, qui devient la condition nécessaire pour relancer le marché et l'essor de la demande. Faute de pouvoir procéder à des études de marché pour déterminer à coup sûr les productions qui se vendront le mieux devant l'hétérogénéité du public, l'éditeur de musique est conduit à proposer un catalogue de disques (mais aussi de genres) suffisamment fourni pour que des compensations puissent s'effectuer entre les ventes à succès et les échecs. Les perspectives de profit sont établies sur l'ensemble de la production et non sur le résultat escompté de tel ou tel titre. C'est un moyen essentiel pour maîtriser le caractère incertain des valeurs d'usages culturelles214. Qui plus est, la question des genres est un moyen supplémentaire de construire « un système d'orientations, d'attentes et de conventions qui circulent entre l'industrie, le texte lui-même et le sujet récepteur »215, comme le montre l'analyste de film S. Neale. Le genre permet ainsi, grâce à un système de reconnaissance stylistique basé sur des critères bien définis, un échange

213 La seule firme apparue tardivement dans l'industrie phonographique qui ait par la suite acquis une envergure mondiale est Virgin, créée par Richard Branson en 1973 puis rachetée par EMI en 1993.

214 HUET, Armel, et al., Capitalisme et industries culturelles, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1978, p. 26.

215 TOYNBEE, Jason, Making popular music (2000) cité dans WARNER, Simon, « Genre et esthétique dans les musiques populaires » in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), Stéréo : sociologie comparée des musiques populaires : France/G.-B., Paris, Irma éditions, Puceul, Mélanie Séteun, coll. « Musique et société », 2008, p. 179.

entre le créateur et le consommateur ; par exemple, celui qui va acheter un disque de musique pop va s'attendre à retrouver des critères de distinction que l'industrie lui a indirectement appris. Même si en réalité, cette vision est soumise aux débats216, elle est néanmoins essentielle pour comprendre l'importance du fonctionnement du marché de la musique.

L'importance de ce marché, et notamment celui de la musique populaire, le remplaçant

d'Alexander Aikman depuis décembre 1954 en tant que directeur d'EMI, Joseph (plus tard

Sir Joseph) Lockwood, l'a bien compris. Figure majeure de l'histoire post-Seconde guerre mondiale de la firme anglaise, sa tâche principale fut de sortir la firme anglaise de l'état de crise alarmant dans laquelle elle était tombée au début des années cinquante, payant cher ses réticences du début vis-à-vis du microsillon, d'autant plus que son organisation en départements alourdissait les démarches plus qu'elle ne les facilitait. Les évocations de Lockwood à l'égard de ses prédécesseurs sont

claires : « You can forget about them and they should not be mentioned in the history of

EMI. »217 Afin de maintenir l'entreprise à flot, sa première tâche fut de trouver les fonds

nécessaires, décision qui le poussa à un emprunt de deux millions de livres. De plus, il insista

pour que les grands magasins HMV puissent vendre les enregistrements réalisés par les autres

compagnies, en brisant l'exclusivité de la franchise218.

Suite aux ruptures de CBS/Victor en 1952/1953 (même si en réalité les ventes ne s'arrêtent définitivement qu'en décembre 1956 pour CBS et en mai 1957 pour Victor219), et afin de pouvoir faire face au marché américain, des tractations sont engagées. Un accord était déjà conclu en 1948 avec EMI et la Division disque de la compagnie MGM, s'occupant de la musique populaire. Les discussions pour commercialiser le répertoire classique d'EMI en Amérique du Nord aboutissent en 1953 à la création d'Electric & Musical Industries (US) Limited. Comme EMI n'a plus le droit de la marque HMV aux États-Unis et au Canada - elle a été donné à son ancien partenaire RCA Victor - les disques sont dès lors commercialisés sous la marque Angel Records220, lui faisant gagner 6% sur le marché du disque classique

216 Cf. les débats liés à l'École de Francfort.

217 SOUTHALL, Brian, The Rise & Fall of EMI Records, Londres, Omnibus Press, 2009, p. ?

218 Idem, p. ?.

219 Le Traité de Rome la même année met également fin à l'accord entre CBS et Philips.

220 PANDIT, S. A., From making to music : the history of Thorn EMI, Londres, Hodder & Stoughton, 1996, pp. 73-74.

américain221. Cependant, là où aux États-Unis les nouveaux styles musicaux, et notamment le rock and roll, révolutionnent l'industrie phonographique en décloisonnant les petits labels, les majors confirment leur domination sur leur marché anglais en se focalisant sur le répertoire plus « sûr » du classique et de l'opéra, apportant en règle générale la plus importante source de revenus pour les compagnies européennes jusqu'aux années soixante. D'ailleurs, c'est dans le secteur du classique que la compétition s'accélère le plus. Le déclin d'EMI sur ce terrain222 profita à ses plus directs concurrents comme la Deutsche Grammophon et surtout Decca-UK qui se centre alors sur un répertoire plus classique, alors qu'avant la guerre elle était spécialisée dans la musique de divertissement. Elle signe des contrats exclusifs avec l'Orchestre symphonique de Londres, la Philharmonique de Vienne (qui passe d'EMI à Decca en 1949), l'Orchestre royal de Concertgebouw d'Amsterdam, l'Orchestre du Conservatoire de Paris, l'Orchestre de l'Académie nationale Sainte-Cécile, l'Orchestre de la Tonhalle de Zurich et l'Orchestre de la Suisse romande. Elle s'assure également des contrats avec les chefs les plus réputés comme Ernest Ansermet, Karl Böhm, Hermann Scherchen, Georg Solti, George Szell, Hans Knappertsbusch, Clemens Krauss ou encore Leo Blech, mais aussi avec des stars de l'opéra comme Kirsten Flagstad, Wolfgang Windgassen, Hans Hotter, Joan Sutherland, Renata Tebaldi, Hilde Gülden et Mario del Monaco 223. Enfin, en 1950, Decca-UK et l'Allemande Telefunken fondent ensemble Teldec, en majorité un label classique qui prit sous son aile une large part du répertoire de Decca-UK.

B/ Le resserrement des liens entre Grande-Bretagne et États-Unis

Malgré tout, bien qu'en termes de chiffres le secteur du classique progresse, grâce notamment aux talents de compositeurs comme Michael Tippett, Vaughan Williams et surtout Benjamin Britten (Peter Grimes demeure son oeuvre la plus célèbre), il perd néanmoins des parts du marché en comparaison de la musique rock, venue d'outre-Atlantique. Les majors anglaises vont devoir réagir face à ces nouvelles tendances. Avec le label Polydor, c'est la firme EMI qui fut l'une des premières en Europe à pénétrer le marché grandissant de la musique rock américaine224. Des accords de distribution sont dans un premier temps établis avec des firmes américaines à partir du milieu des années cinquante ; des sous-labels d'EMI furent chargés de diffuser les disques importés d'Amérique : par exemple, ceux du label

221 SOUTHALL, Brian, op. cit., p. ?

222 N'oublions pas qu'EMI signa en 1940 avec des musiciens aussi prestigieux que Herbert von Karajan, Otto Klemperer, Rudolf Kempe et Elizabeth Schwarzkopf.

223 TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 111.

224 Aux États-Unis, c'est RCA qui prend l'avance sur sa concurrente CBS en préparant la vague rock and roll et en signant Elvis Presley à l'automne 1955.

ABC-Paramount passent pas l'intermédiaire de l'Anglaise HMV, Atlantic et Chess via la Columbia, King, Roulette et Gee vie Parlophone. Decca, après avoir enregistré de nombreuses vedettes du jazz dans les années trente et quarante (Louis Armstrong, Count Basie, Ella Fitzgerald), continue également à nouer des liens avec sa soeur américaine (Decca-US). Cette dernière signe en 1953 Bill Haley and his Comets qui enregistra de nombreux hits dont les plus célèbres sont « Rock Around the Clock » et « Shake, Rattle and Roll ». Elle crée également en 1949 le label London American qui lui permet d'atteindre les productions étatsuniennes de labels plus « indépendants » comme Atlantic, Big Top, Cadence, Chess, Hi, Imperial, Monument, Philles, Specialty, Sun, etc. Enfin, afin de permettre une ouverture du marché européen plus large encore, la firme néerlandaise Philips distribue tous les enregistrements de Columbia-CBS en Europe225. Bien avant que l'Angleterre, dans un mouvement inverse, ne se fasse les pourvoyeurs des Beatles aux États-Unis, « these distribution agreements with U.S. labels resulted in the fact between 1952 and 1962 charts in the U.K. closely mirrored the Billboard charts in the U.S. »226.

Ainsi, durant les années cinquante, ce sont bel et bien depuis les États-Unis que naissent les innovations musicales. Qui plus est, la musique rock de Chuck Berry, Little Richard et Buddy Holly rencontre un grand succès en Angleterre à tel point qu'à partir du milieu des années cinquante, les compagnies américaines créèrent des filiales directement en Europe : c'est le cas de RCA en 1957 qui met fin à des années d'association avec EMI. Cet évènement majeur poussa Lockwood à s'implanter directement en Amérique par le rachat en 1955 de la firme Capitol pour la somme de 8,5 millions de dollars. Cette dernière fut fondée à Los Angeles en 1942 par le chanteur et parolier Johnny Mercer,

le vendeur de disques Glenn Wallich et le membre de la

Paramount Pictures Buddy DeSilva. La firme y intègre

Angel Records, qu'elle avait contribué à lancer sur le

territoire américain en 1953 pour commercialiser ses

enregistrements classiques, en même temps que l'Electric & Musical Industries Limited. Comme beaucoup de firmes américaines indépendantes pour l'époque, Capitol exploita avec succès un répertoire délaissé par les majors, et pour l'essentiel centré sur des musiques

225 Idem, p. 114.

226 Ibid., p. 114.

« noires »227. Afin de surfer sur le succès des musiques soul, EMI conclue également un accord avec la Tamla Motown de Detroit, lui autorisant à distribuer à l'extérieur des États-Unis une impressionnante liste d'artistes : Marvin Gaye, Stevie Wonder, Diana Ross and the Supremes, les Jackson 5, les Temptations ou encore Smokey Robinson228. Par la suite, Capitol signa des contrats avec des stars comme Frank Sinatra, Dean Martin, Gene Vincent, Nat King Cole, Peggy Lee, Les Paul ou encore Stan Kenton, à tel point qu'en 1955, Capitol était devenue le troisième plus gros label aux États-Unis. Véritable véhicule marketing pour les titres d'EMI aux États-Unis, elle généra auprès de sa nouvelle maison mère 35 millions de dollars229 ! Succès qui se confirma par le biais des Beach Boys dont le premier album, Surfin' Safari, sorti en 1962, lança un nouveau genre de musique, la surf music. Malgré tout, la décision de Sinatra de quitter Capitol pour fonder son propre label Reprise Records en 1960 porta un coup dur pour la compagnie qui venait juste de rétablir ses positions en Amérique ; avec un total de 14 albums entrés dans les charts anglais et un succès considérable des deux côtés de l'Atlantique, c'est une banale affaire de royalty qui poussa le crooner à annuler le contrat, au détriment de Lockwood : « I told Wallich it was a big mistake and if I had had a word with Sinatra I could have solved it in five minutes. »230 Avec le recul, la perte de Sinatra ne fut pas aussi catastrophique puisque le rock allait désormais dominer l'industrie du disque en succédant aux crooners, qualifié par la star en termes peu élogieux, « the most brutal, ugly, degenerate, vicious form of expression it has been my displeasure to here »231. Entre temps, EMI s'était de plus tenu à reconstruire un répertoire qui lui serait propre, avec des musiciens et des artistes locaux. Conséquence directe ou pas de la rupture des accords avec les États-Unis, les chanteurs Shirley Bassey, Alma Cogan, Ruby Murray et le pianiste Russ Conway représentèrent un premier investissement de taille parmi les talents de la musique populaire anglaise. Un quatuor de producteurs constitué de Norman Newell, Norrie Paramor, Wally Ridley et George Martin, travaillant pour les labels HMV, Columbia et Parlophone, furent également chargés de constituer la future pépinière des talents anglais, pouvant rivaliser avec ce que l'Amérique avait de mieux à offrir. Un artiste américain, cependant, était au dessus de tous ceux qui aspiraient à faire carrière dans ce domaine, et il fut un temps brièvement lié à EMI. Elvis Presley, bien qu'ayant signé chez RCA en 1955, publie ainsi entre mai 1956 et

227 Par exemple, « Cow Cow Boogie » de la chanteuse Ella Mae Morse et du pianiste Freddie Slack atteint le sommet du Top Ten en 1942. COLEMAN, Mark, Playback : from the Victrola to MP3, 100 years of music, machines and money, Cambridge, Perseus Books Group, coll. « Da Capo Press », 2003, p. 42.

228 http://www.emimusic.com/about/history/1960-1969/

229 PANDIT, S. A., From making to music : the history of Thorn EMI, Londres, Hodder & Stoughton, 1996, p. 74.

230 SOUTHALL, Brian, op. cit., p. ?

231 Idem, p. ?

janvier 1958 quinze singles sur le label turquoise HMV, encore utilisé aux États-Unis pour les sorties américaines. Son premier succès fut le titre « Heartbreak Hotel », envoyé au producteur Wally Ridley qui au départ fut sceptique avant qu'il ne décide finalement de la sortir : « The people at RCA in America told me the singer was going to be an absolute giant so I put it out. »232 La courte association entre EMI et Presley prend fin alors qu'avec des titres comme « Blue Suede Shoes » ou « All Shook Up », il culmine en tête des charts pendant sept semaines à partir de juillet 1957233. RCA décide dès lors de se lancer sur le marché britannique en passant pas Decca, même si elle utilise toujours sa propre étiquette. Un autre nom s'ajoute à la liste des rivaux d'EMI, en plus de la puissante Decca, Pye et Philips. En effet, Decca n'a pas attendu le rachat de Capitol par EMI pour se lancer sur le marché américain. En 1947 est créé London Records afin de distribuer des artistes britanniques puis, en 1962, Decca-US est vendue à la MCA (Music Corporation of America), firme américaine qui, d'un coup, se retrouve avec un catalogue prestigieux, incluant en outre Brunswick et Coral, les deux principales anciennes filiales de Decca-US.

Face à ce revers difficile, et alors que Decca signe la première véritable vedette de rock and roll britannique en septembre 1956, Tommy Steele234, une fusion entre les deux géants anglais est envisagée : « Lewis [président de Decca] and Lockwood were never the best of allies and when the merger was suggested there was the issue of who was to run it. Lockwood's idea was for him to be chairman with Lewis as president, but Lewis refused to do business and the deal faded away. »235 La contre-attaque de Lockwood est directe : en 1957, il fait fusionner Capitol, qui en 1950 avait joint ses forces à la Paramount Pictures, avec l'EMI US Ltd pour ne former qu'une seule compagnie, donnant un poids supplémentaire loin d'être négligeable à EMI aux États-Unis.

II/ La dislocation des professions : du musicien au producteur

Après avoir étudié les nouveaux « formats » de la vie musicale, voyons maintenant les nouveaux « acteurs » nés des mutations de l'industrie musicale et des innovations technologiques. Arrivée à ce stade vers le milieu de notre mémoire, il est également temps de faire un bilan des mutations de l'enregistrement avant d'aborder cette partie. Alors qu'au début du XXe siècle, on gravait un 78-tours en cinq minutes, la réalisation d'un disque est

232 Ibid., p. ?

233 http://elvisthebestofbritish.co.uk/#/sample-chapter/attachment/allshookup/

234 Imposé comme « l'Elvis Presley anglais », son succès est considérable jusqu'à la fin des années cinquante.

235 SOUTHALL, Brian, op. cit., p. ?

devenue durant les années cinquante un processus nécessitant plusieurs étapes, semblable à la réalisation d'un film, impliquant une équipe de musiciens et de techniciens travaillant en collaboration (v. annexe 8). Le temps où l'« entrepreneur schumpétérien » réformait seul la routine de la production semble bien éloigné... L'objet matériel du disque en lui-même est sujet à création puisqu'à la différence de la partition, l'interprète dispose désormais d'un support sonore reproductible qui ne fait plus de son acte quelque chose d'éphémère, mais constitue au contraire un véritable objet durable destiné à être exploité, musicalement ou commercialement.

D'un point de vue commercial, à partir du moment où la musique s'implique dans un processus industriel de reproduction et d'élaboration technique, découle alors logiquement une division du travail artistique issue de la hiérarchie du monde industriel, une première chaîne rassemblant les éditeurs, les promoteurs, etc. D'un point de vue musical, alors que j'ai déjà eu l'occasion d'exposer l'idée qu'avec le microsillon naissait une nouvelle technologie de création, intervient dès lors une seconde chaîne de professions chargées de rendre le disque analysable, exploitable, explorable, qui garantissent à l'interprétation - relayée par la prise de son, le montage, la gravure - son statut de création236. Par conséquent, l'organisation professionnelle de la production musicale s'est trouvée profondément modifiée par l'usage des studios et des machines tant l'influence du disque sur les pratiques de production y est conséquente. Une partie future sera consacrée au studio (v. Chapitre 7), qui permet à la fois de pleinement exploiter l'innovation technologique tout en permettant l'unité entre le travail des musiciens et celui des techniciens. À ce sujet, les artistes anglais des années soixante furent à la pointe de l'exploitation de cette véritable « technologie de production », à savoir la musique créée (et non simplement conservée, exécutée ou diffusée) grâce à des moyens électroacoustiques237.

A/ Quelques problématiques essentielles

À travers le processus d'enregistrement, quels sont désormais les liens entre les musiciens et les réalisateurs/producteurs ? Si l'on prend la définition du monde de l'art selon Howard Becker238, pouvant être défini par la façon dont les protagonistes de ce monde accordent (ou pas) de l'importance à certains acteurs au sein de la chaîne de coopération, alors

236 DELALANDE, François, « Le paradigme électroacoustique » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, p. 547.

237 Je renvoi ici à la toute fin du précédent chapitre pour des précisions concernant l'électroacoustique.

238 Cf. BECKER, Howard, Les mondes de l'art (1982).

quelle part de responsabilité échoue à chacun ? On peut dès lors tirer de ces interrogations deux fils conducteurs essentiels ; le premier succède à l'étude de la première phase d'intégration horizontale des firmes que nous avons étudié jusqu'ici, pour se centrer davantage sur un autre aspect inhérent à l'industrie musicale : les structures des organisations qui, par un procédé vertical, tendent non seulement à contrôler les phases de la production mais aussi à distinguer des niveaux de décision par la différenciation fonctionnelle en subdivisions spécialisées : auteurs-compositeurs, interprètes, producteurs, techniciens de studio et promoteurs. Ces acteurs étaient plus ou moins intégrés aux compagnies à travers leurs propres maisons d'édition et divisions A&R (abréviation d'Artists and Repertoire, une division d'un label responsable de la découverte de nouveaux artistes). Le second fil conducteur distingue encore une fois musique classique/musique populaire : si dans le monde de la musique classique, le compositeur est présenté comme le maillon essentiel, dans les musiques populaires, l'accent est plutôt mis sur le performer, celui qui se représente au public en tant qu'individu particulier. Interprètes de musique classique ou de musique populaire ne représentent donc pas exactement la même chose mais il existe néanmoins une figure commune : celle du producteur.

La figure du producteur est primordiale puisqu'au final c'est elle qui en majeure partie gère « l'aléatoire socio-musical »239. Pour faire simple, l'importance de sa fonction est directement liée à la gestion du risque artistique qu'elle doit assurée. Avant de s'attarder sur quelques figures majeures de la production en Angleterre, précisons qu'elle fut étudiée par deux chercheurs français, Antoine Hennion et Jean-Pierre Vignolle240. Ces sociologues du disque se sont attardés sur les directeurs artistiques (notamment dans le domaine de la variété), qui incarnent au sein des firmes l'intermédiaire entre les artistes et le public, « en complétant l'analyse économique sectorielle par une approche ethnographique du travail de studio, où musiciens, interprètes et techniciens officient sous la houlette du directeur artistique, ils pensent ainsi pouvoir rendre compte de l'alchimie sociale, de la production mystérieuse de sens que représente la fabrication d'un tube »241. Le travail du directeur artistique/producteur intervient par le biais d'essais et d'innovations successives, en bref l'ajout d'un « je-ne-sais-quoi » qui vise à l'obtention d'un « son » spécifique. Hennion et Vignolle proposent une

239 LANGE, André, Stratégies de la musique, Bruxelles, Pierre Mardaga, coll. « Création & Communication », 1986, p. 94.

240 Cf. HENNION, Antoine, VIGNOLLE, Jean-Pierre, Artisans et industriels du disque : essai sur le mode de production de la musique (1978) ; L'économie du disque en France (1978) ; HENNION, Antoine, Les professionnels du disque : une sociologie des variétés (1981).

241 LANGE, André, op. cit., p. 95.

sociologie de l'intermédiaire, celui qui « construit des mondes en essayant de les mettre en rapport » au travers du directeur artistique qui « représente le public devant le chanteur [et en contrepartie] introduit l'auditeur au sein de l'équipe de production »242. Parce qu'il sert autant sa maison de production que le public, et parce que de son travail, en collaboration avec l'arrangeur et le technicien, va découler en grande partie la qualité « artistique » du produit fini, le directeur artistique/producteur est un personnage clé dans l'industrie du disque, ne serait-ce qu'en raison de l'obligation que lui donne bien souvent sa maison de production pour que l'oeuvre soit en adéquation avec son public ; ainsi, « la communication médiatrice entre public et artistes qu'organise le directeur artistique reste une médiation aliénée, étrangère au public, elle n'est que le résultat de la division du travail musical qu' a entrainé le développement de l'industrie phonographique »243. Dans un contexte certain de contraintes et d'incitations, l'action optimale du producteur va être perçue comme une innovation dans la mesure où il a pu en tirer un potentiel. Malgré tout, son image est parfois occultée pour des raisons diverses : elle peut être voilée par le marketing qui entretient l'image romantique de l'artiste en concert, ou intervenir sur des paramètres spécifiques (qualité de timbre, acoustique, équilibre des intensités) de telle sorte que l'auditeur ne soit pas conditionné vis-à-vis des paramètres traditionnels sur lesquels il porte d'habitude son attention (mélodie, harmonie, rythme, forme et orchestration)244. Prenons néanmoins l'exemple significatif dans un premier temps de trois producteurs anglais pour comprendre leur importance sur le développement de la vie musicale, Fred Gaisberg, Walter Legge et John Culshaw.

B/ Le producteur de musique classique

Le premier, Fred Gaisberg (1873-1951), reste l'archétype du directeur artistique qui, grâce à la naissance de l'enregistrement électrique, est devenu un personnage clé voué à la réalisation de la musique en studio. Quand le premier International Artists Department (IAD) est créé par la Gramophone Company en 1918, Gaisberg,

242 Idem, p. 95.

243 Ibid., p. 95.

244 HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au disque compact » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), op. cit., pp. 923-924.

au côté du manager Sydney Dixon, est nommé impresario de la firme245. À partir des années vingt, où l'enregistrement sur disque est devenu le facteur de plus en plus important d'une carrière musicale réussie (à côté de la performance scénique) sa carrière est lancée et Gaisberg devient le prototype du responsable de la branche A&R. C'est grâce à lui, mais aussi grâce à son assistant, James David Bicknell, que sont conservées aujourd'hui quelques grandes voix du début de l'enregistrement : Fedor Chaliapine, Adelina Patti, Nellie Melba, Emma Calvé, Pol Plançon, Francesco Tamagno, Mattia Battistini, etc. même si les artistes étaient plus recherchés pour leurs voix phonogéniques que pour un réel travail de précision technique et musicale, restrictions techniques oblige.

En revanche, Walter Legge (1906-1979), réalisateur chez EMI depuis 1945, se définissait lui-même comme une sage-femme de la musique : on lui doit 3500 enregistrements d'une grande qualité artistique, notamment le coffret de la Hugo Wolf Society avec en particulier le lied Die Bekehrte chanté par Alexandra Trianti, ou encore l'enregistrement du festival de Bayreuth en 1951. En 1931, il fit adopter le principe de la souscription pour éditer des oeuvres jusque là négligées. Perfectionniste, il voyait dans l'enregistrement le moyen d'obtenir de l'artiste une performance idéale ; il le faisait inlassablement répéter, enregistrait de nombreuses versions et ne retenait que la meilleure. La critique l'accusa de tromperie à cause de cela, sous prétexte que le public était déçu, en entendant ensuite l'artiste en concert, de ne pas retrouver la même qualité d'interprétation que sur la « version disque »246. À ce stade de l'étude, on ne peut considérer cette remarque comme étant purement anecdotique. En effet, alors que des noms comme Toscanini, Furtwängler, Stokowski et Walker connotaient un certain culte de la star même avant la guerre, le phénomène était néanmoins dérivé du phénomène des concerts. À l'inverse, avec l'arrivée du LP, le disque était apte à promouvoir les stars du classique. Ainsi, si Maria Callas était déjà connue pour ses performances, sa percée en 1951 résulte largement de son engagement pour EMI et Legge, ce dernier l'ayant fait enregistrer à la Scala de Milan ses airs les plus célèbres : « Tosca », « Norma », « Madame Butterfly », « Rigoletto », « I Puritani », « Manon Lescaut »,

245 http://www.emiclassics.com/about/29

246 Idem, pp. 914-915.

etc.247 Mais l'engagement de Legge ne s'arrête pas ici puisqu'il travailla avec d'autres artistes majeurs de l'après-guerre comme Elizabeth Schwarzkopf, Victor de Sabata, Wolfgang Sawallisch, la soprano Victoria de Los Angeles et fonda l'Orchestre philharmonique de Londres dont les chefs furent Otto Klemperer, Rudolf Kempe, Sir Malcolm Sargent, Guido Cantelli, Herbert von Karajan, etc. L'ascension de Karajan dans le secteur musical est encore une fois largement due au disque et grâce à l'implication de Legge qui s'attacha à trouver une véritable identité sonore à son orchestre, se voyant lui-même comme le possesseur d'un ensemble dont il exploitait toutes les ressources musicales. Après le départ de Karajan d'EMI pour la Deutsche Grammophon, c'est Klemperer qui travailla auprès du célèbre producteur, avec le même souci d'appropriation à tel point qu'à son départ de la firme en 1964, il prend la décision de dissoudre lui-même l'orchestre, sans pour autant consulter les musiciens248 !

Dans la foulée de Gaisberg et Legge, John Culshaw (1924-1980) représente une troisième génération de producteurs. Il accomplit chez Decca un travail remarquable dans l'enregistrement d'opéras. Son chef d'oeuvre est la Tétralogie de Richard Wagner (avec Georg Solti et le Philharmonique de Vienne), un projet colossal terminé en 1966 dont le premier coffret, en 1959, consacra la stéréophonie nouvellement née. Il travaillait en collaboration étroite avec les musiciens et utilisait dans ses derniers

retranchements, mais toujours avec goût, justesse et sobriété, les

innovations techniques pour satisfaire aux exigences de la

partition (écho, déplacements, effets spéciaux, ambiances

particulières obtenues par filtrage, etc.)249. L'oeuvre connut un

succès mondial, commercial et artistique. Culshaw a raconté cette

aventure dans Ring Resounding (1967) et le reste de sa carrière dans son autobiographie Putting the Record Straight (1982), deux livres qui comportent une riche réflexion esthétique sur l'enregistrement et la musique, et dans lequel on entrevoit les querelles qui ont pu intervenir dans ce domaine entre les progressistes, comme Culshaw (ou encore le célèbre pianiste Glenn Gould) qui considéraient le studio d'enregistrement comme un instrument à part entière permettant de corriger les fausses notes et les erreurs esthétiques inacceptables sur un disque voué à de multiples écoutes, et ceux qui pensaient à l'inverse que rien ne pouvait surpasser la force d'une interprétation « en direct ».

247 PEKKA, Gronow, ILPO, Saunio, An international history of the recording industry, Londres/New York, Cassell, 1998, p. 125.

248 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 113.

249 HAINS, Jacques, op. cit., pp. 925-926.

C/ Le producteur de musique populaire

La production en musique classique renvoie ici au procédé matériel de reproduction de disque mais elle place qui plus est les producteurs au coeur de l'industrie musicale, ce qui est d'autant plus le cas avec les musique populaires : « Music producers became the link between record labels and musicians and managers. »250 L'exemple le plus célèbre reste bien entendu celui de George Martin auprès des Beatles, avec l'imprésario Larry Parnes qui oeuvra à la fin des années cinquante. Alors employé chez Parlophone depuis 1955, filiale de la multinationale EMI, plus intéressé au départ par le classique que par la musique populaire251, Martin cultive des relations étroites avec ses musiciens et exerça une influence majeure sur toutes les phases de la production, à tel point qu'il n'est sans doute pas exagéré de préciser que les Beatles n'auraient pas connu un tel succès sans l'appui de leur producteur. Argument d'autant plus valable qu'au début des années soixante Liverpool, selon le magazine local Mersey Beat, comptait plus de 350 groupes qui, comme les Beatles, jouaient du skiffle et du merseybeat et reprenaient des standards du rhythm and blues américain. Même la signature du contrat ne peut expliquer à lui seul leur succès puisqu'au même moment un autre groupe de Liverpool, Gerry & the Pacemakers, signèrent également chez Parlophone. Comme les Beatles, ils eurent pour producteur George Martin et pour manager Brian Epstein, jeune notabilité locale à la tête du plus grand magasin de disques de Liverpool (et qui notamment

entendra les Beatles jouer au club The Cavern). Malgré trois Numéro 1 dans les charts anglais252, Gerry & the Pacemakers doit se séparer en 1966. À l'inverse, Martin dévoua toute son énergie et sa persévérance à ses protégés, leur arrangeant d'une part un son inhabituel et une harmonisation reconnaissable parmi d'autres, ce qui leur assure un succès immédiat (les deux premiers singles, « Love Me Do » et « Please Please Me », enregistrés à l'automne 1962 dans les studios d'Abbey Road sont des succès, et sont suivis d'un premier album qui sort en avril 1963), et d'autre part une promotion aussi réfléchie qu'implacable : aspect visuel façonné par la photographie et les médias (et notamment grâce aux travaux d'Astrid Kirchherr et de Dezo Hoffman), puis utilisation des shows à la radio et à la télévision, sans compter les

250 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 130.

251 Son refus d'engager Tommy Steele fut d'ailleurs très mal vu par Lockwood, qui pensait à un moment dissoudre Parlophone.

252 « How Do You Do It », « I Like It » et « You'll Never Walk Alone ».

tournées successives destinées à promouvoir la sortie des singles. C'est de cette manière que les Beatles furent introduits sur le marché américain : alors que Capitol investit 50 000 dollars pour promouvoir le titre « I Want to Hold Your Hand », les Beatles tournent en parallèle le film A Hard Day's Night (1964), passent eu Ed Sullivan Show en février 1964 et sortent pour finir deux albums spécifiquement conçus pour le marché américain : Introducing... the Beatles et Meet the Beatles !253 Par conséquent, sur une période de soixante semaines, du 1er février 1964 au 20 mars 1965, les singles des Beatles ont dominé les charts américains durant vingt-trois semaines. Avec les Beatles, « a business model came into being that characterizes the music industry to this day »254.

III/ Le disque, support représentatif d'une identité culturelle ?

Dans notre approche globale du sujet, il a été mis en évidence que l'innovation ne partait pas nécessairement de l'élite entrepreneuriale mais qu'elle subissait également le poids de l'influence socioculturelle, plus ou moins concernée selon les zones géographiques. En partant de la considération qu'avec l'emprise internationale des industries musicales, les disques circulent de plus en plus et influencent ceux qui les achètent, qu'ils soient auditeurs ou musiciens, comme circulaient auparavant les partitions fournissant des modèles aux compositeurs, alors un « patrimoine cumulatif d'interprétations » se constitue comme s'était rassemblé celui de la musique écrite255. Parmi ces catégories d'interprètes, les jeunes, et plus précisément la jeunesse du baby boom, constituent réellement dès les années cinquante, mais surtout de 1963 à 1966 où ils profitent le plus des bienfaits de l'affluent society, une force sociale et économique qui n'est pas étrangère à la croissance des industries du disque.

A/ Une autre catégorie motrice de l'innovation musicale : la jeunesse, force de consommation

Non contente de constituer une part croissante de la population, de n'avoir connu ni les années de crise ni la guerre, ayant grandi en même temps que le Welfare State, elle possède en outre ce que n'avait pas la génération de ses parents, de l'argent de poche256, sous l'effet conjugué de la croissance économique et démographique en hausse depuis la Seconde guerre mondiale (reconnaissance du temps libre en général, l'otium : loisirs, vacances, temps

253 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 131.

254 Idem, p. 130.

255 DELALANDE, François, op. cit., p. 548.

256 En 1959, les adolescents disposaient d'un budget global de 830 millions de livres. MOUGEL, François-
Charles, Histoire culturelle du Royaume-Uni 1919-1959, Paris, SEDES, coll. « Regards sur l'histoire », 1989, p. ?

consacré à la consommation, etc.). Entre 1945 et 1975, la population de l'Europe passe de 380 à 460 millions d'habitants, en grande partie grâce à l'accroissement naturel, tandis qu'en Grande-Bretagne, on passe de 49 à 56 millions sur cette même période257. Mark Abrams258, qui étudia la figure du jeune ouvrier anglais, montra en parallèle en 1959 comment les gains réels des adolescents en Angleterre s'accrurent de 50% sur la période 1938-1958, alors que les gains réels des adultes ne s'accroissaient que de 25%. Ces chiffres traduisent certes une tertiarisation de l'économie mais, plus spécifiquement, une augmentation du taux d'équipement en appareils de toutes sortes : télévisions, radios mais aussi tourne-disques. Toujours selon Abrams, les achats des jeunes représentent en 1959 42% de la consommation britannique de disques.

Or, dès les années soixante, le disque est l'un des éléments les plus importants d'une forme de consommation juvénile en voie d'affirmation, et dans laquelle la musique joue un rôle central qui ne se démentira pas jusqu'à nos jours. Cette logique sociale de la différenciation juvénile à travers l'objet-disque représente également un premier pas qui annonce l'essor de la consommation et des subcultures à partir des années soixante (v. fin du Chapitre 6). L'arrivée du rock and roll des États-Unis, genre à fortes connotations sociales autant pas ses influences que par son rôle symbolique, trouve qui plus est une formidable caisse de résonnance auprès des jeunes et des Teddy Boys anglais, très sensibles à l'apport de la culture américaine : par exemple, la chanson générique du film de Richard Brooks Blackboard Jungle (1955), « Rock Around the Clock » interprété par Bill Haley, marque le début d'un vent de folie en Angleterre puisqu'elle devient Numéro 1 au hit-parade en décembre 1955, tandis que les Comets font l'année suivante une tournée triomphale259. Les Teddy Boys, sous-culture britannique essentiellement londonienne des années 1954-1959 incarnée par des jeunes hommes portant des vêtements d'inspiration édouardienne et souvent considérés comme violents et durs, font également un triomphe à Elvis Presley dont le groupe EMI distribue les disques que l'on trouve aussi importés d'Amérique dans les grands ports internationaux.

Cette démocratisation du disque auprès des jeunes est avant tout la conséquence d'une nouvelle configuration qui unie à la fois l'impact des industries américaines du divertissement sur le marché de la classe ouvrière britannique, avec l'émancipation générale des jeunes vers

257 Cf. BARDET, Jean-Pierre, DUPAQUIER, Jacques, Histoire des populations de l'Europe (1999).

258 Cf. ABRAMS, Mark, The teenage consumer (1959).

259 LEMONNIER, Bertrand, L'Angleterre des Beatles : une histoire culturelle des années soixante, Paris, Éditions Kimé, 1995, p. 74.

la découverte de nouvelles musiques et de nouveaux territoires. Ainsi, « teenage culture is a contradictory of the authentic and the manufactured : it is an area of self-expression for the young and a lush grazing pasture for the commercial providers »260.

Ces disques qu'elle achète de plus en plus, la jeunesse les écoute de plusieurs manières ; cette rencontre entre le rock et les adolescents-es fut d'autant plus marquante que le bouleversement esthétique s'accompagne d'innovations techniques qui facilitèrent l'appropriation du rock auprès des jeunes Anglais.

B/ De nouveaux matériels d'écoute

Alors qu'aux États-Unis, où les foyers sont déjà massivement équipés dès les années 1945 à 1950, les disques sont écoutés dans le salon familial et, de plus en plus, dans la

chambre des enfants. En Europe, où la

reconstruction n'est pas encore achevée, il n'en

va pas toujours de même car le disque est

devenu le support indispensable de nouvelles

formes de sociabilités (salles de concerts, lieux

de danses, lieux de répétitions, réseaux de fans,

etc.) où, sur fond de sonorités et de danses

nouvelles (rock and roll, twist, madison, etc.), la jeunesse apprend et réinvente en même temps les règles de la séduction et de la rencontre : « À cet égard, il n'est sans doute pas exagéré de dire que le 45 tours est, au même titre que la pilule contraceptive, un des objets centraux de la libération sexuelle des années 1960. »261 En parallèle, les lourds gramophones familiaux furent remplacés par des électrophones bons marchés portables dont l'exemple typique est le Dansette lancé par la firme Decca262. Grâce à leurs maniabilités accrues, les mordus de rock ont pu écouter en boucle leurs idoles dans leurs chambres, ralentir la vitesse des platines et reproduire ainsi les disques qu'ils adorés : « Les amateurs de rock firent des supports enregistrés des auxiliaires irremplaçables de la culture populaire : moniteurs les guidant et les corrigeant lors de leurs premiers pas avec un instrument, bibles sonores pour s'initier au vocabulaire d'un genre musical, accompagnateurs

260 FRITH, Simon, GOODWIN, Andrew, et al., On record : rock, pop and the written word, Londres, Routledge, 1990, p. 29.

261 TOURNÈS, Ludovic, Musique! Du phonographe au MP3 (1877-2011), Paris, Éditions Autrement, coll. « Mémoires/Culture », 2011 [1ère éd. : 2008], p. 91.

262 Quelques années plus tard, le même phénomène se reproduisit en France avec les électrophones Philips et les célèbres Teppaz.

fiables et précis, disponibles à tous moments de la journée. Une (partie significative de cette) génération s'initia donc à la musique avec des instructeurs non-humains et sans fréquenter une école spécialisée. » 263 La technologie constitue ainsi un point d'ancrage par l'intermédiaire duquel l'intimité entre la culture populaire, sans distinction sociale, et le monde phonographique s'accentue en peu plus. À la fois plates-formes de sociabilité autour desquelles les amoureux de musique se retrouvent, le disque, les nouveaux appareils d'écoute et les instruments électriques furent dès lors la grappe d'innovation majeure qui permit aux jeunes adolescents anglais de se retrouver en groupe, pour ensuite créer leur propre ensemble, et ce sans forcément passer par une institution professionnelle264. Ces formations essentielles en Grande-Bretagne constituèrent le creuset de bien des mutations musicales qui allaient intervenir durant les années soixante, mais qui à ce titre ne doivent pas tout aux innovations techniques puisque l'Arts Council of Great Britain, qui décentralisa l'activité culturelle au sein des villes ouvrières moyennes (Liverpool, Birmingham, Leeds, etc.) en organisant des actions culturelles spécifiques (concerts, théâtres, etc.) et en encourageant une pratique amateur des arts, trouvera son accomplissement au début des années soixante, à travers le succès de jeunes amateurs que sont les Beatles265.

Bien entendu, il est évident de constater que ces usages divers des tourne-disques n'avaient pas été planifiés par les firmes qui commercialisaient ces machines. Ces innovations n'ont pas de paternité individuelle, elles sont le produit de « l'intelligence collective »266 et, fait capital, ont été performé par des amateurs et non par des innovateurs professionnels. Il n'y aucun de doute sur le fait que les électrophones et les disques furent les vecteurs d'une profonde démocratisation culturelle en même temps qu'ils participent pour beaucoup à l'émergence du rock anglais puisque de simples objets de « consommation culturelle », ils furent transformés par les amateurs en de performants pédagogues, en objets d'acculturation et d'émancipation. C'est pourquoi le sociologue François Ribac précise que « si les surréalistes s'assemblaient autour des livres de Lautréamont, les fans de rock britanniques le faisaient autour des vinyles américains. Pour résumer cette dynamique, les sociologues

263 RIBAC, François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2007, p. 15. L'auteur insiste également sur le rôle qu'ont ces innovations techniques auprès des futures stars du rock anglais comme Paul McCartney, Keith Richards ou encore Brian Jones, qui ont pu repasser leurs morceaux préférés au point de se les réapproprier.

264 Pour une approche sociologique du disque, Cf. BENNETT, H. Stith, On becoming a rock musician (1980).

265 LEMONNIER, Bertrand, Culture et société en Angleterre de 1939 à nos jours, Paris, Belin, coll. « Histoire Sup », 1997, p. 26.

266 Cf. LÉVY, Pierre, L'intelligence collective : pour une anthropologie du cyberspace (1994).

diraient que les disques de rythm'n'blues furent des liens sociaux et... ils auraient raison ! »267

La musique populaire ne se distingue donc pas seulement de la musique savante en terme de hiérarchie artistique, que l'on oppose biaisée à l`académique, mais plutôt par les conditions d'apprentissage et le type d'outils utilisés. Cette affirmation de toute une génération de jeunes consommateurs a permis au disque de devenir une marchandise de masse, statut qu'il a pu acquérir en surdéterminant son usage de valeur symbolique. La valeur d'usage du disque s'est transformée en valeur d'usage sociale, sous l'influence bien effective de la publicité et des médias de masse, comme nous allons le voir lors d'un prochain chapitre. Les codes attachés autour du disque se sont transformés : cet aspect est nécessaire pour comprendre en quoi il est devenu un symbole-clé auprès de la jeunesse anglaise de l'époque, en supposant dès lors « que l'accession du disque au statut de produit de masse soit due davantage aux stratégies symboliques investies en lui qu'aux qualités inhérentes à la musique ou au « besoin universel » de musique »268.

Conclusion du chapitre :

Sous le leadership de John Lockwood, EMI redevient la gigantesque multinationale qu'elle était avant la crise de 1929. Avec un commerce s'étendant sur plus de trente pays et ses Central Research Laboratories à la pointe de l'innovation et de la recherche, elle est surtout représentative d'un marché du disque toujours plus florissant : son chiffre d'affaires en 1962 atteint 82,5 millions de livres, avec en outre un bénéfice de plus de 4,4 millions et ce, sans pour autant que son commerce d'appareils électriques (télévisions, radios, etc.) ne soit abandonné, signe que le bénéfice dégagé était suffisamment important pour être affecté à des investissements dans de nouvelles activités. Assurément, le pari de Lockwood de prendre partie pour la musique populaire importée d'Amérique avant que ne soit découvert les futurs Beatles y est pour beaucoup, surtout dans un contexte où de nouvelles pratiques sociales s'organisèrent autour du disque. Le rock and roll américain et ses succédanés britanniques ont de toute évidence canalisé durant la période de transition 1945-1959 une partie de l'énergie des adolescents désorientés par les changements économiques et sociaux de l'après guerre.

267 RIBAC, François, op. cit., p. 16.

268 BUXTON, David, Le rock : star-système et société de consommation, Grenoble, La pensée sauvage, 1985, p. 25.

C'est le secteur des nouveaux médias qui va le plus permettre de saisir des opportunités de développement afin d'accroître la visibilité des groupes « pop » qui fleurissent au cours des années soixante (surnommées les swinging sixties), et qui seront au coeur de l'émergence du star-système.

CHAPITRE 6 : L'ÉMERGENCE DU STAR-SYSTÈME ET LA
STANDARDISATION DES LOGIQUES MARKETING

Avant d'entamer ce chapitre, commençons par définir ce qu'est réellement le star-système : « Économiquement, le star-system correspond à une stratégie de l'industrie phonographique qui consiste à rentabiliser l'exploitation d'un petit nombre de vedettes par la mise en oeuvre de campagnes de promotion à grande échelle, afin de toucher un très large public. »269 L'avènement de nouveaux moyens technologiques à la fois dans la production et les médias, devenus « audio-visuels » (radio, télévision, disque), qui augmentent la visibilité de l'artiste, ont été indispensables, à tel point qu'ils constituèrent une passerelle systématique à tous ceux qui souhaitaient faire carrière. Alors qu'un autre support technique, le microphone, a pu servir de base quelques années auparavant pour attirer l'attention sur le chanteur, qui pouvait désormais se sensibiliser à toutes les subtilités de la voix et de l'émotion, cette orientation précoce a permis au charisme de la star de se développer et de fournir les instruments nécessaires à la naissance des « idoles ». Quels sont ces instruments et de quelle manière l'industrie du disque en Grande-Bretagne à telle pu se les approprier ? Existait-il en parallèle des exceptions pour qu'un artiste puisse se faire connaître, et peut-on affirmer que toutes les innovations musicales de la seconde moitié des années soixante sont naît de cette fusion entre une industrie globalisante et les médias de masse ?

I/ Radio, presse et course à l'audience

269 CHOCRON, Catherine, « Les enjeux économiques du rock » in GOURDON, Anne-Marie (Dir.), Le rock (1994) cité dans PICHEVIN, Aymeric, Le disque à l'heure d'internet : l'industrie de la musique et les nouvelles technologies de diffusion, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1997, p. 25.

A/ La naissance du hit-parade

Alors qu'entre 1956 et 1958, les ventes de LP passent de 1,7 millions à 2 millions, et que durant le même laps de temps, celles des 45-tours constatent une augmentation de 1,3 millions à 7 millions270, jamais l'enthousiasme pour la musique enregistrée n'aura été aussi grand. Comparativement, on se rend compte que le phénomène est généralisé et s'étend y compris sur la longue durée puisqu'en Allemagne, on passe de 40 millions de disques vendus en 1955 à 110 millions en 1973 tandis qu'en France, sur la même période, l'augmentation passe de 18 à 100 millions. Cependant, c'est aux États-Unis que la croissance est la plus impressionnante avec 250 millions de disques vendus en 1946 et 600 millions en 1973. Cette augmentation continue des ventes est favorisée grandement par la radio, qui participa aux bouleversements organisationnels nés avec l'arrivée de la musique populaire. Médium de diffusion à part entière, la radio contribua à introduire les charts et à faire naître le hit-parade, que l'on définit comme le classement des meilleures ventes de 45-tours sur une semaine ou un mois. Le plus ancien en Angleterre est le Top Twenty du Record Mirror, repris ensuite par la BBC-TV pour son célèbre Top of the Pops271. Cependant, les premiers hit-parades n'ont pas la prétention de refléter les chiffres de vente des disques mais simplement les demandes du public auprès des radios, en tenant compte des appels des auditeurs dans leur programmation. Elle ne pouvait programmer qu'un nombre limité de disques. En outre, bien avant la radio, ce sont essentiellement les juke-box, fonctionnant dans les coffee bars et les milk bars, qui permettent de diffuser au cours des années cinquante des chansons populaires américaines inconnues sur les ondes britanniques ; les disques contenus dans l'appareil sont changés une fois tous les quinze jours par des sociétés de location, ce que montre l'un des premiers « sociologues du juke-box » Richard Hoggart272.

Le premier single Numéro un en Angleterre est ironiquement un titre publié par Capitol, le « Here in My Heart » d'Al Martino (novembre 1952), en même temps que l'instrumental « Oh Mein Papa » du trompettiste Eddie Calvert, tandis que le Songs for Swingin' Lovers ! de Sinatra fut le premier LP à atteindre le top des charts (v. annexe 10). Une réglementation stricte s'imposait cependant dans les règles du hit-parade : un morceau de deux à deux minutes trente et si possible, au niveau musicologique, une musique facile à écouter autant d'un point de vue mélodique qu'harmonique, avec des paroles peu sophistiquées et un rythme

270 SOUTHALL, Brian, The Rise & Fall of EMI Records, Londres, Omnibus Press, 2009, p. ?

271 LEMONNIER, Bertrand, Culture et société en Angleterre de 1939 à nos jours, Paris, Belin, coll. « Histoire Sup », 1997, p. 117.

272 Cf. HOGGART, Richard, The uses of literacy (1957).

sans rupture273. De cette façon, l'industrie du disque pensait atteindre un marché de masse à même de propulser le produit en tête des charts. Par la suite, les découvertes du producteur anglais Norrie Paramor que furent Cliff Richard et Helen Shapiro, alors que pendant ce même temps Parlophone signe Adam Faith, ont permis entre 1958 et 1962 de faire rentrer cinquante singles dans le hit-parade anglais tandis que Cliff Richard et ses Shadows ont vendu au total plus de 5,5 millions d'albums.

B/ Un exemple d'ascension « en escalier »274 : les Beatles

L'ascension de la musique « pop » des Beatles est à juste titre la plus intéressante si on souhaite étudier la contribution essentielle des groupes médiatiques auprès des industries du disque dans le phénomène de construction des stars. Alors que la BBC-Radio s'est ouvert timidement au rock and roll et par là même à la programmation de disques, à travers une émission de deux heures, le Saturday Club de Brian Mathew (1958), diluée dans le très familial Light Programme, en plus de la station privée Radio Luxembourg, elle accueille pourtant favorablement les Beatles, à défaut de l'existence de chaîne destinée aux jeunes. Les Beatles enregistrent leur première émission de radio à Londres, The Talent Spot, au mois de décembre 1962, puis participent dès février 1963 à une émission en direct, Parade of the Pops, enregistrée pour le Light Programme, avant d'assister à toutes les émissions touchant plus ou moins les jeunes sur la BBC, dont les plus populaires sont Easy Beat et le Saturday Club. Le groupe aura même droit en juin 1963 à son propre programme, Pop Go the Beatles, montrant à quel point la BBC-Radio fut généreuse envers le groupe, à tel point que les ingénieurs de la BBC la surnommait ironiquement la Beatles Broadcasting Corporation275.

Fait qui remonte jusqu'à sa fondation en 1922, la BBC, mais surtout le service anglophone de Luxembourg, dépendaient largement des grosses compagnies du disque, qui financent certaines émissions et présentent le plus officiellement du monde leur production pop. Pour l'industrie musicale, un passage à la radio est l'assurance d'une vente confortable, sous la condition de souscrire à la réglementation précise déjà évoquée, ce à quoi s'attela le producteur George Martin au moment de la sortie du « Love Me Do » des Beatles (4 octobre

273 On prend dès lors parti avec des sociologues britanniques comme Simon Frith ou encore Roy Shuker, pour qui la pop se définit comme une musique produite commercialement, avec une intention de profit et selon une logique non pas artistique mais d'entreprenariat. Cf. FRITH, Simon, et al., The Cambridge companion to pop and rock (2001).

274 L'expression est tirée de : GUIBERT, Gérôme, « Industrie musicale et musiques amplifiées », Chimères, 2000, n° 40, p. 5.

275 LEMONNIER, Bertrand, L'Angleterre des Beatles : une histoire culturelle des années soixante, Paris, Éditions Kimé, 1995, p. 119.

1962), dont le 45-tours qui en est issu n'atteint que la dix-septième place du classement des ventes établi par le Record Mirror. La sortie rapprochée d'autres 45-tours276 et mieux encore d'un 33-tours, permet qui plus est de profiter d'un effet de répétition et de multiplier les chances de séduire les médias de manière durable : c'est le phénomène bien connu du follow up277 (plusieurs titres consécutifs aux sommets du hit-parade), très recherché par les maisons de disques. Ainsi, dans la foulée « Please Please Me » atteint au mois de mars la deuxième place du Top Twenty, succès réitéré en avril avec « From Me to You » qui s'installe à la tête des classements de vente. Par conséquent, l'alliance entre une production millimétrée de titres à la chaîne et un objectif clairement commercial permet généralement d'obtenir la clé des ventes et des profits qui y sont liés. C'est du moins un argument qui fonctionne dans le cas des Beatles et de la majorité des groupes qui ont suivi.

Rapidement, les Beatles deviennent les coqueluches des journaux du disque business comme New Record, puis des magasines musicaux établis et respectés (v. annexe 9) qui rapidement, et ce dès le début des années cinquante, se sont dotés des premiers classements de singles. Le premier du genre est publié le 14 novembre 1952 dans le New Musical Express, plus connu sous l'acronyme NME, journal lancé au mois de mars précédent. Le classement, au départ un Top 12, fut créé par le chef de la publicité du journal, Percy Dickins, qui compila les ventes de disques en téléphonant aux vingt magasins de disques les plus importants. Rapidement devenu l'une des rubriques les populaires du journal, il commence à être relayé dans les notes des maisons de disques et les communiqués de presse. En octobre 1954, il s'est élargi au Top 20 et en avril 1956 au Top 30. Principal rival du NME, le Melody Maker, dévoile sa première version des charts le 7 avril 1956. Le précurseur d'un classement officiel plus proche du modèle actuel apparaît néanmoins pour la première fois dans le Record Retailer en mars 1960 sous la forme d'un Top 50. Cependant, il ne fut pas immédiatement reconnu comme le classement officiel du pays car, à la différence du NME, magazine plus reconnu et surtout ayant l'avantage de disposer d'une meilleure exposition médiatique grâce à

276 Les singles ont toujours comporté d'autres morceaux, faces B et autres versions, etc. Mais ce qui comptait, c'était la chanson principale, le titre figurant dans les charts. La seule exception a été les doubles faces A occasionnelles, dont l'exemple le plus célèbre est sûrement le double single des Beatles en 1967 : « Penny Lane » / « Strawberry Fields Forever ».

277 Idem, p. 114.

sa diffusion sur Radio Luxembourg 278 , le Record Retailer est plutôt réservé aux professionnels en raison de chiffres se référant plus à de la comptabilité (nouvelles signatures, montants de contrats, changement de personnels au sein des maisons de disques, etc.). Le NME, le Melody Maker mais aussi Disc and Music Echo (publié entre 1958 et 1975), Sounds ou encore le Record Mirror, disponibles en kiosque, se destinaient plus quant à eux à un public non spécialisé. Tout au long des années soixante, les divers classements se sont développé, le listing pur et simple étant agrémenté de certains titres distinctifs qui permettaient de repérer immédiatement les titres en montée (avec, entre parenthèses, son classement enregistré la semaine précédente), les plus fortes progressions de la semaine, et les disques ayant déjà obtenu une distinction (disque d'Or et d'Argent). Ainsi, à la fin de l'année 1963, le Melody Maker (07-12-1963) ne recense pas moins de onze entrées dont trois 45-tours, trois Super 45-tours, deux 33-tours et trois chansons enregistrées par d'autres artistes (dont « I Wanna Be Your Man » des Rolling Stones). Les chiffres de vente pulvérisent tous les records : 1 300 000 exemplaires vendus du 45-tours « She Loves You »279 , mais ils sont surtout révélateurs de l'audacieuse décision de George Martin qui, en avril 1963, enregistre un 33-tours contenant quatorze titres des Beatles enregistrés dans la précipitation et avec une grande économie de moyens.

C/ Le phénomène des radios pirates

Néanmoins, ce considérable succès n'est qu'un aspect de la popularité grandissante de la musique populaire qui frappe à une époque où la BBC était la seule radio autorisée. Ses trois stations ne permettaient pas à l'évidence de répondre avec pragmatisme au nouvel engouement des jeunes. Dès lors, l'espace vacant fut rapidement occupé par les radios pirates de 1964 à 1967. Radio Caroline, créée par Ronan O'Rihally, puis Radio London, conçu par Don Pierson, ou encore Radio 390 émettent dès 1964 au large des côtes anglaises sur ondes moyennes. Le phénomène s'étend à partir de 1965 avec d'autres radios comme Radio Sutch, Radio Scotland ou Radio Essex, cette dernière disposant d'un émetteur suffisamment puissant pour la rendre audible dans toute l'Angleterre ce qui va prendre le surnom de BBMS (Britain Best Music Station). On a attribué jusqu'à vingt millions d'auditeurs par jour aux radios pirates, mais le simple fait d'émettre représentait déjà un défi lancé à l'autorité de l'État et à

278 http://fr.wikipedia.org/wiki/UK_Singles_Chart

279 Thid., p. 121.

sa capacité à contrôler les ondes280. Même si des stations comme Radio Caroline ont fait beaucoup pour l'industrie discographique britannique, O'Rihally inaugurant par exemple une nouvelle forme de marketing (toute firme discographique pouvait acheter un certain nombre de diffusions suivant un tarif fixé par la direction281), l'État finit malgré tout par réagir et le 14 août 1967 à minuit, la loi Marine, & c. Broadcasting Act entrait en vigueur. Elle stipulait qu'il était interdit d'émettre offshore, depuis la mer et ses gréements, et de fournir à ces bateaux une quelconque marchandise. Six semaines plus tard est lancée par la BBC Radio 1, dirigée par Robin Scott, la station de radio publique et nationale consacrée à la musique populaire, en réponse aux radios pirates.

II/ Le disque et ses chiffres de vente : une innovation rentabilisée et standardisée

L'excellente conjoncture économique permettant de faire du disque un objet courant de consommation, l'industrie musicale s'est rapidement chargée de trouver ses propres vedettes les plus propices à enclencher l'adhésion des auditeurs, comme nous l'avons vu à l'instant. L'ère du microsillon est aussi l'ère des stars, ne l'oublions pas, et les deux phénomènes sont intimement liés. En effet, si au cours des Trente Glorieuses, les plus grandes vedettes du disque deviennent des stars, elles le doivent à la mise ne place par les grandes compagnies de stratégies commerciales fondées sur la synergie entre les différents médias, et notamment par l'intermédiaire de la radio comme nous venons de l'expliquer à l'instant. L'essor des médias et de la reproduction sonore ont donc permis aux interprètes de s'imposer dans l'arène publique comme des protagonistes essentiels.

A/ Les débuts de la Beatlemania (1963) et l'essor de partenariats médiatiques

Ainsi, avec l'arrivée de la télévision, les années d'après-guerre amplifient ces partenariats multimédias et vont permettre de construire des succès discographiques extraordinairement rapides, à l'échelle nationale mais aussi internationale. La beatlemania est un exemple significatif qui montre jusqu'à quel point la télévision est devenue un élément décisif dans le lancement des carrières discographiques. Si les quatre garçons de Liverpool connaissent leurs premiers succès en 1962, grâce au travail de promotion lancé par George Martin, c'est à partir de 1963 que le phénomène s'oriente vers une logique propre au show

280 CLOONAN, Martin, « Politiques publiques et musiques populaires au Royaume-Uni » in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), Stéréo : sociologie comparée des musiques populaires : France/G.-B., Paris, Irma éditions, Puceul, Mélanie Séteun, coll. « Musique et société », 2008, p. 74.

281 LESUEUR, Daniel, L'histoire des radios pirates : de Radio Caroline à la bande FM, Rosières en Haye, Camion Blanc, 2011, p. 173.

business, à la suite de passages successifs à la télévision nationale dont le point culminant, après quelques émissions pour les jeunes (Thank You Lucky Stars et Ready Steady Go ! sur ITV), est la participation du groupe, le 13 octobre, à l'émission familiale Sunday Night at the London Palladium, qui leur permet de toucher plus de 15 millions de foyers britanniques et constitue le véritable point de départ de la folie Beatles (le lendemain, le Daily Mirror parle de Beatle-Mania). Le passage à la Royal Variety Performance, où ils jouent le 4 novembre 1963 devant une partie de la famille royale et de l'Establishment (25 millions de téléspectateurs), amplifie le phénomène à partir de 1964 : désormais, la Beatlemania s'étend à la plupart des pays d'Europe et aux États-Unis où le groupe devient le phénomène musical, économique et médiatique le plus considérable de l'après-guerre. Avec quelques mois décalage, les Rolling Stones effectueront le même parcours, ainsi que de nombreux autres groupes vedettes de la pop britannique des années 1960. Ce phénomène évoque les prémices de « stratégies multimédias » qui connaîtront leur apogée durant les années 1980, à l'heure où les majors présentes dans l'industrie de la musique enregistrée développèrent des activités dans des industries voisines ou complémentaires du disque (radio, cinéma, télévision, vidéo, livre), cherchant à favoriser la commercialisation d'un programme enregistré sur plusieurs supports282. C'est justement cette force des alliances entre les interprètes et leurs « agents non humains »283 (radio, cinéma, juke-box) qui permet au star-system de se lancer, d'autant plus que, ne l'oublions pas, l'industrie a besoin de plus en plus de « rendre la musique reconnaissable, pour rendre plus familier ce qui n'a pas de visibilité ou ce qui n'a pas été entendu »284.

B/ Musique populaire et marché de masse

C'est avec l'arrivée des Beatles que s'enclenche la vague du rock britannique des années soixante, la « British Invasion », sorte de « contre-attaque » au rock américain de la précédente décennie générant un enthousiasme généralisé, et qui s'était engagée grâce au producteur Larry Parnes qui signa, en plus de Tommy Steele, des musiciens aux noms de scène évocateurs à la fin des années cinquante (Billy Fury, Marty Wilde, Rory Storm, etc.).

282 ANGELO, Mario d', La renaissance du disque : les mutations mondiales d'une industrie culturelle, Paris, La Documentation française, 1989, p. 24. Bernard Guillou a distingué trois types de stratégies multimédias dans les industries culturelles : les stratégies de redéploiement, de confortement et de placement. Cf. GUILLOU, Bernard, « Les stratégies multimédias des groupes de communication » (1984).

283 RIBAC, François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2007, p. 14.

284 TOYNBEE, Jason, Making popular music (2000) cité dans WARNER, Simon, « Genre et esthétique dans les musiques populaires » in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), op. cit., p. 181.

Officiellement, la barre du milliard de microsillons vendus annuellement est dépassée en 1967, signe que le disque est devenu l'objet par lequel transite une véritable culture musicale et typiquement anglaise, dont le succès à l'exportation offre des résultats spectaculaires. À défaut d'avoir pu obtenir des chiffres précis concernant les ventes de disques en Grande-Bretagne qui m'auraient permis d'établir avec plus de précisions un panorama des goûts musicaux, une évidence s'impose d'emblée : le rock et la pop créèrent un marché de masse à côté desquels le créneau classique paraît bien modeste, même si au début des années soixante la catalogue classique d'EMI comprenait deux milles albums, dont quatre cents supplémentaires venaient se rajouter chaque année285. Alors qu'en 1950, la musique classique comptait pour 25% des ventes de disques, elle n'en faisait plus que 5 à 15% (selon les pays) en 1970, et ceci même malgré l'augmentation des ventes des disques classiques eux-mêmes286 ! Grâce à l'importation de disques de musique rock venus des États-Unis, la jeunesse a pu s'approprier son propre langage musical avant de se lancer dans une carrière musical, du moins pour les plus ambitieux d'entre eux. On l'a vu au cours du précédent chapitre, c'est le disque qui constitue la voie d'accès fondamentale à la musique rock par l'intermédiaire de son écoute assidue. N'oublions pas également le rôle des radios pirates qui constituèrent le catalyseur d'une véritable explosion artistique. La Grande-Bretagne se constitua ainsi un vivier de talents qui ne demandaient qu'à être lancés au début des sixties.

C/ L'industrie anglaise sur le devant de la scène musicale européenne

Qui plus est, contrairement au modèle américain287, ce ne sont plus les indépendants qui provoquent le changement mais les majors (au départ du moins), avec EMI en tête pour les Beatles. Voyons maintenant comment celles ci se sont entichées du phénomène pop et en quoi leurs décisions eurent un impact décisif sur les ventes de disques. Au début des années soixante, EMI et Decca entrent dans une période faste avec le succès foudroyant de la musique pop. À cette époque néanmoins, les responsables des maisons de disques ont des stratégies fondées sur des succès éphémères ; ils sont persuadés, à tort, que la beat music288 a

285 SOUTHALL, Brian, The Rise & Fall of EMI Records, Londres, Omnibus Press, 2009, p. ?

286 HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au disque compact » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, p. 920.

287 L'exemple le plus célèbre reste celui d'Elvis Presley, qui enregistra dans les studios de la petite firme Sun Records avant d'être engagé par RCA.

288 La beat music ne signifie pas « musique des Beatles ». C'est une forme de musique instrumentale et chantée qui signifie « musique rythmée » et qui remplace le skiffle à la fin des années cinquante. À mi-chemin entre la variété populaire anglaise (Tommy Steele) et le rock and roll américain, elle va trouver ses meilleurs représentants avec les Shadows de Cliff Richard puis, dans un registre plus vocal, les Beatles.

vécu et qu'elle va être remplacée par une musique dansante venue d'Amérique, le twist. C'est la raison majeure pour laquelle Dick Rowe, l'un des responsables de Decca-UK qui pourtant avait signé Lonnie Donegan, Tommy Steele ou encore Cliff Richard, rejette les Beatles après une audition. Ils signèrent finalement sur le sous-label Parlophone et font leur percée en 1963 avec le single « From Me to You », leur second Numéro un en Grande-Bretagne après « Please Please Me », succès confirmé de nouveau avec « She Loves You », qui figure désormais dans le classement des meilleures ventes de singles de tous les temps en Grande-Bretagne. De son côté, Decca se rattrape en signant en 1963 les Rolling Stones, dont le premier album sort en 1964 et dont le succès planétaire commence avec le 45-tours « (I Can't Get No) Satisfaction » qui dès sa sortie à l'été 1965 devient Numéro un des charts anglais en américains. Le groupe restera chez Decca jusqu'en 1970, terminant ces sept années de collaboration avec l'album Get Yer Ya-Va's Out !, considéré comme l'un des meilleurs enregistrements en public de l'histoire du rock, et dont les albums publiés entre temps sont des succès critiques et commerciaux (Aftermath, 1966 ; Beggars Banquet, 1968 ; Let it Bleed, 1969). Ils partiront après fonder leur propre compagnie, ouvrant ainsi une période de crise pour Decca. Sur les traces des Beatles et des Rolling Stones, s'appropriant de juteuses campagnes promotionnelles et véhiculant les titres par la radio, l'industrie musicale européenne se réintroduit sur le devant de la scène internationale même si ce sont en grande majorité EMI et Decca qui profitèrent le plus de ces dizaines de formation qui vont graver les principaux épisodes de l'histoire de la musique pop anglaise : les Yardbirds (Five Live Yardbirds, 1964, EMI), les Who (My Generation, 1965, Decca), les Them (The Angry Young Men, 1965, Decca avec le fameux tube « Gloria ») ou encore les Pink Floyd (The Piper at the Gates of Dawn, 1967, EMI) et bien d'autres. Quant aux maisons de disques américaines, omniprésentes sur le marché anglais malgré les origines américaines du rock and roll, elles sont un autre fait marquant et capital car il est à l'origine de la mondialisation du secteur. Les majors CBS, RCA et Warner décident ainsi de s'implanter directement sur les marchés anglais et européens et ouvrent des bureaux à Londres. Ce sont d'ailleurs les majors américaines qui découvriront la seconde génération de talents anglais avec par exemple Led Zeppelin en 1963289 (label Atlantic), en même temps qu'elles prirent les leçons de la signature de groupes par des majors anglaises et non par des indépendants290.

289 PICHEVIN, Aymeric, Le disque à l'heure d'internet : l'industrie de la musique et les nouvelles technologies de diffusion, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1997, p. 27.

290 Par conséquent, après le festival de rock de Monterey en 1967, des artistes aussi majeures que Janis Joplin signèrent chez Columbia, Jefferson Airplane chez RCA et le Grateful Dead chez la Warner.

124

III/ Les marges du circuit commercial traditionnel

Cette partie se concentre sur les chemins de traverse qui existaient pour un musicien ou un groupe qui souhaitait se faire connaître en parallèle d'une industrie globalisante. Elle suppose de mettre en avant la façon dont les industries du disque ont été parfois obligé de transformer leur approche à la suite d'une période où la demande sociale s'est fait fortement sentir, surtout depuis l'invasion de la musique américaine.

A/ Un cheminement musical au départ incertain

Même si le disque constituait, comme j'ai pu le montrer au cours du chapitre précédent, le vecteur par l'intermédiaire duquel se sont formés une grande partie des formations anglaises nées au cours des années soixante, le cheminement qui a fait de Tommy Steele la première véritable rock star nationale en réponse au « choc » commercial des vedettes américaines (Bill Haley puis Elvis Presley) fut assez progressif. En effet, bien avant le succès mondial des Beatles, l'industrie du disque est en panne de nouvelles trouvailles musicales et sonores qui lui seraient profitables. De plus, pour beaucoup de jeunes anglais, les artistes américains restent inaccessibles et à aucun moment ils n'imaginent sérieusement devenir un jour des stars. Il faut attendre pour cela l'arrivée d'un jeune musicien de jazz, Lonnie Donegan, qui réussit en 1956-1957 la prouesse d'enlever leurs complexes aux musiciens en herbe en lançant le skiffle291. Son grand succès, « Rock Island Line » en 1956, est une reprise transformée d'un standard du folklore noir-américain. L'intérêt du skiffle de Donegan est qu'il popularise une nouvelle façon d'aborder le jeu instrumental, réhabilitant les instruments hétéroclites des pionniers de la musique (guitares artisanales, harmonicas, toutes sortes de percussions, etc.), devenant une forme d'expression politique des manifestants contre le nucléaire au moment du lancement de la CND (Campagne pour le Désarmement Nucléaire), et invitant les milliers d'adolescents désargentés à jouer de la musique avec les moyens du bord et dans n'importe quel lieu292. Cette mode, pourtant éphémère (1956 à 1958) bénéficia non seulement d'un véritable lancement médiatique mais surtout, fait capital, elle allait à l'encontre de toutes les évolutions techniques apparues dans le domaine musical depuis l'après-guerre. À Liverpool, les Quarrymen sont ainsi en 1957 une obscure formation de skiffle dont les membres n'ont pas encore trouvé le nom de Beatles... Il aura justement fallu les rencontres successives entre Allan Williams, artisan-plombier de Liverpool reconverti

291 Le style skiffle vient des années de dépression (années trente) aux États-Unis, à une époque où beaucoup de musiciens étaient contraints de jouer sur des instruments de fortune.

292 LEMONNIER, Bertrand, op. cit., p. 76.

dans le management de musiciens locaux, la gestion de bars et de clubs, celle de Brian Epstein puis de George Martin pour que la notoriété des Beatles grandisse, alors même que les puissantes majors du disque n'auraient à aucun moment pariées sur ces quatre garçons (v. le refus de Decca), venus qui plus est d'une ville représentative, avec Glasgow, du déclin anglais : terrains vagues, friches industrielles et surtout délinquance juvénile293. Ce qui a permis aux Beatles de passer en trois ans (1960-1963) de la renommée locale à la renommée nationale ne tient donc pas uniquement d'une opération concertée du show-business et des médias, pourtant bien réelle grâce à Martin et Epstein294, mais également en raison de tout un mouvement underground qui fait du très cosmopolite port de la Mersey un lieu de vitalité culturelle295.

B/ La présence de creusets sociologiques : des clubs aux arts schools

L'influence qu'ont eu les pionniers de la musique américaine sur les Beatles est également révélateur : pour beaucoup d'Anglais en opposition au conformisme et au mode de vie de l'affluent society, de nombreux lieux se sont constitués comme des creusets sociologiques uniques où se véhicule une certaine idée d'une culture « à l'américaine », et où la créativité a pu se développer en marge des pressions commerciales de l'industrie du disque. En Angleterre, les grandes villes abritent ainsi des ghettos beatniks296. À Liverpool existe un groupe de Beatniks, dont l'une des figures « historiques » fut justement Allan Williams, et qui se réunit dans certains coffee bars (le plus célèbre à Liverpool est le Jacaranda dont Willams est le propriétaire), lieux où se réunissent justement les adolescents pour écouter de la musique, discuter, lire des poèmes et consommer des boissons non alcoolisées. Or, depuis les années vingt, les marins des grandes compagnies maritimes qui assurent la liaison entre l'Angleterre et les États-Unis ramènent dans leurs bagages les disques américains de jazz, de blues puis de rhythm and blues quasiment introuvables en Europe. Par conséquent, la ville est

293 Entre 1952 et 1960, la région de Londres, avec 27% de la population britannique, a créé 40% des nouveaux emplois, aux dépens des régions du Nord de l'Angleterre, de l'Écosse et du Pays de Galles. MOORHOUSE, Geoffrey, Britain in the sixties : the other England (1964) cité dans LEMONNIER, Bertrand, op. cit., p. 103.

294 Ce dernier monte en l'occurrence autour des Beatles une véritable entreprise destinée à conquérir Londres qui les « snobe » ; par exemple, l'ancien journaliste Tony Barrow devient l'attaché de presse du groupe.

295 Ce n'est sans doute pas un hasard d'ailleurs si Allan Williams envoie ses protégés à Hambourg, dans le quartier sulfureux du Reeperbahn, autre port où la vitalité culturelle y est souterraine, comme à Liverpool, et où l'engouement pour le rock and roll permet de canaliser une violence juvénile très étendue, comme à Liverpool.

296 Le terme renvoit à la Beat Generation, littéralement la génération abattue, épuisée, un mouvement littéraire et socioculturel né aux États-Unis dans les années cinquante et qui a eu une influence considérable sur la culture anglo-saxonne de l'après-guerre. Le mode de vie des écrivains beats est celui de l'errance et du voyage, du non-conformisme social et moral, de l'usage des drogues hallucinogènes et de l'alcool. Les romans de Jack Kerouac, les poèmes d'Allen Ginsberg et de William Burroughs forment le substrat littéraire de la contre-culture britannique des années 60-70 même si c'est au départ la nouvelle Go de Clellon Holmes qui fait connaître le mouvement.

l'une des premières cités anglaises au courant de la révolution musicale qui se trame aux États-Unis297. À Londres, devenue au milieu des sixties le centre mondial de la mode jeune et moderne (on parle alors du Swinging London), le quartier de Soho et Carnaby Street constituent également un haut lieu de la bohème existentialiste. Certains de ces endroits deviendront des épicentres de la révolution pop comme l'Arts Laboratory, structure informelle multi-artistique fondée en 1967 par l'Américain Jim Haynes, mais aussi le Marquee, club mythique de la ville où on joue du jazz puis de la pop et du rock. En l'occurrence, le Marquee fut l'un des lieux de rassemblement des Mods, une autre sous-culture qui succède au mouvement des Teddy Boys et qui s'oppose aux Rockers au début des années soixante. Les deux bandes rivales, au-delà de faire l'actualité de la presse populaire en 1964 en raison d'affrontements violents à Clacton et à Margate, se sont construits une culture marginale et alternative dont la musique est un des centres de préoccupation.

Les Mods

Apparus à la fin des années cinquante. Mod vient
de modern.

Les Rockers

Idem. Rocker vient de rock and roll.

Dans les grandes villes (centre).

Idem, mais plutôt les quartiers périphériques.

Lieux privilégiés : rues, clubs musicaux, coffee

Rues, coffee bars, proximité des gares.

bars.

Origines sociales : working class et lower middle

Plutôt une working class prolétarisée.

class.

Age : 15-18 ans, travaillant pour la plupart.

Idem.

 

Influences culturelles : existentialisme français,

Cinéma et Rockers américains, Teddy Boys.

cinémas italien et français (F. Hardy), groupes pop

anglais.

Musiques écoutées : modern jazz, musiques des

Exclusivement de rock and roll américain des années

cinquante.

Antilles, rhythm and blues, variété française (F.
Hardy), groupes pop anglais.

Tiré de : LEMONNIER, Bertrand, Culture et société en Angleterre de 1939 à nos jours, Paris, Belin, coll.

« Histoire Sup », 1997, p. 122.

L'existence unique en Angleterre d'un réseau de petits clubs, d'un accès peu coûteux, constitue un terrain d'innovation supplémentaire en opposition radicale à l'Establishment ; les groupes inconnus ont pu apprendre leur métier et faire mûrir sur scène un style original, cohérent, sans contrainte commercial et avant même que les multinationales du disque ne

297 Idem, p. 102.

s'accaparent de cette pépinière de talents qui ne demande qu'à éclore. Ainsi, pour fêter le lancement du journal underground The International Times (IT), devenu le porte-parole de la jeunesse, un concert est organisé à la mythique Roundhouse de Londres le 15 octobre 1966298, où jouent les Pink Floyd et Soft Machine, deux coqueluches naissantes du Londres souterrain. Au sein de la capitale, des clubs où se produisent les groupes psychédéliques fleurissent : l'UFO 299, créés en 1967 par les promoteurs de l'IT mais encore le Middle Earth, le Revolution Club, le Lyceum, salle de bal annexée par Tony Stratton-Smith qui y programme les poulains de son label Charisma, le Rainbow, l'un des rares à disposer d'une capacité de 3000 places 300, en passant par le Process ou le Speakeasy. Si l'acte de naissance de l'underground londonien, de l'avis unanime des historiens, fut la grande lecture de poésie du Royal Albert Hall en juin 1965, c'est dans la nuit du 19 au 30 avril 1967, à l'Alexandra Palace, que se tient ce qui restera le plus célèbre des happenings musicaux et artistiques de la ville : le 14 Hour Technicolor Dream. Sept mille personnes se pressent dans l'immense hall où se produisent les Pink Floyd, Pete Townshend, le Soft Machine, Yoko Ono, Ron Geesin, le Velvet Underground et les Pretty Things. Musique, danse et lecture s'enchaînent, tandis que les communautés se multiplient et s'organisent, transformant de nombreux bâtiments inhabités de la capitale en ateliers de création. Géographiquement, le phénomène s'étend dans de nombreuses villes, comme à Birmingham (le club du Mother's est créé sur le modèle du Middle Earth londonien), sur le campus de Canterbury où la scène musicale grandissante et avant-gardiste, aux frontières du rock, du jazz et du psychédélisme, donneront naissance aux groupes Gong, Soft Machine, Caravan, Egg, Henry Cow, etc., et surtout au sein des garden cities301, qui prouvent l'existence de nouveaux lieux culturels que les institutions du centre des plus grandes villes anglaises ne pouvaient pas toujours satisfaire (par exemple, le Friar Club d'Aylesbury, créé en 1969, devient rapidement un endroit névralgique dans la création du rock progressif302).

298 http://www.seedfloyd.fr/guide-du-routard-floydien/roundhouse

299 Monté par les producteurs Joe Boyd et John Hopkins au Tottenham Court Road, l'UFO est qui plus est situé à deux pas de deux autres clubs, les Cousins et Three Horseshoes, au sein desquels folk et psychédélisme s'exprimeront côte à côte jusqu'en 1966. ROBERT, Philippe, MEILLIER, Bruno, Folk & renouveau : une ballade anglo-saxonne, Marseille, Le mot et le reste, 2011, p. 31.

300 LEROY, Aymeric, Rock progressif, Marseille, Le mot et le reste, 2011 [1ère éd. : 2010], p. 47.

301 Les garden cities sont des villes de moyennes tailles créées au sein de la green belt, une ceinture de campagnes et de zones boisées mises en place par les autorités pour interrompre le développement périphérique de Londres et afin de résoudre les problèmes de répartition de la population à la fin des années trente.

302 PIRENNE, Christophe, Le rock progressif anglais (1967-1977), Paris, Éditions Champion, coll. « Musique - musicologie », 2005, p. 232.

Parmi les autres aspects à mettre en exergue dans cette partie, le rôle des art schools (écoles régionales des Beaux-Arts) y est primordial. Alors que la scolarité est payante jusqu'en 1947 et que les établissements privés réputés (les public schools) pratiquent des frais d'inscription dissuasifs pour les familles modestes issues des working classes ou des middles classes, le monde ouvrier britannique, bien que bénéficiant d'un niveau de vie supérieur à celui de ses homologues européens, se trouve dans l'impasse. Dans ce contexte, le modèle universitaire évolue à la fin des années cinquante en proposant aux classes populaires une alternative plus abordable que les établissements prestigieux d'Oxford ou de Londres. Ces art colleges s'implantent dans les grandes villes du territoire et jouissent d'une liberté et d'une souplesse dans la conception des programmes, l'organisation des études et l'évaluation des connaissances. Selon le sociologue Robert Hewison, « pour les étudiants des classes populaires, elles étaient une voie évitant l'usine, pour les étudiants de la classe moyenne, elles étaient une voie d'accès à la bohème »303. Ainsi, Teddy Boys, Mods et beatniks se côtoient dans un creuset unique créé en réaction au conformisme scolaire et social. À partir des années soixante, la pédagogie devient franchement avant-gardiste pour l'époque, grâce au soutien financier de l'État et des municipalités dont dépendent les écoles. Un véritable bouillonnement culturel et créatif s'y installe dans une découverte commune du rock and roll, du jazz, du rhythm and blues, de Dada, du free cinema et du théâtre des « jeunes gens en colère », tandis que les rencontres entre étudiants, mais également avec les artistes, donnent naissance à des ambitions créatrices.

On peut saisir l'importance de ces écoles pour notre sujet quand on sait qu'une majorité de musiciens pop a fréquenté un art college pendant la période 1958-1963. Ainsi, de nombreux anciens étudiants de ces établissements contribuent à l'explosion du British blues boom dans les années 1964 et 1965 : Keith Richards des Rolling Stones, Eric Burdon des Animals, Phil May et Dick Taylor des Pretty Things, Eric Clapton des Yardbirds... auxquels s'ajoutent John Lennon et Paul McCartney. Certains de ces musiciens ont fréquenté les mêmes établissements, créant un microcosme social sur plusieurs scènes, comme le Mersey sound de Liverpool ou le Brum beat de Birmingham. Le développement de ce « réseau des collèges », associé à l'immense succès des Beatles issus de la classe ouvrière, ont donc permis aux compagnies du disque britannique de mieux structurer leur marché auprès d'un public d'acheteurs potentiels.

303 HEWISON, Robert, Too much : art and society in the Sixties (1986) cité dans LEMONNIER, Bertrand, op. cit., p. 80.

C'est dans ce brassage d'idées, cette porosité entre disciplines artistiques, au contact de ces formes de créativité différentes, que le rock prend conscience de ses potentialités nouvelles et créatrices qui n'auraient probablement jamais pu s'épanouir sans l'existence de cette dynamique culturelle et sociale qui agite la capitale et le pays dans son ensemble. L'industrie musicale prend dès lors conscience des opportunités à saisir en matière de futurs talents musicaux. On comprend mieux aussi pourquoi l'action créative est issue d'un processus collectif enclavé dans des réalités sociétales et culturelles car comme le montre Peter Tschmuck : « Creativity, in that sense, is a collective process that is not only attributable to individual thinking and acting but is embedded in collective processes and in a wider sense in a social context. Thus the social context is not just contingent but constitutive for the ermergence of newness. »304

Conclusion du chapitre :

Qu'on le veuille ou non, les groupes de musique populaire sont des groupes multimédias : ils apparaissent dans la presse, à la radio, à la télévision, sur les affiches et semblent malgré tout à l'aise ; cette génération de jeunes nés au sortir de la guerre ou un peu avant est réellement la première à maîtriser naturellement les outils modernes de la communication. Paradoxalement, on pourrait croire que la recherche d'une nouvelle forme de spiritualité ainsi que la tentation d'un néo-orientalisme propre aux communautés hippies entrent en contradiction directe avec la culture médiatique promue par les multinationales du disque. Deux arguments permettent de contrecarrer cette idée : dans un premier temps, il faut préciser que les communautés hippies, bien que présentes, sont moins actives qu'aux États-Unis où l'enjeu est différent : détachés de l'utopie anticapitaliste en pleine guerre du Vietnam, les jeunes Britanniques, moins engagés, rêvent avant tout de quitter l'austérité ambiante qui règne après la guerre305 en profitant de la vie, et ce en participant pleinement à l'émulation créative qui secoue l'underground anglais, complètement différent de la vague contre-culturelle américaine. Dans un second temps, les systèmes techniques mis en place dans le monde occidental capitaliste y sont tellement imbriqués qu'ils n'offrent aucune autre alternative que

304 TSCHMUCK, Peter, « How creative are the creative industries ? A case of the music industry », The journal of arts management, law and society, 2003, Vol. 33, n° 2, p. 128.

305 D'où l'enthousiasme suscité avec l'arrivée du travailliste Harold Wilson, qui met fin aux années du conservatisme incarné par les figures successives d'Harold Macmillan et d'Alec Douglas-Home. Nul doute que les désillusions causées par la politique en demi-teinte du nouveau ministre ne furent pas étrangères à un infléchissement très net de la culture britannique vers certaines formes du radicalisme politique, ou à l'inverse de fuite vers des mondes plus irréels que celui du marché de l'emploi et de la politique salariale.

130

Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années

Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?

la coopération ou la rupture ; si les hippies choisissent la rupture, les Beatles ont dès 1965 une approche plus pragmatique : sans pour autant refuser le souhait de s'évader d'une société fondée sur les valeurs matérielles et les progrès techniques, la technologie et l'innovation seront pleinement mis à profit et parfaitement contrôlés, ce dont attestent les disques parus à partir de l'année 1966.

131

TROISIÈME PARTIE

LES DYNAMISMES DE LA

CRÉATIVITÉ : VERS UNE

RECONSTRUCTION DES INDUSTRIES

MUSICALES (1966 - DÉBUT DES

ANNÉES 1970) ?

« Il est juste de dire que la musique est le plus universel des moyens de communication dont nous disposons actuellement, traversant le langage et les autres barrières culturelles d'une façon que les universitaires comprennent rarement... La musique populaire est certainement l'aspect le plus « global » de notre « village planétaire ».

R. BURNETT (The Global jukebox)

132

INTRODUCTION À LA PARTIE

En 1966, trois ans après le scandale Profumo et les débuts de la Beatlemania, et au moment où le travailliste Harold Wilson remporte les élections anticipées, les Beatles donnent leur dernier concert le 29 août au Candlestick Park de San Francisco, et décident à la même période de s'enfermer dans le milieu du studio d'enregistrement, afin de donner libre cours à la créativité musicale et de parfaire des disques dont la conception de plus en plus élaborée les rendait difficilement reproductible sur scène. Premier point donc, la tendance du début du siècle au sein de laquelle le disque disposait d'ajustements techniques pour s'accorder le plus possible au modèle du concert est désormais complètement inversée.

La date de 1966 est plus à prendre dans un sens symbolique, il ne faudrait pas y voir un moment charnière dans la constitution des industries musicales par exemple. Cependant, avec le recul, alors que la culture pop restait liée à des impératifs commerciaux immédiats liés à une culture médiatique prédominante (v. précédente partie), le groupe de Liverpool prend une décision beaucoup plus audacieuse que les apparences ne pourraient le laisser croire : changeant les règles du jeu dans le show-business, les médias audiovisuels et surtout dans la culture populaire de masse, largement méprisée par les intellectuels, ils parviennent dans un premier temps à donner ses lettres de noblesse à la musique populaire. Pour schématiser, jusqu'à présent, une pratique largement répandue était celle du covering, à savoir la reprise d'un morceau qui tente d'en reproduire le sound caractéristique, dans l'espoir que la nouvelle version devienne elle aussi populaire que l'ancienne. Avec les Beatles, les technologies de pointe s'investissent moins désormais à la restitution « fidèle » du son par rapport à un modèle préexistant comme c'était le cas jusqu'alors, mais servent plutôt aux artistes comme des vecteurs de l'innovation musicale. Création n'est donc pas que synonyme de nouveauté ou d'originalité, mais elle est aussi synonyme de non-conformisme, de rupture des normes établies.

En outre, sur le plan structurel, les Beatles libèrent une phase de créativité qui, sur le long terme, prennent à revers les grandes majors du disque et font éclore tout un lignée de labels plus ou moins indépendants. La Grande-Bretagne prend désormais sa « revanche culturel » sur l'Amérique, et parvient en outre, par l'intermédiaire d'un contexte favorable au bouillonnement musical et à l'ouverture sur d'autres genres dans un effet de « syncrétisme » culturel, à réécrire une page de l'histoire de la musique populaire au tournant des années soixante et soixante-dix. En effet, au-delà de la dissolution des Beatles au début de l'année

133

1970, l'industrie musicale en Grande-Bretagne s'est tour à tour transformée, entre phase de concentration et de reconcentration, logique de rentabilité et logique de créativité. Jamais l'interaction entre ambitions créatives et nécessités économiques n'avait jusqu'ici atteint un tel sommet, ce qui rend les analyses d'autant plus intéressantes qu'elles ne se limitent pas à une borne chronologique stable et donnent accès à de multiples ouvertures.

CHAPITRE 7 : LES SUPPORTS DE LA CRÉATIVITÉ

Plus les techniques de reproduction se sont imposées et plus les performeurs populaires sont devenus des faiseurs de son car ils trouvèrent matière à création. Rapidement, les innovations techniques individualisèrent rapidement le travail de chacun des artistes soucieux d'expérimenter, leur donnant une palette de ressources pouvant être étendues à l'infini. Alors qu'aux États-Unis dans les années cinquante, les compagnies discographiques recrutaient les artistes et décidaient quel répertoire ils enregistreront, le papier musique demeurait toujours à la base du système de production puisque l'on confiait le plus souvent au chanteur un morceau au préalable déjà composé. Libre à lui par la suite de faire du procédé d'enregistrement un facteur plus ou moins évident de réussite afin de transformer l'écriture du morceau en une réinterprétation personnelle. Dans tous les cas, la distinction auteur-compositeur/interprète y est très nette306. Néanmoins, les Beatles montrent que les règles du jeu durant les années soixante ont changé : le groupe n'est plus seulement l'interprète de tubes composés par d'autres, mais il compose désormais soi-même, n'hésitant pas à faire du studio et des machines (la bande magnétique, par sa plus grande maniabilité, remplace l'ancienne partition) les vecteurs de toutes les possibilités et de toutes les audaces. L'album qui en résultait ne comprenait plus de reprises, mais il était dès lors le fruit d'un travail minutieux, à la fois sur le plan sonore mais également sur le plan visuel.

If Le studio d'enregistrement : symbiose entre technologie et créativité

A/ Pourquoi le studio ?

306 C'était notamment le cas au Brill Building américain, véritable usine à tubes, ou dans certains labels comme Motown ou Stax, au sein desquels des équipes d'auteurs-compositeurs produisaient des chansons destinées à être enregistrées par des artistes sous contrat.

Le studio constitue l'environnement de départ du nouveau processus de travail, et vient confirmer la place nouvelle des technologies, non plus seulement comme un simple prolongement qui venait s'ajouter à la performance du chanteur ou de l'instrumentiste (v. Chapitre 4), mais dans une perspective nouvelle de composition, détachée spatialement et temporellement des contraintes du « direct ».

Figure 19

Le studio d'enregistrement moderne se constitue d'une salle où se placent les musiciens, captés par des micros, une autre où se trouvent les techniciens et les appareillages (la cabine, ou control room), séparées par une vitre. Les sons passent par un amplificateur (qui est augmenté d'un vumètre et d'un potentiomètre permettant d'augmenter le volume lors de passages trop doux ou de le diminuer au contraire pour éviter la distorsion du signal) et sont relayés ensuite par un haut-parleur. Le système se perfectionne avec la table de mixage, augmentant les possibilités de contrôle du volume sonore, mais aussi de filtrage.

Tiré de : ANGELO, Mario d', La renaissance du disque : les mutations mondiales d'une industrie

culturelle, Paris, La Documentation française, 1989, p. 20.

Devant leur succès considérable, la décision des Beatles de mettre fin à leurs représentations publiques à partir de 1966 est très significative des obstacles qu'ils rencontrent alors lors de leurs prestations scéniques : couverts par les hurlements du public, les systèmes de sonorisation de l'époque sont alors incapables de faire le poids dans les stades immenses dans lesquels ils se produisent. Réduits à à peine effleurer le chant et le jeu instrumental, totalement noyés par les cris des fans alors que les façades sonores n'apparaîtront qu'en 1968-1970307, il paraît difficile dès lors de permettre un quelconque sursaut créatif sans se détacher des contraintes du direct.

307 KOSMICKI, Guillaume, Musiques électroniques : des avant-gardes aux dance floors, Marseille, Le mot et le reste, 2009, p. 153.

L'audacieuse décision des Beatles permet donc de comprendre que le phénomène de la Beatlemania ne peut être réduit à une simple stratégie marketing selon les normes que j'ai pu montrer lors du précédent chapitre. Ce fut du moins le cas jusqu'au milieu des années soixante, afin de permettre le lancement du groupe sous l'impact de l'inconséquence tant musicale que littéraire des premiers tubes, uniquement portés par l'enthousiasme communicatif de l'interprétation. Or, le statut de « groupe culte » qu'on lui accorde à l'heure actuelle tient plus dans l'émergence d'un authentique talent mélodique par la quête de progressions harmoniques moins prévisibles, bientôt celle d'une plus grande liberté de ton, influencée par les fulgurantes audaces poétiques et littéraires de Bob Dylan. Surtout, les progrès technologiques ont transformé peu à peu le studio, jusque-là simple lieu de captation, en terrain d'expérimentation artistique à part entière, mise à profit par le producteur George Martin dont l'influence sur la musique du groupe n'est plus à prouver. C'est en studio et nulle part ailleurs que s'invente la musique de l'avenir ; véritable instrument de création, il va permettre à Martin de s'orienter peu à peu dans des voies de plus en plus expérimentales que les enregistrements et les technologies instrumentales en plein développement vont pousser à bout. Certains sociologues remarquent d'ailleurs à juste titre le paradoxe esthétique qui habite la musique pop, entre d'une part une forme musicale

simple, et en contrepartie une production technique des plus affutées pour produire un son toujours plus précis308. Le travail se concrétise surtout à partir de Rubber Soul en 1965 et de Revolver en 1966, en même temps que sort en parallèle sur le label Capitol l'album Pet Sounds des Beach Boys (1966), tout aussi révolutionnaire, et le single « Good Vibrations » du même groupe.

B/ La modernisation des équipements

Parmi les innovations principales qui ont conduit à la réussite commerciale, le studio se modernise et renouvelle dans un premier temps son parc de consoles d'enregistrement, d'abord aux États-Unis : Pete Townshend (leader du groupe The Who) s'émerveille ainsi en visitant le studio Gold Star de Hollywood309. Ce dernier, dont l`agencement scientifique

308 WARNER, Simon, « Genre et esthétique dans les musiques populaires » in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), Stéréo : sociologie comparée des musiques populaires : France/G.-B., Paris, Irma éditions, Puceul, Mélanie Séteun, coll. « Musique et société », 2008, p. 185.

309 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, Audrey, Révolution musicale : les années 67, 68, 69 de Penny Lane à Altamont, Marseille, Le mot et le reste, 2008, p. 52.

permet pour la première fois de retravailler le son au mixage, fut le lieu dans lequel le wall of sound de producteur américain Phil Spector fut expérimenté : une prise de son est réalisée par un groupe important de musiciens, puis le signal est retraité dans une chambre d'écho disposant rapidement de panneaux anti-bruits (à l'époque une cave munie d'enceintes dont le son réverbéré est capté par des micros placés en fonction de la source vers laquelle ils sont orientés). Le résultat donne une puissance unique pour un enregistrement monophonique310. L'homologue britannique à Spector, qui nous intéresse davantage, se nomme Joe Meek. Usant quant à lui pour la première fois de la compression dynamique (réduction des différences entre les niveaux les plus faibles et les plus forts), elle lui permet l'obtention d'une puissance sonore remarquable à chacun des enregistrements. Bricoleur de génie qui fabrique ses propres consoles, perfectionne ses effets, il insère régulièrement des bruits divers dans ses enregistrements, et n'hésite jamais à bouleverser les placements des micros ou à remplacer des éléments de batteries par des objets pour obtenir des sons inédits. Malgré l'échec du label Triumph Records qu'il avait créé en 1960, Meek installe son propre studio au 304 Holloway Road à Islington (Londres) dont lequel il conçoit une série de succès : « Johnny Remember Me » de John Leyton, « Have I the Right » des Honeycombs et, probablement son titre le plus connu, « Telstar » des Tornadoes (1962) : un instrumental révélateur de la musique sur bande qui pouvait désormais être méticuleusement travaillée avant d'être transférée sur disques. Il fut réalisé avec des bandes enregistrées par le groupe sur lesquelles Meek rajouta de nombreux effets et un clavioline pour donner un son très énergique311. Profondément paranoïaque, toujours inquiet de se faire voler ses innovations, Joe Meek finit par se suicider en 1967. Son travail marque de façon représentative d'une part la fin de la pièce unique, où les musiciens jouaient quasiment en direct au début de la décennie, et d'autre part la possibilité de retravailler le son au mixage grâce à de nouvelles gammes d'amplificateurs.

À ces modernisations d'équipement s'ajoute l'apparition d'un nouveau matériel qui contribue à élargir l'appareil sonore. Par exemple, la pédale wah-wah, destinée à la guitare,

310 On peut trouver des exemples intéressants dans des titres plus que célèbres comme le « Be My Baby » des Ronettes, ou encore le « Da Doo Ron Ron » des Crystals. Une compilation reprend la plupart de ses titres à succès de l'époque (Back to Mono).

311 KOSMICKI, Guillaume, op. cit., pp. 150-151.

est lancée vers 1966 : « Ce système simple requiert un filtre passe-bande et un potentiomètre. Le filtre laisse passer une bande de fréquences graves ou aigues en fonction de la position de la pédale qui actionne le potentiomètre. Les sonorités de guitare se trouvent transformées en des « waaaahh » qui ressemblent aux pleurs d'un bébé. »312 Quant à la fuzz box, déjà présente dans les studios depuis 1964 (Dave Davies des Kinks l'utilise sur « You Really Got Me »), elle devient une pièce importante du son psychédélique britannique. Sous la forme d'une pédale qui provoque elle aussi une distorsion du son de guitare, elle renouvelle le son des Hollies comme sur « Then the Heartaches Begin », extrait de l'album Evolution. À partir de 1967, toutes les pédales de distorsion sont dénommées indirectement fuzz box et serviront de base aux expérimentations les plus folles que l'on peut entendre sur des albums comme Disraeli Gears de Cream (dont le guitariste est Eric Clapton) et surtout le Electric Ladyland (1968) de Jimi Hendrix, enregistré au départ aux studios Olympic à Londres.

Cependant, la principale modernisation des techniques d'enregistrement qui ne remet pas uniquement au goût du jour des techniques parfois anciennes réside dans la généralisation des studios multipistes. Alors que depuis le début de la décennie, toutes les consoles d'enregistrement fonctionnent à quatre pistes, l'arrivée du huit pistes en 1968 représente une évolution inestimable. Si on revient aux liens qui unissent l'innovation technologique et le son des Beatles, le magnétophone quatre pistes leur déjà permettaient de « tracker » (ou technique de l'overdubbing), à savoir recopier ou de rajouter sur une piste ce qu'ils avaient déjà enregistré sur les trois autres. L'effet de compression permettait à des instruments comme le mellotron (un ancêtre du synthétiseur) de lire des bandes pré enregistrées où figurent par exemple des instruments en solo, des sections orchestrales ou encore des rythmiques toutes prêtes : on en trouve un exemple flagrant sur la chanson « Strawberry Fields Forever » (novembre 1966), dont les montages de bandes (certaines étant même passées à l'envers) contribue à étoffer la texture des sons. L'usage des bandes inversées, issues de l'avant-garde, permettaient en l'occurrence, si on les accélérait ou si on les passait à l'envers, de créer différents effets, celui d'une impression d'ascension, de rêve, ou de reproduction de prise de substances psychotropes. Quant au huit pistes, composé de quatre pistes mono et quatre pistes stéréo, cette technologie permettait d'utiliser plusieurs pistes pour les voix, une pour la batterie, une pour la basse, etc., et, en jouant sur les effets mono/stéréo, de donner du relief à la musique. Ces nouvelles perspectives obligent les ingénieurs à se surpasser pour permettre au bouillonnement créatif des artistes de se matérialiser : respectivement, les albums Revolver

312 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, op. cit., p. 53.

et Sergent Pepper des Beatles furent enregistrés sur un quatre pistes pour l'un, et sur un huit pistes pour l'autre. Il en découle des fusions incroyables d'ambiances diversifiées qui s'enchaînent comme des tableaux sonores au sein d'un même morceau. Si il serait fastidieux et trop long pour en faire l'énumération, on peut néanmoins en donner quelques exemples significatifs : sur la chanson « Tomorrow Never Knows », on entend une boucle rythmique à la sonorité particulière, obtenue par l'association de la batterie jouée en direct avec huit magnétophones contrôlant des boucles actionnées au fur et à mesure par les techniciens du studio ; le titre « A Day in the Life » inclue un orchestre symphonique au milieu d'une ballade à tiroirs dans laquelle les voix changent sans cesse de couleur sous l'effet d'une réverbération couplée avec un filtrage ; dans le morceau « Good Vibrations » des Beach Boys, probablement le plus en avance des années soixante, enregistré dans quatre studios différents durant six mois à l'image d'un patchwork sonore, les jeux de volumes sur les potentiomètres lors du mixage sont remarquables tandis que l'usage d'un theremin, fait rare, contribue à l'originalité du morceau qui offre en outre une structure très variée et affranchie du traditionnel couplet/refrain. On pourrait encore multiplier les exemples.

L'innovation intervient également au niveau vocal puisque les voix trafiquées sont une constante de la musique psychédélique. L'un des moyens utilisés pour y parvenir est d'enregistrer la voix à travers une cabine Leslie (du nom de son inventeur Donald Leslie, haut-parleur tournant dont on peut faire varier la vitesse de rotation) puis de l'enregistrer de nouveau, ce qui produit un effet de vibrato intermittent. Les enceintes Leslie étaient souvent couplées avec un orgue Hammond (v. par exemple « Tarkus » du groupe Emerson, Lake & Palmer). Le mégaphone est également souvent utilisé sur disque. Autre technique, le système ADT (Artificial Double Tracking), développé en 1966 par les ingénieurs des studios EMI à la demande des Beatles. Elle consiste à doubler une piste sonore (vocale ou instrumentale) et à la décaler très légèrement pour donner l'impression que deux instruments ou voix ont été enregistrées. Si on augmente le délai, il se forme un effet de phasing, jusqu'à obtenir deux sons distincts. Appelé à l'époque « skying », ce procédé est associé à la musique psychédélique313. De manière générale, l'ADT permet au musicien de ne plus avoir à s'enregistrer deux fois à la suite.

C/ Musique savante et studio

313 Les exemples les plus célèbres sont le final de « Itchycoo Park » des Small Faces (1967), la version de « You Don't Love Me » de Bloomfield, Kooper et Stills ou « Pictures of Matchstick Men » de Status Quo (1968), qui évoquent le décollage d'un avion à l'origine du nom de skying.

Dernier point, les ressources du studio ne furent pas uniquement mises au point pour la musique populaire, mais servit également pour la musique savante et purement expérimentale. David Bedford, par exemple, adopta avec enthousiasme la notion spatiotemporelle et les techniques vocales et instrumentales de John Cage dans sa Music for Albion Moonlight (1965). Ses 18 Bricks Left on April 21st pour deux guitares électriques (1967) se terminent par une improvisation de cinq minutes qui n'utilise qu'un feedback électrique. Roger Smalley et Tim Souster étudièrent tous les deux avec Karlheinz Stockhausen ; leur ensemble Intermodulation, fondé à la fin des années soixante, explora l'interaction entre électronique et improvisation. L'oeuvre de Smalley, Pulses for 5 × 4 Players (1969), utilise une notation qui accorde un haut niveau de liberté aux musiciens dont les sons sont électroniquement modifiés en studio314. Car si peu de compositeurs anglais n'ont atteint l'avant-gardisme visionnaire de Stockhausen, Krzysztof Penderecki, Steve Reich ou Witold Lutoslawski, il n'empêche que la musique expérimentale fut accueillie avec enthousiasme et, fait original, fut largement diffusée grâce à la BBC et son controller of music (directeur de la musique) William Glock qui se tenait au courant des idées avant-gardistes venues du continent, tout en maintenant une certaine idée de la tradition. Paradoxalement, c'est par le concert que le public s'enticha pour ces années de découvertes : Pierre Boulez, figure de la musique dite « concrète », dirigea pour la première fois le BBC Symphony Orchestra en 1964 et assura les premières britanniques, européennes ou mondiales d'oeuvres représentatives des compositeurs les plus importants de l'époque : Stravinsky, Carter, Holliger, Maderna, Stockhausen, Ligeti, Globokar, Berio, Zimmermann et Messiaen315.

II/ Du single au « concept album »

On l'aura compris, toutes les ressources du studio d'enregistrement sont mises à contribution afin de créer une véritable oeuvre en soi, où rien n'est laissé au hasard. Forgé par le sociologue Bennett que j'ai déjà évoqué, le concept de recording consciousness, bien que difficile à traduire, est significatif d'une tendance du recording à se diffuser dans la plupart des espaces où se joue la musique populaire. Autrement dit, le mode d'organisation du studio et ses technologies de pointe sont transportés par les musiciens dans les équipements, les

314 CROSS, Jonathan, « Compositeurs et institutions en Grande-Bretagne » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, p. 584.

315 Idem, pp. 582-583.

instruments, les studios de répétition et la scène316, même si ce dernier aspect paraît moins évident en raison de la volonté des artistes qui, précisément, s'approprient la technologie du studio pour envisager un disque qu'il va être difficile d'interpréter sur scène. Chaque face de disque est en effet conçue comme un tout incorporant un panel d'artifices sonores qui vont lui donner une cohérence appropriée, tandis que la place des morceaux et les enchaînements y sont particulièrement soignés. Le pic artistique est pour beaucoup considéré lors de la parution en juin 1967 du mythique Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles. Premier véritable « album concept », il est le fruit de plus de neuf cents heures de production, que George Martin a pu pleinement mettre à profit depuis son départ de Parlophone, pourtant devenu le sous-label d'EMI économiquement le plus rentable, et avec la création en 1965 de l'Associated Independent Recording (AIR), en compagnie de John Burgess et de

Peter Sullivan317. Attention à ne pas trop surévaluer la prééminence du travail de George Martin sur les Beatles ; c'est en effet parce qu'il laissa l'autonomie de créativité à la paire de musiciens Lennon/McCartney que leurs disques eurent autant d'impact. À aucun moment Martin refusa que ses poulains ne touchent à des instruments, à la différence de Joe Meek et des producteurs américains, dont les commanditaires et la nécessité d'engranger des tubes « à la chaîne » étaient un moyen de pression). Le célèbre producteur n'avait aucun doute des talents du groupe qu'ils ont fait mûrir sans la pression du commerce, et ce grâce à une solide culture musicale acquise en écoutant sur les gramophones portables (v. fin du Chapitre 5) des disques américains. Le rôle de Martin fut avant tout de guider et de confirmer des choix esthétiques ; en aucun cas il ne les créait vraiment.

A/ Une décision commerciale

La première des mutations touchant l'industrie du disque est donc la conséquence d'une évolution artistique que les technologies du studio ont contribué à favoriser. Les sorties successives du Rubber Soul des Beatles en décembre 1965 et de leur Revolver en août 1966, précédées de quelques mois du Pet Sounds des Beach Boys en mai, montrent que l'industrie musicale entre dans une nouvelle ère : celle de l'album, d'autant que la stricte rotation des

316 RIBAC, François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2007, p. 19.

317 TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 131.

tubes « commerciaux » tend à diminuer progressivement. Il faut cependant attendre 1968 pour que les ventes de 33-tours dépassent celles des 45-tours en Grande-Bretagne318. On s'en souvient, alors que l'industrie du disque dans les années cinquante réservait plutôt l'usage du LP pour la musique classique et le 45-tours pour la musique populaire, cette suprématie est largement remise en cause voire même détrônée par l'album de rock.

La décision du groupe de blues rock anglais Led Zeppelin d'ignorer délibérément le marché du single en ne sortant que des 33-tours constitue donc un acte commercial particulièrement téméraire, une façon de snober les charts du Top 40. Le passage radio d'un single, en parfois l'apparition télévisée constituaient une visibilité assurée dans les charts et une publicité indispensable au travail du groupe ; après tout, même en pensant que les singles soient destinés au marché éphémère des adolescents ou non, ils continuaient à servir de carte de visite pour les groupes319 et ce, toutes tendances musicales confondues (rock-pop, blues-soul). Led Zeppelin, en évitant soigneusement la machine de la « fabrique à tube » et les revenus qui y sont attachés, se forgèrent une réputation inoxydable, sur le long terme néanmoins : au début des années soixante-dix, ils régnaient sur le monde du rock avec le succès que l'on connaît, y compris par leurs ventes d'albums320.

B/ Une décision artistique avant tout

Ensuite, non content de dépasser son rôle de compilation de 45-tours à succès auquel il était cantonné auparavant, l'album devient une entité artistique propre que de nombreux groupes cherchent à imiter. Cet éclatement des formats traditionnels qui atteint toute l'industrie musicale en Angleterre, et notamment la vague psychédélique de la fin des années soixante dont nous reparlerons, n'aurait probablement pas voir le jour sans l'essor des scènes musicales de la côte Ouest des États-Unis. Dans la région de San Francisco par exemple, la sortie de single précédant la vente de l'album n'est pas une nécessité. Plus évocateur encore, les radios abandonnent la stricte rotation des tubes et laissent le choix aux programmateurs de diffuser ce qu'ils souhaitent : extraits d'albums, bandes inédites, faces B peu connues, etc.321

318 OSBORNE, Richard, « De l'étiquette au label » in FRITH, Simon, LE GUERN, Philippe, et al., Sociologie des musiques populaires, Paris, Hermès science, Lavoisier, Réseaux : communication - technologie - société, Volume 25 - n° 141-142, 2007, p. 73.

319 Des formations anglaises comme Cream, Deep Purple ou Black Sabbath, dont la musique comprend des similitudes avec le rock explosif de Led Zeppelin, ne s'en sont pas privés.

320 WARNER, Simon, op. cit., p. ?

321 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, op. cit., p. 50.

Des groupes psychédéliques comme le Jefferson Airplane322, le Grateful Dead, Quicksilver Messenger Service ou encore Moby Grape firent en sorte que leurs morceaux soient affranchis des temps d'écoute imposés, ambition que l'on retrouve encore plus lors des prestations live. À Los Angeles, d'autres groupes sortent des albums à la sophistication musicale inédite323. Cette mutation s'accompagne de l'éclosion d'une nouvelle génération de journalistes, avec à sa tête l'équipe du magazine de San Francisco Rolling Stone, qui cultive l'idée d'une dimension artistique de la musique populaire et valorise un aspect créatif plutôt que commercial. Par conséquent, ce n'est plus forcément le single qui a valeur de test d'entrée dans une maison de disques, mais plutôt le long format. Le single lui-même est aussi sujet à transformation. En Angleterre, c'est un morceau des Rolling Stones, « Going Home » (sur l'album Aftermath, avril 1966), long de onze minutes, qui ouvre la voie à des chansons excédant de plus en plus les minutes « réglementaires » du passage à la radio.

Ainsi, lorsque sort le 1er juin 1967 l'album Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles, qui n'avaient alors pas spécifiquement besoin de se forger une réputation, on est à l'apogée de ce mouvement de l'industrie vers la valorisation du 33-tours. Même s'il ne présente pas d'unité narrative globale, et si on retrouve déjà des préquelles dans leurs précédents morceaux (la sitar de « Norvegian Wood », le quatuor à cordes sur « Yesterday » ou « Eleanor Rigby », etc.), le disque est considéré comme le premier des « albums concepts », une forme d'innovation musicale spécifiquement britannique, dans sa « tentative d'embrasser en un seul et même kaléidoscope sonore l'ensemble des expressions musicales, par-delà l'espace et le temps. Européenne ou indienne, novatrice ou rétro, la musique de Sgt. Pepper trouve sa cohérence ultime dans la jubilation contagieuse des quatre musiciens à repousser autant que possible les limites de leur imaginaire, absorbant tout ce qui [...] peut se passer d'inédit ou de novateur sur la scène musicale au sens large [...] » 324. Un parallélisme intéressant peut être repéré avec l'album des Beach Boys, Pet Sounds, sorti le 16 mai 1966. Les deux groupes, de chaque côté de l'Atlantique mais unis par la même maison de disque EMI (ou du moins Parlophone pour les Beatles, et Capitol, rachetée par EMI, pour les Beach Boys), se livraient alors à une compétition confraternelle pour créer à chaque fois un album plus ambitieux et réussi que le dernier en date de leur concurrent et néanmoins ami (d'où le cheminement Rubber Soul > Pet Sounds > Sgt. Pepper > Smile). On trouve

322 Son troisième album de 1967, After Bathing at Baxter's, présente par exemple cinq grandes parties avec une alternance dans les morceaux entre parties instrumentales et lyriques.

323 On peut donner plusieurs exemples comme les Doors (The Doors, 1967), Love (Forever Changes, 1967), The Mamas & the Papas, les Monkees, etc.

324 LEROY, Aymeric, Rock progressif, Marseille, Le mot et le reste, 2011 [1ère éd. : 2010], pp. 15-16.

notamment sur Pet Sounds une multitude de sons rajoutés, d'instruments divers et d'arrangements raffinés afin de créer des couleurs riches et subtiles, qui sont le fruit du leader Brian Wilson et que l`on retrouvera par la suite chez les Beatles. Dans l'émergence d'une nouvelle forme musicale elle aussi très britannique, le rock dit « progressif », dont nous reparlerons brièvement, les deux albums furent très influents sur la génération suivante de musiciens.

Malgré tout, le premier album délibérément conceptuel s'intitule S.F. Sorrow des Pretty Things, sorti en décembre 1968. Produit par Norman Smith (qui travailla sur les premiers albums des Beatles) de façon artisanale avec des moyens limités, le disque, en dépit de ses qualités, tombe rapidement dans l'oubli. Si ses ambiances contrastées lancent la mode des opéras rock, disposant pour la première fois d'une cohérence narrative, il est occulté par le Days of Future Passed des Moody Blues (novembre 1967), album symphonique sorti avec l'appui du London Festival Orchestra et qui se place au-delà des carcans habituels de la pop music. À la fin de la décennie néanmoins, l'album de musique rock atteint une cohérence parfaitement réfléchie, soudant musique et texte autour de la dramatisation du récit. Dès 1966, les Who commencent à explorer des thèmes inhabituels ; trois ans plus tard, cette démarche amène le groupe à produire son oeuvre la plus aboutie, Tommy, tentative accomplie de dépasser le format de la chanson, privilégiant un récit cohérant tout au long de l'album. Quant aux Kinks, ils s'engagent dans une voie nettement plus littéraire en délivrant dans leurs chansons une exploration sociologique, parfois critique en ambigüe, de l'Angleterre des années soixante (The Kinks Are the Village Green Preservation Society, novembre 1968 ; Arthur (Or the Decline and Fall Of the British Empire), octobre 1969).

Une nouvelle vague de groupes, dits progressifs et qui émergent dans la seconde moitié des années soixante (Pink Floyd, Genesis, Yes, Caravan,...), dont l'album est le format de prédilection, accentuera cette « intellectualisation » de la musique rock en valorisant sa conscience artistique et son sérieux par rapport au genre « pop » - évolution déjà perceptible sur le premier disque des Pink Floyd, The Piper at the Gates of Dawn (août 1967), celui de Cream (Disraeli Gears, novembre 1967) et surtout celui de

King Crimson, In the Court of the Crimson King (octobre 1969). Le début de la décennie

suivante confirmera la consécration de l'album en tant que format dominant.

III/ Bilan : existe-t-il une créativité « de surface » ?

En parallèle de ces reconsidérations profondes sur la nature même de la production musicale, il existait également une créativité dite « de surface » passant par l'élaboration esthétique. Objet d'accaparation auprès de la jeunesse anglaise (v. fin du Chapitre 5), le disque est aussi le véhicule symbolique de toute une esthétique dite « pop », que l'artiste Richard Hamilton définit en 1960 en caractérisant ce qui était populaire dans l'image des médias :

« Populaire (pour un public de masse) ; éphémère (solution à court terme) ; remplaçable (facilement oubliable) ; pas cher ; produit en série ; jeune (destiné à la jeunesse) ; spirituel, sexy, à trucs (gimmicky) ; brillant (glamorous) ; grandes affaires (big business). »

Le disque dépasse donc son statut de simple invention technique pour devenir désormais le support privilégié d'une oeuvre globale (le son comme nous venons de le voir à l'instant, mais aussi textes et images). Alors que le mot pop ne s'appliquait au début des années soixante qu'au Pop Art et à la musique de variétés populaires destinée à la masse, la définition d'Hamilton laisse percevoir quatre champs d'utilisation325, dont trois ont déjà été entrevus de façon implicite dans les précédents chapitres : le champ commercial (les chansons pop de l'avant-1966, on l'a vu, sont souvent éphémères, vite oubliées car remplacées par une autre chanson après avoir été en tête des hit-parades, bon marché à travers le support du 45-tours, produite en série à des millions d'exemplaires et liées aux multinationales du disque comme EMI), le champ médiatique (la chanson dispose le plus souvent d'une audience de masse, grâce à la radio, la télévision ; elle sert de raccourci journalistique en rapport avec la jeunesse, la musique, les vêtements et est véhiculée par des chanteurs jeunes, sexy et glamour), et enfin le champ sociologique (dans l'étude d'une subculture adolescente et la révolte contre la nature élitiste et traditionnelle de la « haute culture »).

Le quatrième champ, le champ artistique, reste à approfondir car il intervient surtout à partir du milieu des années soixante, à un moment où les Beatles, après s'être cantonné à la popular music, donnent naissance à la pop music. Les différences essentielles tiennent en grande partie, comme le montre George Melly326, au processus créatif, plus ou moins inconscient dans le premier cas, réfléchi et délibéré dans le deuxième : « L'anti-

325 LEMONNIER, Bertrand, L'Angleterre des Beatles : une histoire culturelle des années soixante, Paris, Éditions Kimé, 1995, pp. 234-235.

326 Cf. MELLY, George, Revolt into style : the Pop Arts (1970).

intellectualisme du pop est une caractéristique valable pour les années 1960-1965, mais qui apparaît contradictoire avec les évolutions ultérieures : engagement des intellectuels reconnus dans le mouvement pop, prétentions littéraires, artistiques, musicales des pop stars. »327 À l'élaboration de disques de plus en plus complexes et travaillés par le biais de nouvelles directions artistiques, viennent en effet se rajouter tout un panel d'artifices visuels enrobant le produit fini et son impact.

Cette logique créative ne date pas des années soixante puisqu'elle rappelle l'idée de l'étiquetage du disque, en vogue dès que celui-ci fut inventé, ou encore, dans une perspective plus actuelle, les enjeux liés à la présentation audiovisuelle et au clip musical. Économiquement parlant, il faut aussi préciser qu'un groupe qui arrivait à présenter dans son ensemble une image originale et une bonne représentation sur scène avait plus de chances de décrocher un contrat. Les pochettes de disques deviennent la première forme d'innovation graphique censée refléter un univers en cohérence avec le contenu. Ainsi, si la pochette de Revolver, conçue par un ami à Paul McCartney, Klaus Voorman, fait part d'une certaine avant-garde artistique, celle de Sgt. Pepper, conçue par le peintre Peter Blake, artiste majeur du Pop Art, est à l'image de la nouvelle orientation du groupe : les quatre musiciens, habillés en membre d'une fanfare psychédélique, côtoient une galerie de personnages symboles de la culture populaire : Marylin Monroe, Bob Dylan, Oscar Wilde, Marlon Brandon, Muhammed Ali et d'autres. Dans le sillon de l'album, les Rolling Stones parodient la pochette sur leur album Their Satanic Majesties Request, utilisant en outre une « pochette interactive », avec un effet de 3D (l'image holographique est inventée au début de la décennie)328. En 1968, Storm Thorgerson et Aubrey Powell fondent l'agence graphique Hipgnosis afin de réaliser des pochettes basées sur les techniques photographiques dont ils explorent le potentiel narratif, en s'attirant des groupes désireux de prolonger certains concepts de leur musique. Enfin, au même titre que les pochettes, les affiches de concert, et les concerts eux-mêmes, deviennent eux aussi des

327 Idem, p. 236.

328 Néanmoins, le mauvais accueil réservé au disque amène le groupe à quitter l'univers psychédélique qu'il avait entrepris en concevant l'album. Les Rolling Stones en reviennent à leurs racines blues-rock, retrouvant par là même un goût pour la provocation que l'on retrouve sur des albums comme Beggars Banquet ou encore Sticky Fingers.

manifestes de la mouvance psychédélique contre les codes établis par la société329. Selon Aymeric Leroy, la prédilection très précoce du groupe londonien Pink Floyd pour le multimédia est à mettre sur le compte d'une volonté de détourner l'attention de ses déficiences techniques en développant autant que possible une forme de spectaculaire extra-musical, tant visuel que sonore, sur un terrain d'action qui n'a jusqu'ici était abordé par quiconque : premier groupe à disposer de son propre light-show, il témoigne par l'intermédiaire de ses membres, Roger Waters et Nick Mason, des anciens élèves en école d'architecture, d'une volonté de scénariser la musique au travers un emballage de plus en plus envahissant mais qui en parallèle forgera la réputation du groupe330.

Par conséquent, l'exceptionnelle période créative qui s'ouvre en Grande-Bretagne à partir de 1966 obligea à remettre au goût du jour la « liste » de Richard Hamilton : on en trouve en 1970 une nouvelle définition sous la plume de Richard Neville, un Australien qui fonde à Londres le journal underground Oz, et publie Play Power, dans lequel on y trouve une approche rénovée de la culture pop, mais identique dans ses fondements :

« Vivant ,
· excitant ,
· distrayant ,
· éphémère ,
· disponible ,
· fusionnel ,
· incontrôlable ,
· latéral (aux marges) ,
· organique ,
· populaire.
»

Si les références explicites à la culture de masse et au capitalisme marchand se sont atténuées par rapport à Hamilton, signe que la musique populaire ne se définissait plus forcément selon les critères de la « facilité », les deux termes clés y sont populaire et latéral, venant confirmer le sens d'une culture « post-1966 » qui n'emprunte plus systématiquement les sentiers battus, tout en gardant sa spontanéité originelle331. Le « populaire » renvoi à l'idée d'un renouvellement de la musique en référence à une société constamment en changement. Quant à la référence au « latéral », il marque et met en avant explicitement tout l'apport musical et artistique qu'ont eu entre temps l'underground et la vague contre-culturelle, déjà évoqués auparavant, sur le rock anglais.

Ces remarques effectuées sont nécessaires pour notre approche de la notion de créativité car elle se centre sur l'environnement culturel comme élément constitutif du processus créatif.

329 La plupart des affiches sont dessinées pour l'UFO. Le collectif Hapshash and the Coloured Coat - composé du duo d'artistes Michael English et Nigel Waymouth - en réalise la majorité. Les deux graphistes fondent l'agence Osiris Visions afin d'imprimer les posters. À leurs côtés travaillent Mike McInnerney, Greg Irons et surtout Martin Sharp qui oeuvre pour le magazine Oz, dont il réalise la plupart des visuels. RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, op. cit., pp. 46-47.

330 LEROY, Aymeric, op. cit., p. 20.

331 LEMONNIER, Bertrand, op. cit., pp. 236-237.

Les études dans ce domaine menées par Mihaly Csikszentmihalyi 332 sont parfaitement adaptées à notre sujet et nous offrent des réflexions intéressantes. Le psychologue hongrois parle de « domaines » pour qualifiés tous ces systèmes culturels et symboliques spécifiques que sont la musique, la technologie, la religion, etc. La nouveauté qui émerge de l'un de ces domaines peut être reconnue à sa juste valeur parce qu'elle dispose d'un rapport thématique avec ce qui est déjà connu. Ceux qui n'ont pas accès au « domaine » en question ne sont donc pas en mesure d'y apporter une contribution créative. Pour que l'acte d'une personne soit considéré comme étant « créatif », il faut aussi d'une part que la personne dispose d' « antécédents personnels », et d'autre part que celle-ci puise dans ce que Csikszentmihalyi dénomme le « champ social », afin de pouvoir offrir une alternative au sein d'un domaine particulier. Ce champ social va permettre d'imposer les conditions nécessaires à l'acceptation, ou au contraire au rejet des actes créatifs.

Figure 20

D'après TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 197.

Pour prendre un exemple concret, la seconde moitié des années soixante dans le domaine musical s'est ainsi largement imprégnée d'un champ social transformé par la culture pop, définie comme nous l'avons vu par Hamilton puis par Neville. Dans ces conditions, irriguées en outre par les désillusions du gouvernement Wilson alors que son ministre des affaires économiques George Brown disait lui-même vouloir « lancer le pays sur la route du

332Cf. CSIKSZENTMIHALYI, Mihaly, Creativity : flow and the psychology of discovery and invention (1997).

progrès »333, mais par un bilan nettement plus heureux grâce une série de législation libérale dans le domaine des moeurs et de la culture, les Beatles et ceux qui leur ont succédé participent d'une émulation créative qui, sans la présence et la reconnaissance de leur environnement contextuel, n'aurait probablement pas pu voir le jour.

Cette théorie, si elle n'est pas sans défauts, rappelle également le rôle clé de la « motivation intrinsèque » des artistes et de la prise d'initiative dans le développement de la créativité (antécédents personnels). Dans la lignée de Csikszentmihalyi, Teresa Amabile334 propose également trois composantes essentielles comme influençant la mise en oeuvre de l'innovation : la motivation intrinsèque de la personne, ses compétences et la pensée créative. Si Amabile ne propose que deux niveaux d'analyse que sont l'individu (les artistes) et l'organisation (les firmes), le modèle de Woodman, Sawyer et Griffin335 le complète et montre que l'idée de créativité résulte de l'interaction entre différents domaines sociaux : « Ils prennent des caractéristiques individuelles (aptitudes cognitives, personnalité, motivation intrinsèque, connaissances) qui interagissent avec des caractéristiques de groupe (normes, cohésion, taille, rôles, tâche, diversité, techniques de résolution des problèmes), qui elles-mêmes interagissent avec des caractéristiques organisationnelles (culture, ressources, récompenses, stratégie, structure, technologie). » 336 Cette mosaïque complexe de caractéristiques individuelles, groupales et organisationnelles créée le contexte, la situation créative dans laquelle joue les comportements individuels et groupaux et qui donneront naissance au produit créatif (l'innovation). Après avoir analysé de façon précise l'influence du milieu social et les motivations intrinsèques des artistes que l'on retrouvent au niveau de la conception des disques, le chapitre suivant sera consacré à l'organisation des firmes, bousculée par cette relance de la créativité musicale.

Conclusion du chapitre :

Face à ces multiples transformations, il reste difficile de définir la culture de l'époque, entre ceux notamment qui y voient une culture « globale » née de la conjonction de la société

333 La situation se détériore alors dans tous les secteurs économiques (500 000 demandeurs d'emplois à la fin de l'année 1966, soit + 65% depuis 1965.

334 Cf. AMABILE, Teresa, « A model of creativity and innovation in organizations » (1988).

335 Cf. WOODMAN, R. W., SAWYER, J. E., GRIFFIN, R. W., « Toward a theory of organizational creativity » (1993).

336 VIALA, Céline, PEREZ, Marie, « La créativité organisationnelle au travers de l'intrapreneuriat : proposition d'un nouveau modèle », AIMS, Luxembourg, 2010, p. 6.

150

Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années

Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?

technologique et médiatique d'abondance, avec le désir de rapprochement entre les niveaux de culture et la naissance d'un way of life original, et ceux qui préfèrent distinguer une multitude de subcultures (youth culture, underground culture, street culture, etc.), dont le point commun peut - éventuellement - être la musique.

On peut cependant y distinguer une trajectoire globale, celle où on passe du vedettariat pop à des bouleversements créatifs. Au sein des mutations du dispositif créatif, si la partition n'est pas abandonnée (elle reste nécessaire à l'écriture des mélodies), elle vient néanmoins se placer à un autre moment de la chaîne de traitement du son, à une position nouvelle au sein du réseau technique. Dès lors, la création passe par l'intermédiaire de la technologie et devient le matériau de base à partir duquel le travail s'organisait, dans un esprit d'autonomie le plus total et ce afin de promouvoir le domaine de la composition (et non plus seulement de la réinterprétation ou du covering) comme moyen d'accès à la « haute culture ». Ce paradigme devient ni plus ni moins le nouveau modèle à partir duquel on conçoit la musique337, et dont on retrouve des traces jusque dans nos sociétés actuelles (par exemple, le home studio, où un PC est équipé d'une carte son et d'un logiciel d'acquisition et de montage, permet de modéliser un studio dans quelques mètres carrés).

337 Cf. RIBAC, François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2007.

CHAPITRE 8 : LA RECONSIDÉRATION DES STRUCTURES
EXISTANTES

Ce chapitre s'interroge sur l'un des aspects primordiaux au fonctionnement de l'industrie musicale : le dyptique majors / labels indépendants. Si ce phénomène était déjà apparu aux États-Unis au moment de la naissance du rock and roll, il se reproduit avec une intensité et une spécificité accrue à partir du milieu des années soixante en Grande-Bretagne, dans le sillage creusé par les Beatles. Mario d'Angelo338 parle très justement de « périphérie » et de « centre » pour désigner de manière représentative cette dichotomie qui n'englobe pas seulement la structure industrielle des firmes mais aussi tout un réseau de facteurs culturels et sociaux à prendre en compte. Ce sont ces aspects qui dynamisent le plus l'industrie du disque puisqu'autant les majors anglaises, homogène dans leur ensemble, constituent la force centripète se chargeant à la fois de la production, de l'édition, de la fabrication et de la distribution, autant la « nébuleuse » d'entreprises de production (la périphérie) qui existe en parallèle se cantonne le plus souvent dans la seule production de programmes pour des raisons que je vais tenter d'expliquer. La dynamique du secteur dépasse en outre l'opposition biaisée entre le caractère industriel du côté des « grands », et artisanal du côté des « petits ». Jusqu'à quel point les majors se sont elles vues déstabilisées par l'avènement des indépendants ? Les conséquences de ce renversement des tendances sont elles mesurables sur le long terme ?

I/ Les majors : centralisation et distribution

338 Cf. ANGELO, Mario d', La renaissance du disque : les mutations mondiales d'une industrie culturelle (1989).

Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne met fondamentalement la place des majors du disque sur le devant de la scène. Le succès colossal des Rolling Stones (Decca) et des Beatles (Parlophone/EMI), bien que ces derniers aient été rejetés plusieurs fois avant d'être engagés par EMI, montre dans un premier temps une ouverture de l'industrie, qui ne cantonnait plus le rock uniquement à un public ouvrier où à une classe sociale particulière, et prouve que les grandes compagnies, même si elles ne représentent qu'une fraction du paysage discographique, réalisent à elles seules la plus grande partie des ventes mondiales. Pour plus de clarté, j'ai délibérément choisi de revenir quelques années en arrière afin de mieux comprendre les liens noués par les majors du disque avec la naissance de nouveaux courants musicaux.

A/ L'arrivée du rock américain et ses conséquences

Les majors ont longtemps hésité avant de se lancer sur le terrain hasardeux de la musique rock. La première à entrer sur le marché fut Decca-US qui, à la différence de sa grande soeur britannique, était plus spécialisée sur la musique populaire. Malgré tout, une certaine prudence la gardait de multiplier les contrats avec les rockers américains ; sans pour autant renier un succès potentiel (elle signa Bill Haley, considéré comme l'un des premiers rockers avec Elvis Presley), sa stratégie fut de laisser ses propres sous-labels s'en occuper, minimisant ainsi les pertes financières en cas d'échec. En l'occurrence, Brunswick (entre temps séparée progressivement de sa maison-mère depuis l'arrivée du manager Nat Tarnopol) et Coral (créée en 1949 et qui connut le succès grâce aux McGuire Sisters et Teresa Brewer) signèrent des contrats avec des musiciens célèbre comme Buddy Holly ou encore Rocky Nelson339. Assurément, Decca-US était devenu un puissant label mais sa gestion était fortement handicapée par la non prévoyance de ses responsables ; ainsi, à la fin des années cinquante où le rock and roll commence à décliner, rien ne peut empêcher une imminente prise de contrôle, pas même la création de London Records en 1947 qui permettaient de distribuer sur le territoire étatsunien les artistes britanniques de Decca-UK340, ni l'acquisition en 1952 du studio de cinéma Universal Pictures, et encore moins l'intérêt pour la musique country qui pousse Decca Nashville (fondée en 1945 par Paul Cohen à New York) et l'implication de son nouveau directeur, Owen Bradley, à venir s'implanter au coeur même de la capitale de la

339 TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 95.

340 Le répertoire musical y est alors assez maigre en talents nationaux à la différence d'EMI qui récupéra les Beatles que Decca-UK eut le malheur de refuser. Il faut attendre la signature de Tommy Steele et surtout des Rolling Stones et des Who pour que la firme anglaise puisse se construire une liste d'artistes anglais digne de ce nom.

country341. Par conséquent, en 1962, la MCA (Music Corporation of America) rachète Decca-US. À l'origine créée à Chicago par Jules Stein en 1924 et établie comme agence de management, elle devint rapidement une major incontournable sur la scène américaine, en raison d'une stricte réorganisation de l'entreprise qui commença à la fin des années soixante : contrôle des centres de distribution désormais réduits au nombre de sept, fusion des usines de production de disques et rassemblement des anciens bureaux à New York. La consolidation s'achève en 1973 et prend le nom de MCA Records, célèbre pour avoir lancé les premiers disques d'Elton John, alors inconnu.

De toutes les majors qui contrôlaient le marché américain avant l'arrivée du rock and roll, seules CBS et RCA ont survécu : « In the early 1970s, CBS was so omnipresent that it was nearly impossible to spend a dollar without increasing CBS's profits. »342 La confiance qu'elles ont eu à considérer le rock comme un phénomène culturel et commercial sans précédent y est pour beaucoup (elle leur a permis notamment d'éviter le piège dans lequel est tombé Decca-US), alors que quelques années avant, ne l'oublions pas, ce sont précisément les indépendants qui ont compromis leur réputation en signant les premières rocks stars. Si on en tire des conséquences, il est donc parfaitement normal que l'émergence de la musique psychédélique qui succède, dans l'étude des courants musicaux, au rockabilly des pionniers, est ainsi allée main dans la main avec les maisons de disques : CBS et la Warner ont su anticiper et s'ouvrir à la nouvelle génération de groupes, avec des labels de taille plus modeste comme Elektra ou Atlantic. Bien entendu, les majors les plus anciennes comme CBS et RCA ont l'avantage d'être reliées à des réseaux radiophoniques installés à l'échelle nationale, ce qui ont garanti leur survie. Quant à la Warner Music Group (anciennement WEA Records), créée plus tardivement en 1958 comme filiale de la Warner Bros Pictures et qui surpasse RCA en termes de ventes pour se placer juste derrière CBS, son succès résulte de sa capacité à jongler sur le succès de styles musicaux diversifiés : elle rachète en 1970 Elektra (fondée en 1950 par Jac Holzman, répertoire rock essentiellement) et Atlantic Record (fondée en 1947 par Ahmet Ertegün, répertoire jazz, blues et soul au départ, puis rock). Ce phénomène poussé de concentration atteint son apogée justement à un moment où les lois anti monopole américaines s'assouplissent quelque peu puisque le groupe Warner Communications Inc. regroupe les trois compagnies de disques sous le nom de WEA (Warner - Elektra - Atlantic) en octobre 1972.

341 http://en.wikipedia.org/wiki/MCA_Nashville_Records#MCA_Nashville

342 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 122.

Centralisation, concentration et distribution sont donc les maîtres mots des maisons de disques aux États-Unis, mais qu'en est-il du réseau en Grande-Bretagne ?

Depuis que Decca perd sa petite soeur absorbée par MCA, elle tire heureusement pleinement profit du succès colossal des Rolling Stones jusqu'en 1970. Quant à EMI, beaucoup moins faible sur le marché international que sa rivale, elle profite avec Capitol du juteux marché engrangé grâce aux Beatles. Comme aux États-Unis, mais en apparence seulement, les indépendants ont laissé les majors s'emparer du rock anglais. En réalité, la situation est plus complexe, nous le verrons par la suite. L'important à noter se trouve dans l'étude des trajectoires prises par les firmes discographiques qui, comme aux États-Unis (mais avec quelques années de décalage), sont caractérisées depuis le début des années soixante jusqu'en 1966 par une croissance du marché et, simultanément, une concentration. L'étude de Chapple et Garofalo343 montre très justement les différents types de fusions que l'on a pu jusqu'ici observer, qu'il s'agisse de la « fusion horizontale » où les firmes fusionnent pour augmenter leur part de marché comme ce fut le cas entre EMI et Capitol (même si la firme anglaise reste la force majoritaire dans l'opération), ou encore de la « fusion verticale » que

l'on observe toujours chez EMI avec le contrôle du « noeud de la distribution » (accès aux lieux de

vente), grâce aux magasins HMV. En 1965 EMI

créa un « club de disques », censé distribuer les disques directement, sans passer par des relais

inutiles ; malgré l'échec de ces clubs qui peu de temps après furent revendus344, ils sont néanmoins révélateur de l'importance de cet espace de contrôle concernant les ventes de disques (eux-mêmes protégés grâce au copyright), et que les directeurs des grandes maisons de disque ont toujours voulu s'approprier.

B/ Peut-on parler de complémentarité entre majors et indépendants ?

Les majors ont bien conscience, en raison de leur ancienneté et de leur poids sur le marché, qu'elles seules peuvent garantir aux artistes distribution, promotion et qualité technique. En effet, c'est parce que les moyens de distribution sont contrôlables ou contrôlés que l'industrie du disque est susceptible de contrôle et de centralisation. Alors que la

343 Cf. CHAPPLE, Steve, GAROFALO, Reebee, Rock `n' Roll is here to pay : the history and politics of the music industry (1978).

344 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 119.

distribution représente généralement la partie la plus coûteuse en investissements, il est logique que ce soient les majors qui dominent l'industrie entière puisqu'elles seules ont les capacités de mobiliser le plus de capitaux. En outre, la grande taille des entreprises est source d'économies d'échelle qui provoquent elles-mêmes une baisse des coûts unitaires de fabrication et de distribution. En revanche, concernant la production, l'accès est davantage ouvert : en théorie, n'importe qui peut produire des disques à condition d'avoir le capital à risquer. De cette dissociation entre production/diffusion naît durant une brève période une stratégie de complémentarité entre majors et indépendants, et qui s'interpose aux idées reçues que l'on peut avoir sur l'opposition systématique entre d'un côté les petits labels et de l'autre les multinationales du disque. Ainsi, les structures indépendantes jouent un rôle qui s'apparente à celui du « poisson pilote » 345 : elles couvrent les lacunes du marché en remplissant une fonction d'exploration et de développement des nouvelles tendances et innovations musicales. Si elles gagnent un marché de masse, elles peuvent être ensuite exploitées par les grandes maisons qui disposent d'un arsenal logistique et commercial beaucoup plus important, et donc aussi plus attractif pour l'artiste. Par les relations nouées entre les fondateurs des labels indépendants et les acteurs du milieu, on en revient encore et toujours à la figure du producteur, décidément au coeur de l'industrie du disque (v. Chapitre 5), qui va définitivement mettre en valeur le mieux la production346. Ainsi, « the British Invasion would not have happened without experienced producers and managers »347. Généralement, producteur et manager représentaient la même personne, signe d'une forte implication qui explique mieux le fait que chaque acte de naissance d'un groupe du British Beat soit directement lié à un producteur attitré qui eut une grande influence pour le succès de ses musiciens : Georgio Gomelsky a produit les Yardbirds et les Animals d'Eric Burdon, Don Arden les Small Faces de Steve Mariott, Kenneth Pitt, David Bowie et Manfred Mann et Shel Talmy travailla auprès des Kinks et des Who, dont il produit les trois premiers singles ainsi que le premier album des Who, My Generation (1965)348. En laissant la responsabilité aux indépendants de prendre le risque de la recherche de nouveaux courants musicaux, les grandes

345 GUELLEC, Dominique, Économie de l'innovation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009 [1ère éd. : 1999], p. 40.

346 Mario d'Angelo note également que l'unité artisanale consacrée dans lequel on retrouve le producteur est autant l'affaire des majors que des indépendants. En réalité, on parle plus de « directeurs artistiques » pour les majors et de « producteurs indépendants » pour les petits labels. Autre nuance : alors que pour une major, le succès ou l'échec de la gestion des talents qui incombe au producteur se fait pas le biais de licenciements ou, à l'inverse, de promotions, pour un label indépendant, un échec se solde la plupart du temps sur une faillite. ANGELO, Mario d', La renaissance du disque : les mutations mondiales d'une industrie culturelle, Paris, La Documentation française, 1989, p. 29.

347 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 131.

348 Idem, p. 131.

majors ont tout à gagner et pas grand-chose à perdre : elles peuvent toujours signer et enregistrer grâce à leurs capitaux supérieurs les nouveaux groupes qui, avec l'aide des indépendants, ont fait leur percée sur le marché. Comme le dit si bien David Buxton, « structurellement, les indépendants jouent le rôle de filet de protection pour les grandes maisons en trouvant les talents qu'elles ont manqués »349. Cette complémentarité participe à un projet de diversité musicale sur le long terme et à grande échelle.

C/ Les majors : une bureaucratie lourde et complexe

Ces remarques effectuées doivent cependant aboutir à un autre argument concernant les majors : la lourdeur de leur bureaucratie qui, à la différence de la flexibilité des indépendants350, empêche les labels les plus importants de s'adapter aux mouvances de la créativité musicale. L'incitation de chaque chercheur, noyée dans la masse de ses collègues, est moindre que dans une petite firme, où chacun sait que la survie du label est entre ses mains. L'exemple le plus significatif se retrouve chez Capitol : avec le succès des Beatles, le label américain fut réduit à se cantonner au lucratif répertoire des Fab Four de Liverpool : « The Beatles carried Capitol for five years, and masked the basic problems at the company : outdated financial organization, little understanding of rock music. »351 Dès lors, lorsque les Beatles se séparent en 1970, les pertes sont conséquentes et atteignent £6.2 millions en 1971352, ce qui pousse EMI à reconsidérer son organisation. À défaut d'abandonner le commerce du rock, et devant l'impossibilité réelle d'embrasser ce qui sortirait trop des conventions, EMI tente de diversifier encore davantage ses activités353. Elle se tourne en 1969 vers l'industrie de l'image en prenant sous son aile une chaîne de studio de cinéma (ABPC, Associated British Picture Corporation)354, et en contrôlant Thames Television. Au début des années soixante-dix, elle commence même à créer une organisation pour la commercialisation des instruments de musique même si le coeur de son activité reste la musique. Pour résumer, là où les « coups » isolés, les opportunités du moment dépendant peu des succès passés ou à venir, sont plutôt l'apanage des indépendants, à l'inverse les grandes vedettes, stables et peu

349 BUXTON, David, Le rock : star-système et société de consommation, Grenoble, La pensée sauvage, 1985, p. 140.

350 FARCHY, Joëlle, La fin de l'exception culturelle?, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Communication », p. 71.

351 CHAPPLE, Steve, GAROFALO, Reebee, op. cit. cité dans TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 118.

352 MARTLAND, Peter, Since records began : EMI - The first 100 years, [Londres], Amadeus Press, 1997, p. 254.

353 On s'en souvient, dès 1936, les laboratoires d'EMI avaient participé à la mise au point de la télévision, en passant par toute une panoplie de matériels électroniques (radios, calculatrices, etc.).

354 LANGE, André, Stratégies de la musique, Bruxelles, Pierre Mardaga, coll. « Création & Communication », 1986, p. 72.

nombreuses, au renouvellement lent (Beatles, Rolling Stones), sont l'affaire des multinationales. La signature des Beatles et des Rolling Stones par deux majors n'est au final pas vraiment une surprise puisque EMI et Decca se lancèrent elles mêmes dans une campagne de promotion grâce à leurs contacts étroits avec les médias, bien décidées à faire murir leur succès.

La simultanéité du phénomène de concentration des majors et de diversification de la production liée à l'immense foisonnement musical de la production qui succède à la Beatlemania de 1964 n'est donc en rien contradictoire puisque la nouvelle vague des indépendants britanniques, stimulés par l'essor des clubs et de l'underground artistique (v. Partie II, Chapitre 6), va ouvrir une brèche dans l'oligopole de l'industrie du disque sans toutefois la remettre en cause du fait du contrôle de la distribution par les majors. En même temps, la diversification de la production tend à infirmer l'idée que c'est bien la concurrence qui favorise la variété des productions et leur dynamisme.

II/ Les indépendants : un terrain propice à l'expérimentation

Les historiens économistes de l'industrie du disque estiment qu'il existe un laps de temps de trois ans laissé par les majors (1966-1969), déstabilisées dans leurs habitudes, qui a permis aux structures indépendantes de s'engouffrer et de s'affranchir de ses supérieurs, avant que ces derniers ne se rabattent de nouveau sur un monopole industriel. La fin des années soixante a vu en effet l'apparition en Grande-Bretagne de plusieurs types de maisons indépendantes. Clairement, elles ont en commun de fonctionner selon trois axes, que l'on retrouve encore aujourd'hui : découverte, production et éventuellement cession des droits 355 . Elles se comptent par dizaines, présentent une grande diversité de caractéristiques, et autant il serait fastidieux d'en faire l'énumération, autant en faire une typologie permet de distinguer leurs différences essentielles (v. tableau infra). Je reviendrai de façon plus détaillée sur certaines d'entre elles lors du prochain chapitre.

A/ Typologie des labels indépendants

La première catégorie, dite des labels « semi-indépendants », est en réalité une tentative prudente d'ajustement des majors pour coller à l'air du temps et afin de s'ouvrir à la nouvelle scène musicale, en l'occurrence le rock progressif dont nous reparlerons. La production des

355 PICHEVIN, Aymeric, Le disque à l'heure d'internet : l'industrie de la musique et les nouvelles technologies de diffusion, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1997, p. 26.

genres musicaux y reste relativement diversifiée afin encore une fois de minimiser les échecs (sans doute la crainte de reproduire l'erreur de Decca qui avait refusée les Beatles au profit de Brian Poole and the Tremoloes y est pour beaucoup). Il s'agit surtout d'intégrer dans leurs structures des auteurs-compositeurs-interprètes qui adoptent une démarche artistique selon laquelle l'art prime sur le commerce. Indépendantes au niveau de la gestion, elles sont financées et distribuées par une grande maison mère. On peut prendre l'exemple de Decca qui en 1966 crée le label Deram Records, destiné aux musiques nouvelles. EMI attend juin 1969 pour lancer Harvest Records, suivi par Philips qui, la même année, met sur pied Vertigo Records. Les Pink Floyd, qui signèrent chez EMI alors qu'ils produisaient de la musique psychédélique en avance sur leur temps, constituent un cas exceptionnel qui ne doit pas masquer le désintérêt général des majors pour la nouvelle scène, laissant le champ libre aux structures naissantes.

La seconde catégorie a été déjà en partie évoquée : on parle des labels qui sont financés par les artistes et les producteurs eux-mêmes en tant que sociétés indépendantes de production, normalement limitées à un seul artiste et liées par contrat de distribution à une major. L'archétype de ce nouveau modèle apparaît avec la création du label Immediate par le manager et le producteur des Rolling Stones, Andrew Loog Oldham, à la fin de l'année 1965. Bénéficiant du succès de ses protégés, bien qu'étant dans l'impossibilité de les signer sur son label, Oldham engage alors dans un premier temps des artistes pop comme P.P. Arnold, Billy Nicholls ou Chris Farlowe, qu'il confie à un jeune producteur, futur guitariste de talent fraîchement recruté, Jimmy Page. Il fait attendre le succès des Small Faces et des Nice pour que le label puisse prendre son essor à partir de 1967356.

L'un des premiers labels indépendants fut néanmoins Transatlantique. Fondé en 1964 par Nathan Joseph, il exista jusque dans les années quatre-vingt, cette longévité exceptionnelle pouvant être expliquée par la présence dans son catalogue de la fine fleur des musiciens folks (Bert Jansch, John Renbourn, Pentangle ou les Dubliners), commercialement peu porteurs. Le label continue donc son chemin, sans se soucier des mouvances liées à son époque. En fait, c'est la fondation d'Apple Record par les Beatles en mai 1968, pour « ouvrir la voie au succès artistique d'écrivains, de musiciens, de chanteurs et de peintres qui, jusque-là, n'avaient pu être acceptés par le monde commercial » 357 , qui illustre le mieux cette tendance à

356 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, Audrey, Révolution musicale : les années 67, 68, 69 de Penny Lane à Altamont, Marseille, Le mot et le reste, 2008, pp. 55-56.

357 LANGE, André, op. cit., p. 96.

l'émancipation des indépendants. Les quatre musiciens s'impliquent à part entière dans la production ou l'écriture de morceaux pour le label. Une partie de leur temps est également consacrée à l'écoute de toutes les bandes reçues par Apple. « Those Were the Days » de Mary Hopkin et « Come and Get It » de Badfinger sont quelques succès notables du label. Apple comporte aussi une section « musique d'avant-garde », Zapple, sur laquelle deux des membres des Beatles sortent un album, Unfinished Music N°2 Life With the Lions du couple John Lennon/Yoko Ono et Electronic Sound de George Harrison358. Planet Records, créé par Shel Talmy après son départ de Decca, Marmelade Records, fondé par Georgio Gomelsky, Chrysalis, Regal Zonophone, Major Minor, Jet, mis en place par Don Arden, Threshold, Manticore, Rocket, Swan Song ou encore Track Record, fondé en 1967 par le manager des Who, Kit Lambert, sont autant de labels dans lesquels la liberté de création, l'ouverture aux tendances musicales y sont totales, et les coûts de production bien moins prohibitifs qu'aux États-Unis359.

Une dernière catégorie est à mettre en exergue, s'insérant entre les deux autres, celle des maisons de disques de taille moyenne qui s'apparent sur bien des aspects à la catégorie précédente, mais qui se différencient simplement par leur taille et leur gestion, plus simplement liée à la figure d'un seul producteur : Virgin, Island et Charisma sont les trois plus connues en Grande-Bretagne qui se développeront pleinement dans les années soixante-dix. Par exemple, Island Records, créée en 1959 par Chris Blackwell, est au départ constituée pour distribuer des disques de reggae, en important ses plus fidèles représentants qu'ont été Bob Marley ou Jimmy Cliff. Il faut d'ailleurs attendre 1962 pour que les bureaux de la firme soient transférés de Kingston, en Jamaïque, à Londres. Par la suite, Island s'ouvrira aux plus grands représentants de rock progressif anglais des années soixante.

B/ Une influence indiscutable qui masque des handicaps structurels

Durant trois années, ces firmes ne font pas du profit et du potentiel commercial leur priorité, l'essentiel étant de satisfaire les nouvelles exigences d'un public ignoré des majors : « Ainsi, les maisons indépendantes britanniques sont d'une importance qui dépasse de très loin leur influence sur le marché : en effet, la formation de nouveaux talents en dépend. »360 La réelle complexité observée dans la typologie des différents types de labels ne doit pas en

359 PICHEVIN, Aymeric, op. cit., p. 28.

360 BUXTON, David, op. cit., p. 141.

358 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, Audrey, op. cit., p. 56.

effet pas faire oublier l'essentiel : comme le montre Charlie Gillett361, l'innovation musicale naît en dehors des grandes maisons de disques. Par sa structure artisanale, l'indépendant est mieux adaptée à la nouveauté. Ses décisions sont canalisées par un processus d'apprentissage et d'acquisition des routines, dans la mesure où le contact avec le milieu musical y est bien plus étroit que chez les multinationales du disque. Dans la façon dont elles exécutent la même activité de base (la recherche de nouveaux artistes), les firmes du disque, qu'elles que soient leur taille, vont pouvoir développer des routines qui expliquent mieux pourquoi majors/indépendants sont deux organisations différentes dans leur fonctionnement. Ainsi, la capacité créative et d'expérimentation apprise « sur le tas » par les petits labels peut jouer en leur faveur si les multinationales décident d'user de leur propre routine : éditer et distribuer.

D'un point de vue musical, rappelons également qu'une énorme proportion des artistes qui dominèrent le marché US aux cours des années soixante est d'origine anglaise ; si tous ne sont pas issus de l'avant-garde, tous ont commencé par se lancer sur le marché anglais, le plus souvent pas le biais d'un indépendant. La structure hiérarchique bien particulière des maisons de disques anglaises y est bien entendu pour beaucoup, et leur influence peut également se mesurer sur le long terme avec l'apparition progressive de courants musicaux successifs et typiquement anglais (rock progressif, punk, heavy metal).

160

361 Cf. GILLETT, Charlie, The sound of the city : the rise of rock and roll (1984).

Figure 21

161

Harvest (EMI)

Deram (Decca)

Dawn (Pye)

Neon (RCA)

Island

Vertigo (Philips)

Pink Floyd, Deep Purple, Electric Light Orchestra, Edgar Broughton Band, Barclay James Harvest, Syd Barrett, Roy Harper,

Roger Waters,...

Ten Years After, Procol Harum, Caravan, Egg, East of Eden, Giles Giles & Fripp, Michael Chapman, Curved Air, Camel, Khan,

Darryl Way's Wolf,...

Colosseum, Black Sabbath, Gentle Giant, Uriah Heep, Jade Warrior, Affinity, Gracious!, Beggars Opera, Nucleus, Manfred Mann, Keith Tippett Group, Patho, Magna Carta,...

King Crimson, Jethro Tull, Trafic, Renaissance, Emerson Lake & Palmer,...

Spring, Raw Material, Centipede, Brotherhood of Breath, Mike Brestwook,...

Atomic Rooster, Comus, Jonesy, Fruupp,...

Charisma

Page One Records

Planet Records

The Creation

Reaction Records

Cream, The Who

Track Record

The Who

Threshold Records

Manticore Records

Genesis, Vann der Graaf Generator, Rare Bird, The Nice, Hawkwind,...

The Troggs, Vanity Fair, Plastic Penny

Emerson, Lake & Palmer

The Moody Blues

Labels "semi-indépendants"

Labels de taille moyenne

Labels
indépendants

Revers de la médaille, sur le plan économique, la fragilité structurelle des indépendants et leur spécialisation stylistique/géographique bien trop ciblée ne les mettent pas à l'abri d'un potentiel échec commercial qui aboutit la plupart du temps à la mainmise inévitable des majors, car même la baisse des coûts d'enregistrement n'a pas réglé les problèmes que la fabrication et la distribution à grande échelle posent à un indépendant. En outre, les causes qui font que les indépendants ont une durée d'activité extrêmement brève trouvent leur origine dans la constitution des labels eux-mêmes et surtout dans la répartition en leur sein. Face à des institutions comme Decca, qui existent depuis quarante ans et disposent d'un mode de fonctionnement très organisé, le producteur du label indépendant est à la fois un financier et un commercial, cumulant bien souvent les casquettes de directeur artistique, de producteur délégué et d'ingénieur du son. C'est notamment lui qui apporte les investissements initiaux et gère la carrière de ses artistes (chansons, image de marque, studios, finances, scène, radio, politique commerciale, promotion, etc.). Par exemple, un label comme Page One Records, dont le fondateur, Larry Page, est également manager et producteur, ne peut se consacrer avec la même efficacité à tous ses artistes.

Non seulement la figure du producteur est souvent amenée à traiter avec les grandes maisons de disques pour distribuer ses produits (le prototype du producteur réellement autonome apparaît dans les années soixante-dix, développant un discours néomarxiste de « résistance » au capitalisme362 : plutôt que d'être l'employé d'une firme, il préfère investir lui-même pour réaliser un produit semi-fini, une bande enregistrée, qu'ils vendent par la suite aux firmes pour la fabrication et la distribution363), mais en outre, cette focalisation de l'activité du label sur seulement un ou deux groupes réduit considérablement sa marge de manoeuvre et le place dans une situation délicate, alors qu'encore une fois les majors peuvent compter sur plusieurs valeurs sûres dans leur rangs pour assurer des rentrées d'argent afin de rentabiliser le « risque de création ». Planet Records, par exemple, ne survit pas plus d'une année et durant ses derniers mois d'activité, ne travaille plus que pour The Creation, groupe réputé pour ses prestations scéniques mais qui ne parvient pas à s'imposer dans les charts britanniques, provoquant la fin du label de Shel Talmy. La surenchère des moyens déployés pour certaines productions a aussi raison du label Track Record, qui ne peut plus assumer la production des Who, Sell Out étant enregistré sur deux continents différents tandis qu'en parallèle le groupe impose au label des « frais de bouche » exorbitants. Le succès de Tommy

362 LEBRUN, Barbara, « Majors et labels indépendants : France, Grande-Bretagne, 1960-2000 », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2006/4, n° 92, p. 33.

363 LANGE, André, op. cit., p. 96.

ne suffit pas à inverser la donne et la mort de Jimi Hendrix, autre machine à succès de la maison, précipite la fin de cette entreprise prometteuse. Reaction Records, créé par Robert Stigwood, ne perdure également guère plus d'un an, entre 1966 et 1967.

En résumé, il y a bien complémentarité entre majors et indépendants, mais plutôt complémentarité à double tranchant : bien que fournissant dans quelques cas les fonds nécessaires aux petits labels, ces derniers finissaient par être absorbés par le centre une fois leur travail de « défrichage » de nouveaux talents effectués, à moins que le label périphérique ne grandisse avec lui, ce qui arrive très rarement (une exception notable reste Virgin, label qui se rapproche du centre mais qui conserve encore les traits caractéristiques de la périphérie). Les enjeux entre majors et indépendants et leur dialogue auprès du milieu musical renvoie très clairement au concept de « rationalité limitée »364 : dans un contexte de relance de la créativité musicale, les agents cherchent moins à étudier l'ensemble des possibilités qu'à trouver une solution et des décisions raisonnables dans une situation d'incertitude. Ainsi, plutôt qu'une taille optimale de la firme, il faut plutôt parler d'une distribution efficiente des firmes par la taille. La place des agents au sein des indépendants, parce qu'ils sont en contact ou sortent eux-mêmes du milieu musical, leur permettent également de disposer d'informations nécessaires que les grandes firmes n'ont pas, et qui vont jouer en faveur de la signature de tel ou tel artiste.

III/ Le tandem créativité/désuétude structure-t-il le marché ?

Tous les enjeux de cette bipolarité peut s'apercevoir lorsque que les indépendants connaissent la célébrité avec un « tube » à la suite duquel l'artiste les quitte le plus souvent pour signer avec une compagnie plus importante. Cet aspect vient mettre un terme de façon brutale à l'acte d'émancipation des indépendants, se révélant au final n'être qu'un pur acte de communication de la part de leur dirigeant. Il est en effet indéniable que pendant l'explosion du rock anglais des années soixante, les consommateurs et les artistes en particulier exerçaient un contrôle sur le marché : c'est en partant de cette considération que l'on peut comprendre pourquoi le rock et toutes ses variantes ont été autant investi par autant de créances et de discours « révolutionnaires » qui, avec un regard distant et analytique, ne sont pas aussi naïfs qu'ils pouvaient le faire croire. La fragmentation et l'imprévisibilité de marché était telle que l'on préférait enregistrer tous les styles, laissant le contrôle artistique aux musiciens eux-mêmes. En effet, n'importe quel courant pouvait percer à n'importe quel moment : après tout,

364 Cf. SIMON, Herbert, Administrative behavior (1947).

les Beatles ont été rejetés par plusieurs maisons de disques à leurs débuts. Les majors ont donc eu tout à fait raison de douter de leur propre capacité à prévoir le succès commercial de tel ou tel style de musique365.

A/ Les sources de la créativité et la relance de la demande

Mais comment expliquer cette fragmentation du marché qui, d'un certain côté, témoigne également de la vitalité de l'industrie musicale à cette période ? L'essor de la demande, sans pour autant la relier nécessairement aux industriels qui, afin de contrer une saturation possible du marché, exhortaient les consommateurs à acheter366, doit trouver son explication en termes de mode, comprenant une obsolescence des styles et des designs, et parvenant à se renouveler grâce à la présence des subcultures. D'une manière générale, on peut facilement dire que tout un pan de la musique au XXe siècle peut s'expliquer par des cycles de « désuétude progressive »367, au sein desquels les consommateurs, et afin de participer indirectement à la vitalité des firmes, sont invités à remplacer ce qu'ils possèdent pour des raisons de goût ou de style. Après tout, de façon simpliste, une mode musicale se succède à une autre pour des raisons commerciales : les rares artistes qui décident de perpétuer un style qui n'est plus en vogue ou de participer à la récupération d'éléments stylistiques sont perçus avec le recul comme avant-gardistes (ou démodés dans le cas inverse).

Déraciner de l'esprit du public cette notion de « durable » est un acte néanmoins complexe dans le domaine musical, surtout que les produits musicaux, à la différence des vêtements ou de la nourriture, ne s'usent pas si facilement ; en effet, « [...] comment créer une mode nouvelle tous les ans et comment s'assurer que cette mode plaira au public étant donné que le cycle de production et la santé de l'économie en dépendent ? »368 Pour expliquer ce phénomène, il fait se référer au milieu social de la musique, grosso modo représenté par la périphérie (labels indépendants), contre ou malgré la logique de l'économie marchande. Ce milieu est constitutif des éléments structurels et sociaux que j'ai pu mettre en évidence auparavant (arts schools, clubs, zones géographiques, etc. v. fin du Chapitre 6). Si les indépendants se focalisèrent sur cette périphérie bien spécifique, c'est avant tout parce qu'elle présente des modèles locaux d'adaptation. Ces « espaces libres » permettent à des unités

365 BUXTON, David, op. cit., p. 142.

366 Ce fut le cas dans les années cinquante : afin d'éviter l'accumulation des stocks, les industriels exhortèrent à acheter en terme d'accession aux produits électroménagers modernes même si logiquement, l'équipement des ménages atteint vite sa limite.

367 Cf. FREDERICK, George, Advertising and selling (1928).

368 Idem, p. 77.

périphériques d'enregistrer un type de musique, en forte interaction avec un milieu musical parfois le plus souvent marginal. C'est ainsi que l'on observe plus fréquemment à la périphérie le renouvellement du produit sur le plan des contenus musicaux369. Bien plus qu'un simple accroissement de la valeur d'usage des objets, la logique est celle de la créativité sociale : il aurait été inconcevable que tous les éléments de mode lancés par les subcultures diverses au milieu des sixties anglaises soient inventés et imposés par les seuls publicitaires ou dirigeants des firmes. L'innovation passe ici par un phénomène d'intériorisation des consommateurs, et en aucun cas par une discipline de la consommation due à la propagande des industries culturelles. L'association culture populaire / cycle de créativité et de consommation est à son comble. Si l'on résume, en fournissant un espace social pour l'expérimentation et la différenciation par rapport à une société dominée par l'industrie culturelle des majors du disque, les subcultures devenaient le moteur de la consommation et de la croissance exceptionnelle des petits labels. Ainsi, la construction des industries dans le domaine musicale, si elle doit compter sur une certaine part de hasard, se base également sur des routines et de multiples trajectoires interagissant entre différents domaines qui guident l'élaboration de la créativité. Lorsqu'une de ces trajectoires se brise, les routines qui structuraient la commercialisation d'une musique sont déstabilisées, et un nouveau paradigme se constitue.

Figure 22

369 ANGELO, Mario d', op. cit., p. 35.

D'après TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 217.

B/ Une inévitable reprise en main

Dès lors, l'expansion du marché à la fin des années soixante s'est accompagnée inexorablement d'une stabilisation des goûts progressive de la part des consommateurs qui, se ralliant aux nouveaux styles, ont petit à petit établi leurs préférences. De la part des musiciens également, les innovations musicales et technologiques des groupes des années soixante bouleversèrent en contrepartie pour les décennies à venir les nouvelles normes d'usage en terme de conception musicale. Autant l'accélération d'un cycle d'obsolescence des tubes correspondait à une période de croissance pour l'industrie musicale, autant il faut remarquer que là où le tandem créativité/désuétude bouleverse à nouveau le marché, c'est à partir du moment où certaines formes musicales deviennent populaires et s'uniformisent sur le marché national : dès lors, les majors s'appuient sur leur poids économique afin de racheter un catalogue édité sur un indépendant, pour ensuite homogénéiser et formaliser la musique à destination d'un « marché de masse ». D'où la disparition, revente où encore fusion générale des petits labels qui ne sont pas vraiment à même de gérer le succès commercial. Ainsi, se ferme le paradigme que les petits labels ont contribué à ouvrir. Deux rares exceptions peuvent néanmoins être notées :

Lorsque que Immediate parvient à débaucher les Small Faces de chez Decca au printemps 1967 pour 25 000 livres, le fondateur du label, Andrew Loog Oldham, se contente de marcher sur les traces des majors, assuré de sa crédibilité d'ancien manager des Rolling Stones, qui signèrent chez Decca. Sa connaissance sérieuse du fonctionnement des majors lui permet même de placer les royalties générées par l'énorme succès du groupe de Steve Marriott sur un compte dans un paradis fiscal, ne faisant que perpétuer des pratiques anciennes, mais compromettant son rapport de confiance avec les artistes. Immediate ferme malgré tout ses portes en 1970 suite à des problèmes de trésorerie.

Plus révélateur encore, les Beatles placent avec leur société Apple dix singles dans le Top 10 des charts britannique entre 1968 et 1969. Elle tire également son épingle du jeu grâce aux succès de ses membres en solo même si elle doit restreindre ses activités à la seule branche musicale au bout d'un an d'exercice. Apple, avec le label américain Motown, parviennent ainsi tant bien que mal à maintenir une structure qui constitue une sorte de refuge salutaire dans une industrie globalisante qui ne fait alors plus rêver. Le reste de l'activité est

principalement dominé par six maisons de disques, dont quatre sont américaines : CBS, RCA-Victor, MCA, Warner, Capitol-EMI (structure anglo-américaine) et Polygram (issu du groupe néerlandais Philips).

Le résultat de cette mutation de l'industrie du disque confirme que l'argent est bien le nerf de la guerre : « L'époque utopiste du « tout est possible » contribue à la multiplication des labels mais leur gestion souvent irrationnelle et les obstacles qu'ils affrontent, comme la difficulté de trouver un diffuseur indépendant, condamnent le projet à l'échec. Il s'ensuit, à la fin de l'année 1969, un effet opposé : alors que le marché se fragmentait en 1967, il se concentre désormais en de puissants groupes qui se consacrent aussi bien à des activités musicales que cinématographiques, coïncidant ainsi avec la fin du rêve hippie. »370

Conclusion du chapitre :

En avril 1970, les Beatles se séparent et les Conservateurs reviennent au pouvoir. En aucun cas, cette date ne marque la fin d'une période musicale mais plutôt une phase de transition puisque l'essor des innovations musicales continue sur sa lancée, et ce malgré la réappropriation des indépendants par les majors. Pour conclure, si on remarque que c'est la musique populaire qui en grande partie dynamise l'industrie musicale en Grande-Bretagne à la fin des années soixante, c'est pour la raison simple que cette catégorie de musique se prête davantage à la réception de courants qui renouvelaient son inspiration, et servait de support à une société qui elle aussi était en plein changement : pour Adorno, le postulat est clair, dans le domaine des musiques populaires, le contexte prime même sur le texte et le contenu puisque ce sont les contingences socio-économiques qui construisent les genres de musique populaire. On comprend mieux pourquoi c'est là où le taux de rentabilité est le plus élevé (le phénomène des « tubes », variétés populaires) que la grande entreprise à le plus de mal à exercer un contrôle. Rajoutons pour finir que les supports de la télé et du cinéma étaient moins accessibles à la création populaire en raison d'un capital nécessaire à leur fonctionnement.

370 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, Audrey, op. cit., pp. 58-59.

CHAPITRE 9 : INNOVATION ESTHÉTIQUE ET ENJEUX COMMERCIAUX : UNE OPPOSITION PERTINENTE AU TOURNANT DES ANNÉES 1970 ?

Avant de commencer ce dernier chapitre, on peut partir de la considération suivante : la culture pop/rock apparaît souvent comme un concept vide, car trop souvent liée à la mode et aux impératifs commerciaux. En effet, ces mouvements musicaux, on l'a vu, n'existeraient pas sans l'aide active des médias, presse, radio et télévision qui assurent leur visibilité. De même, selon les critères du colloque de Princeton (1961)371, on peut considérer que les disques « pop », par leurs coutes durées de vie, appartiennent au « niveau médiocre », incéré entre un « niveau supérieur » (cohérent, sérieux, riche d'un acquis millénaire, accessible à une minorité cultivée), et un « niveau brutal », à l'élaboration élémentaire. Ces deux derniers niveaux concernent donc la culture de masse. Beaucoup de groupes des années soixante, dans le sillage des Beatles, ont cherché à se libérer des conventions en élaborant des disques de plus en plus complexes et se réappropriant d'autres éléments venus de sphères musicales différentes dans un souci d'innovation constante. Assurément, les grandes maisons de disque, qui à la fin des années soixante sont parvenues à rationaliser le marché des indépendants, ont naturellement cherché à promouvoir ce marché. Les bouleversements furent réels, décloisonnant les essais de classification élaborés par le colloque de Princeton. Néanmoins, tout n'était pas aussi simple et les années soixante-dix furent originales à plus d'un titre.

I/ L'augmentation des coûts de la production et l'homogénéisation du marché

371 LEMONNIER, Bertrand, Culture et société en Angleterre de 1939 à nos jours, Paris, Belin, coll. « Histoire Sup », 1997, p. 240.

Notre précédent chapitre s'achevait sur une accentuation de la polarisation des rôles qui aboutit à la reprise de contrôle des majors sur les indépendants, mettant fin à la fragmentation du marché du disque en Grande-Bretagne.

A/ Pourquoi la star est elle indispensable au marché ?

D'une manière générale, l'homogénéisation et la stabilisation du marché qui interviennent à la fin de l'année 1969 ont permis la concentration sur un petit nombre de grandes stars. Les innovations musicales et technologiques des groupes des années soixante constituèrent autant d'incertitudes pour les majors, qui ont préféré attendre que la demande se stabilise et que les nouvelles normes stylistiques s'installent pour se réapproprier les productions musicales qu'elles laissèrent un temps aux indépendants. Avec le recul, ces décisions sont purement stratégiques ; pour que les majors puissent alimenter leur puissance économique dans une période où le marché est incertain et stable, il fallait soit attendre une stabilisation des tendances musicales, en se focalisant sur une énorme surproduction de disques où il est nettement plus rentable de produire beaucoup d'échecs pour chaque réussite et de « couvrir » tous les styles possibles, soit orienter la consommation en finançant le placardage publicitaire d'un artiste donné, et ce après que les indépendants aient pu combler une brèche sur le marché. En cas de succès, elles engendrent des gains « purs » puisque la reproduction déjà imprimée ne coûte presque rien. Dans tous les cas, l'impact final doit être mesurable à échelle internationale tellement les firmes sont ancrées sur le marché. La star, source majeure des bénéfices, est donc économiquement indispensable pour organiser un marché potentiellement chaotique tel qu'il a pu l'être en Grande-Bretagne avant le début des seventies. Cette intervention des majors après le dur travail de défrichage des indépendants peut s'associer à une forme de pillage et, ajouté à leur emprise sur la distribution et leur tendance à uniformiser les ventes afin d'accroître les profits comme nous l'avons montré auparavant, peut contribuer à créer un ressentiment chez certains producteurs et artistes372.

Or, depuis le début, on remarque que les majors ont un pied d'avance sur leurs concurrents : alors que l'apparition du 33-tours et surtout sa prééminence à partir de 1968, que l'enregistrement à 16 puis 24 pistes ainsi que la radio FM ont établi une nouvelle qualité technique et un coût de base de la production qui était hors de portée des petites maisons373,

372 LEBRUN, Barbara, « Majors et labels indépendants : France, Grande-Bretagne, 1960-2000 », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2006/4, n° 92, p. 36.

373 BUXTON, David, Le rock : star-système et société de consommation, Grenoble, La pensée sauvage, 1985, p. 141.

les majors, quant à elle, n'avaient aucun mal à consolider leur domination car elles seulement disposaient des ressources en capital. S'il y avait un plus grand bénéfice dans le marché du microsillon, il y avait également de plus grands coûts de base : en 1970 aux États-Unis, il fallait 2000 dollars pour produire un 45-tours, mais 10 000 pour un 33-tours. Quatre ans plus tard, les développements technologiques ont augmenté ce chiffre à 50 000 dollars même pour une production modeste, et ceci en dehors des coûts d'emballage, de distribution et de promotion374. Cette hausse des coûts, en parallèle d'une musique qui se réduit à un niveau purement fonctionnel, détachée de sa portée symbolique et/ou sociale, avait pour résultat une nette baisse dans l'enregistrement d'artistes inconnus ou innovateurs : économiquement, il y avait trop à perdre, surtout face à un marché stable et rationalisé de valeurs sûres, car seule une infime proportion d'artistes peut vendre autant de disques. Alors qu'en pleine Beatlemania, les 33-tours des Beatles se vendaient dans les dix millions d'unités, au début des années soixante-dix, les disques vendus à un million étaient extrêmement rares375 !

Le progrès strictement électronique contribua lui aussi à l'augmentation des coûts. Le mixage final d'un disque, par exemple, devenait une opération difficile à mettre en oeuvre à cause de l'apparition de la table de mixage multipiste, nécessaire pour les pistes stéréophoniques. Pour des raisons d'efficacité, chaque musicien enregistré indépendamment sur une piste différente, parfois les uns à la suite des autres et sans que les musiciens même se rencontrent376. Le postulat fondateur de la musique pop/rock qui demandait à ce que tout le monde joue en même temps afin de garder une certaine forme d'énergie et d'« excitation » est de plus en plus bafoué par les techniques de studio. La possibilité pour un groupe de percer par ses seules représentations scéniques devenait de plus en plus mince. On comprend mieux pourquoi une grande partie de l'histoire des musiques populaires est transcendée par des débats permanents entre tradition et technologie. Pour en comprendre le difficile cheminement, il faut dès lors revenir quelques années en arrière.

B/ Le progrès technologique, intrinsèque à l'évolution des musiques populaires

Alors que l'acoustique était garante de l'authenticité de la musique folk, les puristes critiquèrent la musique pop/rock pour son utilisation de la technologie électronique, signe

374 Idem, p. 142.

375 Ibid., p. 153.

376 Avant l'invention d'un mécanisme « auto-synchronisant » en 1962, il fut impossible de « doubler » une piste, et on enregistrait tout le groupe en même temps. Le cas inverse le plus caricatural fut incontestablement celui de Pink Floyd puisque lors des enregistrements de The Wall (1979), les tensions entre les membres du groupe étaient si fortes qu'ils se croisèrent à peine au cours des prises de son.

d'un compromis avec les intérêts du capital. Pour ces idéologues, la technologie de la musique a renforcé l'aliénation du musicien à ses moyens de production, dorénavant sous le contrôle du grand capital. Nombreux en effet sont ceux qui pensaient alors que la musique traditionnelle britannique et irlandaise, affranchie des progrès techniques, pouvait représenter l'antidote idéal à une éventuelle colonisation culturelle américaine : ce fut par exemple le cas de la Copper Family ou de Shirley Collins377. Néanmoins, le folk-rock naît du croisement inévitable du folk américain avec le rock et le blues britannique 378 : l'un des albums fondateurs fut le Folk, Blues and Beyond de Davy Graham en 1964 (Decca). Désormais, le message politique y est périphérique. À la fois soucieux d'innovation, le paysage musical anglais est marqué en contrepartie par la tradition.

Par la suite, dépassant les clivages et les rassemblant, véritable force culturelle collective de la génération du baby boom, l'arrivée du rock et des Beatles durant les années soixante accentuèrent davantage encore la collision entre technologie et construction d'une forme culturelle internationale (le « village global » dont parle McLuhan), qui dépasse le localisme étroit des cultures folk pour au contraire se forger, comme on l'a vu lors des précédents chapitres, par une interaction perpétuelle entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. Par exemple, c'est le blues, qui émerge dans le quartier de Soho avec Alexis Korner et Cyril Davies, qui servit de terreau à la création à partir des années soixante de très nombreux groupes ayant assimilé l'héritage noir-américain 379 . Alors que les ventes de guitares électriques s'envolent (les premières sont mises au point dans les années trente), que les instruments s'amplifient, réduisant ainsi le nombre d'instrumentistes présents lors des séances d'enregistrement, et que la télévision et les satellites contribuent à la visibilité de cette nouvelle forme de culture musicale380 transcendant les frontières pour réunir en son sein un public jeune et adolescent, on retrouve encore le progrès technologique qui singularise le rock par rapport à d'autres formes musicales. Ainsi, « tout comme McLuhan a servi de tête de pont entre les courants alternatifs et les besoins de la restructuration capitaliste [...], le rock fut le

377 ROBERT, Philippe, MEILLIER, Bruno, Folk & renouveau : une ballade anglo-saxonne, Marseille, Le mot et le reste, 2011, pp. 18-19.

378 D'après les historiens spécialistes, l'évènement fondateur est l'électrification de la guitare de Bob Dylan au festival de Newport le 25 juillet 1965, véritable rupture entre puristes et modernes, les premiers y voyant une véritable trahison. Le phénomène se reproduit le 17 mai 1966 au Free Trade Hall de Manchester, en Grande-Bretagne cette fois-ci.

379 Pour plus de précisions, on consultera l'ouvrage suivant : BLAMPAIN, Gilles, British blues 1958-1968 : la décennie fabuleuse, Bègles, Le Castor Astral, coll. « Castor Music », 2011, 165 p.

380 Dans le sillage de Marshall McLuhan, Robert Burnett préfère à juste titre parler dans son introduction de « global jukebox » afin de mieux cerner l'aspect musical de la question. BURNETT, Robert, The global jukebox : the international music industry, Londres, Routledge, 1996, pp. 1-7.

fruit d'une alliance historiquement unique entre la technologie et des formes culturelles organiques »381. On entend par « formes culturelles organiques » ce qui justement constitue la base de la culture pop/rock : au départ une forme musicale traditionnelle et marginale venue des États-Unis, le blues, qui rapidement s'enticha de l'introduction des instruments amplifiés afin de capter l'excitation, le bruit et la fureur des villes et d'un contexte social en proie à la discrimination. Encore une fois, si la musique à base électrique a pu dominer la base populaire, on comprend que c'est parce qu'elle porte en elle un arrière plan social que la musique tente de reproduire esthétiquement. De la même façon que l'on a souvent lié le rôle social de la musique populaire au fait de vieillir, et en particulier à la construction sociale et à l'expérience de la jeunesse.

C/ La démocratisation de la lutherie électronique : des conséquences à double tranchant

Dès le début, les nouvelles technologies ont donc joué un rôle comme « accélérateur » du progrès musical. Sans technologie, pas de musique rock. Il est parfaitement logique que la production musicale inclue dans ses coûts une importante somme dédiée aux progrès techniques, ces derniers laissant leurs marques directement sur la musique. Les années soixante prolongent cette mouvance avec une nouvelle génération d'outils technologiques plus pointus les uns que les autres, et en parallèle moins coûteux à produire en série. Auparavant, les inventions qu'ont été les premiers synthétiseurs (comme le synthétiseur RCA) furent élaborées dans le confinement des laboratoires, au sein de cercles restreints. Peu nombreuses étaient les personnes assez fortunées pour se les procurer. Les années soixante font passer ces technologies de la sphère savante (musique expérimentale pure et dure) à la sphère populaire via leur industrialisation. Comme le montre Guillaume Kosmicki, les délais vont se réduire de plus en plus entre la découverte confinée et l'application au domaine du grand public : « De dizaines d'années entre l'invention et sa diffusion massive, ils vont se compter de jours en mois, ou en semaine parfois. »382 Ce sont aussi les années qui ouvrent l'exploration d'une nouvelle voie : celle de l'expérimentation sonore en direct.

Attention néanmoins, si j'ai mis l'accent au début de cette partie sur l'importance du travail en studio à partir de la date symbolique de 1966, en montrant que justement certains travaux étaient irréalisables sur scène, c'est avant parce que deux optiques sont non seulement

381 BUXTON, David, op. cit., p. 139.

382 KOSMICKI, Guillaume, Musiques électroniques : des avant-gardes aux dance floors, Marseille, Le mot et le reste, 2009, p. 47.

possibles (studio/scène) mais aussi par les enjeux artistiques ne sont pas tout à fait les mêmes : à la création purement artistique en studio, visant à élaborer un ensemble cohérent et parfaitement réfléchi, la scène, quant à elle, donne plus à entendre (mais aussi à voir) les audaces d'artistes désireux d'expérimenter sur des territoires sonores inexploités. Cette

expérimentation, on la retrouve sur scène au travers des appareils de contrôle (la table de mixage et ses

différents potentiomètres de filtrage et de réglage du

volume, les effets divers) ainsi que par l'intermédiaire des instruments de synthèse sonore.

Par exemple, le mellotron (v. ci-contre) est commercialisé à partir de 1963 en Angleterre. Chaque touche du clavier de l'instrument actionne une bande magnétique avec un son préenregistré. S'il n'est donc pas possible de générer des sons originaux à partir de cet instrument, on peut cependant reproduire des sonorités réelles stockées dans un ensemble de trente-cinq bandes enregistrées. Le mellotron constitue un premier pas vers ce que seront les échantillonneurs (samplers) numériques à la toute fin des années soixante-dix. On l'entend de façon remarquable sur le 45-tours à succès des Moody Blues, « Nights in White Satin ». Parmi les autres synthétiseurs on pourrait tout aussi bien citer le Fender Rhodes, lancé à partir de 1964, les orgues Vox ou Farsifa, ou encore le Moog (du nom de son inventeur, Robert Moog, et l'un des premiers à vendre ses synthétiseurs à grande échelle sous l'impulsion du Mini-Moog, inventé en 1971) dont chaque module, connecté librement à un autre selon la chaîne désirée, prend en charge une fonction spécifique de transformation sonore (générateur d'onde, filtrage, etc.)383. C'est un grand succès populaire, et on l'entend alors, à partir de 1968, au sein de nombreux groupes de rock, mêlé par exemple à des guitares électriques.

L'un des albums les plus célèbres et les plus représentatifs de cette tendance à la « technicisation » des musiques populaires au début des années soixante-dix reste le Dark Side of the Moon des Pink Floyd (mars 1973), riche en expérimentations sonores de toutes sortes. L'amalgame unique entre insertions de bruits d'ambiance, effets de synthétiseurs et de réverbérations destinés à « sculpter » le son, etc. contribue à forger une anecdote célèbre selon laquelle l'album, vitrine technologique

383 Idem, pp. 48-50.

à part entière, servirait de test d'écoute pour les futurs acquéreurs de chaînes hi-fi. À titre symbolique, le début des années soixante-dix marque ainsi le pic du déploiement des capacités technologiques en musique populaire. Autant les nouveaux instruments nés de l'évolution de la lutherie électronique au cours des sixties se démocratisèrent auprès des musiciens, autant ils façonnèrent en contrepartie une sophistication technique inappropriée aux studios les plus indépendants qui ne disposaient pas des fonds nécessaires, mais qui pourtant se devaient de se conformer tant la mode suivait une trajectoire parallèle à l'essor des technologies : « Chaque nouveau disque d'un artiste est meilleur que le précédent ; chaque nouvelle technique de production/reproduction du son offre une meilleure expérience d'écoute. Les vieux sons ne sont plus « à la page »384. Quant à la scène, l'invention des amplificateurs transistorisés a permis une énorme augmentation du volume sonore idéal pour les concerts à grande échelle, tandis que ces mêmes amplificateurs donnèrent naissance au genre hard rock ou heavy metal. De plus en plus, produire un disque devenait une opération onéreuse et qui prenait du temps385 : « [...] La décennie qui va de Pet Sounds à Wish You Were Here est caractérisée par un accroissement permanent de temps consacré par les groupes au travail de studio. »386 La séparation rigoureuse entre les deux formes de capital fixe dans la production de la musique - la star/image et les moyens de production (les machines) - devenait de moins en moins évidente. Encore une fois, la prédominance des majors joue avec habilité sur la part prise par les technologies pour rassembler en son sein, par le biais d'une médiation capitaliste, la production devenue de plus en plus homogène des groupes anglais « mastodontes » qu'ont été les Pink Floyd, Genesis ou, dans un registre différent, Led Zeppelin. C'est le paradoxe des innovations technologiques : tantôt capables d'ouvrir la voie à la créativité en diversifiant les produits et les genres musicaux, ces progrès avaient pour défauts d'alourdir et d'augmenter les coûts de la chaîne de production, ce qui rendait cruciaux les objectifs de devoir convertir les dépenses effectuées, généralement élevées, en bénéfices nécessaires387. Selon cette perspective, les changements technologiques initiés par l'évolution de l'industrie du disque permettent d'améliorer des aspects esthétiques

384 FRITH, Simon, « Écrire l'histoire de la musique populaire » in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), Stéréo : sociologie comparée des musiques populaires : France/G.-B., Paris, Irma éditions, Puceul, Mélanie Séteun, coll. « Musique et société », 2008, p. 48.

385 Alors qu'en 1963, Please Please Me des Beatles est capté sur un enregistreur deux pistes et terminé en une journée, Cream passe deux semaines pour réaliser la prise de son de l'album Disraeli Gears sur un huit pistes en 1967. En 1975, il faut six mois à Pink Floyd pour boucler Wish You Were Here aux studios Abbey Road, alors dotés d'un vingt-quatre pistes !

386 PIRENNE, Christophe, Le rock progressif anglais (1967-1977), Paris, Éditions Champion, coll. « Musique - musicologie », 2005, p. 289.

387 Les grandes maisons de disques avaient aussi de plus en plus tendance à placer les coûts de la production dans leurs contrats et donc, à les déduire des droits d'auteur.

déjà connus mais en aucun cas ils ne sont sources d'innovation et de création. La musique a donc du « progresser » par d'autres moyens.

II/ Les nouvelles tentatives de progrès : fusion « musique populaire » / « musique savante »

A/ Le rock progressif : un progrès par « attrition »

Si l'on se centre sur un point de vue plus musical, la notion de « progrès » dans le rock est bel et bien apparue dès l'année 1966, dans le sillage des « albums concepts » lancés au départ par les Beatles et les Beach Boys. Ces deux groupes eurent une influence considérable sur un nouveau genre musical fondamental et typiquement anglais : le rock dit « progressif ». Il se réfère à un ensemble de caractéristiques musicales qui, étrangement, ne se tournaient par vers l'inconnu, mais se focalisaient dans les genres du passé avec pour ambition un certain impérialisme musical. Il se démarquait d'abord par sa complexité : c'était une musique avec des mélodies élaborées et des indications de mesure, avec des ruptures rythmiques et structurelles incessantes. Les morceaux mettaient en avant une dimension instrumentale plutôt que chantée, mais les paroles, elles aussi, aspiraient à la complexité : une sophistication du langage et du ton, une utilisation poétique du symbolisme et des jeux de mots, une recherche délibérément hermétique. Ce rééquilibrage des rôles au profit des instruments ne se traduit cependant pas toujours une expérimentation individuelle ou collective, mais au contraire dans la structuration rigoureuse des morceaux388. La différence la plus flagrante entre un morceau de rock progressif et de pop était leur format : une épopée de vingt minutes contre une pop-song à la structure simple (couplet/refrain) qui en faisait trois. Le rock progressif avait clairement recours à des conventions et des pratiques qui venaient d'horizons musicaux « non populaires », dans un réel souci de légitimation : du jazz389 et du blues pour la virtuosité et l'expérimentation (parcimonieuse néanmoins) ; de la musique classique ou plutôt de la musique contemporaine pour ce qui est de l'instrumentation et des partitions. Pour certains musiciens du rock progressif, le terme de « progrès » signifiait donc aussi sans aucun doute la sortie du pop/rock pour rejoindre des sphères avant-gardistes plus reconnues, tout en gardant néanmoins les caractéristiques musicales les plus évidentes au rock. En outre, les faits montrent que cette idée de « progrès » a rencontré durant un temps une adhésion presque unanime : alors que le rock s'était plutôt caractérisé par son atemporalité (il était de l'instant

388 LEROY, Aymeric, Rock progressif, Marseille, Le mot et le reste, 2011 [1ère éd. : 2010], p. 8.

389 Ce qui donna naissance au « jazz fusion » de Miles Davis et Weather Report.

176

Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années

Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?

de sa création puis il n'était plus), il fallait pour « survivre », puis pour « progresser » s'inscrire dans une tradition et se réapproprier l'histoire des musiques populaires390. Cette linéarité dans l'évolution renvoie à ce que Simon Frith et Andrew Goodwin appellent la théorie du progrès par « attrition »391. Chaque « révolution musicale » naît dans l'ombre d'un puissant groupe dominant, puis s'y substitue peu à peu en lui empruntant ses qualités et en y ajoutant d'autres. Chaque genre s'impose au précédent et s'élève à un échelon supérieur. Dans cette perspective, le rock progressif évinçait le rhythm and blues, qui s'était lui-même substitué au rock and roll quelques années plus tôt. Pink Floyd fut présenté comme le prototype du groupe qui connut cette évolution, se frottant au rhythm and blues, tout en lui ajoutant des traits issus du psychédélisme et du jazz, il finit par imposer un langage neuf et original. Ce syncrétisme musical, cette fusion inédite des genres constituaient autant de liens envisageables, autant de « chemins créatifs » nécessaires à la cohérence d'un système paradigmatique et au bon fonctionnement des firmes du disque. Même si j'ai déjà mis en avant la notion de « paradigme » (v. Chapitre 4), je tiens à signaler la remarquable démonstration de Peter Tschmuck sur le sujet, qui distingue trois phases différentes dans la construction d'un paradigme, marquées au départ par la stimulation des trajectoires créatives (concrètement une diversité de la production), puis dans un second temps par leur renforcement mutuel qui aboutit au final à une combinaison heureuse (dont on ne connaît pas toujours la formule) à partir de laquelle les firmes du disque basent leur fonctionnement, avec parfois la mise au point d'éventuels micro changements pour garantir l'adéquation à la mode du moment et l'homogénéisation de la production :

390 PIRENNE, Christophe, op. cit., p. 319.

391 FRITH, Simon, GOODWIN, Andrew, et al., On record : rock, pop and the written word, Londres, Routledge, 1990, p. 9.

177

Partie III. Chapitre 9. Innovation esthétique et enjeux commerciaux : une opposition

pertinente au tournant des années 1970 ?

Figure 23

D'après TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 219.

B/ L'investissement des firmes392

Faire une liste de tous les groupes qui émergèrent durant cette période serait trop fastidieux mais on peut néanmoins lister les plus célèbres, dans des styles très différents les uns des autres : Pink Floyd, Genesis, Yes, Jethro Tull, Emerson, Lake & Palmer, Caravan, Soft Machine, etc. Un pic du rock progressif est atteint lors des années 1968-1969, à un moment où les succès obtenus par certains groupes entre 1965 et 1968 poussent les firmes à investir dans ce créneau porteur d'opportunités commerciales et à étoffer les nombreux labels parallèles qu'ils créent à l'époque. En Angleterre, une quinzaine de firmes du disque jouent un rôle fondamental dans la diffusion du rock progressif : on y retrouve autant des majors que les labels indépendants (v. schéma Chapitre 8). Ainsi, en août 1967, EMI, de manière prudente et encore indécise sur le réel succès de la musique « progressive », relance son label Regal Zonophone qui avait créé au début des années trente pour des oeuvres légères et consensuelles (v. Chapitre 3). De 1967 à 1975, une soixantaine de disques de « pop progressif » sont publiés dans cette collection, avec des enregistrements de Procol Harum, Tyrannosaurus Rex, Joe Cocker et des Move. Le succès de Regal Zonophone incite les

392 Je renvoie ici aussi à la Figure 21.

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Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années

Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?

directeurs d'EMI à lancer un second label progressif le 6 juin 1969, Harvest Records. Taxés d'opportunistes par ses concurrents, le label de Malcolm Jones est surtout l'exemple même d'un discours commercial qui jongle entre ceux qui lui reprochent de s'écarter du métier traditionnel d'une major - ce à quoi Jones répond que le rock progressif est en passe de devenir un genre puisque les disques constitueront en 1970 75% des hit-parades d'albums - et les artistes qui doutent de compromettre leur réputation entre les mains d'une firme commerciale que son fondateur souhaite justement distincte d'EMI afin de lui conserver une relative indépendance393. Harvest s'implante très bien en Europe, et en particulier en Hollande et en Allemagne, notamment en signant un groupe tel que Can, pionnier de la scène expérimentale germanique. Le catalogue de Harvest se constitue à partir de trois sources : les artistes découverts et signés directement par les responsables du label (Barclay James Harvest, Bakerloo), ceux qui sont introduits via Blackhill Enterprise, une société d'A&R dirigée par Peter Jenner qui profite de ses liens avec EMI pour promouvoir des artistes qu'il possède sous contrat (Edgar Broughton Band, Syd Barrett, Third Ear Band, Forest), et ceux qui sont transférés d'autres labels d'EMI (Pink Floyd est d'abord sur Columbia et Deep Purple sur Parlophone).

Dans un esprit tout à fait similaire, Philips fonde avec succès en 1969 le label progressif Vertigo puis, en 1971, le label Nepentha, rapidement abandonné. Quant à Deram, le label progressif de Decca, il aura davantage de succès, en grande partie grâce aux locomotives que sont les Moody Blues ou Move. Comme EMI et Philips, Decca créera aussi une seconde collection, Nova, mais qui n'attirera aucun groupe de renom. Les responsables de RCA ne seront pas plus heureux avec leur label puisque celui-ci, inauguré en 1971, interrompra son activité après seulement onze albums. Toutes ces tentatives d'embrasser la mode musicale de la part des majors ne sont donc pas toujours des succès d'une part parce que l'inscription d'un groupe au sein d'une major dépend parfois d'éléments tout à fait étrangers à ses orientations artistiques (sous le couvert de l'étiquette aguicheuse du « progressif », un groupe peut se faire signer aisément par une major pour disposer d'un contrat avantageux ou d'un appui logistique), et d'autre part si les labels créés par les majors n'accueillent que peu de groupes importants, c'est parce que dans cette course au recrutement, ils sont souvent doublés par une série de petites firmes indépendantes (leurs multiples avantages ont déjà été évoqué auparavant, je ne reviendrai donc pas dessus).

393 PIRENNE, Christophe, op. cit., pp. 262-263.

Les plus grands succès du progressif sont généralement rattachés à des firmes plus indépendantes comme Island (King Crimson, Jethro Tull, Emerson, Lake & Palmer, Procol Harum, etc.) ou encore Charisma, probablement l'un des plus influents. Comme pour Island, son histoire est liée à celle de son fondateur : Tony Stratton Smith. Celui-ci entame sa carrière dans la musique populaire par la création d'une firme de management qui a entre autres sous

son aile Creation et les Nice. Lorsque Immediate, la firme pour laquelle Nice enregistre, fait faillite, Stratton-Smith rend

le relais et crée son propre label. D'emblée, il se singularise

en mettant en place une nouvelle forme de management qui permet aux groupes de mieux supporter les charges

financières. Ainsi, il avoue que, pour le groupe Lindisfarne, la part du management est de 15%, alors que, toujours selon lui, certains managers s'octroient jusqu'à 50% des gains des groupes débutants 394 . Ses arguments financiers séduisent puisqu'en 1971, son catalogue comprend quelques noms prestigieux de la musique progressive dont Genesis, Nice, Van der Graaf Generator, Lindisfarne, Rare Bird, Belle and Arc, Audience, etc. Au cours des années quatre-vingt, Charisma sera rachetée par Virgin, une autre firme indépendante qui avait commencée comme compagnie de distribution spécialisée dans une branche particulière du rock progressif venue d'Allemagne, très expérimentale : le krautrock (Tangerine Dream, Faust, etc.). De même, c'est grâce au succès planétaire d'un pur disque de musique progressive, les Tubullar Bells de Mike Oldfield (1973) que Richard Branson a pu jeter les bases de son empire...

III/ Les reconsidérations musicales ambigües des années soixante-dix

Les années soixante-dix sont charnières dans l'histoire de la musique en Grande-Bretagne. C'est justement l'immobilisme musical mais aussi technologique du rock qui empêchait toute possibilité de changement, c'est du moins ce que pensait le mouvement punk (Sex Pistols, Damned, Clash, etc.) en Grande-Bretagne à partir de 1977. Cette dernière sous-partie fait le lien entre ce que nous avons pu analyser auparavant.

A/ La musique populaire à l'aube des années soixante-dix : une évolution cyclique

Ce que fustigent les punks, ce n'est pas simplement le contenu musical en lui-même ; en effet, comme le montre Simon Frith, les grands principes de la musique populaire ont peu

394 Ibid., p. 266.

changé depuis les débuts de l'enregistrement 395 . Leur discours pointe du doigt ce « remplissage harmonique », une surenchère musicale pas toujours à la hauteur des ambitions affichées, mais aussi une utilisation vaine des technologies qui ont plus servi de support à un étalage musical et visuel, hors propos de la musique rock « originelle », qu'à une réelle ambition de création artistique. L'innovation technique compte certes toujours pour l'industrie du disque, mais beaucoup moins que le passé, la nostalgie et l'héritage musical qui, proportionnellement, rattrape inexorablement un genre musical pour en forger un autre396, soit en se construisant sur ses cendres, soit en récupérant d'autres éléments stylistiques. Autrement dit, il est beaucoup plus rentable pour l'industrie musicale de « piller » un héritage qui a fait ses preuves plutôt que de lancer de nouveaux projets. L'évolution ne se fait plus par « attrition », auquel cas chaque genre serait un progrès cumulatif à la fois supérieur, plus riche, ou mieux adapté que celui qui est arrivé précédemment, mais elle se forge au contraire selon une conception nettement plus cyclique, plus circulaire. Dans le discours dominant de la critique rock, il est en outre reconnu que le « rock progressif » a été davantage utilisé négativement que positivement, comme si la musique populaire était par nature quelque chose qui ne devait pas « progresser ».

Toute l'histoire de l'émergence, du développement et du déclin des styles musicaux dans la musique populaire peut s'expliquer et s'analyser sous l'angle de périodes cycliques. Chaque nouveau genre revêt une forme qui lui est propre, jusqu'à ce qu'il atteigne une certaine perfection : en l'occurrence, pour le rock progressif, cette perfection doit autant à sa part de virtuosité musicale qu'à la prédominance des innovations techniques, rendues possible par l'intermédiaire d'un arsenal instrumental et visuel entièrement nouveau. Ensuite vient le temps du déclin, de la corruption, de la perte d'un public, et le genre en question de devenir une « parodie de ce qu'il a été jadis », etc. La musique populaire évolue au sein d'un cycle

395 FRITH, Simon, op. cit., p. 48. Allan F. Moore montre à juste titre qu'il existe quatre fonctions au sein de la musique pop : la première articule une série de pulsations, la seconde consiste à rendre explicite la série des notes fondamentales de l'harmonie, la troisième consiste à expliciter une série de mélodies et la quatrième est appelée le « remplissage harmonique », comblant l'espace entre la basse et l'aigu. La structure de cette strate joue le rôle le plus important quant à l'attribution, par un auditeur ordinaire, d'une catégorie stylistique puisqu'elle se compose du plus grand nombre d'instruments divers et variés : guitares, pianos, saxophones, orchestres, etc. MOORE, Allan F., « La musique pop », in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, p. 836.

396 Les exemples sont très nombreux comme le mouvement « grunge » des années quatre-vingt dix qui met un terme à la New Wave des années quatre-vingt, la britpop qui récupère quelques années après l'héritage de la musique « pop » des sixties, la vague Madchester qui fusionne la musique rock avec les rythmes dance et techno-house venus de Detroit et de Chicago, etc.

infini de répétitions du processus de naissance/vie/mort 397 . La vieille musique est continuellement remise à neuf et le regret a toujours constitué l'essence de la musique populaire. Plus précisément, la « mort » d'un courant musical au profit de la « naissance » d'un nouveau trouve souvent son origine dans les subcultures (contre-culture), qui ouvraient ainsi une brèche dans la monopolisation d'une forme de musique populaire. Or, dans le cas du rock progressif, cette opposition fut tardive et il faut attendre l'arrivée du punk en 1977 et celle d'une nouvelle génération de jeunes qui succède aux 25-40 ans nés durant la Beatlemania pour que tout soit remis en question. En établissant des passerelles entre les courants musicaux, si on considère les expérimentations avant-gardistes des Beatles de la seconde moitié des années soixante comme ayant ouvert la voie au rock progressif, alors on peut isoler cette période brève de l'histoire de la musique afin de comprendre pourquoi rien n'allait finalement « progresser », surtout avec l'arrivée des punks anglais.

B/ Le retour à des valeurs d'authenticité artistique

Pour les punks, la musique du début des années soixante-dix est marquée par un sens des possibles qui s'est désormais évanoui : la rébellion, le sens de la révolte et surtout l'authenticité. Avant que la musique rock, au départ marginale et issue des minorités, ne se standardise au contact des technologies et du marché international, il existait je le répète une tendance à considérer que le caractère régional ou national d'une musique garantit son authenticité avant qu'elle ne soit mise au contact du « progrès »398. On vient de le voir, le progrès a envahit tous les dispositifs conçus pour faire de la musique, au point d'en obstruer les prétentions artistiques et de faire de la performance scénique une prétentieuse mise en avant du métier et de la technique des membres du groupe, par le biais du contrôle et l'exhibition de l'inventivité sonique et de la virtuosité instrumentale. Alors qu'à la fin des années soixante, on clamait que la musique populaire devenait de plus en plus intéressante à mesure qu'une palette de musiciens travaillait les formes pop pour aborder des continents sonores, lyriques, culturels et politiques insoupçonnés - on retrouve en l'occurrence deux notions qui peuvent apparaître comme antinomiques, la populaire et le novateur -, quelques années après, le baromètre de la musique populaire était de nouveau orienté vers les valeurs de simplicité, d'immédiateté et d'accessibilité à tous, passant outre les trajectoires d'innovation qui sont entre temps intervenues, qu'elles soient musicales ou techniques. L'objectif fut de revenir à la forme classique du rock (trio ou quatuor

397 Idem, p. 50.

398 Ibid., p. 51.

d'auteurs/compositeurs/interprètes utilisant chant/guitare/basse/batterie), solution créative la

moins onéreuse dans le système économique libéral anglo-saxon des années cinquante et

soixante399. Ce système a largement fait ses preuves et n'oublions pas aussi que la créativité

avait pu se relancer au début des années soixante justement parce qu'une génération de

groupe s'était dotée d'appareils d'écoute et d'instruments peu onéreux pour former un groupe

sans passer par les industries du disque400. Le phénomène se reproduit de nouveau dans

l'éclosion du « rock garage » américain, défini comme une sorte de « pré-punk ». Lorsque la

British Invasion démarque en Amérique, des milliers d'adolescents sont incités là encore à fonder leurs propres groupes. Le recueil de rock garage intitulé Nuggets - compilé par Lenny Kaye - rend partiellement compte de cette floraison de groupes. Le terme « rock garage » signifie que les groupes jouaient du rock dans les garages de leurs maisons ; il nous rappelle l'origine domestique des groupes de rock. Autre exemple, à l'époque du punk en Angleterre, la possibilité d'enregistrer la musique chez soi, sur le fameux 4 pistes, à faibles coûts et

pour une qualité d'enregistrement correcte, fut à la base de la philosophie du « do it yourself ». Encore une fois, ce sont les musiciens « du populaire » qui ont réorienté les valeurs de l'innovation en partant d'une volonté de démocratisation de l'objet technique, débarrassé des inévitables conditions financières auquel on l'avait contraint. Comment a réagi l'industrie musicale anglaise à l'écoute de ce nouveau genre de discours ? Les majors du disque qui avaient homogénéisées la production avant l'arrivée des punks ont-elles étaient déstabilisées ?

C/ Une industrie musicale de nouveau en mutation ?

Alors que de nombreux producteurs menèrent une politique de résistance contre les majors, ces dernières entraient au début des années soixante-dix dans une période de crise puisque le choc pétrolier du début de la décennie allait modifier leur fonctionnement interne. En 1973-1974, la hausse des prix du pétrole eut en effet une conséquence négative sur l'approvisionnement des majors en matière brut, composante essentielle dans la fabrication des vinyles. L'industrie du disque connut donc une soudaine récession, que les majors tentèrent de pallier en précipitant une fois de plus leurs mouvements de rachat et de

399 GUIBERT, Gérôme, « Industrie musicale et musiques amplifiées », Chimères, 2000, n° 40, p. 12.

400 Je renvoi ici à ce qui a déjà été explicité auparavant avec la domestication des appareils d'écoute et des disques.

concentration. Néanmoins, à force d'acquisitions multiples, elles devenaient toujours plus lourdes à gérer, subissant une hiérarchie complexe qui affectait les compétences du personnel d'administration. La crise économique du début des années soixante-dix fut pour les majors l'occasion de se fractionner en de nombreuses sous-filiales, restructurant leur travail autour d'équipes restreintes sur le modèle des indépendants401. L'objectif fut alors de développer des stratégies dites de « niche », qui permettaient de se tenir au courant de l'évolution musicale en développant des groupes dans des styles tout à fait hétérogènes. Ce procédé s'oppose nettement à ce que nous avons pu voir jusqu'alors, où les majors signaient un groupe à ses débuts et où l'on se donnait pour but une notoriété maximale non ciblée (les Beatles / développement dit « en escalier »402).

En parallèle, le nombre de labels, lui, reste constant et parfois même augmente tout au long des années soixante-dix, comme le montre le tableau ci-dessous, qui suit la répartition des disques du Top Ten en Grande-Bretagne :

 

Majors
britanniques

Indépendants
britanniques

Filiales
américaines

Total

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21.6

20.7

9.9

52.2

1971

20.0

26.7

14.3

61.0

1972

17.7

28.4

15.6

58.7

1973

22.5

26.7

20.0

69.2

1974

14.2

29.9

26.8

70.9

1975

13.1

29.9

24.8

67.8

Tiré de : PICHEVIN, Aymeric, Le disque à l'heure d'internet : l'industrie de la musique et les nouvelles

technologies de diffusion, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1997, p. 28.

L'émergence du punk cristallisa les aspirations gauchistes de certains producteurs qui souhaitaient acquérir une autonomie plus grande encore. Par ailleurs, le discours légitime dans la sphère politique reprenait également l'idée de polarisation entre commerce et authenticité, entre standardisation mondiale de la production et principe de créativité locale. Au pouvoir entre 1964 et 1979, le gouvernement britannique travailliste encourageait par exemple la création de coopératives de travail, sous la tutelle financière de l'État afin de contrer le pouvoir de l'entreprise privée. Aux niveaux culturel et politique, l'idéologie de résistance

401 LEBRUN, Barbara, op. cit., pp. 36-37.

402 GUIBERT, Gérôme, op. cit., p. 5.

contre les grands groupes industriels s'affirmait. Par la suite, le ralenti dans l'économie du disque ne fut que provisoire puisque la concurrence entre les majors déboucha sur une baisse des prix qui relança la consommation. Les petits labels ont désormais la possibilité de se frayer une place dans cette relance de la concurrence et de s'affirmer comme compétiteurs, certes marginaux mais bien réels. À ce titre, le label Rough Trade, associé au mouvement punk, répond à un moment particulier de l'histoire du disque en Grande-Bretagne puisque son idéologie de résistance s'est trouvée encouragée par le fractionnement des majors, la reprise économique, l'encouragement des pratiques autogestionnaires et un certain soutien politique et médiatique403. Rough Trade, au départ un disquaire indépendant créé dans un quartier pauvre de Londres en 1976 par Geoff Travis, profita du fait que les majors n'approvisionnaient les grands disquaires qu'avec des albums dont le succès était garanti pour promouvoir, par le biais d'une démarche pragmatique, une musique marginale, le punk. Par la suite, à partir de 1978, Rough Trade se tourne vers la production en inaugurant une gestion originale car « démocratique » du label. Alors que traditionnellement, les artistes confient leurs droits à un producteur qui s'engage à avancer la somme nécessaire à leur promotion, c'est seulement lorsque les ventes dépassent les dépenses initiales, que les artistes touchent des royalties. À l'inverse, Travis instaura sur le principe de la confiance mutuelle des contrats à cinquante-cinquante divisant tout profit obtenu à parts égales entre le producteur et les artistes. De plus, Rough Trade ne s'approvisionnaient pas nécessairement en passant par une major puisque tout un secteur de la distribution s'est entre-temps investi sur le commerce des musique punk, revendant par lots les artistes négligés par les majors aux disquaires les plus modestes404. La musique punk fut dès lors un grand succès, provoquant une nouvelle phase de croissance (encore une autre !) des petits labels, comme Stiff Records qui signa, entre autres, les Damned, Nick Lowe ou les Adverts. La plupart de ces labels ont connu le succès jusqu'au début des années quatre-vingt grâce au phénomène de la New Wave : attiré par la réputation d'équité du label, son plus fidèle représentant, les Smiths, signa chez Rough Trade en 1983 : le premier album éponyme atteint la deuxième place, le second, Meat Is Murder en 1985, fut Numéro 1 et le suivant, The Queen Is Dead en 1986, atteint de nouveau la seconde place. Dans la lignée, Stiff Records signa Elvis Costello, Ian Dury, les Pogues. D'autres labels émergèrent, cette fois-ci plus centrés sur des genres musicaux comme le ska (le label 2 Tone dont les figures de proue furent les Specials et Madness) ou, à l'inverse, relativement diversifiés (Factory Records qui signa des groupes aussi hétéroclites que Joy Division, New

403 LEBRUN, Barbara, op. cit., p. 38.

404 Idem, p. 39.

Order, Happy Mondays et bien d'autres). À la différence de la fin des années soixante, la plupart des ces labels ne furent pas automatiquement rachetés par des majors et continuèrent même une existence prolifique et nécessaire à la découverte des nouveaux talents musicaux. Mais à la longue, la soumission à la logique du marché, à la rentabilisation du capital investi, ne permet à un label comme Stiff Records que de disposer d'une brève période de confusion et de créativité pour lancer ses artistes ; lorsque tout rentre dans la normalité, de nouveaux critères s'imposent si la société privée souhaite se maintenir : efficacité et rentabilité.

Conclusion du chapitre :

À plus d'un titre, les années soixante-dix en Grande-Bretagne s'achèvent sur de nombreuses originalités. À titre exemplaire, l'étude de François Ribac405 fut déterminante de l'élaboration de mes problématiques, je tiens à le signaler. Elle nous fait remarquer une constance dans l'évolution des musiques populaires et l'étude des industries du disque. Le rock progressif constitue à ce titre une « anomalie », une tentative perdue d'avance d'explorations de nouveaux territoires musicaux parce qu'elle venait briser le cycle organique si bien étudier par Ribac, et que l'on retrouve des décennies plus tard (notamment avec la musique techno et les premiers rappeurs) : un premier mouvement d'importation des supports et des machines dans la sphère domestique, puis une phase d'appropriation où une nouvelle génération d'apprentis musiciens inventent parfois des usages spécifiques (le Do It Yourself, le scratch sur les vinyles pour le rap, l'usage du synthétiseur Roland TB 303 en musique house qui était originellement prévue pour remplacer la guitare basse, etc.), et enfin une phase de réexportation dans l'espace public qui lance à son tour la créativité musicale. À ce moment, les nouvelles pratiques sont à leur tour fixer sur des supports et donnent lieu à des détournements, des réactions, etc. En somme, c'est un nouveau cycle qui s'engage. Face à cette instabilité permanente, on comprend mieux pourquoi le rock progressif fut à ce point investi par les majors du disque (sans pour autant que les indépendants ne passent à côté du mouvement) : pour la première fois, et de façon unique dans l'Histoire, un genre musical tentait un « syncrétisme » de toutes les formes traditionnelles et nouvelles en matière de musique, limitant ainsi les déviances inhérentes au domaine de la nouveauté. Le mouvement punk prend dès lors à dépourvu toutes les croyances naïves investies dans une musique

405 RIBAC, François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2007.

« progressive », obligeant dès lors les industries à revoir leur configuration sur la base d'un nouveau paradigme.

CONCLUSION

Arrivé au terme de cette étude, et après avoir analysé trois périodes successives, tentons désormais de faire une rapide synthèse en brossant par la même occasion quelques idées reçues et les différents types de trajectoire abordés. La période de l'entre-deux-guerres fut dans un premier temps un moment décisif pour l'histoire de la musique enregistrée : l'imposition du phonographe et du disque au sein des foyers lance une première trajectoire dans l'histoire des techniques d'enregistrement, pratiquement toujours comprise en termes de progrès. Dès lors, on tient pour acquis que chaque nouveau support de médiation de la musique est meilleur que le précédent (et le remplace la plupart du temps). L'entre-deux-guerres est également une période de fort essor de l'industrie phonographique, qu'il s'agisse de l'invention de la galvanoplastie permettant un début de production de masse, au copyright supprimant l'exclusivité de l'enregistrement d'un compositeur par une compagnie, en passant par la standardisation des contrats avec les interprètes, la diffusion et la circulation de la production, la construction des premiers studios d'enregistrement, les premiers salons commerciaux ou encore la création de filiales et l'apparition incessante de nouvelles compagnies dont EMI et Decca furent de loin les plus importantes. Face à l'évolution progressive de l'intérêt des consommateurs, tout l'effort des compagnies est orienté vers la production d'une offre musicale toujours plus abondante et variée, critère décisif dans la situation de concurrence à laquelle elles sont très tôt confrontées en raison d'une implantation géographique qui dépasse largement les frontières de la Grande-Bretagne. Cet élan dans la constitution des grandes multinationales est brisé par la crise économique de 1929, qui pousse les grandes firmes à entreprendre de nouvelles restructurations.

Il faut attendre l'après-Seconde guerre mondiale pour que les ventes repartent à la hausse, dopées par l'introduction de nouvelles innovations dans la façon de produire/conserver et

retranscrire/écouter la musique. J'entends par là qu'il y eut l'avènement primordial du microsillon/33-tours, celle du 45-tours, de la stéréophonie, etc. et que par conséquent, la question des rapports de la musique à l'industrie ne regarde plus uniquement l'évolution des moyens de production, de diffusion et de consommation de la musique, mais concerne également de nouvelles manières de faire de la musique dans des dispositifs sonores qui investissent matériellement et symboliquement le phénomène industriel. Pour schématiser, alors que jusqu'ici l'enregistrement n'avait servi qu'à garder une trace d'une musique composée et exécutée autrement, avec du papier à musique et des instruments, désormais le fait même d'enregistrer devenait un acte de création, où le musicien, le plus souvent par l'intermédiaire du studio et du producteur artistique, pouvait arranger un disque et en faire une composition à part entière. La place des machines devenait de plus en plus importante et peu à peu les rapports entre technologie/industrie/créativité, de plus en plus tendus. Si la recherche constituait toujours la source principale de l'innovation car, selon le Manuel de Frascati, englobant « les travaux de création entrepris de façon systématique en vue d'accroître la somme des connaissances [...], ainsi que l'utilisation de cette somme de connaissances pour concevoir de nouvelles applications »406, la question pouvait désormais être reformulée de la façon suivante : la recherche est-elle fondamentale, visant à produire des travaux sans réelle finalité économique ou, à l'inverse, est-elle appliquée ? L'ère du « capitalisme culturel » définie par Jeremy Rifkin407, l'essor de la consommation de masse, l'invasion des technologies et le phénomène de globalisation culturelle ont-ils nécessairement freiné l'acte créatif de musique, dans tout ce qu'il a de naturel et d'organique ?

La fin de la seconde partie de notre sujet partait de la considération suivante : avec l'avènement des technologies de communication (radio, télévision), la musique transitait nécessairement par un « champ culturel » composé par les grandes industries du disque, les sphères du show-business et du star-système, les organismes commerciaux qui prennent pour cible les jeunes et bien sûr les médias. Ainsi a pu naître le succès des Beatles, qui n'ont eux-mêmes pas pu échapper à ce paysage sonore créé de toutes pièces par les puissances économiques. Selon cette acceptation, le phénomène de mode est plus que jamais mis en avant. Or, comme on l'a vu, cette idée se doit d'être nuancée car ce serait vraiment accorder beaucoup trop de crédit aux entreprises musicales que de penser qu'elles seules ont la possibilité et les moyens de lancer les nouvelles tendances en matière de musique. En

406 GUELLEC, Dominique, Économie de l'innovation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009 [1ère éd. : 1999], p. 4.

407 Cf. RIFKIN, Jeremy, L'âge de l'accès : la nouvelle culture du capitalisme (2005).

définitive, les professionnels les plus avertis ne peuvent que suivre l'évolution des goûts du public, sentir leurs changements de comportement et de valeur et lancer les produits qu'ils croient leur convenir. C'est précisément parce que la musique est un art instable, imprévisible et organique qu'il reste difficile d'inculquer une discipline de la consommation. Tout au plus, les firmes discographiques peuvent-elles anticiper les mouvances de la créativité en s'adaptant d'un point de vue structurel.

Ainsi, une autre question s'impose au moment où débute notre troisième partie : d'où part réellement l'acte de création, et comment peut-on l'anticiper ? On l'a vu dans l'introduction, l'approche économique de l'innovation, dans le sillage de Schumpeter, a longtemps accepté le « modèle linéaire ». Le processus d'innovation est amorcé par l'invention, puis va à la fabrication et à la vente sur le marché. Les agents économiques disposent des informations nécessaires puis sélectionnent une option de maximisation des profits parmi les alternatives offertes. En d'autres termes, le laboratoire de recherche et les innovateurs professionnels ont la maîtrise de tous les aspects technologiques. C'est sans compter dans un premier temps l'utilisation originale des outils professionnels par les amateurs (v. les électrophones), qui contribua à réinventer la reproduction sonore en lui donnant des détournements imprévus ignorés des professionnels. La dynamique de l'innovation n'est dont bel et bien pas à sens unique, elle donne lieu à « un vaste réseau de circulation dont les potentialités pourraient être comparées à celles du dédale de câbles et d'instruments d'un studio d'enregistrement »408. Il existe une part d'imprévue dans toute activité humaine et les marges limitées dont disposent l'industrie à qui l'on attribue souvent (et à tort) une emprise quasi « magique ». Parce que le disque fut rapidement voué à devenir un médium de création, et parce que l'acte de création lui-même n'est pas toujours en lien avec des motivations monétaires (en l'occurrence, l'approche néoclassique se base sur une étude des prix rationnelle qui coordonne les agents et leurs décisions), l'histoire de la musique populaire depuis l'invention du phonographe tendrait plutôt à démontrer la capacité des amateurs à percevoir des usages potentiels que les professionnels ne voient pas toujours409.

D'autre part, et c'est ce qui motiva le choix de la date de 1966, à partir du moment où les Beatles sortent d'un carcan médiatique qui les avait pourtant imposé pour pouvoir donner

408 RIBAC, François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2007, p. 32.

409 Sur ce sujet, cf. BESSY, Christian, CHATEAURAYNAUD, Francis, Experts et faussaires : pour une sociologie de la perception (1995) ; CHATEAURAYNAUD, Francis, TORNY, Didier, Les sombres précurseurs : une sociologie pragmatique de l'alerte et du risque (1999).

190

libre cours à des ambitions musicales, les années soixante, financièrement autant qu'artistiquement, furent l'âge d'or de la musique populaire, mariage de la technologie électronique avec des formes culturelles réellement populaires. En outre, cette alliance fut constamment animée et transformée par la base populaire. Ainsi, alors que la logique de l'industrie musicale est de s'adapter à un environnement écartelé entre des logiques économiques et artistiques contradictoires qu'elle va rendre compatible, on comprend mieux la dualité entre les grandes majors du disque (le « centre ») et les labels indépendants (la « périphérie »), et la nécessité de combiner et d'accentuer la complémentarité entre l'approche néoclassique de l'innovation et l'approche évolutionniste. D'un côté, c'est dans le centre que sont le mieux incarnées les valeurs de la marchandisation : il est le détenteur des nouvelles technologies, par exemple le microsillon, et c'est lui qui décide de leur lancement et de leur diffusion dans le secteur en rendant les brevets plus ou moins accessibles. Les agents interagissent ici essentiellement sur les marchés de façon rationnelle et sous des motivations pécuniaires (approche néoclassique). Libre aux concurrents d'adopter l'innovation naissante par la pratique, l'imitation ou encore l'achat de technologie. La concurrence engendre un processus de sélection qui ne laisse survivre que les plus adaptés. Mais de l'autre côté, avec l'existence en Grande-Bretagne de tout un mouvement underground qui relança une nouvelle vague de créativité musicale à partir du milieu des années soixante, la périphérie, qui dispose d'une circulation de l'information en son sein beaucoup plus aisée, et d'un personnel bien souvent en contact direct avec les artistes, constitue l'espace idéal à la formation d'une « culture innovante ». Les agents, qui prennent désormais l'appellation d'« acteurs », sont mieux à même de saisir le potentiel des brèches ouvertes par l'innovation musicale, grâce à des interventions répétées qui s'adaptent avec davantage de souplesse à la découverte des futurs succès commerciaux. L'approche gestionnaire, en interaction perpétuelle avec le milieu social, permet aux petits labels d'élucider les conditions dans lesquelles l'innovation est un succès/échec. Les indépendants sont donc un moyen pour les majors de réduire une incertitude (non probabilisable) qui leur échappe, tout en sachant très bien qu'elles seules disposent des moyens financiers nécessaires au lancement d'un nouveau support technique. Par conséquent, l'approche évolutionniste permet de mesurer toutes les interactivités, bien souvent imprévisibles, qu'il existe entre les dynamiques incertaines de la musique, et les facultés qu'on les maisons de disque pour les exploiter, les amplifier, les massifier en les transformant selon les exigences du marché et par l'intermédiaire d'un réseau d'agents.

Ce « modèle interactif » permet également de mieux saisir pourquoi l'histoire de la musique populaire se mesure par le biais de cycles incessants entre la rupture d'un équilibre majors/indépendants. Que le rapport de force bascule en faveur de l'un ou de l'autre, peu importe après tout car l'essentiel est ailleurs : c'est la musique qui dicte la structure des industries, et pas l'inverse. L'histoire de la musique populaire est ainsi caractérisée par des cycles de concentration et de déconcentration, d'ouverture et de fermeture de paradigmes, dont l'effet est de libérer par moment des phases de créativité. Le concept même de créativité donne lieu à des explications différentes, entre ceux qui, comme Guilford, pensent que la personne créative est celle qui propose des alternatives par rapport aux personnes « non-créatives » - dans ce cas, l'acte « divergent » ou « latéral » est perçu comme fondamental -, et ceux qui, comme Weisberg, montrent que la créativité est inhérente à chacun, dans un processus de développement qui repose sur une connaissance préalable et des expériences passées410. Selon ces deux explications, la musique se développe soit sur le modèle de l'avant-garde artistique, soit sur celui d'une récupération des éléments stylistiques passés. Si à la fin de notre étude, on a vu que c'était plus la seconde version qui l'emportait (v. le paragraphe sur les « cycles »), le premier modèle n'est pas pour autant à exclure car l'histoire de la musique montre bien souvent qu'un artiste oublié durant son époque fait très souvent l'objet d'un culte des années après... Le seul schéma commercial établi tout au long de notre période sur lequel l'industrie musical peut compter reste le suivant : la musique classique se centre sur un marché linéaire et des ventes stables, alors que la musique « de masse » démarre le plus souvent d'une base marginale et locale (même le disco, considéré comme un genre « commercial » à part entière, trouve ses racines dans le monde des Noirs et des homosexuels new-yorkais), au départ trop spécifique pour toucher un public de masse, même si l'industrie dispose des moyens nécessaires à la généralisation esthétique des valeurs symboliques, processus nécessaire au bon fonctionnement d'un réseau commercial lucratif.

Notre étude de « trajectoire d'innovation globale » combina donc trajectoire technologique et trajectoire musicale/commercial. Dans ce dernier cas, il a également été mis en avant que la distinction musique populaire/musique savante ne tenait pas simplement à des intérêts commerciaux. Dans le classique, l'apprentissage du solfège précède la pratique instrumentale nécessaire à l'interprétation des oeuvres. Au sein des musiques amplifiées, la pratique instrumentale, inspirée du répertoire enregistré, permet d'incorporer les codes

410 Cf. GUILFORD, Joy Paul, « Structure of intellect » (1956) et WEISBERG, Robert W., Creativity : beyond the myth of genius (1993).

192

stylistiques du genre de musique écouté avant que cette pratique ne donne (ou pas) une singularité à celui que l'a joue. Sans pour autant revenir sur ces aspects que j'ai eu l'occasion de développer, il faut remarquer que malgré les énormes pressions que l'économie industrielle exerce pour soumettre la musique à ses intérêts immédiats, l'opposition populaire entre commercial et authentique est parfaitement illusoire. Parce que la musique est devenue réellement à partir des années soixante un phénomène social mondial, tout comme le cinéma, toute musique, quel que soit son style et transitant par les médias, est en effet soumise à des impératifs commerciaux et à un phénomène de vulgarisation de la culture. Ce qui compte, c'est surtout de savoir si ces exigences sont acceptées, rejetées ou négociées par les artistes. La prédominance de la dialectique entre un catalogue de musique et sa mise à disposition qui vise des objectifs de rentabilité, ouverte au début du siècle avec Adorno et Benjamin, n'est donc en rien refermée à l'heure où notre étude s'achève. Au contraire, les catalogues de musique de plus en plus énormes que se sont constitués les firmes depuis plusieurs décennies, ainsi que la distinction toujours plus nette entre le hardware (le matériel de lecture) et le software (les programmes musicaux), constituèrent auprès des majors autant de stratégies dont l'analyse pourrait ouvrir de nouvelles voies dans l'étude des industries musicales. Par exemple, pour imposer le nouveau standard du compact disc, Philips et Sony disposèrent d'une arme de choix : l'imposant catalogue que chacun avait à sa disposition. En stoppant la diffusion de ces catalogues par le biais du microsillon, les deux firmes privaient le public d'un pan de répertoire énorme, et rendaient par conséquent l'achat de lecteurs laser incontournable. Le microsillon allait donc poursuivre son déclin inévitable. Une autre ouverture possible, davantage centrée sur l'exploitation d'une nouvelle invention, mais encore une fois reliée au domaine du social, serait de montrer comment la cassette, malgré une qualité moindre que le 33-tours, a pu servir pour copier des disques et éviter de les acheter, provoquant durant la décennie soixante-dix le deuxième grande crise de l'histoire de l'enregistrement (après celle des années trente), que seul le succès du compact réussit à absorber. En l'occurrence, cette crise annonce à des décennies d'avance la question du piratage et du phénomène de dématérialisation de musique, qui fait encore débat aujourd'hui. Par conséquent, il existe une multiplicité d'ouvertures envisageables, en fonction du type de trajectoire abordé, qu'il soit musical, technique, commercial, etc.

Parmi les regrets concernant l'élaboration de ce mémoire, j'aurais aimé avoir accès à des sources beaucoup plus précises et qui ne dépendaient pas exclusivement du travail d'autres auteurs. Contrairement à ce que l'on aurait pu croire, l'Internet n'offre qu'un accès très limité

et très incomplet aux archives et autres documents d'époque, à l'exception notable du site sur le magazine The Gramophone, qui offre la possibilité (par le biais d'un service payant) de consulter les différents numéros depuis son année de création en 1923. Au-delà de ça, on se retrouve confronté à une floraison d'ouvrages tous très différents les uns des autres, mais dont l'étude à partir de sources précises n'occupe qu'une infime proportion. Assurément, face à un sujet aussi ample, c'est une thèse que l'on aurait pu réaliser, d'autant que les travaux sur le domaine y sont rares ou alors qu'en langue anglaise. Ainsi aurait-on pu développer avec infiniment plus d'aisance la complexité et la richesse de tous les champs scientifiques abordés ; dans le cadre du mémoire, la nécessité du tri est inévitable et oblige dès lors à faire quelques impasses regrettables (comme par exemple, l'étude du milieu social et politique que j'ai du réduire aux aspects qui me semblaient les plus cruciaux). Néanmoins, en associant d'un côté le domaine musical et d'un autre les trajectoires de l'innovation, j'espère avoir pu contribuer aux recherches menées dans le cadre de la Maison des Sciences de l'Homme et de l'Aquitaine, à la fois par la prise en compte de dynamiques locales (la Grande-Bretagne), et l'étude des singularités de ce domaine de recherche que j'ai tenté de mettre en avant de la façon la plus personnelle qui soit. Car c'est aussi tout l'intérêt du champ de l'innovation que d'offrir une multitude d'analyses possibles et d'évolutions sur un sujet qui nécessite d'être constamment remis au goût du jour.

BIBLIOGRAPHIE

L'organisation de la bibliographie se présente de la façon suivante, avec trois premiers ensembles si l'on souhaite aborder notre sujet selon une perspective définie : musique / innovation / autres champs d'étude complémentaires. Pour chacun des sous-ensembles, j'ai décidé de séparer, lorsque j'en avais la possibilité, une première catégorie, celle des ouvrages, et une seconde, celle des articles qui, dans certains cas, apportaient des informations nécessaires.

L'étendue de cette bibliographie ne doit pas faire croire que chaque ouvrage a pu être analysé dans ses moindres détails, à quelques exceptions près. En effet, comme je l'ai mis en avant durant mon introduction, la variété des ouvrages tient essentiellement à la nécessité de croiser les champs scientifiques. Par exemple, pour certains titres, seul un chapitre fut réellement primordial pour mes recherches, le reste étant parfois hors sujet ou sortant de mon cadre chronologique/géographique d'étude.

A/ Pour une approche centrée sur la musique

1) Histoire de la musique

? KOSMICKI, Guillaume, Musiques électroniques : des avant-gardes aux dance floors, Marseille, Le mot et le reste, 2009, 406 p.

? LEBRECHT, Norman, Londres : histoire musicale, Arles, Bernard Coutaz, coll. « Les capitales de la musique », 1991, 178 p.

195

· LEROY, Aymeric, Rock progressif, Marseille, Le mot et le reste, 2011 [1ère éd. : 2010], 448 p.

· NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, 1492 p.

· PIRENNE, Christophe, Le rock progressif anglais (1967-1977), Paris, Éditions Champion, coll. « Musique - musicologie », 2005, 354 p.

· ROBERT, Philippe, MEILLIER, Bruno, Folk & renouveau : une ballade anglo-saxonne, Marseille, Le mot et le reste, 2011, 354 p.

· DE ROUVILLE, Henry, La musique anglaise, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1986, 127 p.

· RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, Audrey, Révolution musicale : les années 67, 68, 69 de Penny Lane à Altamont, Marseille, Le mot et le reste, 2008, 358 p.

· Articles :

-CROSS, Jonathan, « Compositeurs et institutions en Grande-Bretagne » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, pp. 575-596.

-DELALANDE, François, « Le paradigme électroacoustique » in NATTIEZ,

Jean-Jacques (Dir.), , pp. 533-556.

-MOORE, Allan F., « La musique pop », in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.),

, pp. 832-849.

-PETERSON, Richard A., « Mais pourquoi donc en 1955 ? Comment expliquer la naissance du rock » in MIGNON, Patrick, HENNION, Antoine (Dir.), Rock : de l'histoire au mythe, Paris, Anthropos, coll. « Vibrations », 1991, pp. ?

-TIFFON, Vincent, « Qu'est-ce que la musique mixte ? » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), Révolutions industrielles de la musique, Paris, Fayard, Cahiers de médiologie / IRCAM, n° 18, 2004, pp. 132-141.

2) Histoire des procédés d'enregistrement et l'évolution des supports

· COLEMAN, Mark, Playback : from the Victrola to MP3, 100 years of music, machines and money, Cambridge, Perseus Books Group, coll. « Da Capo Press », 2003, 237 p.

· DEARLING, Robert et Celia, RUST, Brian, The guinness book of recorded sound : the story of recordings from the wax cylinder to the laser disc, Londres, Guinness Superlatives Ltd, 1984, 225 p.

· HOFFMANN, Frank (Dir.), Encyclopedia of recorded sound, New York, Routledge, Volume 1 A-L, 2005 [1ère éd. : 1993], 1200 p.

· LESUEUR, Daniel, L'histoire des radios pirates : de Radio Caroline à la bande FM, Rosières en Haye, Camion Blanc, 2011, 391 p.

· LESUEUR, Daniel, L'histoire du disque et de l'enregistrement sonore, Chatou, Éditions Carnot, 2004, 175 p.

· RIBAUD, Vincent, La restauration des archives sonores, Mémoire de fin d'études - Section SON, ENS Louis Lumière, 2009, 104 p.

· SYMES, Colin, Setting the record straight : a material history of classical recording, Middleton, Wesleyan University Press, 2004, 340 p.

· THÉRIEN, Robert, L'histoire de l'enregistrement sonore au Québec et dans le monde 1878-1950, Sainte-Foy, Les presses de l'université Laval, 2003, 232 p.

· TOURNÈS, Ludovic, Musique! Du phonographe au MP3 (1877-2011), Paris, Éditions Autrement, coll. « Mémoires/Culture », 2011 [1ère éd. : 2008], 188 p.

· Article :

-HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au disque compact » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, pp. 901-938.

B/ Pour une approche centrée sur l'innovation

1) Ouvrages généraux sur l'innovation/créativité

· CARON, François, La dynamique de l'innovation : changement technique et changement social (XVIe-XXe siècle), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2010, 469 p.

La problématique du livre de François Caron, qui créa à la Sorbonne le Centre de recherche en

histoire de l'innovation, reprend la question de l'innovation en l'insérant sur le temps long : Caron part au plus tard du XVIe siècle pour se concentrer ensuite jusqu'à notre époque actuelle. Il distingue d'abord trois types de savoirs : les savoirs tacites, les savoirs formalisés et les savoirs codifiés, dont l'agencement est le fruit d'une évolution des techniques qui se sont transmises de multiples façons, pour aboutir à des phénomènes d'interaction ayant structuré les bases de notre civilisation matérielle. Comprendre en quoi la société actuelle est un maillage de techniques et de systèmes communicationnels, c'est d'abord envisager les phénomènes de création et d'adoption des nouveautés et les multiples formes de coordination entre les différents acteurs de l'innovation. Par la suite, Caron donne des explications sur plusieurs filières qui se sont développées sur la longue durée (machine à vapeur) ou sur un temps plus court (hydraulique), puis s'encre dans les dernières parties sur une historiographie renouvelée de l'innovation, en se penchant sur « les sources proprement sociales de l'innovation dans une société technicienne », et enfin sur les technologies de réseau. L'approche donnée ici par François Caron témoigne ainsi des nouvelles perspectives de la recherche en histoire de l'innovation, et fournit des pistes d'analyse nécessaires pour comprendre notre sujet.

? CARON, François, Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, Paris, Albin Michel, coll. « L'Évolution de l'Humanité », 1997, 525 p.

? FLICHY, Patrice, L'innovation technique : récents développements en sciences sociales : vers une nouvelle théorie de l'innovation, Paris, La Découverte, coll. « Sciences et société », 2003 [1ère éd. : 1995], 250 p.

? GUELLEC, Dominique, Économie de l'innovation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009 [1ère éd. : 1999], 124 p.

? Articles :

-AKRICH, Madeleine, CALLON, Michel, LATOUR, Bruno, « À quoi tient le succès des innovations ? 1 : L'art de l'intéressement », Gérer et comprendre, Annales des Mines, 1988, n° 11, pp. 4-17.

-AKRICH, Madeleine, CALLON, Michel, LATOUR, Bruno, « À quoi tient le succès des innovations ? 2 : Le choix des porte-parole », Gérer et comprendre, Annales des Mines, 1988, n° 12, pp. 14-29.

-TSCHMUCK, Peter, « How creative are the creative industries ? A case of the music industry », The journal of arts management, law and society, 2003, Vol. 33, n° 2, pp. 127-141.

-VIALA, Céline, PEREZ, Marie, « La créativité organisationnelle au travers de l'intrapreneuriat : proposition d'un nouveau modèle », AIMS, Luxembourg, 2010, 33 p.

197

2) Ouvrages reliant innovations techniques et esthétique musicale

? CHION, Michel, Musiques médias et technologies, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 1994, 121 p.

? DELALANDE, François, Le son des musiques : entre technologie et esthétique, Paris, Buchet/Chastel, INA, coll. « Bibliothèque de Recherche Musicale », 2001, 266 p.

L'ouvrage de François Delalande nous a permis de comprendre comment l'apport des technologies a permis de façonner la musique et de lui attribuer la notion essentielle de « son », qui outrepasse les définitions de « timbre » et de « morphologie » que l'on rapportait habituellement aux courants musicaux qui existaient jusqu'alors pour les définir. Vis-à-vis de notre sujet, cette ambitieuse étude se divise en trois parties, dont seule la première fut vraiment essentielle pour comprendre les enjeux de notre sujet : « Problématique », « Enquête » et « Éléments d'analyse ». Le prisme d'analyse adopté nous renvoie autant à un niveau social, qu'à un niveau esthétique, sémiologique, etc.

? DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), Révolutions industrielles de la musique, Paris, Fayard, Cahiers de médiologie / IRCAM, n° 18, 2004, 228 p.

? MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, 280 p.

Cet ouvrage est primordial si l'on souhaite aborder le disque et l'appareil de lecture sous un angle qui prend autant en compte l'aspect technique que les paradigmes qui l'entourent. Pour Sophie Maisonneuve, en effet, le passage de la « machine parlante » au système audio en passant par l' « instrument de musique » est le résultat d'une trajectoire qui associe innovation culturelle et les agents commerciaux, amateurs de musique, dispositions sociales, etc. qui participent de son élaboration progressive. Il ne s'agit donc pas d'une trajectoire linéaire, mais plutôt d'un processus particulièrement complexe ; la notion de médium, très souvent utilisée, constitue le centre d'une réflexion visant à démontrer que le disque, tel qu'on peut le concevoir actuellement, n'est jamais « déjà là » mais s'inscrit au contraire au centre de dynamiques imbriquées (technique, sociale, économique, etc.) et façonnées dans le temps. Cet ouvrage, qui part depuis l'invention d'Edison en 1877 jusqu'à la fin des années quarante, couvre une large part de notre sujet et a pour cadre géographique la Grande-Bretagne et la France, deux pays dont l'auteur s'attache à analyser leur statut particulier au cours de l'histoire du disque.

? Articles :

-COTRO, Vincent, « Jazz : les enjeux du support enregistré » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), Révolutions industrielles de la musique, Paris, Fayard, Cahiers de médiologie / IRCAM, n° 18, 2004, pp. 90-99.

-DELALANDE, François, « L'invention du son » in DONIN, Nicolas,

STIEGLER, Bernard (Dir.), , pp. 20-30.

199

Bibliographie

-DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard, « Le tournant machinique de la

sensibilité musicale » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), ,
pp. 6-17.

-MAISONNEUVE, Sophie, « Du disque comme médium musical » in DONIN,

Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), , pp. 34-43.

-TOURNÈS, Ludovic, « Le temps maîtrisé : l'enregistrement sonore et les mutations de la sensibilité musicale », Vingtième siècle. Revue d'histoire, 2006/4, n° 92, pp. 5-15.

C/ Pour une approche centré sur les autres champs d'étude

1) Enjeux économiques et organisationnels

· ANGELO, Mario d', La renaissance du disque : les mutations mondiales d'une industrie culturelle, Paris, La Documentation française, 1989, 103 p.

· BURNETT, Robert, The global jukebox : the international music industry, Londres, Routledge, 1996, 188 p.

· CURIEN, Nicolas, MOREAU, François, L'industrie du disque, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2006, 121 p.

· LANGE, André, Stratégies de la musique, Bruxelles, Pierre Mardaga, coll. « Création & Communication », 1986, 429 p.

· LEFEUVRE, Gildas, Le guide du producteur de disques, Paris, Dixit, 1998, 324 p.

· MARTLAND, Peter, Since records began : EMI - The first 100 years, [Londres], Amadeus Press, 1997, 399 p.

· PANDIT, S. A., From making to music : the history of Thorn EMI, Londres, Hodder & Stoughton, 1996, 270 p.

· PEKKA, Gronow, ILPO, Saunio, An international history of the recording industry, Londres/New York, Cassell, 1998, 256 p.

· PICHEVIN, Aymeric, Le disque à l'heure d'internet : l'industrie de la musique et les nouvelles technologies de diffusion, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1997, 278 p.

· SOUTHALL, Brian, The Rise & Fall of EMI Records, Londres, Omnibus Press, 2009, 278 p.

200

Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années

Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?

? THEPOT, Nathalie, Les fusions-acquisitions dans l'industrie du disque, Mémoire du Diplôme d'Études Approfondies de stratégie industrielle, sous la direction de COT Annie L., Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 2000, 121 p.

? TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, 281 p.

Docteur en économie, l'ouvrage de Peter Tschmuck, spécialiste des structures économiques des industries du disque, est l'un des rares à avoir associé avec précision les thématiques de l'innovation et de la créativité en prenant pour cadre d'étude le début de l'enregistrement sonore à la fin du XIXe siècle jusqu'à l'avènement de l'Internet et les bouleversements engendrés par la pratique du peer-to-peer. En l'occurrence, les trois derniers chapitres, respectivement intitulés « Theoretical concepts of innovation and creativity », « Creativity and innovation in the music industry » et « Creativity and innovation in the music industry's value added-chain », furent primordiaux dans la compréhension et l'approfondissement des problématiques (et notamment dans sa remarquable mise en valeur de la notion de « paradigme »).

? Articles :

-FRITH, Simon, « The making of the British record industry 1920-64 » in CURRAN, James, SMITH, Anthony, WINGATE, Pauline, Impacts & influences : essays on media power in the twentieth century, Londres/New York, Methuen, 1987, pp. 278-290.

-GUIBERT, Gérôme, « Industrie musicale et musiques amplifiées », Chimères, 2000, n° 40, 14 p.

-LEBRUN, Barbara, « Majors et labels indépendants : France, Grande-Bretagne, 1960-2000 », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2006/4, n° 92, pp. 33-45.

-OSBORNE, Richard, « De l'étiquette au label » in FRITH, Simon, LE GUERN, Philippe, et al., Sociologie des musiques populaires, Paris, Hermès science, Lavoisier, Réseaux : communication - technologie - société, Volume 25 - n° 141-142, 2007, pp. 67-96.

2) Enjeux historiques et culturels

? LEMONNIER, Bertrand, L'Angleterre des Beatles : une histoire culturelle des années soixante, Paris, Éditions Kimé, 1995, 476 p.

? LEMONNIER, Bertrand, Culture et société en Angleterre de 1939 à nos jours, Paris, Belin, coll. « Histoire Sup », 1997, 257 p.

201

· MOUGEL, François-Charles, Histoire culturelle du Royaume-Uni 1919-1959, Paris, SEDES, coll. « Regards sur l'histoire », 1989, 189 p.

3) Enjeux sociologiques

· BUXTON, David, Le rock .
· star-système et société de consommation
, Grenoble, La pensée sauvage, 1985, 226 p.

· DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), Stéréo .
· sociologie comparée des musiques populaires .
· France/G.-B.
, Paris, Irma éditions, Puceul, Mélanie Séteun, coll. « Musique et société », 2008, 270 p.

· FRITH, Simon, GOODWIN, Andrew, et al., On record .
· rock, pop and the written word
, Londres, Routledge, 1990, 512 p.

· FRITH, Simon, LE GUERN, Philippe, et al., Sociologie des musiques populaires, Paris, Hermès science, Lavoisier, Réseaux .
· communication - technologie - société
, Volume 25 - n° 141-142, 2007, 399 p.

· MIGNON, Patrick, HENNION, Antoine (Dir.), Rock : de l'histoire au mythe, Paris, Anthropos, coll. « Vibrations », 1991, 283 p.

La collection « Vibrations », qui analyse les liens entre musiques, médias et sociétés, a été sous la responsabilité du sociologue Antoine Hennion, chercheur au Centre de Sociologie de l'Innovation (CSI) de l'École des Mines de Paris, et directeur de 1994 à 2002. C'est dire les enjeux de cet ouvrage qui est en réalité un rassemblement d'articles divers, rédigés par des chercheurs français, anglo-saxons et américains. La musique rock est réévaluée dans cet ouvrage au travers une étude approfondie, qui vise aussi à établir un tableau général sur l'état des travaux de recherche dans ce domaine, auparavant mis de côté. L'analyse croise le domaine du social, de l'économie mais aussi de l'anthropologie, ce qui nous permet d'analyser certains aspects de notre sujet sous un angle neuf. Car même si l'approche n'est pas ici centrée sur la Grande-Bretagne, elle reste pluridisciplinaire dans sa façon d'aborder un genre musical singulier, autant marchandise universelle que produit d'une communauté (le peuple Noir), d'un groupe social (la jeunesse) aux revendications politiques et idéologiques, etc.

· Articles :

-CLOONAN, Martin, « Politiques publiques et musiques populaires au Royaume-Uni » in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), Stéréo .
· sociologie comparée des musiques populaires .
· France/G.-B.
, Paris, Irma éditions, Puceul, Mélanie Séteun, coll. « Musique et société », 2008, pp. 73- ?

-DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe, « Top of the Pops vs Maritie et Gilbert Carpentier ? France - Angleterre, regards croisés sur les musiques populaires »

in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), , pp. 9-24.

-FRITH, Simon, « Écrire l'histoire de la musique populaire » in DAUNCEY,

Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), , pp. 45-56.

-RIBAC, François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2007, 245 p.

-WARNER, Simon, « Genre et esthétique dans les musiques populaires » in

DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), , pp. 177-190.

4) Enjeux médiatiques et communicationnels

Ce dernier sous-ensemble vise davantage à offrir des pistes de réflexion quant à l'imbrication des médias et systèmes communicationnels, avec une analyse qui décentre l'histoire des innovations musicales de ses simples aspects techniques. Concrètement, il ne faut pas oublier que la Grande-Bretagne fut pionnière de ses réflexions sur la culture de masse grâce aux cultural studies et aux travaux de Richard Hoggart et de Stuart Hall. Michel de Certeau (La culture au pluriel, 1974) contribua à développer l'histoire des « médias-cultures » en France, et sa contribution a plus tard été reprise par, entre autres, Éric Macé.

? BALLE, Francis, Médias et sociétés : édition - presse - cinéma - télévision - internet, Paris, Montchrestien-Lextenso éditions, coll. « Domat politique », 2011 [1ère éd. : 1980], 876 p.

L'ouvrage de Francis Balle constitue une référence si l'on souhaite élargir notre propos et comprendre les interactions entre les médias, que l'auteur classe en différentes catégories (médias autonomes/médias de diffusion/médias de communication) et les collectivités qui composent la société. Seul un rapide passage est consacré à la radiodiffusion sonore même si malgré tout, il me paraissait important d'évoquer cet ouvrage ne serait-ce parce qu'il apporte des compléments essentiels concernant le second système de communication évoqué dans notre étude, la radio, souvent indispensable au phénomène de globalisation culturelle qui affecte les industries du disque tout au long de notre période, mais aussi parce que la première partie de cette étude gigantesque, intitulée « De la presse à Internet », rejoint l'aspect historique abordé plus précisément chez Pascal Griset. En effet, dans son ouvrage de 1991, Les révolutions de la communication XIXe-XXe siècle, Griset, un élève de François Caron, fut l'un des premiers historien à retracer sur deux siècles l'évolution des systèmes communicationnels dans une

203

dynamique de réseau qui associe innovation et prise en compte de facteurs extérieurs.

· FARCHY, Joëlle, La fin de l'exception culturelle?, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Communication », 268 p.

· FLICHY, Patrice, Une histoire de la communication moderne : espace public et vie privée, Paris, La Découverte, 1997 [1ère éd. : 1991], 280 p.

· HUET, Armel, et al., Capitalisme et industries culturelles, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1978, 198 p.

· MATTELART, Armand, NEVEU, Érik, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2008 [1ère éd. : 2003], 121 p.

Sitographie

· http://www.annales.org/ (site des Annales des Mines)

· http://arpjournal.com/ (Journal on the Art of Record Production, proposant divers articles sur le sujet)

· http://chatounotreville.hautetfort.com/ (site de la ville de Chatou, où se trouvait l'usine rachetée par EMI)

· http://www.collectionscanada.gc.ca/gramophone/028011-3009-f.html (pour une chronologie pratique de l'industrie du son, de 1878 à 1924)

· http://www.csi.ensmp.fr/fr/ (site du Centre de Sociologie de l'Innovation, références bibliographiques)

· http://www.emil-berliner-studios.com/en/index.html (site en anglais sur les studios Emile Berliner)

· http://www.emiclassics.com/

· http://www.emimusic.com/#

· http://www.gracyk.com/index.html (de nombreux articles parfois très fouillés sur les premiers appareils enregistreurs et leur exploitation industrielle)

· http://www.gramophone.co.uk/ (site de la revue musicale The Gramophone, proposant un accès direct aux archives du journal, par le biais d'un service payant)

· http://mcs.sagepub.com/ (Media Culture & Society, revue aux publications téléchargeables)

· http://musurgia.free.fr/fr/index1.html (Musurgia, revue proposant de nombreuses références bibliographiques sur la musique d'un point de vue analytique)

· http://phonojack.com/Columbia%20Graphophones.htm (site qui recense les grandes figures et les inventions fondatrices de l'histoire du disque)

· http://www.playlistresearch.com/recordindustry.htm#60s (pour un historique rapide en anglais des labels musicaux)

· http://www.recording-history.org/ (histoire de l'enregistrement sonore selon trois angles différents : technologie, industrie et culture)

· http://www.somanyrecordssolittletime.com/ (un blog qui référence une gigantesque somme d'artistes et de labels)

· http://terrain.revues.org/index.html (Terrain, revue d'ethnologie)

· http://users.swing.be/beckerp/disque.htm (pour un rapide panorama de l'enregistrement sonore sur disque)

· http://www.valeur-innovation.com/index.php (site du livre Innovation - valeur, économie, gestion de Patrice Noailles et Serge Chambaud)

· http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Accueil_principal (l'encyclopédie en libre accès Wikipédia à l'avantage de proposer des articles détaillés et clairs - en anglais - sur la difficile constitution des premières firmes)

· Autres sites proposant des articles sur le sujet à télécharger (la grande majorité des

articles cités plus haut en sont issus, v. supra) :

-Cairn

-Isidore

-JSTOR

-Persee

-Universalis

-You Scribe

205

Annexes

ANNEXES

Annexe 1 : Publicité pour le gramophone portable

Annexe 2 : Les plaisirs d'une écoute « à domicile » : quelques publicités Annexe 3 : Exemples d'appareils d'écoute : quelques publicités

Annexe 4 : Une page de la World's Encyclopaedia of Recorded Music (1952)

Annexe 5 : Vente comparée de disques dans trois pays, 1921-1945 (en millions d'unités vendues ; pour les États-Unis, en millions de dollars)

Annexe 6 : Schéma de la construction des industries du disque en Grande-Bretagne : EMI et Decca de leur naissance jusqu'à la fin des années soixante

Annexe 7 : Schéma de la Gramophone Company et de Columbia-UK (British Columbia) ainsi que leurs filiales respectives

Annexe 8 : Schéma sur la production et la réalisation d'un disque

Annexe 9 : Différents journaux d'époque consacrés à la musique populaire Annexe 10 : Le premier « hit-parade » anglais

Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années

Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?

ANNEXE 1

206

Tiré de : http://flickeflu.com/tags/dulcephone

ANNEXE 2

207

Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux
contemporains
, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 88 ; Idem, p. 54 ; SYMES, Colin, Setting the record
straight : a material history of classical recording
, Middleton, Wesleyan University Press, 2004, p. 26.

208

Tiré de : LEBRECHT, Norman, Londres : histoire musicale, Arles, Bernard Coutaz, coll. « Les capitales de la musique », 1991, p. 138 ; The Pittsburg Press (12/01/1928), pp. 8/17.

ANNEXE 3

209

ANNEXE 4

Tiré de : DEARLING, Robert et Celia, RUST, Brian, The guinness book of recorded sound :
the story of recordings from the wax cylinder to the laser disc
, Londres, Guinness
Superlatives Ltd, 1984, p. 109.

ANNEXE 5

 

USA

UK

Allemagne

1921

106

 
 

1922

92

 
 

1923

79

 
 

1924

68

24

 

1925

59

 

18

 

1926

70

 
 
 
 

1927

70

 

19

 

1928

73

33

20

1929

75

 

27

1930

46

59

19

1931

18

 

11

 

1932

11

 

10

1933

6

 

7

1934

7

 

6

1935

9

 

3

1936

11

 

5

1937

13

 

8

1938

26

 

9

1939

44

 
 

D'après PEKKA, Gronow, ILPO, Saunio, An international history of the recording industry,
Londres/New York, Cassell, 1998, p. 38.

211

ANNEXE 6

Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?

ANNEXE 7

212

Ce panorama donne une idée générale de la profusion des filiales qui font d'EMI une industrie gigantesque et particulièrement bien implantée. Tiré de : TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, pp. 49/51.

213

ANNEXE 8

Tiré de : HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au disque compact », pp. 901-938 in
NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes
Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, p. 924

ANNEXE 9

Tiré de : http://www.spd.org/2009/10/gigi-gaston-the-black-flower.php;
http://www.afka.net/Mags/Melody_Maker.htm#1969Jun ;
http://www.afka.net/Mags/Recor_Mirror.htm#1969Nov ;
http://eil.com/shop/moreinfo.asp?catalogid=340624

215

ANNEXE 10

Tiré de : DEARLING, Robert et Celia, RUST, Brian, The guinness book of recorded sound :
the story of recordings from the wax cylinder to the laser disc
, Londres, Guinness
Superlatives Ltd, 1984, p. 144.

TABLE DES FIGURES

FIGURE 1 : L'EVOLUTION DES SUPPORTS D'ENREGISTREMENT 4

FIGURE 2 : LE CYCLE DE VIE DES PRODUITS : « INVENTION - INNOVATION - DIFFUSION » 8

FIGURE 3 : L'APPROCHE EVOLUTIONNISTE DU CYCLE DE VIE DES PRODUITS 9

FIGURE 4 : LE FONCTIONNEMENT DU PHONOGRAPHE 17

FIGURE 5 : LE FONCTIONNEMENT DU GRAMOPHONE 18

FIGURE 6 : LES PRINCIPES DE L'ENREGISTREMENT ELECTRIQUE 39

FIGURE 7 : JOURNAL THE VOICE : NELLIE MELBA POSANT LA PREMIERE PIERRE DE LA GRAMOPHONE COMPANY 53

FIGURE 8 : CHIFFRE D'AFFAIRE ANNUEL, EN LIVRES STERLING, DE LA GRAMOPHONE COMPANY 57

FIGURE 9 : VENTES DE DISQUES HMV - EMI 58

FIGURE 10 : EVOLUTION DU NOMBRE DE COMPOSITEURS DANS LES CATALOGUES PATHE ET HMV 61

FIGURE 11 : EVOLUTION COMPAREE DES VENTES PAR TYPE DE MUSIQUE POUR LES MARQUES HMV ET ZONOPHONE,

1922-1936 63

FIGURE 12 : EVOLUTION COMPAREE DE LA PRODUCTION DE DISQUES (EN MILLIONS DE DOLLARS) 65

FIGURE 13 : EVOLUTION COMPAREE DE LA PRODUCTION DE MACHINES PARLANTES (EN MILLIONS DE DOLLARS) 66

FIGURE 14 : EVOLUTION DE LA TAILLE DES CATALOGUES PATHE ET HMV, 1898-1950 69

FIGURE 15 : LE PROCESSUS DE « CREATION DESTRUCTRICE » : L'EXEMPLE DU MICROSILLON 84

FIGURE 16 : LES PRINCIPES DE L'ACOUSTIQUE 87

FIGURE 17 : LA REPRODUCTION STEREOPHONIQUE 88

FIGURE 18 : LE PASSAGE D'UN ANCIEN PARADIGME A UN NOUVEAU PARADIGME 93

FIGURE 19 : SCHEMA DU STUDIO D'ENREGISTREMENT 135

FIGURE 20 : LE MODELE DE LA CREATIVITE SELON CSIKSZENTMIHALYI 148

FIGURE 21 : LES DIFFERENTS TYPES DE LABELS INDEPENDANTS EN GRANDE-BRETAGNE A LA FIN DES ANNEES

SOIXANTE 161

FIGURE 22 : LES ELEMENTS D'UN PACTE CREATIF DANS LE MILIEU DE L'INDUSTRIE MUSICALE 165

FIGURE 23 : LES PHASES DE LA CONSTRUCTION D'UN PARADIGME EN MUSIQUE 177

217

INDEX

Cet index, loin d'être exhaustif, s'articule autour des éléments suivants : les notions clés (qu'ils s'agissent de notions théoriques ou d'inventions techniques), les firmes les plus importantes et quelques personnages déterminants au cours de mon étude.

3

33-tours 8, 22, 85, 89, 97,

118,

122, 124, 125, 128, 130, 132,

134-136, 138, 139, 141,

83, 85, 96, 98, 99-100, 123, 153, 167

119, 142, 143, 169, 188,

192

143-145, 149, 151, 152, 154,

Chrysalis Records 159

 
 

156, 158, 164, 166-168, 170,

Clark, Alfred 20, 52, 66, 80

4

 

171, 174, 175, 181, 183, 188,

créativité 8, 10, 15, 45, 125,

45-tours 74, 85, 89, 91, 93,

97,

189, 200

129, 132, 134, 141, 145, 147,

116, 118, 119, 123, 142,

145,

Berliner, Emile18-20, 33, 51,

149, 156, 163-166, 174, 182,

170, 173, 188

 

52, 54

183, 185, 188, 190, 191, 196,

 
 

Blumlein, Alan 79, 87

197

A

 
 
 

British Columbia 20, 51, 54, 62,

Culshaw, John 105, 107

A&R (Artists & Repertoire)

66, 67, 68

cylindre 3, 16-19, 21, 51, 71, 90

104, 106,

178

British Invasion .. 121, 155, 182

D

Apple Records 158,

B

166

Brunswick Records 41, 70, 102, 152

Decca 6, 35, 45, 50, 51, 55, 59,

bande magnétique 86, 87,

91, 93, 134, 173

89,

C

Capitol Records 80, 100, 102,

60, 62, 63, 70, 71, 74, 79, 80,

82, 83, 85, 87, 94, 99, 100,

102, 107, 111, 122, 125,

BBC (British Broadcasting

108, 116, 136, 143, 154, 156,

152-154, 157-159, 162, 166,

Corporation) 43, 65, 78,

116, 117, 119, 140

93,

167

CBS (Columbia Broadcasting

171, 178, 187

Decca-US 70, 100, 102, 152

Beatles (The) 5, 7, 75, 100,

110, 112, 113, 117, 118,

108,

121,

System) 64, 67, 74, 80, 82,

Deram Records 158, 178

E

Electrola 55, 67, 80

EMI 11, 35, 40, 45, 50, 51-53, 56, 58, 60, 64, 66-71, 74, 77-83, 85-87, 94, 96-102, 106, 108, 110, 113, 116, 122, 139, 141, 143, 145, 152, 154, 156, 158, 167, 177, 178, 187, 199

F

Fisk, Ernest 80, 85

G

Gaisberg, Fred 20, 105, 107

gramophone 11, 16-21, 23, 24, 32-35, 37, 42, 44, 45, 49, 51, 55, 65, 68

Gramophone Company 20, 21, 23, 25, 35, 37, 42, 45, 46, 51-57, 59, 62, 64, 66, 69

H

Harvest Records 158, 178

HMV (His Master's Voice) . 20, 35, 46-48, 54, 56, 58, 59, 61, 63, 66, 69, 77, 98, 100, 101, 154

I

Immediate Records 158, 166, 179

189-191, 193, 194, 196, 197, 200

Island Records .... 124, 159, 179

J

jazz 5, 27, 28, 30, 62, 76, 78,

79, 91, 92, 97, 100, 124-128, 153, 175

jeunesse 96, 109, 111, 113, 122,

127, 145, 172

L

labels indépendants 10, 12, 93,

94, 151, 155, 157, 158, 162,

164, 169, 177, 190, 200

Legge, Walter 90, 105, 106, 107

Lewis, Edward 35, 51, 55, 70, 102

Lindström 67, 68, 78, 80
Lockwood, John 98, 100, 102, 108, 113

London Records 102, 152

M

majors 10, 12, 45, 62, 64, 74, 77, 84, 86, 89, 92, 93, 96, 99, 100, 121, 122, 125, 132, 151-157, 159, 162-167, 169, 174, 177, 178, 182, 184, 185, 190, 191, 192

Martin, George 90, 101, 108,

musique populaire 4, 11, 14, 22, 26, 27, 29, 30, 70, 75, 78, 90-92, 98, 101, 104, 107, 108, 113, 116, 119, 129, 131, 132, 140, 142, 143, 147, 152, 167, 172, 174, 175, 179, 180, 181, 189, 190, 191, 202

O

Owen, William Barry 20, 41, 52, 152

P

paradigme 8, 23, 24, 34, 91, 92,

94, 103, 150, 165, 195

Parlophone 56, 60, 62, 67, 71,

100, 101, 108, 117, 123, 141, 143, 152, 178

Pathé 51, 61, 67-69, 78, 80

phonographe 5, 11, 14, 16-26, 28, 30, 32-35, 37, 40, 41, 43, 44, 48, 51, 52, 58, 62, 69, 74, 92, 111, 187, 189, 196

pop 5, 76, 91, 98, 114, 117, 121, 122, 126, 128, 132, 136, 142, 144, 145, 147, 148, 150, 158, 168, 170, 172, 175-177, 180, 181, 195, 201

punk ... 160, 179, 181-183, 185

R

radio 5, 14, 23, 35, 36, 43, 56,

218

innovation 5, 7-12, 18, 20, 30,

 

117, 119, 120, 125, 136, 141,

64, 66, 71, 74, 86, 87, 91-93,

38, 45, 47, 48, 50, 53, 55, 58,

147, 201

95, 108, 115, 116, 117, 119-

60, 67, 69, 71, 74, 76, 77, 79,

Meek, Joe 137, 141

121, 123, 129, 142, 143, 145,

80, 82, 83, 86, 88, 89, 92, 93,

Mercury Records 71

162, 168, 169, 188

96, 99, 103, 105, 109, 112,

musique classique 5, 14, 22,

RCA (Radio Corporation of

113, 120, 126, 130, 132, 138,

25-27, 30, 31, 47, 60-62, 65,

America) 64, 66, 74, 80, 82,

139, 141, 143, 146, 148, 149,

78, 86, 90, 91, 104, 105, 108,

83, 85, 87, 96, 98-100, 122,

152, 155, 160, 165, 166, 168,

122, 142, 175, 191

123, 153, 167, 172, 178

171, 175, 177, 180, 181, 188,

 
 

rock 5, 26, 76, 91, 97, 99, 100, 102, 110-113, 115, 117, 121-129, 142, 144, 146, 147, 151-157, 159, 160, 163, 168-177, 179-181, 185, 195, 201

rock progressif 177, 180

Rough Trade 184

S

stéréophonie 40, 74, 76, 82, 83,

86, 94, 107, 188

Sterling, Louis .... 54, 66, 67, 70 T

télévision 56, 74, 108, 115, 120,

129, 145, 156, 168, 171, 188

V

Vertigo Records 158, 178

56, 61,

62,

64,

66,

82-85,

87,

97,

98,

Victor 20, 37, 41, 51, 52, 54,

68, 69, 74,

107, 167

Victrola 27, 37, 41, 78, 101, 196

219

Z

Zonophone 35, 36, 47, 62, 63, 67, 159, 177

220

TABLE DES MATIÈRES

REMERCIEMENTS 2

INTRODUCTION 3

PREMIÈRE PARTIE 13

ENTRE TRADITION ET INNOVATION : LA CONSOLIDATION D'UN NOUVEAU MONDE

MUSICAL (1918 - FIN DES ANNÉES TRENTE) 13

CHAPITRE 1 : L'ARRIVÉE DU PHONOGRAPHE ET SES ENJEUX 16

I/ Les balbutiements techniques d'une nouvelle invention 16

A/ Du phonographe au gramophone 17

B/ Naissance des premières firmes 19

C/ Un usage musical qui reste à définir 20

II/ L'inscription du phonographe au sein des dispositifs d'écoute existants 22

A/ Structuration de l'invention technique par comparaison : le modèle du concert 23

B/ Structuration de l'invention technique par imitation 24

III/ L'industrialisation des cultures traditionnelles 26

A/ La confrontation des marchés 26

B/ La « valeur d'usage sociale » du disque 29

CHAPITRE 2 : DE L'AUDITEUR AU CONSOMMATEUR : UN PROCESSUS COMPLEXE 32

I/ L'écoute « à domicile » et ses formalités 32

A/ Le phonographe comme objet de loisir 33

B/ L'évolution des prix 35

II/ La « révolution électrique » de 1925 : un débat révélateur d'une écoute démocratisée ? 37

A/ Les principes techniques de l'enregistrement électrique et ses conséquences 38

B/ Développement des premières revues spécialisées et mise en circulation des informations 41

III/ Les prémices d'une commercialisation à grande échelle 44

A/ Au départ : un commerce à échelle réduite 45

B/ Diversification et croissance progressive du marché 46

CHAPITRE 3 : LA CONSTRUCTION DU DUOPOLE EMI-DECCA 50

221

I/ EMI et Decca : deux fleurons de l'industrie musicale 51

A/ La Gramophone Company 52

B/ La British Columbia 54

II/ L'élargissement des catalogues : une politique économique de vedettes 55

A/ L'évolution de la production de disques 55

B/ Un catalogue en constante évolution 58

C/ L'échantillonnage des genres 61

III/ Contrats et négociations commerciales à l'heure de la crise de 1929 64

A/ Une réaction à la crise : la naissance d'EMI (1931) 64

B/ La constitution d'oligopoles 69

SECONDE PARTIE 73

L' « ARTIFICATION » DES DISPOSITIFS TECHNIQUES ET SES CONSÉQUENCES SUR LE

MARCHÉ DU DISQUE (1939-1966) 73

CHAPITRE 4 : LES DÉVELOPPEMENTS TECHNOLOGIQUES POST-SECONDE GUERRE MONDIALE

76

I/ La guerre et ses effets sur l'industrie du disque 76

A/ La collaboration à l'effort de guerre : un tremplin pour l'innovation 77

B/ Le paysage de l'industrie du disque en Grande-Bretagne à la fin de la guerre 80

II/ De la généralisation du microsillon à la stéréophonie 82

A/ Le microsillon : une innovation radicale 83

B/ La « bataille des vitesses » et le retard d'EMI 85

C/ Bande magnétique et stéréophonie 86

III/ La place prise par les nouvelles technologies : un prolongement des sources sonores 89

A/ L'interaction entre contenu musical et support technique 90

B/ Les signes avant-coureurs d'une future révolution musicale et structurelle 91

CHAPITRE 5 : NOUVEAUX ACTEURS / NOUVEAUX FORMATS DE LA VIE MUSICALE : ÉTUDE

DES MODALITÉS D'ADAPTATION 96

I/ L'interdépendance des formats d'écoute et des catalogues musicaux 96

A/ Le renouveau du catalogue musical 97

B/ Le resserrement des liens entre Grande-Bretagne et États-Unis 99

II/ La dislocation des professions : du musicien au producteur 102

A/ Quelques problématiques essentielles 103

B/ Le producteur de musique classique 105

C/ Le producteur de musique populaire 108

III/ Le disque, support représentatif d'une identité culturelle ? 109

A/ Une autre catégorie motrice de l'innovation musicale : la jeunesse, force de consommation 109

B/ De nouveaux matériels d'écoute 111

CHAPITRE 6 : L'ÉMERGENCE DU STAR-SYSTÈME ET LA STANDARDISATION DES LOGIQUES

MARKETING 115

I/ Radio, presse et course à l'audience 115

A/ La naissance du hit-parade 116

B/ Un exemple d'ascension « en escalier » : les Beatles 117

222

C/ Le phénomène des radios pirates 119

II/ Le disque et ses chiffres de vente : une innovation rentabilisée et standardisée 120

A/ Les débuts de la Beatlemania (1963) et l'essor de partenariats médiatiques 120

B/ Musique populaire et marché de masse 121

C/ L'industrie anglaise sur le devant de la scène musicale européenne 122

III/ Les marges du circuit commercial traditionnel 124

A/ Un cheminement musical au départ incertain 124

B/ La présence de creusets sociologiques : des clubs aux arts schools 125

TROISIÈME PARTIE 131

LES DYNAMISMES DE LA CRÉATIVITÉ : VERS UNE RECONSTRUCTION DES INDUSTRIES

MUSICALES (1966 - DÉBUT DES ANNÉES 1970) ? 131

CHAPITRE 7 : LES SUPPORTS DE LA CRÉATIVITÉ 134

I/ Le studio d'enregistrement : symbiose entre technologie et créativité 134

A/ Pourquoi le studio ? 134

B/ La modernisation des équipements 136

C/ Musique savante et studio 139

II/ Du single au « concept album » 140

A/ Une décision commerciale 141

B/ Une décision artistique avant tout 142

III/ Bilan : existe-t-il une créativité « de surface » ? 145

CHAPITRE 8 : LA RECONSIDÉRATION DES STRUCTURES EXISTANTES 151

I/ Les majors : centralisation et distribution 151

A/ L'arrivée du rock américain et ses conséquences 152

B/ Peut-on parler de complémentarité entre majors et indépendants ? 154

C/ Les majors : une bureaucratie lourde et complexe 156

II/ Les indépendants : un terrain propice à l'expérimentation 157

A/ Typologie des labels indépendants 157

B/ Une influence indiscutable qui masque des handicaps structurels 159

III/ Le tandem créativité/désuétude structure-t-il le marché ? 163

A/ Les sources de la créativité et la relance de la demande 164

B/ Une inévitable reprise en main 166

CHAPITRE 9 : INNOVATION ESTHÉTIQUE ET ENJEUX COMMERCIAUX : UNE OPPOSITION

PERTINENTE AU TOURNANT DES ANNÉES 1970 ? 168

I/ L'augmentation des coûts de la production et l'homogénéisation du marché 168

A/ Pourquoi la star est elle indispensable au marché ? 169

B/ Le progrès technologique, intrinsèque à l'évolution des musiques populaires 170

C/ La démocratisation de la lutherie électronique : des conséquences à double tranchant 172

II/ Les nouvelles tentatives de progrès : fusion « musique populaire » / « musique savante » 175

A/ Le rock progressif : un progrès par « attrition » 175

B/ L'investissement des firmes 177

III/ Les reconsidérations musicales ambigües des années soixante-dix 179

A/ La musique populaire à l'aube des années soixante-dix : une évolution cyclique 179

223

B/ Le retour à des valeurs d'authenticité artistique 181

C/ Une industrie musicale de nouveau en mutation ? 182

CONCLUSION 187

BIBLIOGRAPHIE 194

ANNEXES 205

TABLE DES FIGURES 216

INDEX 217






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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery