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Sculpture et vidéo, modes de fabrication et présentation : le processus d'une coalescence des formes.

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par Kevin Fouasson
Université Rennes 2 - Master 2 Arts Plastiques 2012
  

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Université Rennes 2

UFR Arts Lettres et Communication. Département Arts plastiques Master 2 Arts Plastiques

SCULPTURE ET VIDéO, MODES DE FABRICATION ET PRéSENTATION : LE PROCESSUS D'UNE COALESCENCE DES FORMES.

Année universitaire 2011-2012

Kévin Fouasson Sous la direction de Pascale Borrel

Université Rennes 2

UFR Arts Lettres et Communication. Département Arts plastiques Master 2 Arts Plastiques

SCULPTURE ET VIDéO, MODES DE FABRICATION ET PRéSENTATION : LE PROCESSUS D'UNE COALESCENCE DES FORMES.

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Kévin Fouasson Sous la direction de Pascale Borrel

Année universitaire 2011-2012

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Table des matières.

Avant propos: quelques mots sur l'installation Spectres. 8

Introduction. 24

Artefacts et artifices: pour une image palimpseste. 26

La sculpture: processus de stratification. 26

La vidéo: recouvrement et altération. 27

La forme comme palimpseste. 29

Mode de présentation: l'installation vidéo projection. 36

Instauration d'un dispositif de cohabitation. 36

Espace contaminant. 43

Le temps comme matériaux. 47

La durée de l'éternité. 47

Texture de la lenteur. 51

Des formes à l'agonie. 54

Renversements et retournements. 54

De l'obscurité à la coalescence des formes. 59

Informes figures humaines et sentiment d'effroi. 64

Ce qui lévite et ce qui rampe, ce qui nous élève et ce qui nous abaisse. 68

Les présences du drapé. 68

Mise en scène pour des objets tabous. 73

Conclusion. 78

Annexes. 80

Le travail du son. 80

Entretien avec Ben Patterson. 82

La piste de la « vague figure ». 84

Bibliographie. 87

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Vous trouverez, à la fin de ce mémoire, un dvd contenant des vidéos et des photographies liées à l'installation Spectres, ainsi que plusieurs autres réalisations vidéos.

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Avant propos : quelques mots sur l'installation Spectres.

J'ai articulé toute la réflexion de ce mémoire, et les recherches qui en résultaient, autour d'un projet artistique particulier. Ce projet se présente sous la forme d'une installation projection vidéo, composée de six sculptures disposées dans l'espace, et d'un écran.

L'intérêt premier de cette installation est qu'elle présente ensemble les deux médiums plastiques qui composent ma pratique artistique. Cela me permet donc d'aborder à travers ce mémoire non seulement les modes de productions relatifs à chacun des deux médiums, mais aussi les liens et les effets produits par le rapprochement de ces deux médiums en un même espace mis en scène, celui de l'installation projection.

Avant de débuter ma réflexion, il m'a semblé approprié de décrire formellement le dispositif de l'installation, ainsi - et bien que je me soit appliqué à toujours mettre en avant les conditions de l'installation tout au long de mon discours - vous pourrez revenir sur ce texte, si vous éprouvez le besoin de mieux visualiser certains aspects de ce dispositif. Ce texte à donc pour objectif d'être un rappel des formes et des conditions de présentation de la vidéo et des sculptures, au même titre que les documents iconographiques et numériques présents au sein de ce mémoire.

L'installation projection est donc constituée d'une vidéo projetée sur un écran translucide de forme convexe. Face à cet écran se trouvent trois sculptures à l'aspect humanoïde, positionnée en triangle. Elles sont composées d'un socle en métal et d'un corps en bois recouvert d'argile et de tissu. Enfin trois autres sculptures de même nature sont disposées contre le mur se trouvant à l'opposé de l'écran. Toutes ces sculptures sont tournées en direction de l'écran de projection.

Sur cet écran est donc projetée une vidéo montrant un corps blanc statique flottant sur un fond noir. Toutes les six minutes, cette figure se met en mouvement, puis reprend sa position initiale. L'écran étant translucide, l'image vidéo philtre donc à travers la toile et se retrouve projetée jusque sur le mur opposé ainsi que les sculptures. De part et d'autre des sculptures centrales se trouvent deux projecteurs lumineux, les trois autres sculptures bénéficient quant à elles de la luminosité de la projection vidéo. Le tout est accompagné d'une ambiance sonore monotone fonctionnant en boucle au même titre que la projection vidéo.

La projection vidéo s'effectue sur un écran de 180 cm suspendu à 20 cm du sol, en toile blanche, deux tiges métalliques courbes lui confèrent sa forme convexe.

Cette toile blanche, matériau léger et translucide, permet à la vidéo de se projeter au delà de l'écran, sous une forme quelque peu altérée, jusque sur le mur situé en face, ainsi que les divers éléments environnants et aux éventuels spectateurs qui traverseraient le faisceau lumineux.

Ainsi la projection vidéo ne se trouve pas réduite à l'écran, mais occupe la quasi totalité de l'espace. Cette occupation - ou cette contamination - de l'espace par la projection vidéo vient amplifier un cer-

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tain aspect théâtral de l'installation en instaurant une atmosphère quelque peu étrange et spectaculaire en affirmant le surgissement des figures au sein de l'obscurité dominante.

La vidéo représente un corps enveloppé d'une toile transparente légèrement laiteuse, on devine ainsi la nature humaine de ce qui est recouvert. L'image souffre d'un fort contraste entre le fond noir et la figure blanchâtre qui semble flotter dans l'espace, à la manière d'un spectre. On notera également le caractère altéré de cette image, obtenu par un procédé de re-filmage et d'altération de la captation vidéo lors du tournage, ainsi que par un traitement subit lors du montage.

Les trois premières minutes de la vidéo montrent un corps figé, sans identité, dont la position rappelle autant celle du mort recouvert d'un linceul, que celle d'une figure statuaire dressée face au spectateur qui pénètre dans l'installation. Mais bien qu'il paraisse absolument inerte, ce corps en lévitation possède pourtant un mouvement, celui d'une lente respiration. Au bout de ces trois minutes, le mouvement s'amplifie, la respiration se fait plus pressante, et progressivement, un voile lumineux et translucide, provenant de la partie supérieure de l'image, vient irradier le corps sans pour autant le dissimuler. Puis, et alors que le voile se délasse, le corps se met soudainement à s'agiter, froissant ainsi la toile qui l'emprisonne. Ce mouvement, perçu à travers la toile, vient fortement perturber notre perception des formes du corps. Mais alors que la figure devient presque informe, elle semble s'assagir, la respiration saccadée se calme progressivement, et accompagnée d'un rapide flou de l'image elle retrouve sa position initiale. Vient enfin un troisième temps, identique au premier et qui, par un effet de boucle, se confond avec ce dernier.

La vidéo fonctionne donc en boucle, ainsi cette courte période d'agitation de l'image suis et précède de longs moments de statisme. Cette projection instaure ainsi un rythme cyclique au sein de l'installation, le temps est alors à éprouver dans sa durée comme dans son apparente fixité. L'ambiance sonore qui accompagne l'installation vient alors soutenir le statisme - ou le mouvement - de la vidéo

projetée.

Ces sculptures, mesurant entre 100 cm et 150 cm, ont vocation à évoquer une forme humaine, mais ici l'humain est réduit à une saillie, simple forme érectile dont la stature figée rappelle celle d'un gardien, d'une vigie toute entière dédiée à sa tâche. Ces figures humanoïdes, penchant parfois en avant, emportées par un élan qui s'est fané, semblent vouloir nous parler d'un temps perdu, d'un temps figé. Ce temps est celui de leur réalisation, qui par des couches successives de matériaux, bois, terre, tissu, pigment, encre, produit un effet plus pictural que sculptural. C'est aussi la durée du séchage des couches inférieures entre chaque ajout de matériau, qui apporte à la sculpture ses fissures et ses incidents de matière sur lesquels il faut sans cesse revenir. Le travail de la fluidité est omniprésent, l'utilisa-tion de tissu imbibé d'argile liquide, permet l'élaboration de drapés offrants des formes organiques et charnelles. L'élaboration de ces sculptures s'effectue donc dans une logique de retour, de retouche, de recouvrement et d'altération.

Au sein de l'installation, les sculptures sont disposées en deux groupes. Le premier groupe rassemble les sculptures que j'appelle « statiques», c'est-à-dire celles dont la position évoque un personnage figé,

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en observation, à l'image d'une vigie. Ces sculptures « statiques » sont disposées dos au mur situé face à l'écran.

Le second groupe de sculptures est composé de trois sculptures que j'appelle « penchées », c'est-à-dire qu'elles sont légèrement courbées, évoquant un élan vers l'avant. Elles sont disposées comme si elles s'avançaient vers l'écran, à la manière du spectateur pénétrant dans la salle et s'approchant de la projection.

Le spectateur déambule donc parmi ces statues vaguement humaines, stoppées dans leur élan, et qui réceptionnent les derniers résidus de la projection, tout en se retrouvant face à un écran sur lequel est projetée une scène presque arrêtée, se mettant en action de manière cyclique.

Plan de l'installation Spectres

1/ vidéo projecteur

2/ enceintes

3/ écran translucide

4/ groupe central de trois sculptures

5/ projecteurs lumineux

6/ second groupe de trois sculptures, aligné contre le mur

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Photographies réalisées par Morgane Léonard lors de la mise en place de l'installation Spectres, le 23 novembre 2011 à l'Université Rennes 2. Cette version de l'installation comp-portait deux projections vidéos identiques.

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Photographies réalisées lors de l'expostion «Spectres». Espace M, Université Rennes 2 (du 24 au 27 janvier 2012)

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La vidéo

7'00, couleur, son, boucle

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Les sculptures

Argile, bois, tissu, encre, pigment, métal de 100 cm à 150 cm

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Photographies réalisées lors de l'exposition «Anisédora», Blaison Gohier, septembre 2012.

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Introduction.

« La matière est éternelle, non l'aspect. Tout sur la terre est perpétuellement pétri par la mort, même les monuments extra-humains, même le granit. Tout se déforme, même l'informe.» Victor Hugo, Les travailleurs de la Mer

Sculpture et vidéo, modes de fabrication et présentation: le processus d'une coalescence des formes.

Au commencement il y a une fuite. Fuite vers la matière, vers le palpable.

S'écarter de la vidéo pour se plonger dans le travail sculptural a été pour moi une façon de mettre cette première pratique entre parenthèse. J'avais alors remarqué ma tendance à tourner en rond dans mon travail vidéo, il me fallait donc faire un retour vers la matière, et enfin endurer les exigences de la matérialité.

Jusqu'alors liée à l'image évanescente, à la projection et aux effets de mise en scène, ma pratique a dû s'adapter au mode sculptural. Mais, alors que je débutais la sculpture, je ne cherchais pas à transposer dans ce médium ce que j'avais déjà fait en vidéo. Bien au contraire, j'ai d'abord cherché à fuir la vidéo et tout ce que je savais d'elle, j'ai voulu me perdre dans la sculpture et me confronter à mon absence de maitrise dans ce nouveau médium.

Au début bien sûr, ce ne fut pas très concluant. Les formes lisses, la précision des gestes et la douceur de l'argile ne me satisfaisaient pas. Je cherchais un rapport à la matière plus brutal, plus primaire, moins maitrisé. J'en suis donc venu à fabriquer des sortes de totem, en utilisant du bois, de l'argile et du tissu. Après quelques essais, je commençais enfin à obtenir des formes concluantes. J'ai donc continué à fabriquer ces totems, que j'appelle aussi des vigies, et je les ai déclinés sous différents formats tout en employant divers matériaux.

Lors de ces moments de retraites, enfermé dans mon atelier, l'expérience physique de la sculpture s'est mêlée à une véritable expérience visuelle. La couleur de l'argile, des encres et des pigments, le drapé des tissus, la rugosité du bois, la confusion entre les mains agissantes, recouvertes de terre rouge, et la matière informe et cramoisie ; tout m'appelait alors à effectuer un retour vers l'image, un retour qui se ferait plein de cette nouvelle expérience.

Ainsi, après ce passage par la matière, après cette incarnation, je suis revenu progressivement à la vidéo (tout en continuant la sculpture), avec l'intime conviction que ces deux médiums n'étaient pas si éloignés, ou du moins que mes pratiques de la sculpture et de la vidéo se rapprochaient.

Et ce rapprochement, ces passerelles qui se tendent entre ces médiums, je l'ai nommé

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coalescence des formes. La coalescence est la rencontre, l'union parfois contre nature, entre des éléments séparés.

Les formes se rapprochent, s'affrontent, s'allient et se mêlent, et finissent parfois, contraintes par la puissance du choc, par se confondre.

Or, si cette coalescence des formes est vraie pour les matériaux qui composent la vidéo et la sculpture, elle l'est également pour la vidéo et la sculpture entre elles.

J'ai donc décidé de les présenter en un même espace, ce qui permettrait de les appréhender non pas l'une à côté de l'autre, mais ensemble, organisées l'une en fonction de l'autre. Cet espace de présentation, de mise en scène, où la sculpture rencontre la vidéo, prend alors la forme d'une installation-projection-vidéo.

Il s'agit donc, à travers ce dispositif, de rendre plus visibles, plus appréhendables les liens tissées entre les matériaux et entre les différents avatars de ma pratique.

A travers cette approche d'abord plastique de mon travail, ce questionnement relatif à ce qu'il y a à voir, à toucher, à ressentir, j'ai voulu comprendre ce qui se manifeste lors de la rencontre entre ces médiums.

Je me suis donc intéressé, en premier lieu, aux modes de fabrication employés tant en vidéo qu'en sculpture, et aux similitudes que présentent ces divers procédés. L'aboutissement formel de ces processus singuliers, donnant à voir ce que je nomme des images palimpsestes.

J'ai ensuite abordé les questions relatives au dispositif de présentation des deux médiums. Comment les faire cohabiter ensemble malgré leurs différences ? Mais également, comment penser cet espace de mise en scène au delà du lieu, et quel rapport particulier instaure-t-il entre les éléments exposés et le spectateur?

Après ces questions liées à l'espace, je me suis penché sur la notion du temps comme matériau. Entre le temps figé des sculptures et le temps cyclique de la vidéo, on trouve celui de l'éternité, mais également celui de la lenteur qui déforme.

Ces déformations, ces formes condamnées à l'agonie tant par leurs processus de fabrication que leur mode de présentation, m'ont mené jusqu'à la notion d'informe et au sentiment « d'inquiétante étrangeté » qui s'en dégage.

Ces formes s'effondrant sans cesse sur elles-mêmes, entre perdition et affirmation, maintenues dans un équilibre précaire aux frontières de la défiguration, sont donc celles du surgissement de l'étrange, de la fascination et du dégout, du repos froid de la pierre et des palpitations infâmes de la chair, de ce qui voudrait nous élever en nous tirant toujours plus vers l'abîme.

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Artefacts et artifices : pour une image palimpseste.

Avant d'observer les interactions, et leurs effets tant plastiques que sémantiques entre les différents éléments présents dans l'installation, il est important de noter que ces objets sont tous fabriqués. On ne trouvera donc aucun objet naturel ou adhérent au lieu d'exposition. On se trouve en présence d'objets et de matériaux artificiels qui, lorsqu'ils sont assemblés et qu'ils fonctionnent ensemble, se présentent en tant qu'artefacts.

C'est donc d'abord, par l'analyse des processus de leur fabrication qu'il convient d'apprécier les liens formels et plastiques qui se tissent entre eux. Qu'il s'agisse de la vidéo ou des sculptures, on retrouve des opérations formelles identiques; travail de retour, de recouvrement, de superposition et d'altéra-tion.

La sculpture: processus de stratification.

Pour la réalisation des sculptures, sont utilisées différentes sortes d'argiles, ce qui permet de bénéficier de plusieurs teintes, du tissu, du bois, et divers éléments métalliques (fil de fer, clous).

Le squelette de la sculpture se présente sous la forme d'un morceau de bois, le plus souvent une branche ou un tronc (de 100 cm à 150 cm de hauteur pour une circonférence ne dépassant pas 20 cm). C'est cette pièce de bois qui donnera l'orientation corporelle de la sculpture, massive, droite et rigide, ou frêle et penchée vers l'avant. Si la surface de cette pièce de bois n'est pas suffisamment irrégulière, elle sera travaillée dans le but de créer des fissures, des creux et des entailles. Cette démarche d'altéra-tion du bois permet à l'argile une meilleure adhérence sur le support. Ensuite, viennent les phases de recouvrement du bois, des pièces de tissu imbibées de terre et d'eau ainsi que des morceaux d'argiles sont appliqués. Ces éléments tiennent soit par adhérence au bois, ou bien sont noués et cloués.

Entre chaque phase de recouvrement, il faut un certain temps de séchage, d'une ou de plusieurs heures à quelques jours, le but étant de laisser l'argile sécher intégralement; ainsi des fissures se forment, des craquelures fragilisent certains endroits, et les tissus imbibés sont devenus solides. S'ensuit alors un nouvel ajout d'argile qui tiendra compte des divers incidents de matière provoqués par le séchage. Ces différentes phases de travail impliquent donc un rapport à la sculpture qui s'inscrit dans la durée et dans une certaine forme du « laisser agir ».

Laisser agir le temps, le séchage, la matière qui s'affaisse, le liquide qui s'écoule, le tissu qui se fige. Entre chaque retour sur la sculpture, sont effectuées des actions de grattage, de gravure, d'altération, de coulure d'encre ou de terre diluée et d'application de pigment. Par un processus d'ajout, de détérioration, de recouvrement, de coulure, la forme mouvante, instable tend vers la figure. Au grès des accidents, des craquelures de la terre qui sèche, des drapés du tissu, quelque chose d'humain semble se manifester, comme arraché à la matière.

Mais c'est véritablement cette action spécifique de recouvrement qui est à l'origine de l'effet plastique final. Chaque ajout, chaque couche de matière vient amplifier une forme première, ou vient l'effacer,

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mais cette accumulation relève bien d'une action de retour sur la sculpture. Et si l'on ne peut constater visuellement, et avec précision, la hiérarchisation chronologique de chaque strate, le rendu final permet néanmoins de juger de ce processus de recouvrement.

Il faut également noter que cette stratification des couches de matières donne aux sculptures un aspect usé, comme s'il s'agissait d'objets anciens. Les formes sont accidentées et incertaines, le drapé du tissu peut tout aussi bien évoquer un vêtement qu'un pli de chairs, les effets de matières, les coulures, les déchirures, nous révèlent l'action du sculpteur, mais nous évoquent également les outrages d'un corps martyrisé ou flétri par le temps.

Dans ces sculptures, c'est donc bien le processus de stratification qui, établissant une figure aux formes abîmées et parfois inquiétantes, instaure chez le spectateur qui les contemple, un trouble, une incertitude sémantique.

La vidéo: recouvrement et altération.

Comme pour les sculptures, la réalisation de la vidéo a nécessité plusieurs phases. Et c'est par des procédés assez proches de ceux employés pour le travail sculptural, que j'ai obtenu le rendu final de la vidéo.

Dès le tournage, les notions de recouvrement et d'altération de la figure filmée furent mises en pratique. Le modèle féminin, vêtu de sous vêtements blancs, était allongé au sol, sur le dos, et enveloppé dans une bâche translucide de manière à recouvrir entièrement son corps. La pièce était plongée dans le noir, seule une lampe, située derrière la tête du modèle, éclairait la scène d'une manière très contrastée qui, tout en accentuant les drapés de la bâche, avait pour effet d'aplatir les reliefs de la figure.

La caméra, sur pied et surélevée de manière à filmer en plongée, se trouvait au niveau des pieds du modèle. La capture vidéo fut par ailleurs réalisée en un seul plan séquence de sept minutes, pendant lequel la caméra fixe filmait le modèle immobile. Et c'est durant les deux dernières minutes de capture que, répondant à mes instructions, le modèle se mit en mouvement. Je n'intervins directement sur la capture vidéo qu'une seule fois, en soufflant sur l'objectif de la caméra pour le recouvrir de buée. Ainsi, durant cette première mise en scène, tout est mis en oeuvre pour que l'image filmée, dès sa capture originelle, soit perçue comme de mauvaise qualité (flous, forts contrastes, pixellisation). Mais c'est véritablement lors du traitement de l'image obtenue après la capture, c'est à dire lors du montage, que le processus d'altération de l'image a été mis en oeuvre.

Le montage consista tout d'abord en une première transformation de la matière brute qu'est l'image filmée, me permettant ainsi d'établir l'organisation générale de la vidéo. De la séquence montrant le modèle immobile, j'ai tiré une minute que j'ai ralentie au tiers de la vitesse réelle. J'ai ainsi obtenu les trois minutes de la première partie de la vidéo. J'ai fait de même avec une autre minute tirée de cette même séquence initiale pour obtenir la troisième partie de la vidéo. Quant à la séquence de deux minutes montrant le modèle en mouvement, j'en ai sélectionné les plans les plus percutants, et j'ai accéléré certains passages ou j'ai inversé la vitesse d'autres. Par exemple, le plan montrant la buée recouvrant le champ de l'image vidéo, a subi un inversement et une accélération de sa durée. Ainsi, la

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buée présente sur l'objectif et qui s'évapore change de nature et devient un voile lumineux et transparent qui, par le procédé d'inversement, vient recouvrir le champ de l'image, du haut vers le bas. Il apparaît alors comme un filtre entre l'objet filmé et l'objectif, tout en affirmant ce que le fond noir ne révélait pas jusqu'à présent, c'est à dire l'orientation et la provenance de la lumière dans la scène.

Les passages entre les plans ont été pensés comme des glissements d'une image dans une autre. J'ai donc usé de fondus entre les plans pour que leur succession se fasse avec fluidité. Ce procédé permet également, durant quelques secondes, d'avoir des images superposées, l'une cédant sa place à la suivante au grès d'une transparence progressive.

J'ai également réduit la saturation des couleurs jusqu'à ne plus obtenir que des gris, et j'ai augmenté les contrastes tout en diminuant l'exposition lumineuse de l'image. Ainsi, les ombres de la scène filmée sont devenues des zones d'un noir profond, apparaissant comme de véritables espaces de vide dans l'image. Vides noirs d'où surgissent les formes blanchâtres du modèle enveloppé, véritables vestiges, morceaux de corps en survivance qui résistent là où le reste de l'image se perd. Mais, à ce stade, le travail a essentiellement porté sur la séquence centrale de la vidéo, la période d'agitation, où, comme dans mon travail sculptural, j'ai entamé un processus de recouvrements et de superpositions. Ainsi, des images qui se trouvaient les unes à la suite des autres dans le premier montage se sont retrouvées superposées entre elles. Elles perdaient alors leurs qualités respectives et individuelles pour entrer dans une logique de transparence et d'altération réciproque. Cette superposition des images vidéos donne donc naissance à une nouvelle image où le mouvement confus mais démultiplié se perçoit par un jeu de transparences entre les différents niveaux des images superposées. Ces dernières sont alors comparables à de fines peaux translucides, collée les unes sur les autres, toutes différentes et pourtant presque semblables, au travers desquelles se trouve perceptible la légère palpitation d'un corps. Une fois ces opérations réalisées, j'obtenais un second montage présentant une image vidéo de plus en plus éloignée de l'image originelle.

L'étape finale du montage consista donc à accentuer l'altération de l'image vidéo, déjà entamée par les précédents procédés. Et cette fois, plutôt que de passer par un logiciel de montage pour obtenir les effets désirés, je me suis servi des médiums propres à la vidéo, et de leurs défauts, c'est à dire du caméscope, et de l'écran d'ordinateur. J'ai donc filmé à l'aide de mon caméscope la vidéo obtenue après la seconde phase de montage, sur mon écran d'ordinateur. Je n'ai eu qu'à regarder le tout, et ma seule intervention fût d'éteindre le caméscope à la fin de la vidéo. De ce re-filmage, j'obtins une image vidéo légèrement plus floue que l'originale, mais surtout, le jeu des pixels de l'écran se trouvait visible grâce à l'enregistrement du caméscope. Alors que l'écran montre une image lisse et nuancée de gris, fidèle aux traitements qui lui ont été prodigués, l'image vidéo obtenue après capture révèle la trame de l'écran - il s'agit de légères stries rapprochées barrant l'image verticalement - ainsi qu'une légère teinte bleutée produite par l'écran. On observe également sur cette image nouvelle quelques flous correspondant aux efforts de mise au point du caméscope, des nuances de couleurs très faibles (violet, vert et bleu) dues à la réinterprétation du caméscope des pixels blancs de l'écran.

L'image vidéo finale se trouve donc être le résultat d'une succession d'interventions : qu'elles résident dans la mise en scène particulière lors de la capture vidéo ; qu'elles s'articulent à travers l'usage d'un

1 Françoise Parfait, Vidéo : un art contemporain, Paris, Editions Du Regard, 2001, p.125.

2 Ibid, p.97.

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logiciel de montage informatique et de ses outils de modification, soit de l'image elle même, soit de sa durée; ou encore qu'elles découlent directement de l'utilisation du médium vidéo et des défauts qui lui sont inhérents. Et c'est bien cette accumulation d'effets qui, finalement, à travers son rendu plastique, témoigne d'elle-même de son propre processus de réalisation.

La forme comme palimpseste.

Suite à ces deux descriptions du travail sculptural et du travail vidéo, on constate qu'il existe des procédés et des opérations plastiques communes à ces médiums tels que je les pratique.

Ainsi, ces opérations se retrouvent-elles au sein de deux processus principaux, consistant dans un premier temps à user des spécificités matérielles des médiums employés, et dans un second temps à effectuer des opérations de retour sur l'objet façonné: re-filmer et remonter la vidéo; retoucher, recouvrir ou gratter la surface de la sculpture après séchage.

Il convient donc de considérer l'image vidéo comme un matériau à part entière, au même titre que l'argile servant de matière première à la sculpture; et tout comme l'argile, la matière vidéo peut être travaillée, modelée, abîmée. Cette matière vidéo présente des caractéristiques qui lui sont propres, et qui se manifestent sous deux formes dominantes : temporelle et spatiale. Ainsi, l'image produite relève des perpétuelles fluctuations et rencontres entre ces deux registres. L'image vidéo n'est donc jamais arrêtée, jamais vide, elle est le produit d'un flux continu. Françoise Parfait indique, dans son ouvrage Vidéo: un art contemporain, que « l'image vidéo est travaillée dans sa nature même et dans sa structure par des microphénomènes d'apparition et de disparition qui font qu'à aucun moment elle n'est fixe et entière. L'image vidéo est toujours disparaissante1 ».

Et elle va plus loin en posant l'idée d'une matière vidéo indépendante de toute idée d'image ou de figuration, sorte de magma pictural:

« L'image vidéographique préexiste à toute représentation mimétique qu'elle pourrait figurer : c'est l'écran de neige qui apparaît dès que l'écran s'allume, dès que le dispositif (télévision ou caméra) est branché, lorsque les programmes sont terminés mais que la machine reste activée. Cette neige électronique, véritable matrice vibratile, potentiellement pleine de toutes les images du monde, figure un état primitif de l'image, un état de celle-ci avant sa réalisation en tant qu'apparence: la neige comme devenir-image, élément, aliment dont sera faite la chair de l'image2

Ces propos montrent bien qu'une approche de la vidéo en tant que matériaux est possible; et même que l'on peut considérer le signal zéro de l'image vidéo, ce que Françoise Parfait appelle la neige électronique, comme l'état original de cette matière aux capacités de mutations infinies.

On peut faire ce constat, d'un traitement de la vidéo en tant que matière, dans la vidéo de Pi-pilotti Rist, I'm Not The Girl Who Misses Much de 1986. Cette célèbre vidéo-performance montre l'artiste se mettant en scène. Maquillée et habillée d'une robe noire laissant apparaître sa poitrine, elle entame une danse gesticulante devant l'objectif fixe de la caméra.

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Ce qui nous intéresse ici ce n'est pas le sujet de la vidéo, mais sa facture, son rendu plastique: l'aspect flou des images donne l'impression de voir la danseuse à travers un voile. Les couleurs virent parfois à la monochromie criarde, l'image accélère et ralenti, donnant à la danseuse l'aspect d'un pantin s'agi-tant frénétiquement. De plus, il faut noter que la bande vidéo semble de mauvaise qualité ce qui nous renvoie à l'aspect construit de l'image vidéo.

Pipilotti Rist

I'm Not The Girl Who Misses Much, 1986, vidéo monocanal, couleur, son, 5'00.

Cette mauvaise qualité, et ce voile flou qui semble jeté sur l'image ne sont pas les seuls éléments perturbateurs qui viennent altérer la qualité plastique de la vidéo. Ces perturbations se manifestant par des stries horizontales qui traversent l'image de haut en bas tout en la déformant et en modifiant les couleurs. Elles témoignent d'un procédé d'accélération imposé à la bande vidéo, cette accélération étant aussi perceptible dans le son aigue de la voix de l'artiste. Et c'est le son qui vient également perturber le flux vidéo et déformer l'image du corps de l'artiste : alors que l'artiste, toujours en accéléré, continue de chanter et de danser, l'image se fige en suivant de gauche à droite l'évolution en dents de scie d'une courbe qui semble inscrire sur l'image - à la manière d'un oscilloscope - les effets du son de la voix de l'artiste; cette perturbation entrainant une nouvelle déformation de l'image.

Enfin, il faut noter que ces manifestations déformatrices qui interviennent dans l'image, s'inscrivent dans la durée de la vidéo, comme pour mieux la rythmer; lorsque l'image est entièrement griffée et figée dans sa difformité, un retour sur l'image originelle est immédiatement opéré, et cette nouvelle

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image subit le même sort que la précédente. Cette logique d'altération de l'image, jusque dans une exagération par la répétition des parasitages et des déformations entraînés par la superposition de manifestations sonores et picturale, nous montre de manière presque obscène, les dessous de l'image vidéo. Avec I'm Not The Girl Who Misses Much, Pipilotti Rist semble donc s'amuser à malmener la matière vidéo dans le but de révéler au spectateur les propriétés relevant de la matérialité de ce médium.

Ainsi, les actions plastiques analogue produisent des images vidéo et sculpturales aux multiples couches superposées et à l'aspect altéré, qui mettent en évidence la matérialité propre aux deux médiums. Ces deux images instaurent donc un lien entre elles non seulement par l'usage de procédés plastiques analogues, mais aussi et surtout par l'effet obtenu, et grâce auquel nous pouvons les considérer en tant qu'images relevant d'une logique du palimpseste.

A l'origine, le terme palimpseste, provenant du grec « Palimpsêstos, gratté pour écrire de nouveau, de palin, de nouveau, et psan, gratter », est utilisé pour désigner un « manuscrit sur parchemin d'auteurs anciens que les copistes du Moyen Age ont effacé, puis recouvert d'une seconde écriture, sous laquelle l'art des modernes est parvenu à faire reparaître en partie les premiers caractères 3. » Ainsi, un palimpseste se présente sous la forme d'une accumulation de textes ou de dessins résultant d'une succession de recouvrements des couches inférieures. Cette accumulation altère donc l'utilité première du parchemin, qui est d'être le support d'une écriture lisible.

Mais si l'objet, de par cette accumulation de signes, en trouve son utilité première annulée, et son statut altéré, il présente néanmoins une mine d'indices superposés nous renseignant sur l'élaboration chronologique qui en a fait un palimpseste.

De la même façon, dans la vidéo comme dans la sculpture, la superposition des images, ou l'accumu-lation de couches de matière vient altérer l'uniformité et la lisibilité de l'objet tout en nous offrant la possibilité, par l'observation de leur rendu plastique, de juger de leurs procédés de fabrication.

La forme comme palimpseste pose donc la question du médium, de ses atouts, de ses limites, de ses effets, mais elle interroge également notre rapport à l'image. Que dit-elle d'autre qu'une image lisse, qu'une image propre?

C'est à travers l'étude des oeuvres du peintre et sculpteur américain Cy Twombly 4, que Roland Barthes apporte une analyse de ce procédé employé par l'artiste consistant en des tentatives de recouvrement et de dissimulation de formes par d'autres , et qu'il nomme la salissure.

« La salissure : j'appelle ainsi les traînées, de couleur ou de crayon, souvent même de matière indéfinissable, dont Twombly semble recouvrir d'autres traits, comme s'il voulait les effacer, sans le vouloir vraiment, puisque ces traits restent un peu visibles sous la couche qui les enveloppe; c'est une

3 Emile Littré, Le nouveau Petit Littré, Paris, Editions Garnier, 2009, p.1439.

4 « Depuis plus d'un demi siècle, Twombly «écrit» la peinture. Les traits hâtifs qu'il inscrit à la surface, sou-

vent de façon parcellaire, rehaussés de collages ou de crayon de couleur, établissent une tension, comme si la peinture ne pouvait supporter son accomplissement. »

Alfred Pacquement, Cy Twombly, cinquante années de dessins, catalogue d'exposition, Paris, Gallimard/ Centre Pompidou, 2004, p.13.

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dialectique subtile: l'artiste feint d'avoir « raté » quelque morceau de sa toile et de vouloir l'effacer; mais ce gommage, il le rate à son tour; et ces deux ratages superposés produisent une sorte de palimpseste: donnent à la toile la profondeur d'un ciel où les nuages légers passent les uns devant les autres sans s'annuler5».

Il n'est sans doute pas anodin que Barthes emploie le terme de salissure pour désigner les opérations formelles de Twombly dans sa peinture. En effet, le mot salissure désigne non pas ce qui est sale, mais ce qui salit, c'est à dire ce qui rend sale, ce qui détériore et qui avili. L'action de Twombly s'inscrit donc bien dans cette détérioration des formes en cela qu'il ne mène pas son geste de recouvrement jusqu'au bout, et demeure dans une indétermination du résultat. On voit ce qu'il est censé dissimuler autant que ce qui est sensé être dissimulé. Là encore, le rendu pictural final témoigne des opérations plastiques de l'artiste.

Pour Barthes, ces formes altérées sont porteuses d'un discours sur elle-même, et il explique que « le fait, dans sa pureté, se définit mieux de n'être pas propre. Prenez un objet usuel : ce n'est pas son état neuf, vierge, qui rend le mieux compte de son essence ; c'est plutôt son état déjeté, un peu usé, un peu sali, un peu abandonné: le déchet, voilà où se lit la vérité des choses6

Et cette « vérité des choses » dont parle Roland Barthes, n'est autre que la somme des procédés constituants précisément la genèse de ces choses. C'est en cela que l'objet impur, abîmé et usé, qui nous dévoile sa trame ou ses entrailles, se rapproche de l'image palimpseste qui, par sa nature même révèle ses procédés de fabrication. A travers notre regard, l'essence de l'image ou de l'objet se ressentirait donc bien plus s'ils ne sont pas vierges, mais s'ils sont, au contraire, porteurs de stigmates révélateurs - de leur fabrication ou de leur utilisation.

Ce statut fragile - celui de l'objet abîmé et dont l'aspect pourtant enlaidi lui confère des airs d'honora-bilité - d'ordinaire concédé aux objets anciens, détériorés par le temps et l'usage, tels que les parchemins palimpsestes; est ici directement attribué et appliqué comme mode de production à des oeuvres, qu'elles soient vidéo, picturales ou sculpturales.

Mais si l'aspect quelque peu repoussant de ces images témoigne de leurs processus et de leurs procédés de fabrication, il a une dernière fonction, qui est la mise en évidence des matériaux qui les composent. Dans la vidéo de Pipilotti Rist, le rendu plastique de l'image témoigne tout autant des procédés et des effets imposés à l'image (montage, modification de la durée, du son et de la couleur), que du matériau que constitue cette image vidéo en tant que flux malléable.

Et il en va de même dans la peinture de Twombly, où « ses modes opératoires font la part belle à tout ce qui est écorné, arraché, ridé, froissé, chiffonné, mâchouillé et maculé. Ses instruments eux-mêmes forment une panoplie rocambolesque de créateur d'art, aussi éloignée que possible de tout ce qui concourt à la mystique esthétique : crayons 4H de supermarché, stylos à bille, pastels gras et peinture industrielles7

5 Roland Barthes, L'obvie et l'obtus, Essais critiques III, Sagesse de l'art, Paris, Editions Du Seuil, collection

« Tel Quel », 1982, p.165.

6 Ibid.

7 Alfred Pacquement, Cy Twombly, cinquante années de dessins, op. cit., p.27.

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Cy Twombly

Sans titre, 1957, peinture industrielle et mine de plomb sur papier, 69 x 98,3 cm.

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Cy Twombly

Apollo and the artist, 1975, peinture à l'huile, pastel gras, mine de plomb et collage sur papier, 142 x 128 cm.

Mars and the artist, 1975, peinture à l'huile, pastel gras, mine de plomb et collage sur papier, 142 x 128 cm.

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Twombly, de part son processus de création, permet donc au spectateur se trouvant devant le tableau, de mener son enquête en observant les formes figurées, et d'en déduire les matériaux et les outils graphiques utilisés par le peintre.

« L'art de Twombly consiste à faire voir les choses: non celles qu'il représente (c'est un autre problème), mais celles qu'il manipule : ce peu de crayon, ce papier quadrillé, cette parcelle de rose, cette tâche brune », précise Barthes, en concluant qu'une telle démarche artistique a pour effet de « de faire apparaître, toujours, en toutes circonstances (en n'importe qu'elle oeuvre), la matière comme un fait (pragma)8

L'image palimpseste se perçoit donc ici comme abîmée, usée par une action qui s'inscrit dans le temps, où l'accumulation de strates, sous forme de retours et d'ajouts, a pour effet premier une mise en avant des matériaux employés.

Alors qu'il est généralement admis que le procédé « doit être une genèse effacée par la belle apparence de l'oeuvre sous peine d'être dévalué comme `ficelle' 9», la forme comme palimpseste révèle et affirme par son aspect esthétique sa propre genèse. La logique du palimpseste, c'est celle d'un dévoilement des procédés, des actions de l'artiste. L'image palimpseste est donc une image qui témoigne, qui montre son essence et sa vérité dans son altérité.

La matière, qu'elle soit terre ou lumière, s'offre à nous en tant que corps mutilé, et nous invite à considérer l'aspect fragmenté et malmené de l'image palimpseste. Sculptures et vidéos s'affirment donc comme des formes résidant dans un état de fragilité constant. La matière vidéo, comme l'argile, s'expose comme matière fluctuante et instable, toujours en proie à de possibles variations et altérations. Ces formes arrêtées, figées dans leur évolution, témoignent d'un processus ambigu, où l'on ne sait plus très bien si elles étaient en train de se construire ou de se détériorer.

8 Roland Barthes, L'obvie et l'obtus, Essais critiques III, Sagesse de l'art, op. cit., p.164.

9 Etienne Souriau, Vocabulaire d'esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, Editions Quadrige,

2010, p.1240.

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Mode de présentation : l'installation vidéo projection.

Instauration d'un dispositif de cohabitation.

Pratiquer la vidéo ainsi que la sculpture ne semble à priori pas contradictoire. Bien qu'il s'agisse de deux médiums éloignés tant par leur forme que par les savoirs faires qu'ils réclament, les pratiquer parallèlement permet une exploration variée et complémentaire de formes plastiques. Mais lorsque l'on cherche à exposer ces deux types de productions ensemble, les contraintes respectives des deux médiums se font grandement ressentir.

En effet, là où, pour être vue, la vidéo réclament de l'obscurité, la sculpture à besoin de lumière. De même, lorsque la vidéo se présente au spectateur sous le mode de la frontalité, la sculpture peut nécessiter de ce dernier qu'il se déplace pour en observer tous les volumes.

Présenter dans un même lieu sculpture et vidéo pose donc deux problèmes, celui de la gestion de la lumière, et celui de l'organisation spatiale.

La sculpture est avant tout un art du volume qui existe sous le mode de la trois-dimension, c'est à dire qu'elle est appréciable au sein de notre propre espace, et perceptible en fonction d'une hauteur, d'une largeur et d'une profondeur. Mais si la sculpture est un art du volume, elle est surtout un art de la monstration de ces volumes.

On a pu apprécier le traitement brut des volumes des sculptures de Georg Baselitz, lors de l'exposition Baselitz Sculpteur au Musée d'Art Moderne de Paris10.

Dès les premières oeuvres exposées - des sculptures grandeur nature, telle que Modell für eine Skulp-tur, datant de 1980 - les spectateurs étaient invités, de par la scénographie de l'espace d'exposition, à se mouvoir autour des oeuvres afin de mieux les appréhender. Modell für eine Skulptur se présente sous la forme d'un personnage taillé à la hache semblant s'extraire d'un bloc de bois. Le personnage est figé dans une posture ambiguë, à la fois couché et assis, levant un bras vers le ciel. Renforçant l'aspect de brutalité que dégage le traitement sculptural, de la peinture rouge et noire souligne grossièrement les membres du personnage. Cette sculpture, séparée du sol par un socle discret, tranche radicalement d'avec la salle d'exposition typiquement white-cube. Il nous faut contourner cette figure aux accents primitifs, prendre du recul, et multiplier les points de vue pour l'apprécier pleinement, et constater à quel point chaque impact dans le bois témoigne du geste puissant de l'artiste.

Plus tard dans l'exposition, se trouvent des sculptures plus récentes, et bien plus imposantes, qui dominent et écrasent les visiteurs par leur taille et leur masse. Les autoportraits monumentaux, Volk Ding Zero et Dunklung, Nachtung, Amung Ding, datant de 2009, représentent des personnages assis en posture de réflexion ou d'ennui, une main soutenant la tête grossièrement sculptée, les yeux évoqués par des taches blanches dégoulinantes; ils sont affublés de chaussures à talon, d'un phallus férocement cloué à l'entre jambe, et d'une casquette sur laquelle est écrit le mot « zéro », évoquant une entreprise de matériel pour peintre en bâtiment ayant fait faillite. Dans le cas de Dunklung, Nachtung,

10 Baselitz Sculpteur, Musée d'Art Moderne de la ville de Paris, 30 Septembre 2011 - 29 Janvier 2012,

directeur d'exposition Fabrice Hergott.

Georges Baselitz

ci-dessus :

Modell für eine Skulptur, 1980, tilleul et tempera, 178 x 147 x 244 cm.

ci-contre :

Volk Ding Zero, 2009, cèdre, huile, papier, clou, 308 x 120 x 125cm.

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Amung Ding et de Volk Ding Zero, comme pour Modell für eine Skulptur, le spectateur à la possibilité de tourner autour de l'oeuvre, mais ici, les sculptures sont posées à même le sol, ce qui accentue leur poids et le sentiment de monumentalité que l'on éprouve à les regarder. Et surtout, cette absence de socle donne le sentiment que l'oeuvre s'impose dans l'espace même de déambulation du spectateur, ce qui lui permet de se déplacer plus librement vis à vis de l'objet, de s'en approcher jusqu'à pouvoir le toucher pour sentir physiquement la matière qui le forme ainsi que sa masse. On remarque également, en faisant le tour de ces oeuvres, que l'artiste a pensé au déplacement du spectateur et aux points de vues multiples, puisqu'il a écrit les titres des sculptures sur leurs dos.

Ces monstrueux géants endormis témoignent d'une approche de la sculpture entièrement tournée vers la force évocatrice d'un matériau, ici, celle du bois, de l'arbre très présent déjà dans les peintures de l'artiste. Mais ces sculptures, qui semblent avoir été violement arrachées du sol, ne montrent pas la légèreté et l'élégance du bois; ces sculptures ne cherchent pas à dissimuler leur masse imposante et à s'échapper de la pesanteur comme pourrait le faire une statue de la Renaissance, à grand renfort de drapés et gestes élancés. Ici, la noblesse du matériau se ressent à travers son poids, sa force écrasante, et le sentiment d'humilité que l'on éprouve en contemplant ces titans.

Enfin, l'ultime remarque que l'on puisse faire à propos du traitement scénographique réservé aux sculptures dans cette exposition, c'est le choix de montrer ces oeuvres dans une pleine lumière qui révèle totalement les actions de l'artiste en sur-montrant les traces, les marques, les stigmates des sculptures. Ce choix d'une lumière crue et vive semble efficace car il permet d'accentuer les contrastes et de mettre en avant les volumes abrupts des sculptures; ainsi les creux approximativement géométriques entre les bras et le torse ou les trous produits par des coups de tronçonneuse ou le tranchant de la scie, apparaissent d'autant plus.

On le voit donc parfaitement à travers les oeuvres de Baselitz, d'une part « l'usage de l'espace [...] fait partie de l'essence même de la sculpture11 », et d'autre part, penser le rôle de la lumière dans son exposition est primordial.

En ce qui concerne la vidéo, il faut d'ors et déjà distinguer ce qui relève de l'installation projection vidéo, et de la simple projection vidéo.

Un dispositif classique de projection vidéo 12 est en tout point semblable à celui d'une salle de cinéma. Et comme dans une salle de cinéma, on constate la présence d'une source, le projecteur, et plus ou moins éloigné de cette source, l'écran qui est le réceptacle de l'image. Entre la source et l'écran se trouve un espace particulier, celui du faisceau lumineux. Cet espace peut varier, et plus il s'étend, plus

11 Etienne Souriau, Vocabulaire d'esthétique, op. cit., p.1354.

12 L'oeuvre de Laurent Montaron, présentée au Musée d'art contemporain de Lyon, lors de la biennale 2011,

Short Study on the Nature of Things, relève d'un dispositif classique de projection. Le spectateur pénètre dans une salle obscure où est projeté un film de 35 mn 15'. Le film montre une succession d'images ayant comme point commun une réflexion sur l'espace et le temps, le tout accompagné d'une voix off racontant des souvenirs d'enfance ponctués par quelques réflexion métaphysiques sur sa propre relation au temps. Avant d'entrer dans la salle de projection, le spectateur a pu se munir d'un texte reprenant le discours de la voix off.

Comme dans une salle de cinéma, il est possible de s'asseoir, en revanche, la source de la projection est clairement identifiable, puisque le projecteur et toute sa machinerie sont placés devant l'entrée de la salle, sur une petite estrade. On peut ainsi, en même temps que l'on regarde le film, observer la machine en fonctionnement, dans une certaine contemplation curieuse.

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l'image projetée sera de grande taille. Mais surtout, cet espace est l'endroit destiné à accueillir les spectateurs qui regardent l'écran. Ces derniers sont assis et contemplent l'image projetée en face d'eux; l'appareil de projection et l'écran étant placés à quelques centimètres au dessus des spectateurs de façon à ce que le faisceau ne soit pas perturbé. Dans son texte Entre projectile et projet, aspects de la projection dans les années 20, Patrick de Haas indique que « le dispositif spectatoriel d'un film de fiction comprend deux projections : celle qui part derrière le spectateur, de la cabine de projection, pour terminer sa course sur l'écran, et celle qui part de l'oeil-cortex vers ce même écran. Le spectateur peut alors percevoir dans ce qu'il voit les éléments qu'il y aura projetés. Généralement, le spectateur oublie son corps immobilisé sur son siège pour mieux voyager de l'autre côté du miroir, et il peut même arriver qu'il s'oublie au point de laisser des traces concrètes : larmes, cris... Dès lors, toute présence trop affirmée du réel de la salle de projection nuit au mécanisme d'identification: lumière, enseignes lumineuses verdâtres « sortie » ou « toilettes », chapeau de la dame devant soi, chuchotement et attouchements des voisins13. »

Le commentaire de Patrick Haas souligne donc deux caractéristiques importantes du dispositif de projection, d'une part l'obscurité dans laquelle se retrouve plongée la salle, permettant ainsi au spectateur de se focaliser sur l'image, et d'autre part l'attitude du spectateur, entièrement dévolue à ce qu'il regarde, jusqu'à en oublier sa propre position dans l'espace réel, et à éprouver émotionnellement ce que véhiculent les images.

« [...] L'une des caractéristiques de l'installation cinématographique (et aussi dans une certaine mesure des installations vidéos) est la nécessité, presque l'obligation, de travailler dans une pénombre qui induit des comportements particuliers. L'utilisation et l'appréhension de l'espace en sont radicalement métamorphosées. La pénombre abolit les distances, estompe les formes et dissout les volumes, permettant ainsi à la projection lumineuse d'habiter, de sculpter l'espace et de donner corps à des volumes de lumière. En ce sens, la projection lumineuse, qu'elle soit cinématographique ou non, requiert constamment la mise en place d'une camera oscura. Cette boîte noire s'oppose ainsi aux contraintes de la galerie et du musée et à leur immaculée blancheur de cimaise. Comme si, à la pureté et à la clarté du phénomène artistique, s'opposait, dans l'obscurité, l'émission de la projection lumineuse. Le royaume du simulacre et de ses chimères nécessite toujours des dispositifs et de savantes mises en scène afin de se constituer comme magique ou merveilleux14. »

L'installation projection vidéo quant à elle, se présente sous des formes plus variées et s'éloi-gnent - selon les cas - du schéma classique de la salle de cinéma. La place du spectateur et la scénographie de l'espace entourant la projection sont au coeur de la réflexion de l'artiste. L'installation projection, Corps étranger, réalisée en 1994 par l'artiste libanaise Mona Hatoum est parfaitement révélatrice de ces questions. L'oeuvre se présente sous la forme d'un petit espace cylindrique dans lequel le spectateur pénètre par deux portes étroites. Au centre de cette étroite pièce circulaire une

13 Patrick de Haas, «Entre projectile et projet, aspects de la projection dans les années 20», Projections, les

transports de l'image, Catalogue de l'exposition inaugurale du Fresnoy, Paris, Hazan/Le Fresnoy/AFAA, 1997, p.95.

14 Yann Beauvais, «Mouvement de la passion», Projections, les transports de l'image, Catalogue de l'expo-

sition inaugurale du Fresnoy, op. cit., p.150.

Mona Hatoum

Corps étranger, 1994, installation projection vidéo, son.

 

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projection vidéo circulaire se trouve au sol. Cette projection montre le point de vue d'une caméra effectuant un traveling continu et rapproché sur, puis à l'intérieur du corps de l'artiste. De plus, des hauts parleurs émettent la bande sonore des bruits amplifiés de l'intérieur du corps. En pénétrant dans cet espace resserré, les quelques spectateurs pouvant y loger, se retrouvent collés aux parois, et serrés les uns contre les autres dans l'impossibilité de s'assoir, regardant la vidéo défiler à leurs pieds. Avec cette oeuvre, nous avons une vision à la fois médicale et froide du corps féminin, y pénétrant pour explorer les organes internes. Mais la sensation dominante perçue par le spectateur est qu'il se retrouve dans la position obscène du voyeur, suscitant chez lui un certain malaise, renforcé par la position inconfortable qu'impose le dispositif. Le titre même de l'oeuvre, Corps étranger, évoque la position du spectateur qui pénètre en véritable étranger dans cet espace qui se fait métaphore du corps féminin.

Les conditions de réception influent donc sur notre perception de l'image projetée. Ici, Mona Hatoum joue de son dispositif dans le but d'interroger les spectateurs sur leur propre rapport au corps, mais aussi sur la question des relations dominant/dominé.

On constate donc à travers cet exemple, l'aspect protéiforme du mode d'exposition de la vidéo projection. Mais il demeure tout de même qu'on ne peut réaliser de projection sans mettre en place les conditions qui lui sont nécessaire.

Il convient également de déterminer avec précision en quoi consiste l'acte de projection. Dans le cadre de la vidéo ou du film, la projection est le transport d'une image par le biais d'un faisceau lumineux, d'un émetteur, le projecteur, vers un récepteur, l'écran. En somme projeter une image s'apparente à n'importe quelle projection, comme par exemple lancer une balle d'un point a à un point b. L'éner-gie permettant à la balle d'effectuer ce trajet est la force du lanceur, au même titre que l'énergie qui transporte l'image est la lumière. Il y a donc quelque chose de très concret dans l'acte de projection, quelque chose qui relève moins de la poésie de l'image spectrale que d'une logique scientifique relevant de la physique la plus basique.

Patrick de Haas va même jusqu'à comparer la projection de l'image filmique ou vidéo, aux jetées de peintures réalisées par certains peintres.

« Certaines procédures plastiques mettent en relief la possibilité pour la peinture d'être pensée comme projection de pigments sur la toile, et non simple application ou dépôt. Quand les poils du pinceau ne sont pas en contact avec la toile, l'espace interstitiel entre outil et support (écran) devient celui de la projection. Dans la série des aérographies (peinture au pistolet) de Man Ray, comme dans les drippings de Pollock, les particules pigmentaires sont comme des projectiles qui, avant d'atteindre le subjectile, jouent un bref moment leur propre jeu15. »

Il met ainsi en avant ce qu'il nome «l'espace interstitiel» se trouvant entre le pinceau et la toile, et le compare à celui existant entre le projecteur lumineux et l'écran. Mais il indique surtout qu'évoluant dans cet espace d'entre deux, les projectiles vont jouer leur «propre jeu», c'est à dire que durant ce laps de temps, les particules de peinture sont soumises à toutes sortes d'accidents de matière qui vont déterminer leur position finale sur la toile. Il en va de même pour la projection d'une image vidéo. C'est durant la traversée de cet espace interstitiel que les particules lumineuses vont s'agencer pour

15 Patrick de Haas, «Entre projectile et projet, aspects de la projection dans les années 20», Projections,

les transports de l'image, Catalogue de l'exposition inaugurale du Fresnoy, op. cit., p.115.

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produire l'image qui se retrouvera sur l'écran ; c'est également durant cette traversée que les particules lumineuses peuvent être perturbées ou stoppées par un élément venant couper le faisceau.

Enfin, Patrick de Haas souligne qu'« avec le projectile, c'est la dimension tactile (et non plus optique) de la projection qui est mise en évidence16. » L'image projetée est une image avec laquelle nous pouvons entrer physiquement en contact, notre propre corps, en traversant le faisceau lumineux, devient support de l'image. Et si ce contact ne nous procure aucune sensation autre que visuelle, il peut devenir un jeu où, comme lorsque l'on se contorsionne les mains devant une lampe pour produire l'ombre d'un personnage sur le mur, le spectateur d'une installation projection peut très bien venir perturber l'image projetée et ainsi devenir un membre agissant au sein du dispositif.

La cohabitation entre projection vidéo et sculpture ne semble pas évidente. En effet, si la vidéo réclame de l'obscurité pour être vue, et la sculpture de la lumière, les présenter au sein d'une même pièce, d'un même espace, suppose de se heurter à cette contradiction d'exposition.

Dans notre cas, l'espace de monstration est majoritairement plongé dans l'obscurité afin de donner toute sa visibilité à la projection, qui forme la source lumineuse principale. L'espace du dispositif est essentiellement déterminé par l'espace interstitiel, entre le projecteur et le mur stoppant définitivement l'image projetée.

Cet espace intermédiaire est divisé en deux parties. Comme pour une projection classique, nous avons donc un vidéoprojecteur faisant office de source, puis un premier écran. Mais celui-ci étant translucide - c'est à dire qu'il laisse passer la lumière tout en permettant à l'image de s'afficher - le faisceau continue sa route jusqu'au mur qui forme un second et dernier écran. Il y a donc, non plus un seul espace intermédiaire entre la source et l'écran, mais deux espaces, le premier entre le vidéoprojecteur et l'écran translucide suspendu, et le second, entre ce premier écran et le mur.

Le premier espace est vide, il peut être parcouru par le spectateur qui, en traversant le faisceau lumineux entrainera une perturbation de la projection.

Et c'est dans le second espace que se déploie un premier groupe de trois sculptures, légèrement éclairé par des spots lumineux placés au sol. Ce second espace peut également être parcouru par les spectateurs qui peuvent ainsi observer les sculptures de plus près, tourner autour, et une nouvelle fois, perturber le faisceau. Il y a donc des interférences entre la source, et la destination finale de l'image vidéo, formées en premier lieu par l'écran translucide, mais aussi par les sculptures, et enfin par les spectateurs qui parcourent l'espace. Les trois autres sculptures présentes dans l'installation sont adossées au mur-écran et se retrouvent elles-mêmes support de la projection.

Plutôt que d'un éclairage global, les sculptures bénéficient donc d'une lumière dosée et dirigée les faisant apparaître comme des formes érectiles qui surgissent du sol. Et c'est ce dosage, cette mai-trise, de l'éclairage, qui met en avant les sculptures sans pour autant interférer avec la projection vidéo, qui instaure une ambiance17 particulière dans laquelle se retrouvent plongés les éléments exposés, et

16 Patrick de Haas, «Entre projectile et projet, aspects de la projection dans les années 20», Projections,

les transports de l'image, Catalogue de l'exposition inaugurale du Fresnoy, op. cit., p.116.

17 Ambiance : « environnement intellectuel, physique ou moral qui entoure un individu »

Ambiant : « qui va autour. Air ambiant, air dans lequel un corps est plongé » Emile Littré, Le nouveau Petit Littré, op. cit., p.63, 64.

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bien sûr, les spectateurs qui se déplacent entres les sculptures et l'écran.

Cette ambiance lumineuse qui immerge sculptures et vidéo, contribue à installer chez le spectateur, le sentiment d'un lien, d'une unité entre les deux médiums. Car la lumière, s'avère être « un moyen déterminant dans l'orientation du regard du spectateur et un élément narratif essentiel. Mais la lumière est aussi un élément sensible particulier, tant on sait que le jeu des intensités lumineuses produit des affects, des sensations et des impressions que, plus ou moins consciemment, le spectateur éprouve18.» L'éclairage a donc cette capacité d'occuper, voire d'envahir un espace, et même de déterminer cet espace en modifiant la perception que nous en avons.

L'autre élément contribuant, au même titre que l'éclairage, à installer les sculptures et la vidéo dans une même atmosphère, c'est la matière sonore.

Ainsi, le son et la musique, que l'on a souvent tendance à envisager du point de vue du temps et du rythme, peut également être « pris dans la catégorie de l'espace: lorsque le spectateur entend un son, il l'identifie et, par là, en cherche la provenance19.» Et ce sont bien les manifestations sonores qui nous permettent « de percevoir l'espace, plus encore lorsque nous sommes privés d'un certain nombre de repères visuels 20» comme c'est le cas avec un éclairage faible et dirigé uniquement sur les objets destinés à êtres vus. « Mais surtout le son nous permet d'établir une frontière entre notre organisme, espace organisé et intérieur et ce qui nous environne21.» L'utilisation particulière du son permet donc d'imposer de nouveaux repères à ce visiteur. La rupture consommée avec l'extérieur établit une logique interne propre à l'espace de l'oeuvre, les sons ordinaires, tels que les pas, discussions ou les bruits provenant de la rue, sont étouffés au profit d'une ambiance sonore inédite. Le spectateur pénétrant dans l'espace d'exposition, et se retrouvant immergé, doit donc se fier à ces nouveaux repères après une brève phase d'adaptation sensorielle. Dans notre cas, le son en boucle permet de renfermer la temporalité de l'espace d'exposition sur elle-même. Ainsi le visiteur peut en sortir et y revenir comme il le souhaite, sans craindre de perdre le déroulement de la vidéo, puisque celui-ci n'a ni début, ni fin.

Espace contaminant.

Dès lors, il convient de remarquer ce que j'appellerai le pouvoir contaminant agissant entre les sculptures et la vidéo au sein du dispositif.

Le terme contamination provient du latin contaminatio, qui signifie « contact impur » ou « maladie », ce qui lui confère un aspect pour le moins péjoratif, puisque que l'on emploie ordinairement le mot contamination pour définir la transmission d'un virus, mais aussi pour qualifier la propagation d'agents radioactifs dans un milieu. Malgré tout, l'idée d'une transmission par contact reste présente, puisqu'il s'agit de favoriser le transport d'un germe infectieux d'un organisme à un autre.

Mais si l'on se reporte au verbe « contaminer », et à son origine latine contaminare, qui trouve le sens

18 Christian Biet, Christophe Triau, Qu'est ce que le théâtre ?, Paris, Gallimard, 2006, p.329.

19 Ibid, p. 338.

20 Pascale Weber, Le corps à l'épreuve de l'installation-projection, Paris, L'Harmattan, 2003, p.95.

21 Ibid.

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de « mélanger » au XIIIème siècle22, on rejoint le sens employé en linguistique, de la contamination qui est le « phénomène par lequel la graphie, le sens ou la construction d'un mot change par analogie avec un autre mot23».

Il y a donc un double sens contenu dans le concept de la contamination, d'une part l'idée d'un transfert entre deux éléments, et d'autre part, celle d'un mélange, d'une confusion, résultant de ce passage entre les éléments contaminés.

Dans notre cas, les éléments qui se contaminent entre eux, sont les sculptures et la vidéo, et les agents favorisant cette contamination sont la lumière et le son employés au sein du dispositif de présentation.

En effet, par la mise en scène du son et de la lumière, il y a une sorte de contamination opérant au sein du dispositif de présentation; les sculptures et la vidéo baignent dans une même atmosphère, ce qui nous permet de les appréhender comme un ensemble, comme un tout où chaque élément entre en relation avec les autres. Comme dans un milieu radioactif, où tout objet qui y pénètre est immédiatement contaminé par cet environnement, et se retrouve porteur d'une charge radioactive, les objets enveloppés par la lumière et le son du dispositif sont intégrés par celui-ci, et « l'espace de projection présente l'objet non plus comme une entité finie et indépendante mais comme relation possible à d'autres objets, reliés par la matière lumineuse24» et sonore.

Mais la contamination ne s'effectue pas seulement du milieu - du dispositif de présentation - vers les objets qui y résident, elle opère également entre ces objets eux-mêmes. On observe que l'image vidéo traverse l'écran central pour se retrouver projetée sur le mur et les trois sculptures qui y sont accolées. Il y a donc une prise de contact entre la vidéo et ces sculptures qui perdent leur simple statut d'objets inertes, et qui deviennent support d'une image en mouvement. Cette superposition entre la matière lumineuse fluctuante de l'image vidéo et celle solide et figée de la sculpture, impose que nous les regardions toutes deux d'une manière nouvelle. Il y a confrontation entre ces deux médiums qui entrent pourtant en interrelation.

Plus encore que la confrontation de leurs différences (rigidité et fluctuation), c'est par leurs aspects communs qu'ils se rapprochent et entrent en résonnance. Ils relèvent tout d'abord d'un même mode de fabrication, celui de la forme comme palimpseste. Puis, il y a des similitudes visuelles entre ces objets : dissonances et instabilités des formes, personnages asexués et difficilement identifiables, verticalité des figures, rapports frontaux avec les spectateurs, extrême lenteur de la vidéo et fixité des sculptures.

Ainsi les analogies formelles et structurelles présentes entre les sculptures et la vidéo permettent au spectateur de les faire dialoguer entre elles. L'aspect des sculptures, et le ressenti qu'on en a, détermine notre façon d'appréhender la vidéo, et vice versa.

22 Picoche Jacqueline, Dictionnaire étymologique du français, Paris, Editions Le Robert, collection Les

Usuels, 2009, p.28.

23 Emile Littré, Le nouveau Petit Littré, op. cit., p.415.

24 Pascale Weber, Le corps à l'épreuve de l'installation-projection, op. cit., p.22.

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Mais ce ne sont pas uniquement le son et la lumière, ou ce phénomène de contamination des objets entre eux, qui permettent d'établir un lien fort, une unité et une cohérence entre les sculptures et la vidéo. Ce qui achève d'instaurer cette cohérence au sein du dispositif de présentation c'est la tension qui existe entre les éléments. Cette tension se traduit par les distances et les positions qu'ont les différents objets les uns par rapport aux autres. Dans notre cas, on remarque une recherche de symétrie dans l'agencement des sculptures et de l'écran vidéo. Les trois sculptures alignées le long du mur sont tournées en direction de l'écran, elles sont droites et figées dans une posture totémique, telles des vigies gardiennes; elles font face à la figure de la vidéo et marquent une certaine frontalité. L'autre groupe de sculptures est disposé en triangle au centre du dispositif, une sculpture prenant la tête en direction de l'écran et de l'image vidéo. Là encore, la disposition des sculptures montre une recherche de frontalité, mais ici, les sculptures penchées, nous évoquent un élan en direction de l'image vidéo. Enfin, l'image vidéo flottant sur l'écran translucide suspendu, fait écho à celle visible sur le mur. Ces deux images délimitent l'espace des sculptures, mais surtout, elles supposent une direction opposée à celle des sculptures, puisque le faisceau lumineux va du vidéoprojecteur vers le mur, alors que les sculptures regardent - et semble vouloir se diriger - dans le sens inverse.

Le dispositif de présentation est donc ponctué par les sculptures et la projection vidéo, et c'est cette ponctuation - ainsi que la tension entre ces points - qui détermine un espace identifiable propre à ce dispositif. Ainsi, ce mode de présentation des sculptures et de la vidéo, tient moins d'une préoccupation relative au lieu d'exposition, que d'une volonté de création d'un espace de rencontre entre les deux médiums.

Nous pouvons ainsi appliquer à notre raisonnement la pensée de Michel de Certeau dans son livre L'invention du quotidien, où dans le Chapitre IX, intitulé «Récits d'espace», il mène une réflexion sur le traitement de l'espace au sein du récit. Il démontre comment l'espace du récit se trouve cartographié et balisé par le narrateur qui y trace un véritable parcours pour son lecteur. Il cherche ainsi à établir une sorte de « typologie » du récit « en terme d'identifications de lieux et d'effectuations d'espaces25

A travers cette réflexion, Michel de Certeau effectue une distinction précise entre la notion de lieu, et celle d'espace. Selon lui, un lieu résulte d'« une configuration instantanée de positions », ce qui « implique une indication de stabilité. » A contrario, un espace est la résultante de « l'effet produit par les opérations qui l'orientent, le circonstancient, le temporalisent et l'amènent à fonctionner en unité polyvalente de programmes conflictuels ou de proximités contractuelles. L'espace serait au lieu ce que devient le mot quand il est parlé, c'est-à-dire quand il est saisi dans l'ambigüité d'une affectation, mué en un terme relevant de multiples conventions, posé comme l'acte d'un présent (ou d'un temps), et modifié par les transformations dues à des voisinages successifs. A la différence du lieu, il n'a donc ni l'univocité ni la stabilité d'un « propre ». En somme, l'espace est un lieu pratiqué26

Ainsi, dans le registre du récit comme dans celui de l'installation projection, narrateur et artiste s'ap-pliquent à penser le parcours du destinataire de l'oeuvre ; et comme il y a écriture d'un espace narratif, il y a dans l'installation, une construction d'un espace à parcourir. Ce qui forge l'espace du dispositif présentant les sculptures et la vidéo, n'est pas le lieu où elles se retrouvent exposées, mais bien « l'en-

25 Michel de Certeau, L'invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p.175.

26 Ibid, p.173.

semble des mouvements qui se déploient27 » au sein du dispositif en question.

La configuration du lieu d'exposition n'a donc qu'une importance secondaire puisque ce qui créé une cohérence c'est la mise en place d'un espace identifiable, au sein duquel le spectateur peut pénétrer et considérer les objets présents. Et cet espace particulier, établi selon une ponctuation et des tensions internes grâce un agencement précis des éléments entre eux, n'est pas figé, et peut s'adapter en fonction des lieux d'exposition qui l'imposent28.

A propos de cette diversité des possibilités de projection de l'image vidéo, ainsi que du caractère variable et adaptable du dispositif de l'installation projection, Françoise Parfait parle d'«une certaine manière de faire exister l'oeuvre relevant davantage du nomadisme que de la stabilité 29.» Ainsi, « quand on parle maintenant de projection, on ne pense pas au cinéma et à la vidéo, mais on pense à toutes sortes de supports, de dispositifs, de possibilités d'apparition de l'images [...]. Ceci est bien la conséquence d'un déplacement et de la migration des images, depuis leurs supports d'origine vers de multiples autres surfaces, espaces, corps et matériaux d'accueil. Les modes d'apparition semblent inépuisables30

L'espace dans lequel sculptures et vidéo fonctionnent en résonnance est donc un espace malléable - tant qu'il conserve les tensions internes que nous évoquions plus haut - qui peut être transféré en divers endroits, et s'adapter au lieu d'exposition. C'est la mise en place de cet espace, relevant d'un dispositif nomade, matérialisé par une ambiance sonore et lumineuse qui permet donc de faire cohabiter et dialoguer les deux médiums. Ainsi, l'instauration d'un tel espace répond à une logique d'installation, et de mise en résonnance des éléments entre eux au sein d'un ensemble, plutôt que d'une volonté de monstration de chaque objet isolé des autres.

46

27 Ibid.

28 Voir page 14 et 15, exposition Spectres à l'Espace M de l'Université Rennes 2.

29 Françoise Parfait, Vidéo : un art contemporain, op. cit., p.137.

30 Ibid, p.88.

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Le temps comme matériaux.

La durée de l'éternité.

Lorsque le spectateur pénètre dans l'installation vidéo, il se retrouve entouré de sculptures immobiles faisant face à un écran, sur lequel l'image semble elle aussi figée. Et s'il ne s'attarde pas à regarder cette image, il peut vite conclure qu'il s'agit de la projection d'une photographie ou d'une image fixe. La musique lancinante et sourde renforce cette impression de pesanteur immobile qui règne dans l'ins-tallation. Mais au bout de quelques minutes, la musique comme l'image changent peu à peu. D'abord presque imperceptiblement, puis, rapidement, quelque chose se passe et s'achève avant que tout ne redevienne comme avant.

Quelque chose s'est donc produit, quelque chose qui s'est manifesté hors de la rigidité qui domine en apparence toute l'installation. Mais en s'y attardant, le spectateur se rendra compte que cet événement n'a rien d'occasionnel, et qu'il surgit invariablement sous le même mode après un certain lapse de temps. Et cet événement qui est d'abord apparu comme exceptionnel et comme brisant la monotonie et la rigidité des éléments présents, vient rythmer le temps de l'installation tout en l'inscrivant dans une logique de recommencement perpétuel.

Ainsi, se retrouver plongé dans cette installation projection, c'est s'immerger dans une temporalité qui ne nous appartient pas, résultante des temporalités croisées de la sculpture et de la vidéo.

Dans les oeuvres classiques, comme la sculpture, il est facile de distinguer les différentes temporalités relatives au médium. Le temps de la production de l'oeuvre, correspond au façonnement du matériau sculptural, jusqu'à l'obtention d'une forme finale et immuable. Dans notre cas, cette temporalité nous renvoie directement au processus de fabrication des sculptures, et se trouve révélée par la forme palimpseste de celles-ci. Et une fois le volume achevé, la sculpture n'a pas vocation à entrer dans une autre forme de temporalité que celle de l'immuabilité, de la stabilité. Le temps de la sculpture est à jamais statique.

En vidéo, la question du temps est plus délicate car, comme l'explique Françoise Parfait, par définition « la vidéo c'est du temps, dans sa structure même, avant de l'être dans ce qu'elle représente. Parce que chaque point dont l'image est constituée est déterminé par une infime fraction de seconde durant laquelle le pinceau à électron l' « allume », avant de passer au suivant. L'ensemble de ces fractions de temps donne une trame, puis une autre31. »

Avec le médium vidéo, il est alors possible « d'intégrer le temps comme une quatrième dimension objective dans des propositions plastiques; ces objets temporels trouvent leur accomplissement dans des durées réelles que le visiteur peut percevoir et expérimenter, au-delà de toutes les autres manières d'exprimer le temps qu'ont tous les objets artistiques, à commencer par celles de leur fabrication ou de leur réception. Le temps est considéré comme un matériau plastique qui peut s'utiliser de même que

31 Ibid, p.92.

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toutes les autres matières32

Dans son entretien avec Bill Viola, intitulé « La sculpture du temps », Raymond Bellour explique que la bande vidéo a « pour sujet, ou plutôt pour matière première, le temps33. » Et, tout en s'adressant à Viola, il met en avant les différentes temporalités en jeu dans la vidéo.

« Il y a trois `temps'distincts. Le premier, c'est ce temps continu qui ne concerne que vous (Bill Viola) et votre perception de la réalité telle qu'elle apparaît simultanément sur le moniteur. Puis il y a le temps de l'enregistrement, qui opère une sélection dans ce continuum ; et enfin le montage final a lui même son temps spécifique, qui créé l'illusion que le deuxième temps, celui de l'enregistrement, possède la continuité du premier34. »

On constate donc qu'en premier lieu, le moment de la capture vidéo, et la durée de cette capture, relève d'un rapport direct au temps, d'une sélection et d'un prélèvement d'un temps délimité, une durée, au sein d'un temps plus vaste, celui du moment du tournage.

Et Viola de préciser qu'« il n'y a pas un instant de discontinuité, d'immobilité dans le temps. Quand on fait de la vidéo, on interfère dans ce processus continu, existant avant qu'on ait l'intention de s'en servir [...]. C'est un peu comme quand on entre dans une pièce et que la lumière est déjà allumée : c'est déjà là. C'est une autre manière de concevoir la création.

[...] Cette durée permanente on peut l'appeler temps réel35. »

Puis, vient le temps du façonnement de la vidéo, c'est à dire du montage, du traitement de l'image, et de l'instauration d'une durée. Ralentissement, accélération, glaciation ou inversement de l'image, sont autant d'opérations qui modifient considérablement la temporalité des éléments filmés, ainsi que la perception que nous en avons. Une fois la vidéo terminée, dans la plus part des cas, elle se présente sous la forme d'une durée, c'est à dire qu'elle possède un début et une fin, et qu'il y a donc un avant, un pendant et un après la diffusion de la vidéo.

Néanmoins, bien que toute vidéo ait concrètement une durée, une vidéo qui se trouve pensée pour fonctionner en boucle, comme c'est le cas dans mon installation, annule cette perception d'une durée identifiable, d'un début et d'une fin repérables. La vidéo en boucle fonctionne sous le mode de flux et reflux, d'accélérations et de ralentissements au sein d'un temps sans frontière, immuable, le temps de l'éternité.

La boucle introduit l'idée d'un cycle temporel ininterrompu, d'un rythme de la répétition, les évènements de la vidéo se succèdent et se répètent, sans que l'un d'eux puisse apparaître comme suivant ou suivi. La boucle instaure un temps sans hiérarchie, qui apparaît alors comme figé dans la répétition et l'enchainement.

« Le film en boucle c'est la vie éternelle, non avec une évolution vers le générique, mais avec ses varia-

32 Ibid, p.76.

33 Raymond Bellour, «La sculpture du temps, entretien avec Bill Viola», Cahier du cinéma, n°379, janvier

1986, p.35 - 46.

34 Ibid.

35 Ibid.

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tions, cycliques, qui apparaissent comme autant de saisons36

On peut effectivement penser la vidéo en boucle sous le mode de l'éternité, puisque l'éternité est bien une « durée qui n'a ni commencement ni fin37 ».

On retrouve cette même idée d'une durée inscrite dans l'éternité, dans l'installation vidéo Selbstlos im Lavabad de Pipilotti Rist, datant de 1994. La projection au sol, de quelques centimètres, diffuse interminablement la même séquence; l'artiste entièrement nue, filmée en plongée, se débat dans la lave tout en suppliant en plusieurs langues le spectateur de lui venir en aide. L'action sans cesse répétée perd de sa puissance, les supplications auxquelles personne ne peut répondre deviennent alors sans effet.

Pipilotti Rist

Selbstlos im Lavabad, 1994, installation vidéo, son.

36 Edmont Couchot, La technologie dans l'art. De la photographie à la réalité virtuelle, Nîmes, Editions Jac-

queline Chambon, 1998, p.198.

37 Emile Littré, Le nouveau Petit Littré, op. cit., p.157.

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Dans son ouvrage, L'installation en mouvement, une esthétique de la violence, Joëlle Morosoli constate à propos de l'oeuvre de Pipilotti Rist que « la réitération en boucle de la séquence filmique renvoie à une durée circulaire dans laquelle se fondent le passé dans l'avenir et l'avenir dans le passé. Cette perception d'éternité se concrétise à travers le mouvement filmique en boucle qui n'a ni commencement ni fin. La succession des cycles de l'oeuvre est un éternel recommencement du même de sorte que ce qui est arrivé, arrivera. A la durée de l'oeuvre s'ajoute la durée subjective du regardeur. Le temps de l'oeuvre est fixe stable, à l'inverse du temps de l'observateur qui, lui, fuit38. »

Au-delà d'un sentiment de perpétuel recommencement, qui confère à l'installation de Rist une dimension aussi grotesque qu'angoissante, où toute action semble vaine - tel Sisyphe et son rocher - ; Joëlle Morosoli met en avant l'aspect « fixe et stable » du traitement du temps dans une telle oeuvre.

Une toupie qui tourne parfaitement sur elle même paraît statique, on ne se rend compte de son mouvement que lorsqu'il s'affaiblit et finit par tomber. Si cette toupie ne s'arrêtait pas, si elle continuait à tourner indéfiniment sur elle même, elle nous apparaitrait alors aussi immobile qu'une pierre. La finalité de l'action de la toupie, son mouvement, résiderait alors dans l'action elle même. Le mouvement perpétuel de la toupie fait illusion jusqu'à nous pousser à prendre sa stabilité pour de la fixité. Il en va de même pour la vidéo en boucle, elle créé une temporalité figée dans l'éternité.

Selon Françoise Parfait, « la répétition extrait un motif temporel du réel [...] et en fait une forme autonome, c'est-à-dire sans histoire, sans passé et sans avenir, qui s'apparente à une sculpture tempo-relle39. » Et rejoignant dans son propos Joëlle Mosoli, elle explique que la notion de boucle temporelle participe « à la conception du temps comme milieu, sans début ni fin ; un temps qui ne passe pas, qui n'est pas dramatisé, débarrassé de son inéluctabilité, une sorte de temps pérenne, proche d'un éter-nité40. » Or, le temps du spectateur n'est ni immuable, ni stable. Le temps de l'Homme, c'est le temps du quotidien, ordonné et réglé, mais perçu de manière parcellaire, c'est aussi le temps de la mémoire, instable et fragmenté. Il y a donc un fort décalage entre le temps inépuisable de l'installation, et celui éphémère du spectateur qui, happé par sa propre temporalité, ne peut rester indéfiniment dans l'oeuvre.

Pourtant, et alors qu'on soupçonne la toupie de tourner indéfiniment, et la vidéo d'être en boucle, notre regard est maintenu par l'espoir que quelque chose advienne - que la toupie finisse par ralentir et tomber. Tout comme la toupie, la vidéo nous pousse à espérer l'événement, car nous savons que toute vidéo relève d'une durée, et quand bien même cette durée se répète, elle défile devant nos yeux. Il y a bien quelque chose qui passe, qui se passe, comme la bande du film qui défile. Le mouvement de la toupie, la bande du film, et la durée de la vidéo, nous placent donc en position d'attente.

Or, dans notre cas, quelque chose finit bien par arriver. La figure immobile s'anime avant de retourner à son état premier. Il y a une rupture qui s'opère entre ces deux états et c'est en cela que réside le véritable événement attendu par le spectateur. Et bien qu'il se répète, bien que le spectateur finisse par l'attendre, cette attente ne fait qu'instaurer une plus grande dramatisation de l'événement lorsqu'il sur-

38 Joëlle Morosoli, L'installation en mouvement, une esthétique de la violence, Trois-Rivières (Québec), Edi-

tions D'Art le Sabord, 2007, p.150.

39 Françoise Parfait, Vidéo : un art contemporain, op. cit., p.76.

40 Ibid.

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vient. Ainsi, ce temps de l'éternité, ne se vit pas comme un temps figé, mais comme la stable répétition d'une durée débouchant invariablement sur une même action, chaque répétition étant séparée par un temps d'attente. L'image figée, presque mortifère, se met donc soudainement à s'animer, comme si elle revenait à la vie avant de sombrer de nouveau dans la torpeur. Et cette manifestation lazaréenne se répète ainsi inlassablement, faisant du médium vidéo l'expression d'une image palingénésique.

Texture de la lenteur.

Le ralentissement extrême auquel est soumise l'image vidéo durant les six minutes qui séparent chaque moment d'agitation de la figure projetée, confère lui aussi, à l'image un statut particulier tout en déterminant sa réception par le spectateur.

Et on retrouve une nouvelle fois cette notion de « sculpture du temps », dont Raymond Bellour parlait à propos des vidéos de Bill Viola, dans le discours de Françoise Parfait; « la dilatation de l'instant et la contraction des durées sont des opérations qui permettront d'élaborer une nouvelle conception du travail avec le temps et lui conférer une dimension sculpturale41. »

Contrairement au temps de l'éternité qui reste très éloigné du temps ressenti par les spectateurs, le temps dilaté est perçu « comme une nouvelle modalité de perception des durées, reconnue intimement car déjà expérimentée dans les activités mentales du rêve ou de la remémoration42. » Ainsi, les images lentes apparaissent comme proches des images de l'esprit, car la perception du temps chez l'Homme n'est pas uniforme; elle est non seulement parcellaire et fragmentée, comme nous le soulignions précédemment, mais elle peut également se moduler selon les évènements vécus et selon nos projections mentales. Si notre temps est éphémère et gradué à l'extérieur de notre esprit, nous sommes néanmoins dans l'incapacité de ressentir mentalement cette graduation, et c'est notre pensée qui détermine notre conscience du temps présent ou d'une durée passée.

Mais au-delà du point de vue du spectateur face à cette vidéo dont la durée est étirée à l'extrême, la notion de lenteur nous amène à penser sa texture, car l'image ralentie nous dévoile toute sa picturalité, entre fluidité et immobilité. Pour le réalisateur et essayiste Jean Epstein, le ralenti produit une image « entre solidification et liquéfaction » dont « la viscosité décrit ce à quoi le ralenti contraint le cinéma: tirer le temps vers l'illusion d'une matière, une matière plastique43. »

On retrouve ce rapprochement entre ralentissement et effet de matière de l'image dans le texte d'Alain Fleisher, La vague gelée, où il va jusqu'à comparer l'image ralentie à l'extrême avec le rite de l'embau-mement.

« La momification est la tentative de sauvegarder une architecture et une façade organique, l'une et l'autre support d'une image qui ne cesse de fuir et de se perdre, et où la ressemblance ne conserve une matière originelle authentique - la peau - que pour perdre forme et pour s'ouvrir au dissemblant. Cet étrange tissu élastique, empreinte de l'être qu'il habille et qu'il moule, est conservé par la momie

41 Ibid.

42 Ibid, p.123.

43 Jean Epstein, Ecrits sur le cinéma, tome 2, Paris, Editions Seghers, 1974, p. 45

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comme surface de contact entre positif et négatif, mais une surface qui perd peu à peu la mémoire des formes pour n'obéir plus qu'aux lois du vieillissement d'un tissu mort44. »

Ainsi, la texture de l'image vidéo ralentie jusqu'à être presque figée, serait comparable au tissu organique d'un corps momifié. A force d'étirement de sa durée, l'image vidéo perd de sa fluidité première, les pixels semblent s'agglutiner les uns aux autres par un effet de viscosité. Le mouvement interne de l'image, le passage de couleur d'un pixel à l'autre, s'abîme dans son ralentissement, et l'image cesse de n'être que représentation, elle se dilate peu à peu pour nous révéler une forme grotesque, l'image se fait matière informe. Mais si elle perd de son caractère identifiable, cette image gagne en matérialité, sa viscosité en appelle davantage au toucher qu'à la vue.

Au-delà de cet aspect de matérialisation et d'accentuation de la picturalité de l'image ralentie, il faut constater que ces images lentes insistent sur elles-mêmes, en nous renvoyant directement à leur propres matière et aux actions qu'elles représentent. Cette centralisation de l'image sur elle-même provoquée par le double effet de la boucle et du ralentissement, va à l'encontre d'un quelconque désir de narration. C'est la « pure action45» qui est mise en avant, celle de l'image, mais aussi celle des sculptures, et par extension, celle du spectateur.

Cette « pure action » c'est celle de l'immobilité des sculptures, du retour ininterrompu de la vidéo sur elle même, de la lenteur presque figée de la figure, et puis soudain, du surgissement de l'événement, de la figure qui bouge, qui se débat avant de retrouver son sommeil gelé. Françoise Parfait fait le parallèle entre le traitement temporel de l'image en mouvement qui relève « de questionnements liés à la sculpture : immuabilité et stabilité46 », et la démarche de compositeurs de musique répétitive (Philip Glass, La Monte Young, Steve Reich, Terry Riley ou encore John Adams) qui « ont eux aussi essayé de faire percevoir le présent du temps, en brisant le caractère illusionniste de la mélodie, par les effets de la répétition47. »

Autrement dit, en musique comme en vidéo, il convient de rompre avec les codes traditionnels du médium; la mélodie, comme la narration filmique, doit céder sa place à une approche plus radicale. A l'image de ces compositeurs qui ont cherché à faire entendre une musique différente, où le rythme importait plus que la mélodie, où l'auditeur était invité à éprouver véritablement les sonorités, la boucle et le ralenti en vidéo produisent des effets comparables. Il s'agit, à travers l'installation, d'amener le spectateur à percevoir le « présent du temps », dont parle Françoise Parfait, tout comme la focalisation

44 Alain Fleisher, «La vague gelée», Plasticité, Paris, Editions Léo Scheer, 2000, p.210.

45 « Il existe une crise de la narration au cinéma dont témoignent la Nouvelle Vague, le cinéma expérimental

des années 1960 et le cinéma indépendant américain, au profit très souvent des pures actions. L'obligation de raconter des histoires vient majoritairement du cinéma industriel et commercial : c'est une constatation et non un jugement de valeur, qui n'aurait aucune efficacité ici. Néanmoins, il est donc normal que le cinéma expérimental, puis la vidéo aient participé à la critique de cette fonction majoritaire mais épuisée du cinéma, en remettant en question le régime de croyance du récit. En questionnant les codes et les modalités du récit cinématographique, c'est le statut du spectateur en tant que sujet de diverses indentifications (au spectacle, au dispositif, aux personnages) qui s'est aussi déplacé. » Françoise Parfait, Vidéo : un art contemporain, op. cit., p.84.

46 Ibid, p.77.

47 Ibid.

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sur la « pure action ».

L'installation projection s'écarte alors de toute logique de récit. En pénétrant parmi ces formes figées, ces images momifiées, statufiées par la lenteur ou par la solidification des matériaux, le spectateur est invité à ressentir sa propre présence face à la prestance des artefacts qui l'entourent.

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Des formes à l'agonie.

Renversements et retournements.

Nous nous trouvons face à des figures érectiles privées de membre. Corps-troncs à la fois massifs et décharnés, livrant au regard ce qui d'ordinaire est caché, c'est-à-dire l'enchevêtrement de tissus, de matières qui ne sont pas sans évoquer les muscles et les organes du corps humain. Cette matière organique du corps n'est jamais visible, et lorsque cela arrive on la perçoit avec un certain dégout et même de l'effroi. Muscles, nerfs, veines, tissues, organes et humeurs ne sont généralement pas destinés à se répandre hors de nous. Nous sommes les contenants de ce fatras gluant et informe, ce sont nos os et notre peau qui leur donnent forme et les maintiennent en place.

Or ici, le corps semble avoir été retourné comme un gant, inversant ainsi le rapport intérieur/extérieur. De plus, certaines sculptures ont en guise de visage, quelque chose qui serait de l'ordre de la plaie béante ou du vagin. Cela n'est pas sans rappeler les mots de Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception, où il explique comment le renversement d'un objet entraine la perte de sa signification, et prend comme exemple la vision d'un visage renversé:

« Si quelqu'un est étendu sur son lit et que je le regarde en me plaçant à la tête du lit, pour un moment, ce visage est normal; Il y a bien un certain désordre dans les traits et j'ai du mal à comprendre le sourire comme sourire, mais je sens que je pourrais faire le tour du lit et je vois par les yeux d'un spectateur placé au pied du lit. Si le spectacle se prolonge, il change soudain d'aspect: le visage devient monstrueux, ses expressions effrayantes, les cils, les sourcils prennent un air de matérialité que je ne leur ai jamais trouvé. Pour la première fois, je vois vraiment ce visage renversé comme si c'était là sa posture «naturelle» : j'ai devant moi une tête pointue et sans cheveux, qui porte au front un orifice saignant et plein de dents, avec, à la place de la bouche, deux globes immobiles entourés de crins luisants et soulignés par des brosses dures48. »

Pourtant, bien que nous ayons le sentiment de voir dans ces sculptures ce fatras gluant, et alors qu'elles n'ont ni bras ni jambe, leur position dressée évoque le membre par excellence, membre de chair et de sang ; celui symbolique de la virilité. Mais cette érection n'est pas seulement celle du phallus, c'est celle de l'humain, de celui qui se lève et marche : c'est la position d'un rapport vertical au monde. Il y a une logique dans ces corps artificiels - corps sculptés ou projetés - du même ordre que la logique à laquelle répond notre propre corps ; celle d'une hiérarchisation verticale des formes, la base du corps est en bas, et la tête est en haut. Ainsi, la terre qui s'est faite chair chaotique nous renvoie à notre propre corps, notre propre allure tant extérieure qu'intérieure.

La figure vidéo répond elle aussi à cette logique de retournement, bien que le corps ne soit pas représenté de la même façon que dans les sculptures. Le corps filmé allongé sur le sol, donc en position horizontale, se retrouve exposé verticalement, ce qui accentue ainsi la lourdeur et la disproportion. Evidemment, le drapé qui recouvre le corps accentue ces effets tout en effaçant l'identité du

48 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p.292.

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personnage. Ce n'est pas une personne, ce n'est pas un homme ou une femme, c'est un corps tout juste reconnaissable.

Il faut ajouter à ces traitements formels, celui de la durée que j'ai évoqué précédemment avec le motif de la boucle, mais surtout avec celui de la lenteur. De cette lenteur - qui modifie, dans le cas de la vidéo, la texture de l'image en la rendant moins fluide et plus picturale -, Rosalind Krauss dira qu'elle « [...] engendre ce sentiment d' « inquiétante étrangeté » (Unheimlichkeit) dont parle Freud. Ou, plutôt, l'un de ses deux types: non celui qui a trait à la levée du refoulement de complexes infantiles, mais celui qui fait revenir de « primitives convictions » qui avaient été « surmontées », tel l'animisme. » Ainsi, c'est la lenteur qui trouble « la limite séparant l'animé de l'inanimé, l'organique de l'inorganique, le mort du vivant, et qui nous poussent à « débattre », comme dit Freud, « afin de juger si l'incroyable qui fut surmonté » (à savoir « la toute-puissance des pensées ») « ne pourrait pas, malgré tout, être réel ». Ce moment animiste de la perception est bref, il n'en est pas moins vertigineux49. »

La figure qui lévite apparaît alors comme l'image altérée d'un corps spectral aux frontières incertaines. Tout comme les sculptures aux allures de vigies primitives, ce corps étrange est entre le mouvement et la fixité, le vivant et le non vivant, le charnel et le spirituel.

Ces opérations plastiques, intervenant dans la vidéo comme dans la sculpture, produisent donc des formes que l'on pourrait situer dans un entre deux. Entre figuration et défiguration, entre construction et destruction, entre humanité et monstruosité. Et si elles ne basculent pas d'un côté ou de l'autre, c'est parce que cet état d'entre deux, cet équilibre fragile, est maintenu par les formes elles-mêmes, qui se construisent à travers leur propre déchéance. Alors que le processus de fabrication des sculptures, qui passe par l'altération des matériaux, tout comme le processus de fabrication de la vidéo passe par l'altération de l'image filmée, pourrait déboucher sur l'anéantissement de la figure, on constate que celle-ci survit toujours aux traitements presque violents, et même, qu'elle résulte de ces traitements. Ce travail des formes qui se renient sans cesse pour mieux s'affirmer, ce processus continu de déformation, de défiguration, nous amène donc à penser les sculptures et la vidéo sous le mode de l'informe50. Car l'informe, contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce n'est pas la perversion totale de la forme, ce n'est pas l'échouement de toute figure dans le chaos, mais c'est au contraire, un état transitif de la forme, une mutation active de la figure.

Déjà, dans Les Confessions d'Augustin, l'informe n'est pas considéré comme ce qui « manque de forme » ou comme la « privation de toute forme », mais comme une forme à « [l'] aspect insolite et

49 Yves-Alain Bois, Rosalind Krauss, L'informe, mode d'emploi, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1996,

p.193.

Sigmund Freud, « L'inquiétante étrangeté » (1919), repris dans Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, coll. « idées », 1971, p.205 - 206.

50 «Ainsi informe n'est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant

généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu'il désigne n'a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l'univers prenne forme. La philosophie entière n'a pas d'autre but: il s'agit de donner un redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre affirmer que l'univers ne ressemble à rien et n'est qu'informe revient à dire que l'univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat.»

Georges Bataille, « Informe », Documents 7, 1929

bizarre51 ».

Et pour Georges Didi-Huberman, « transgresser les formes ne veut donc pas dire se délier des formes, ni rester étranger à leur site. Revendiquer l'informe ne veut pas dire revendiquer des non-formes, mais plutôt s'engager dans un travail des formes équivalent à ce que serait un travail d'accouchement ou d'agonie: une ouverture, une déchirure, un processus déchirant mettant quelque chose à mort et, dans cette négativité même, inventant quelque chose d'absolument neuf, mettant quelque chose à jour, fût-il le jour d'une cruauté au travail dans les formes et dans le rapport entre formes - une cruauté dans les ressemblances. Dire que les formes travaillent à leur propre transgression, c'est dire qu'un tel travail - débat autant qu'agencement, déchirure autant que tressage - fait se ruer des formes contre d'autres formes, fait dévorer des formes par d'autres formes52. » Yve-Alain Bois rejoint Georges Didi-Huberman sur ce point en estimant que « l'informe est une opération53. » Ainsi « l'informe qualifierait donc un certain pouvoir qu'ont les formes elles-mêmes de se déformer toujours, de passer subitement du semblable au dissemblable, et plus précisément - car il eût suffi de dire déformation pour nommer tout cela - d'engager la forme humaine dans ce processus [...]54».

Ce travail « d'accouchement ou d'agonie » des formes dont parle Georges Didi-Huberman, tout comme l'idée d'Yve-Alain Bois d'une existence de l'informe sous le mode « opératoire », se perçoivent tout à fait lors du visionnage d'une des vidéos de Bill Viola.

Réalisée en 1979, Chott el-Djerid (a portrait in light and head), vidéo de 28 minutes, s'ouvre sur des plans de paysages enneigés de la Saskatchewan (au Canada) et de l'Illinois. Un son grésillant et venteux accompagne les images, et de temps en temps, le bruit d'une voiture se fait entendre sans que celle-ci n'apparaisse dans le plan. Les images sont entièrement blanches, aucune couleur ne transpa-rait, aucune limite dans le paysage n'est visible. La vidéo débute donc sur des images sans profondeur donnant ainsi l'effet d'un monochrome et l'impression forte de planéité. Puis, de cette blancheur envahissante, des formes grises et floues se détachent. Le motif de la maison, facilement reconnaissable, revient de façon récurrente au grès des images qui défilent. Il nous apparaît d'abord comme une forme indistincte, puis par des effets de zoom, se confirme sous nos yeux. Cette forme reconnaissable qui revient au grès des images, est comme un repère symbolique auquel on peut se référer; il est rassurant, on peut dire en le voyant « c'est une maison ». Mais, comme pour les autres formes signifiantes qui apparaitront, l'identification et l'affirmation qui la suit (« c'est une maison », « c'est un homme »), sont sans cesse mises en péril par les différents processus d'altération des formes intervenant dans

51 « Dans un désordre extrême, mon esprit déroulait des formes hideuses et repoussantes, mais qui étaient

pourtant des formes ; et j'appelais informe ce qui était en état, non pas de manquer de forme, mais d'en avoir une telle que, si elle apparaissait, son aspect insolite et bizarre rebutât mes sens et déconcertât la faiblesse de l'homme. Ce que je concevais ainsi était informe, non par privation de toute forme, mais par comparaison avec de plus belles formes. »

Augustin, Les Confessions, XII, VI, 6, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, in OEuvres de saint Augustin, XIV, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p.135.

52 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris,

Macula, 2003, p.21.

53 « L'informe n'est rien en soi, n'a d'autre existence qu'opératoire : c'est un performatif, comme le mot obs-

cène, dont la violence ne tient pas tant à ce à quoi il se réfère qu'à sa profération même. »

Yves-Alain Bois, «La valeur d'usage de l'informe», Yves-Alain Bois, Rosalind Krauss, L'informe, mode d'emploi, op. cit., p.15.

54 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit.,

56

p.135.

Bill Viola

Chott el-Djerid (a portrait in light and head), 1979, vidéo, 28'00.

 

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la vidéo. Ainsi, ce processus d'altération, au même titre que le procédé de retournement évoqué par Merleau-Ponty, participe de la perte de signification des formes. Dans les plans suivants, la différence de couleur entre terre et ciel s'affirme, la ligne d'horizon apparaît donc plus visible.

Mais, à la quatrième minute de la vidéo, cette ligne tend de nouveau à s'estomper - jusqu'à ce qu'on ne puisse plus que la deviner -, tout comme la couleur. Le blanc s'affirme de nouveau, et la planéité de l'image également. Un point noir apparait, d'abord presque indiscernable, puis de plus en plus visible au fur et à mesure qu'il s'approche et croît pour s'affirmer comme silhouette humaine. D'un pas entravé et trébuchant, celle-ci marche du lointain vers la caméra. L'image saute, s'emballe, menaçant la faible figure de disparition, puis parvient à se maintenir pour nous laisser assister aux derniers pas de cette énigmatique silhouette.

Ce plan fixe, qui dure près de quatre minutes, et certainement l'image la plus marquante - et la plus fragile - de toute la vidéo. Elle pose les bases visuelles et symboliques qui interviendront avec récurrence jusqu'à la fin de l'oeuvre ; images floues, formes et figures altérées, effet de planéité, lenteur, plans fixes, son grésillant.

La suite de la vidéo est constituée d'images tournées dans un lac salé au beau milieu du désert du Sahara. Cette transition d'un extrême climatique à l'autre se fait par un aveuglement de blancheur, neige et désert se confondent dans l'effet pictural qu'ils produisent, permettant ainsi une juxtaposition de paysages.

La majorité des images - des plans fixes qui montrent de vastes paysages désolés - témoignent des déformations et des illusions d'optiques qu'entraine l'intense chaleur du désert: effet miroir produisant des formes horizontalement symétriques, vagues de chaleur déformant les images et donnant un effet d'ondulation.

Bill Viola filme des silhouettes humaines, qui apparaissent alors comme flottantes dans la matière picturale brouillée du paysage. On reconnaît la présence humaine par sa verticalité et son déplacement caractéristique dans l'espace, mais elle ne se manifeste formellement que par des taches de couleurs étirées et vacillantes. Les paysages semblent donc sans repère ni limite, presque abstraits. Mais le paysage et les hommes ne sont pas les seuls à se trouver déformés, les véhicules aussi subissent le même sort. Toutefois, le choix que Viola a fait en les filmant dans leur éloignement ou leur rapprochement, instaure un autre rapport dans l'altération des formes qui s'effectue cette fois ci par un jeu de profondeur. En s'éloignant, les formes se déforment, se ramassent sur elles-mêmes, se ratatinent jusqu'à leur plus simple expression. Un camion devient alors une tache à peu près rectangulaire puis un point tremblotant, avant de ne se dissoudre totalement dans le paysage.

Ces déformations dues aux extrêmes conditions climatiques façonnent donc des images « visqueuses » - presque aqueuses - qui ne montrent pas le paysage tel qu'il est, c'est-à-dire figé sous un soleil de plomb, mais tel qu'il nous apparaît visuellement - tel qu'il est perçu par notre vision -, c'est-à-dire flottant et informe, comme soumis à une multitude de flux.

Cette impression se confirme lorsque, à la neuvième minute, différents plans montrent une mare d'eau rougeâtre subsistant entre des strates de sel cristallisé. Les plans se rapprochent de la mare jusqu'à ce que l'eau stagnante finisse par occuper tout le cadre de l'image. On retrouve alors l'idée du mono-

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chrome et de la planéité. Seules quelques bulles coagulées en îlots sont visibles à la surface de l'eau. Cette succession de plans sur la mare me semble parfaitement éloquente dans la vidéo de Viola. Elle témoigne non seulement de la comparaison entre l'eau comme matière et l'image vidéo comme matériau - on parlera de fluidité, de viscosité, d'ondulation -, mais surtout, elle met en avant une réflexion proprement liée aux formes et surtout à leurs déformations que l'artiste mène tout au long de Chott el-Djerid (a portrait in light and head).

Cette mare quelconque, ce trou sans forme avec son eau salie et ses attroupements informes de bulles, est à rapprocher des images de paysages déformés par la chaleur et des figures troubles qui y flottent. Viola nous livre ainsi une image brouillée du monde, où les contours se troublent, les êtres se confondent avec le paysage, tout se diffuse, tout se mêle et s'inter pénètre. Pourtant, les figures ne disparaissent pas, elles survivent aux effets visuels, et alors qu'on les pense dissoutes dans cette coalescence des formes, elles surgissent de nouveau, très lentement dans le lointain, maigres formes vacillantes en résistance contre le néant vers lequel tend l'image.

Au regard de cette vidéo de Bill Viola, on comprend combien l'informe est lié à des procédés et des processus plastiques ainsi qu'aux différentes manières d'appréhender - de filmer - les formes. Dans Chott el-Djerid (a portrait in light and head), Viola se sert délibérément des conditions climatiques et des déformations de l'image qu'elles produisent. Mais il n'hésite pas non plus, pour produire cet aspect informe, à user des moyens que lui offre sa caméra (grand angle, zoom), ainsi que des possibles défauts de la capture vidéo (flou, saut d'image). A ce sujet, Rosalind Krauss a établi que « la valeur de bouleversement visée dans le terme informe correspondait souvent à la mise en oeuvre d'un « procédé spatial spécifique » : gros plan, contre-plongée, rotation ou renversement à 180 degrés, forme rendue floue, érodée, recadrée, « invasion » de l'objet par son espace environnant, etc55. » On retrouve là bon nombre de procédés utilisés par Bill Viola, ainsi que dans ma propre démarche sculpturale et vidéo.

De l'obscurité à la coalescence des formes.

Les procédés plastiques intervenants dans la fabrication des volumes et de la vidéo ne sont pas l'unique facteur de production de l'informe. Lors de la présentation de ces artefacts, un élément vient lui aussi y contribuer; il s'agit de la lumière, ou plutôt du manque de lumière.

En effet, l'éclairage de l'installation, tout en révélant les statues au milieu de la pénombre, reste volontairement très ciblé et contrasté, altérant de ce fait notre vision des volumes. S'agissant de la lumière émise par le vidéo projecteur, elle participe elle aussi à l'instauration de l'informe dans l'installation, notamment lorsque, après avoir traversé l'écran, elle se trouve projetée sur les sculptures qui lui font face. Ces dernières se retrouvent alors éclairées par la lumière changeante et bleutée de la vidéo. Ainsi les volumes et l'image projetée entrent en contact par un effet de superposition. L'éclairage concentré, qui domine dans l'installation, participe de l'effet théâtral qu'elle dégage, et en n'éclairant que partiellement les volumes, et surtout l'espace qui les entoure, affirme l'obscurité dominante.

55 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit.,

p.22.

60

Cette question de l'éclairage et de l'obscurité a été amplement traitée en peinture, d'abord par le Caravage, et plus tard, par les caravagesques italiens. Mais c'est Georges de la Tour qui s'intéressa véritablement aux effets de la lumière artificielle dans le tableau. Là où chez le Caravage, la lumière provient souvent de l'extérieur du tableau, dans les oeuvres de La Tour la source lumineuse est clairement identifiable au sein même du tableau. On trouve par exemple dans Saint Joseph charpentier56 ou dans Le Nouveau-né57, des personnages qui tiennent une bougie, permettant ainsi l'apparition de scènes intimistes où les protagonistes se détachent de l'obscurité grâce à une lumière chaude et réduite.

Le souffleur à la lampe, peint en 1640, est un parfait exemple du style de La Tour. S'inspirant du modèle caravagesque, il accentue le traitement de la lumière, qui provient ici directement de l'intérieur du tableau. La scène est simple, presque banale, dans une ambiance nocturne et intimiste, un jeune garçon tient une lampe à hauteur de son visage. D'une main, il ouvre la lampe, tout en gonflant ses joues pour souffler sur la flamme. Le tableau montre cet instant du quotidien - à l'époque du peintre -, ce court moment où l'on éteint les lumières. Mais ainsi figé sur la toile, la scène prend un tout autre aspect. Le personnage n'est que partiellement éclairé par la lampe, son buste, son visage, et sa main droite sont les seules parties clairement visibles de son corps. On distingue toutefois sa main gauche qui porte la lampe, et bien qu'elle ne soit pas éclairée, elle apparaît en contraste avec le vêtement plus clair en arrière plan.

Aucune autre lumière n'intervient dans le tableau, c'est l'obscurité qui domine et qui nous place dans l'impossibilité d'appréhender l'espace, le lieu de la scène. De plus, cette obscurité dominante menace d'envahir définitivement le tableau, il suffirait pour cela que le garçon souffle, que la scène ait été peinte quelques minutes plus tard par le peintre; ainsi la figure, entièrement dépendante de la lumière pour exister - pour être vue et reconnue - est sur le point de se faire disparaître elle-même, de sombrer dans l'ombre en soufflant sur la flamme.

Les zones éclairées, parce qu'elle ne sont pas dispersées, concentre ce qu'il y a à voir. Richard E. Spear parle d'ailleurs, dans Caravage et La Tour, ténèbres et lumière de la grâce, d'« une lumière qui unifie la forme plutôt qu'elle ne la fracture58 ». Le souffleur semble donc surgir littéralement de l'ombre; son corps, n'étant que partiellement visible, nécessite pour le spectateur un effort d'imagina-tion afin d'en déterminer les contours. C'est l'éclairage qui, plutôt que de montrer clairement ce qu'il y a à voir, par un jeu de contrastes puissants, déforme ce qu'il révèle.

Ce visage sans tête - produit et exagéré par l'éclairage de la lampe -, posé au dessus d'étoffes évoquant la forme d'un corps, nous apparaît alors comme un masque. Les joues gonflées, les yeux mi-clos - on se trouve alors quasiment du côté de la grimace, comme celles que font les enfants qui jouent avec une lampe torche sous leurs draps -, et le geste presque superfétatoire de la main qui ouvre la lampe, renforcent l'impression de théâtralité que produit la scène.

56 Georges de la Tour, Saint Joseph charpentier, 1645, huile sur toile, 137 x 101 cm, Musée du Louvres,

Paris.

57 Georges de la Tour, Le Nouveau-né, 1648, huile sur toile, 76 x 91 cm, Musée des Beaux Arts, Rennes.

58 Richard E. Spear, «Caravage et La Tour, ténèbres et lumière de la grâce», L'âge d'or du nocturne, Paris,

Gallimard, 2001, p.106.

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Georges de la Tour

Le souffleur à la lampe, 1649, huile sur toile, 61 x 51 cm. Musée des Beaux Arts, Dijon.

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Cet aspect théâtral du visage ainsi éclairé, qui peut nous sembler presque grimaçant, transforme le jeune souffleur en figure grotesque59, entre jeu de la lumière et effroi de l'obscurité. Ainsi la dimension intimiste du tableau tourne quasiment au mystique, il y a une atmosphère mystérieuse qui entoure le personnage.

Les sculptures, tout comme le personnage du tableau de La Tour, semblent donc surgir de la pénombre. Et comme les visages de comédiens dont les traits se retrouvent déformés et exagérés par l'éclairage de la scène, le jeu de lumière favorise l'expressivité des sculptures. Les volumes figés apparaissent alors de façon moins nette. La théâtralisation par l'éclairage, les ombres produites et les forts contrastes animent presque les figures. Le tout instaure une ambiance grotesque, c'est-à-dire que nous sommes en présence d'un espace plongé dans l'obscurité, où les formes se corrompent par le jeu de l'éclairage.

Dès lors, on peut observer des effets similaires - contrastes, surgissement des formes, ombre dominante - dans certaines photographies de Cindy Sherman, notamment dans Untitled # 110 réalisée en 1982. Contrairement au tableau de La Tour, la lumière provient de l'extérieur de la photographie - renouant alors avec les codes caravagesques - et éclaire partiellement et de manière fortement contrastée le corps d'une femme; celle-ci se tient les mains jointes et on devine que son visage est tourné vers la source de lumière.

L'éclairage, qui ne parvient pas à révéler le visage du personnage, met en avant le drapé des tissus du vêtement. La photographie nous renvoie à une scène très intime, et pourtant assez énigmatique, pas seulement parce que l'identité de la femme nous est cachée, mais surtout parce que sa position, son attitude à demi dissimulée dans l'ombre, questionnent les circonstances fictionnelles de la photographie.

Mais ce qui nous intéresse ici c'est l'aspect formel qu'instaure l'éclairage et la perception qui découle de cet aspect. Pour Rosalind Krauss, un des « [signifiants] de l'informe mis en oeuvre par Sherman est la lumière sauvage qui frappe au hasard, tous azimuts : une espèce de dispersion lumineuse qui n'est pas sans évoquer le concept de Regard proposé par Jacques Lacan, regard qui « participe toujours de l'ambiguïté du joyau ». Cette lumière éparse - qui tantôt rehausse des morceaux de chair ou de tissus émergeant abruptement d'une pénombre opaque et indifférenciée, tantôt incendie de son contre-jour l'auréole de cheveux d'un visage demeurant invisible - prévient toujours la coalescence de la Gestalt60. » Et elle précise en expliquant que « si la femme-en-tant-que-fétiche doit fonctionner, c'est en tant que Gestalt, à savoir non seulement en tant que corps intègre auquel « rien ne manque », mais en tant qu'image verticale : telle est en effet l'orientation que la Gestalt assume toujours dans l'imaginaire, miroir de la position verticale du spectateur. C'est justement cette verticalité, elle-même un signifiant, qui permet au « signifiant phallique » de recouvrir la forme-image, la coopération des deux produisant

59 « Qui outre et contrefait la nature d'une manière bizarre » indique le Littré, et c'est bien ce que fait subir

l'éclairage au visage du personnage dans le tableau. Emile Littré, Le nouveau Petit Littré, op. cit., p.954.

60 Rosalind Krauss , «Le destin de l'informe», Yve-Alain Bois, Rosalind Krauss, L'informe, mode d'emploi, op.

cit., p.230.

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Cindy Sherman

Untitled # 10, 1982, photographie, 115,6 x 76,2 cm.

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l'unité cognitive: la Gestalt comme tout unifié garantissant que la mobilité du signifiant se fixera sur un sens, lui-même articulé comme unité du signifié [...]61. »

Ainsi, cette « lumière sauvage » qui éclaire et arrache de l'ombre quelques morceaux informes, permet à notre imagination - par la Gestalt, qui est le procédé mental par lequel nous percevons un ensemble comme un tout organisé - de se figurer une certaine forme, d'établir une certaine cohérence entre ces différents fragments. On retrouve également dans les propos de Rosalind Krauss ce que j'évoquais précédemment, cette idée de « signifiant phallique » introduit par la verticalité des formes qui renverrait à « la position vertical du spectateur», et qui permettrait donc l'attribution d'un caractère anthropomorphique à ces formes.

Ces jeux d'ombres et de lumières participent en outre d'un phénomène de coalescence des formes. Alors que la figure se perd dans l'obscurité et que les formes se trouvent corrompues par l'éclai-rage, c'est notre imagination qui prend le relai et qui tisse d'improbables liens entre les îlots éclairés surgissant du noir.

Et alors qu'une lumière trop fortement dosée, tend par un effet d'érosion lumineuse à dissoudre la figuration, comme le remarque Daniel Arasse en faisant l'analyse du tableau de Vermeer, L'art de la pein-ture62. Il déclare en effet que « la lumière éblouit la connaissance de ce qu'elle montre. C'est à dire que quand la carte géographique est éclairée par la lumière, on ne peut plus lire la carte géographique63. » L'obscurité elle, dissimule les formes par l'ombre. Et le peu de lumière présente a tendance à dénaturer les formes, à les faire tomber dans l'informe. Mais alors qu'il n'y a que lumière dans la lumière - elle ne saurait s'aliéner sans se corrompre, on parle de pleine lumière - l'obscurité elle est vide, elle est justement le manque de lumière, l'absence. Ce vide peut donc se remplir de toutes sortes de choses. Or justement, d'après Schiller, « l'obscurité [...] n'est pas terrible par elle-même, mais parce qu'elle nous cache les objets, et que dès lors elle nous livre à toute la puissance de l'imagination64. » Et il conclu en précisant que « l'imagination se montre bien plus occupée encore de faire de l'indéterminé, du mystérieux, de l'impénétrable, un objet de terreur. C'est proprement dit qu'elle est dans son élément; car n'étant pas bornée par la réalité, et ses opérations n'étant pas restreintes à un cas particulier, le domaine immense des possibilités lui est ouvert65. » Ainsi notre esprit, face à l'obscurité vide, se fait un devoir de la peupler.

Informes figures humaines et sentiment d'effroi.

Au fil de ces opérations, de ces procédés qui mettent en place l'informe, on constate que la perversion des formes peut nous apparaître comme quelque chose d'hideux et de repoussant. J'évoquais précédemment l'idée de fatras gluant et de grotesque, et Rosalind Krauss parlait du sentiment « d'in-

61 Ibid, p.229.

62 Vermeer, L'art de la peinture. Kunsthistorisches Museum, Vienne, 130 x110 cm, 1665.

63 Daniel Arasse, Histoire de peintures, Vermeer : fin et flou, émissions enregistrées pour France Culture,

2003.

64 Friedrich Von Schiller, Du Sublime, Fragment sur le Sublime, trad. A. Régnier, Arles, Editions Sulliver, 1997,

p.66.

65 Ibid, p.65.

65

quiétante étrangeté » prodigué par la lenteur et les formes qu'elle engendre. Georges Didi-Huberman quant à lui, parle d'un registre dans lequel « se décomposent les données traditionnelles de la « figure humaine » : le registre non artistique de « faits inquiétants » et d'objets dans lesquels l'anthropomor-phisme, voué à certaines opérations plus ou moins obscures, devient une « chose » de terreur bien plutôt qu'un « sujet » de beauté66. »

Or, les situations « non artistiques » qui nous placent face à l'informité des corps, sont généralement des situations peu appréciables, et même parfaitement rebutantes. Georges Bataille nous parle de la « terreur extrême » éprouvée par les primitifs face à « l'aspect intolérable des chairs en décomposition » et de « l'excès de virulence active de la pourriture67 ». Quant à Georges Didi-Huberman, il qualifie « la décomposition [...] de la chair elle-même » comme étant « atrocement multicolore, et presque « vivante »68 ».

Ainsi la figure de l'informe, en nous renvoyant à une certaine morbidité, devient angoissante, et le fait de lui prêter un caractère humain et des propriétés anthropomorphes renforce ce sentiment de malaise. L'informité du corps est instinctivement pour nous le synonyme de la maladie ou pire, de la mort et son ignoble putréfaction. L'informe dans le domaine artistique nous amènerait donc vers des considérations que nous éprouvons d'ordinaire face à ce que Georges Didi-Huberman qualifie de « registre non artistique ».

Pour illustrer son propos, Georges Didi-Huberman s'appui sur une photographie d'Eli Lotar parue dans la revue Documents69, intitulée Aux abattoirs de la Villette. On voit sur cette photographie en noir et blanc, un petit tas de peau enroulée sur elle-même se trouvant au premier plan. Une trainée sombre et gluante - certainement de sang - relie ce petit tas de peau à une porte fermée située en arrière plan. Pour Georges Didi-Huberman, cette image « proposée au regard du lecteur de Documents est aussi une image de mouvement malgré tout. C'est quelque chose qui bougeait vivant - un « animal » -, et c'est quelque chose qui, mort, bouge encore, traîné jusque devant cette porte fermée, exhibant encore la trace de son déplacement70. »

On peut alors rapprocher cette photographie d'un texte de Georges Bataille dans lequel il nous fait la description - à grand renfort de détails - de sacrifices rituels chez les aztèques71.

66 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit.,

p.105.

67 Georges Bataille, « Le masque » (1934), cité par Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou

le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit., p.105.

68 «Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op.

cit., p.109.

69 « Documents était, du moins dans l'esprit de Georges Wildenstein, qui la finançait au même titre que la

Gazette des beaux-arts, une véritable « revue d'art » : luxueuse et très illustrée, orientée pour une bonne part sur un point de vue iconographique [...]. Mais Bataille fit bien plus, on le sait, que jouer à ce jeu là. Paraphrasant son expression célèbre relative à la notion, ou plutôt à l'usage du dictionnaire, nous pourrions dire ici que, pour lui, une revue d'art devait commencer - ou commencer d'exploser - à partir du moment où elle ne donnerait plus le sens, mais les besognes des images. »

Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit., p.12.

70 Ibid, p.162.

71 « Le prêtre faisait maintenir un homme le ventre en l'air, les reins cambrés sur une sorte de grande borne

et lui ouvrait le tronc en le frappant violement d'un coup de couteau de pierre brillante. Les os étant ainsi tranchés, le coeur était saisi à pleines mains dans l'ouverture inondée de sang et arraché violement avec une habilité et une promptitude telles que cette masse sanglante continuait à palpiter organiquement pendant quelques secondes au-

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Elie Lotar

Aux abattoirs de la Villette, 1929, photographie tirée de l'article «Abattoir», Documents n°16.

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Dans ce rituel de sacrifice comme dans l'abatage de la vache, il résulte un résidu de la chose anéantie: un petit tas de peau. Détruire une forme en produit donc une autre, moins déterminée, celle de l'informe. Et il en va de même dans la fabrication des sculptures; à chaque nouvelle intervention, après séchage, des morceaux sont brisés et perdus, laissant apparaître de nouvelles formes, celles de strates jusque-là dissimulées. Mais cette altération comme processus de fabrication des sculptures, et aussi de l'image vidéo, ne mène pas à l'anéantissement de la figure humaine, ni à la disparition de toute forme. Tout comme la peau écorchée du sacrifié aztèque qui retrouve forme humaine lorsque le prêtre la place sur son propre corps, la figure humaine demeure présente et décelable.

Didi-Huberman explique à ce propos que « l'informe, ce n'est pas que le corps ouvert, écrasé, dépecé et dévoré de la victime aztèque soit seulement autre chose qu'une « Figure humaine » ; c'est l'avène-ment d'un paradoxe supplémentaire et décisif, intimement plus cruel - infiniment plus cruel -, d'un paradoxe selon lequel toute « Figure humaine » demeure « Figure72 » et demeure « humaine», bien que capable d'ouverture, décrassement, d'écorchement ou de dévoration73. »

Le principe de cruauté et de violence, qui vise à l'altération des formes et à leur perversion - que ce soit par leur processus de fabrication ou par leur mode d'exposition - contribue donc, non pas à évacuer les formes de l'humain, mais à les troubler au point de demeurer sur le seuil de l'indétermination du caractère vivant ou mort, mouvant ou immobile, sacré ou impure des figures présentes.

« Le deuil de la « Figure humaine » ne saurait être qu'un interminable, un incurable processus: nul ne sait résoudre le deuil de la « Figure humaine », se résoudre à sa perte, et Bataille, pas plus qu'un autre, n'a voulu ni cru en finir avec elle. La « Figure humaine » ne saurait s'absenter absolument de notre monde: sa perte ne saurait être qu'un moment catastrophique, un accident, une syncope, un symptôme.

[...] La « Figure humaine » demeurerait ainsi l'indestructible socle de toute pensée humaine. Même dans le champ esthétique, l'informe ne saurait donc se donner comme un résultat absolument réalisé: l'informe, nous l'avons vu, procède de mouvements - horreurs ou désirs -, et non de stases obtenues. Il n'est, il ne sera jamais absolu (il perdrait du même coup sa valeur de démenti). Il tend toujours vers un impossible, il ne réalise en fait que l'impossibilité même d'un résultat définitif. Voilà pourquoi il n'est qu'une « mise en mouvement » - mais telle est sa positivité par excellence, sa haute d'affirmation -, et non la « fin » de ce mouvement74. »

dessus de la braise rouge : ensuite le cadavre rejeté dégringolait avec lourdeur jusqu'au bas d'un escalier. Enfin, le soir venu, tous les cadavres étant écorchés, dépecés et cuits, les prêtres venaient les manger.

Ceux-ci ne se contentaient d'ailleurs pas toujours de s'inonder de sang, d'en inonder les murs du temple, les idoles, les fleurs brillantes dont l'autel était encombré : à certains sacrifices comportant l'écorchement immédiat de l'homme frappé, le prêtre exalté se couvrait le visage avec la peau sanglante du visage et le corps avec celle du corps. Ainsi revêtu de ce costume incroyable, il priait son dieu avec délire. »

Georges Bataille, « L'Amérique disparue » (1928), OEuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970, p.156-157.

72 Déjà nous l'avions constaté avec la vidéo de Bill Viola, Chott el-Djerid (a portrait in light and head), bien

qu'elles soient étirées, déformées, dissoutes et floues, les figures humaines restent toujours décelables dans le paysage.

73 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op.

cit., p.136.

74 Ibid, p.167.

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Ce qui lévite et ce qui rampe, ce qui nous élève et ce qui nous abaisse.

Les présences du drapé.

Le drapé est également un des facteurs qui joue en faveur du processus de l'informe. Tout d'abord, dans les sculptures elles-mêmes, les tissus imbibés d'argile sont disposés de façon à former des effets de froissement, de plissement, produisant ainsi des drapés fossilisés. Mais ces drapés figés et tombants évoquent plus la lourdeur et la rude matérialité des matériaux que la légèreté et la grâce. Dans le cas de la projection vidéo, on notera la présence de deux formes de drapés qui se superposent, celui du tissu qui enserre le corps du personnage de la vidéo, et celui de la toile de projection. Alors que le premier apparaît comme l'expression d'une contrainte - le corps est prisonnier de ce cocon -, le second, suspendu en l'air, est plus léger et plus fragile.

L'enveloppement du corps dans l'image vidéo, tout comme les volumes de tissu et d'argile des sculptures, participent de la transformation des figures. Ainsi, « la métamorphose est affaire de draperie [et le drapé aurait alors] le pouvoir de déguiser, de bouleverser l'aspect, de dissimuler l'humain et de faire apparaître l'animalité75. » Mais lorsque, comme avec les sculptures qui évoquent ce que je qualifiais d'un corps retourné comme un gant, ce qui se transforme se trouve être notre propre corps, on comprend que « notre draperie la plus immédiate - notre peau - [se retrouve] mise en demeure de s'ouvrir, de se déplier, de se chiffonner autrement pour nous faire passer à l'informe et à l'inhuma-nité76. »

Il y a donc dans cette installation la mise en relation entre des éléments qui se ressemblent tout en demeurant différents de par leur signifiance. Alors que les drapés de l'écran en lévitation et du personnage spectral de la vidéo nous évoquent une certaine grâce aérienne, fantomatique, presque insaisissable, les lourds drapés des sculptures nous renvoient aux chairs tombantes, à l'informité des tissus, à la déformation de la matière, à l'affaissement des choses, à la flétrissure de ce qui choit.

Dans son livre Ninfa moderna, Georges Didi-Huberman étudie le motif du drapé à travers la figure de Ninfa révélée par Aby Warburg. Il définit ces Ninfa, ou « nymphes », au tout début de l'ou-vrage, comme étant des « divinités mineures sans pouvoir « institutionnel », mais irradiantes d'une véritable puissance à fasciner, à bouleverser l'âme et, avec elle, tout possible savoir sur l'âme77. » Cette figure mouvante78 et drapée, qui apparaît de manière récurrente dans l'histoire de l'art, symbolise pour Georges Didi-Huberman « la « survivance » de ces paradoxales choses du temps, à peine existantes,

75 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, essai sur le drapé tombé, Paris, Gallimard, 2002, p.106.

76 Ibid.

77 Ibid, p.7.

78 « Héroïne impersonnelle de l'aura - ce lointain du temps qui émeut l'événement de nos regards -, elle

se meut constamment entre l'air et la pierre, l'effluve et la paralysie : fuyante comme un vent, mais pâle et tenace comme un fossile. Héroïne démultipliable de l'inquiétante étrangeté, elle nous fait don d' « arrière-ressemblances » où tous les temps, soudain, se mettent à danser ensemble. Et où toutes ses incarnations possibles viennent se

mêler comme en un rêve. » Ibid. p.11.

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indestructibles pourtant, qui nous viennent de très loin et sont incapables de mourir tout à fait79. » Et de cette semi divinité qui semble choir au fil du temps dans les oeuvres, Georges Didi-Huberman en vient à nous parler de son drapé tombé qui se change alors en une forme basse et ignoble, à l'image des guenilles et des peaux écorchées que l'on trouve sur les trottoirs des villes.

Evoquant le Triomphe de Pan de Nicolas Poussin, Georges Didi-Huberman débute son analyse du drapé déchu en mettant en avant deux aspects incontournables de cette figure: le premier lié à sa fonction, celle d'un ornement somptueux pour le corps (en l'occurrence le corps divin), et le second lié à la conséquence de sa chute, qui est d'être réduit à l'état de résidu.

« L'orgie des dieux antiques laisse toujours des restes visibles aux humains arrivés plus tard : ce tas, ce reste central, ce beau chiffon en est un. Troublant pour le destin qu'il fait subir à l'anthropomorphisme: la forme humaine s'est absentée, en effet. Mais elle demeure en suspens - ou plutôt en repli, en rebut -, comme une dernière forme possible pour le désir humain. Quelque chose comme un haillon du temps80. »

Nicolas Poussin

Le triomphe de Pan, 1636, huile sur toile, 138 x 157 cm. National Gallery, Londres.

79 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, essai sur le drapé tombé, op. cit., p.11.

80 Ibid, p.24.

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Et ce drapé tombé au sol, volontairement abandonné par les dieux festoyant, n'est pas sans nous rappeler une autre forme de draperies, délestées elles, malgré la volonté de leur propriétaire; celles du tas de peau pliée dans la photographie d'Eli Lotar que j'évoquais précédemment. Ce résidu sanguinolent, que l'on imagine lourd et compact, ultime témoignage de l'existence de l'animal, est bien loin du drapé léger des nymphes. Et comme l'indique Georges Didi-Huberman, ces « draperies effarantes [...] ne sont plus l' « accessoire en mouvement » pensé comme un supplément de grâce ou l'habillage subtil de la nudité humaine. Elles sont l' « accessoire en mouvement » pensé comme supplément d'horreur: une excrétion interne, viscérale, de la nudité animale dont Georges Bataille sait bien qu'elle impose empathiquement l'image - la hantise anthropomorphe - de notre propre nudité ouverte81. »

Ce cuir de vache, qu'on a trainé et abandonné là, au milieu d'une cour au sol poisseux, tout comme l'étoffe des dieux, se trouve dans un état intermédiaire, déjà mort, déjà déchu, et pourtant toujours identifiable, toujours rattachable à son ancien propriétaire; « encore humain - voir anthropomorphe - et déjà informe. Encore repérable dans sa fonction et déjà ne servant plus à rien. Encore chose déterminée, déjà matière indéterminée82. »

Rejoignant ainsi ce que j'évoquais précédemment au sujet de l'incapacité de l'informe à évacuer totalement la figure humaine; on constate à présent que non seulement ces formes ignobles, ces résidus de nous-mêmes, ces restes de matière, ne font pas disparaître la figure, mais qu'au contraire, ils en témoignent de la façon la plus troublante.

« Bref, la forme du vivant, lorsque mise à mort, accouche de quelque chose qui n'est pas l'informe par simple négation - par simple disparition, par simple privation -, mais l'informe par survivance [...]. Or, dans ce processus, la draperie s'avère partout présente: supplément de grâce dans la figuration humaine, elle devient supplément d'horreur dans l'humaine charogne83. »

Et il en va de même lorsque, dans les sculptures et dans la vidéo j'applique volontairement des procédés d'altération et de recouvrement des formes, celles-ci plutôt que de disparaître, ressurgissent par un effet de survivance84 formelle. Mais cette survie des formes, ce passage de la disparition à la réapparition, ne les laisse pas indemnes. Georges Didi-Huberman nous explique à ce propos que « les choses qui se transmettent dans les survivances deviennent - et reviennent - toujours plus impures85. » Et donc, si la forme fait son retour, elle n'est pourtant plus tout à fait la même, elle se retrouve abîmée par le processus qui l'a façonnée.

On retrouve notamment cette notion du drapé tombé comme reste dans l'installation Les Manteaux de Christian Boltanski, qu'il réalisa dans l'église Santo Domingo de Bonaval en 1995. Tout d'abord, il faut bien constater que le lieu religieux a toute son importance, c'est un lieu autre que le musée ou la galerie, non destiné à accueillir des oeuvres, qui amène le spectateur à penser l'oeuvre

81 Ibid, p.144.

82 Ibid, p.91.

83 Ibid, p.100.

84 « Ce qui demeure d'un ancien état, d'une chose disparue », tiré de l'article « survivance ».

Emile Littré, Le nouveau Petit Littré, op. cit., p.2039.

85 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, essai sur le drapé tombé, op. cit., p.90.

autrement que sous le simple mode du plaisir contemplatif - ce qui a toute son importance dans le travail de Boltanski. Ainsi, en s'éloignant du musée, les installations de Boltanski ne visent pas à « critiquer le système expositonnel mais [à] mettre en exergue le spectateur en tant que créature douée de sensa-tions86. » Et comme nous l'indique Catherine Grenier, « en choisissant la relique plutôt que l'image et le registre de l'émotion plutôt que la réflexion critique, Boltanski réduit au minimum la distance entre l'art et le spectateur. Il ravive ainsi la conception romantique d'un art efficace, qui met son pouvoir suggestif et émotionnel au service d'un bouleversement de l'univers intime du spectateur87. »

Mais la vocation de l'oeuvre de Boltanski ne s'arrête pas à sa simple apparence spectaculaire, les sensations et les émotions du spectateur doivent le mener au-delà des formes et des préoccupations esthétiques.

Christian Boltanski

Les Manteaux, 1995, installation. Eglise Santo Domingo de Bonaval.

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Tel un escadron d'anges tombés sur terre, des vêtements s'étalent sur le sol de manière ordonnée, occupant ainsi toute la partie centrale de l'église. Le contraste est saisissant entre la disposition en rangs disciplinés, tellement humaine, tellement organisée et sage, et les positions grotesques - manches écartées, étoffes bien étalées - des manteaux, comme s'ils venaient tout juste de s'écraser violement sur le sol.

Ainsi disposés, ces manteaux vides, étoffes dégonflées, privées de volume, évoquent la pathétique

86 Nicolas de Oliveira, Nicolas Oxley, Michael Petry, Installations II, l'empire des sens, Londres, Editions

Thames & Hudson, 2003, p.53.

87 Catherine Grenier, « Il y a une histoire... », Boltanski, Paris, Flammarion, 2009, p.75.

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absence des corps qu'ils sont censés contenir.

Leur absence ne semble pourtant pas ancienne, la position des manteaux témoigne encore des corps - les bras écartés, les têtes tournées dans la même direction -, on serait tenté de les toucher pour constater qu'ils sont encore tièdes de la vie qu'ils abritaient.

Catherine Grenier parle d'une « identification métonymique du vêtement à l'homme », et elle ajoute que « ces tas de dépouilles informes ou organisés nous rappellent les amoncellements d'objets ou de corps de l'univers concentrationnaire88. » Plus que de simples manteaux déposés sur le sol, nous nous trouvons devant des dépouilles d'humanité, véritables cénotaphes89, indices d'une présence, d'un probable mouvement, d'une chaleur des corps à jamais évaporée.

Ainsi, l'oeuvre de Boltanski déclencherait, dans un premier temps, l'empathie des spectateurs, puis de cette empathie, les mènerait vers une forme d'anamnèse. D'abord déstabilisés, sans doute troublés ou même rebutés par ces reliques, ces résidus d'humanité, les spectateurs finiraient par s'identifier, par se reconnaître dans ces manteaux - ou plutôt par reconnaître que ce qui manque, c'est eux. Ainsi, « tous ces éléments concourent à la mise en condition du visiteur, convié à un parcours qui n'est autre qu'un processus de remémoration90. »

Au même titre que les restes d'un saint martyr, ces fripes font office de reliques. Mais là où les ossements vénérés du saint servent à nous faire prendre conscience des souffrances dont il fut victime, les manteaux effondrés de Boltansky ne désignent pas une souffrance en particulier, nous ne pouvons que constater un résultat, l'absence de l'humain. Mais c'est justement ce choix de ne pas pointer une souffrance en particulier qui permet au spectateur d'accéder à un processus d'anamnèse qui lui ait propre. Ces rangées de vêtements informes et sans identité nous renvoient donc à nos propres disparitions, aux restes de nos drames intimes.

Or, cette notion du drapé comme résidu, comme reste ou comme rebut est bien présente dans mon travail. Les procédés successifs d'altération et de recouvrement des formes, tant en sculpture qu'en vidéo, évoqués tout au long de mon développement, donnent bien naissance à des formes abîmées, altérées, que j'ai d'ailleurs qualifiées de proches du palimpseste, et même d'informes. Ces formes là, de par leur aspect plastique final, s'approchent donc grandement d'objets rendus désuets et usés, condamnés à l'état de résidus.

La fabrication des sculptures, au-delà des procédés employés, comprend l'utilisation de matériaux qui sont eux-mêmes des résidus, des objets usés ; vieux vêtements et tissus, bois de récupération, métaux rouillés. Et c'est justement l'utilisation de tels matériaux qui donne à ces sculptures leur aspect si particulier, proche de celui des oeuvres primitives.

Et dans le cas de la vidéo, il faut d'une part constater l'aspect même de l'image, très abîmé et contrasté, résultat de refilmages entrainant une perte certaine de qualité et ne donnant finalement à voir que l'image d'une image, autrement dit un reste d'une image; et d'autre part, lors de la projection finale

88 Catherine Grenier, « Il y a une histoire... », Boltanski, op. cit., p.71.

89 « (Du grec kenotaphion, de kenos, vide, et taphos, tombeau) Tombeau vide, dressé à un mort dont on

n'a pas le corps. » , tiré de l'article « Cénotaphe ». Emile Littré, Le nouveau Petit Littré, op. cit., p.298.

90 Catherine Grenier, « Il y a une histoire... », Boltanski, op. cit., p.75.

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de cette image vidéo, le dispositif de l'écran translucide rejoue encore une fois de cette altération en laissant filtrer jusqu'au mur l'image dans son état le plus résiduel.

Mise en scène pour des objets tabous.

Ainsi la relation établie entre le spectateur et les artefacts présentés au sein de l'installation projection relève moins d'un pur jugement esthétique que d'un rapport physique et émotionnel. Cette relation particulière se rapproche donc de celle que l'on peut éprouver face à une relique ou n'importe quel autre objet qui nous semble chargé d'une certaine force, d'un probable vécu. Ces objets, comme les artefacts de l'installation, dégagent donc un sentiment d'inquiétante étrangeté, comme s'ils nous étaient à la fois familiers - c'est-à-dire qu'ils présentent des formes reconnaissables, que l'on peut les nommer, les désigner - et en même temps si éloignés de nous mêmes.

Dès lors, il me semble concevable d'effectuer un rapprochement entre ce que Georges Didi-Huberman développe autour de la forme du drapé-déchet - c'est-à-dire cette capacité à pouvoir être l'expression d'une grâce céleste, et l'instant d'après celle d'une « hantise anthropomorphique » - et ce que Freud dit des objets tabous.

En effet, dans son célèbre ouvrage Totem et tabou, Freud explique que la notion de tabou « présente deux significations opposées : d'un côté, celle du sacré, consacré; de l'autre, celle d'inquiétant, de dangereux, d'interdit, d'impur91. »

On retrouve donc ce même aspect dichotomique que souligne Georges Didi-Huberman dans son approche du drapé, tout comme nous l'avons constaté dans l'oeuvre de Boltansky ou dans le cas de l'ins-tallation qui nous occupe, cette tendance à nous évoquer autant le sentiment du sacré et de la grâce que celui du répugnant et de l'horreur.

Mais le rapprochement ne s'arrête pas là, puisque Freud précise bien que sont tabou les « adolescents [...] pendant la célébration de leur maturité, les femmes pendant la menstruation et immédiatement après les couches; sont encore tabou les enfants nouveaux-nés, les malades et, surtout, les morts. De même, les objets dont un homme se sert constamment, ses habits, ses outils, ses armes, sont, d'une façon permanente, tabou pour les autres92. »

Ainsi, sont donc considérés comme tabou, les êtres et les objets en situation de transition, de mutation, d'entre-deux. Et dans cette idée de mutation, de transformation, on se rapproche de la notion de l'in-forme qui est précisément liée à ce moment de bouleversement des formes, lorsque celle-ci se trouve entre construction et destruction d'elle-même.

Mais aussi, les objets personnels, qui sont, durant la vie, comme les ergots - les prolongements physiques - d'une personne, et qui, une fois détachés de celle-ci, nous apparaissent en tant que résidus, restes ou reliques de cette personne. Mais dans ces résidus, il subsiste en quelque sorte l'aura de la personne. Ils en sont détachés, mais pourtant toujours liés, et à ce titre ils nous apparaissent comme

91 Sigmund Freud, Totem et Tabou, Paris, Editions Payot et Rivages, 2001, p.35.

92 Ibid, p.42.

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une passerelle entre nous et le disparu, entre notre réalité concrète et d'autres champs du possible. Ainsi, la notion tabou appliquée à des oeuvres précises - c'est-à-dire celles mettant en scène ces formes que j'ai précédemment rapprochées de la figure du cénotaphe -, nous amène bien à penser l'objet d'art sous le mode d'une certaine fascination doublée d'un fort sentiment d'inquiétante étrangeté éprouvées au contact de ce seul est même objet.

Or, si l'on considère ces oeuvres du point de vue du tabou, il convient de penser les conditions de l'expérience de cette dimension taboue. Il faut aborder l'oeuvre tel qu'on le ferait avec un objet porteur d'une puissance tabou, c'est-à-dire selon une certaine forme de ritualisation et de mise en condition de l'expérimentation de l'oeuvre par le spectateur.

En effet, la relation à l'objet tabou est toujours régie par un certain nombre de codes, de rites, de lieux et de situations socialement marquantes ; deuil, naissance, guerre, hiérarchie au sein du groupe. Freud décrit à maintes reprises dans son livre ces situations concrètes dans lesquelles s'appliquent les rites autour des différents tabous. Ainsi, la notion de tabou est-elle liée à des conditions bien spécifiques. Or, si l'on considère cela du point de vue de l'oeuvre d'art, il s'agit alors de penser aux procédés de mise en condition de réception des oeuvres. Pour qu'une impression mêlée de fascination et d'inquiétante étrangeté se dégage des objets exposés, leur mode de présentation, et le parcours des spectateurs - parfois ritualisé -, semblent tout à fait importants.

Et dans le cadre de mon installation-projection, les conditions d'exposition des sculptures et de la vidéo nous amènent à regarder ces objets non plus comme de simples résidus quelque peu rebutants, mais comme de possibles reliques pleines d'évocations. Le dispositif de présentation affirme la dimension presque étrange de ces avatars situés entre le spirituel et la charogne, l'humain et l'in-forme. La mise en scène théâtrale de l'espace me permet donc de confronter les spectateurs à ces éléments d'ordinaire refoulés dans notre vie quotidienne, ces éléments que l'on considère comme tabou: « la représentation d'un corps sensible, qui échappe à la raison, au contrôle d'une société puritaine, horrifiée par l'animalité, la mort et l'infirmité, en un mot par ce qui borde l'existence, le développement et la dégénérescence du corps humain93. »

Et il y a bien fascination à l'endroit du terrible, de l'interdit incarné par l'objet tabou; notre regard est toujours attiré par ce que notre morale nous incite à ne pas voir. Devant la momie, le cadavre, les restes sacrés, notre regard semble toujours moins habité par la piété que par la curiosité, nous voulons voir l'impur et peut-être tenter d'y déceler le sacré.

Christian Boltanski dit à ce propos qu'« il y a, avec la Shoah, une fascination identique à celle qu'on peut ressentir avec un accident de la route. On sait que c'est douloureux mais on regarde quand même. L'une des choses les plus surprenantes et les plus intéressantes à étudier, c'est que nous sommes vivants et que nous allons mourir. La transformation de quelqu'un en tas de merde... Il y a une fascination, une mauvaise fascination, pour cela94. »

Et c'est donc pour régir cette pulsion vers l'impure, cette fascination mêlée de peur, que les hommes ont mis en place des règles, des frontières à respecter, des modes de passages, en un mot, des rituels.

93 Pascale Weber, Le corps à l'épreuve de l'installation-projection, op. cit., p.25.

94 Christian Boltanski, « Nous avons bien philosophé », conversation entre Christian Boltanski et Daniel Men-

delsohn, Boltanski, op. cit., p.149.

Ben Patterson

Tristand & Isold, performance. Décembre 2011, Universitée Rennes 2.

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On retrouve alors dans bon nombre d'oeuvres cette recherche d'une ritualisation qui serait un mode d'approche, de conditionnement, de l'objet artistique et de la réception du spectateur.

Cette dimension semble essentiel dans l'oeuvre Tristan & Isolde de Ben Patterson, artiste performeur et membre fondateur de Fluxus.

Cette performance qui se présente sous une forme éminemment théâtrale, débute sur l'air du prélude de l'opéra homonyme de Wagner. La salle entière baigne dans une lumière rougeoyante; au centre une table est dressée face aux spectateurs assis comme lors d'une pièce de théâtre. L'artiste, en véritable maitre de cérémonie, accueille une jeune femme en peignoir, il l'invite à se dévêtir et à s'installer sur la table. Ainsi livrée en offrande, et alors que la musique gagne en intensité, le corps de la femme est recouvert progressivement de crème fouettée par l'artiste. Lorsque son modèle se trouve parfaitement enduit, l'artiste invite les spectateurs à venir manger la crème. Le tout produit un effet spectaculaire, la musique et l'éclairage transformant la scène en un rituel d'un autre âge où le cannibalisme n'est pas loin.

Ici, la dimension rituelle est donc largement tributaire de la mise en scène théâtrale du lieu, mais aussi par le jeu d'acteur de l'artiste et la musique wagnérienne. Mais ce qui pourrait demeurer un spectacle perçu à distance par les spectateurs, se transforme en une expérience sensible dès lors que l'artiste les invite à intervenir dans sa performance. Ce dernier se transforme alors un guide, un gourou qui mène ses spectateurs, devenus initiés, vers un rituel de communion autour d'une même offrande livrée à la dévoration du groupe.

Ben Patterson accorde une très grande importance à la dimension d'implication et d'expérience vécue par les spectateurs lors de ses performances. Il « [s'attend] à ce que chaque spectateur trouve ou fabrique un « sens » qui lui est propre à partir de [sa] performance. D'une certaine façon, les différentes manières qu'ont chaque personne de manger la crème fouettée, illustres les sens qu'ils mettent dans cette performance95. »

Mais bien qu'il laisse libre l'interprétation de ses oeuvres, il n'en demeure pas moins qu'il se place lui-même en médiateur entre les spectateurs et l'expérience sensible et émotionnelle à laquelle il tente de les initier. Le rituel est donc régit par les règles et les directives de l'artiste en personne, le spectateur se transforme alors en élève que l'on guide dans l'épreuve.

Mais dans le cas de l'installation-projection, la ritualisation n'est pas dirigée par l'artiste lui-même, c'est au spectateur de se confronter seul à l'oeuvre. Il doit traverser l'oeuvre, et cette traversée, ce parcours tant physique qu'intellectuelle, doit lui permettre de faire l'expérience de l'oeuvre et de son espace.

Et si cette dimension d'expérience sensible est valable pour toute forme d'art, celle-ci se trouve certainement démultipliée de par la théâtralisation du dispositif de l'installation projection, et plus encore, par la possibilité pour le spectateur de pénétrer au sein même de ce dispositif spatial, de s'immerger intégralement dans l'oeuvre. Et donc, comme l'indique Pascale Weber, « l'installation-projection tente avant tout de s'adresser au corps sensible. Ainsi cherche-t-elle à entrer en relation directe, et de façon élémentaire, avec le spectateur, afin de porter à sa conscience, à la fois phénomènes artistiques et per-

95 Ben Patterson, Entretien avec Ben Patterson, décembre 2011, voir Annexes p.82.

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ceptifs96. »

Et cette mise en relation directe entre le spectateur et l'oeuvre induite par la mise en scène de la spatialité a pour effet la « fusion entre l'espace, le dispositif et le visiteur pour pointer la dimension érotique du lieu, au sens ou Bataille définit l'érotisme comme sentiment de communion. Les individus évoluent dans l'espace isolément, nostalgiques d'un temps où ils ne faisaient qu'un avec l'Autre, la mère, le temps d'une continuité perdue97. » Ainsi, la mise en place de cette « dimension érotique du lieu témoigne donc de la volonté de l'artiste d'abolir les distances et la discontinuité entre les objets, les images, les corps parcourant le dispositif98 ». Cette abolition des distances entre les corps, les matières et les images au sein du dispositif de l'installation-projection, dont parle Pascale Weber, nous ramène donc au concept de contamination que j'ai pu développer précédemment. Car la vidéo et les sculptures se contaminent bien entre elles, la théâtralisation de l'espace de l'installation semble également contribuer à brouiller les limites entre les spectateurs et l'oeuvre. Ces derniers, en pénétrant dans l'espace de l'oeuvre sont eux aussi plongés dans la pénombre et partiellement éclairés, leurs corps deviennent support de la projection et arborent soudainement un aspect énigmatique; et déambulant parmi les sculptures, ils participent du spectacle de l'installation, ils deviennent à leur tour des acteurs au sein du dispositif.

Cette immersion des corps, et la transformation qu'ils subissent en pénétrant dans l'installation, permettent donc la mise en évidence de « l'aspect charnel de l'expérience visuelle : tout le corps du visiteur est sollicité, comme avalé par le dispositif99. »

Et c'est cette aliénation du spectateur dans l'installation-projection qui l'amène à suivre une certaine forme de rituel de passage. L'espace de l'oeuvre devient alors celui d'une auto initiation où le spectateur fait autant l'expérience de l'oeuvre que de son propre corps et ses propres sensations. Et dans cette confrontation quelque peu spectaculaire, le rôle de l'oeuvre semble bien être celui « d'un objet transitionnel qui permet à l' « usager » d'accéder à une connaissance de soi et de ses capacités émotionnelles100. »

L'oeuvre comme « objet transitionnel », c'est-à-dire l'oeuvre comme passerelle entre le spectateur et ce qui l'entoure, le lieu, les autres, la matière, mais aussi passerelle vers un au-delà ; au-delà des lieux tangibles, des corps, des formes et des matières. Cette oeuvre qui rejoue le rituel, qui instaure ses propres codes, ses propres lois, qui modifie notre perception de l'espace, notre rapport au monde ; cette oeuvre là s'inscrit donc bien dans une nouvelle recherche du tabou, et bien loin des idoles creuses, elle nous pousse à chercher le sacré dans la matière, la transcendance dans l'ignoble, la pureté dans l'altérité.

96 Pascale Weber, Le corps à l'épreuve de l'installation-projection, op. cit., p.115.

97 Ibid, p.23.

98 Ibid.

99 Ibid.

100 Françoise Parfait, Vidéo : un art contemporain, op. cit., p.168.

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Conclusion.

«L'art est le seul domaine où la toute-puissance des idées se soit maintenue jusqu'à nos jours. Dans l'art seulement il arrive encore qu'un homme, tourmenté par ses désirs, fasse quelque chose qui ressemble à une satisfaction ; et, grâce à l'illusion artistique, ce jeu produit les mêmes effets affectifs que s'il s'agissait de quelque chose de réel. C'est avec raison qu'on parle de la magie de l'art et qu'on compare l'artiste à un

magicien. Mais cette comparaison est peut-être encore plus significative

qu'elle le paraît. L'art, qui n'a certainement pas débuté en tant que « l'art pour l'art », se trouvait au début au service de tendances qui sont aujourd'hui éteintes pour la plupart. Il est permis de supposer que parmi ces tendances se trouvaient bon nombre d'intentions magiques101. » Sigmund Freud, Totem et tabou

La sculpture et la vidéo comme formes palimpsestes résultent donc, tant par leurs procédés de production que par leurs modes d'exposition, d'une logique de tourment des matériaux plastiques, se retrouvant alors en état de coalescence. A travers cet état singulier de la matière, on en vient à considérer ces artefacts bien au-delà de leur simple aspect plastique et artistique; ils réinstaurent avec le spectateur un rapport situé entre crainte et fascination, celui du tabou.

Par la mise en scène, par cette théâtralisation des avatars artistiques, c'est toute la dimension primitive du rapport à l'art qui resurgit. On se retrouve dès lors du côté d'un art magique et théâtral, à travers lequel l'artiste devient l'instigateur d'un rituel, l'architecte d'un singulier cirque de puces, où chaque spectateur est invité à imaginer, à observer les choses pour y déceler l'invisible. L'artefact, oscillant entre figure humaine et informe figure, se trouve donc investi d'une force, d'une aura particulière, et nous renvoie à la dimension tragique de notre condition d'êtres partagés entre l'être là et l'être au-delà.

« Quels que soient les avatars de la peinture, quels que soient le support et le cadre, c'est toujours la même question : qu'est-ce qui se passe, là ?

{...} Aussi faut-il prendre le tableau (gardons ce nom commode, même s'il est ancien) pour une sort de théâtre à l'italienne : le rideau s'ouvre, nous regardons, nous attendons, nous recevons, nous comprenons ; et la scène passée, le tableau disparu, nous nous souvenons : nous ne sommes plus les mêmes qu'avant : comme dans le théâtre antique, nous avons été initiés102. »

101 Sigmund Freud, Totem et Tabou, op. cit., p.130.

102 Roland Barthes, L'obvie et l'obtus, Essais critiques III, Sagesse de l'art, op. cit., p.163.

Se retrouver face à une oeuvre, c'est donc bien, comme le souligne Roland Barthes, suivre une sorte d'initiation à travers elle. Il s'agit de l'éprouver, et de se retrouver aliéné, contaminé par elle. Dans l'installation-vidéo-projection Spectres, l'intention consiste bien à éprouver ce phénomène de coalescence des formes, jusque dans ces aspects les plus étranges.

A travers les lents tourments de la matière, il nous est donc possible de percevoir un mouvement, celui des formes qui sombrent et qui surgissent, qui coagulent entre elles. Mouvement sourd et lent qui réside en chaque lieu, chaque être, chaque chose, mouvement multiséculaire de la pierre, mouvement fugace d'un trait de lumière, mouvement fou et flou de l'humanité.

Nous dépassons alors le simple cadre du manichéisme, de la séparation claire et établie entre les choses ; les frontières entre la pierre, la chair et la lumière sont abattues, et l'on cherche à contempler le sacré dans l'ignoble, l'humain dans le monstre, la figure dans l'informe.

Cette immersion au sein d'un espace qui contribue à troubler nos perception, jusqu'à réveiller chez nous un certain sentiment « d'inquiétante étrangeté », cette initiation proche du rituel, à laquelle nous convient ces formes d'art, ce besoin de penser des liens entre les choses, c'est sans doute là l'expression formelle d'une tentative de remède à ce que Georges Batailles qualifie d'« abîme » et de « discontinuité » qui résident « entre un être et un autre103 ».

Cet art magique nous offre donc le spectacle d'une transcendance des individualités, et ouvre nos consciences aux architectures invisibles qui jalonnent notre monde.

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103 Georges Bataille, L'Erotisme, Paris, Editions de Minuit, 1957, p.19.

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Annexes.

Le travail du son.

L'ambiance sonore de l'installation-projection a été réalisée par Jean-Baptiste Lévêque. Après une licence en arts plastiques, puis un master management de la culture, il se consacre actuellement au développement de son label musical, Zugzwang Productions, qui vise à valoriser les musiques extrêmes et alternatives. Parallèlement à cela, il compose et réalise sa propre musique sous le nom de Zalhietzil. Sa pratique se caractérise par une recherche expérimentale et performative de la musique, donnant naissance à des sonorités très travaillées, il nous donne ainsi à entendre une ambiance de lenteur lourde produite par des superpositions de motifs sonores.

Soucieux de pouvoir rendre compte de sa démarche musicale et du travail effectué dans le cadre de la bande son de l'installation-projection au sein de ce mémoire, je lui ai donc demandé d'écrire un texte qui résumerait ce travail, et qui mettrait en lumière ses impressions personnelles.

A propos de la bande sonore. Par Jean-Baptiste Lévêque

La bande-son utilisée dans cette vidéo, un morceau appelé Juvenile est tirée de mon premier album, Sainte Rita, sorti sous le nom d'artiste de Zalhietzli. Hormis la durée, les deux versions diffèrent seulement de par l'ajout d'une couche de son supplémentaire pour la version vidéo (audible entre 3:25 et 4:20), synchronisée avec le mouvement de l'image.

Le rendu monolithique et entrelacés des couches sonores a été créé à la fois par l'utilisation de pédales d'effets de guitare (type Distortion, Delay etc) mises en boucle, mais aussi par la découpe et le remontage des sessions d'enregistrements. La pièce, qui fait 6mn15 sur sa version album, a été créé à partir d'une improvisation d'environ 24mn. L'improvisation a ensuite découpé en quatre parties d'environ 6mn superposées au mixage pour être lues en même temps.

Ainsi, l'enregistrement produit ne rend plus compte d'une performance qui serait rattaché à un temps réel de création et d'exécution, mais crée une nouvelle temporalité. La simultanéité de moments originellement successifs induit une perte de repère pour l'auditeur, renforcée par la nature « abstraite » des sons et l'absence de structure musicale classique. Pourtant, l'imagination s'occupe de remplir les vides. La superposition crée l'espace dans l'esprit de l'auditeur. Les différentes couches évoluent chacune à leur rythme, s'obstruant et se révélant tour à tour, devenant strates, plans et arrières plans.

Au-delà de l'évocation d'un espace, la superposition des couches de sons rend compte d'un état entre immobilité et mouvement. Le morceau, dans sa version album, n'a ni réel début ni fin. Sa longueur a été décidée arbitrairement selon la place restante sur le support phonographique. Dans sa version

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vidéo, il a été conçu pour être lu en boucle. En accord avec la vidéo, le son ondule, se déplace et se transforme, plus ou moins imperceptiblement. Il semble s'étirer et se contracter à l'infini, sans que l'on puisse distinguer un début, un milieu ou une fin. Le mouvement est perpétuel, mais stérile.

La différence principale entre les deux versions de Juvenile réside dans le rajout d'une couche de son supplémentaire pour la version vidéo. Il s'agit de multiples enregistrements d'une boîte à musique re-mixés et superposés. Ces sons sont volontairement plus aigus et cristallins, pour contraster avec le mur de son monolithique de la version de base. Mais là encore, cet entrelacs sonore, composé par empilement, étirement et inversement d'un enregistrement, n'a aucune progression ou structure. Il apparaît et disparaît sans troubler le reste de la pièce. Il est comme une mise en abîme de la plus grande pièce dans laquelle il est inscrit, opposée dans sa texture et ses sonorités, mais identique dans son déroulement.

Ces deux mouvements immobiles, qui s'imbriquent comme des poupées gigognes, rendent les notions de temps et d'espace incertains, fluctuants et surtout, relatifs à la perception de chacun.

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Entretien avec Ben Patterson.

A l'occasion de la réédition de « Methods and processes » [1962], aux éditions Incertain Sens, le Cabinet du Livre d'Artiste de l'Université Rennes 2 a organisée, de novembre à décembre 2011, une exposition dédiée à l'artiste Ben Patterson. Et c'est au premier soir de l'exposition que l'artiste a réalisé une série de performances au sein même de l'université. C'est à cette occasion que j'ai eu l'opportunité de le rencontrer et de discuter de son travail avec lui. J'ai donc retranscrit ici - avec l'accord de Ben Patterson - l'échange que nous avons eu à travers quelques mails dans lesquels il a accepté de répondre à mes questions.

Les performances réalisées ce soir là, furent «Selection from Methods & Processes», «370 Flies», «Pond», «A Fluxus Elegy», et enfin «Tristan & Isolde». C'est cette dernière performance, inspirée de l'opéra de Wagner et à la dimension fortement théâtrale qui m'a le plus intéressée dans le sens de ma recherche liée au mémoire.

Kévin Fouasson : Quelle place accordez vous au texte dans vos performances?

Ben Patterson : «la place accordée au texte dans mes oeuvres ?» Je n'ai jamais fait d'analyse de mes oeuvres pour déterminer cela. Mais, je ne dirais pas plus de 20 %. J'ai choisi à dessein des travaux basés sur des textes pour la performance à Rennes, en raison de la situation avec «le Cabinet ...». (Et merci pour être un interprète excellent!) Je pense qu'une plus grande proportion (peut-être bien 40 %) de mes performances ont une base de musique importante, comme «Tristan et Iseult», que vous avez vu à Rennes.

KF : Vos oeuvres n'ont elles pas plus une dimension poétique que narrative?

BP : A bien des égards, « Tristan et Isolde » est une bonne illustration pour mes réponses à vos autres questions. Je pense qu'il est possible de décrire mon « Tristan et Isolde » comme une réduction poétique de l'opéra de Wagner et de la légende sur lequel il repose. Donc, oui, ici la poésie est plus importante que la narration.

KF : Qu'espérez vous du spectateur? Doit-il trouver un sens précis dans vos performances?

BP : Non, je n'attends pas que les spectateurs trouvent un « sens défini » à ma performance. Je m'at-tends à ce que chaque spectateur trouve ou fabrique un « sens » qui lui est propre à partir de ma performance. D'une certaine façon, les différentes manières qu'ont chaque personne de manger la crème fouettée, illustres les sens qu'ils mettent dans cette performance.

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KF : Peut-on dire de vos performances qu'elles sont théâtrales? Et pourquoi?

BP : « Théâtrale » est un bien grand mot, avec beaucoup de significations possibles. Si vous me demandez si je pense que mes performances sont quelque chose de plus qu'une « exposition scientifique et objective de faits »... alors ma réponse est oui. Pour moi, la performance est la « vente » d'une idée ou d'un concept, ce qui est bien plus que la simple « présentation » d'une idée ou d'un concept. De ce point de vu, oui, beaucoup de mes oeuvres sont théâtrales. (En fait, « Tristan et Isolde » fait souvent partie d'une trilogie d'opéras que j'ai également « poétiquement réduits », « Carmen » et « Madame Butterfly » sont les deux autres dans cette trilogie.)

KF : Que pensez vous de la notion d'art total?

BP : Ce que je pense de « l'art total » ? Mon travail avec les opéras suggère que je suis un « fan » de « l'art total ». (Vous le savez, Richard Wagner est souvent associé au terme « Gesamt Kunstwerk ») Et on peut faire valoir que l'idée d' « intermédia » ou d' « intramédia » était l'une des principales contributions de Fluxus, et que les « happenings » ont donné naissance à l'idée du « performance art ».

Ben Patterson lors de sa performance Tristand & Isold. Décembre 2011, Universitée Rennes 2.

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La piste de la « vague figure ».

Isabelle Thomas-Fogiel développe, dans Figure et défiguration : la problématique du sublime, la notion de « vague figure ». Et avant de définir ce qu'est une « vague figure », elle établie que « la figure renvoie nécessairement à l'idée de contours, de délinéation, de limites. C'est le contour modelé qui donne naissance aux figures, c'est la découpe des traits qui permet leur identification. Il y a nécessairement une ligne de circonscription qui cerne la figure et en indique les frontières. La figure renvoie à la notion de fini, puisque ce qui la signale, c'est le fait de savoir où elle commence et où elle se termine. La figure est donc, électivement, ce qui est enserré dans un réseau de limites; plus encore, la figure procède de la limite, elle ne peut exister sans la limite, elle se définit par la limite.1 »

La « vague figure » elle, se situerait entre la figure donc, et la « contre figure », qui relève de « la suppression de toute limite, l'abolition de tout contour, l'abrogation de toute forme2 », telle que l'avait théorisé Antonin Artaud3.

Or, dans le cas de la « vague figure », il subsiste bien quelque chose à regarder, et cela même si les contours de ce « quelque chose » se trouvent altérés et flous.

« Entre la figure et la « contre figure », la vague figure occupe une place intermédiaire. Ni limitation de l'illimité, puisque le terme « vague » renvoie à l'indéfini, à l'incertain, à l'indéterminé, la vague figure n'est pas pour autant destruction ou abolition de toute limite comme la contre figure. La vague figure est moins destruction que défiguration de la figure. En ce sens la vague figure travaillerait à étendre la limite initiale, à la reculer, à la repousser jusqu'à la rendre à peine discernable. Dès lors, si la figure est limitation de l'illimité, la vague figure peut apparaître comme illimitation du limité. Là où la figure délimite, la vague figure illimiterait la limite, la rendrait évanescente.4»

Et ce flottement, cette indétermination entre abolition et apparition de la figure, Isabelle Thomas-Fogiel considère qu'il serait « l'indice du passage d'une esthétique de la figuration à une esthétique du sublime5 ». C'est-à-dire d'une esthétique de la frontière, de la limite, de l'incarné, vers une esthétique de l'au-delà, du libéré, du sacré dans ce qu'il a de plus grandiose.

1 Isabelle Thomas Fogiel, «Figure et défiguration : la problématique du sublime», Vagues figures ou les

promesses du flou, 7ème colloque du Cicada, 5, 6, 7 décembre 1996, actes de colloque, Pau, Edition Publications de l'université de Pau, 1999, p.31.

2 Ibid, p.32.

3 « Je veux dire qu'ignorant aussi bien le dessin que la nature je m'étais résolu à sortir des formes, des

lignes, des traits, des ombres, des couleurs, des aspects... {je voulais créer} comme au dessus du papier une espèce de contre-figure qui serait protestation perpétuelle contre l'objet créé » Artaud, lettre de février 1947, cité par Alain Bonfand.

Ibid.

4 Ibid, p.33.

5 Ibid, p.37.

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Toute la question du sublime repose sur cette ambivalence, entre le sensible lié à la forme et le spirituel et l'intellect, lié à l'au-delà des formes. Le sublime donc, s'il nous conduit à une jouissance spirituelle bien plus haute que la simple jouissance esthétique, nous impose une certaine frustration des sens. Et Kant de résumer, « est sublime ce qui plaît immédiatement par la résistance qu'il oppose à l'intérêt des sens6. »

Pour Schiller, dans son ouvrage Du Sublime, un objet sublime est celui face auquel nous éprouvons « le sentiment pénible de nos limites », mais devant lequel « nous ne cherchons pourtant point à fuir; tout au contraire, nous sommes attirés à lui par une force irrésistible7. »

Mais Schiller avance l'idée qu'un autre sentiment, plus puissant que cette simple contradiction entre attirance de l'esprit et gène des sens, accompagne celui du sublime. Ainsi, « le sentiment du sublime est un sentiment mixte. C'est à la fois un état pénible, qui, dans son paroxysme, se manifeste par une sorte de frisson ; et un état joyeux, qui peut aller jusqu'au ravissement8 {...}. »

Il s'agit bien de comprendre qu'à travers le développement d'Isabelle Thomas-Fogiel, le passage de la « vague figure » au sublime nous invite à effectuer une sorte de traversée du sensible, dans le sens où il nous faut voir au-delà de la matière.

On retrouve dès lors une vieille idée platonicienne selon laquelle l'art - la forme, la matière - est source de méfiance, car celui-ci peut tout aussi bien nous ouvrir à la beauté véritable, comme nous enfermer dans la caverne du sensible9.

La thèse d'Isabelle Thomas-Fogiel m'a donc intéressée dans le sens où elle tentait de mettre en avant l'ambivalence des sentiments éprouvés face à ce qu'elle nome les « vagues figures ». Néanmoins, son raisonnement m'a semblé se diriger trop rapidement vers le sublime, et donc s'extirper bien vite des problèmes formels posés par ces figures en perdition. Elle pose donc un rapport vertical entre ces « vagues figures » et ce qu'elles sont sensées entrainer chez le spectateur. L'approche d'Isabelle Thomas-Fogiel, bien qu'intéressante d'un point de vue strictement philosophie, me semble donc trop empressée à traverser la matière et le sensible pour se diriger vers les hautes sphères. Cela m'a tout l'air d'une fuite, d'un rejet du sensible.

Ainsi, du point de vue du plasticien, les effets formels, mais aussi les causes de cette « illimitation du limité » ne sont pas assez éclaircis. Isabelle Thomas-Fogiel se contente dans son texte de faire le constat de ces formes particulières qu'elle qualifie de « vagues figures ». Et surtout, ces formes vagues me semblaient désespérément figées dans leur incertitude, entre affirmation et destruction, contrairement à la notion d'informe, qui elle, pose clairement l'idée de formes en déformation perpétuelle. Et l'effet de

6 Emmanuel Kant, «I. Analytique du sublime, 29», Critique de la faculté de juger, édition publiée sous la

direction de Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, 2011, p.211.

7 Friedrich Von Schiller, Du Sublime, Fragment sur le Sublime, op. cit., p.18.

8 Ibid, p.17.

9 Platon, dans le dialogue de Phèdre, parle de l'art comme d'un pharmakon (remède et poison à la fois).

L'art apparaît dès lors comme une activité risquée pour accéder à la vérité, il préfère donc une activité moins risquée : la philosophie.

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l'informe n'est pas celui d'une fuite du sensible, mais plutôt celui d'un apprentissage du sensible et de ces subtilités. Il y a quelque chose de plus horizontal, de plus viscéral, dans cette relation à l'informe, quelque chose qui nous maintient dans un registre très proche de la matière. Et même lorsque l'on glisse du coté du tabou, cette croyance, cette manifestation de l'esprit est toujours strictement liée aux objets contemplés, on renoue avec l'animisme. Or l'animisme est une conception du monde très matérielle en ce qu'elle insuffle des pensées aux choses, sans jamais chercher à dépasser ces choses, l'animisme est donc une pensée qui s'incarne dans la matière.

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Remerciements.

Pascale Borrel, pour ses conseils avisés et son regard critique, qui m'ont accompagné tout au long de mon travail de recherche.

Ben Patterson, qui a accepté de répondre à mes questions avec beaucoup de sympathie et de simplicité.

Jean Baptiste Lévêque ainsi que Priscilla Popiolek, pour leur participation à la vidéo.

Morgane Léonard, Renaud Goujat, Jean Baptiste Grasset et Valentine Franssen pour leur aide précieuse.

A tous ceux qui m'ont aidé et soutenu, de près ou de loin, dans la réalisation de ce mémoire, j'adresse mes plus chaleureux remerciements.

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"Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots"   Martin Luther King