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Valeurs et et relativisme moral dans la généalogie de la morale (1887) de friedrich nietzsche

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par Daniel Blaise BITECK
Université de Yaoundé 1 - DIPES II 2013
  

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VALEURS ET RELATIVISME MORAL DANS LA GENEALOGIE DE LA MORALE (1887) DE FRIEDRICH NIETZSCHE

Mémoire rédigé en vue de l'obtention du Diplôme de Professeur de l'enseignement Secondaire deuxième grade (DI.P.E.S II)

Présenté par

BITECK Daniel Blaise (05p016)

Licencié en Philosophie

Sous la direction de

Pr. NKOLO FOE

Année Académique 2012-2013

A mon père à qui je n'ai pas eu l'occasion de dire merci.

REMERCIEMENTS

Ce travail, fruit d'un très long cheminement, n'aurait pas vu le jour sans la générosité et les encouragements de diverses personnes qui ont été, à des positions différentes, des témoins attentifs et bienveillants de cette recherche. Au seuil de notre propos, qu'elles soient toutes remerciées.

Nous payons ici un tribut particulier au Pr. NKOLO FOE, qui a accepté de diriger notre recherche ; Nous lui exprimons notre profonde reconnaissance pour son accueil toujours encourageant et ses remarques judicieuses et toujours stimulantes dont il nous a fait bénéficier tout le long de notre travail.

A Monsieur ALIANA Serge qui a bien voulu chaque fois promener son regard sur ce texte ; son attention tout comme sa documentation m'ont aidé à éviter certaines imprécisions qui, autrement, auraient ajouté de l'imperfection à ce travail. A Messieurs MBASSI ONDOA Emanuel et LEMANA YOMO Max, dont l'intérêt particulier à notre étude nous a été d'un grand réconfort. Que tous les enseignants du département de philosophie de l'Ecole Normale Supérieure de Yaoundé trouvent ici le témoignage de notre estime et de notre gratitude.

A mes inconditionnels et fidèles amis dans la recherche et les échéances de l'existence SAMBA Charles Patrick, DJOH EYANGO Christian Moreau, OBE Sandrine Sonia pour leur apport, ô combien inestimable.

A côté de cet apport académique, je fléchis un genou à l'endroit de ceux qui me sont chers. Il s'agit de ma maman Mme Veuve NJEBENG Cécile, mes tantes NGO BITEK Suzanne, KINJEHEL Esther, mes oncles BONKA BITEK Daniel, BATISSECK Bienvenu, mes frères et soeurs NGO BITEK Adèle, BITECK Daniel Christian, NJOCMBEL Richard Alban, MOYIE Nicolas, qui ont compris le bien-fondé de l'éducation et ont investi d'énormes sommes d'argent pour la poursuite de mes études en s'imposant par-là de grandes privations. Que tous les mérites reconnus à ce travail soient d'abord les leurs. Ma profonde gratitude va à l'endroit de mademoiselle NDOPSEU KOMBOU Stéphanie Laure, pour tout son soutien.

Mes remerciements vont également à l'endroit de ESSOME Charly Stève, ONOMO ONOMO Paul Fiacre, ATANGANA NKOUDOU Patrick, AMBE NEBA Gerald, BIHINA Nicolas Constantin, BESSALA NGONO Jacques, FANKEM Narcisse, OMGBA Jacques Yann, SAMBA SAMBA Patrick, BATANGKEN ISSONDJ Fleur, pour leurs aides multiformes.

RESUME

Valeurs et relativisme moral dans La Généalogie de la morale de Friedrich Nietzsche est le thème qui a sous-tendu notre réflexion. En nous appuyant sur l'analyse textuelle, notre travail analyse la place que Nietzsche accorde aux valeurs dans sa pensée morale. Ainsi, la lecture de cet ouvrage nous a permis de constater qu'avant de militer en faveur d'un relativisme moral, Nietzsche a d'abord rejeté la thèse de l'existence d'une autorité morale transcendante (que ce soit l'Idée comme chez Platon ou Dieu chez les judéo-chrétiens ou encore la raison chez Kant) de qui l'homme recevrait non seulement des ordres de conduite mais aussi de qui découleraient toutes les valeurs, induisant ainsi la pensée d'une morale transcendante et universelle. Prenant leur contre-pieds, Nietzsche postule le relativisme moral en soutenant que non seulement les valeurs n'ont pas une origine transcendante mais plutôt sociale, elles sont diverses et ne répondent, selon leur type, qu'à des besoins précis du type d'hommes qui les produits. Nietzsche professe donc une transmutation des valeurs qui lui permet non seulement de faire une typologie de morales (celle des maîtres et celle des esclaves) mais aussi de procéder à une sorte d'archéologie à travers laquelle il restitue, selon lui, les véritables origines des valeurs de « Bien » et « Mal », « Bon » et « Mauvais » etc. Toutefois, l'évaluation conceptuelle de la critique nietzschéenne du caractère absolu des valeurs nous a permis de mettre en relief les préjugés ontologique, épistémologique et anthropologique d'une part, et les dérives pratiques et logiques d'autre part, car l'institution d'une morale sans obligation ni sanction ouvre la voie à l'immoralisme ; et la « misologie » affirmée de notre auteur engendre le relativisme moral et épistémologique. Celui-ci ouvre la voie à toutes sortes de dérives éthiques comme l'homosexualité, la transsexualité etc., toutes choses qui ne favorisent pas le respect et l'élévation de la dignité humaine, seule gage d'une vie proprement humaine.

ABSTRACT

This study focuses on values and relativism in Friedrich Nietzsche's On the Genealogy of Morals. Based on a textual analysis of the book, the study discusses the importance of values from Nietzsche's standpoint. In fact, the text above reveals that before advocating moral relativism, Nietzsche has opposed the thesis of the existence of a transcending moral authority (be it Thought as with Plato, or God as with Judaeo-Christians, or even Reason as with Kant) from which mankind would receive behavioural orders. It is also from this authority that all sorts of values would originate, thus bringing about the idea of transcending and universal morals. On the contrary, Nietzsche postulates moral relativism, stressing that not only are values void of transcendental origin (but rather social), they are also diverse and, given their specificity, they can only satisfy specific needs according to specific people who produce them. Nietzsche therefore professes a transmutation of values that permits him not only to draw a typology of morals (master's and slave's), but also to come up with an archeological classification wherein, in his opinion, he restores the actual origins «God» and «Evil» values, among others. However, the conceptual assessment of the Nietzschean critical thought on the ultimate nature of values has made it possible to accentuate ontological, epistemological, and anthropological a prioris on the one hand. On the other hand, the study has successfully analysed practical and logical drifts, for the establishment of morals without responsibilities or penalties leads to immorality. Homosexuality, trans-sexuality among others, are thus such perversions which hinder the respect and elevation of human dignity, the sole guarantor for a fully decent life.

INTRODUCTION GENERALE

L'auteur de Ainsi parlait Zarathoustra inaugure sa pensée par le constat selon lequel toute la métaphysique depuis l'Antiquité, s'est trompée sur le véritable sens à attribuer à l'histoire. Il en est ainsi, selon lui, parce que la question de l'être a sombré dans l'oubli. Nietzsche reste convaincu par la suite que l'occultation de cette question a entraîné une mauvaise interprétation des valeurs morales et de leurs origines. Aussi pour lui,

 Le champ de la culture s'ouvre (...) sur un mensonge, une dissimulation : le refoulement du corps. Mais, de ce mensonge naîtront la pensée, la raison, la morale, la religion, l'art1(*).

Il ressort ainsi de ces propos de Nietzsche que le pluralisme des valeurs et la crise des valeurs auxquels nous assistons de nos jours sont la conséquence de ce travestissement de la vérité. En effet, selon notre auteur, c'est la mise à l'écart de l'Etre qui a introduit dans la pensée des conceptions fausses, des points de vue qui cachent la réalité aux hommes et qui les empêchent d'user de toutes leurs aptitudes et les poussent à dédaigner une partie essentielle de leur être : le corps. Avec le dédain de celui-ci, ce n'est pas seulement la remise en question de la dimension charnelle de l'homme qui est consacrée ; c'est aussi la négation de la matière dans tous ses aspects, la réfutation de toute valeur à la réalité sensible au profit d'une réalité supra-sensible : l'esprit, et avec lui la célébration de la raison au détriment de l'émotion, de la pensée contre l'instinct.

C'est donc dans un contexte caractérisé par l'altération du réel et de son sens introduit par la métaphysique que l'auteur d'Humain trop humain entreprend de ramer à contre- courant de la tradition en cours. A y regarder de près, on s'aperçoit que la pensée nietzschéenne s'apparente à « la philosophie du non » c'est-à-dire une philosophie dont le but est de s'opposer à l'érection des statues, de briser les idoles (la morale, les valeurs, la pitié etc.) crées par la pensée moderne; elle s'apparente aussi à « une métaphysique de la non métaphysique » c'est-à-dire quelle est un discours construit dans l'optique de combattre et de mettre fin aux conceptions qui valorisent la réalité intelligible en rejetant en même temps la dimension sensible de celle-ci. Nietzsche élabore sa philosophie dans le dessein de remettre en question toute la métaphysique telle qu'elle a été produite de Socrate jusqu'à nos jours. Socrate étant considéré par notre auteur comme celui qui, par son voeu qui est « connais-toi toi-même » a sonné le point de départ de la rupture de la réflexion philosophique sur l'être. Ce dernier est présenté par le philosophe Allemand comme celui qui a poussé toutes les philosophies de l'antiquité (notamment celles qui viennent juste après lui) à mettre ensemble « les impératifs logiques avec les impératifs moraux »2(*). De ce fait, Socrate se posait ainsi « comme ennemi de la vie »3(*), mais surtout comme le géniteur du mal moderne. Nietzsche affirme à ce propos : « J'ai reconnu en Socrate et en Platon des symptômes de décadence, des instruments de la décomposition »4(*).

De ce fait, à l'opposé du nihilisme qui est en oeuvre dans la métaphysique classique et qui y a été introduit par Platon (considéré par Nietzsche comme le premier nihiliste) dans la mesure où il a ignoré le monde sensible au profit du monde intelligible, la philosophie de Nietzsche apparaît d'emblée comme une négation de la négation ou « un nihilisme du nihilisme », dans la mesure où elle cherche à détruire même à « coups de marteau » tous les fétiches et tout ce qui empoisonne la vie. L'auteur de L'Antéchrist se donne ainsi pour mission d'opérer une révolution dans la métaphysique occidentale qui est, selon lui, seule responsable et à double titre de l'introduction du dualisme dans le monde et l'opposition des valeurs, qui a postulé et consacré la supériorité de l'esprit sur le corps, le primat de la raison sur l'instinct, la valorisation de l'intelligible au détriment du sensible. Ce projet de dépassement de la métaphysique consistera donc à :

 Rentrer intégralement dans l'immanence, [à] revenir pleinement sur terre, [à] réaffirmer l'unicité du monde comme l'avaient fait les Grecs avant Socrate et Platon5(*).

Nietzsche met en exergue dans cette citation le concept de l'immanence pour marquer le retour au sujet, le retour à une vision empirique du réel. Par immanence, on entend le caractère de ce qui a son principe en soi-même. De ce fait, elle est un principe dont non seulement l'activité n'est pas séparable de ce sur quoi il s'applique (l'individu dans le cas présent), mais qui le constitue de manière interne. En faisant l'éloge de l'immanence, notre auteur s'oppose à la transcendance qui est le fait d'avoir une cause extérieure et supérieure telle que le soutiennent Platon et le judéo-christianisme.

Il est donc question pour Nietzsche de se poser en s'opposant à «  l'ancienne histoire de la philosophie »6(*).

Au regard de ce qui précède, il apparaît qu'en voulant opérer un dépassement de la métaphysique, Nietzsche réalise en même temps le dépassement des valeurs morales issues de cette métaphysique, car il est question de réaliser un second renversement des valeurs morales et de leur autorité. C'est pourquoi nous nous proposons, dans notre réflexion, de revenir sur la critique nietzschéenne des valeurs morales qui, en vérité, consiste en la remise en question de leur autorité et l'affirmation d'un relativisme moral. Cependant, notre réflexion se fondera sur la Généalogie de la morale, l'ouvrage dans lequel Nietzsche procède à une sorte de fouille archéologique qui consiste à établir l'origine des préjugés moraux en remontant aux conditions et aux circonstances qui leur ont donné naissance ainsi qu'aux conditions qui ont facilité leur développement et leur modification. Pour atteindre ce but, Nietzsche combine les méthodes généalogique et historique. Aussi, il s'agira pour nous de mettre en lumière le processus nietzschéen de déconstruction des fondements sur lesquels les valeurs morales tirent leur autorité.

Dès lors, la question fondamentale qui structure la réflexion nietzschéenne est celle de savoir si les fondements sur lesquels l'on a adossé les valeurs morales et qui confèrent à celles-ci leur autorité et donc leur valeur ne sont pas une création de l'imagination. En d'autres termes, les valeurs morales dans leur essence ont-elles la capacité de se manifester elles-mêmes sous la forme du commandement et de l'obéissance, de la loi et de l'obligation ? Autrement dit, ne serait-ce pas judicieux de suspecter, à la source des évaluations morales l'existence d'un rempart, d'un appui ou d'une autorité déjà établie de laquelle les valeurs tireraient leur transcendance ? Par ailleurs, la ruine de l'autorité des valeurs ne pourrait-elle pas aboutir à toutes sortes de dérives pratiques et logiques ? De même, la négation absolue de toute transcendance par Nietzsche ne se nie-t-elle pas elle-même dès lors qu'elle nous propose « un mouvement vers un mieux », à savoir le surhomme? Telles sont les principales interrogations qui vont sous-tendre notre réflexion.

Pour apporter une réponse à ces questions, notre approche méthodologique est celle de l'analyse textuelle. Il s'agira notamment de :

- Lire les principales oeuvres de Nietzsche en focalisant notre attention particulièrement sur la Généalogie de la morale ;

- Repérer dans cette oeuvre principale les concepts centraux qui structurent la pensée morale de Nietzsche

- Opérationnaliser ces concepts pour cerner notre problématique qui porte sur le relativisme des valeurs

- Voir quel retentissement cette problématique connaît aujourd'hui dans notre univers marqué par une véritable crise des valeurs.

C'est une telle démarche qui nous permet de structurer notre travail ainsi qu'il suit :

Nous présenterons dans la première partie les fondements des valeurs morales dans la métaphysique classique, notamment chez Platon et le judéo-christianisme, chez Kant et enfin chez Schopenhauer.

Dans un deuxième moment, nous exposerons la critique de Nietzsche sur les valeurs morales dans le but de montrer d'une part le caractère illusoire de leur nature prétendument obligatoire, nécessaire et universelle, et d'affirmer la nécessité de leur renversement, ceci dans le but de fonder celles qui soient « par-delà bien et mal ».

Le dernier moment de notre réflexion sera fondé sur une suite d'interrogations sur la critique de Nietzsche. Nous attirerons l'attention sur les préjugés, les contradictions et les dérives de la pensée de l'auteur.

PREMIERE PARTIE

POSITION DU PROBLEME : NIETZSCHE ET SES DEVANCIERS SUR LA QUESTION DES VALEURS MORALES

INTRODUCTION PARTIELLE

Peut-on parler de l'origine des valeurs morales chez Nietzsche sans toutefois remonter à l'histoire des idées ? Il nous semble impossible de répondre à cette question par l'affirmative, car ce serait poser que la réflexion sur l'origine et la valeur des valeurs morales commence avec l'auteur de Aurore. Ainsi, on nierait par là toute la grande histoire des valeurs morales qui a commencé dans l'Antiquité avec les pensées de Platon, Aristote etc., et qui s'est poursuivie jusqu'à l'époque moderne avec La philosophie des Lumières en passant par le Moyen-âge avec la pensée chrétienne. Durant toutes ces périodes, il s'est posé la question de savoir sur quel support l'on devait fonder les valeurs morales et relativement à cette origine, quelle importance devait être attribuée à celles-ci. Il sera donc question, dans la réflexion qui va suivre, de faire une sorte d'archéologie, une fouille qui nous permettra de remonter à l'histoire des idées pour savoir ce que les prédécesseurs de Nietzsche ont pensé à propos de l'origine des valeurs morales. Mais, avant de passer à une analyse non exhaustive des penseurs qui ont précédé le rédacteur de Généalogie de la morale sur cette question du fondement des valeurs morales, il importe de se faire une idée précise sur le sens qui doit être accordé à cette expression. Dans ce sens, André Lalande soutient que les valeurs morales sont « un ensemble des règles de conduites tenues pour inconditionnellement valables ».7(*) On le voit, quand on parle de valeurs morales, on évoque non pas un, mais plusieurs principes qui sont mis ensemble dans le but de guider nos actions. Bien plus, c'est l'obligation de respect scrupuleux de ces principes qui s'imposent à nous et qui fondent la morale, car toute morale doit avoir un fondement c'est-à-dire « ce sans quoi il ne serait pas possible de donner sens à cette notion (...), (c'est) « ce qui légitime pour la raison notre reconnaissance d'une vérité morale ». »8(*) On voit ainsi que toute valeur dont la fonction est normative doit s'appuyer, nécessairement, sur un principe à partir duquel elle est déduite de sorte que la mise entre parenthèse de ce dernier induise absolument la perte du caractère nécessaire de celle-là.

De manière évidente, il ressort qu'il y a donc une relation de dépendance entre les valeurs morales et leur fondement de sorte que toute morale qui voudrait se donner sous la forme d'un impératif catégorique doit être adossée sur un fondement solide. C'est pourquoi l'on constate que la plupart des auteurs qui ont traité de cette question avant Nietzsche se sont soumis à cette exigence. Nous nous contenterons d'analyser la conception de quelques uns d'entre eux, notamment Platon et le judéo-christianisme, Kant et Arthur Schopenhauer. Pour cela, nous montrerons, relativement et respectivement aux trois chapitres qui constitueront la première partie de notre recherche comment les premiers fondent les valeurs morales sur la transcendance, ensuite comment le second les fonde sur la raison individuelle et enfin comment le dernier les adosse sur le sentiment de pitié.

Chapitre 1 : LA QUESTION DE L'ABSOLU

L'histoire de la philosophie et celle du christianisme nous montre que Platon et le judéo-christianisme militent en faveur d'une morale du transcendant lorsqu'ils posent au fondement de celle-ci, l'absolu, démontrant par là que la morale ne « résulte pas du jeu d'une classe d'êtres ou d'actions »9(*) « mais suppose l'intervention d'un principe extérieur et supérieur à celle-ci»10(*). Avec Nietzsche, il apparaît que la pensée morale de Platon tout comme celle du christianisme posent que l'autorité des valeurs morales se fonde non pas sur la volonté d'une classe comme le penseraient Karl Marx et Engels, mais qu'elle repose plutôt sur l'idée qu'il existe un être transcendant de qui tout découlerait.

Pour Platon il existe dans le monde intelligible la source de toutes les valeurs morales : le Bien ou Dieu. Celui-ci est, selon le penseur grec, le géniteur des valeurs telles que le Juste, le Beau etc. Aussi, pour Platon, la morale existe dans le monde des idées, elle n'est pas une création sociale, il s'agit dès lors pour l'homme de la découvrir à travers l'effort d'une élévation (la dialectique). Fort à propos, au sujet de la morale platonicienne, Gaston François affirmera qu'elle «existe préalablement à la réflexion du penseur, qui ne peut que la découvrir »11(*). De ce fait, c'est l'inclination au bien c'est-à-dire « l'effort vers le Bien »12(*) ou l'obéissance à Dieu qui fonde la morale. Il est donc question, dans ce moment de notre travail, de réfléchir sur ces valeurs morales fondées sur un principe suprasensible en nous appuyant sur la philosophie morale de Platon et la pensée théologique judéo-chrétienne.

I.1. L'IDEE DE MORALE TRANSCENDANTE CHEZ PLATON

La conception platonicienne de la morale est solidaire de sa conception de l'être en général. En effet pour lui, la réalité a une double dimension : le sensible et l'intelligible. Le premier est le monde de l'expérience, de la sensibilité le monde du relatif car les choses y sont changeantes. Pour Platon, ce type de réalité ne nous introduit pas à la connaissance à la vérité. Au contraire, parce que le monde sensible c'est le règne de l'opinion ou la doxa, de l'à peu près, il est nécessaire de s'en méfier et de marquer une attitude de distanciation vis-à-vis de lui et nous retourner vers le monde des idées qui est son original et qui se situe dans la réalité supra-sensible c'est-à-dire le monde intelligible dans lequel l'on retrouve les valeurs pures telles que le Beau, le Juste et au sommet desquelles trône le Bien. Aussi Socrate affirme-t-il : 

Dans le connaissable, ce qui se trouve au terme, c'est la forme du bien, et on ne la voit qu'avec peine, mais une fois qu'on l'a vue, on doit en conclure que c'est elle qui constitue en fait pour toutes choses la cause de tout ce qui est droit et beau13(*).

On le voit, pour le fondateur de l'académie, la réalité première, celle qui mérite d'être connue, c'est la réalité contemplative qui est informée par les essences pures, au sommet desquelles règne le bien auquel on accède non pas par les sens mais plutôt par l'exercice de la raison. « L'allégorie de la caverne », notamment la dialectique ascendante, est dans ce sens une forte illustration.

De cette conception du monde, Platon déduit une conception duale de l'homme en lui reconnaissant une dimension sensible (le corps) et une dimension intelligible (l'âme) et en précisant la supériorité de la seconde réalité sur la première. En effet, pour lui, bien que l'homme soit constitué d'un corps et d'un esprit, (le premier coïncidant avec le sensible et le second renvoyant à l'intelligible), la liaison de ces derniers est accidentelle et signifie une sorte de mortification pour l'esprit ; en effet, du fait des appétits et de l'habitude l'être de l'homme reste attaché à la matière empêchant alors l'esprit de s'élever. Dès lors, il est question, pour que l'homme accomplisse sa véritable nature, qu'il réalise la fin à laquelle il est destiné et celle-ci c'est de vivre ou de laisser parler sa dimension spirituelle car c'est « ce pourquoi il existe, sa fin ou son idéal »14(*). C'est la raison pour laquelle Platon pose comme moyen pour l'accomplissement de cette fin (l'accès aux Idées éternelles) la mortification du corps. C'est cette élévation ou ascèse qui garantie la purification de l'âme. Autrement dit, le salut de l'âme qui est le propre de l'homme c'est sa réconciliation avec ce qui lui est parente c'est-à-dire l'Idée. Alors, pour Platon, « la vraie essence -et la valeur, c'est l'idée, et l'âme humaine peut y accéder parce qu'elle en est parente »15(*).

Pour justifier cette parenté de l'âme et de l'idée, Platon va remonter à l'origine de la première. Il soutient en effet :

 L'âme humaine, d'origine divine, a connu jadis cet ordre des Essences et, déchue dans un corps matériel qui l'obscurcit et la fausse, elle en conserve la nostalgie. La voie du bonheur et de la sagesse s'offre donc à elle bien nettement : se détourner des apparences sensibles, du désordre matériel et charnel, pour retrouver sa nature authentique ; faire régner la vertu, qui n'est autre que la réplique des normes transcendantes centrées autour de l'idée du Bien  et ordonnées par celle de justice16(*).

A partir de cette théorie de l'être, de laquelle il ressort que non seulement le sensible est la pâle copie de l'intelligible, mais aussi que celui-ci (l'intelligible) ne peut se saisir que par lui-même et où le corps n'est réduit qu'à une dimension et à une importance éphémère (dans la mesure où il dépérit), Platon théorise sa morale.

D'après le disciple de Socrate, le monde des Idées est fait d'Essences au sommet desquelles se pose en originale l'Idée de Bien, et c'est en orientant sa pensée vers cette source que l'homme peut assurément acquérir la vérité. En effet, l'esprit humain doit travailler à ne pas s'abaisser à l'immoralité à l'ignorance. Au contraire, de par sa nature immatérielle il doit toujours tendre vers le savoir, essayer de contempler l'Idée de Bien et toujours tendre vers le divin. Et pour que ce passage de l'âme du versant humain au versant divin soit possible, il importe que l'esprit opère une mortification et pour cela il doit procéder à une « subordination des désirs inférieurs au désir de connaître »17(*), et s'exercer à la pratique de la dialectique et de la philosophie qui sont nécessaires pour son assainissement et sa libération. A ce titre, Monique Canto-Sperber, affirme en citant le Platon du Phédon :

 Guidée par la philosophie, l'âme prend alors  le divin pour spectacle et pour aliment, afin de s'en aller vers ce qui lui est apparenté et assorti, se débarrassant ainsi de l'humaine misère18(*).

Nous constatons que Platon assimile l'âme à une sorte d' « exilée en ce monde » corrompu. Dès lors, seul l'exercice de la raison, à travers la pratique de la vertu inspirée par l'Idée du Bien, constitue la voie qui mène à la libération et la purification de l'âme.

Il apparait de ce qui précède que la morale platonicienne trouve son fondement dans l'Idée de Bien car la connaissance de celle-ci est la condition de la perfection de l'âme. Du point de vue de Platon, c'est la connaissance du Bien qui conduit à la perfection morale car on ne peut être vertueux si l'on ignore ce qu'est le Bien, étant donné qu' « on ne peut voir le bien sans le vouloir et le vice vient toujours de l'ignorance »19(*).

Ainsi se concrétise la prise de distance de Platon d'avec la morale communément admise à son époque, surtout celle des sophistes. Ces derniers, parce qu'ils font de la nature, des conventions et des désirs le fondement de la moralité sont considérés comme des esprits abjects par le fondateur de l'Académie. D'après ceux-là, les normes morales n'ont pas une origine transcendante tel que soutenu par Platon; au contraire, comme le relève Protagoras cité par Monique Canto-Sperber à propos du Théétète :

Le beau, le laid, le juste et l'injuste sont ce qu' « une cité croit tel et décrète légalement tel (...) car tel dans les questions de juste et d'injuste, de pie et d'impie (...) rien de cela n'est par nature et ne possède son être propre20(*).

Bien plus, Platon rejette aussi le naturalisme moral de Calliclès dans le Gorgias à travers le débat entre ce dernier et Socrate au sujet du juste et de l'injuste. Calliclès précise que la moralité ou le juste se reconnaît à la domination du fort sur le faible, du puissant sur l'impuissant et l'acceptation par celui-ci de cet état de chose.

Le contradicteur de Socrate dans cette discussion relève une différence entre le droit positif et le droit naturel. Il y aurait selon lui un juste d'après la loi et un juste selon l'ordre naturel. Le premier coïncide, dans une communauté avec la justice distributive entendons par là l'égale répartition des biens entre les membres de la société. Le second renvoie à la disposition naturelle et hasardeuse qui pose la nécessité, au nom de la justice, qu'il y ait des inégalités entre les hommes, que certains soient plus grands que d'autres, ou qu'ils soient plus intelligents etc.

Il apparaît que pour Calliclès et certains sophistes, le caractère juste tout comme la moralité d'une action se reconnaissent à leur conformité ou non au droit de la nature c'est-à-dire cette disposition de la nature qui pose que celui qui vaut le plus l'emporte sur celui qui vaut le moins. Le projet de Calliclès du Gorgias est de montrer que la loi et les valeurs morales sont une création des faibles qui se liguent contre les forts. Et par conséquent, les valeurs morales ne sont pas absolues, elles sont un accident de l'histoire et de ce fait elles sont contre nature. Cependant, Platon défend fermement des réalités morales objectives qui ne dépendent ni du désir des hommes ni des conventions sociales.

En somme, toute la morale platonicienne se fonde sur :

 La connaissance des choses éternelles du monde des Idées, puisque les concepts de l'éthique [sont] pour Platon des Idées éternelles. L'accès théorique [fondamental] au principe de l'essence, c'est-à-dire au Bien, [étant] le propre du didacticien21(*).

Contrairement à Platon qui fonde la morale sur la connaissance de l'Idée du Bien, les religions monothéistes telles que le christianisme, le judaïsme et l'islam etc....accordent aux valeurs morales une origine absolue mais substituent à l'argument platonicien du Bien celui de Dieu comme source de toutes valeurs dites morales.

I.2. L'IDEAL MORAL JUDEO-CHRETIEN

Pour les judéo-chrétiens, les valeurs morales ont une origine unique au-delà de toutes les affirmations : Dieu considéré comme le seul organisateur de l'ordre éthique que nous connaissons et subissons de nos jours. En effet, dans la conception judéo-chrétienne, il est admis que la vie et les comportements des hommes doivent être calqués sur les commandements qu'ils ont reçus de leur créateur. C'est donc l'obéissance aux « Dix commandements » donnés par le seigneur au peuple d'Israël et partant au monde entier et qui s'imposent à lui de manière catégorique qui constituent la source de la morale religieuse. Aussi le chrétien, le musulman ou tout religieux doit pouvoir mener une vie bonne c'est-à-dire une vie dont les actes sont conformes à la volonté de Dieu, une vie qui plaît à ce dernier. C'est dans ce sens que Saint Paul dans son Epître aux Romains encourage ceux-ci en ces termes: « Je vous exhorte donc, frères, par les compassions de Dieu, à offrir votre corps comme un sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu, ce qui sera de (leur) part un culte raisonnable »22(*).

Le successeur de Pierre recommande ainsi à ses « frères » de vouer leur vie, leur âme au seigneur et ceci passe par l'acceptation, la mise en pratique personnelle des préceptes divins et l'évangélisation c'est-à-dire l'enseignement ou la communication à Autrui des bienfaits de la parole de Dieu. Aussi la moralité et le salut de l'homme sont garantis par la soumission aux commandements divins d'une part et le service rendu au prochain d'autre part. Ce service rendu au prochain est, au-delà de la simple aide apportée à Autrui, une marque qui singularise les « enfants de Dieu » des non croyants ou mondains. Les paroles de Jésus à ce propos sont fort illustrateurs : «  Aime ton prochain comme toi toi-même. C'est par là qu'on reconnaîtra que vous êtes mes enfants car l'amour est le premier fruit de l'esprit »23(*).

Jésus résume ainsi tous les commandements, toute la volonté de son père en un mot : l'Amour. Il s'agit du don entier de soi entendons l'abandon total de soi à Dieu et à Autrui. Il s'agit d'aimer notre prochain comme nous-mêmes, comme Dieu lui-même nous aime. Il n'y a pas, aux yeux de Jésus, de plus grand commandement que celui-là.

Cependant, il importe de remarquer qu'avec la mort et la résurrection de Jésus, la condition du salut de l'homme ne se limite plus à l'amour du prochain ou à la « transformation empirique par le culte et par l'ascèse, mais dans la foi en la puissance du salut apporté par la vie et par la mort du christ, salut considéré en dernière instance comme don de Dieu »24(*). Contrairement au juif qui croit que la foi sans les oeuvres est vaine, le chrétien pense que c'est la grâce divine symbolisée par Jésus-Christ qui va lui procurer le salut. Mais sachant de manière pertinente qu'il ne pourra jamais se conformer entièrement et convenablement aux injonctions divines, le chrétien trouve dans la crucifixion du christ le pardon de ses fautes et en même temps son salut.

Parce que le chrétien a accepté Jésus comme seigneur et sauveur il est à nouveau uni à son créateur. En effet, la Bible nous enseigne que, parce qu'ils avaient péché (en mangeant du fruit de l'arbre défendu) Adam et Eve ont été chassés du jardin et condamnés à la souffrance du dur labeur. Ce rejet de la part du créateur ne signifiait pas seulement le départ de leur milieu de vie (le jardin) mais il marquait surtout la rupture de la relation de confiance qui avait jadis existé entre le créateur (Dieu) et ses enfants (Adam et Eve) de sorte que le christ, par son sacrifice sert de lien qui vient réunir de nouveau les parties autrefois cohérentes. L'homme qui s'était perdu, qui s'était souillé par le péché retrouve en et par Jésus la pureté, la sainteté. Par lui, il est saint et l'esprit de Dieu réside en lui. En effet :

L'esprit de Dieu ou  esprit saint  est un principe de vie supérieure, un mode de participation au divin, qui est accordé au croyant en vue de son salut et de sa sanctification. Ainsi l'ordre éthique s'établi sur la distinction entre deux catégories d'hommes : ceux qui vivent selon la chair et ceux qui vivent selon l'esprit25(*).

C'est ceux qui vivent par l'esprit qui sont agréables aux yeux de l'éternel.

Il est à noter que c'est le sacrifice du christ qui rend possible la réconciliation de l'homme et de Dieu. Considéré comme source des valeurs morales par les chrétiens et les religieux en général, Dieu construit préalablement à l'homme et pour l'homme un ensemble de normes que ce dernier ne doit que se limiter à suivre pour avoir une conduite juste. Aussi, il devra faire preuve d'humilité, de pardon, de charité etc....

A la fin de cette réflexion sur l'origine des valeurs morales dans la philosophie de Platon et la pensée judéo-chrétienne, il ressort que toutes les deux posent comme fondement de celles-ci l'Absolu. Mais, nous avons noté une différence sur la nature que l'une et l'autre attribut à cet absolu. Pour Platon, la base des valeurs morales c'est l'Idée et plus précisément l'Idée du Bien. Pour les religions par contre, le socle sur lequel se construit la morale c'est Dieu. Mais, contre ceci Kant fait valoir une morale adossée sur la raison.

CHAPITRE 2 : LA MORALE RATIONNELLE KANTIENNE

La doctrine morale kantienne est solidaire de la théorie de la connaissance de celui-ci. En effet, pour l'auteur de Critique de la raison pratique, dans la recherche du savoir l'on ne doit s'appuyer que sur le phénomène c'est-à-dire la chose telle qu'elle se donne à nous par les sens. Est ainsi évacué du domaine du connaissable le noumène entendons par-là la chose en soi. Si avec Kant, la vérité ou la validité d'une connaissance dépend de ce que nous y avons préalablement mis, les valeurs morales elles-mêmes n'échappent pas à ce principe. En effet, pour « l'Ermite de Koenisberg » une valeur n'est morale que si elle est le fruit de la raison qui s'est elle-même déterminée c'est-à-dire qu'elle a posé elle-même et pour elle-même les fondements et les buts de son action. Aussi Victor Delbos nous confie à ce propos :

La vérité morale, comme celle de la science, n'est comprise comme telle que si elle est exclusivement déduite de la forme pure de la raison 26(*) non d'une transcendance ni du contenu matériel de l'expérience27(*).

En d'autres termes, Kant fait du sujet la source de la morale en tant que celui-ci est doué de raison. Bien plus selon l'auteur des « trois critiques » l'homme est capable de produire, à la fois, des connaissances de type spéculatif et des connaissances pratiques. Dès lors, la moralité sera fondée, chez le sujet sur la volonté, la bonne volonté précisément et aussi sur le devoir marqué par son caractère catégorique.

II.1. LA BONNE VOLONTE

A travers la plume de Victor Delbos dans La philosophie pratique de Kant, nous constatons que celui-ci conçoit la volonté comme étant la raison dans son activité pratique. Il définit, en relation avec la précédente acception, la bonne volonté comme celle qui agit par devoir et pour le devoir. Dans ce sens, il apparaît que Delbos tout en rendant compte de cette pensée de Kant corrobore le point de vue de ce dernier tout en l'amplifiant et c'est d'ailleurs cette voie que suit Emile Bréhier en parlant de la bonne volonté dans son Histoire de la philosophie lorsqu'il présente le devoir comme ce qui « est accompli non pas seulement lorsque l'acte est conforme au devoir mais lorsqu'il est fait par devoir »28(*).

Il apparaît de ce qui précède que la bonne volonté qu'exige Kant marche contre toute  immixtion, à la base de tout acte moral de mobiles intéressés, que ceux-ci procurent au sujet un revenu pratique ou même symbolique. Kant s'inscrit donc en faut contre les thèses de types utilitaristes qui font valoir qu'il n'y a pas d'acte moral désintéressé, qu'il n'y a pas d'action sans intérêt. On peut venir en aide à autrui et penser ou faire croire que notre acte est altruiste, purement désintéressé. Mais, à les en croire, il s'avère très et peut être même toujours que le désintéressement que nous affichons cache plutôt des motivations inavouées. Par exemple, nous intervenons chez le voisin lorsqu'il y a du bruit non pas par devoir mais soit par convenance, soit parce que le climat qui y prévaut nous perturbe, trouble notre tranquillité. A l'opposé de ces points de vues, l'auteur de Qu'est-ce que les Lumières ? fonde l'agir moral sur l'absence de mobiles égoïstes de notre conduite. Notre conduite n'est pas moralement correcte parce qu'elle reflète l'idée de Bien ni même parce qu'elle est conforme à la volonté divine comme le précisent les religieux. Elle (la conduite) est moralement acceptable parce qu'elle est désintéressée, parce qu'elle coïncide comme l'affirme Angèle Kremer-Marietti « dans le caractère immédiat de la détermination de la volonté par la loi morale »29(*). Notre conduite doit ainsi refléter la pureté de l'intention, de notre intention. C'est pourquoi en accord avec cette dernière, l'auteur de Critique de la raison pratique, soutient : 

Lorsque la morale s'appuie sur des considérations empiriques, elle fournit par là la volonté des mobiles sensibles qui la corrompent, soit en la détournant du devoir, soit en l'invitant à chercher dans le devoir, autre chose que lui-même. Au contraire, dès que la morale cesse de recourir à ces arguments suspects, dès qu'elle s'applique à n'énoncer les lois de la moralité que dans la pureté rationnelle, elle est en mesure d'agir puissamment sur les âmes30(*).

Le projet de Kant apparaît donc ici de manière évidente : il s'agit pour lui de saisir dans toute sa pureté l'intention morale et c'est cette ambition qu'il partage avec le christianisme et le judaïsme. Tous deux réclament la pureté du coeur ou de l'intention chaque fois que l'on doit agir. C'est pourquoi notre action perdra son caractère moral dès lors qu'elle sera déterminée par des motivations inavouées en d'autres termes lorsqu'elle se fondera sur des intentions autres que le devoir.

Au-delà de cette nécessité pour le sujet de conformer sa conduite au devoir ou à la raison, Kant pose que la liberté est le produit de la loi morale que fonde la raison dans son usage pratique. Puisque la loi morale est le produit de la raison pratique se donnant à elle-même une injonction, notre auteur réclame ainsi l'autonomie de cette dernière. Autrement dit, le sujet moral ne doit être déterminé par aucune autorité extérieure à lui. Par conséquent, ni l'idée platonicienne du Bien, ni la nécessité de se soumettre à la volonté divine que prêche le judéo-christianisme ne sont à valoriser pour Kant.

De manière définitive, nous pouvons noter qu'à l'inverse des approches platonicienne et judéo-chrétienne de l'origine de la morale qui empêchent l'homme de disposer de lui- même en posant au-dessus de lui une transcendance, l'approche kantienne en fondant l'agir moral sur la pureté de l'acte et donc sur la raison, restitue l'homme à lui-même. Cependant, Kant affirme le caractère obligatoire du devoir.

II.2. LE CARACTERE CATEGORIQUE DU DEVOIR

Pour Kant le propre de l'homme c'est la raison. C'est elle qui, tout en le déterminant, détermine l'origine et la validité de ses actes moraux. En tant qu'être doué de raison, l'homme doit s'assujettir à la loi morale car celle-ci est une injonction de la raison (et donc de l'homme) à elle-même. Chez Kant, quand on parle de loi morale on fait allusion au produit de la raison dans son usage pratique. Aussi, si la loi morale est le produit de la raison qui elle-même est ce qui détermine fondamentalement l'homme, cela implique selon l'auteur des Prolégomènes à toute métaphysique qu'en obéissant à celle-ci, l'homme obéit à lui-même et il est par ce fait libre. Il est libre car la loi morale, en tant qu'elle vient de la raison est la production de l'homme lui-même de sorte qu'en décidant volontairement et librement de lui céder, le sujet cède à lui-même et manifeste par là sa liberté. Kant précise par la suite que c'est librement c'est-à-dire de manière inconditionnelle que l'homme est tenu de se soumettre à la loi morale. Bien plus, cette loi à laquelle le sujet moral doit être soumis ne trouve son autorité que dans la raison. C'est pourquoi « l'Ermite de Koenisberg » comme l'appelait Nietzsche soutient : «  l'universalité [celle de la morale] signifie [ici] rationalité, [et] si le devoir commande universellement, c'est qu'il est, en son fond, rationnel »31(*). La loi morale implique alors la totale soumission de la volonté humaine à elle-même. Bien plus, l'impératif moral est catégorique c'est-à-dire qu'il ne permet ni ne tolère aucun écart dans la conduite. Une seule autorité doit présider à son édification : la raison, celle du sujet. Aucune autre autorité aussi élevée qu'elle soit elle ne doit ni ne peut la déterminer. Si l'homme doit agir, il doit le faire par devoir et non pas même pour le devoir. Ecoutons à ce propos Emile Bréhier :

Chez Kant, si l'autorité du devoir est celle de la raison, ce qui commande dans l'homme est la faculté selon laquelle il est homme ; le respect de la raison, c'est donc le respect de l'humain en lui et chez les autres, si bien que l'impératif catégorique peut s'énoncer ainsi : Agis de telle sorte que tu uses l'humanité, en ta personne et comme celle d'autrui, toujours comme une fin, jamais simplement comme moyen32(*).

Le caractère impératif de la loi morale ne saurait être remis en cause puisque celle-ci n'est pas le fait de la nature mais un fait rationnel universel et nécessaire. Aussi, l'universalité c'est-à-dire le fait de ne faire que ce qui peut être reproduit par tout homme mis à notre place et l'objectivité entendons par ceci ce caractère que la loi morale a d'être désintéressée et déterminée par aucune autre force que la raison sont les marques auxquelles l'on reconnaît la loi morale chez Kant si l'on en croit Hubert Grenier dans Les grandes doctrines morales.

Il apparaît à l'analyse que le fait moral se fonde chez l'auteur de  Pour la paix perpétuelle  sur trois principes : le rigorisme car la loi morale ne tolère aucun écart dans la conduite, le formalisme car ce n'est pas le résultat qui compte mais la pureté de l'intention et l'autonomie car le sujet moral n'a aucune autorité au-dessus d'elle que la raison. A la fin de la lecture de Sur le fondement moral de Arthur Schopenhauer il ressort que ce dernier partage la thèse qui pose le sujet comme origine de la morale. Cependant, l'auteur de Le Monde comme volonté et comme représentation se démarque de Kant lorsqu'il situe l'origine de la morale dans le sentiment de pitié qui anime l'homme.

CHAPITRE 3 : LA MORALE DU SENTIMENT

L'auteur dont nous exposerons la pensée morale dans ce chapitre fait parti du courant philosophique que l'on nomme le « pessimisme ». C'est un courant qui affirme que l'existence humaine est malheureuse, que l'homme est livré au hasard, aux forces de la vie qui le manipulent à leur guise. Aussi, pris dans ce tourbillon, l'homme inspire la pitié et ressent de la pitié pour les autres. C'est la raison pour laquelle Schopenhauer va faire de la pitié le fondement véritable de la morale. Mais, avant d'arriver à cette conclusion, celui que l'histoire de la philosophie présente comme un farouche adversaire de Hegel rejette la thèse kantienne qui situe l'origine de la morale dans la raison, dans la raison du sujet. Contre ceci, il propose le sentiment de pitié. Par sentiment on peut entendre cette capacité qu'a l'homme d'éprouver des sensations, des émotions telles que la pitié, la compassion, la sympathie etc. C'est donc un état essentiellement psychologique opposé à la volonté que Kant valorise.

Pour Schopenhauer, la morale en tant que corps de principes qui s'impose à l'individu trouve sa source dans le sentiment de pitié qui est

 Un fait indéniable de la conscience humaine 33(*) qui  ne dépend pas de certaines conditions, telles que notions, religions, dogmes, mythes, éducation, instruction : c'est un produit primitif et immédiat de la nature, [il] fait partie de la constitution même de l'homme, [il] peut résister à toute épreuve, [il] apparaît dans tous les pays, en tout temps34(*).

Aussi il paraît absurde de ramener la moralité à la dimension rationnelle de l'homme. Au contraire, il est nécessaire, aux yeux de Schopenhauer de situer la morale dans la décision du sentiment.

III.1. EVALUATION DE LA RAISON COMME FONDEMENT DE LA MORALE PAR SCHOPENHAUER

A la question à quel critère reconnaît-on un acte moral ? Schopenhauer et Kant produisent la même réponse : l'acte moral doit être désintéressé c'est-à-dire qu'il ne doit pas être sous-tendu par quelque mobile égoïste. Le premier auteur est donc solidaire du second lorsque celui-ci affirme que « l'absence de tout motif égoïste [est] le critérium de l'acte qui a une valeur morale »35(*). En fait, il est nécessaire pour ces deux auteurs que l'agir moral soit pure c'est-à-dire qu'il soit dépouillé de toute fin étrangère telle que le plaisir, le bonheur, l'idée qu'on va gagner la vie éternelle etc. Bien plus, ces deux philosophes partagent l'idée selon laquelle la moralité ne saurait être fondée sur l'impératif du respect des principes d'un être surnaturel et transcendant à l'homme et dont la seule évocation suscite chez lui (l'homme) la crainte comme le soutient le christianisme. L'auteur de De la quadruple racine du principe de raison suffisante pense qu'un acte qui serait adossé sur un fondement égoïste ne serait pas un acte véritablement moral. Il présenterait plutôt l'aspect d'un acte moral sans toutefois l'être dans le fond. Aussi, ni la peur du châtiment qu'inspire son Dieu au chrétien, ni même la joie de la récompense à venir qui lui serait offerte par son créateur s'il lui obéissait ne confèrent aucunement une dimension morale à l'action du chrétien. C'est pourquoi à en croire Schopenhauer « un acte de moralité qui serait déterminé par la menace du châtiment et la promesse d'une récompense, serait moral en apparence plus qu'en réalité »36(*). L'acte ou le comportement du religieux en général et du chrétien en particulier est égoïste, c'est un acte guidé par l'intérêt car soit c'est la peur d'un châtiment éventuel soit c'est la perspective d'une vie heureuse après la résurrection qui le pousse à agir de manière vertueuse. Aussi le chrétien est semblable ici à la fois à une sorte de chasseur de prime et à un enfant turbulent qui donne, par son apparence, l'illusion d'être calme, sage mais qui ne l'est pas au fond. Le chrétien nous rappelle le « chasseur de prime » dans la mesure où, tout comme celui-ci ne se met à la poursuite du fugitif que parce qu'il y a eu une récompense mise en jeu, le chrétien n'obéit à son dieu que parce qu'il espère qu'à la fin c'est-à-dire à la résurrection, il gagnera le paradis promis et aura ainsi la vie éternelle. Au second niveau, il nous renvoie l'image de l'enfant turbulent dans la mesure où celui-ci ne se tranquillise, ne s'assagit que parce que ses parents sont prompts à sévir contre lui. C'est exactement le même cas de figure que l'on retrouve dans la relation qui met en scène le chrétien et son créateur. L'homme agit donc d'après des mobiles égoïstes ce que condamnent de manière unanime Kant et Schopenhauer. Ce dernier estime alors que la moralité de l'homme ne saurait dépendre « d'une volonté étrangère, qui le commande et qui [lui] édicte des châtiments et des récompenses »37(*).

Mais, la distance entre ces deux auteurs se précise lorsque Kant pose la raison pure comme fondement de la morale. Or, pour Schopenhauer, « la raison considérée en général et comme faculté intellectuelle, n'est rien que de secondaire, quelle fait partie de la portion phénoménale en nous, qu'elle est subordonnée à l'organisme »38(*). C'est donc le corps en tant que siège des passions et des émotions qui détermine l'origine de la moralité.

Par ailleurs, Schopenhauer dénonce en accord avec Charles Péguy le caractère pure, immaculé que Kant attribut à l'acte moral. Il se demande en effet d'où pourrait sortir cet homme dépourvu de toute inclination, de toute sensibilité que l'auteur de Critique de la raison pure pose comme base de sa théorie morale. Cet être n'existe pas, c'est une pure imagination, une illusion. Il affirme alors :

Ainsi le fondement sur lequel Kant a établit la morale (...) s'abîme sous nos yeux dans ce gouffre profond, qui peut-être jamais ne sera comblé, des erreurs philosophiques : il se réduit, nous le voyons clairement, à une supposition insoutenable, et à un pure déguisement de la morale théologique39(*).

L'ambition de Schopenhauer c'est de prouver que dans un premier temps que la morale kantienne ne se fonde pas sur une base solide et de montrer par la suite que la morale a sa véritable source dans le sentiment de pitié.

III.2. LE CARACTERE CATEGORIQUE DU DEVOIR

A la question quel est le fondement de la morale l'auteur de De la quadruple racine du principe de raison suffisante répond que c'est la nature humaine. Pour lui, aucune origine autre que le sentiment de pitié ne peut être attribuée à la morale. Pour lui, c'est le sentiment de pitié qui caractérise l'essentiel de la nature humaine. Même la raison tant élevée par les rationalistes n'est qu' « une partie de la portion phénoménale en nous ». La sympathie qui signifie le fait de souffrir avec l'autre nous rapproche d'autrui, nous ouvre la porte de son intimité, le découvre tout en nous découvrant nous-mêmes aux yeux des autres. Elle nous introduit ainsi à l'être secret de l'autre, nous révèle ses besoins, ses craintes et ses espérances etc.... Ceci suppose selon Schopenhauer que nous niions sinon que nous simplifiions la différence qu'il y a entre autrui et nous et que nous nous reconnaissions en lui et lui en nous. C'est cette auto-identification réciproque qui nous permet, d'après celui que l'histoire de la philosophie présente comme l'un des adversaires farouches de Hegel, agir moralement c'est-à-dire à chercher à faire du bien à autrui. C'est ce qu'il appelle l'action vertueuse. Car, lorsque nous comprenons que l'autre mène une vie identique à la nôtre c'est-à-dire une vie gouvernée par le hasard, une vie malheureuse, lorsqu'il nous apparaît que nous faisons l'expérience des mêmes conditions existentiales, nous nous sentons proche de l'autre et ce sentiment nous détermine à agir en sa faveur. On peut constater ceci lorsque, à chaque fin d'année, les personnes nanties et les organisations non gouvernementales, les membres de certains corps de métier descendent dans les hôpitaux, les orphelinats bref vers les personnes nécessiteuses pour leur témoigner leur compassion en leur offrant des présents de toutes sortes. Cet acte qui est généralement considéré comme un « élan du coeur », un acte désintéressé qui montre qu'il y a un lien intense qui unie ces deux catégories de personnes. Schopenhauer considère cet acte comme la manifestation du sentiment de pitié qui anime l'homme et qui constitue selon lui la véritable source de la moralité.

Cependant, à y regarder de près, on s'aperçoit que la pitié, quoiqu'elle rapproche même pour quelques temps les individus, n'annule pas pour autant la différence existentielle qui existe entre eux. Comme le précise à cet effet ce mot de Monique Canto-Sperber pour qui la sympathie ne peut « annuler la différence entre nous et l'autre, pour la bonne raison qu'elle n'oublie pas que l'autre souffre dans sa propre personne quand il nous amène à souffrir avec lui. »40(*) La compassion ramène ainsi au partage de la douleur de l'autre.

En fait, il apparaît qu'après avoir rejeté la raison et l'absolu comme fondement des valeurs morales, Schopenhauer pose le sentiment de pitié comme origine authentique de la moralité. Il avance notamment l'idée de la prédétermination des conduites humaines. Pour lui en effet, les comportements humains sont innés et immuables c'est-à-dire qu'ils sont soumis à un déterminisme biologique qui implique que nous avons, dans notre constitution biologique des gènes qui prédéterminent notre nature. L'auteur de Sur le fondement de la morale s'inscrit donc en faut contre les thèses existentialistes qui nient toute détermination naturelle ou biologique de l'homme et affirment plutôt la totale liberté de celui-ci : « L'on est libre même dans les fers » nous dit à cet effet Jean-Paul Sartre. Contre ceux-ci, celui que l'histoire de la philosophie présente comme l'un des adversaires les plus farouches de Hegel pense que biologiquement nous sommes orientés soit à faire le bien, soit à faire le mal et c'est pourquoi il soutiendra que « les différences de caractère sont innées et immuables. Le méchant tire sa méchanceté de naissance, comme le serpent ses crochets et ses poches à venin »41(*).

Comme nous l'avons indiqué d'entrée de jeu, il transparaît un pessimisme et un essentialisme de la pensée de Schopenhauer car pour lui, l'homme ne peut devenir ce qu'il veut, il n'en a pas les capacités. Son destin est comme scellé étant donné qu'il est victime de sa constitution biologique. Au demeurant, il apparaît clairement que pour lui, l'homme n'est pas libre d'où cette interrogation : comment les valeurs peuvent-elles exister dans un contexte où il n'y a pas de liberté ?

Dans le but de consacrer une origine solide aux valeurs morales, certains prédécesseurs de Nietzsche ont tôt fait de convoquer l'Absolu, la raison et le sentiment croyant par-là fonder ces valeurs sur une autorité solide et inébranlable. Aussi les valeurs morales trouvent leur force de loi, leur universalité pour Platon et le Judéo-christianisme dans la transcendance. Kant par contre situe l'origine de l'autorité des valeurs morales dans la bonne volonté et le devoir alors que Schopenhauer la trouve dans le sentiment de pitié. Or, Nietzsche pense qu'il est nécessaire d'opérer une révolution dans la manière de concevoir les valeurs et surtout la nécessité de substituer aux critères susmentionnés des critères nouveaux favorisant selon notre auteur l'avènement d'un homme nouveau : le surhomme qui créé lui-même ses valeurs. C'est pourquoi l'auteur de Par-delà bien et mal va postuler une transmutation des valeurs.

CHAPITRE4 :

LA REVOLUTION

NIETZSCHEENNE : LA TRANSVALUATION

Nietzsche était philosophe et philologue. Etymologiquement, philologie signifie « amour du logos, du discours, du langage, de la raison ». La philologie est donc l'art, la science, la technique de prendre en compte les mots, de bien les lire c'est-à-dire de les interroger, de se demander comment ils fonctionnent entre eux jusqu'à les juger et les évaluer. Nietzsche agit en philologue jusque dans sa philosophie ; il a travaillé à la lecture des textes pendant ses études et cette lecture s'applique maintenant au monde : la révolution dont il est question dans notre réflexion n'est pas seulement l'amorce de la critique que l'auteur du Gai savoir va faire aux valeurs qui structurent la morale occidentale de son temps, mais elle est surtout une anticipation de la reconstruction qui devra s'opérer par la suite. Il sera donc question de montrer en quoi consiste cette transvaluation et par quelle voie celle-ci devrait passer selon notre auteur. Pour cela, nous présenterons tour à tour la destruction des valeurs, la reconstruction et enfin les moyens utilisés pour la reconstruction.

IV-1- LA DESTRUCTION DES VALEURS ET LA RECONSTRUCTION

La Généalogie de la morale tout comme Par-delà bien et mal sont une critique nietzschéenne de la culture occidentale moderne et de l'ensemble de ses valeurs religieuses, métaphysiques et morales. Les valeurs qui règnent en occident depuis la naissance du christianisme, dont Nietzsche a situé les prémisses chez Platon, sont néfastes et ont été des instruments de domination. Certaines valeurs, que Nietzsche juge comme étant les plus basses et les plus fausses, l'ont progressivement emporté sur les valeurs les plus authentiques. Nietzsche nous dit que le nihilisme c'est-à-dire la haine de la vie ; étymologiquement « le goût pour le rien » vient du fait que les plus hautes valeurs se dévalorisent. L'humanité a renoncé aux valeurs du monde sensible au nom du monde des idéaux, l'au-delà de la religion chrétienne ou le « monde intelligible » chez Platon, monde qui n'est que le reflet illusoire du monde réel, le seul monde digne d'intérêt pour Nietzsche. L'au-delà des métaphysiciens a rendu l'humanité malade. Il a appris aux hommes à délaisser la vie sur terre au profit d'une vie après la mort. L'homme ne vit donc plus pleinement, il est dans l'abstinence et dans le renoncement. Le nihilisme est l'évènement fondamental de l'histoire, l'auteur de Ainsi parlait Zarathoustra lit donc cette histoire comme celle de la dévalorisation des valeurs suprêmes. Il a compris la nécessité d'invalider, de dévaloriser les anciennes valeurs pour redonner à la vie le goût que Platon, Kant, Schopenhauer et la morale chrétienne lui ont ôté. Il est important de faire naître une nouvelle hiérarchie entre les valeurs : la destruction n'implique pas le néant, elle conduira à la reconstruction. Martin Heidegger nous dira que

Malgré la dévalorisation des plus hautes valeurs pour le monde, ce monde lui-même continue, et ce monde ainsi dépourvu de valeurs tend inévitablement à une institution de valeurs42(*).

Il semble que notre monde soit nécessairement porteur de valeurs. La dévalorisation des valeurs doit permettre une reconstruction.

En effet, pour Nietzsche, il va falloir inverser le principe d'évaluation, passer des valeurs négatives, hostiles à la vie, à des valeurs affirmatives exaltant la vie. L'au-delà des métaphysiciens n'existe pas, pas plus que les dieux des religions. L'homme doit donc se référer uniquement à lui-même, il est seul, il doit créer lui-même ses valeurs. Mais quels moyens vont être mis en oeuvre pour une réévaluation des valeurs ?

IV.2. LE PROJET GENEALOGIQUE

Nietzsche rejette toutes les formes de transcendance qui ne peuvent que déformer la compréhension historique et psychologique de l'homme, il les remplace par le projet qu'il nomme « généalogique » qui consiste à étudier l'homme comme être entièrement corporel et animal, dirigé par des pulsions c'est-à-dire des affects, tels que l'envie, la cupidité, l'amour, la haine ou la vengeance qui constituent sa personnalité. Nietzsche s'oppose au dualisme : l'homme n'est plus un corps séparé d'une âme mais une infinité de pulsions qui constituent sa personnalité ; son espèce, sa race. On voit ici que le terme de « race » a un tout autre sens que celui qu'on lui donne habituellement, il s'agit de la race intellectuelle, c'est-à-dire de la personnalité, non de la provenance génétique, d'où l'importance d'avoir précisé au début de notre propos la particularité du nouveau langage de Nietzsche.

Nietzsche choisit d'étudier l'homme comme être entièrement corporel et animal car le corps est ce qui « donné »43(*), ce qui est le plus connu pour nous. Notre corps est une structure sociale composée de nombreuses âmes. Nietzsche critique la croyance qui tient l'âme pour quelque chose d'indestructible, d'éternelle ou d'indivisible. Il faut expulser cette croyance de la science mais il ne faut pas se débarrasser de l'âme : la voie est libre pour de nouvelles versions et affinements de l'hypothèse d'âme. De nouveaux concepts d'âme peuvent voir le jour comme « âme mortelle », « âme multiplicité du sujet », « âme structure sociale des pulsions et affects »44(*).

Puisque le corps est ce qui est le plus connu pour nous, Nietzsche le prend comme point de départ dans la reconstruction des valeurs. Il substitue au critère ancien qu'était la vérité celui de l'avenir, de la santé. Aussi, Par-delà bien et mal est un « prélude à une philosophie de l'avenir ». L'image de l'avenir renvoie à la vie forte capable de continuer à vivre par opposition à la vie malade, épuisée, qui aspire à en finir. En effet dans son ouvrage on trouve de nombreuses références à la physiologie, non pas en tant que discipline scientifique, mais comme ce qui permettrait de réfléchir aux conditions fondamentales de toute vie. L'auteur d'Aurore considère d'ailleurs que la conscience n'est plus qu'un instrument. Il s'oppose ici à la morale et à la religion qui donne la primauté à l'esprit sur la nature, et qui font de l'esprit un principe causal qui expliquerait les phénomènes humains. Pour lui, l'esprit n'est pas supérieur aux instincts, le conscient n'est pas le contraire de l'instinctif, c'est un aspect de l'instinctif. Car il réfute le primat de la conscience. Celui qui appelait ironiquement Kant « l'Ermite de Koenigsberg » est amené à développer une psychologie qui met en avant le conflit entre les pulsions. Le projet généalogique nietzschéen consistera donc à étudier les jugements que font les hommes, à propos de la morale par exemple, et à se demander quelles sont les pulsions qui en sont responsables. Nos jugements deviennent donc des symptômes plus ou moins conscients de besoin, d'envie, de vengeance, en fonction des instincts qui en sont à l'origine. C'est donc à partir de l'expérience que l'on peut observer les phénomènes humains, c'est la nature qui peut nous renseigner sur l'homme et non l'homme sur la nature. Notre appréhension de l'existence dépend avant tout de notre organisation physiologique et de ses fonctions comme la nutrition ou la reproduction, tandis que les fonctions jugées traditionnellement plus élevées comme la conscience ou la pensée n'en sont que des formes dérivées. Notre auteur accorde la primauté à l'affectivité contre la tradition philosophique qui a toujours accordé le primat à la raison. Or, si l'homme est avant tout un être animal qui peut être étudié en termes d'affectivité, un être conduit par ses instincts, ne devrait-il pas se préoccuper de ce qui pourrait assurer la réalisation de ses instincts, ne doit-il pas poser comme valeurs ce qui pourrait le maintenir en vie ?

IV-3- LA VOLONTE DE PUISSANCE Nietzsche va donc analyser toute chose à partir de sa conception de la vie, c'est-à-dire à partir du critère de la puissance. Une chose est bonne lorsqu'elle est signe de santé, c'est-à-dire lorsqu'elle exprime un accroissement de puissance. L'être vivant en bonne santé est celui qui cherche à accroître sa puissance, celui qui exprime sa volonté de puissance. Tout organisme vivant aspire donc à plus de puissance. C'est l'être lui-même qui devient volonté de puissance, qui se met dans le chemin de ce qui sauve la vie face aux principes de mort. La volonté de puissance n'est pas une volonté de dominer mais une volonté de dépasser les antagonismes entre le bien et le mal, de se placer par-delà bien et mal, en laissant agir le dynamisme de la vie. Ce que Nietzsche entend par « volonté de puissance » c'est que l'homme ne cherche pas seulement sa conservation, il cherche à croître. Il s'oppose ici aux physiologistes qui posent la pulsion d'autoconservation comme pulsion essentielle d'un être organique.45(*) L'instinct de conservation est secondaire. L'essence de l'homme est de vouloir croître, s'assurer l'espace vital n'est pas un but, c'est le moyen de son accroissement. L'espace de vie se réalise donc dans le devenir. Nietzsche s'oppose ici au dualisme métaphysique qui sépare l'essence et l'existence. Il s'oppose également à la tradition philosophique selon laquelle l'homme aspire au bonheur. Le plaisir sera le sentiment de la puissance atteinte. L'homme aspire à la puissance mais elle n'est pas à comprendre ici comme un objet extérieur à la volonté vers lequel cette dernière devrait tendre, c'est une puissance interne. Il y a quelque chose dans la volonté qui affirme sa puissance c'est-à-dire un impératif interne à la volonté : devenir plus, ou périr. L'homme est avide de se développer aux dépens de ce qui l'entoure mais il est perpétuellement menacé d'extinction. La volonté de puissance est donc un instrument de description du monde puisque tout vivant tend à se développer et doit faire face à la lutte pour la survie. La volonté de puissance introduit la notion de force car si le vivant doit toujours croître c'est-à-dire toujours aller au-delà de lui-même, il doit faire face à des résistances car il peut se confronter à un type de vivant qui cherchera lui aussi à accroître sa puissance. Chaque être vivant, chaque corps, désire en permanence dominer, dépouiller, exploiter, s'approprier ce qui l'entoure, imposer ses propres lois. Cela vaut pour toute vie, et cela ne se fait pas par « moralité ou immoralité »46(*), cela se fait parce que la vie est volonté de puissance. L'exploitation n'appartient pas à une société pervertie : elle est le propre du vivant en tant que fonction organique fondamentale, conséquence de la volonté de puissance, volonté de vie.47(*)La volonté de puissance devient donc la valeur des valeurs puisqu'elle détermine les valeurs favorables à la puissance, c'est-à-dire à l'accroissement de la vie.

CONCLUSION PARTIELLE

L'homme doit donc considérer comme valeur tout ce qui permet sa croissance, tout ce qui est favorable à sa vie. La source des valeurs est donc immanente : c'est la vie elle-même qui crée les valeurs dont elle a besoin. La question ne sera plus de savoir si une idée est vraie ou fausse mais si elle est favorable ou défavorable à la vie. L'importance du devenir, de la croissance, se remarque jusque dans la forme que Nietzsche choisit pour délivrer ses pensées. S'il choisit d'exposer sa pensée sous la forme d'aphorismes c'est-à-dire de fragments, de paragraphes, c'est pour s'écarter d'une pensée de la fixité que nous imposent les systèmes. Avec l'aphorisme, l'auteur de Par-delà bien et mal conserve la spontanéité de ses pensées, le jaillissement. Certains aphorismes nous renvoient à d'autres, la pensée est vivante ; il y a peu de mise en forme, nous sommes plus près de l'expression immédiate. Nietzsche conteste non seulement les valeurs dominantes dans la tradition philosophique mais également les formes choisies pour les retranscrire, d'où l'importance qu'il donne à la dimension philologique dans sa philosophie.

DEUXIEME PARTIE : LE RELATIVISME MORAL DANS LA GENEALOGIE

INTRODUCTION PARTIELLE

Nous avons vu dans la partie précédente que certains courants de pensée philosophiques ont tenté de fonder la nécessité et la généralité des valeurs morales qui organisent de nos jours l'Occident en leur attribuant une origine soit transcendante, soit rationnelle ou encore immanente. C'est pourquoi ces valeurs morales s'imposaient à tous. De sorte que, ni leur origine, ni leur autorité encore moins leur valeur ne pouvaient être mises en doute. Cependant, Nietzsche s'est inscrit en faut contre cette conception en affirmant que ces philosophies camouflent la réalité et vont à l'encontre de l'ordre naturel en procédant au nivellement de la hiérarchie naturelle. Il montre ainsi par une étude généalogique, entendons par là, une recherche des origines qu'il est absurde de fonder la morale sur une base essentiellement transcendante en conférant aux valeurs morales un caractère obligatoire, universelle et nécessaire. Cette recherche amène Nietzsche à penser que ces valeurs sont le produit de l'imagination, qu'elles n'existent pas réellement et donc qu'elles ne sauraient avoir de valeur en elles-mêmes. Bien plus, l'auteur voit dans cette consécration des valeurs une idéologie des faibles et des impuissants dont l'objectif est de renverser l'ordre normal des choses à savoir l'ordre naturel en procédant à un nivellement de l'ordre naturel qui impose désormais une égalité entre le fort et le faible, entre le puissant et l'impuissant, entre le père et le fils.

Voici donc l'objectif que visent selon Nietzsche, les discours des généalogistes dont nous avons présentés les pensées plus haut. De sorte qu'une étude menée sur l'origine des valeurs morales en question révèlerait leur véritable nature, leur provenance, leur rôle et partant leur valeur pour la civilisation moderne. Nous montrerons, à la suite de notre auteur que les évaluations morales faites par la métaphysique (de l'Antiquité à nos jours) sont essentiellement nihilistes, qu'elles n'ont pas une dimension universelle, nécessaire, et obligatoire et qu'il s'impose tout à la fois d'établir et d'affirmer de nouvelles valeurs qui soient « par-delà bien et mal ».

CHAPITRE 1: LE NIHILISME

Originairement, en philosophie on reconnaît au concept de nihilisme un double sens. Dans son sens premier ce concept renvoi aux idées de négation, de destruction, de crise, de souffrance, de désespoir. Aussi, dans cette première signification, le nihilisme désigne cette « volonté de néant qui s'exprime dans [les] valeurs supérieures »48(*) et attribut à la vie une valeur de néant. Cet aspect du nihilisme qui est un renversement de la table des valeurs et une dépréciation de la vie, est orchestré par la métaphysique et ce depuis Socrate.

Dans sa deuxième conception, le nihilisme désigne cette réaction contre la réalité suprasensible et les valeurs supérieures dont on nie l'existence et la validité. Cet aspect du nihilisme qui est celui de Nietzsche n'en est pas un en fait car il est la négation d'une négation en vue d'une affirmation. Cependant, la difficulté c'est de savoir comment s'est exactement développée la première forme de nihilisme contre laquelle l'auteur de Le voyageur et son ombre s'élève.

I.1. LE RENVERSEMENT DES VALEURS

Avant de militer pour un renversement total des valeurs, Nietzsche part d'un constat : l'objectif que s'est assigné la morale occidentale contemporaine dans une perspective humaniste s'est avéré perturbateur et nuisible à l'égard de l'espèce humaine. La raison en est que l'homme par le biais de cette morale est arrivé à se méjuger et à se dresser contre ce qui faisait son bonheur à l'origine. L'implantation de la morale du ressentiment dans la philosophie est apparue à Nietzsche comme un évènement épouvantable d'autant plus qu'elle a donné la possibilité aux faibles de se soulever contre les maîtres. Ces derniers jouissaient jusque là de toutes sortes de prérogatives à l'égard de tout ce qui était vulgaire et bas. Ce soulèvement des faibles contre les hommes de valeur est considéré par l'auteur de Ainsi parlait Zarathoustra comme un mouvement de révolte intransigeant devant substituer les valeurs morales aux valeurs de la noblesse de race, les vertus des incapables à celles des hommes d'action. Notre penseur Allemand va donc contre ce type de morale qui donne comme instrument aux faibles le ressentiment pour justifier leur situation et procéder au renversement de l'ordre hiérarchique des choses. Ainsi, les médiocres opposent-ils les valeurs « Bien et Mal », « Bon et Mauvais ». Mais, notre auteur affirme que cette opposition des valeurs entretenue par les faibles contre les forts semble avoir subi une crise dans le cadre du rétablissement des droits des opprimés. Ceux-ci ont en effet, ménagé tout ce qui avait trait à leur condition de vie, et pris en grappe ce qui leur opposait des résistances. Cet antagonisme a entraîné selon lui le déclin absolu des valeurs authentiques, et détourné leur contenu symbolique. C'est pourquoi l'auteur de Le voyageur et son ombre soutient dans ce sens :

Si l'on se représente  l'ennemi tel que le conçoit [le faible], on constatera que c'est là son exploit, sa création propre : il a connu l'ennemi, le méchant, le malin  en tant que concept fondamental, et c'est à ce concept qu'il imagine une antithèse, le bon, qui n'est rien d'autre que lui-même49(*).

Et il ajoute par ailleurs : «  Enfin, -et c'est ce qu'il y a de plus terrible -dans la notion de l'homme bon, on prend parti pour tout ce qui est faible, malade, mal venu, pour tout ce qui souffre de soi-même, pour tout ce qui doit disparaître. La loi de la sélection est contrecarrée »50(*). Cette crise des valeurs à laquelle nous assistons aujourd'hui est donc consécutive à l'avènement de la morale du ressentiment qui a incité à la révolte tous ceux qui appartiennent de par leur statut social à la racaille. Pour Nietzsche, le soulèvement des esclaves contre les maîtres dans la morale des faibles n'est pas la preuve du droit de chacun à l'affirmation de soi comme sujet mais plutôt la subversion des valeurs aristocratiques.

Pour celui que l'histoire de la philosophie présente comme le disciple infidèle de Schopenhauer, ce renversement des valeurs aristocratiques a une origine : le christianisme. L'avènement de celui-ci dans le monde a donné au religieux le moyen d'ordonner la société et ses structures à sa guise. Cependant, notre auteur note aussi que le christianisme n'a pas seulement permis aux prêtres de se fabriquer un statut social à leur mesure, il a aussi donné l'illusion au peuple d'avoir droit à toutes sortes de prérogatives. Par ce fait, la remise en question de l'ordre hiérarchique des choses a permis à la communauté sacerdotale créée par le christianisme de veiller au triomphe de la morale du ressentiment. Et c'est ce triomphe qui est à l'origine de l'interprétation erronée de l'histoire de l'humanité et le détournement du contenu significatif des jugements moraux. Et à Nietzsche d'observer : « Partout où s'étend l'influence des théologiens, le jugement de valeur est la tête en bas et les notions de « vrai » et « faux » sont nécessairement interverties »51(*).

Grâce à la transmutation des valeurs morales, la masse des incapables prend l'initiative de conquérir la liberté contre toutes formes d'aristocraties qui cherchent, par un sursaut d'orgueil, à ressusciter. Cependant, il s'avère que ce n'est pas en utilisant les armes que les faibles conquièrent les valeurs morales mais plutôt par le sentiment vindicatif qu'est le ressentiment. Déjà à l'oeuvre dans la morale rétrograde, le ressentiment est considéré par les faibles comme une arme de combat capable de les introduire parmi les rangs des forts, et par voie de conséquence de leur permettre d'imposer et d'établir un modèle de conduite qui rompt totalement avec la philosophie de la vie des forts.

La subversion des valeurs s'explique par le besoin psychologique qui incite l'homme dégénéré à se dresser contre l'impulsion vitale de l'homme d'esprit. C'est pourquoi Nietzsche relève que le ressentiment de l'aristocratique équation des valeurs est sous-tendu par la passion de la rancune qui a rendu dans le même temps ce renversement solide et infrangible. Aussi souligne-t-il : « [Les faibles] ont maintenu ce renversement avec l'acharnement d'une haine sans borne (la haine de l'impuissance) »52(*).

Le maintient, par le faible des valeurs de décadence démontre que le faible, l'impuissant est un être angoissé qui refuse délibérément de tendre vers un plus être. Parce qu'il lui est impossible de transcender ou de surmonter ses piètres conditions de vie, le faible s'attache et voue un culte aux valeurs traditionnelles qui sont à ses yeux, éternelles et immuables. Même s'il est vrai que l'immutabilité de ces valeurs n'empêche en aucun cas une soif du nouveau.

Toutefois, Nietzsche soutient que cette soif du nouveau qui caractérise l'homme versatile n'est pas identifiable à celle qui anime le fort dans la mesure où celui-ci vise la création, l'innovation alors que celui-là cherche à maintenir un statut quo, à se figer dans la finitude de l'affirmation. C'est probablement ce qui a incité Nietzsche à présenter le faible comme un individu qui, marqué et dégoûté par les persécutions de l'existence, lasse de vivre, s'invente un monde imaginaire dans lequel il veut vivre de manière solitaire. Dans ce monde, il prétend jouir d'un bonheur absolu. L'absoluté de ce monde semble être le mouvement d'opposition du faible. En effet, l'aspiration de ce dernier à une éternité de jouissance est soutenue par l'idée d'une récompense à venir dont sera gratifiée celui qui aura accepté, au terme d'une vie bien menée, de vivre conformément aux principes moraux.

En renversant l'ordre hiérarchique des valeurs, la morale du ressentiment a par-là contribué à faire émerger une nouvelle forme idéologique qui s'enracine selon notre auteur dans une forme modérée de démocratie : le socialisme. Par celui-ci, la morale du ressentiment a pris possession de la faiblesse et de l'impuissance au détriment de la puissance et de la noblesse. Qui plus est, d'après le penseur Allemand, elle a contribué au nivellement des inégalités et à l'extension de la puissance des hommes du commun, qui ont créé des valeurs morales. Toutefois, les valeurs créées par l'homme veule ne sont que des valeurs d'emprunt calquées sur le modèle de celles du fort. Et ceci s'illustre par le fait que le faible vit comme par procuration, aspire à devenir fort.

Le socialisme et partant la démocratie doit également son essor au sentiment de dégoût, de douleur, de pitié, de haine qui marque la masse des faibles. En effet, c'est la permanence ou la fréquence de ces sentiments dans la morale des faibles qui pousse ceux-ci à penser que l'absence ou la rareté de ces sentiments chez un individu notamment le fort, l'homme de classe est le signe d'un cynisme de sa part. L'incapacité des hommes veules à se représenter un homme qui ne puisse compatir ou partager l'étendue de la souffrance de l'autre, les a poussés à tenir la souffrance comme sentiment commun à tous les individus. Dans cette mesure, le socialisme a été défini par les faibles comme une doctrine politico-religieuse oeuvrant pour le bonheur.

En définissant le socialisme comme une doctrine théologico-politique, les laissés pour compte n'ont pas hésité à distinguer une fois pour toutes les bonnes et les mauvaises valeurs et à distinguer les méchants et les bons, les opprimés des oppresseurs, les malheureux des bienheureux, les esclaves des maîtres etc.... En montrant comment cette entreprise de hiérarchisation des valeurs a tourné à l'avantage des déshérités et au désavantage des biens portants, Nietzsche a mis en relief le rapport d'homologie entre les valeurs morales de la décadence et le socialisme. Celui-ci lui a paru être un instrument assurant la domination des faibles sur les forts.

Le fait pour les faibles de ne pas tenir compte des capacités de chaque individu dans la morale du ressentiment les a conduits à affirmer la supériorité de la majorité sur la minorité. Parce que les valeurs morales sont issues de la majorité, il est convenable de préciser que ce qui n'est pas de son ressort est mauvais et abominable, exécrable et honteux. C'est la raison pour laquelle l'auteur de Le Cas Wagner affirme dans ce sens : « Quand la bête du troupeau rayonne dans la clarté de la vertu la plus pure, l'homme d'exception est forcément abaissé à un degré inférieur, au mal. »53(*)

Le renversement des valeurs morales au sein de la morale du ressentiment a provoqué le rabaissement des qualités propres de l'individu au vu de la nature de ceux qui ont établi les nouveaux principes de vie. Par conséquent, malgré le triomphe de cette morale du ressentiment sur celle des hommes de vertu, il y a lieu de relever ici que les faibles sont toujours habités par la passion de la rancune. Ce sentiment vindicatif en s'introduisant dans la démocratie, s'est transformé en remords de conscience. Pour mettre fin à l'angoisse qui fragilise les faibles, la morale du ressentiment va trouver comme palliatif à cette situation l'arasement de la hiérarchie naturelle.

I.2. L'ARASEMENT DE LA HIERARCHIE NATURELLE

En promouvant la pitié, la compassion et l'humilité pour ne citer que celles-ci, la morale des faibles nie totalement les différences qui existent entre les hommes. En effet, c'est volontairement c'est-à-dire d'une manière intentionnelle que les hommes veules procèdent à cette négation car ils savent de manière pertinente que le but ou même l'essence des forts est précisément d'agir dans le sens de la force. Cependant, les faibles, les esclaves guidés par le sentiment de vengeance vont convaincre les forts et les maîtres et les amener à partager l'idée que le mal, l'immoralité consiste à donner libre cours à ses passions et à exercer sa domination sur l'autre. Ils vont ainsi établir que ce qui fait valeur dans l'existence, c'est le travail sur soi-même c'est-à-dire le fait de se forcer soi-même à aller contre ses propres instincts, en particulier, à se forcer soi-même à considérer toute situation de conflit avec autrui comme mauvaise, immorale. On assiste donc ici à une introversion par l'homme du sentiment de culpabilité dans la mesure où celui-ci considère désormais l'usage de sa force ou de son pouvoir comme une mauvaise chose. L'on se retrouve alors dans une sorte d'égalisation des inégalités car désormais, ce qui s'apparentait par sa nature à un puissant, un fort, un chasseur de race ressemble à un impuissant, un faible, un agneau. On assiste donc ici à un ascétisme qui induit l'affaiblissement des forts.

Nietzsche trouve malsain que « les agneaux en veuillent aux oiseaux de proie »54(*) dans la mesure où on ne doit pas exiger de la force qu'elle se présente comme faiblesse. A ce propos il affirme : 

Exiger de la force qu'elle ne se manifeste pas comme force, qu'elle ne soit pas une volonté de subjuguer, une volonté de terrasser, une volonté de dominer, une soif d'ennemis, de résistances et de triomphes, c'est aussi absurde qu'exiger de la faiblesse de se manifester comme force 55(*).

Cependant, à en croire l'auteur de Le voyageur et son ombre, c'est la pratique généralisée de la morale des esclaves qui a abouti au nivellement de la hiérarchie naturelle. Le triomphe de la démocratie en est une illustration car celle-ci est adossée sur le principe selon lequel une personne égale à une voix et que toutes les voix sont égales de sorte que la voix du fils vaut celle du père. Nietzsche voit dans cette victoire des esclaves et des faibles le début de la décadence.

I.3. LA DECONSTRUCTION

La déconstruction apparaît « comme un effet historique : celui de la victoire, puis de la domination des faibles sur les forts, des esclaves sur les maîtres, de la Judée sur Rome »56(*). Elle se caractérise par la diminution et l'anéantissement du sujet et un dérèglement de ses instincts. L'introduction dans le monde du dualisme, le changement des sens est à l'origine de ce que Nietzsche appelle l'« étouffement général du sentiment de la vie »57(*). L'homme de la modernité n'est pas en mesure de supporter le poids des charges existentielles à cause de la morale du ressentiment qui l'empêche d'atteindre « le plus haut degré de puissance et de splendeur auquel [il] puisse prétendre »58(*). Aussi, d'après notre auteur, la civilisation moderne, à l'opposé de la civilisation grecque d'avant Socrate, est en pleine fragmentation. Nietzsche en veut pour preuve l'incapacité de ses contemporains à vivre seuls c'est-à-dire sans appui ni idoles, ni même sécurité. L'auteur voit aussi dans l'avènement des droits humains une des caractéristiques de la déconstruction dans la mesure où ceux-ci consacrent l'égalité de tous. Or, ce qui devrait être au coeur de chaque culture c'est ce principe : « aux égaux, l'égalité ; aux inégaux, l'inégalité ».

Au regard de ce qui précède, il apparaît que les évaluations morales sont d'origine « humaines trop humaines », qu'elles sont essentiellement négatives et nocives pour la vie, car elles entraînent non seulement un nivellement de la hiérarchie naturelle, mais surtout une déconstruction de la civilisation moderne. Dès lors, est-il encore pertinent de postuler le caractère obligatoire, nécessaire et universel des valeurs morales, étant donné qu'elles ont été privées de leurs attraits et montrées sous leur vrai jour ? Quelle serait donc maintenant l'attitude de Nietzsche par rapport aux fondements qui prétendaient légitimer des valeurs qui se révèlent fausses ?

CHAPITRE 2 : LES TYPES MORAUX

Les types moraux sont des attitudes que l'on adopte en matière de moralité. On peut également les qualifier de type moral, la personnalité morale de base d'un individu ou d'un groupe. Ainsi pour Nietzsche, le bon serait ce qui nous arrange particulièrement et personnellement c'est-à-dire ce qui va dans le sens de nos intérêts et de nos aspirations. Dans ce cas le mauvais c'est ce qui va contre. Pour lui,

 A l'origine décrètent-ils [les psychologues Anglais parmi lesquels que Paul Ree], les actions non égoïstes, ont été louées et réputées bonnes, par ceux à qui elles s'adressaient, à qui elles étaient utiles59(*).

Nietzsche a pressenti dans toutes les langues que les appréciations morales étaient les reflets des puissances sociales. C'est uniquement par le jeu de leurs fonctions sociales différentes que le maître et l'esclave doivent autrement définir leurs droits et formuler leurs jugements moraux. Autrement dit, les valeurs, par leurs fondements et leurs rôles sont des créations des individus de telle sorte que postuler la thèse des valeurs existant en dehors de l'homme, des valeurs qui auraient un caractère absolu et universel serait une vue de l'esprit.

Dans la Généalogie, selon Nietzsche, la classification des types moraux correspond d'une part à une description critique de la morale comme étant un ensemble de comportements aberrants pour lui parce que dévaluatifs de la richesse humaine. D'autre part, elle abouti à un déclassement de la morale traditionnelle avec comme finalité la libération de l'énergie contenue dans l'être de l'homme.

II.1. La morale des maîtres

Pour Nietzsche, ceux que l'on appelle les maîtres ou encore les « fauves blonds » sont ceux qui, dans une société, apparaissent comme les pionniers ou les modèles, ceux qui décident. Ils sont les premiers fondateurs de toute société. Ce sont eux qui représentent le socle sur lequel vont se fonder toute l'audace des races nobles, leur légèreté entreprenante. C'est parce qu'ils sont les pionniers que ces individus établissent les normes de la justice et les règles morales. Ceci démontre qu'il n'y a pas de justice ni de morale qui ne soit une création humaine. Toute morale sociale, toute justice sociale s'impose aux individus de manière souveraine.

Les maîtres fixent les valeurs morales en fonction de l'estime qu'ils accordent à leur propre valeur. Imbus de leur pouvoir, ils décrètent leur manière d'être et d'agir comme bonne puisqu'elle est souveraine. Parce qu'ils sont souverains, les maîtres ne pensent pas (et c'est leur droit) à égaliser leurs obligations, à déclarer leurs droits, ni même à les ramener au même étiage que ceux des autres hommes (les esclaves). C'est pourquoi Nietzsche soutient que « leurs devoirs encore, ils les comptent au nombre de prérogatives dont ils n'admettent pas le partage. »60(*).

C'est librement c'est-à-dire arbitrairement que les maîtres se sont emparés de ce qui est en toute logique leur dû. La subordination des autres apparaît ainsi à leurs yeux comme une manière de reconnaître l'existence d'une justice immanente, qui serait inscrite dans l'ordre des choses, semblable à une mécanique céleste dont les aristocrates ont la foi infuse comme les astres dans leur cours.

Au regard de ce précède, nous voyons que pour notre auteur la morale des maîtres abouti à l'exercice d'une domination de ceux-ci sur les inférieurs qui sans doute sont les esclaves. Mais, qu'en est-il de la morale des esclaves ?

II.2. LA MORALE DES ESCLAVES

Au-dessous des fauves blonds, se situent les esclaves, les « esclaves noirs » caractérisés par la vilénie et l'absence de loi. Mais, les esclaves qui sont les serviteurs, jugent aussi et définissent le mal. Pour eux, est mal ce que les vainqueurs appellent bien pour les opprimer.

La morale des esclaves est une morale passive contrairement à la morale des maîtres qui est active. Cette morale des faibles triomphe non pas grâce à ses actions nobles mais plutôt parce qu'elle est une réaction contre celle des forts, des maîtres. A cet effet, Nietzsche affirme :

 Tandis que toute morale aristocratique naît d'une triomphale affirmation d'elle-même, la morale des esclaves oppose dès l'abord un  non  à ce qui ne fait pas partie d'elle-même, à ce qui est son  non-moi : et ce non est son acte créateur61(*).

C'est de cette manière que Nietzsche explique le développement de la morale des faibles c'est-à-dire les esclaves à partir de l'esprit de vengeance qui anime et obsède perpétuellement les peuples en général et le peuple juif tout particulièrement. Ici, il s'agit de la morale du ressentiment qui caractérise les forces réactives. C'est l'effet psychologique que produit la substitution d'un sentiment, d'un affect à une vraie réaction. Le ressentiment provient de la séparation d'une force réelle et de son action réelle, d'une force qui ne peut plus agir ou qui est incapable d'agir. Il est esprit de vengeance : c'est ce qui caractérise les faibles, les malades, les esclaves qui, impuissants c'est-à-dire incapables d'agir, développent une haine sans borne, une haine viscérale.

Il résulte de ceci qu'un dénouement tragique entre tous se prépare alors, la révolte de tous les instincts serviles refoulés par les faibles. Le résultat ou l'issue de cet affrontement c'est la victoire de la morale des faibles sur celle des maîtres. Un tel dénouement trouve sa raison d'être dans le fait que les maîtres n'accordant aucune considération à leur contraire que sont les esclaves, développent une attitude hautaine vis-à-vis de ceux-ci. Les aristocrates éprouvent du mépris vis-à-vis des hommes ordinaires et évitent à ce titre tout contact avec eux. Aussi, la réalité de l'esclave leur échappe. Ils ignoraient que l'unique souci des esclaves c'était de détruire de manière systématique les maîtres.

Eu égard de ce qui précède, il ressort que la morale des maîtres promeut la domination tandis que celles des esclaves valorise la révolte par le biais du ressentiment. Cependant, force est de constater que, pour notre auteur, tout comme il existe un relativisme dans la conception de la morale selon que l'on se situe dans la classe des meilleurs ou plutôt dans celle des médiocres, il est aussi difficile d'assigner un contenu au concept de « valeur » qui soit universellement partagé. Aussi, l'auteur de Le voyageur et son ombre va postuler, contre la thèse qui valorise l'idée de l'existence d'une morale transcendante qui s'impose de manière absolue à l'individu, des valeurs morales qui sont la création de l'individu.

CHAPITRE 3 : LES VALEURS MORALES

La signification exacte du concept de valeur est difficile à cerner de manière rigoureuse dans la mesure où celui-ci représente à certains moments un concept mobile, à d'autres un passage du fait au désiré.

Du point de vue d'André Lalande, au sens subjectif « la valeur est le caractère des choses consistant en ce qu'elles sont plus ou moins estimées ou désirées par un sujet ou un groupe de sujets. » Objectivement, « la valeur est le caractère des choses consistant en ce qu'elles méritent plus ou moins d'estime ». Il apparaît qu'on peut établir une liaison entre la valeur et l'essence même de ce qui est valorisé. Nous disons parfois d'une chose qu'elle a de la valeur et « la valeur de quelque chose est la hiérarchie des forces qui s'expriment dans la chose en tant que phénomène complexe »62(*).

Au niveau de la morale, les valeurs morales apparaissent comme des principes et des idées dans lesquels nous agissons. Les valeurs morales sont des valeurs suprêmes à partir desquelles nous nous référons pour poser un acte quelconque par exemple le bien et le mal.

III.1. LE BIEN ET LE MAL

Pour Nietzsche, c'est le sujet qui est la source de la morale. Les évaluations morales telles que le bien et le mal, le mauvais sont élaborées par le sujet. Pour André Lalande, « le bien se dit de tout ce qui est objet de satisfaction ou d'approbation dans n'importe quel ordre de finalité »63(*). Par contre, « le mal se dit de tout ce qui est objet de désapprobation ou de blâme, tout ce qui est tel que la volonté a le droit de s'y opposer légitimement et de la modifier si possible »64(*).

Ce que l'on appelle bien, mal ou mauvais est nécessairement fonction d'une tendance, d'un vouloir fondamental, celui de l'humanité ou celui de la société prise dans sa totalité, ou encore celui d'un groupe de sujets. Le bien est une valeur et non un commandement, c'est ce dont nous avons besoin en tant qu'être raisonnable.

Les valeurs sont produites par le sujet et de ce fait, elles sont différentes autant que les sujets qui les produisent. Elles sont la marque des velléités des sujets qui cherchent à hypostasier leurs intentions propres. Dans ce sens que ce qui satisfait les uns ne satisfait pas les autres. Le bon pour l'aristocrate ne coïncide pas avec ce que l'esclave considère comme bon. En d'autres termes, le bien n'aura pas la même connotation ou le même sens pour le sujet selon que celui-ci se recrutera dans la classe des possédants ou au contraire lorsqu'il se trouve parmi les prolétaires pour parler comme Karl Marx. Solidaire de la pensée de celui-ci dans une certaine mesure, Nietzsche montre qu'il n'y a pas de valeurs qui valent universellement. Au contraire, il faut soupçonner à la base de chacune des évaluations morales produites au cours de l'histoire, les intentions inavouées et donc cachées de leurs producteurs. Les valeurs morales ne sont pas le produit d'une conscience désintéressée. Elles reflètent les modes de pensée et les aspirations des individus qui les créées. Elles sont donc relatives car ordonnées à des finalités diverses. Le bien pour le bourgeois n'aura pas le même sens pour le pauvre ; tout comme le Chrétien et l'Athée n'ont pas une conception identique du bien, du mal, du juste etc.... Nietzsche soutient dans ce sens que 

 Le concept bon n'est pas unique ; pour s'en convaincre qu'on se demande plutôt ce qu'est en réalité ``le méchant'' au sens de la morale du ressentiment. La réponse rigoureusement exacte la voici : ce méchant est précisément le ``bon'' de l'autre morale, c'est l'aristocrate, le puissant, le dominateur, mais noirci, vu et pris à rebours par le regard venimeux du ressentiment65(*).

Il apparaît ainsi que c'est par ce qui les satisfait, ce qu'ils ont apprécié, en un mot c'est la poursuite des intérêts égoïstes qui détermine les hommes quels qu'ils soient à créer des valeurs et à vouloir les imposer à tous. Au regard de ce qui précède, nous constatons que pour l'auteur de Ainsi parlait Zarathoustra les valeurs sont essentiellement choses d'esprit. Elles sont immanentes et hiérarchisées.

III.2. LA HIERARCHISATION DES VALEURS

Parce que les valeurs morales ne tombent pas toutes faites du ciel, puisqu'elles sont produites par les sujets eux-mêmes, elles ne sont pas identiquement valorisées. Dans toute organisation sociale, on observe à côté de la classe dominante des classes dominées et par ce fait, subordonnées et soumises à la première. Ce sont les classes dominantes entendons par là les riches, les nobles qui créé les valeurs et leur attribuent autorité transcendante et absolue a priori. Bien plus, l'auteur de Le cas Wagner estime que c'est en réaction contre ceci que les couches défavorisées c'est-à-dire les pauvres, les faibles ou les gens de peu d'esprit, ceux qui, incapables de créer inventent et hiérarchisent des valeurs contraires dans le but de renverser les maîtres et leurs valeurs. Nietzsche trouve dans ces deux catégories opposées la « double origine du Bien et du Mal »66(*) c'est-à-dire que ceux-ci proviennent de la sphère des maîtres ou des esclaves on a un type de morale précis et selon que l'on considère les gens de basse condition l'on a un autre type de morale d'où le rejet par notre auteur de l'idée de valeurs absolues s'imposant au sujet et la valorisation du relativisme moral.

Nietzsche soutient également en plus de cette valorisation du relativisme moral que la hiérarchie que l'on peut noter aujourd'hui au sein des valeurs n'a d'origine ni naturelle, ni divine, encore moins rationnelle. Il rappelle que toute l'histoire de la philosophie de Platon aux Lumières est parsemée d'auteurs qui se sont limités à ne penser que le côté nocif ou négatif des valeurs par exemple les effets pervers de la pitié en oubliant que celle-ci pouvait aussi être pensée dans le sens inverse. Bien plus, le philosophe Allemand précise que c'est délibérément et sans aucun examen critique que l'homme a procédé à une hiérarchisation des jugements de valeur et qu'il a hissé le « bon » au-dessus du « méchant ». Cette hiérarchie introduite entre les valeurs fait qu'il est communément admis que dans l'homme « bon » on voit le signe de la distinction, du progrès et que l'homme « méchant » soit la marque de la dégringolade. Comment en est-on arrivé à cela ? S'interroge notre auteur. Il répond à cette question en s'appuyant sur nombre d'auteurs ayant abordé la question de l'origine et l'opposition entre les jugements « Bon » et « Méchant ». L'auteur de la Généalogie de la morale nous apprend que des « psychologues Anglais »67(*) qu'il ne nomme pas mais parmi lesquels l'on reconnaît Paul Ree, ont montré ainsi que ce sont ceux qui sont l'objet des gestes dits bons c'est-à-dire des gestes à première vue désintéressés qui ont créé le concept « bon » et lui ont conféré son sens. C'est parce que certains individus reçoivent des cadeaux, de l'aide, bref de l'attention des autres qu'ils considèrent leurs donateurs comme des bons et assimilent tout ce qui concourt à la promotion de leurs intérêts comme le signe de la bonté. Nietzsche affirme à ce propos :

A l'origine, décrètent-ils [ces psychologues anglais], les actions non égoïstes ont louées été et réputées bonnes, par ceux à qui elles s'adressaient, à qui elles étaient utiles ; plus tard on a oublié l'origine de cette louange et l'on a simplement trouvé bonnes les actions non égoïstes, parce que, par habitude, on les avait toujours louées comme telles-comme si elles étaient bonnes en soi68(*).

Voici donc d'après Nietzsche, l'origine que ces philosophes ont reconnue aux valeurs. Pour eux, ce sont les personnes de peu d'esprit, les faibles parmi lesquels il situe les prêtres qui sont, de son point de vue des personnes rongées par le ressentiment et qui, incapables de se projeter, d'innover en un mot de créer se sont inventé les jugements moraux. Bien plus, à en croire notre auteur, les hommes de peu de consistance n'ont pas seulement créé et attribué son contenu au concept « bon » mais ils l'ont opposé et érigé au-dessus de celui de « méchant ». Cette hiérarchisation a eu pour corollaire ceci que désormais il est communément admis que dans « l'homme bon » on voit le signe du progrès, de la distinction et que « l'homme  méchant » soit la marque désignant l'individu disgracieux, indélicat. L'auteur de Ainsi parlait Zarathoustra remarque aussi que la hiérarchie qu'on a instaurée entre les notions de « bien » et « mal », « bon » et « mauvais » tout comme « riche » et « pauvre » tient aussi de ce que l'on a accompagné chacun des éléments de ces trois couples par des qualitatifs de deux sortes. Aussi, les premiers concepts de ces couples c'est-à-dire « bien », « bon » et « riche » étaient fondés sur le critère psychologique de « pureté » tandis que les seconds soient « mal », « mauvais » et « pauvre » se fondaient sur « l'impureté ». Est donc bon ce qui est « pur » entendons par là celui qui fait preuve d'abstinence, de contenance, celui qui limite ses jouissances, qui ne vit pas intensément. Toute chose qui fonde les valeurs du judéo-christianisme et donc du monde occidental. Nietzsche s'insurge contre cette tendance qui a induit l'homme à s'abaisser, à se rabougrir en célébrant des valeurs qui ne facilitent pas l'expression de sa vitalité. Contre les valeurs issues de la classe sacerdotale (les prêtres, les pasteurs etc....) notre auteur valorise les valeurs issues de l'aristocratie guerrière. C'est pourquoi il affirme :

 Les jugements de valeurs de l'aristocratie guerrière sont fondées sur une puissante constitution corporelle, une santé florissante, voire débordante, sans oublier ce qui est nécessaire à l'entretien de cette vigueur éclatante : la guerre, l'aventure, la chasse, la danse...tout ce qui implique une activité robuste69(*).

Ce sont donc ces valeurs qu'il faut célébrer car elles s'inscrivent dans la voie qui mène à l'avènement du surhomme. Contrairement aux valeurs chrétiennes qui introduisent l'homme dans la méchanceté. Aussi Nietzsche soutient :

Le mode d'évaluation de la haute classe sacerdotale, ..., repose sur d'autres conditions premières : tant pis pour elle quand il s'agit d'affronter la guerre. Les prêtres, le fait est notoire sont les ennemis les plus méchants-Pourquoi donc ? Parce qu'ils sont les plus impuissants. L'impuissance fait croître en eux une haine monstrueuse, sinistre, des plus intellectuelles et des plus venimeuses. Les plus haineux des vindicatifs, dans l'histoire universelle, ont toujours été des prêtres, comme aussi les plus spirituels des vindicatifs70(*).

Il est donc clair aux yeux de notre auteur que c'est le ressentiment nourri par le sentiment d'impuissance qui caractérise les prêtres et le clergé en général. C'est parce que ceux-ci n'ont ni une santé florissante, ni une bonne constitution physique encore moins ce qui est nécessaire à l'entretient de cette vigueur c'est-à-dire la guerre et la chasse entre autre, qu'ils sont intolérants, colériques et nourrissent une haine viscérale contre tout ce qui peut militer en faveur d'un renversement de situation. Les prêtres apparaissent ainsi à Nietzsche comme des sortes d'émasculés incapables de suivre ou de tracer des voies qui en appellent à la vigueur, au développement de la vie.

CONCLUSION PARTIELLE

Tout au long de notre analyse du relativisme des valeurs, nous avons constaté que les valeurs issues de la métaphysique classique sont essentiellement nocives pour la vie, qu'elles sont des fausses valeurs et que l'autorité dont elles se prévalaient apparaît maintenant illusoire, dans la mesure où ce sur quoi reposait leur légitimité relève du néant, du mythe ou d'une pure invention « humaine trop humaine ». Qui plus est, cette découverte susmentionnée a permis à Nietzsche d'opérer comme un retour en arrière pour remettre au goût du jour les valeurs des maîtres enracinées dans les préférences individuelles et dominées par l'instinct de vie. Mais la question qui demeure reste celle de savoir la pertinence épistémologique de cette critique nietzschéenne de l'absoluité des valeurs.

TROISIEME PARTIE : EVALUATION DE LA CRITIQUE NIETZSCHEENNE DES VALEURS

INTRODUCTION PARTIELLE

La réfutation historique et le souci d'être au service de la vérité ont permis à Nietzsche de mettre fin aux illusions d'une morale qui se passait pour nécessaire et universelle. En effet, nous avons noté au cours de la réflexion précédente, qu'avec Nietzsche, il n'est pas juste, à l'égard de la nature, d'imposer la même morale à tous, de postuler des règles générales, d'impératifs catégoriques identiques, car les actions ne peuvent être semblables du fait de la spécificité des individus. La morale issue de la métaphysique occidentale est apparue comme une morale contre nature parce qu'elle « nous rend injustes à l'égard de notre propre nature et de toute nature »71(*). Partant d'un tel constat, l'auteur de Généalogie de la morale a établi de nouvelles valeurs qui cadrent, à son avis, avec le sens de la vie.

Toutefois, la question qui demeure reste celle de savoir si, d'une part, la critique nietzschéenne du caractère absolu des valeurs n'est pas entachée d'incohérences logiques et de contradictions, et d'autre part, si elle ne débouche pas sur le libertinage, la permissivité, le relativisme et l'anarchie. En fait, il s'agira pour nous de mettre en lumière la portée de la philosophie nietzschéenne, qui va de la récupération de son oeuvre par le national socialisme, à la référence à sa critique de la raison dans le cadre de la « Théorie Critique » et de la post-modernité. Nous montrerons par ailleurs que l'auteur de Le voyageur et son ombre, a le mérite d'avoir fait preuve d'esprit critique, car il a réfléchit « autrement qu'on ne l'attendait de lui d'après son origine, ses relations, sa situation, son emploi et les idées dominantes du moment »72(*)

CHAPITRE 1 : LA NECESSITE D'UNE NORME TRANSCENDANTE

Du fait de la double difficulté que l'on peut éprouver à démontrer objectivement l'existence d'une transcendance comme lieu d'émergence des valeurs morales, à mettre hors jeu le postulat nietzschéen des rapports de force et des passions comme source de ces valeurs, la réfutation nietzschéenne apparaît d'emblée pertinente. Or, une évaluation rigoureuse de cette réfutation nous permet de mettre en relief les préjugés et les contradictions qui se dissimulent dans la pensée de Nietzsche.

I.1- NIETZSCHE ET SES PREJUGES

La philosophie de Nietzsche repose sur un triple préjugé : ontologique, épistémologique et anthropologique. Autrement dit, l'auteur de la Généalogie de la morale s'est fait d'avance une opinion sur l'essence de l'être, la question de la connaissance et la nature de l'homme.

Sur l'essence de l'être et la question de la connaissance, Friedrich Nietzsche admet la réalité absolue du devenir héraclitéen et l'éternel retour, niant par ce fait même toute idée de permanence et toute possibilité de dire l'être par le langage. En effet, le flux ininterrompu rend le langage et la connaissance impossibles puisque le réel que nous voulons exprimer change de manière perpétuelle. Ainsi, toute connaissance ne peut être qu'une croyance, une perspective entendons par là une manière parcellaire d'appréhender les choses que l'on voudrait présenter. Bien plus, c'est parce que l'être est total, c'est parce qu'il est tout et que le langage n'est qu'une de ses parties ou l'un de ses aspects qu'il ne peut rendre compte de manière efficace de l'être. C'est parce que l'être ne s'offre jamais dans sa totalité, c'est parce qu'il ne nous donne à voir que certaines de ses parties que nous ne pouvons le cerner dans sa globalité selon Nietzsche. Or, nous pensons que cette théorie du devenir ne rend pas elle aussi compte du réel dans sa totalité, précisément parce qu'au-delà du changement, demeure une certaine permanence qui permet d'unifier l'être et de le saisir dans sa nature. Il est possible de dégager l'unité de l'être en dépit de la multiplicité de ses aspects, car le mouvement n'exclut pas nécessairement la permanence. Socrate, par illustration demeure ce qu'il est, c'est-à-dire un homme, un « animal raisonnable », malgré son passage de la jeunesse à la vieillesse, de la niaiserie à la sagesse, de la beauté à la laideur. L'être de Socrate peut être dit de manière plurivoque, mais cela se fait toujours relativement à un terme unique : l'essence. L'essence d'une chose, nous dit Aristote dans la Métaphysique c'est ce qui fait que cette chose soit ce qu'elle est malgré ses multiples changements. En d'autres termes, l'essence d'une réalité renvoie à ce qui reste permanent dans cette dernière et qui fait que, malgré ses diverses mutations nous la reconnaissions. Aussi, à l'inverse du perspectivisme de Nietzsche qui réduit la connaissance à la croyance, nous pensons que la science est bel et bien possible, ceci du fait de l'unité de l'être qui reste sauvegardée en dépit de la multiplicité de ses aspects. Nous avons donc la nette impression que Nietzsche est tombé dans l'idéologie, au sens marxien du terme, car il a occulté le réel.

A côté de ses préjugés ontologiques et épistémologiques, Nietzsche a fait sien un autre préjugé, celui à l'égard de l'homme. Il pense que « l'homme est corps et instincts »73(*), et non un être de raison, ce qui revient à réduire ce dernier à sa dimension animale. Cette réduction de l'homme à ce qu'il y a de plus primitif en lui a comme conséquence sa déshumanisation. L'homme nietzschéen évolue en marge de la culture, c'est-à-dire de ce qui porte la marque de l'esprit ou de la raison. Il demeure à l' « état de nature » et rebute l'humanisme de la modernité.

Par ailleurs, force est de remarquer que la disqualification de la raison par Nietzsche a un enjeu pratique. En effet, pour ce dernier, l'homme moral est celui qui s'évertue à imposer, non plus la loi de sa raison à ses passions, mais bien plus celle de ses instincts à ses conduites. Aussi, à l'opposé de l'homme de la philosophie classique défini comme âme, raison, esprit ou conscience, l'homme nietzschéen est corps, et doit par conséquent se laisser gouverner par le désir et l'intérêt du moment. On comprend donc la nécessité pour Nietzsche de détruire « à coup de marteau » « la morale du troupeau », car elle entretient, selon lui, « le mythe détestable d'une humanité de droit divin »74(*) où coexistent des individus égaux.

Toutefois, nous pensons que cette réduction nietzschéenne de l'homme à sa dimension animale n'est pas pertinente parce que l'être humain n'est pas un animal comme les autres. En effet, l'homme est à définir, certes, à partir de la matière à laquelle il ne cesse de participer, par la sensibilité, mais aussi à partir de son histoire et de sa culture qui portent la marque ou l'empreinte de sa dimension rationnelle. A la vérité, l'histoire et la culture constituent une expression de la transcendance de l'homme, c'est-à-dire sa capacité à se situer au-dessus de l'animalité, de la sensibilité ou de la matière. La différence qu'il y a entre l'homme et les autres êtres de la nature se situe dans la possibilité pour le premier à se définir par la raison.

A l'analyse, nous constatons que la critique nietzschéenne du caractère absolu des valeurs repose sur des préjugés ontologiques, épistémologiques et anthropologiques qui ne sont pas recevables sur le plan logique. A côté de ces préjugés, la pensée de notre auteur regorge de contradictions que nous nous efforcerons de déceler ou de dévoiler.

I-2- NIETZSCHE ET SES CONTRADICTIONS

Il y a chez Nietzsche une prolifération de contradictions si « véhémente (s) qu'elle (s) semble (nt) être beaucoup moins garantie (s) d'une fécondité inépuisable qu'une menace pour la cohérence du discours philosophique »75(*). En effet, Nietzsche semble ne pas respecter le principe du mouvement qu'il a lui-même posé. Il nie, par ailleurs, la foi en la transcendance, mais affirme subrepticement, c'est-à-dire d'une manière dissimulée voire furtive, une autre forme de transcendance.

Nietzsche tombe dans le piège de sa propre dialectique puisqu'il considère ses assertions comme vraies, ceci en désaccord complet avec le devenir héraclitéen qui rend l'objectivité impossible. Si toute connaissance n'est qu'une perspective, si par ailleurs « rien n'est vrai, tout est permis », l'auteur du Gai savoir n'a pas le droit de considérer ses thèses comme vraies, puisqu'elles ne sont d'ailleurs qu'une simple croyance. Ainsi, en niant les autres interprétations du monde et en posant son interprétation comme l'interprétation, c'est-à-dire comme l'unique et la véritable ontologie, Nietzsche retourne contre lui le fameux paradoxe sus-cité, à savoir « rien n'est vrai, tout est permis ». Par un tel paradoxe, l'auteur de Le cas Wagner s'est posé

 Délibérément en hors-la-loi de la philosophie et qu'il ne saurait donc nous offrir le feu d'artifice d'une négativité qui se consume elle-même jusqu'à l'absurde ! Car c'est de deux choses l'une, [...] ou bien il considère son assertion comme vraie, et alors il se contredit lui-même, ou bien il la considère comme fausse, et il s'est déjà ôté par-là tout moyen de nous convaincre76(*).

Dans tous les cas, Nietzsche ne devrait pas rejeter les points de vue des autres, ni poser les siens comme vrais, ceci parce qu'il souscrit au fait que le réel ne se laisse épuiser par aucune interprétation, et qu'il n'existe pas d'interprétation exacte, car regarder à un point différent, le monde prend chaque fois un visage nouveau.

Toutefois, l'on peut relever que Nietzsche assume ses contradictions puisqu'il les reconnaît et les accepte comme faisant partie intégrante de sa philosophie de la vie. La contradiction est pour lui le moteur de la vie, et toute philosophie de la vie devrait s'y complaire. Tentant de justifier les contradictions qui sont en oeuvre dans la pensée de Nietzsche, Jean Granier affirme : « Toute grande pensée vit des contradictions qu'elle surmonte- et plus encore, peut-être, des contradictions qu'elle ne surmonte pas »77(*).

Cette tentative d'explication ou de justification des contradictions internes à la pensée de Nietzsche ne suffit pas à nous convaincre sur le plan logique. En effet, le discours philosophique doit être cohérent et rationnel, et non truffé de contradictions indigestes. Le respect des principes de la rationalité doit être une exigence sans laquelle la philosophie ne pourrait pas se démarquer de l'intuition, de l'imagination ou de toutes sortes de discours non conceptuels.

En plus du non respect de la logique du devenir, l'auteur de Le voyageur et son ombre a élaboré ou produit les formes de remplacement de la transcendance qu'il récusait auparavant. D'une manière ou d'une autre, Nietzsche reste attaché à la transcendance. Il reproche certes, aux tenants de l'idéal ascétique, donc à Platon et à Kant, d'avoir disqualifié le monde et l'homme au profit d'une transcendance, mais lui aussi, lui surtout « crucifie l'homme, au nom d'un hypothétique surhomme qui n'est peut-être que le fantasme compensateur d'un pathétique amour déçu »78(*). L'homme nietzschéen doit réaliser l'absolu, c'est-à-dire parvenir sans Dieu à l'élévation suprême, ce qui constitue un véritable paradoxe puisqu'il s'agit dans ce cas de le replacer dans la transcendance cette transcendance qui, autrefois, était réfutée. Le surhomme apparaît ici comme une autre forme de transcendance, au même titre que le Dieu judéo-chrétien ou l'Idée platonicienne. Le surhomme, l'Idée et Dieu, sont placés au-dessus de l'homme et se présentent comme un idéal.

Néanmoins, on pourrait nous objecter qu'à l'opposé de Dieu ou de l'Idée qui est une transcendance absolue, le surhomme est cet infini que l'homme porte en lui comme une aspiration, une volonté qui le pousse vers un mieux. En d'autres termes, le surhomme serait une transcendance immanente, à l'inverse de Dieu ou de l'Idée qui est une transcendance absolue.

Mais, nous pensons que ces utopies n'en demeurent pas moins des transcendances. Nietzsche ne fait que replacer l'être qu'il refuse sous l'aspect d'une transcendance absolue dans la réalité comme une virtualité secrète que le progrès ou l'action va déployer dans le temps ou dans l'histoire, et sur laquelle se fondent à nouveau les valeurs.

L'auteur du Crépuscule des idoles, déclasse l'autorité de Dieu et de la raison, nie l'idée du progrès et rejette la « morale des esclaves » afin de légitimer l'utopie du surhomme, la fatalité de l'instinct, le mythe de l'éternel retour, et enfin la « morale des maître » qui se situent par-delà les distinctions habituelles entre le bien et le mal, le vrai et le faux.

A côté de ces préjugés et de ces contradictions qui fragilisent la philosophie nietzschéenne, on peut noter qu'elle aboutit à des dérapages ou à des dérives pratiques et logiques.

CHAPITRE 2 : LES DERIVES PRATIQUES ET LOGIQUES DE LA PENSEE DE NIETZSCHE

La déconstruction de la transcendance, de la raison et de toute autorité qui garantit le caractère obligatoire des valeurs morales génèrent le libertinage, la permissivité, et conduit à l'anarchisme facteur du relativisme. En effet, la remise en question de la loi morale conduit nécessairement à l'immoralisme, et bien entendu, à l'introduction du chaos dans la société. En plus de cette dérive immoraliste, la philosophie de Nietzsche ouvre le chemin à l'émergence des philosophies relativistes.

I-1- DE LA MORALE SANS OBLIGATION NI SANCTION A L'IMMORALISME

Nietzsche n'a pas pour projet d'abolir la morale, mais bien plutôt de faire une critique génético-historique des valeurs morales en cours, ceci dans le but de revenir à la « morale des maîtres » pour procéder à son institution, car la « morale des esclaves » a perdu, selon lui, sa nature, et qu'il s'agit dès lors de la faire revenir à sa nature véritable, c'est-à-dire à son immoralité naturelle. En fait, Nietzsche reconnait que le naturalisme moral qu'il postule entre en contradiction de phase avec la morale classique telle que pensée par Platon et Kant. C'est la raison pour laquelle, par rapport à cette dernière, la « morale par-delà bien et mal » apparaît comme immorale. De notre point de vue, elle est véritablement immorale parce qu'elle ne tient pas compte de l'humanité de l'homme.

A la vérité, si Nietzsche procède à la négation de l'humain en l'homme, c'est dans le but de le ramener au stade de l'animalité ou de l' « état de nature », état où règne le principe de la sélection naturelle basée sur la ruse, la force, la capacité d'adaptation de chaque être de la nature. En effet, à l' « état de nature », l'homme fort a le droit, et même le devoir de vivre dans la pleine mesure de ses passions et de donner libre cours à ses désirs. C'est ainsi que « l'oiseau de proie » doit nécessairement se comporter en prédateur, ceci sans aucun état d'âme. Mais la question qui demeure reste celle de savoir le sort de la communauté humaine dans un contexte où règne la loi de la jungle, c'est-à-dire celle selon laquelle le droit à la vie est fonction de la force ou de la ruse.

A notre avis Nietzsche est dans l'erreur lorsqu'il assimile la société humaine à la société animale, car les lois qui régissent ces deux sociétés sont radicalement opposées, et il n'est pas question d'appliquer à l' « état civil » une loi qui relève de l' « état de nature ». La généralisation de la loi du plus fort ou du plus rusé dans la société entraîne l'éclatement de cette dernière. Autrement dit, une communauté fondée sur une loi de la jungle est vouée à l'autodestruction. Dès lors, la survie de la cité des hommes dépend donc de sa capacité à édicter et à respecter des normes qui garantissent les droits fondamentaux de tous ses membres. Il s'agit entre autre du droit à la vie, du droit à la sécurité, du droit à la propriété privée.

De ce qui précède, il ressort que l'application de la loi de la jungle dans la communauté humaine aboutit à la régression de l'humain de l'état de culture où elle s'est élevée progressivement et douloureusement à l' « état de nature » où « l'homme est un loup pour l'homme ». En effet, à l' « état de nature », il n'y a pas de société, car celle-ci commence avec la volonté de vivre ensemble que manifestent des individus. Ce « vouloir - vivre - ensemble » suppose l'élaboration d'un contrat qui protège, non seulement les intérêts particuliers, mais aussi l'intérêt général, tel que sus-mentionné. Nous constatons donc le caractère inapplicable de la morale qui veut dépasser le bien et le mal, précisément parce qu'elle conduit l'humanité à sa désagrégation, à sa néantisation. Le nihilisme de Nietzsche a suscité au cours de l'histoire l'émergence des périls, à l'instar des régimes nazis et fascistes, dont l'humanité n'a pas pu s'accommoder.

Par ailleurs, on peut aussi constater que les prophètes de ce nouveau désordre, à savoir les nihilistes et les anarchistes, ont généralement une vie non conforme à leur théorie, ce qui montre que leur vision du monde ne conduit finalement à aucun résultat, et serait par le fait même condamnée à la solitude et à l'abandon. Cette solitude qui caractérise le nihilisme est consécutive au fait qu'il y a quelque chose en l'homme qui lui proscrit « catégoriquement de se livrer à n'importe quelle expérimentation, à n'importe quelle manipulation sur sa personne, et c'est son humanité même »79(*). C'est l'humain en l'homme qui le pousse à sortir de son animalité, à se forger une conscience, à se dépasser sans cesse, et ceci dans le but de toujours reconnaître en l'autre un autre lui-même.

Nous comprenons que l'auteur de Le voyageur et son ombre soit donc irrité contre l'humain qui constitue une limitation de la volonté de puissance. En effet, Nietzsche a oeuvré pour que l'aventure humaine soit relancée et que « quelques uns au moins aient l'énergie de se remodeler, de se hausser au-dessus de leur humanité comme leurs ancêtres s'étaient haussés au-dessus de leur animalité »80(*). Mais, ce projet nietzschéen est voué à l'échec parce que le dépassement de l'humain conduit, non pas aux sommets convoités, mais bien plutôt vers des gouffres. Or, l'humanité ne peut accepter de se laisser conduire pas à pas inexorablement vers sa propre destruction.

Nous venons de mettre en lumière les dérives pratiques de la pensée morale de Nietzsche. Toutefois, si nous récusons l'idée d'un fondement supra-phénoménal des valeurs, nous ne réfutons pas, comme le font les tenants du relativisme moral, l'idée d'une position éthique rationnellement ou universellement fondée. En effet, l'homme, dont le propre est d'être un « animal raisonnable », a la capacité de se donner des règles de conduite et de les respecter de manière rigoureuse. Ainsi, une communauté d'êtres humains peut, à travers la discussion, le débat et le consensus, fonder des valeurs ultimes qui doivent régir leur évolution. C'est justement dans cette optique que Jean-Pierre Changeux soutient :

 L'idée sans nul doute dominante aujourd'hui est que le consensus éthique, s'il est possible, résulte de procédures réglées de confrontation des points de vues et d'échange des arguments dont la théorie philosophique a été produite sur le nom d'éthique de la discussion81(*).

Cela revient à dire que nous ne pouvons « confier à un arbitre unique - individu - institution - système de pensée ...- le soin de déterminer ce qui vaut de façon universelle »82(*), précisément parce que  « toute pensée est marquée au plus intime par son enracinement culturel particulier »83(*).

Il ressort de l'analyse que l'humanité ne peut s'accommoder du naturalisme moral de Nietzsche parce qu'il est susceptible de l'entraîner dans le chaos. Qui plus est, nous avons noté que la vie en société nécessite l'établissement de normes rationnelles, universelles et obligatoires qui soient le garant du « vivre ensemble ». Toutefois, en plus du chaos consécutif au naufrage des valeurs, la pensée de Nietzsche débouche sur l'émergence des philosophies relativistes.

I.2- NIETZSCHE, PRECURSEUR DES PHILOSOPHIES RELATIVISTES

La haine de la raison inaugurée par Nietzsche a suscité ou déclenché l'incrédulité de certains penseurs à l'égard des « méta-récits de l'esprit, de la liberté et de l'émancipation ». En effet, les partisans de la « Théorie Critique » et de la post-modernité se sont référés à la critique nietzschéenne des autorités pour fonder leurs pensées. Il est donc question pour nous de commenter et d'évaluer ces nouvelles théories qui se caractérisent par la « misologie », c'est-à-dire la haine que la raison éprouve à l'égard d'elle-même.

Le scepticisme des tenants de la « Théorie critique» à l'égard de la raison est consécutif à la défaite de cette dernière. En effet, ils estiment que la raison, naguère idolâtrée, s'est rendue suspecte de domination, de violence ou de barbarie, car son efficacité théorique et pratique n'a pas correspondu aux attentes de l'humanité. Ils espéraient de la raison qu'elle libère l'humanité de l'obscurantisme entretenu par les superstitions et les mythologies irrationalistes. Mais, cette attente a été déçue dans la mesure où à la mythologie et à la superstition que la raison devait combattre, elle a plutôt substitué ses propres mythes. Ainsi, pour Max Horkheimer et Théodor Adorno, la raison est susceptible de tyrannie, car à la libération qu'elle devrait promouvoir, elle a plutôt substitué une nouvelle forme de domination non moins barbare, avec les produits de la techno-science.

Par ailleurs, Adorno estime que la raison est devenue vorace et boulimique parce qu'elle dévore tout dans ses catégories logiques insatiables, et ne restitue que ce qui résiste à sa digestion. Ainsi, tout ce qui est réfractaire aux catégories de la raison est classé immédiatement dans la catégorie de l'irrationnel. Ce totalitarisme de la raison trouve une illustration dans la philosophie hégélienne, car la raison qui y opère charrie du cours de l'histoire tous les modes d'expressions historiques qui ne se conforment pas à elle. Or, pour les chantres de la « Théorie critique », chacun doit pouvoir s'accommoder des différences culturelles de l'autre sans attendre qu'elles se fondent sur un idéal de civilisation unique. Ce scepticisme à l'égard de la raison et de toute autorité va se cristalliser avec l'avènement de la post-modernité qui prône un relativisme absolu.

La post-modernité radicalise la critique de Nietzsche, de Max Horkheimer et de Théodor Adorno, à l'égard des autorités. Elle est l'âge où le doute se fait envahissant, elle est l'expression de la volonté d'ébranler les valeurs établies, telles la supériorité de la culture occidentale, les bienfaits de la croissance économique, l'adhésion inconditionnelle à la raison et à la science ou à un passé historique commun. Le discours post-moderne est un discours de délégitimation des grands récits de notre époque, notamment le grand récit de l'esprit, le grand récit de la liberté et de l'émancipation.

Le « méta-récit de l'esprit », pour utiliser un terme cher à Jean François Lyotard, consiste en un projet moderne de totalisation du savoir grâce à un principe unique d'explication (la raison) qui a la prétention de rendre compte de l'intelligibilité du réel. Or, le discours post-moderne réfute le principe d'une raison trans-historique destinée à triompher de manière fatale dans le monde. Il refuse le principe de l'inéluctabilité de la rationalisation du monde en ses aspects économique, culturel et politique, précisément parce que l'histoire du monde montre la persistance des légitimités charismatiques, traditionnelles et religieuses qui sont contraires au postulat rationnel. Ainsi, de l'avis des post-modernes, le projet moderne de laïcisation de la société et du désenchantement du monde a échoué, d'où l'incrédulité à l'égard des méta-récits, non seulement de l'esprit, mais aussi de la liberté de l'émancipation.

La post-modernité rejette l'utopie humaniste qui se donnait pour tâche l'instauration du règne de l'homme et la réalisation de sa libération. En effet, selon Michel Foucault, la prétention moderne d'instaurer le règne de l'homme est compromise par la « finitude » et la « mort » de ce dernier. L'auteur de Les mots et les choses conteste la souveraineté du « Je pense » précisément parce qu'il estime que ce que nous rencontrons chaque fois que nous tentons de fonder une théorie de l'homme, ce n'est ni l'être, ni l'essence de l'homme, mais bien plutôt « l'impensé » et l'inconscient, c'est-à-dire tout ce qu'il y a de plus contraire au cogito, à la conscience, à la vérité. Ainsi, l'affirmation de la « finitude » de l'homme et la mise en lumière d'un « impensé » se logeant au coeur de la pensée moderne ont suffit à légitimer le discrédit du « méta-récit de la liberté de l'émancipation ». A ce propos Michel Foucault affirme :

 A tous ceux qui veulent encore parler de l'homme, de son règne ou de sa libération, à tous ceux qui posent encore des questions sur ce qu'est l'homme en son essence, à tous ceux qui veulent partir de lui pour avoir accès à la vérité, à tous ceux qui en revanche reconduisent toute connaissance aux vérités de l'homme lui-même, à tous ceux qui ne veulent pas formaliser sans anthropologiser, qui ne veulent pas mythologiser sans démystifier, qui ne veulent pas penser sans penser aussitôt que c'est l'homme qui pense, à toutes ces formes de réflexions gauches et gauchies, on ne peut qu'opposer un rire philosophique84(*).

CONCLUSION PARTIELLE

De ce qui précède, les tenants de la « Théorie critique » et de la post-modernité se caractérisent par leur incrédulité à l'égard des grandes utopies qui ont fait le monde. En effet, les utopies du progrès, de l'humanisme, de la liberté, du bonheur et de la rationalisation du monde, selon cette perspective, sont des mythes qui ne valent pas mieux que ceux qui les ont précédés et qu'ils tentent de remplacer. Radicalement, le scepticisme des partisans de la « Théorie Critique », parmi lesquels Paul Karl Feyerabend prône un relativisme absolu, un véritable anarchisme épistémologique. Mais la question qui demeure reste celle de la pertinence épistémologique, non seulement de la haine de la raison et de la science, mais aussi de ce relativisme post-moderne.

Partant de l'examen de la thèse de la « Théorie critique », nous pensons que l'idée selon laquelle la raison et la science ont finalement « instrumentalisé » l'homme n'est pas pertinente. Il convient de remarquer, en effet, que l'instrumentalisation de l'homme ne dépend pas directement de la raison ou de la science, mais bien plutôt de ce que l'homme lui-même pourrait faire des résultats des progrès scientifiques. Aussi, la raison et la science ne se convertissent en obstacle à la libération et ne prennent la forme de « l'instrumentalisation » de l'homme que si elles ont été « instrumentalisées » par l'homme lui-même. A notre avis, la raison et la science sont fondamentalement libératrices. Elles libèrent des préjugés, des mythes et des superstitions qui maintiennent l'homme dans la « Minorité »85(*). De ce fait, nous ne comprenons pas comment la post-modernité a pu postuler la parité entre toutes les formes de connaissances, toutes les théories, toutes les méthodes, y compris les plus aberrantes et les plus absurdes.

Le relativisme moral et épistémologique auquel conduit la pensée de Nietzsche est suspect, car il veut séduire et entraîner l'humanité dans le contingent, l'instant, le singulier, le précaire, et le relatif. En rejetant l'idée de loi et de prévision historique, il apparaît comme une théorie de la désorientation, de la démobilisation et de la diversion. Ainsi, il n'est pas question pour nous d'accepter de retourner dans la caverne du mythe platonicien du même nom, car la science et la raison sont la vraie mesure de l'homme.

CONCLUSION GENERALE

Au terme de notre étude où il était question des valeurs et du relativisme moral dans La Généalogie de Friedrich Nietzsche, il ressort que la philosophie nietzschéenne est une critique radicale des illusions des valeurs traditionnelles qui se voulaient obligatoires, nécessaires et universelles. Nietzsche a en effet souligné que la crise de l'autorité des valeurs est, à la vérité, une crise des fondements, car les fondements sur lesquels on avait fait reposer la force obligatoire des valeurs se sont révélés fictifs. C'est ainsi que l'invention d'une transcendance absolue, d'une raison législatrice ou normative, l'absolutisation du sentiment et précisément du sentiment de pitié par les hommes pétris de ressentiment apparaît, non seulement comme une volonté manifeste de niveler la société par le bas, mais aussi comme la manifestation de l'incapacité des esclaves à vivre seuls et sans appui. Pour Nietzsche, l'homme doit trouver un nouveau chemin à l'écart de la morale nihiliste pour retrouver de nouvelles valeurs positives et créatrices. D'où la postulation par notre auteur de la transmutation des valeurs.

Il a ainsi été question, dans la seconde partie de notre réflexion, de l'exposition de la théorie nietzschéenne des valeurs. Ainsi, il nous est apparu que l'auteur de Ainsi parlait Zarathoustra a posé comme absolue la thèse d'un relativisme des valeurs en déconstruisant, pour les reconstruire ensuite à sa manière, les origines et les valeurs autrefois attribuées aux évaluations morales telles que le « Bien », le « Mal », le « Bon », le « Méchant » par les généalogistes de la morale tels que Paul Ree, Schopenhauer etc....Après avoir présenté ces dernières comme faisant partie de la morale dite des esclaves, entendons par-là les faibles, les individus incapables de créer, de faire éclore leur géni, et qui s'inventent toutes sortes de « sottises » telles que la pitié, la divinité et l'esprit de vengeance pour masquer leur impuissance, Nietzsche valorise contre ceux-ci la morale des maîtres ou des aristocrates caractérisée par des valeurs telles que la guerre, la domination du faible par le fort bref, le retour au respect du droit naturel qui pose comme le dit Spinoza dans L'Ethique que les gros poissons mangent les petits. Notre auteur n'a ainsi reconnu comme valeurs que celles qui concourent à l'émergence d'un type d'homme créateur, innovateur de valeurs car celles-ci sont perpétuellement appelées à muter selon les aspirations du sujet. D'où il ressort qu'il y a une ample valorisation de la thèse protagoricienne selon laquelle l'homme serait la mesure de toutes choses.

Toutefois, l'évaluation conceptuelle de la critique nietzschéenne du caractère absolu des valeurs morales nous a permis de mettre en lumière des préjugés ontologique, épistémologique et anthropologique qui compromettent la pensée de l'auteur de La Généalogie de la morale. Il nous est apparu, en plus de ces préjugés que la réflexion de Nietzsche est émaillée de contradictions qui menacent le discours philosophique. En effet, non seulement Nietzsche ne respecte pas le principe héraclitéen du devenir qu'il a lui-même postulé, mais retourne subrepticement aux formes de remplacement de la transcendance qu'il a récusé.

Par ailleurs, nous avons aussi noté que la pensée de Nietzsche aboutit à des dérives pratiques et logiques, car, d'une part l'institution d'une morale sans obligation, ni sanction ouvre nécessairement la voie à l'immoralisme, et que d'autre part, la « misologie » engendre le relativisme moral et même le relativisme épistémologique. Néanmoins, malgré notre réticence à suivre Nietzsche sur le sentier du relativisme moral et épistémologique, nous lui savons gré d'avoir fait preuve d'un esprit critique, puisqu'il s'est évertué à remonter à l'origine des choses pour déterminer ce qui s'est réellement passé. Cette remontée génético-historique qui récuse « les arrières-mondes » a fortement influencé l'existentialisme. Aussi, la portée philosophique nietzschéenne jusqu' aujourd'hui n'est plus à démontrer. Nietzsche a exercé une influence considérable sur l'esprit de son époque.

BIBLIOGRAPHIE

I. OUVRAGES DE NIETZSCHE

- Le voyageur et son ombre (1880), traduction Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1919.

- Aurore (1880-1882), traduction Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1943.

- Humain trop humain (1878), Tommes 1 et 2, (première partie), traduction A.M Desrousseau, Paris, Mercure de France, 1943.

- La naissance de la tragédie (1871), traduction Geneviève Bianquis, Paris, Gallimard, 1949.

- Le gai savoir (1881-1882), traduction Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1950.

- Généalogie de la morale (1887), Paris, Gallimard, 1971.

- Ainsi parlait Zarathoustra (1882-1885), traduction de Maurice de Condillac, Paris, Gallimard, 1972.

- Le crépuscule des idoles (1888), Paris, G.F -Flammarion, 1985.

- Ecce homo (posthume), Paris, Union générale d'Editions, 1988.

- Par-delà bien et mal (1886), traduction et présentation par Patrick Wotling, Paris, G.F- Flammarion, 2000.

II. OUVRAGES GENERAUX

- Bernt-Winter, Harold, Nietzsche et le problème des valeurs, Paris, Gallimard, 2000.

- Bréhier, Emile, Histoire de la philosophie, Tome 2, Paris, Quadrige/ P.U.F, 1996.

- Canto-sperber, Monique (Dir), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, Paris, P.U.F, 1996.

- De Finance, Joseph, Ethique générale, Roma, Editrice Pontificia Università gregoriana, 1988.

- Gratelouy, Léon-Louis, Les philosophies de Platon à Sartre, Paris, Hachette, 1985.

- Huisman, Denis, Dictionnaire des philosophes (K- Z), Paris, P.U.F, 1984.

- Jerphagnon, Lucien (Dir), Dictionnaire des grandes philosophies, Paris, Editions Privat, 1989.

- Kant, Emmanuel, La philosophie de l'histoire, traduction de Stéphane Piobetta, Paris, Editions Gonthier, 1947.

- Histoire universelle de la philosophie et des philosophes, sous la direction de Jan Bor, Enit Petersma et Jelle King-ma, Paris, Flammarion, 1997.

- Richard, Michel, La pensée contemporaine. Les grands courants, Lyon, Chronique Sociale de France, 1990.

- Russ, Jacqueline, L'aventure de la pensée européenne. Une histoire des idées occidentales, Paris, Edition Armand Colind, 1995.

III. OUVRAGES ANNEXES

- Beaubatie, Yannick, Le nihilisme et la morale de Nietzsche, Paris, Collection Jeunes talents, 1994.

- Challaye, Félicien, Nietzsche, Paris, Editions Mellottée.

- Changeux, Jean-pierre, Une même éthique pour tous ?, Paris, Editions Odile Jacob, 1997.

- Conche, Marcel, Le fondement de la morale, Paris, P.U.F/ perspectives critiques, 1999.

- Delbos, Victor, La philosophie pratique de Kant, Paris, P.U.F, 1969.

- Deleuze, Gilles, Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F, 1988.

- Eliade Mircea, Le mythe de l'éternel retour, Archétypes et répétitions, Paris, Gallimard, 1949.

- Eugen Fink, La philosophie de Nietzsche, Traduction Hans Hildenberg et alex Lindenberg, Paris, Editions de Minuit, 1965.

- Granier, Jean, Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Paris, Editions du seuil, 1966.

- Grégoire, François, Les grandes doctrines morales, Paris, P.U.F, 1955.

- Grenier, Hubert, Les grandes doctrines morales, Paris, P.U.F, Collection Que sais-je ?, 1989.

- Haar, Michel, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993.

- Horkheimer, Max et W Adorno, Théodor, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1996.

- Jaspers, Karl, Nietzsche, introduction à sa philosophie, Paris, Gallimard, 1950.

- Kremer-Marietti, Angèle, L'éthique, Paris, P.U.F, 1987.

- Platon, La république, Paris, G.F- Flammarion, 1966.

- Platon, Théétète - Parménide, Traduction, notices et notes par Emile Chambry, Paris, G.F- Flammarion, 1967.

- Reboul, Olivier, Nietzsche, critique de Kant, Paris, P.U.F, 1974.

IV. USUELS

- Dictionnaire des philosophes, Paris, Albin Michel, 1998.

- Lalande, André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P.U.F, 1ere édition, 1926.

V. MEMOIRES SUR NIETZSCHE

- NNANA Christine, Critique des valeurs dans La Généalogie de la morale de Friedrich Nietzsche (1887), mémoire présenté en vue de l'obtention du diplôme de Maîtrise, année académique 1989-1990 à la FALSH de l'Université de Yaoundé 1, Sous la direction de Dr Antoine Manga BIHINA.

- MBAMFON Gervais-Noel, La remise en question de l'autorité des valeurs dans la Généalogie de la morale (1887) de Friedrich Nietzsche, Mémoire présenté en vue de l'obtention du diplôme de Maîtrise en philosophie, année académique 2002-2003 à l'Université de Yaoundé 1, Sous la direction de Dr Antoine Manga BIHINA.

- ALIANA Serge Bernard E., Le défi nietzschéen et la problématique postmoderniste, mémoire soutenu en vue de l'obtention du Diplôme d'études approfondies en philosophie sous la direction de M. NKOLO FOE, Maître de conférences, année académique 2004-2005 à la FALSH de l'Université de Yaoundé 1.

TABLE DES MATIERES

DEDICACE ii

REMERCIEMENTS ii

RESUME 1

ABSTRACT 2

INTRODUCTION GENERALE 3

PREMIERE PARTIE : POSITION DU PROBLEME : NIETZSCHE ET SES DEVANCIERS SUR LA QUESTION DES VALEURS MORALES 8

INTRODUCTION PARTIELLE 9

Chapitre 1 : LA QUESTION DE L'ABSOLU 11

I.1. L'IDEE DE MORALE TRANSCENDANTE CHEZ PLATON 12

I.2. L'IDEAL MORAL JUDEO-CHRETIEN 16

CHAPITRE 2 : LA MORALE RATIONNELLE KANTIENNE 19

II.1. LA BONNE VOLONTE 20

II.2. LE CARACTERE CATEGORIQUE DU DEVOIR 21

CHAPITRE 3 : LA MORALE DU SENTIMENT 23

III.1. EVALUATION DE LA RAISON COMME FONDEMENT DE LA MORALE PAR SCHOPENHAUER ............................................. 24

III.2. LE CARACTERE CATEGORIQUE DU DEVOIR 25

IV-1- LA DESTRUCTION DES VALEURS ET LA RECONSTRUCTION 29

CHAPITRE 4: LA REVOLUTION NIETZSCHEENNE : LA TRANSVALUATION 29

IV.2. LE PROJET GENEALOGIQUE 30

IV-3- LA VOLONTE DE PUISSANCE 32

CONCLUSION PARTIELLE 34

DEUXIEME PARTIE : LE RELATIVISME MORAL DANS LA GENEALOGIE 35

INTRODUCTION PARTIELLE 36

CHAPITRE 1: LE NIHILISME 37

I.1. LE RENVERSEMENT DES VALEURS 38

I.2. L'ARASEMENT DE LA HIERARCHIE NATURELLE 42

I.3. LA DECONSTRUCTION 43

CHAPITRE 2 : LES TYPES MORAUX 44

II.1. La morale des maîtres 45

II.2. LA MORALE DES ESCLAVES 45

III.1. LE BIEN ET LE MAL 48

CHAPITRE 3 : LES VALEURS MORALES 48

III.2. LA HIERARCHISATION DES VALEURS 49

CONCLUSION PARTIELLE 53

TROISIEME PARTIE : EVALUATION DE LA CRITIQUE NIETZSCHEENNE DES VALEURS 54

INTRODUCTION PARTIELLE 55

I.1- NIETZSCHE ET SES PREJUGES 56

CHAPITRE 1 : LA NECESSITE D'UNE NORME TRANSCENDANTE 56

I-2- NIETZSCHE ET SES CONTRADICTIONS 58

I-1- DE LA MORALE SANS OBLIGATION NI SANCTION A L'IMMORALISME 61

CHAPITRE 2 : LES DERIVES PRATIQUES ET LOGIQUES DE LA PENSEE DE NIETZSCHE 61

I.2- NIETZSCHE, PRECURSEUR DES PHILOSOPHIES RELATIVISTES 64

CONCLUSION PARTIELLE 66

CONCLUSION GENERALE 67

BIBLIOGRAPHIE 70

I. OUVRAGES DE NIETZSCHE 71

II. OUVRAGES GENERAUX 71

III. OUVRAGES ANNEXES 72

IV. USUELS 74

V. MEMOIRES SUR NIETZSCHE 74

TABLE DES MATIERES 75

* 1 Y. Beaubatie, Le nihilisme et la morale de Nietzsche, Paris, collection jeunes talents, 1994, pp. 133- 134.

* 2 F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Paris, G.F-Flammarion, 1985, p.81.

* 3 Ibid.

* 4 Ibid., p. 82.

* 5 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1923, p. 9.

* 6 F. Nietzsche, Op.cit., p.58.

* 7 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, T1, Paris, Quadrige, /P.U.F, 1991, p. 655.

* 8 M. Conche, Le Fondement de la morale, Paris, P.U.F /Perspectives critiques, 1999, 2e éd., p. 148.

* 9 G. François, Les grandes philosophies morales, Paris, P.U.F, 1995, p.16.

* 10 Ibidem.

* 11 Ibid., p.17.

* 12 Platon, La République, Op.Cit., p. 44.

* 13 Ibid., p. 362.

* 14 J. De Finance, Ethique générale, Paris, Ed. pontifica Universitia Gregoriana, 1988, p. 13.

* 15 L. Jerphagnon, (dir.), Dictionnaire des grandes philosophies, Paris, Ed. Privat, 1989, p.297.

* 16 G. François, Les grandes philosophies morales, Paris, P.U.F, 1995, p.16.

* 17 Platon, Théétète-Parménide, Traduction, notices et notes par Emile Chambry, Paris, G.F-Flammarion, 1967, p.19.

* 18 M. Canto-Sperber, (dir.), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, Paris, P.U.F, 1996, p. 1053.

* 19 Platon, Op.Cit., p. 20.

* 20 M. Canto-Sperber, (dir), op. Cit., p. 1148.

* 21 A. Kremer-marietti, L'Ethique, Paris, P.U.F, 1987, p.86.

* 22 La sainte Bible, Romains 12 : 1, traduction révisée de Louis Segond, Genève, 1975, p. 1145.

* 23 Ronz, Artiste musicien Camerounais, « Un seul et grand commandement » in album intitulé« Stop », 2010.

* 24 Monique Canto-Sperber, (dir), Op.Cit., p. 1094.

* 25 Ibid., p. 1104.

* 26 V. Delbos, La Philosophie pratique de Kant, Paris, PUF, 1969, p.251.

* 27 Ibidem.

* 28 E. Bréhier, Histoire de la philosophie, Paris, T2 Quadrige/PUF, 1996, 7e éd, p.484.

* 29 A. Kremer-Marietti, L'Ethique, Paris, P.U.F, 1987, p.98.

* 30 V. Delbos, op.Cit., p. 251.

* 31 E. Bréhier, Histoire de la philosophie, Paris, T2 Quadrige/PUF, 1996, 7e éd, p.485.

* 32 Ibid., p.486.

* 33 A. Schopenhauer, Sur le fondement moral, Paris, Le livre de poche, 1991, p. 13.

* 34 Ibid., p. 14.

* 35 Ibid., p. 11.

* 36 Ibid., P.38.

* 37 Ibid., p.51.

* 38 Ibid., p.60.

* 39 Ibid., p. 127.

* 40 M. Canto-Sperber, (dir), op.Cit., p. 1361.

* 41 A. Schopenhauer, Sur le fondement de la morale, Paris, P.U.F, 1997, p.20.

* 42 H. Bernt-Winter, Nietzsche et le problème des valeurs, Paris, Gallimard, 2000, p. 34.

* 43 Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, traduction et présentation par Patrick Wotling, Paris, G.F-Flammarion, 2000, §36.

* 44 Ibid., § 12.

* 45 Ibid., §13.

* 46 Ibid., § 259.

* 47 Ibid.

* 48 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F, 1988, p. 170.

* 49 F. Nietzsche, Généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1971, première dissertation, « Bien et Mal », « Bon et Mauvais », § 10, pp.49-50.

* 50 F. Nietzsche, Ecce Homo : « comment on devient ce qu'on est », « Pourquoi je suis une fatalité », Paris, Robert Laffont, 1993, § 8, pp. 166- 167.

* 51 F. Nietzsche, L'Antéchrist suivi d'Ecce Homo, Paris, Robert Laffont, 1993, § 9, p. 20.

* 52 F. Nietzsche, Généalogie de la morale, première dissertation, Paris, Robert Laffont, 1993, §7, p.40.

* 53 F. Nietzsche, Ecce Homo : « comment on devient ce qu'on est », « Pourquoi je suis une fatalité », Paris, Union générale des éditions, 1988, §5, p. 160.

* 54 Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1971, p. 44.

* 55 Ibid., p.45.

* 56 Y. Beaubatie, Le nihilisme et la morale de Nietzsche, Paris, Collection Jeunes talents, 1994, p. 165.

* 57 F. Nietzsche, Op.cit., p. 163.

* 58 Ibid.

* 59 Nietzsche, Généalogie de la morale, Première dissertation, « Bien et mal », « bon et mauvais », § 1, Paris, Les Intégrales de Philo, Nathan, 1981, p. 85.

* 60 F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, Paris, Aubier, 1963, T. 7, §272, p. 260.

* 61 F. Nietzsche, Généalogie de la morale, Paris, Nathan, Les Intégrales de philo, 1994, p. 95.

* 62 Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F, 1988, p.9.

* 63 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P.U.F, 1ere édition, 1926, p.112.

* 64 Ibid., p.590.

* 65 F. Nietzsche, Généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1971, p.99.

* 66 Ibid., $45.

* 67 Ibid., Première dissertation, $. 1.

* 68 Ibid., $.2.

* 69 F. Nietzsche, op.cit., p. 84.

* 70 Idem.

* 71 F. Challaye, Nietzsche, Paris, Editions Mellotté, 1991, p.117.

* 72 Ibid.

* 73 O. Reboul, Op.Cit., p. 50.

* 74 H. Grenier, Les grandes doctrines morales, Paris, P.U.F, Collection Que sais-je ?, 1989, p. 99.

* 75 J. Granier, Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Paris, Edition du seuil, 1966, p. 11.

* 76 Ibid., pp. 12-13.

* 77 Ibid., p. 11.

* 78 O. Reboul, Op.Cit., p.169.

* 79 H. Grenier, Les grandes doctrines morales, Paris, P.U.F, Collection Que sais-je ?, 1989, p. 100.

* 80 Ibid.

* 81 J. Changeux, Une même éthique pour tous ?, Paris, Editions Odile Jacob, 1997, p. 202.

* 82 Ibid.

* 83 Ibid.

* 84 M. Foucault, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris, NRF, Editions Gallimard, 1966, pp. 353-354.

* 85 E. Kant, La philosophie de l'histoire, Traduction de Stéphane Piobetta, Paris, Editions Gonthier, 1947, p. 45.






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"Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien."   Confucius