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Freud et Hamlet, de la psychanalyse appliquée à sa
critique philosophique
Mémoire de recherche - Master 2 mention Philosophie
[Histoire et actualité de la philosophie]
Année universitaire 2015-2016
Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Sous la direction de Patrice Maniglier
2
Introduction
3
Si l'on considère l'importance et l'omniprésence
des références à la littérature dans le corpus
freudien, on est en droit de se poser la question de l'utilité, de la
fonction et de la portée effectives de ces occurrences. La
littérature est un domaine privilégié, semble-t-il, de la
psychanalyse appliquée. Les apports de la littérature à la
psychanalyse sont indéniables. Freud lui-même ne cesse de rappeler
sa dette envers les Dichter. Inversement, peut-on concevoir que
Shakespeare serait redevable à Freud et à la psychanalyse
appliquée, dans le sens où Emerson, dans
Société et solitude, pouvait soutenir que Shakespeare
semblait redevable à Goethe et Coleridge pour la sagesse qu'ils
décèlent dans son Hamlet ? La psychanalyse
appliquée aux oeuvres littéraires a-t-elle une pertinence et une
valeur réelle? Si oui, pour qui? L'importance de la psychanalyse
appliquée à la littérature pour l'entreprise freudienne ne
fait aucun doute. Néanmoins, peut-on admettre une pertinence de la
psychanalyse appliquée en ce qui concerne la littérature, dans le
sens qu'il conviendrait de constater un enrichissement mutuel, une
collaboration égalitaire entre psychanalyse et littérature? Le
profit ne serait-il pas plutôt, en dernière analyse, seulement
unilatéral ; la psychanalyse tirant grand bénéfice de la
littérature prise comme objet d'étude, illustration de
théories générales ou symptôme, et la
littérature s'en trouvant par là même
dépouillée des possibilités infinies d'ouverture à
des mondes, de réagencement et de création de signes qu'elle
offre au lecteur?
Nous aborderons le corpus freudien de manière
partiellement chronologique afin de mieux saisir les enjeux psychanalytiques et
l'évolution des occurrences à Hamlet. Le but est
d'examiner l'impact qu'a eu Hamlet sur le fondateur de la psychanalyse
et, inversement, l'importance de l'approche freudienne en tant qu'elle a
donné l'impulsion à une immense production, non seulement
psychanalytique et littéraire, mais aussi philosophique. La notion de
dette (dette contractée par Freud envers les poètes, dette
anachronique de Shakespeare envers la psychanalyse) servira de point de
départ pour poser le problème des relations complexes de la
littérature et de la psychanalyse, dans le cas précis
d'Hamlet et de Freud. Par définition, une dette est une
obligation, de nature morale, impliquant le sentiment d'un lien
impérieux à une personne, un groupe, un devoir. La question ici
est celle d'une dette à double tranchant vis-à-vis d'une
production culturelle, une dette ayant cours dans une temporalité
disjointe ( out of joint ), où il n'est pas moins sensé de dire
que Shakespeare doit beaucoup à Freud, que de remarquer, à la
suite de Freud lui-même, que la psychanalyse doit la grande
majorité de ses intuitions sur la psyché humaine au dramaturge
anglais.
Il semble intéressant de partir de la réticence
outrée du sens commun vis-à-vis de l'interprétation
psychanalytique des oeuvres littéraires. Cette réaction de rejet
du public s'origine-t-elle dans une certaine sacralisation de l'oeuvre d'art et
de l'objet textuel (a fortiori pour une oeuvre comme Hamlet)
issue de l'esthétique classique, ou a-t-elle partie liée avec le
phénomène de résistance, décrit par la
psychanalyse? Quoiqu'il en soit, on repère une tendance commune à
la représentation de la psychanalyse appliquée comme une
hérésie ou une forme de violence interprétative et
théorique faite à l'oeuvre. C'est ainsi qu'en matière de
littérature, la psychanalyse peine à faire entendre sa voix (et
sa voie
1. Les termes allemands Dichter et Dichtung
désignent respectivement le poète et la poésie. Or,
ces termes sont utilisés par Freud pour parler plus
généralement des grands écrivains et dans la grande
littérature, par opposition aux scribouillards et à leurs
écrits.
4
méthodologique), subissant, malgré elle, des
accusations de dogmatisme, de rigidité et d'extrapolations. Pourtant,
ces critiques n'ont aucun fondement dans le corpus freudien, qui marque au
contraire une volonté de respecter l'oeuvre, de ne pas la forcer
à dire ce qu'elle ne veut pas dire et une extrême
sensibilité au fait littéraire. La psychanalyse freudienne a,
semble-t-il, souffert des prolongements et des tentatives de
systématisation auxquels, ce qui n'était présenté
que comme intuitions ou hypothèses, a donné le jour (notamment,
au sein même du cercle freudien, dans les travaux d'Ernest Jones).
Nous tâcherons de mettre en perspectives les remarques
et références éparses de Freud à Hamlet,
avec les travaux de Deleuze et Guattari sur la littérature et son
rapport avec la psychanalyse. Sans renier Freud, ce détour nous ouvrira
de nouvelles perspectives sur le drame shakespearien. Nous examinerons par
ailleurs les prolongements de la pensée freudienne en matière de
littérature et surtout concernant l'objet Hamlet , notamment dans les
travaux de Lacan et de Bachelard. Nous nous attacherons par ailleurs à
expliciter la complexité des relations entre la tragédie
shakespearienne et le complexe d'×dipe , en insistant sur le fait
remarquable qu'×dipe est apparu dans l'oeuvre de Freud en même temps
qu'Hamlet.
Nous verrons, en outre, que la question de la pertinence et de
la légitimité de la psychanalyse appliquée au texte et aux
personnages littéraires est devenue caduque et déplacée,
les véritables enjeux d'une analyse d'Hamlet étant ailleurs. Nous
en viendrons à nous demander si une telle segmentation des approches
d'Hamlet n'est pas davantage anti-productive qu'enrichissante, et s'il ne
serait pas plus judicieux de considérer ces diverses approches comme
disjointes, mais non exclusives, comme susceptibles de faire l'objet d'une
rencontre heureuse, d'un dialogue nous apportant quelque chose comme un gain de
plaisir au contact de l'oeuvre de Shakespeare. Au-delà des débats
sur Hamlet et ×dipe , ce que nous retiendrons de la démarche
freudienne, c'est qu'elle peut davantage fonctionner comme une
expérimentation d'Hamlet que comme une interprétation,
dont l'aspect douteux et orienté suscite l'indignation des
non-initiés.
Hamlet est une figure tutélaire (omniprésente
tout au long de l'oeuvre de Freud, de sa correspondance de jeunesse aux
derniers écrits), mais opérant comme concept de manière
sous-jacente (contrairement à l'×dipe qui fonctionne explicitement
comme un concept psychanalytique et est revendiqué par Freud comme le
concept central de la théorie de l'inconscient psychique). Par ailleurs,
c'est une figure évolutive qui accompagne la découverte, le
développement et le peaufinage de la psychanalyse freudienne et ouvre la
voie à ses successeurs (Otto Rank, Ernest Jones, Lacan, André
Green). Hamlet, contrairement à ×dipe qui se laisse plus
aisément fondre dans un carcan doctrinal, résiste toujours et
encore. Il est à bien des égards irrécupérable
(plus irrécupérable encore, nous examinerons la figure
d'Ophélie, son fonctionnement dans Hamlet et les raisons
possibles du désintérêt qu'elle a suscité chez
Freud). Freud n'a cessé de tenter de le saisir dans des passages furtifs
de son oeuvre, sans jamais oser systématiser ses conclusions,
annoncées d'emblée comme provisoires et indicatives. Il laissera
à ses collègues et successeurs la tâche de
développer ses propres intuitions, comme par pudeur et respect
vis-à-vis de ce personnage et de cette oeuvre dont la présence
spectrale le hantera toute sa vie.
5
Première partie
Freud, hanté par Hamlet? Spectres
d'Hamlet...
6
« L'adolescent évanoui de nous aux commencements
de la vie et qui hantera les esprits hauts ou pensifs par le deuil qu'il se
plaît à porter, je le reconnais, qui se débat sous le mal
d'apparaître : parce qu'Hamlet extériorise, sur des planches, ce
personnage unique d'une tragédie intime et occulte, son nom même
affiché exerce sur moi, sur toi qui le lis, une fascination, parente de
l'angoisse. [...] lui Hamlet, étranger à tous lieux où il
point, le leur impose à ces vivants trop en relief, par
l'inquiétant ou funèbre envahissement de sa présence.
» 2
« Non pas simplement « ça hante », comme
nous venons de nous
risquer à traduire, mais plutôt « ça
revient », « ça revenante », « ça
spectre ». » 3
« Qui suis-je? Si par exception je m'en rapportais
à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à
savoir qui je «hante»? Je dois avouer que ce dernier mot
m'égare, tendant à établir entre certains êtres et
moi des rapports plus singuliers, moins évitables, plus troublants que
je ne pensais. Il dit beaucoup plus qu'il ne veut dire, il me fait jouer de mon
vivant le rôle d'un fantôme, évidemment il fait allusion
à ce qu'il a fallu que je cessasse d'être, pour être qui je
suis. Pris d'une manière à peine abusive dans cette acception, il
me donne à entendre que ce que je tiens pour les manifestations
objectives de mon existence, manifestations plus ou moins
délibérées, n'est que ce qui passe, dans les limites de
cette vie, d'une activité dont le champ véritable m'est tout
à fait inconnu. La représentation que j'ai du
«fantôme» avec ce qu'il offre de conventionnel aussi bien dans
son aspect que dans son aveugle soumission à certaines contingences
d'heure et de lieu, vaut avant tout, pour moi,comme image finie d'un tourment
qui peut être éternel. Il se peut que ma vie ne soit qu'une image
de ce genre, et que je sois condamné à revenir sur mes pas tout
en croyant que j'explore, à essayer de connaître ce que je devrais
fort bien reconnaître, à apprendre une faible partie de ce que
j'ai oublié. » 4
Il s'agit ici d'étudier ce qu'Hamlet, en tant
que création littéraire, apporte à la psychanalyse
freudienne, et en quel sens on peut parler d'une hantise exercée par
Hamlet sur Freud. La dette, reconnue par Freud lui-même envers le
Dichter,
apparaît ici de façon significative.
Dans ses lettres de jeunesse, Freud est déjà
profondément marqué par Ham-
2. Stéphane Mallarmé, Hamlet ,
Divagations, Eugène Fasquelle éditeur, Paris, 1897, p.
164-170.
3.
Jacques Derrida, Spectres de Marx. L'État de la
dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Galilée,
La philosophie en effet, Paris, 1993.
4.
André Breton, Nadja, Gallimard, Folio Plus, 1964,
p. 11-12.
7
let. Dans une lettre du 4 septembre 1872
5, Freud lycéen fait part à son ami Silberstein de son
incapacité à déclarer son amour à la soeur d'un de
ses amis (Gisela Fluss) :
L'inclination a fait son apparition un beau jour de
printemps. Seul mon absurde hamlétisme, ma timidité mentale m'ont
empêché de trouver agrément et plaisir à
m'entretenir avec cette jeune fille mi-naïve, mi-cultivée.
La notion d' hamlétisme était alors
très répandue, comme le rappelle Henriette Michaud 6.
Elle désigne, d'après l'Encyclopaedia Universalis, un
état d'esprit voisin de celui de Hamlet, fait d'hésitation et de
problèmes de conscience .
Les mots d'Hamlet résonnent déjà sous la
plume de Freud dans deux autres lettres. La première à
Silberstein date du 13 août 1873 :
Ce que j'écris relève des mathématiques,
ce que je lis, c'est du papier. Car c'est cela, et non pas le sentimental des
mots, des mots, des mots que Hamlet aurait dû répondre à
Polonius lorsque celui-ci s'informe de la manière dont le prince passe
son temps. 7
La seconde, également à son ami Silberstein, date
du 27 mars 1875 :
Il y a décidément bien des choses pourries
dans cette prison appelée la terre [.. .] Si fou que cela semble, il y a
là beaucoup de raison, et plus encore de méthode. 8
Ces deux références annoncent déjà
l'importance constante que garderont les vers d'Hamlet, bien qu'ils ne soient
au premier regard que des mots, des mots, des mots lus par le fondateur de la
science de l'inconscient. En outre, l'idée d'une méthode
présente à même le discours du fou fera son chemin dans la
pensée freudienne et lui inspirera toute une méthodologie
applicable en premier lieu aux rêves, puis, notamment, aux mots d'esprit,
aux symptômes névrotiques et aux oeuvres d'art.
Hamlet fonctionne comme une clef de compréhension de la
psychanalyse dans sa genèse (1895-1910 : des Etudes sur
l'hystérie, en collaboration avec J. Breuer jusqu'à Un
souvenir d'enfance de Léonard de Vinci) et son
développement, d'où son caractère central. Durant les
années de maturité (1911-1920 : De Remarques psychanalytiques
sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa Le président Schreber
jusqu'à Sur la psychogenèse d'un cas
d'homosexualité féminine) de la psychanalyse freudienne,
Hamlet demeure présent, mais de manière plus tacite et allusive.
Lorsque Freud le fait intervenir, les passages sont fulgurants et permettent
d'éclaircir des points très importants concernant la
théorie et la clinique psychanalytiques. Hamlet semble avoir
gagné en consistance et être devenu un réel personnage
conceptuel dans l'oeuvre freudienne.
Lorsque de nouvelles perspectives psychanalytiques (1920-1939
: de Au-delà du principe de plaisir à
l'Abrégé de psychanalyse) sont ouvertes par Freud
(seconde topique, pulsion de mort, etc.), Hamlet agit toujours sur le
développement de la pensée freudienne en filigrane. Les textes
introduisant des
5. Sigmund Freud, Lettres de jeunesse, Gallimard,
Connaissance de l'inconscient , Paris, 1990, p. 45.
6. Henriette Michaud, Les revenants de la mémoire,
Freud et Shakespeare, PUF, Petite bibliothèque de psychanalyse,
Paris, 2011.
7. Sigmund Freud, op. cit., p. 63.
8. Sigmund Freud, Lettres de jeunesse, cité
par Henriette Michaud, op. cit., p. 33-34.
8
éléments théoriques inédits ne
font aucune référence à Hamlet, bien qu'on ne le
sente jamais loin. Lorsqu'il s'agit de défendre à nouveau des
points de doctrine auxquels Freud n'entend pas renoncer, ou lorsqu'il s'agit de
développer des concepts psychanalytiques importants, la machine Hamlet
est plus opérante que jamais ?. Freud analyse même des aspects de
l'oeuvre qu'il n'avait pas encore mis au jour et on sent bien que même
s'il affiche un certain dogmatisme en prétendant avoir apporté
une solution définitive à l'énigme du sphinx Hamlet, un
doute tout proprement hamlétien semble l'envahir : lui qui a
passé toute son existence à réfléchir sur Hamlet en
le mettant en parallèle avec sa vie, sa pratique et sa pensée,
à poursuivre une certaine clef de compréhension du personnage, de
l'oeuvre, du texte et de l'auteur, ne serait-il pas passé à
côté de ce qui précisément le hante? N'est-ce pas le
spectre d'Hamlet qui le suit et le poursuit lorsqu'il affirme je suis un
Hamlet , comme tout être humain qui a été un jour un
×dipe? Toute une pensée de la hantise exercée par Hamlet sur
la psychanalyse pourrait alors voir le jour .
Hamlet accompagne la psychanalyse freudienne depuis
sa création jusqu'aux derniers écrits techniques, privés
et autobiographiques. Le critique littéraire Harold Bloom en vint
même à surnommer Hamlet le mentor de Freud . Bloom
considérait par ailleurs que les oeuvres complètes de Shakespeare
étaient le matériau séculaire à partir duquel nous
dérivons une grande partie de ce qui est au fondement du langage, de la
psychologie et de la mythologie.
I- Hamlet, paradigmatique de l'usage que fait Freud des
personnages et oeuvres de fiction : Hamlet fonctionne comme un concept dans le
corpus freudien.
Shakespeare, allié ou rival?
Hamlet apparaît dans l'oeuvre de Freud alors
que la psychanalyse en est encore à ses balbutiements. Bien plus qu'une
illustration de la doctrine psychanalytique, Hamlet fonctionne comme
un concept, un véritable outil de production de pensée pour la
psychanalyse. Freud fait part de ce sentiment qu'il a d'une véritable
alliance entre la littérature et la psychanalyse. Toutefois, cette
alliance peut parfois se retourner en sentiment ambigu de rivalité,
comme l'a très bien montré Pontalis :
Freud a fait plus que lire Shakespeare, plus que s'y
référer tout au long de sa vie. Il s'en est littéralement
nourri, il l'a incorporé. Nous, qui avons lu l'oeuvre de l'un, avons lu
ou vu les pièces de l'autre, ne pouvons échapper à la
question : lequel des deux a été, par des voies assurément
différentes mais avançant toutes deux vers l'inconnu, plus loin,
plus profondément dans l'exploration de l'âme humaine, des
conflits qui la déchirent, des tumultes qui l'agitent, des forces
obscures qui la traversent, des fantômes, spectres et re-
9. Nous reviendrons sur cette idée d'une machine
Hamlet fonctionnant de manière très fructueuse dans l'oeuvre
freudienne dans la troisième partie.
10. Claire Pagès, art. Freud, la
répétition et les figures de la hantise pulsionnelle ,
Conserveries mémorielles, n? 18, 2016.
11. Harold Bloom, Shakespeare : The Invention of the
Human, 1998, Riverhead Books, p. 19.
9
venants qui l'habitent, de la folie qui s'empare d'elle? Il se
pourrait bien que Freud ait vu en Shakespeare un rival plutôt qu'un
allié, un frère aîné encore plus audacieux que lui.
J'imagine qu'il a pu penser, en se mesurant à ce rival, que le
Dichter, le dramaturge, a trouvé, en se ant sans
réserves à son imagination, à sa fine frenzy, des
mots plus forts, plus intenses que ceux du laborieux, du patient Forscher,
qu'il a eu des intuitions, des fulgurances auxquelles n'a pas accès
ou que se refuse le chercheur scientique. Le chercheur et le dramaturge sont
tous deux des explorateurs, mais ils ne parlent pas la même langue. Celle
de Shakespeare est porteuse d'une énergie verbale qui donne à la
langue une punssance inégalée; celle de Freud il lui est
arrivé de le regretter, d'envier romanciers, poètes,
créateurs littéraires est nécessairement discursive : il
doit démontrer, prouver, argumenter, construire une théorie.
Ordre du discours versus invention poétique. Primauté du
Logos qui implique une certaine sagesse et exclut la démesure
de la folie. Domptage des pulsions qui permettent, entre autres,
l'écriture savante, la fabrique des concepts. [...1
12
Parler d'une inuence de Shakespeare sur Freud n'est pas
suffisant. Il faut pour Pontalis reconnaître une réelle
imprégnation shakespearienne de Freud.
L' autre scène , celle de l'inconscient, qui n'est
pasun langage, mais une dramaturgie, où s'affrontent personnages
multiples et revenants du pays des morts, Shakespeare nous l'a rendue visible
sur la scène du théâtre qui est déjà une
autre scène où se parle une langue chargée
d'énigmes. Une langue venue d'ailleurs, d'on ne sait où. Une
langue souveraine qui fait pâlir celle que nous utilisons chaque jour :
Words, words, nothing but words. . 13
Pontalis fait par ailleurs l'hypothèse que Freud se
serait inconsciemment réjoun de l'incertitude de l'identité du
père d'Hamlet : Pater semper incertus est , lit-on dans Le
roman familial des névrosés 14.
Comme si en changeant le nom [de Shakespeare1, il
s'était peu ou prou délivré de son rival. Freud meurtrier?
Satisfaction supplémentaire : Freud, lui, est assuré de sa propre
paternité : pater certus. La psychanalyse est sa psychanalyse.
[...1 La cause, la chose (die Sache) est la sienne. Pas question de
substituer à son nomun autre nom. 15.
Au contraire, Freud n'affiche pas ouvertement ce sentiment
d'une rivalité et pour développer l'impression d'une entente et
d'une connivence heureuses qu'il aurait avec les poètes, il
évoque aussi l'idée de dette , suggérant un rapport
davantage contractuel, moral et unilatéral, la psychanalyse recevant
beaucoup de la littérature, sous condition qu'elle accepte de la
respecter assez pour ne pas en détourner l'usage.
12. Edmundo Gómez Mango, Jean-Bertrand Pontalis, Avec
Shakespeare , Freud avec les écrivains, p. 29-30.
13. ibid.
14. Sigmund Freud, Le roman familial des
névrosés et autres textes, Petite bibliothèque Payot,
Paris, 2014.
15. ibid., p. 43.
10
Les écrivains sont de précieux alliés et
il faut attacher un grand prix à leur témoignage, car ils savent
toujours une foule de choses entre ciel et terre, dont notre sagesse
d'école ne peut encore rêver. Même en psychologie, ils
ont beaucoup d'avance sur nous qui sommes des hommes ordinaires, parce qu'ils
puisent là à des sources que nous n'avons pas encore
exploitées pour la science. 16
Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, Que n'en
peut rêver votre philosophie. 17
A propos de la méthode d'exposition
adoptée. La psychanalyse, comme science de l'inconscient, se
décline en clinique et théorie. De surcroît, au sein de
cette partie théorique elle-même, on peut discerner le
sous-bassement métapsychologique de l'épistémologie
scientifique directement tirée de la pratique clinique.
Pour les besoins de l'exposition, nous ne pourrons adopter une
perspective strictement chronologique. La lecture linéaire des
références à Hamlet dans l'oeuvre, officielle et
officieuse, de Freud est éclairante à bien des égards
18. Nous tâcherons de souligner néanmoins
l'évolution conceptuelle que Freud fait subir à Hamlet,
depuis les premières esquisses auto-analytiques (1897) jusqu'aux
derniers écrits testamentaires (1939). Opter, dans un premier temps de
notre recherche, pour un relevé chronologique des
références à Hamlet dans l'÷uvre de Freud
nous a permis de mieux saisir l'évolution de la façon dont il
aborde le texte de Shakespeare, en lien avec le développement de sa
théorie et de sa pratique. Nous avons ainsi pu mettre en lumière
que l'intuition freudienne du complexe d'×dipe était historiquement
liée au problème d'Hamlet 19.
Un texte inaugural dans l'oeuvre de Freud :
La lettre à Fliess du 15
octobre 1897. Dans la lettre à
Fliess du 15 octobre 189720 où est dressé pour la
première fois par Freud le parallèle entre Hamlet et ×dipe
(qui devra encore attendre treize ans avant d'être érigé
par Freud en complexe psychologique universel et noyau
16. Sigmund Freud, Le Délire et les rêves
dans Gradiva de W. Jensen (1907), Écrits philosophiques et
littéraires, Freud, Seuil, 2015, p. 756.
17. William Shakespeare, Hamlet, éd.
Gisèle Venet, Gallimard, folio théâtre, trad. Jean-Michel
Déprats, 2002, I, 5, 165, p. 104-105 :
There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are
dreamt of in your philosophy .
Notons qu'à l'époque
élisabéthaine, le terme philosophy était très
général et pouvait désigner toute sagesse d'école,
scientifique ou philosophique.
18. Nous renvoyons le lecteur à notre relevé
chronologique des oeuvres freudiennes où Hamlet intervient.
19. Telle était l'expression employée par Freud
pour faire référence aux enjeux psychanalytiques de l'analyse du
personnage d'Hamlet.
20. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess
(1887-1904), édition complète, PUF, Paris, 2006.
11
conceptuel de la science de l'inconscient
21), on trouve déjà les grandes
lignes de l'interprétation freudienne d'Hamlet. La rencontre de
ce qui sera bientôt connu sous le nom de psychanalyse avec Hamlet
(sous l'impulsion de Freud, grand lecteur et connaisseur d'Hamlet
depuis l'enfance) a donc commencé avec cette lettre dans laquelle
Freud aborde l'importance de son auto-analyse. A partir de son
expérience personnelle (son propre passé et son expérience
clinique de l'hystérie) et de sa lecture de l'×dipe Roi de
Sophocle, Freud développe l'idée de l'existence d'une jalousie
universelle envers le père et d'un désir universel envers la
mère. Il fait l'hypothèse que le fantasme sexuel se sert
toujours du thème des parents. . Tel est d'ailleurs le principe de la
romantisation familiale que Freud énoncera en 1909, dans une courte
annexe au texte d'Otto Rank, Le mythe de la naissance du héros,
republiée par la suite dans Le roman familial des
névrosés et autres textes. Freud stipule, dans cette lettre
inaugurale, qu'exactement le même désir incestueux est
présent dans Hamlet mais de manière voilée car ce
désir est refoulé. Ainsi le personnage d'Hamlet n'est pas enclin
à l'inaction, quelque chose doit nécessairement conduire à
cette hésitation. La conscience [qui] fait de nous tous des
lâches représente pour Freud son sentiment de culpabilité
inconscient. Se basant sur son auto-analyse, qu'il pense universalisable, Freud
soutient déjà qu'un parallèle doit être fait entre
l'inconscient d'Hamlet et celui de Shakespeare. Comme l'explique Staro-binski,
Hamlet est d'emblée lié à la découverte
du penchant infantile pour la mère et à la
généralisation des résultats de l'auto-analyse autour du
modèle sophocléen 22. Nous
reviendrons à cette lettre inaugurale, pour montrer qu'il s'agit d'un
exemple frappant de ce nouage du concept et de la vie de manière
exploratoire et expérimentale, propre à l'exercice de la
psychanalyse.
1) Hamlet, un concept pour la clinique psychanalytique
Le théâtre, qui anime des masques impersonnels,
n'est accessible qu'à qui se sent assez viril pour créer la vie :
un conflit de passions plus subtil que les connus ou un personnage qui soit un
nouvel être. Il est admis par tous qu'Hamlet, par exemple, est
plus vivant qu'un homme qui passe car il est plus compliqué avec plus de
synthèse, et même seul vivant, car il est une abstraction qui
marche. 23
La clinique psychanalytique peut être définie
comme thérapeutique des névroses, des maladies de l'âme et
comme savoir du symptôme. Elle renvoie d'emblée à la notion
de pratique psychanalytique et d'expérience empirique. Le point de
départ est la clinique par Freud de son propre inconscient, telle
qu'elle se présente de manière privée, dans les
Lettres à Fliess, et dans l'essai inaugural publié en
1900, L'interprétation du rêve.
21. L'expression complexe d'×dipe » apparaît
pour la première fois dans A propos d'un type particulier de choix
d'objet chez l'homme», texte que l'on retrouve dans Sigmund Freud,
Psychologie de la vie amoureuse, Payot, Paris, 2010.
22. Jean Starobinski, Hamlet et Freud», dans Ernest
Jones, Hamlet et ×dipe, Gallimard, tel, Paris, 1967.
23.
Alfred Jarry, Manifeste du théâtre, Les
éditions de
Londres.com, 2012, p. 15.
12
Rappelons, que la distinction entre clinique,
épistémologie et métapsychologie n'est qu'un artifice
requis pour les besoins de notre exposé. En effet, la
fécondité clinique de la psychanalyse est conditionnée par
tout un appareillage théorique produit par l'épistémologie
freudienne. Au sein de la clinique psychanalytique, on a également pu
distinguer une psychanalyse dite pure (en cabinet) d'une psychanalyse
appliquée au symptôme (en institution).
L'analyse de l'inconscient d'un personnage littéraire
comme s'il s'agissait d'un patient réel est stigmatisée par
Freud. Il s'agirait d'une illusion, certes tentante, mais qui ôte sa
pertinence à la psychanalyse appliquée. Freud est clair sur le
sujet. Il ne s'agit pas de faire comme si Hamlet était un être
vivant réel. Jones est plus ambigu. Il déclare ses
réticences à cliniciser Hamlet, tout en en dressant une sorte
de bilan clinique :
Dans la description qu'il fait de l'état d'Hamlet,
Polonius relève toute une série de symptômes qu'en langage
moderne on peut traduire par : abattement, refus de nourriture, insomnies,
bizarreries de la conduite, accès de délire et, pour finir, folie
furieuse. [...] l'aveu du désir de la mort. Ces divers symptômes
suggèrent indubitablement certaines formes de mélancolie. Plus
généralement, ils évoquent la psychose
maniaco-dépressive dont nous savons que la mélancolie n'est qu'un
volet. Les accès d'excitation qu'on qualifierait aujourd'hui d'
hypomaniaques [...] semblent confirmer ce diagnostic [...]. Néanmoins
l'oscillation rapide et heurtée entre les moments d'intense excitation
et les moments de dépression profonde ne concorde pas avec le tableau
reconnu de cette affection et, si j'avais à définir l'état
d'Hamlet en termes cliniques - ce que je répugne à faire -, je
dirais qu'il s'agit d'un cas sévère d'hystérie sur fond
cyclothymique. 24
Bien plutôt, dans la perspective de la démarche
freudienne, c'est Hamlet qui doit justement servir de concept pour la pratique
psychanalytique et non, à l'inverse, la psychanalyse qui doit prendre
Hamlet comme objet d'une étude clinique, ce qui n'aurait guère de
sens dans le cas d'un personnage littéraire, si ce n'est le sens que lui
accorde le lecteur dans son activité fantasmatique face à
l'oeuvre.
Hamlet, en tant que personnage conceptuel , est l'occasion
pour Freud d'élaborer certaines de ses théories cliniques,
notamment d'affiner son appréhension de ce qu'il nommera les
psychonévroses , d'avancer dans sa compréhension des liens entre
deuil et mélancolie et de corroborer ces premières intuitions sur
la sexualité infantile. Explicitons ce lien de l'Hamlet de Freud avec la
notion deleuzo-guattarienne de personnage conceptuel .
Dans Qu'est-ce que la philosophie? 25, on
trouve l'idée que les grands personnages fictifs fonctionnent comme des
grands penseurs. C'est d'ailleurs pourquoi la philosophie a parfois recours
à la création de personnages conceptuels :
24. Ernest Jones, Hamlet et ×dipe, Tel Gallimard,
Paris, 1980, p. 66.
25. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que
la philosophie ?, Les éditions de Minuit, Paris, 1991.
13
La philosophie ne cesse de faire vivre des personnages
conceptuels, de leur donner la vie [...] Les personnages conceptuels [...]
opèrent les mouvements qui décrivent le plan d'immanence de
l'auteur, et interviennent dans la création même de ses concepts.
26.
Hamlet est-il un personnage conceptuel au sein de la
pensée freudienne, en ce sens qu'il est un hétéronyme de
Freud, le véritable sujet de sa pensée, son intercesseur? Par le
biais de ce qu'il avait d'abord entrepris dans son auto-analyse, Freud
peindrait-il son propre autoportrait en Hamlet, comme Delacroix l'avait fait
plus d'un demi-siècle auparavant 27 ? Au fil de son oeuvre,
Freud devient son propre personnage conceptuel, il devient Hamlet, il
s'hamlé-tise et il hamlétise tout. Hamlet est l'embrayeur de la
pensée freudienne. Puissance d'affects et de percepts pour Shakespeare,
Hamlet devient sous la plume de Freud puissance de concepts. Quoiqu'il en soit,
Hamlet a toujours donné à penser à tous les auteurs qui se
le sont approprié, comme s'ils étaient, en dernière
analyse, autant de prête-noms, de pseudonymes incarnés
successivement par des individus aussi divers que Saxo Grammaticus,
Belleforest, Shakespeare, Delacroix, Freud, Lacan, Laurence Olivier ou encore
Carmelo Bene. C'est pourquoi Hamlet, en tant que personnage conceptuel
inassignable à un système de pensée particulier, est
irréductible à un type psychologique. L'introduction par Freud de
la littérature dans la science de l'inconscient permet la tentative de
fuite hors des chemins balisés par ses prédécesseurs, tel
Janet, qui adoptait une vision très médicale et psychiatrisante
d'Hamlet en n'y voyant qu'un neuras-
thénique .
Hystérie? Névrose obsessionnelle?
Mélancolie clinique? Freud ne
tranche pas définitivement. En
1916, dans Quelques types de caractères dégagés par le
travail psychana-lytique28, Freud affirme qu'il a pu constater,
en tant que psychanalyste, une pleine concordance entre oeuvre
littéraire et expérience médicale.
Il convient de mettre en valeur l'idée d'une
symptomatologie commune 29entre le phantasmer à l'oeuvre
dans la littérature et les fantasmes du névrosé. La
dialectique entre une affirmation de la valeur créatrice de
l'érotisation et la nécessité de placer celle-ci sous
contrôle est une constante dans l'oeuvre freudienne. Si ceci vaut pour
les symptômes et la vie psycho-sexuelle du névrosé, le
placement sous surveillance et le quadrillage des forces désirantes
à l'oeuvre dans le proces-
sus de la création artistique pose problème.
L'Interprétation du rêve, qui contient
la fameuse note sur ×dipe roi et sur Hamlet, fait le
lien entre clinique et épistémologie. Nous reviendrons sur ce
passage crucial de l'oeuvre freudienne qui introduit à la fois
×dipe et Hamlet, comme objets d'analyse de la science de l'inconscient
alors naissante, lorsque
26. Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit.,
p. 61- 62.
27. Eugène Delacroix, Autoportrait dit en
Ravenswood ou en Hamlet, Huile sur toile,1821, 0,41 m x 0,33 m, Don Paul
Jamot à la Société des Amis de Delacroix, 1943,
Musée National Eugène Delacroix, Paris.
28. Sigmund Freud, Quelques types de caractères
dégagés par le travail psychanalytique, ×uvres
complètes de Freud (dorénavant cité comme O.C.F.), vol.
XV, 1916-1920, PUF, 2002.
29. Joël Bernat, Freud, entre littérature et
psychanalyse, Corps-Image-Texte chez Deleuze, dir. Françoise
Lartillot, éd. Peter Lang, Bern, 2010, p.7.
14
nous aborderons l'application du schéma psychanalytique
perçu par Freud dans la pièce de Sophocle au personnage d'Hamlet
et à l'oeuvre de Shakespeare.
Quelques années après les grandes analyses de
L'Interprétation du rêve, dans De la
psychothérapie (1901-1905), Freud recourt à Hamlet car il
recherche un contre-exemple sur la manière d'aborder le
névrosé dans la cure analytique. En effet, la thérapie
psychanalytique requiert de la subtilité de la part de l'analyste. Il
n'est pas aisé de sonder la psyché. Le patient abordé par
son analyste de manière maladroite réagira exactement comme
Hamlet face aux courtisans Rosencrantz et Guildenstern :
exaspéré, il refusera de céder à leurs tentatives
maladroites pour le faire parler, arguant qu'on ne joue pas ainsi de lui.
Hamlet apparaît ici comme le paradigme de la résistance du
névrosé , ainsi que l'a bien souligné Starobinski dans son
essai Hamlet et Freud 30. En effet, Hamlet résiste lorsque
son entourage tente de le manipuler. L'observation des comportements et des
réactions d'Hamlet au cours de la pièce donne à Freud des
indices permettant d'affiner la technique psychanalytique : rendre la
méthode psychanalytique plus subtile afin de contourner les
résistances.
Il n'est nullement aisé de jouer de l'instrument
animique. En de telles occasions je ne puis m'empêcher de penser aux
paroles d'un névrosé universellement célèbre, qui
n'a certes jamais été en traitement chez un médecin,
n'ayant vécu que dans la fantaisie d'un poète. Je veux dire le
prince Hamlet de Danemark. Le roi a dépêché vers lui les
deux courtisans Rosenkranz et Guildenstern pour le questionner et lui arracher
le secret de son humeur dépressive. Il les repousse; sont alors
apportées sur la scène des flûtes. Hamlet prend une
flûte et prie l'un de ses tourmenteurs d'en jouer, ce qui est, dit-il,
aussi facile que de mentir. Le courtisan refuse car il ne sait de quelle
manière s'y prendre, et comme rien ne saurait l'amener à essayer
de jouer de la flûte, Hamlet finit par éclater. Voyez-vous
maintenant quelle misérable chose vous faites de moi? Vous voudriez
jouer de moi, vous voudriez pénétrer dans le coeur de mon secret,
vous voudriez me sonder de la note la plus basse au sommet de ma voix, et dans
le petit instrument que voici il y a beaucoup de musique, une excellente voix,
et pourtant vous ne pouvez pas le faire parler. Sambleu, pensez-vous qu'on joue
plus aisément de moi que d'une flûte? Donnez-moi le nom
d'instrument que vous voudrez, vous pourrez bien me désaccorder la voix,
mais vous ne pourrez pas jouer de moi. (III, 2) 31.
Hamlet apparaît dans ce passage de la pièce de
Shakespeare, que cite longuement Freud, comme un cas exemplaire de
résistance à la psychanalyse. Une approche thérapeutique
maladroite, sous-entendu non psychanalytique, ne saurait leurrer le
névrosé récalcitrant :
ROSENCRANTZ : Il reconnaît qu'il se sent
égaré, Mais pour quelle raison, il ne veut pas le dire.
30. Texte apparaissant en préface à Ernest
Jones, op. cit. ainsi que dans le recueil d'essais de Jean
Starobinski, La relation critique, Gallimard, tel, 1970.
31. Sigmund Freud, De la psychothérapie
(1904), in ×uvres complètes de Freud (O.C.F.) VI
(1901-1905), PUF, Paris, 2006, p. 52.
15
GUILDENSTERN : Nous ne le trouvons pas disposé à
se laisser sonder,
Et sa folie rusée prend le large. 32.
Hamlet inspire une méthode à la psychanalyse
freudienne
Par ailleurs, certains vers d'Hamlet inspirent à Freud
une sorte de discours de la méthode psychanalytique 33 :
Dans ce cas la construction erronée ne laisse pas plus
de trace que si elle n'avait jamais été faite, et dans certains
cas, on a même l'impression, pour parler comme Polonius, que la carpe de
la vérité a été attrapée grâce
à l'appât du mensonge. Il est certain qu'on a
exagéré sans mesure le danger d'égarer le patient par la
suggestion, en lui mettant dans le tête des choses auxquelles on croit
soi-même mais qu'il ne devrait pas accepter. Il faudrait que l'analyste
se soit comporté d'une façon très incorrecte pour qu'un
pareil malheur lui arrive; il aurait avant tout à se reprocher de ne pas
avoir laissé parler le patient à son aise. Sans me vanter, je
puis affirmer que jamais un tel abus de la suggestion ne s'est produit dans
ma pratique analytique. 34
Hamlet aide Freud à construire sa propre voie,
à tel point qu'on peut parler d'une sorte de discours de la
méthode hamlétien à l'adresse de la psychanalyse. Par
ailleurs, il semble s'agir d'une méthode d'expérimentation
clinique, bien plus que d'une méthode d'interprétation abstraite.
Au contraire, supposer que c'est la psychanalyse qui impose sa propre
méthode et son propre logos (rationalité et discours)
à Hamlet est une voie que nous envisagerons dans la seconde
partie, lorsque nous analyserons les enjeux réels (et non
fantasmés 35)
d'une psychanalyse appliquée à
Hamlet.
Des mots, des mots, des mots :
Hamlet inspire à Freud la cure
par
la parole. Dans un passage de La
question de l'analyse profane36 sur la technique
psychanalytique, Freud compare la démarche thérapeutique
classique du médecin et celle du psychanalyste. Il insiste alors sur
l'importance de l'écoute du patient par l'analyste. Il s'agit de
rappeler l'importance persistante et la supériorité
32. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 5-7.
33. Dans Littérature et Psychanalyse,
Paul-Laurent Assoun parle inversement d'un discours de la méthode
freudien à l'adresse de la littérature .
34.
Sigmund Freud, Résultats, idées,
problèmes, t. II (1921-1938), Constructions
dans l'analyse (1937), PUF, Bibliothèque de
Psychanalyse, Paris, 1998, p. 274.
35. Ce sont les enjeux que la psychanalyse croit voir dans sa
propre démarche, par opposition aux enjeux effectifs : ce que peut bien
produire la psychanalyse lorsqu'elle prend Hamlet comme objet
d'expérimentation, nous y reviendrons.
36. Sigmund Freud, La question de l'analyse profane
(1926), O.C.F. XVIII (1926-1930), PUF, 1994, p. 9.
39. Sigmund Freud, Constructions dans l'analyse (1937),
Résultats, idées, problèmes, t. II, PUF,
Bibliothèque de Psychanalyse, Paris, 1998, p. 274.
16
de la talking cure » 37 sur toute autre forme
de traitement (instrumental, médicamenteux). La libération des
signifiants par l'analysant contribue ainsi à sa guérison. Il
s'agit d'une véritable thérapie verbale. Freud prend appui sur
les vers d'Hamlet pour étayer son hypothèse :
C'est comme s'il [le patient] pensait : Rien que cela? Des
mots, des mots et encore des mots, comme dit le prince Hamlet
38.».
Même si cela peut paraître insignifiant, les mots
échangés entre l'analysant et l'analyste sont le point de
départ, le moteur, la substance, la matière première et la
finalité de l'analyse. Afin d'expliciter cette citation succincte de
Shakespeare, Freud recourt, en note de bas de page, au Faust de Goethe
(I, v. 1994-2000) :
Surtout il ne faut pas trop se torturer et s'angoisser,
Car c'est justement là où manquent les concepts
Qu'un mot se présente tout à point.
Avec des mots on peut disputer,
Avec des mots bâtir un système,
A des mots on peut croire parfaitement,
D'un mot on ne peut soustraire un iota. ».
Dans les derniers écrits de Freud, ce sont
étonnamment des vers de Polo-nius, et non d'Hamlet, qui aident Freud
à peaufiner son approche clinique du patient dans la cure, et dès
lors contribuent à la technique psychanalytique :
Dans ce cas la construction erronée ne laisse pas plus
de trace que si elle n'avait jamais été faite, et dans certains
cas, on a même l'impression, pour parler comme Polonius, que la carpe de
la vérité a été attrapée grâce
à l'appât du mensonge. Il est certain qu'on a
exagéré sans mesure le danger d'égarer le patient par la
suggestion, en lui mettant dans le tête » des choses auxquelles on
croit soi-même mais qu'il ne devrait pas accepter. Il faudrait que
l'analyste se soit comporté d'une façon très incorrecte
pour qu'un pareil malheur lui arrive; il aurait avant tout à se
reprocher de ne pas avoir laissé parler le patient à son aise.
Sans me vanter, je puis affirmer que jamais un tel abus de la suggestion
» ne s'est produit dans ma pratique analytique. » 39
37. Ce terme est employé pour la première fois
au sujet de l'analyse par Josef Breuer et Sigmund Freud du cas d'Anna O., cf.
Sigmund Freud, Josef Breuer, Etudes sur l'hystérie (1895), PUF,
Bibliothèque de psychanalyse, Paris, 2002. A ce sujet, on parle aussi de
méthode cathartique ou de chimney sweeping .
38.
Vers d'Hamlet à Polonius, William Shakespeare, Hamlet,
II, 2 : Words, words, words. .
17
Polonius, une fois de plus, ne comprend rien. Il est clair que
Freud considérait ce personnage comme dérisoire. Il
n'hésitait pas à mettre en lumière le caractère
excessif et ridicule de ses interventions, jusqu'à caractériser
ses discours comme verbeux et fumeux. Polonius, à la suite de
Guildenstern et de Rosencrantz, fournit donc un contre-exemple de technique
psychanalytique. D'un point de vue clinique et théorique, Polonius
serait à bien des égards un très mauvais thérapeute
des névroses, comme le témoignent les réactions d'Hamlet
à son égard.
La pièce de Shakespeare ne semble dès lors pas
avoir cessé de fonctionner comme concept pour la clinique
psychanalytique, jusqu'aux dernières années du fondateur de la
psychanalyse.En effet, Hamlet possède une utilité pour
la pratique de la psychanalyse, c'est en ce sens que nous disons qu'il
fonctionne comme un concept pour la clinique psychanalytique. Si Freud
était à ce point obsédé par Hamlet, ce n'est pas
par pur caprice d'interprète, mais parce qu'Hamlet n'a cessé de
lui ouvrir de nouvelles pistes pour la cure analytique des
névrosés. Par ailleurs, il semble que le névrosé
fictif Hamlet ait eu ce rôle de concept clinique surtout dans les
premiers écrits de Freud car ce dernier ne disposait pas encore de
suffisamment d'expérience de cas réels de névrose.
C'est ainsi qu'Hamlet a concrètement fonctionné
comme image médiatrice qui permit [à Freud] de passer du mythe
d'×dipe à la clinique qu'il observait chez les patients
névrosés qu'il traitait. 40.
Rappelons dès maintenant qu'il convient de distinguer
la psychanalyse ap-pliquée41, dont les objets sont
variés (art, vie quotidienne, mot d'esprit, rêve, etc.), de la
clinique psychanalytique, qui s'applique exclusivement aux symp-
tômes psychopathologiques.
2) Hamlet, un concept pour l'épistémologie
freudienne
Chez Freud, la fécondité clinique est
conditionnée par tout un appareillage théorique produit par
l'épistémologie. Hamlet offre la possibilité
à Freud d'aborder des problématiques et thématiques
générales essentielles à la psychanalyse. D'autre part, il
permet d'évoquer ou d'expliciter nombre de concepts psychanalytiques
centraux.
La psychanalyse est définie par Freud comme un type de
savoir spécifique qui se revendique comme science, une psychologie
scientifique . Elle est un mode de production théorique rationaliste.
Dans cette perspective, Hamlet est un concept opératoire pour
penser les mécanismes en lien avec l'hypothèse scientifique de
l'inconscient.
L' épistémologie freudienne est une certaine
conception des processus inconscients.
Nous avons pu voir que, déjà dans une
perspective clinique et expérimentale, Hamlet fonctionnait
comme un personnage conceptuel . Bien plus, il semble que Freud, dans une
perspective épistémologique qui prolonge l'enquête clinique
préliminaire, utilise l'oeuvre et le personnage fictionnels afin de les
faire fonctionner comme un laboratoire conceptuel. Ce n'est dès lors
plus du Hamlet et du Hamlet de Shakespeare dont il s'agit mais du
Hamlet et du Hamlet de
40. Bertrand Welniarz, art. Freud et la création
littéraire : la psychanalyse avec Shakespeare , Perspectives Psy 2008,
n?1, Vol. 47.
41. Ce qu'on nomme psychanalyse appliquée fera l'objet
de notre seconde partie.
18
Freud, de Freud devenant Hamlet, en même temps qu'il
fait devenir Hamlet psychanalyste.
Le Hamlet de Hegel, nous y reviendrons, était une
figure esthétique, une puissance d'affects et de percepts
42. Celui de Freud est personnage conceptuel fonctionnant par
connexions et agencements avec le reste des outils et figures de la
psychanalyse, personnage conceptuel, c'est-à-dire puissance de concepts
, débordant les opinions courantes . Il y a dans le corpus freudien une
certaine production d'alliances, de bifurcations, des substitutions d'Hamlet,
figure théâtrale à Hamlet, personnage conceptuel
emblématique de la psychanalyse. Freud ne veut pas mettre l'affect dans
la pensée 43. Il convient de ne pas confondre Hamlet, figure
théâtrale et Hamlet, personnage conceptuel, faute de quoi nous
tombons dans le logodrame ou dans la figurologie dont parlaient Deleuze et
Guattari. Bien que cette interpénétration des plans ne soit en
aucun cas un défaut pour Deleuze et Guattari, il semble que Freud tient,
au contraire, à garder séparés les deux plans, celui de
l'art proprement dit et de l'émotion qu'il peut susciter d'une part, et
celui de la réflexion apathique sur l'art, d'autre part. Ceci pourrait
d'ailleurs justifier le fait que Freud ne tenait pas rigueur des reproches des
critiques faisant de la psychanalyse appliquée une menace pour
l'appréciation esthétique de l'oeuvre. Freud parvient grâce
au personnage conceptuel Hamlet à modifier de façon
décisive ce que signifie penser, dresser une nouvelle image de la
pensée 44. Il bifurque, en génie hybride ,
n'effaçant pas la différence de nature entre science et
littérature, mais tentant au contraire de s'installer dans cette
différence même 45.
Hamlet n'intervient pas directement dans les travaux tardifs
de Freud sur la pulsion de mort et dans ceux introduisant la seconde topique
(à partir des années 1920). Néanmoins, il paraît
évident que Freud s'est inspiré de son observation du prince
danois pour forger toute cette conceptualité introduite dans ses
derniers écrits.
Hamlet n'est jamais loin lorsqu'il s'agit des options
théoriques fondamentales de la psychanalyse freudienne (nature de
l'inconscient, refoulement, ×dipe, fantasme, etc).
En outre, l'approche psychanalytique du mot d'esprit doit
beaucoup à Ham-
let.
Les conditions du bon fonctionnement d'un mot d'esprit sont
empruntées à la sagesse d'Hamlet :
La fortune d'une plaisanterie se trouve dans l'oreille de
celui qui la fait. 46 [...] La brièveté est l'âme de
l'esprit. 47 [...]. La fulgurance, l'imprévu, la surprise du Witz
qui jaillit, sans qu'il s'agisse nécessairement d'un mot d'esprit,
est un des traits qui caractérisent non seulement le personnage d'Hamlet
mais tout le théâtre de Shakespeare. [. . .] surgit du dehors ce
qui est caché au-dedans. Le rêve lui-même est pour une part
un Witz. Pour une part seulement car
42. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que
la philosophie ?, p. 64 et suivantes.
43. ibid.
44. ibid.
45. ibid.
46. Sigmund Freud, Le mot d'esprit et ses relations avec
l'inconscient, cité par Jean-Bertrand Pntalis, op. cit., p.
40.
47. ibid.
19
il est aussi une ombre48, le revenant spectral de nos
nuits obscures. 49
Dans un passage très intéressant du point de vue
de la théorie freudienne, à la fois du mot d'esprit et du
rêve, Freud sollicite les paroles caustiques d'Hamlet :
Thrift, thrift, Horatio. The funeral bak'd meats
Did coldly furnish forth the marriage tables. 50.
En effet, la question du principe d'économie, de la
condensation dans le mot d'esprit est illustrée par ces vers d'Hamlet
économie, économie, Horatio . Hamlet emploie la technique de la
condensation dans son mot d'esprit pour interpréter la succession rapide
de la mort de son père et du remariage de sa mère.
Le jeu de mots ne représente qu'une condensation sans
substitution; la condensation demeure donc la catégorie à
laquelle sont subordonnées toutes les autres. Une tendance à la
compression ou mieux à l'épargne domine toutes ces techniques.
Tout paraît être, comme le dit Hamlet, affaire d'économie
(Thrift, Horatio,
thrift !). 51.
L'emploi multiple des mêmes mots dans la demande et
dans la réponse constitue certes une épargne . De même
Hamlet traduit la succession immédiate de la mort du père et des
noces de la mère par ces mots : Le rôti du repas mortuaire
fournit la viande froide du banquet nuptial. . 52.
Le lien est clair entre le wit 53 d'Hamlet et le
witz 54 dont parle Freud dans son essai. De même, Freud avait
déjà montré, notamment dans L'interprétation du
rêve, que ce principe d'économie opérait
également dans les processus
48. Pontalis fait sans doute allusion aux vers d'Hamlet : A
dream itself is but a shadow. ». II, 2, 253.
49. Jean-Bertrand Pontalis, op. cit., p. 40.
50. William Shakespeare, Hamlet, I, 2, 180-181 :
Les viandes rôties des funérailles
Ont été servies froides au repas du mariage
».
51. Sigmund Freud, Le mot d'esprit et ses rapports avec
l'inconscient (1905), Gallimard, coll. idées, Paris, 1930, p.
67.
52. op. cit., p. 69.
53. Le wit » anglais est un terme équivoque, qui
signifie tantôt une personne dotée d'un esprit vif qui sait manier
les mots de manière habile, intelligente et amusante, tantôt
l'intelligence et la vivacité d'esprit. On trouve l'emploi de ce mot par
Polonius dans Hamlet (II, 2, 90) :
Brevity is the soul of wit »
Ainsi la brièveté est l'âme de l'esprit
»
54. Le sens courant du terme allemand witz »
est humour». Freud l'utilise pour désigner le mot d'esprit
», qui n'est pas seulement jeu de mots humoristique mais qui comporte une
part importante de créativité, d'acuité intellectuelle et
d'inventivité. C'est en ce sens que le witz » s'apparente au wit
» shakespearien.
20
oniriques. Dans le but de révéler les
mécanismes fondamentaux de la création artistique et
poétique, Freud met l'emphase sur les points communs de celle-ci avec
des processus psychiques apparemment dissemblables tels que les rêves,
les jeux de mots et les symptômes psycho-névrotiques. Il s'agit
dans ces différents cas de processus liés aux fantasmes, aux
désirs inconscients, au refoulement, au réveil de souvenirs
d'enfance et à la vie psycho-sexuelle de l'individu.
Dans Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient,
Hamlet est une source inépuisable de wit propice
à venir étayer la théorie psychanalytique de cette
production de l'inconscient singulière qu'est le witz . Voici
quelques autres exemples que nous trouvons dans cet essai de Freud.
Les auteurs s'accordent à reconnaître à
l'esprit une autre particularité essentielle : la concision est
à l'esprit lui-même, dit Jean Paul (Propédantique à
l'esthétique I, par. 45), accommodant ainsi la parole de ce vieux
bavard de Polonius dans l'Hamlet de Shakespeare (Acte II, scène II) :
Puisque la concision est l'âme de l'Esprit, / Prolixité son corps,
son lustre et son habit, / Mon discours
sera bref. 55
Le double sens, créé par le sens réel et
le sens métaphorique d'un mot, est une source féconde de la
technique de l'esprit. [...] C'est le mot célèbre d'Hamlet, selon
lequel le but de la pièce, et par conséquent l'intention du
poète qui l'écrit, serait de mirer la nature comme dans un
miroir : il donne à la vertu ses traits, à la honte son image, au
siècle et au temps son expression et sa silhouette.
(Acte III, scène 2) 56.
De même la maligne et fallacieuse défense de la
sagesse universitaire par Lichtenberg : Il y a plus de choses sur la terre et
au ciel que ne le soupçonne toute votre scolastique! disait avec
mépris le Prince Hamlet. Lichtenberg sait bien que cette critique est
loin d'être assez sévère, puisqu'elle n'épuise pas
les reproches que l'on peut faire à la scolastique. Aussi ajoute-t-il ce
qui manque : Mais il y a bien des choses dans la scolastique qui ne se
trouvent ni au ciel ni sur terre. Bien que sa représentation fasse
ressortir de quelle manière la scolastique nous dédommage de la
carence signalée par Hamlet, ce dédommagement implique un autre
grief beaucoup plus
sérieux. 57
Le lien entre les mécanismes du mot d'esprit et les
processus oniriques est scellé. Cinq ans avant cet essai, dans un
passage de L'interprétation du rêve, Freud
démontrait déjà que, comme dans la folie d'Hamlet, il y a
de la méthode dans la folie apparente du rêve. Freud estime avoir
résolu le problème de l'absurdité du rêve en
montrant que le contenu du rêve n'est jamais absurde (sauf dans le cas
des psychoses, que Freud exclut du champ d'application de la psychanalyse). Le
contenu du rêve est déguisé par le travail du rêve
(utilisation de
55. ibid., p. 18-19.
56. ibid., p. 58.
57. ibid., p. 114- 115.
21
symboles, condensation, déplacement, etc.). Nous
trouvons dans L'interprétation du rêve deux passages
annonçant déjà la façon dont Freud fera fonctionner
Hamlet comme un concept pour la théorie du witz .
Je ne crois pas que ces arrières-pensées
eussent suffi à provoquer un rêve. Ainsi dans Hamlet : There
needs no ghost, my lord, come from the grave / To tell us this. Nul besoin,
mon seigneur, de fantôme surgi de la tombe pour nous raconter cela.
58.
Bien souvent le rêve a son sens le plus profond
là où il apparaît le plus dément. [.. .] Ainsi
procède au théâtre, exactement comme fait le rêve
dans la réalité, le prince qui doit se faire passer pour fou, et
c'est pourquoi on peut dire aussi du rêve ce que Hamlet dit de lui, en
remplaçant les conditions réelles proprement dites par d'autres,
aussi drôles qu'incompréhensibles : Je ne suis fou que par vent
de nord-nord-ouest; quand le vent souffle du sud, je peux distinguer un
héron d'un faucon. [II, 2]. J'ai donc résolu le problème
de l'absurdité du rêve en ce sens que les pensées du
rêve ne sont jamais absurdes. 59
Notons que Shakespeare, comme nombre de ses contemporains et
successeurs, ne croyait pas en la nature signifiante du rêve mais en son
absurdité, et c'est précisément contre cette conception
largement répandue que Freud entendait se positionner.
3) Hamlet, un concept pour la métapsychologie
Le néologisme métapsychologie a
été forgé par Freud en 1895 (en même temps que
l'invention du terme psychanalyse ) pour désigner la part purement
spéculative et théorétique de la doctrine psychanalytique.
Dans une lettre à son ami Fliess datant du 10 mars 1898, Freud
définit la métapsychologie comme la psychologie qui aboutit
à l'arrière-plan du conscient 60, le préfixe
méta suggère l'idée qu'il s'agira de considérer ce
qui est au-delà et à côté des processus psychiques
étudiés traditionnellement par la psychologie (à savoir
les processus conscients). Freud estime que la branche métapsychologique
est l'accomplissement de la recherche psychanalytique et qu'elle permet un
éclaircissement et un approfondissement des hypothèses
théoriques 61 développées par
l'épistémologie freudienne. Profondément liée
à l'épistémologie, la métapsychologie est
également en perpétuelle interaction avec la clinique
psychanalytique, à laquelle elle s'adapte sans cesse.
58. L'interprétation du rêve (1899-1900),
trad. J.-P. Lefebvre, Écrits philosophiques et
littéraires, Opus seuil, V- Matériau et sources du
rêve, A- Le récent et l'indifférent dans le rêve, p.
190.
59.
ibid., VI- Le travail du rêve, G- Rêves
absurdes Les prestations intellectuelles dans le rêve, VI), p.
412.
60. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess
(1887-1904), édition complète, PUF, Paris, 2006
61. Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir,
PUF, Quadrige, 2013.
22
On trouve dans le terme métapsychologie l'idée
de soubassements philosophiques de la doctrine freudienne, malgré la
défiance du créateur de la psychanalyse vis-à-vis de la
philosophie. Freud emploie d'ailleurs une expression étonnante
dès lors qu'elle apparaît comme une sorte d'auto-critique : il
parle de la sorcière métapsychologique . Cette image lui vient
du Faust de Goethe. Avec la dimension métapsychologique, la
dichotomie entre théorie et clinique devient caduque. La psychanalyse
apparaît avant tout comme une épreuve de la pensée, une
mise à l'épreuve de nos convictions, à commencer par
celles héritées de la psychologie traditionnelle.
Notons que la métapsychologie se décline en
trois points de vue : la dyna-
mique, l'économique et la topique.
Freud se référait souvent, explicitement ou de
manière allusive, aux vers d'Hamlet au sceptique Horatio, comme s'il
avait besoin de justifier la nécessité d'une
métapsychologie aux yeux du public incrédule.
Le partage, dans ce qui détermine notre vie, entre les
nécessités de notre constitution et les hasards de notre
enfance peut bien, dans le détail, être encore incertain; mais
dans l'ensemble, il ne subsiste aucun doute quant à la
significativité de nos premières années d'enfance
précisément. Nous montrons tous encore trop peu de respect pour
la Nature qui, selon les paroles obscures de Léonard, faisant penser au
propos d'Hamlet, est pleine d'innombrables causes qui ne sont jamais
passées dans l'expérience (La natura è piena d'innite
ragioni che non furono mai in isperienza.
M. Herzfeld, l.c., p. 11). Chacun des êtres humains que
nous sommes correspond à l'une des expérimentations sans nombre
par lesquelles ces ragioni de la Nature font leur poussée dans
l'expérience. 62
L'édition des oeuvres complètes de Freud chez
PUF précise qu'il s'agit là vraisemblablement d'une allusion aux
vers d'Hamlet que Freud aimait par ailleurs citer :
There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are
dreamt of in your philosophy.
Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio,
Que n'en peut rêver votre philosophie.
63
Hamlet intervient également, comme nous le verrons,
dans les études freudiennes de psychanalyse appliquée suivantes
: Le Moïse de Michel-Ange et bien plus tard dans
Dostoïevski et le parricide, mais cette fois-ci en tant qu'objet
de
l'analyse, et non en tant qu'intercesseur de Freud.
Dans un ouvrage cette fois-ci plus technique, Freud reprend
ses variations hamlétiennes et cite ce qui semble être ses vers
préférés du prince danois.
62. Sigmund Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard
de Vinci (1910), O.C.F. X (19091910), p. 164.
63.
William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 164-165.
23
Que les lecteurs soient du moins convaincus que, pour ma
part, je ne rapporte que ce qui s'est présenté à moi en
tant d'expérience vécue indépendante, non
influencée par mon attente. Il ne me restait donc qu'à me
rappeler la sage parole selon laquelle il y a entre ciel et terre plus de
choses que notre sagesse d'école n'en peut rêver. [note de Freud :
cf. Hamlet, I, 5 : Il y a plus de choses au ciel et sur la terre,
Horatio, que n'en rêve ta philosophie ] Qui s'entendrait à
neutraliser encore plus radicalement ses convictions congénitales
pourrait à coup sûr découvrir un plus grand de ces choses.
64
Il s'agit là du fameux cas de l'homme aux loups. Dans
son ouvrage La folie privée65,
André Green fait un parallèle intéressant entre l'homme
aux loups analysé par Freud et Hamlet, comme deux paradigmes de
cas-limite. Il constate par ailleurs, en s'appuyant sur sa pratique analytique
et sur une intuition déjà présente chez Freud, que, de nos
jours, ×dipe tend à céder la place à Hamlet.
Avec l'aide d'Hamlet, Freud aurait touché
à une vérité universelle (l'être humain comme
produit d'une détermination psychologique), d'où les
résistances face à sa lecture d'Hamlet.
Le concept Hamlet permet à Freud de formuler une
intuition présente depuis fort longtemps : ce qui se passe dans
×dipe roi aurait une dimension universelle, on en trouverait des
traces dans Hamlet. Le concept Hamlet, fonctionnant en binôme avec le
motif oedipien, permet d'élaborer une notion psychanalytique centrale :
le refoulement. Il résulte de l'analyse clinique menée par
Freud guidé par Hamlet, que ce problème , qu'il a
repéré chez son mentor , trouve son origine profonde dans la
progression séculaire du refoulement, depuis ce qui était
repérable à partir du personnage d'×dipe.
Non seulement Hamlet donne un éclairage
nouveau à ×dipe, mais, de surcroît, il est ce qui lui donne
toute son actualité et sa pertinence aujourd'hui. Nous sommes tous, du
moins en germe comme le souligne Freud, des Hamlet, à savoir que, chez
chacun de nous, sont susceptibles de ressurgir les rejetons de l'×dipe
refoulé.
La création littéraire ne fait pas que
vérifier et confirmer l'explication métapsychologique : elle lui
ouvre des perspectives qu'il est vrai, la métapsychologie va
élaborer et universaliser [...]. Nous ne pouvons désormais
perdre de vue ce primat de la référence au fait de la
création littéraire, qui cherche dans l'instrument
métapsychologique une expression adéquate et non un
dépassement de la littérature par la science .
66.
Afin d'établir une taxinomie et de poser des
étiquettes nosographiques à partir de ce qui se présente
subjectivement à lui dans Hamlet, Freud prend appui sur ce qui
différencie un cas d'un autre, une classe de névroses d'une
autre, d'un point de vue métapsychologique (nous y reviendrons lorsque
nous traiterons
64. Sigmund Freud, A partir de l'histoire d'une
névrose infantile, I- Remarques préliminaires (1914), in
O.C.F. XIII (1914-1915), PUF, Paris, 1988 (La référence à
Hamlet apparaît dans la note de bas de page).
65. André Green, La folie privée :
Psychanalyse des cas-limites, Gallimard, Connaissance de l'inconscient",
Paris, 1990.
66. Paul-Laurent Assoun, Littérature et
psychanalyse, Ellipses, Paris, 1996, p. 30.
24
de l'étiologie des névroses que Freud tente
d'appliquer à Hamlet, bien qu'il semble que le processus soit
plutôt inverse). Freud tire d'Hamlet une esquisse d'étiologie des
névroses.
Le terme folie n'est guère plus employé dans
la nosographie psychanalytique car il est désormais perçu comme
connotant un manque de rigueur et de scientificité, comme relevant
davantage de la littérature, en tant que fiction, que de la
réalité psychique (nous verrons que la folie relève bien
de la littérature, dans sa fonction d'exploration des marges de la
raison, de la déviance, mais que la littérature, étant
conçue comme vie, est en prise directe sur le réel,
expérimente bien quelque chose d'empirique lorsqu'elle aborde la folie),
comme renvoyant à une autre époque supposée révolue
et comme suggérant quelque chose
de quasi-mystique.
Par ailleurs, comme Assoun l'a démontré dans
plusieurs de ses travaux 67, la psychanalyse freudienne
possède l'intérêt crucial de produire une mise au travail
de la conceptualité philosophique et ainsi d'avoir des effets
philosophiquement définissables . La machine psychanalytique est une
machine réelle et non une machine à fantasmes. Les concepts
psychanalytiques sont acquis sur le terrain de son expérience clinique
.
Le concept psychanalytique, en démarcation du registre
spéculatif du concept, est donc empirique, au sens de la
référence à cette expérience (empereia)
que constitue la clinique. Il s'agit donc de notions induites du savoir du
symptôme, acquis par l'écoute, produits d'une découverte
[...] mais aussi porteuses d'une ambition expli-
cative donc conceptuelle. 68
La partition du fonctionnement d'Hamlet, comme
concept, entre la métapsychologie, l'épistémologie et la
clinique, est purement méthodologique, et non réelle, car tout
ceci est inséparable de facto. En effet, on ne peut tracer une
ligne de séparation nette entre la théorie et la clinique
psychanalytiques, car observation, spéculation, praxis et effet
thérapeutique y sont constamment intriqués. Freud tenait à
élaborer des concepts car c'était pour lui ce qu'il y a de plus
stimulant pour le développement de la pensée. On comprend mieux
dès lors la fonction conceptuelle revêtue par le personnage de
Shakespeare.
Le personnage conceptuel d'Hamlet devient pour Freud une
entité clinique établie par une épistémologie et
dont les mécanismes profonds peuvent être mis en lumière
par une métapsychologie. Hamlet est un réel concept pour la
psychanalyse, la preuve en est qu'il fait l'objet d'entrées dans
certains dictionnaires de référence en psychanalyse
69.
Enfin, le concept Hamlet opère comme un
véritable fil rouge permettant de ré-exposer une grande partie de
l'oeuvre de Freud à partir de l'enjeu oedipien.
67. Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les
philosophes, PUF, Quadrige, Paris, 2009; Freud et Nietzsche, PUF,
Quadrige, Paris, 2008; Freud , Vocabulaire des philosophes, t. IV-
Philosophie contemporaine (XX? siècle), dir. J.-P. Zarader,
Ellipses, Paris, 2002.
68. Paul-Laurent Assoun, Freud , Vocabulaire des
philosophes, t. IV, dir. J.-P. Zarader, Ellipses, Paris, 2002, p. 166.
69. Dictionnaire international de la psychanalyse,
dir. Alain de Mijolla, Calmann-Lévy, Paris, 2002; Dictionnaire de
psychanalyse, dir. Bernard Vandermersch, Roland Chemama, Larousse, in
extenso, Paris, 2009.
25
Peut-on dès lors parler de l'existence d'un complexe
d'Hamlet qui poindrait dans l'oeuvre de Freud, étant donné
qu'Hamlet est d'emblée strictement (et historiquement) lié au
complexe d'×dipe?
II- Hamlet, un pont jeté par Freud entre
théorie psychanalytique et pratique clinique
Chaque grande découverte correspond donc à un
noeud de la dialectique serrée entre clinique et théorie
psychanalytiques. 70.
Telle peut se définir l'heuristique freudienne. Au sein
de la psychanalyse freudienne, Hamlet permet de faire le lien entre la pratique
clinique des névroses et l'heuristique freudienne, en tant qu'elle donne
lieu à une épistémologie et à une
métapsychologie.
Ce qu'il y a de plus principiel dans la psychanalyse ne se
situe pas dans la plate-forme épistémologique mais dans une
logique fondamentale , qui se relie à l'appréhension freudienne
de l'objectivité (métapsychologie). Chaque question
aperçue dans le matériau clinique, impose une question qui va
donner lieu à un corps d'hypothèses définissant un certain
moment de la théorie (épistémologie), avant que celui-ci
ne s'ouvre à nouveau par un nouvel aperçu clinique imposant un
nouveau palier de théorisation (métapsychologie).
1) Insuffisances de l'approche herméneutique :
la psychanalyse, comme entreprise de libération.
Ni herméneutique ni démonstration scientifique,
l'approche freudienne peut-elle être vue comme une méthode de
libération de l'inconscient? La méthode psychanalytique de Freud
peut-elle être conçue autrement que d'après le
modèle hypothético-déductif des scientifiques et autrement
que d'après le modèle interprétatif de
l'exégèse littéraire? La pièce de Shakespeare,
comme la cure analytique, a-t-elle un rôle thérapeutique? Nous
entendons l'adjectif thérapeutique dans le sens d'une
libération de l'inconscient par rapport au fardeau familial et oedipien,
et non comme purgation des passions inavouées propres à tout
être humain. La machine Hamlet produite par Freud dans son oeuvre
est-elle machine de répression, de reterritorialisation de ce qui
semblait n'avoir aucun rapport avec ×dipe? Au contraire, s'agit-il
plutôt d'une machine désirante de libération de
l'inconscient, d'une tentative de déterritorialisation? Nous reviendrons
sur ces questionnements dans notre dernière partie, mais il
semble nécessaire de les introduire d'ores et
déjà.
A la suite de Freud, plusieurs conceptions et approches
distinctes de la psychanalyse ont vu le jour. D'une part, celle consistant
à faire de la psychanalyse une herméneutique (Ricoeur, Gadamer,
Habermas). D'autre part, celle considérant la psychanalyse comme un
processus libérateur. Cette approche de la psychanalyse comporte, en
outre, deux variantes : la psychanalyse comme libération des signifiants
(Lacan) et la psychanalyse comme libération des signes de
70. Paul-Laurent Assoun, Les fondements philosophiques de la
psychanalyse , Histoire de la psychanalyse, dir. Roland Jaccard, T. 1,
Le Livre de Poche, biblio essais, Paris, 1982, p. 164.
71. Paul Ricoeur, De l'interprétation, Essai sur
Freud, Seuil, Points Essais, Paris, 1965.
72. Sigmund Freud, Leçons d'introduction à la
psychanalyse (1916), Doctrine générale des
26
l'inconscient et émancipation par rapport aux
déterminations et à la dictature
du signifiant (Deleuze et Guattari).
Ricoeur 71 n'entend pas travailler
sur la dimension de pratique vivante de la psychanalyse mais sur l'oeuvre de
Freud, comme document écrit, sur l'interprétation philosophique
qu'il peut en donner. Ainsi, l'herméneutique psychanalytique
apparaît sur un plan d'égalité avec l'herméneutique
philosophique et littéraire. Ricoeur propose une
phénoménologie de la lecture. La lecture d'un texte consisterait
dans cette perspective à recevoir de lui un certaine proposition de
monde , un certain ordre. Le texte ne doit pas être relativisé et
inscrit au sein d'un contexte historique car il n'a de sens que par sa
capacité à parler au sujet qui le reçoit. Dans la
perspective herméneutique qui est celle de Ricoeur et de Gadamer, le
texte est reçu par son lecteur comme porteur d'une vérité,
de la réponse à une question qu'il me pose et que je lis dans le
texte. Son rôle est ainsi aléthique, il est dévoilement de
quelque chose qui était celé. Une telle herméneutique
méthodologique implique que ce n'est pas le sujet qui reconstitue le
texte mais le texte qui constitue le sujet.
Une telle méthodologie peut-elle valoir lorsqu'il
s'agit de psychanalyse appliquée à l'oeuvre littéraire?
Peut-on dire que Freud est constitué par Hamlet et non
l'inverse, à savoir que Freud reconstruirait Hamlet? Freud
parle lui-même de la nécessité d'une reconstruction dans
l'analyse, cela semble valoir a fortiori pour l'analyse de textes
littéraires. Toutefois, l'idée que la psychanalyse et son
fondateur seraient en partie créés, travaillés, construits
par Hamlet est quelque chose qui nous semble très juste. Cette
idée nécessite cependant d'être accompagnée de la
prise en compte de la nécessité pour la psychanalyse de
recréer, de retravailler et de reconstruire quelque chose d'autre
à partir d'Hamlet. C'est cela que nous appellerons la machine
Hamlet de Freud ou l'Hamlet de Freud, qui n'a pour ainsi dire rien à
voir avec l'Hamlet de Shakespeare, et ceci, contrairement à ce
que l'on pourrait croire, est une des grandes forces de l'approche freudienne
d'Hamlet. En effet, cette dernière n'aurait aucun
intérêt s'il s'agissait de déceler un sens caché,
déjà présent derrière Hamlet. Freud
reconnaissait, au contraire, d'emblée que ce sens ne préexistait
pas à son travail de reconstruction. Ce sens (si l'on peut encore parler
de sens ) est nécessité par la conceptualité analytique,
ce n'est pas le texte lui-même qui dévoile son sens au terme d'un
travail herméneutique et aléthique.
Ce n'est pas le texte qui pose une question à Freud ou
qui détient une vérité voilée au commun des
mortels, ni Freud qui pose une question au texte et entend y répondre
par une vérité psychanalytique qui serait immuable, mais c'est la
rencontre entre Hamlet et Freud qui produit une nouvelle
conceptualité, qui ouvre un champ problématique inédit,
une série de questions et la possibilité d'une réflexion
d'un genre différent. Freud réfléchit sur Hamlet
mais il est aussi réfléchi par lui. Ceci a
déjà été mis en lumière par certains
commentateurs : Hamlet est comme un miroir où viennent se
réfléchir l'âme de Freud et celle de ses contemporains.
Chacun de ces névrosés a lui-même
été un ×dipe, ou, ce qui
revient au même, qu'il est devenu, en réaction au
complexe, un Hamlet. 72
névroses, Leçon XXI- Développement de la
libido et organisations sexuelles, in O.C.F. XIV (1915-1917), PUF, Paris, 2000,
pp. 347-350.
27
La réflexion de Freud peut s'étendre au
psychisme humain en général et ne se limite plus à la
doctrine des névroses.
Il ne s'agit plus dès lors de plaquer un modèle
interprétatif sur une oeuvre singulière mais de permettre,
grâce à une réflexion sur l'oeuvre, une émancipation
de son lecteur par rapport aux contraintes qui le déterminent.
Plutôt que de s'attacher au sens de Hamlet et
à l'élaboration de son exégèse, il semble plus
pertinent de tâcher de délimiter les contours de cette machine
Hamlet, de cette fonction hamlétienne libératrice de signes qui
opère tout au
long de l'oeuvre de Freud.
La langue freudienne est comme contaminée par celle du
poète et dramaturge anglais. Ceci est paradigmatique dans le cas
d'Hamlet. L'écriture du fondateur de la psychanalyse incorpore
les vers d'Hamlet presque à son insu. Ceci n'implique pas
néanmoins qu'il faille envisager, dans la perspective de
l'herméneutique méthodologique de Gadamer, que c'est Hamlet
qui constitue Freud. Freud connaissait par coeur la pièce de
Shakespeare qu'il fréquentait depuis ses plus jeunes années.
Parfois, les références qu'il fait à Hamlet sont
intégrées dans les développements rationnels faits par
Freud, sans le recours aux guillemets, comme si Freud s'appropriait les mots du
Dich-ter, et le plus souvent ceux du prince danois. Dans d'autres
passages, les citations sont approximatives ou allusives. Par ailleurs, Freud,
qui sentait en lui très précocement une agitation
littéraire , ne semble pas avoir complètement renoncé
à donner à sa prose des allures inspirées des vers
shakespeariens. Beaucoup reconnaissent effectivement à Freud ce talent
d'écrivain, même dans ses écrits les plus scientifiques ou
techniques. On peut repérer une sorte de mouvement dialectique entre la
reconstruction psychanalytique d'Hamlet et la dette contractée
par Freud dès lors qu'il fonde toute sa psychanalyse à partir
d'Hamlet et d'×dipe . Freud n'est pas constitué par
Hamlet, il est hanté par son spectre qui ne cessera de
réapparaître dans toute sa production, des lettres de jeunesse
issues de sa correspondance privée à l'Abrégé
de psychanalyse, dans lequel Freud fait le point sur l'oeuvre de sa
vie.
Il convient de comprendre l'omniprésence d'Hamlet (qui
diffère du type d'omniprésence d'×dipe) comme une
hantologie . La présence d'Hamlet est continue, diffuse et
protéiforme. Hamlet n'intervient pas toujours comme concept
dérivé du complexe d'×dipe . Il joue parfois un rôle
ornemental. Il vient tantôt appuyer une intuition ou une
hypothèse, tantôt relancer le dialogue ou venir interroger ce qui
vient d'être dit. Il semble parfois surgir de manière insidieuse,
intempestive et furtive, de sorte que ses apparitions semblent davantage
relever de l'hantologie que de la référence pleinement
maîtrisée et dûment réfléchie. Si l'on peut
aisément dater historiquement l'apparition du complexe d'×dipe dans
la terminologie psychanalytique, on ne peut faire de même pour Hamlet
puisque, tel le spectre du père d'Hamlet, il n'apparaît jamais
pour la première fois dans le corpus freudien, il ne fait que
réapparaître, même si c'est pour la première fois,
tel un revenant. Ainsi que le suggère Derrida, la hantise est
historique, certes, mais elle ne date pas, elle ne se date jamais docilement,
dans la chaîne des présents, jour après jour, selon l'ordre
institué d'un calen-
28
drier. Intempestive, elle n'arrive pas, elle ne survient pas
[...1 73 à Freud, à la psychanalyse pouvons-nous ajouter au
sujet de la hantise exercée par Hamlet. Derrida poursuit :
[...1 ce quelqu'un d'autre spectral nous regarde, nous nous
sentons regardés par lui, hors de toute synchronie, avant même et
au-delà de tout regard de notre part, selon une
antériorité (qui peut être de l'ordre de la
génération, de plus d'une génération) et une
dissymétrie absolues, selon une disproportion absolument
immaîtri-sable. L'anachronie fait ici la loi. Que nous nous sentions vus
par un regard qu'il sera toujours impossible de croiser, voilà l'effet
de visière depuis lequel nous héritons de la loi. Comme nous ne
voyons pas qui nous voit, et qui fait la loi, qui délivre l'injonction,
une injonction d'ailleurs contradictoire, comme nous ne voyons pas qui ordonne
jure (swear), nous ne pouvons pas l'identifier en toute certitude,
nous sommes livrés à sa voix. Celui qui dit Je suis le spectre
de ton père ( I am thy Father's Spirit ), on ne peut que le
croire sur parole. Soumission essentiellement aveugle à son secret, au
secret de son origine, voilà une première obéissance
à l'injonction. Elle conditionnera toutes les autres. 74.
C'est d'ailleurs ce que Freud déplore : n'avoir pu
rencontrer Hamlet, n'avoir pu le convier à ses rencontres
psychanalytiques afin de lui arracher son secret, à savoir qu'il
souffrait du complexe d'×dipe :
Un cas, cependant, pourrait m'inciter à me rendre
moi-même à Elseneur, en dépit de toutes mes
infirmités; si vous déterminiez le prince Hamlet en personne
à faire une conférence dans laquelle il reconnaîtrait avoir
souffert du complexe d'×dipe, ce que tant de gens ne veulent pas croire.
Mais même vous ne parviendriez pas à mettre cela sur pied et je
puis donc me permettre de rester chez moi. 75
Comme le spectre de son père pour Hamlet, le spectre
d'Hamlet possède un regard panoptique sur Freud et sur ses
contemporains, il voit ce que les autres ne voient pas. Du moins Freud semble
prêter à Hamlet ce pouvoir tutélaire de connaissance de ces
choses au ciel et sur la terre dont la sagesse d'école
psychanalytique ne peut rêver 76. Ainsi, si ×dipe
parsème le corpus freudien de manière explicite et donc en
apparence beaucoup plus fréquente, c'est parce qu'il ne s'agit pas d'une
figure spectrale comme l'est Hamlet qui possède l'insigne suprême
du pouvoir dès lors qu'il peut à l'abri voir sans être vu
ou sans être identifié 77. Derrida explique par la
suite que l'esprit de l'esprit , en l'occurrence l'esprit du spectre d'Hamlet,
vient travailler celui
73. Jacques Derrida, Spectres de Marx, l'État de
la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale,
Galilée, Paris, 1993, p. 22.
74. op. cit., p. 27-35.
75. Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister
(1909-1939), lettre 89 du 16 février 1929, Gallimard, tel, Paris,
1991, p. 185-186.
76. William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 164-165 :
There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are dreamt of in your
philosophy. . Il s'agit, nous l'avons vu, de la référence
à Hamlet qui apparaît le plus sous la plume de Freud, que
ce soit sous la forme d'une citation exacte ou de manière allusive.
77. Jacques Derrida, ibid.
29
qu'il hante. La hantise que subit Freud de la part du spectre
d'Hamlet lui permet de produire une conceptualité nouvelle. La machine
hamlétique, comme hantologie, est productrice de concepts.
Qu'est-ce que suivre un fantôme? Et si cela revenait
à être suivi par lui, toujours, persécuté
peut-être par la chasse même que nous lui faisons? [...1 qu'est-ce
qu'un fantôme? qu'est-ce que l'effectivité ou la présence
d'un spectre, c'est-à-dire de ce qui semble rester aussi ineffectif,
virtuel, inconsistant qu'un simulacre? [...1 Appelons cela une hantologie.
Cette logique de la hantise ne serait pas seulement plus ample et plus
puissante qu'une ontologie ou qu'une pensée de l'être (du to
be , à supposer qu'il y aille de l'être dans le to be or
not to be , et rien n'est moins sûr). [...1 Hamlet commençait
déjà par le retour attendu du roi mort. Après la fin de
l'histoire, l'esprit vient en revenant, il figure à la fois un mort qui
revient et un fantôme dont le retour attendu se répète,
encore et encore. [...1 Question de répétition : un spectre est
toujours un revenant. On ne saurait en contrôler les allées et
venues parce qu'il commence par revenir. [...1 ce qui paraît presque
impossible, c'est toujours de parler du spectre, de parler au spectre, de
parler avec lui, donc surtout de faire ou de laisser parler un esprit. Et la
chose semble encore plus difficile pour un lecteur, un savant, un expert, un
professeur, un interprète, bref pour ce que Marcellus appelle un
scholar78. Peut-être pour un spectateur en
général. Au fond, le dernier à qui un spectre peut
apparaître, adresser la parole ou prêter attention, c'est, en tant
que tel, un spectateur. Au théâtre ou à l'école. Il
y a des raisons essentielles à cela. Théoriciens ou
témoins, spectateurs, observateurs, savants et intellectuels, les
scholars croient qu'il suffit de regarder. Dès lors, ils ne sont pas
toujours dans la position la plus compétente pour faire ce qu'il faut,
parler au spectre [...1 Il n'y a plus, il n'y a jamais eu de scholar
capable de parler de tout en s'adressant à n'importe qui, et
surtout aux fantômes. Il n'y a jamais eu de scholar qui ait
vraiment, en tant que tel, affaire au fantôme. Un scholar
traditionnel ne croit pas aux fantômes - ni à tout ce qu'on
pourrait appeler l'espace virtuel de la spectralité. Il n'y a jamais eu
de scholar qui, en tant que tel, ne croie à la distinction
tranchante entre le réel et le non-réel, l'effectif et le
non-effectif, le vivant et le non-vivant, l'être et le non-être
(to be or not to be, selon la lecture conventionnelle), à
l'opposition entre ce qui est présent et ce qui ne l'est pas, par
exemple sous la forme de l'objectivité. Au-delà de cette
opposition, il n'y a pour le scholar qu'hypothèse
d'école, fiction théâtrale, littérature et
spéculation. Si on se référait uniquement à cette
figure traditionnelle du scholar, il faudrait donc
78. William Shakespeare, Hamlet, I, 1, 41 :
Thou art a scholar, speak to it, Horatio.
Toi qui est savant, parle-lui, Horatio.
L'édition de Gisèle Venet inclut une note
éclairante : Horatio, comme Hamlet, a fait des études de
philosophie à l'université de Wittenberg. . Un scholar
est un savant, mais ce terme anglais peut aussi désigner un
érudit, un lettré ou encore un étudiant.
30
se méfier ici de ce qu'on pourrait définir comme
l'illusion, la mystification ou le complexe de Marcellus. Celui-ci
n'était peut-être pas en situation de comprendre qu'un scholar
classique ne saurait parler au fantôme. Il ne savait pas ce qu'est
la singularité d'une position, ne disons pas d'une position de classe
comme on faisait jadis, mais la singularité d'un lieu de parole, d'un
lieu d'expérience et d'un lien de filiation, lieux et liens depuis
lesquels seuls on peut s'adresser au fantôme Thon art a scholar;
speak to it, Horatio. , dit-il naïvement, comme s'il participait
à un colloque. Il en appelle au scholar, au savant ou à
l'intellectuel instruit, à l'homme de culture comme à un
spectateur qui saurait mettre la distance nécessaire ou trouver les mots
appropriés pour observer, mieux, pour apostropher un fantôme,
c'est-à-dire aussi pour parler la langue des rois ou des morts. [...] En
le conjurant de parler, Horatio veut arraisonner, stabiliser, arrêter le
spectre dans sa parole. ??
Peut-on dire que Freud, en tant que savant et homme de
lettres, était dès le départ voué à une
rencontre manquée avec le spectre d'Hamlet? Quand Freud parle d'Hamlet,
ou quand il semble dialoguer dans son oeuvre avec lui, se fait-il des
illusions? De même, le lecteur ou le spectateur, qui se laisserait hanter
par Hamlet, se trouve-t-il dans la même position que le fondateur de la
psychanalyse, inexorablement inapte à d'appréhender ce qui lui
arrive et ce qu'il doit en retenir?
La branche métapsychologique de la psychanalyse
n'est-elle pas à même de saisir ce qu'un spectre comme Hamlet a
à lui dire? En effet, si à partir d'Hamlet, Freud parvient
à une conceptualité inédite, comme nous venons de le voir,
c'est qu'il est parvenu malgré tout à faire fonctionner ce
spectre comme une machine à produire des concepts. Peut-être que
ces concepts ainsi produits ne sont que sagesse d'école et
hypothèses inachevées. Freud le concède volontiers. Quoi
qu'il en soit, Freud parvient, effectivement et efficacement, à faire de
cette hantise quelque chose d'utile à la discipline psychanalytique.
Derrida suggère que justement ce spectre aussi puissant
qu'irréel , est virtuellement plus efficace que ce qu'on appelle
tranquillement une présence vivante. .
Si Freud rit jaune en posant comme condition de sa venue la
participation d'Hamlet, il n'est pas absurde de se demander
précisément d'où revient Hamlet pour Freud : d'Elseneur?
de l'imaginaire de Shakespeare? de l'Autre scène in-
consciente? Le mystère demeure.
Si l'approche que fait Jones d'Hamlet nous semble
insuffisante, c'est peut-être parce que le disciple et biographe de Freud
n'avait pas été éprouvé de la même
manière. Nous l'avons vu, Hamlet met réellement à
l'épreuve la pensée freudienne, il l'empêche de se
scléroser ou d'osciller entre scientisme et herméneutique et il
travaille la conceptualité freudienne en profondeur. Peut-être
est-ce justement parce que la démarche de Jones est encore trop
interprétative et trop réductrice qu'elle ne nous convainc pas?
Par ailleurs, elle ne fonctionne pas vraiment, contrairement à la
machine Hamlet de Freud, qui a des effets certains sur la vie personnelle de
celui-ci, sur son oeuvre, sur sa pratique et sur ses successeurs, analystes et
critiques littéraires. Le problème de la façon dont Jones
aborde Hamlet tient sans doute davantage au fait que son approche
79. Jacques Derrida, op. cit.
31
n'a pas la dimension d'expérimentation que l'on
retrouve dans l'approche freudienne. Notons que Freud ne relègue jamais
complètement l'investigation du mystère des personnages
shakespeariens (Hamlet, Macbeth) à Jones. Même s'il envisage que
Jones peut développer ses propres intuitions de manière autonome
et bien qu'il reconnaisse la grande valeur des travaux de Jones en
matière de psychanalyse appliquée à Shakespeare, Freud ne
peut s'empêcher de toujours rajouter sa pierre à l'édifice,
comme s'il déplorait en réalité l'insuffisance des
conclusions tirées par Jones.
Freud tient à ce tourment, à cette hantise qu'il
subit de la part des personnages shakespeariens, si bien qu'il ne peut se
résoudre définitivement à déléguer la
responsabilité d'une psychanalyse des personnages shakespeariens, dont
les spectres l'habitent (spectres d'Hamlet, spectres de Macbeth, spectres de
Cor-délia, spectres de Richard III, etc.), à un autre analyste
que lui-même.
L'énigme d'Hamlet a pu être devinée, Lady
Macbeth reste
un mystère. Mais Freud n'en a jamais fini avec
Shakespeare qu'il interroge autant qu'il est interrogé par lui.
8O.
2) Le paradoxe freudien : Entre exigence de
scientificité et extrême sensibilité littéraire.
Les aspirations du poète et de l'artiste ne restent
jamais étrangères aux exigences du chercheur : l'écrivain,
comme le savant, recourt à l'expérience de la
réalité, observe et analyse avant de créer. Le savant,
comme l'écrivain, doit trouver un style d'exposition ainsi qu'un nouveau
langage. [...1 Freud s'abandonne volontiers à l'illusion romanesque : il
croit aux personnages plus vivants que nature imaginés par le
romancier, il analyse leurs cas fictifs comme s'ils étaient des cas
réels. Il estime que la littérature et la psychanalyse, par des
voies différentes, poursuivent une même enquête sur l'homme
et peuvent s'enrichir mutuellement. Par cette conviction, Freud appartient
[...1 à la génération naturaliste où le psychiatre
~ psychologue et l'écrivain collaborent et parfois même
rivalisent. [...1 On aperçoit transposés dans la cure certains
procédés de la création littéraire. Voilà
qui explique l'ambivalence de la psychanalyse : Freud la maintient
résolument du côté de la science, et s'offusque
d'être pris pour un artiste ou un poète [...1 C'est l'auto-analyse
qui lui permet la synthèse de ses exigences scientifiques et de ses
intérêts littéraires [...1 On ne peut pas dire que Freud
applique de façon tout extérieure sa théorie à des
oeuvres littéraires. Ses commentaires semblent au contraire jaillis au
fil d'une conversation ininterrompue avec des auteurs qui l'accompagnent toute
sa vie. 81.
La psychanalyse, forme de littérature ou science
pure?
La psychanalyse est à la fois une science et un art.
Freud
[...1 met à nu, dans sa propre psyché et dans celle
des autres, les
80. Jean-Baptiste Pontalis, op. cit., p. 40.
81. Jacques Le Rider, Freud et la littérature ,
Histoire de la psychanalyse, dir. Roland Jaccard, Hachette, 1982, p.
24 et suivantes.
32
drames que les grands poètes projettent sur la
scène du monde. 82
Avant même l'édification de la discipline
psychanalytique, Freud soulignait la proximité entre sa propre
démarche scientifique et les écrits des poètes :
Je m'étonne moi-même de constater que mes
observations de malades se lisent comme des romans. Et qu'elles ne portent pour
ainsi dire pas ce cachet de sérieux propre aux écrits des
savants. Je m'en console en me disant que cet état de choses est
évidemment attribuable à la nature même du sujet
traité et non à mon choix personnel. [...] Un exposé
détaillé des processus psychiques, comme celui que l'on a coutume
de trouver chez les grands écrivains (Dich-ter), me permet, en
n'employant qu'un petit nombre de formules psychologiques, d'acquérir
quelques notions du déroulement d'une hystérie.
83
Nous l'avons vu, Freud n'entend pas combler l'écart
réel qui sépare la psychanalyse comme science, de la
littérature. Freud n'a jamais renié son goût
prononcé pour la littérature. Son extrême érudition
littéraire était une qualité très
appréciée chez un homme de science, la scission radicale entre
médecine et Humanités n'ayant alors pas cours.
Bien que Freud ne fût ni spécialiste ni critique
de littérature, son apport en ce qui concerne l'analyse d'Hamlet
est aujourd'hui largement reconnu par ceux qu'on nomme les
shakespearologues.
Outre la distinction proprement philosophique entre la
psychanalyse comme herméneutique et la psychanalyse comme entreprise de
libération, il existe différentes façons
d'appréhender la psychanalyse par ceux qui sont eux-mêmes
analystes. Nous n'en citerons que deux qui nous paraissent très
intéressantes pour mieux comprendre le paradoxe freudien ou
l'indécidabilité de la psychanalyse entre science et
littérature. La psychanalyse pour Félix Guattari est
construction, interprétation, invention et création. Par
opposition, Paul-Laurent Assoun la conçoit comme découverte,
découvrement, science. Nous pensons que ces conceptions ne sont
antithétiques qu'en apparence, et qu'il vaudrait mieux les concevoir
comme deux aspects complémentaires de la psychanalyse freudienne.
Shakespeare, précurseur de la
psychanalyse?
J'admire que l'extraordinaire pouvoir de
pénétration de Shakespeare lui ait donné une science que
le reste du monde n'acquit que trois siècles plus tard. [. . .] Cette
condition douloureuse, dans laquelle se débat et souffre
l'humanité, s'appelle la psychonévrose. Le génie de
Shakespeare l'a pressentie avec une perspicacité sans défaut.
84.
82.
Ella Sharpe, art. L'impatience d'Hamlet (1929), dans Ernest
Jones, Hamlet et ×dipe, Gallimard, tel, 1967, pp. 173-188.
83. Sigmund Freud, Études sur l'hystérie
(1895), Epicrise du cas d'Elisabeth von R., PUF, Paris, p. 125-128,
cité par Henriette Michaud, dans Les revenants de la mémoire,
Freud et Shakespeare, PUF, Petite bibliothèque de psychanalyse,
Paris, 2011, p. 17.
84. Ernest Jones, op. cit.
33
Alors qu'il reconnaît tirer en grande partie ses
théories de sa fréquentation des grands auteurs classiques, Freud
espère que soit un jour reconnue la possibilité que le mouvement
devienne inverse, à savoir que ce ne soit plus seulement la
littérature qui nourrisse la psychanalyse, mais aussi que,
concomitamment, la psychanalyse vienne alimenter l'analyse et la
compréhension de l'oeuvre, provoquant par là même un
certain accroissement du plaisir intellectuel ressenti au contact de l'oeuvre
:
L'application de la méthode psychanalytique n'est en
aucune façon limitée au champ des maladies psychiques, mais
s'étend aussi à la solution des problèmes d'art, de
philosophie et de religion. Ainsi le courant psychanalytique
général serait ouvert aussi aux étudiants de ces
différentes disciplines. Ces effets enrichissants de la pensée
psychanalytiques sur les autres disciplines contribueraient certainement
beaucoup à forger un lien étroit dans le sens d'une
universitas literarum, entre la science médicale et les
branches d'études qui sont à l'intérieur de la
sphère de la philosophie et des arts. 85
A première vue, la psychanalyse fait une approche
ludique de l'oeuvre littéraire (résolution d'une énigme,
d'un problème : le sphinx de la littérature moderne). Pourtant,
s'il s'agit bien d'un jeu, ce jeu est en réalité très
sérieux car on touche là aux problèmes fondamentaux
relatifs à la connaissance de l'âme humaine.
Nous l'avons vu, il est des citations d'Hamlet que
Freud aime particulièrement citer et qu'il reprend dans plusieurs
passages de son oeuvre comme des sortes de motifs, de leitmotiv.
La référence la plus présente
tirée d'Hamlet est, comme nous l'avons évoqué, la suivante
:
Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, Que
n'en peut rêver votre philosophie.
Deux autres références notables reviennent
à plusieurs reprises dans les écrits de Freud.
Use every man after his desert, and who shall scape whipping?
86
Thus conscience does make cowards of us all 87
Cette seconde citation semble être pour Freud la phrase
clef du fameux monologue d'Hamlet qu'on tend à réduire à
ses premiers vers To be or, not to be . Nous tenterons, dans la seconde
partie, de comprendre pourquoi.
La psychanalyse est une forme de littérature. La
littérature analytique se situe entre une exigence de rigueur
scientifique et une tonalité poétique, déce-
85. Sigmund Freud, L'enseignement de la psychanalyse dans
les Universités (1919), Standard Edition XVII, 171, cité et
traduit par Sarah Kofman, dans L'enfance de l'art. Une
interprétation de l'esthétique freudienne, Payot, Paris,
Bibliothèque scientifique, 1970, p. 1516. Pour l'édition
disponible de ce texte de Freud, voir Doit-on enseigner la psychanalyse
à l'Université », (1919), Résultats,
idées, problèmes, t. I, PUF, Paris, 1984, p.239-242.
86. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460 Si
l'on traite chacun selon son mérite, qui échappera au fouet?
».
87. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 82 Ainsi
la conscience fait de nous tous des lâches».
34
lable notamment à travers l'effort stylistique
entrepris, la forme de la narration de cas ainsi que l'intertextualité
avec les plus grandes oeuvres littéraires.
Comme l'a suggéré Henriette Michaud
88, Freud fait des variations à partir du thème
Hamlet, introduisant ainsi la différence dans la
répétition.
Dès les lettres à Fliess, Freud compose avec les
vers shakespeariens sa propre prose. Le littéraire est d'emblée
conjoint au scientifique. Tout est lié dans l'esprit du grand humaniste
Freud.
J'apporte une variante aux paroles d'Hamlet : To be in
readiness . Etre serein, tout est là. 89
Dans Hamlet90, on trouve les vers du
personnage Hamlet avant le combat avec Laërte : the readiness is all ,
traduit dans l'édition des Lettres à Fliess par La
disponibilité, tout est là ou dans l'édition des
tragédies de Shakespeare à la Pléiade par Le tout est
d'être prêt . Il s'agit de la fameuse lettre sur l'abandon de la
croyance aux neurotica 91, dans laquelle Freud fait part à
son ami de l'éprouvante découverte qu'il vient de faire à
partir de quatre constats dont le troisième est crucial dans le
processus qui mènera à l'élaboration de la psychanalyse
:
Il n'y a pas de signe de réalité dans
l'inconscient, de sorte que l'on ne peut pas différencier la
vérité et la fiction investie d'affect. (Dès lors la
solution qui restait, c'est que la fantaisie sexuelle s'empare
régulièrement du thème des parents.) 92.
Ce processus décrit par Freud, consistant pour
l'imaginaire à se saisir du thème des parents , sera au coeur de
ce qu'il appellera par la suite le roman familial des névrosés ,
dont le lien direct avec le complexe d'×dipe est
souligné93. L'ultime constat que fait Freud a
également une importance d'envergure :
La considération que dans la psychose la plus profonde
le souvenir inconscient ne perce pas, de sorte que le secret des
expériences vécues dans la jeunesse ne se trahit pas, même
dans le délire le plus confus. Quand on voit ainsi que l'inconscient ne
surmonte jamais la résistance du conscient, alors s'évanouit
aussi l'espoir que dans la cure les choses puissent se passer à
l'inverse pour aboutir à un complet domptage de l'inconscient par le
conscient. 94.
On trouve déjà ici l'idée qu'il convient
d'accepter le caractère nécessairement interminable de l'analyse
des névroses, ce caractère devenant par la suite pour Freud le
moteur et ce qui constitue la pertinence de la démarche analytique (bien
qu'il semble le déplorer dans un premier temps, lorsqu'il vient de
réaliser son inéluctabilité) par rapport aux autres
démarches thérapeutiques (où le problème ne
semble jamais résolu que de manière superficielle et
provisoire).
88. Henriette Michaud, op. cit.
89. Sigmund Freud, Lettre 139 21 septembre 1897, Lettres
à Wilhelm Fliess (1887-1904), PUF, p. 336.
90. William Shakespeare, Hamlet, V, 2, 192.
91. Freud faisait ici référence à sa
théorie des débuts, la théorie de la séduction ou
du traumatisme sexuel réels.
92. ibid.
93. Sigmund Freud, Le roman familial des
névrosés et autres textes, Petite bibliothèque Payot,
Paris, 2014.
94. ibid.
35
Freud poursuit en annonçant qu'il est ainsi prêt
à renoncer à deux choses, la solution complète d'une
névrose et la connaissance certaine de son étiologie dans
l'enfance.
Maintenant je ne sais absolument pas où j'en suis, car
je n'ai
pas réussi à comprendre théoriquement le
refoulement et son jeu de forces 95.
C'est justement la figure d'Hamlet qui viendra à l'aide
de Freud et lui permettra de comprendre le processus du refoulement et son
progrès dans l'histoire de l'humanité . Peut-être,
d'ailleurs, le pressent-il déjà, puisque cette lettre y fait
référence comme par inadvertance, à travers cette
variation.
La référence semble ici secondaire du point de
vue de l'importance pour l'élaboration conceptuelle de l'objet Hamlet ,
mais elle est la première référence, du point de vue
chronologique, dans la correspondance avec Fliess, et elle annonce
déjà la lettre fondatrice de la psychanalyse, où il sera
question non seulement d'Hamlet 96, mais aussi d'×dipe, pour la
première fois orienté vers ce qui deviendra le complexe
nucléaire des névroses . Ici, Freud souligne le fait qu'il tient
à rester humble et dispos, en ce qui concerne la discipline qu'il est en
train d'édifier. Il évoque l' espoir d'une renommée
éternelle et déplore l'impossibilité d'avoir
déjà le recul suffisant face à ses propres
découvertes.
Freud achève sa lettre par une référence
à cette citation d'Hamlet qui ne cessera de revenir tout au long de son
oeuvre 97 :
J'espère apprendre bientôt par moi-même
comment vous allez et tout ce qui se passe par ailleurs entre ciel et terre.
98
Ce passage nous permet de comprendre pourquoi Freud
s'identifie à Hamlet, et non au sceptique Horatio, dont les vues
semblaient de prime abord davantage concorder avec l'esprit de la psychanalyse
freudienne, comme prenant part à la
théorie du soupçon .
3) Nouage du concept et de la vie de manière
exploratoire et expérimentale
Hamlet et la fonction Shakespeare
dans l'oeuvre freudienne La fonction Shakespeare
99 commence à s'élaborer dès les lettres à Fliess,
où prolifèrent déjà les citations du dramaturge
anglais et où Hamlet occupe une place de choix. Freud part de
sa vie personnelle, mêlant les résultats de son auto-analyse et
les leçons tirées de sa culture littéraire, afin de
créer une nouvelle discipline. Dans cette perspective, Hamlet
fait le lien entre ce qui est de l'ordre de l'expérience vitale
éprouvée par Freud dans sa vie personnelle, comme dans sa
pratique clinique, et ce qui est de l'ordre de la création de
95. ibid.
96. Hamlet est depuis longtemps pour Freud un de ses
intérêts littéraires majeurs; on verra que cet
intérêt ne pourra rester seulement littéraire pour le
père de la psychanalyse et qu'il sera appelé à prendre une
tout autre dimension, fondationnelle dans l'histoire de la psychanalyse.
97. D'après Henriette Michaud, cette citation revient
une dizaine de fois entre 1897 et 1932 , avec ou sans
guillemets.
98. ibid.
99. L'expression est de Henriette Michaud, dans op.
cit.
36
concepts. Hamlet abolit les scissions artificiellement mises
en place entre théorie (épistémologie et
métapsychologie) et pratique psychanalytiques.
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Hamlet
apparaît dans un texte fondateur de la psychanalyse 100,
en tant que cette dernière est une discipline au sein de laquelle la
théorie n'est jamais ni séparée ni séparable de la
clinique. Il s'agit de la lettre centrale dans l'histoire de la naissance de la
psychanalyse, celle qui introduit ce qui deviendra, à partir de 1910, le
complexe d'×dipe et le lie intimement d'emblée à Hamlet.
Tout un laboratoire conceptuel est alors en train de se créer
autour de la figure d'Hamlet.
Il est à noter que cette lettre fait partie de la
correspondance privée de Freud avec son ami Fliess et qu'elle
n'était pas originairement destinée à être
publiée. Ceci est intéressant car on constate que
l'intérêt de Freud pour Hamlet et sa relation à
×dipe, allait bien au-delà de la volonté de marquer son
temps par une découverte scientifique. Le rapport de Freud à
Hamlet (et a fortiori à ×dipe) est en premier
lieu personnel. La pièce de Shakespeare parle d'abord à
l'individu Freud avant de parler à l'homme de science. Cette
ébauche de conceptualisation des enjeux psychanalytiques d'Hamlet et
×dipe émane de l'auto-analyse de Freud. Il puise donc au plus
profond de lui-même ce qui est amené à devenir une
structure conceptuelle à vocation objective et universelle. Freud
constate que son travail personnel d'auto-analyse pourrait bien avoir une
portée gnoséologique, dans la mesure où
l'honnêteté envers soi-même peut se muer en pensée
ayant une valeur générale. La psychanalyse en est encore à
ses balbutiements et Freud est en train de travailler sur son
interprétation du rêve. Remarquons également qu'Hamlet
prend une place prépondérante par rapport à ×dipe,
dans cette première esquisse psychanalytique de ce qui deviendra le
complexe nucléaire des névroses.
Il m'est venu une seule pensée ayant une valeur
générale. Chez moi aussi j'ai trouvé le sentiment amoureux
pour la mère et la jalousie envers le père, et je les
considère maintenant comme un événement
général de la prime enfance, même si cela n'est pas
toujours aussi précoce que chez les enfants rendus hystériques.
[...] S'il en est ainsi, on comprend la force saisissante d'×dipe-Roi,
malgré toutes les objections que la raison soulève contre ce qui
est présupposé par le destin [...] mais la légende grecque
s'empare d'une contrainte que chacun reconnaît parce qu'il en a ressenti
l'existence en lui-même. Chaque auditeur a été un jour en
germe et en fantaisie cet ×dipe, et devant un tel accomplissement en
rêve transporté ici dans la réalité, il recule
d'épouvante avec tout le montant du refoulement qui sépare son
état infantile de celui qui est le sien aujourd'hui. Cette question
m'est passée par la tête : est-ce qu'on ne pourrait pas trouver
aussi la même chose au fondement d'Hamlet? Je ne pense pas à
l'intention consciente de Shakespeare, je crois plutôt qu'un
événement réel a incité le poète à
donner cette présentation, l'inconscient en lui ayant compris
l'inconscient dans le héros. Comment l'hystérique Hamlet
justifie-t-il ses paroles : C'est ainsi que la conscience fait de nous tous
des lâches 101, comment explique-t-il son
hésita-
100. Sigmund Freud, Lettre 142 15 octobre 1897, Lettres
à Fliess, op. cit., p. 342-346.
101.
William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 82. cf. aussi :
Freud, Le malaise dans la
37
tion à venger son père par la meurtre de
l'oncle, lui qui n'a aucun scrupule à envoyer ses courtisans à la
mort et qui s'empresse de tuer Laërte? 102 . Rien ne l'explique
mieux que le tourment que lui procure l'obscur souvenir d'avoir pensé
commettre le même acte à l'encontre du père par passion
pour sa mère, et si nous sommes traités selon notre
mérite, qui échapperait là à la fustigation 103.
Sa conscience est sa conscience de culpabilité inconsciente. Et son
détachement sexuel 104 dans la conversation avec
Ophélie n'est-il pas typiquement hystérique, tout comme son rejet
de l'instinct qui veut mettre au monde des enfants, enfin son transfert de
l'acte, de son père au père d'Ophélie. Et ne
réussit-il pas à la fin, de manière aussi étonnante
que mes hystériques, à provoquer son propre châtiment en
subissant le même destin que son père, celui d'être
empoisonné par le même rival? Mon intérêt est
exclusivement dirigé sur l'analyse que je n'ai même pas encore
essayé de vérifier au lieu de mon hypothèse selon
laquelle le refoulement part chaque fois du féminin et se dirige vers le
masculin l'hypothèse inverse que tu m'as proposée.
Ainsi que l'explique parfaitement Henriette Michaud, la
fonction Shakespeare peut se comprendre comme le fait que le psychanalyste est
redevable au dramaturge de pouvoir bâtir une sorte de praticable entre
la scène et l'Autre
scène 105.
Un Hamlet et L'×dipe.
Qu'est-ce, au juste, qu'être un Hamlet aux yeux du
fondateur de la psychanalyse? S'agit-il pour Freud de créer une sorte de
catégorie nosographique, en ce sens qu'un Hamlet serait une
entité théorique possédant certaines
caractéristiques générales et dont on trouverait des cas
particuliers pour l'illustrer dans la vie concrète (normale et
pathologique)? Cela semble davantage être le cas d'×dipe. Freud
parle d'ailleurs de l'×dipe, n'utilisant jamais
l'indéterminé un ou des pour le désigner. Sous la
plume de Freud, en effet, ×dipe est non seulement substantivé,
nominalisé, mais ce déterminant lui donne de surcroît une
valeur générale, dès lors qu'il devient L'×dipe. Par
contraste, Hamlet, bien qu'il accède aussi à la substantivation,
au statut
culture (1929), O.C.F. XVIII (1926-1930), PUF, 1994, p.
321 (note).
102.
En réalité, il s'agit de Polonius. Cette erreur
(lapsus?) de Freud apparaissait également dans les premières
versions de la note de Freud sur Hamlet dans L'interprétation du
rêve et sera corrigée par la suite, ce qui n'a pu être
fait pour les oeuvres officieuses», comme le signale Henriette
Michaud.
103.
William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460. cf. aussi
Deuil et mélancolie, O.C.F. XIII (1914-1915), PUF, Paris, 1988,
p. 265.
104. La n.d.t. indique qu'il s'agit littéralement d'un
étrangement sexuel » et que, dans L'interprétation du
rêve, Freud parlera à propos d'Hamlet d' aversion »
sexuelle.
105. Henriette Michaud, Les revenants de la
mémoire, Freud et Shakespeare, PUF, Petite bibliothèque de
psychanalyse, Paris, 2011, p. 18.
38
de nom commun, se voit précédé de
l'indéterminé un . On peut être un Hamlet comme un cas
parmi d'autres de l'×dipe. C'est en ce sens qu'Ham-let apparaît
comme une énième subjectivation, particularisation,
déclinaison, exemplification de l'invariant, du paradigme oedipien. On
peut devenir, en réaction au processus de refoulement, un Hamlet et
l'analyste peut observer des Hamlet dans sa pratique. Ceci signifie seulement
pour Freud que le refoulement a progressé avec les siècles. A
contrario on ne peut croiser, ni dans la rue, ni dans le cabinet de
l'analyste, ni dans les hôpitaux, un ou des ×dipe. Comme preuve
empirique de l'existence de ce complexe universel, nous n'avons accès
qu'à des rejetons de l'×dipe, qu'à des symptômes
observables chez des individus particuliers, qui sont autant de cas semblables
à celui d'Hamlet.
Les intuitions de Shakespeare, tout particulièrement
dans Hamlet, servent à Freud de preuve ultime, de chaînon
argumentatif permettant de justifier ses propres vues. Freud opère de
manière expérimentale : il procède par induction à
partir d'Hamlet afin d'en tirer ses propres hypothèses ou encore afin de
renforcer
celles-ci, de leur faire gagner en probité.
Hamlet est un concept opératoire pour la psychanalyse
freudienne, sous tous ses aspects. Dans cette perspective, on est en droit de
se demander si Hamlet ne serait alors qu'un outil pour la psychanalyse
freudienne et si on a à faire là à une forme de
réduction utilitaire. Comment passe-t-on du recours à Hamlet
comme instrument conceptuel efficace, à l'application de la
méthode psychanalytique à Hamlet, comme texte, oeuvre
artistique et personnage fictif?
Malgré la grande méfiance de Freud
vis-à-vis de l'occultisme, nous avons pu remarquer qu'il ne cesse de
citer les vers d'Hamlet lorsqu'il vient de voir le spectre de son père :
There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are dreamt of in your
philosophy. 106, comme une sorte d'attestation
littéraire de l'existence du surnaturel. Freud tenait plus que tout
à maintenir l'exigence de scientificité au coeur de la
psychanalyse. Ceci n'est pas incompatible avec cette tendance à citer
tout particulièrement ces vers d'Hamlet. Contrairement au sceptique et
au savant ( scholar ) Horatio, Hamlet se fait à maints égards
métaphysicien, et l'on connaît la défiance freudienne
concernant la métaphysique. De même, cette discipline
théorique qu'il forgera comme fondement de la psychanalyse, il ne
cessera de l'appeler la sorcière méta-psychologique . La hantise
exercée par Hamlet semble être quelque chose qui rattrape le
scientifique malgré lui. L'apparition du spectre de son père
à Hamlet, tout particulièrement dans la scène de la
chambre à coucher où il est le seul à le voir, devrait
à bien des égards paraître suspecte aux yeux de Freud.
Néanmoins, il ne remet jamais en question la vérité de
cette vision. Pourtant l'hypothèse selon laquelle Hamlet hallucinerait
du fait de son esprit survolté est tout à fait plausible et a
été développée par des critiques littéraires
tels que W. W. Greg 107. L'hypothèse d'une folie
réelle et non feinte d'Hamlet, d'une personnalité davantage
psychotique que névrotique est une piste qui n'a pas été
envisagée par Freud, qui tenait à conserver son intuition
initiale d'un
106. William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 164-165.
107. Walter Wilson Greg, art. Hamlet's hallucination , The
Modern Language Review, Cambridge University Press, octobre 1917, volume 12,
numéro 4, p. 393-421.
39
lien intrinsèque entre Hamlet et l'×dipe. En
outre, l'idée qu'Hamlet souffrirait d'une psychose hallucinatoire a
été fortement contestée par Dover Wilson 108 qui estime
qu'il faut prendre en considération les croyances de Shakespeare et de
ses contemporains à propos de ces apparitions spectrales. S'il s'agit
d'une hallucination de groupe, Hamlet n'est pas plus fou qu'un autre. Comme il
le dit lui-même, dans des vers qui sont d'ailleurs cités par
Freud, ce qui ne semble pas un hasard,
I am but mad north-north-west; when the wind is southerly, I
know a hawk from a handsaw. 109.
Comme le souligne Claire Pagès 110, le
scepticisme caractéristique de Freud en matière de
phénomènes supra-naturels est contrebalancé par une
certaine fascination pour ces mêmes phénomènes. Freud
n'évacue pas l'hypothèse de l'existence de
phénomènes de transfert de pensée mais rejette
catégoriquement la réalité de tout phénomène
de hantise (revenants, spectres, fantômes, esprits, démons,
etc.).
Dire qu'Hamlet viendrait hanter Freud ne veut pas dire qu'il
représente les rejetons spectraux de l'inconscient du fondateur de la
psychanalyse, inconscient perçu par analogie avec une sorte de maison
hantée. Ceci reviendrait, comme le rappelle Pagès, à
adopter une vision romantique et peu rigoureuse de l'inconscient comme
maison hantée, figure laïcisée du diable, peuplé de
représentations monstrueuses. car Ce faisant, on parle de la vie
psychique inconsciente comme on parlait des esprits, et on laisse planer
l'idée d'un caractère mystérieux, occulte, et cultuel de
la psychanalyse. 111. Que peut donc vouloir dire
que Freud est hanté par Hamlet?
Avec Hamlet, Freud introduit la variation dans la
répétition d'un thème. Ce thème n'est pas à
concevoir comme un invariant universel, comme un nouveau complexe oedipien,
mais plutôt comme une partition à partir de laquelle Freud
composerait, de manière différente à chaque fois
malgré l'identité du texte shakespearien qui constitue son
matériau de prédilection. Il y a une certaine résistance
de Freud vis-à-vis de cette figure de la hantise incarnée par
Hamlet, (Inversement, Hamlet résiste à la psychanalyse, comme
nous le verrons par la suite). Hamlet surgit dans l'oeuvre freudienne
de manière analogue aux phénomènes de
répétition du refoulé dans la cure analytique. De
manière semblable à l'analysant dans la cure, Freud
répète ce qu'il n'arrive pas, en raison de résistances,
à faire devenir conscient 112. Freud ne se laisse toutefois
pas complètement prendre à cette hantise hamlétienne comme
quelqu'un qui serait saisi par un sentiment d'inquiétante
étrangeté et qui se contenterait de reproduire quelque chose de
manière passive, comme s'il s'agissait d'une répétition
subie et sans production de différence 113. Le fondateur de
la
108. John Dover Wilson, Pour comprendre Hamlet.
Enquête à Elseneur, Seuil, 1988.
109. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 312-313 :
«Je ne suis fou que par vent de nord-nord-ouest; par vent
du sud, je sais reconnaître un faucon d'un héron. .
110. Claire Pagès, art. « Freud, la
répétition et les figures de la hantise pulsionnelle. Pour une
pensée psychanalytique de la hantise. , Conserveries mémorielles,
n? 18, 2016.
111. ibid.
112. ibid.
113. ibid.
40
psychanalyse connaît les ressorts inconscients du
psychisme humain face à ces phénomènes étrangement
inquiétants, et lorsque la compulsion de répétition du
thème hamlétien se produit dans l'oeuvre de Freud, elle
fonctionne comme une répétition productrice de différence,
elle innove à partir du déjà-là. Freud ne se
remémore pas son propre inconscient à travers Hamlet. Il
répète Hamlet, tel un acteur (telle une machine
actoriale , à la fois auteur, acteur et metteur en scène) qui
répéterait les vers de Shakespeare avec l'intention d'y apporter
sa touche personnelle.
Perhaps, though, it is not so much that Freud brought the
oedipus complex to Hamlet as that Hamlet brought the oedipus
complex to Freud. 114
Par la suite, nous verrons en effet que le complexe
d'×dipe n'est pas nécessairement ce qui conduit Freud à
Hamlet, mais que le mouvement est davantage inverse, Hamlet
ouvrant à Freud la perspective d'un complexe nucléaire.
Freud lisait Hamlet depuis ses huit ans et il en connaissait des passages
entiers par coeur. Une telle hypothèse d'une préséance
d'Hamlet sur ×dipe a dès lors toute sa pertinence.
Freud applique des concepts psychanalytiques à Hamlet.
Réciproquement, Hamlet, comme concept, est appliqué à la
psychanalyse freudienne. Ce renversement est par ailleurs conceptualisé
par Pierre Bayard, avec la notion de littérature appliquée
à la psychanalyse 115, Pierre Bayard qui consacrera en outre
un ouvrage entier au problème de Hamlet et au dialogue de sourds auquel
il a donné lieu 116.
Hamlet, un concept permettant de nouer
subjectivité et objectivité
Par le recours au modèle oedipien, la
subjectivité (de Freud) s'objectivise, tandis que le mythe antique se
subjectivise (comme expression d'une loi psychique universelle). [...] Dans un
premier temps, Freud émet l'hypothèse : moi, c'est comme
×dipe; cette proposition se renverse instantanément et se formule
comme une vérité historique universalisée : ×dipe,
c'était donc nous. La compréhension de soi, dans l'auto-analyse,
n'est possible que comme reconnaissance du mythe, et le mythe, ainsi
intériorisé, sera désormais lu comme la dramaturgie d 'une
pulsion. La reconnaissance la plus audacieuse, de la part de Freud, est celle
qui consiste à poursuivre : Hamlet, c'est encore ×dipe, mais
×dipe masqué et refoulé, ×dipe trop actif dans l'ombre
pour que celui qui l'a refoulé puisse avancer d'un seul pas. Et voici la
dernière reconnaissance : Hamlet, c'est le névrosé, c'est
l'hystérique dont j'ai à m'occuper quotidiennement. Tout se
passe, de la sorte, comme si le report
114. Norman N. Holland, Psychoanalysis and Shakespeare,
Mc Graw Hillbook company, USA, 1964, p. 59.
115. Pierre Bayard, Peut-on appliquer la
littérature à la psychanalyse ?, éd. de Minuit,
Paris, 2004.
116. Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet. Le dialogue
de sourds, Les éditions de Minuit, Paris, 2002.
41
de la figure d'×dipe sur Hamlet était
l'étape intermédiaire indispensable pour qu'au terme de la
série des reconnaissances Freud puisse lire dans l'inconscient de son
malade ce qu'il a lu dans son propre passé. ×dipe et Hamlet sont
les images médiatrices entre le passé de Freud et le patient de
Freud : ils sont les garants d'un langage commun. Cette série de
reconnaissances s'impose ainsi comme constitutive du cheminement de la
pensée analytique elle-même, et non comme un exemple de son
application à un domaine extérieur. La satisfaction
qu'éprouvait Freud, dans la lettre du 15 octobre 1897, à voir se
dénouer le mystère de l'inhibition d'Hamlet, ne concerne pas la
littérature : c'était avant tout le modèle
anticipé, la maquette provisoire, l'essai symbolique de tous les
déchiffrages que la loi oedipienne allait permettre d'opérer
dans des cures réelles, non sur des personnages dramatiques mais sur des
malades bien vivants. Il y a là un coup d'audace [. . .]. Car Freud a
étendu le schéma oedipien à un cas en apparence tout
opposé à celui d'×dipe. Hamlet n'est pas le meurtrier de son
père, mais son vengeur. [....] L'opération de Freud, d'essence
grammaticale ou logique, consiste à montrer qu'une double
négation est l'équivalent dégradé, fantomatique,
d'une affirmation : Hamlet n'a pas commis le meurtre du père, mais
d'autre part il ne parvient pas à agir contre celui qui l'a commis.
C'est donc qu'il n'a cessé, inconsciemment, de désirer le
commettre. Le père-fantôme reste l'objet d'un
meurtre-fantôme perpétuellement inaccompli. [. . .] Après
les Études sur l'hystérie, c'est l'un des premiers cas
où n'intervient aucune conversion organique, et où le
symptôme demeure intrapsychique. Hamlet aura de la sorte tant soit peu
contribué à la différenciation de la névrose pure
par rapport à l'hystérie, névrose de conversion. Quand
Ernest Jones reprend et développe ce qui, dans la Traumdeutung,
se présentait comme une modeste note en bas de page, l'orientation
même de la recherche s'est radicalement modifiée. Non que Jones se
soit montré le moins du monde infidèle à l'enseignement de
Freud : l'interprétation du caractère d'Hamlet est identique.
Mais cette interprétation, pour Freud, était une étape
vers ce qui n'était pas encore la pensée analytique
achevée; c'était un moment dans l'invention de l'analyse et de
son outillage conceptuel. Bref, Freud lit Hamlet en allant vers ce qui sera la
psychanalyse : Jones relit la pièce en partant de la psychanalyse
constituée. Discutant les thèses adverses, apportant de nouvelles
preuves à l'appui de l'interprétation oedipienne, Jones nous
propose un exemple de psychanalyse appliquée. La méthode est
donnée, elle n'est pas mise en question : il s'agit seulement de prouver
qu'elle est opératoire. Bien que Freud aimât à
répéter que le prince Hamlet avait souffert d'un complexe
d'×-dipe , il ne fait pas de doute que cette lecture de la pièce de
Shakespeare a toujours conservé à ses yeux un aspect
propédeutique. Elle a gardé valeur de modèle,
destiné à l'exercice d'une sagacité qui devra trouver
ailleurs son point d'application définitif. 117.
117. Jean Starobinski, op. cit., p. XXXIV.
42
On peut dire de Freud ce que Claire Parnet, dans
L'Abécédaire, disait de Deleuze : la grande
littérature hante toute son oeuvre et les grands écrivains y sont
toujours traités comme des penseurs, bien plus que comme des
illustrations ou des malades mentaux, comme on a pu le reprocher à
Freud. De plus, on a l'impression que c'est à travers la
littérature, plus qu'à travers les éléments
constitutifs de l'histoire de la psychanalyse, que Freud inaugure une nouvelle
pensée. De même que Freud reconnaissait ouvertement sa dette
envers Sophocle, Shakespeare et Goethe, Deleuze dit dans
L'Abécédaire 118que ce qu'il doit à
Faulkner et à Fitzgerald est très grand, le concept étant
branché sur les
percepts qu'on trouve dans les romans.
Le style freudien, en tant que Freud peut être
considéré commeun écrivain, est comme une musique dont le
thème serait Hamlet et à partir duquel le fondateur de
la psychanalyse produirait des variations, des compositions.
Le concept Hamlet ne préexistait pas à l'oeuvre
de Freud. Il a été fabriqué par Freud, par la
nécessité de trouver une caution à ce qui allait devenir
le com-
plexe nucléaire des névroses, à savoir
l'×dipe.
Laisser son âme, comme le fait Freud, être
agitée, subir une hantise de la part d'Hamlet, n'est-ce pas s'interdire
de penser réellement le drame shakespearien? Penser, contrairement
à se divertir, n'est-ce pas savoir demeurer en repos
dans une chambre? 119
A propos de l'approche psychanalytique d'Hamlet,
Lacan disait la chose suivante :
On dit que c'estun exercice de ce qu'on appelle la
psychanalyse appliquée alors que c'est bien tout le contraire. Au niveau
où nous sommes, c'est bien de psychanalyse théorique qu'il
s'agit. Au regard de la question théorique que pose l'adéquation
de la psychanalyse à une oeuvre d'art, toute espèce de question
clinique est une question de psychanalyse appliquée.
120.
118. L » comme littérature ».
119. Blaise Pascal, Pensées, éd. Le
Guern, Gallimard, folio classique, Paris, 2004, fr. 126 :
Divertissement [. ..] tout le malheur des hommes vient d'une
seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.
».
120. Jacques Lacan, Sept Leçons sur Hamlet »,
dans Le Séminaire, livre VI, Le désir et son
interprétation», Éditions de La Martinière, Le Champ
Freudien Editeur, Paris, 2013, p. 326-327.
43
Deuxième partie
La psychanalyse appliquée,
pertinence et écueils : Etude du cas
d'Hamlet 121.
121. Notons que Freud fera également une psychanalyse
appliquée des oeuvres shakespeariennes suivantes Le marchand de
Venise et Le roi Lear dans Le motif du choix entre les
coffrets (1913) et de Richard III et Macbeth dans
Quelques types de caractère dégagés par la
psychanalyse (1916). Richard III représente ce à quoi toute
blessure narcissique peut donner naissance et nous fournit cette leçon
les renoncements à une jouissance que le patient analysant doit faire
afin d'obtenir un plaisir différé mais mieux assuré
(progrès du principe de plaisir au principe de réalité).
Lady Macbeth représente l'échec devant le succès.
44
L'expérience montre que le plaisir intellectuel
s'accroît avec la compréhension, dont l'approfondissement est
l'une des fonctions sociales reconnues de la critique. Or, le plaisir
intellectuel englobe les formes les plus élevées du plaisir
esthétique, qui ne peut que gagner
à une compréhension approfondie.
122.
De l'exploration des rêves, on fut conduit à
l'analyse des créa-
tions poétiques d'abord, des poètes et des
artistes ensuite [...] problèmes les plus fascinants de tous ceux qui se
prêtent aux applica-
tions de la psychanalyse. 123
Le mouvement dans cette partie est l'exact contraire du
mouvement de notre première partie. Il s'agit maintenant
d'étudier la valeur ajoutée par la psychanalyse à
Hamlet. Il est ici question de déterminer dans quelle mesure la
psychanalyse (ses catégories et ses principes) peut être
considérée comme applicable à Hamlet et, plus
généralement, comme un instrument pour comprendre l'oeuvre
littéraire (la création artistique en général et
littéraire en particulier). Paul-Laurent Assoun
124 pose le problème en ces termes :
La psychanalyse est-elle une alliée ou un fléau
pour la littérature? La rencontre entre l'oeuvre littéraire et la
psychanalyse peut-elle être heureuse ou est-
elle, au contraire, vouée à être
malheureuse?
I - Le problème d'Hamlet , un exemple de
psychanalyse appliquée à la littérature.
Si Freud ne se contente plus de reconnaître en
Hamlet une de ses principales sources d'inspiration et un
élément de justification indispensable à la construction
de son propre édifice théorique, c'est qu'il espère
pouvoir ériger la psychanalyse en méthode permettant de
procéder de manière hypothético-déductive, à
partir des principes psychanalytiques, sur l'oeuvre littéraire. L'espoir
sous-jacent est de dégager les causes explicatives de l'oeuvre. Freud
affirme avoir résolu le mystère d'Hamlet en le liant au
thème oedipien , chose que, selon lui, tous ses
prédécesseurs (critiques littéraires, historiens,
écrivains, etc.)
auraient échoué à faire.
La chose littéraire est abordée par Freud de
différents manières. On peut en distinguer quatre.
Premièrement, Freud s'intéresse à son contenu, à
savoir les rêves, fantasmes et désirs inconscients mis en
scène par son auteur. Deuxièmement, il met l'accent sur son
caractère symbolique et signifiant, à savoir sur la forme et sur
le langage (ce que fera de manière plus significative Lacan).
Troisièmement, Freud examine la méthode employée, à
savoir les moyens de figuration, de représentation et de
scénarisation. Enfin, il est particulièrement attentif à
son effet cathartique, qu'il met en parallèle avec le processus de la
cure psychanalytique.
122. Ernest Jones, op. cit.
123. Sigmund Freud, Cinq Leçons sur la
Psychanalyse.
124. Paul-Laurent Assoun, Littérature et
psychanalyse, op. cit.
45
A partir de 1906-1907, avec Le délire et les
rêves dans la Gradiva de Jensen, Freud s'attelle à comprendre
la chose littéraire de manière plus aboutie et
systématique qu'il ne l'avait fait jusqu'alors dans quelques passages
épars de ses premiers écrits psychanalytiques. C'est à
partir de ce moment qu'elle accède réellement au statut d'objet
d'étude pour la psychanalyse. Freud commence par se reconnaître
une dette vis-à-vis des écrivains.
Les écrivains sont de précieux alliés et
il faut attacher un grand prix à leur témoignage, car ils savent
toujours une foule de choses entre ciel et terre, dont notre sagesse
d'école ne peut encore rêver. Même en psychologie, ils ont
beaucoup d'avance sur nous qui sommes des hommes ordinaires, parce qu'ils
puisent là à des sources que nous n'avons pas encore
exploitées pour la science. Si seulement cette prise de position des
écrivains en faveur de la nature signifiante du rêve était
moins ambiguë! [...] L'écrivain qui a qualifié son
récit de Phantasie 125, ne s'est toujours pas
décidé à clarifier s'il se propose de nous laisser dans
notre monde décrié pour sa froide objectivité, régi
par les lois de la science, ou bien de nous emmener dans un autre monde, un
monde fantastique, dans lequel on attribue une réalité aux
esprits et aux fantômes. Comme le montre l'exemple de Hamlet et
de Macbeth, nous sommes prêts à l'y suivre sans la
moindre hésitation. 126.
Bien plus tard, dans ses travaux de maturité, Freud
forgera le concept d' inquiétante étrangeté
(Unheimlich) et étudiera le rapport entre fiction et
réalité dans la littérature. Il se référera
à nouveau au personnage du spectre du père d'Hamlet.
Dans Contribution to a questionnaire on
reading127 (1906-1907), on apprend que Freud citait Hamlet
parmi les dix oeuvres les plus magistrales de la littérature
mondiale :
You did not say : the ten most magnificent works (of world
literature) , in which case I should have been obliged to reply, with so many
others : Homer, the tragedies of Sophocles, Goethe's Faust,
Shakespeare's Hamlet, Macbeth, etc.
Freud s'intéresse très rapidement, comme nous le
verrons, aux problématiques, étroitement liées dans
Hamlet, du doute, de l'amour et de l'irrésolution. Notons que
ce type de questionnements touche à la fois Hamlet et Ophélie,
qui, pour
ainsi dire, en mourra.
125.
production imaginaire
126. Sigmund Freud, Le Délire et les rêves
dans Gradiva de W. Jensen (1907), Écrits philosophiques et
littéraires, Opus seuil, p. 756-763.
127. Sigmund Freud, Freud - Complete Works,
éd. Ivan Smith, 2011, édition en ligne, p. 1991.
128. Victor Hugo, William Shakespeare (1864),
éd. Dominique Peyrache-Leborgne, Flammarion, GF, Paris, 2014.
46
1) Différents degrés d'approche de l'oeuvre
par la psychanalyse.
a) La psychanalyse héritière d'un
mystère séculaire : Hamlet, sphinx de la littérature
moderne .
Les prémisses de l'interprétation
psychanalytique d'Hamlet. Nous savons que, dans son analyse
d'Hamlet, Freud entend répondre aux grandes intuitions des
écrivains héritiers de Shakespeare, et tout
particulièrement, il tient à remettre en cause la vision
romantique du héros shakespearien (celle qui a été
véhiculée notamment par Goethe et Victor Hugo, qui en font une
âme trop pure qui se plie sous le poids d'une pensée
surdéveloppée.).
Notons au passage que le rapprochement entre Hamlet et
×dipe n'a rien de choquant. Victor Hugo avait déjà
rapproché Hamlet d'un autre personnage de la mythologie grecque dans le
but d'en livrer une interprétation qu'on pourrait presque dire
pré-psychanalytique, mettant l'accent sur la différence entre
conflit intérieur et conflit lié à des circonstances
externes ainsi que sur la portée universelle de la tragédie de
Shakespeare.
Deux Adams prodigieux [...1 c'est l'homme d'Eschyle,
Prométhée, et l'homme de Shakespeare, Hamlet.
Prométhée, c'est l'action. Hamlet, c'est l'hésitation.
Dans Prométhée, l'obstacle est extérieur; dans Hamlet, il
est intérieur. [. . .1 la volonté est plus asservie encore; elle
est garrottée par la méditation préalable, chaîne
sans fin des indécis. [...1 L'esclavage du dedans, c'est là
l'esclavage! Prométhée, pour être libre, n'a qu'un carcan
de bronze à briser et qu'un dieu à vaincre; il faut que Hamlet se
brise lui-même et se vainque lui-même. Prométhée peut
se dresser debout quitte à soulever une montagne; pour que Hamlet se
redresse, il faut qu'il soulève sa pensée. [.. .1
Prométhée et Hamlet, ce sont deux foies à nu; de l'un
coule le sang, de l'autre, le doute. [. . .1 Hamlet marche derrière
Oreste, le parricide par amour filial. Cette comparaison facile, plutôt
de surface que de fond , nous frappe moins que la confrontation
mystérieuse de ces deux enchaînés, Prométhée
et Hamlet. [...1 Prométhée et Hamlet sont au nombre de ces
oeuvres plus qu'humaines [...1
oeuvres suprêmes. 128.
Pourtant, Freud ne fait aucune référence aux
tentatives de conceptualisation philosophique d'Hamlet, qui ont
directement précédé ses propres analyses et dont il devait
certainement avoir connaissance, étant donné le grand lecteur
qu'il était et la maîtrise de la pensée philosophique de
ses prédécesseurs dont il faisait montre (même s'il tenait
à tout prix à ne pas s'adonner à la spéculation
philosophique, dont il se méfiait par ailleurs fortement).
Le Nietzsche de La naissance de la tragédie
Dans La naissance de la tragédie (1872),
Nietzsche tente de tirer des enseignements en terme de philosophie morale et
esthétique du comportement de personnages théâtraux. C'est
dans ce cadre qu'il en vient à faire une distinction entre l'homme
dionysiaque et l'homme apollinien, qui s'opposent et se
47
complètent pour former l'idéal moral tragique.
Nietzsche étudie le personnage d'Hamlet et revient sur l'interrogation
qui hante tous ceux qui se penchent sur la pièce : pourquoi Hamlet
renonce-t-il sans cesse à agir?
L'homme dionysiaque s'apparente à Hamlet. L'un comme
l'autre, en effet, ont, une fois, jeté un vrai regard au fond de
l'essence des choses, tous deux ont vu, et ils n'ont plus désormais que
dégoût pour l'action. C'est que leur action ne peut rien changer
à l'essence immuable des choses, et ils trouvent ridicule ou avilissant
qu'on leur demande de réordonner un monde sorti de ses gonds
129. La connaissance tue l'action, parce que
l'action exige qu'on se voile dans l'illusion. 130.
A propos d'×dipe roi, Nietzsche dit que c'est la
tragédie de la passivité . Par ailleurs, il ne considère
pas ×dipe comme une figure tutélaire et paradigmatique.
Dionysos jusqu'à Euripide, n'a jamais cessé
d'être le héros
tragique, et toutes les figures illustres du
théâtre grec, Prométhée, ×dipe, etc., ne sont
que des masques de ce héros primitif. 131.
Hamlet, la belle âme de
L'Esthétique hégélienne. Avant Freud,
Hegel avait déjà étudié l'effet de la
tragédie shakespearienne sur le public, comparé la
tragédie et le héros modernes avec la tragédie et le
héros de l'antiquité grecque classique (en citant
également ×dipe roi), analysé le type de
caractère incarné par Hamlet et enfin analysé le psychisme
d'Hamlet, le rapport d'Hamlet à l'action qu'il doit accomplir, aux
autres personnages, à lui-même. Pour Hegel, ×dipe est
à la fois innocent et coupable, innocent parce qu'il ne sait pas et ne
veut pas ce qu'il fait, coupable en tant qu'individualité consciente car
il ne peut que revendiquer l'objectivité de son acte malgré
l'absence de conscience subjective. Les personnages shakespeariens, bien qu'au
sein d'une déterminité passionnelle, ne sont jamais de simples
personnifications de passions mais demeurent des êtres humains,
même dans le crime. Quelque chose est présent à même
le caractère shakespearien qui laisse présager le
dénouement. Le drame shakespearien, poésie dramatique et donc
synthèse de poésie lyrique et de poésie épique,
constitue la synthèse, l'accomplissement de la poésie. Nous avons
relevé dans les deux tomes de L'Esthétique
hégélienne des passages significatifs où il est
question d'Hamlet.
Hegel, lecteur de Goethe, lui-même lecteur
d'Hamlet.
L'homme doit conserver sa liberté et son autonomie de
décision. Shakespeare nous offre à ce sujet les plus beaux
modèles. [...] On a reproché à Shakespeare cette
inactivité et on a blâmé le fait que l'action
piétine. Mais Hamlet est une nature faible sur le plan pratique, une
belle âme repliée sur elle-même qui peut difficilement se
décider à sortir de cette harmonie interne; il est
mélancolique, rêveur, hypocondriaque et méditatif, et n'est
donc pas
129. Out of joint .
130. Friedrich Nietzsche, La Naissance de la
tragédie, ×uvres Complètes, t. I, Gallimard, Paris,
1977,
trad. fr. Philippe Lacoue-Labarthe, ·
10, p. 83.
131. ibid.
48
enclin à un acte de vengeance, ainsi que l'a bien dit
Goethe, qui déclare que Shakespeare a voulu décrire une grande
action imposée à une âme qui n'est pas faite pour l'action,
et qui trouve que la pièce tout entière est
élaborée en ce sens. [...1 Nous voyons là que l'apparition
[du spectre de son père1 comme telle ne dispose pas à son
gré de Hamlet, mais qu'il doute et veut atteindre la certitude par ses
propres moyens, avant de s'embarquer dans l'action. 132
Hamlet, comme individualité
douée de caractère et non comme présence spectrale et
personnage faible.
Shakespeare se distingue [...1 par la force de
décision et l'énergie de volonté qu'il donne à ses
caractères, même lorsque leur grandeur n'est qu'apparente et
qu'ils poursuivent un but mauvais. Il est vrai que Hamlet est indécis,
cependant ce n'est pas sur ce qu'il a à faire, mais sur la
manière dont il doit le faire. Cependant, de nos jours, même les
caractères de Shakespeare sont représentés comme des
fantômes et des spectres, et l'on s'imagine que la nullité ou la
faiblesse d'un esprit chancelant, que ces fadaises doivent être en soi
quelque chose de bien intéressant. Mais l'idéal consiste dans le
fait que l'idée est réelle, et que cette réalité
appartient à l'homme en tant que sujet, comme une unité fixe en
elle-même. Tout cela peut suffire ici, pour ce qui concerne
l'individualité douée de caractère dans
l'art. 133.
Hamlet, la belle âme et sa
faiblesse sur le plan pratique de l'action.
Ces âmes profondes et silencieuses, dans lesquelles est
renfermée l'énergie de l'esprit, comme l'étincelle dans
les veines du caillou, qui ne savent ni développer ce qu'elles sentent
ni s'en rendre compte, ne sont pas pour cela affranchies de la condition
commune. Aussi, lorsque le son discordant du malheur vient troubler l'harmonie
de leur existence, elles sont exposées à cette cruelle
contradiction de n'avoir aucune habileté, de ne trouver aucun
expédient pour se mettre au niveau de la situation et conjurer le
danger. Entraînées dans une collision, elles ne savent se tirer
d'affaire; elles se précipitent tête baissée dans l'action,
ou, dans une passive inertie, laissent les événements suivre leur
cours. Hamlet, par exemple, est un beau et noble caractère, et au fond
il n'est pas faible; mais il lui manque le sentiment énergique de la
réalité. Alors il tombe dans une morne et stupide
mélancolie qui lui fait commettre toutes sortes de bévues. Il a
l'oreille très fine; là où il n'y a aucun signe
extérieur, rien qui puisse éveiller le soupçon, il voit de
l'extraordinaire. Il n'y a plus pour lui rien de naturel ; il a toujours les
yeux fixés sur l'attentat monstrueux qui a été commis.
L'esprit de son père lui révèle ce qu'il doit faire;
dès lors il est intérieurement prêt
132. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique,
t. I, Première partie, chap. III : B. De la détermination de
l'idéal, Le Livre de Poche, coll. Les Classiques de la philosophie,
Paris, 1997, p. 315-316.
133. ibid., p. 329-330.
49
à la vengeance; il pense continuellement à ce
devoir que son coeur lui prescrit ; mais il ne se laisse pas entraîner
subtilement à l'action comme Macbeth. Il n'assassine pas, il ne
s'abandonne pas à la fureur, il ne tire pas l'épée comme
Laërte à la première occasion. Il reste plongé dans
l'inaction d'une belle âme qui ne peut se mouvoir au dehors, s'engager
dans les relations de la vie réelle. Il attend, il cherche dans la
droiture de son coeur une certitude positive. Lorsqu'il l'a obtenue, il ne
prend lui-même aucune ferme résolution; il se laisse conduire par
les événements extérieurs. Ainsi privé du sens de
la réalité, il se trompe sur ce qui l'environne; il tue, au lieu
du roi, le vieux Polonius. Il agit avec précipitation quand il faudrait
user de circonspection, et là, au contraire, où il est besoin de
cette activité qui va droit au but, il reste absorbé en
lui-même, jusqu'à ce que, sans sa participation, le
développement naturel des circonstances ait amené un
dénouement fatal qui paraît une conséquence de ce qui s'est
passé au fond de son âme. 134.
Hamlet, héros romantique moderne et importance
du caractère et du désir dans le drame de Shakespeare;
×dipe, héros classique et rôle du destin et du principe moral
dans la tragédie de Sophocle.
Mais, pour faire remarquer la différence frappante
qui, sous ce rapport, distingue les tragédies ancienne et moderne, je ne
veux qu'indiquer Hamlet. La pièce de Shakespeare a pour base
une collision semblable à celle qu'Eschyle a traitée dans les
Choéphores et Sophocle dans l'Electre. En effet, pour
Hamlet, aussi, c'est un père et un roi qui a été
assassiné, et sa mère a épousé le meurtrier. Mais,
tandis que, chez le poète grec, la mort d'Agamemnon est la revendication
d'un droit moral, violé dans la personne de Clytemnestre, dans
Shakespeare, le meurtre commis a toute l'apparence d'un crime de pure
scélératesse, dans lequel la mère d'Hamlet est innocente.
De sorte que le fils, comme vengeur, doit se tourner uniquement contre le roi
qui a tué son frère, et rien ne se pose devant lui qu'il ait
vraiment à respecter. La collision, par conséquent, ne consiste
pas en ce que le fils, pour accomplir sa légitime vengeance, doit violer
lui-même un autre principe moral. Elle réside dans le
caractère personnel d'Hamlet, dont la noble âme n'est pas
organisée pour cette action énergique, et qui, plein de
dégoût pour le monde et la vie, chancelant dans ses
résolutions et ses préparatifs d'exécution, périt
par ses propres lenteurs et par la complication extérieure des
circonstances. [...] Les héros de l'ancienne tragédie classique,
lorsqu'ils se sont déterminés à agir d'après un
principe moral qui seul répond à leur caractère ferme et
arrêté, rencontrent sur leur chemin des circonstances telles
qu'ils doivent nécessairement tomber en conflit avec la puissance morale
opposée, également légitime. Les personnages romantiques,
au contraire, se
134.
ibid., p. 716-719.
50
trouvent placés, dès le début, au milieu
d'une foule de rapports et de conditions accidentelles qui leur permettent
d'agir de telle façon ou de telle autre. De sorte que le conflit auquel
les circonstances extérieures fournissent sans doute l'occasion,
dépend essentiellement du caractère même des personnages.
[...1 Dans le théâtre moderne, au contraire, comme il n'est pas
dans l'essence du caractère même des personnages d'embrasser une
cause juste plutôt que de se laisser aller à l'injustice ou au
crime, et que cela est accidentel, ils se décident d'après leurs
désirs et leurs dispositions particulières ou d'après les
circonstances extérieures. 135.
L'e~et cathartique d'????t sur le
lecteur-spectateur, homme moderne : la conciliation des puissances de
l'âme .
Le dénouement tragique se montre simplement comme
l'effet des circonstances malheureuses et des accidents extérieurs, qui
auraient pu aussi bien tourner autrement et avoir une issue heureuse. Dans ce
cas, le seul spectacle qui nous est offert, c'est celui de la vicissitude des
choses terrestres, à laquelle est soumis surtout l'homme moderne; car en
raison même de ce qu'elle a de plus fortement individuel, et de la
complication des circonstances, cette nature porte avec soi le destin des
choses finies. Le sentiment de tristesse mélancolique qui naît de
ce spectacle est, cependant, vide, et fait place, en particulier, à
l'idée d'une fatalité matérielle et terrible, lorsque nous
voyons des coeurs nobles, de belles natures, engagés dans une semblable
lutte, périr par le malheur et le simple hasard des
événements. Un pareil dénouement peut nous émouvoir
fortement; néanmoins, il n'est capable que de produire la terreur, et il
exige immédiatement que les accidents extérieurs s'accordent avec
ce qui constitue la nature intime et propre de ces beaux caractères. Ce
n'est, par exemple, que de cette façon que la mort d'Hamlet et de
Juliette ne nous révolte pas, et que la paix se rétablit dans
notre âme. Prise extérieurement, la mort d'Hamlet paraît
amenée accidentellement par le combat avec Laërte et
l'échange des fleurets. Cependant, si l'on considère le fond du
caractère d'Hamlet, la mort y réside dès le commencement.
Le banc de sable de l'existence finie ne le satisfait pas. Avec cette
mélancolie et cette faiblesse, avec cette tristesse profonde, ce
dégoût de tous les états de la vie, nous sentons que, au
milieu du cercle de circonstances affreuses où il est placé,
c'est un homme perdu, avant que la mort ne tombe sur luH du dehors. [...1. Mais
cette tristesse, que nous éprouvons à ce spectacle, et qui nous
plaît, naît d'une conciliation douloureuse entre les puissances de
l'âme; c'est une félicité mélancolique dans le
malheur. 136.
Nous trouvons une certaine pertinence philosophique de
l'analyse d'Hamlet et un juste respect de l'oeuvre, à la fois
chez Hegel et chez Freud. L'esthétique hégélienne est
l'étude de l'adéquation entre la forme et le contenu. C'est
précisément à ceci que Freud renonce. Pourtant la
proximité entre Hegel et Freud
135. ibid., p. 631.
136. ibid., p. 702-703.
51
existe bel et bien et ils partagent le même
intérêt pour Shakespeare, et tout particulièrement pour
l'étude de l'âme du prince danois. Claire Pagès, dans sa
thèse de doctorat récemment publiée 137, mettra
justement en lumière cette parenté
profonde entre Hegel et Freud.
??s ?ré??ss?s s???t??q?s ? ??????s? ???
????ét???? Parallèlement aux analyses philosophiques
d'Hamlet, des hypothèses médicales avaient
déjà été faites sur la santé mentale du
héros shakespearien avant Freud. Le diagnostic qui revenait alors
oscillait entre hystéro-neurasthénie et mélancolie.
Shakespeare aurait retenu la mélancolie comme la forme la plus
théâtrale des formes de folie entraînant des hallucinations,
en s'inspirant du Traité de la mélancolie de Timothy
Bright (1586) 138. Tous les indices dont un médecin peut bien
avoir besoin semblent être présents dans le texte shakespearien.
Les autres personnages relèvent notamment des symptômes
significatifs de mélancolie chez Hamlet : abattement, refus de
nourriture, bizarreries de la conduite, insomnie, accès de
délire, folie furieuse, désir de mort. Tout au long de la
pièce, le mal d'Hamlet subira toutes sortes de tentatives de
décryptage .
?r?? ???s ?t ????tré? ?????t ?? ?s?????s?
Hamlet est entré dans l'÷uvre de Freud sous les traits d'un sphinx
moderne 139.
Freud reprend initialement le postulat romantique de Goethe
selon lequel on peut spéculer sur le caractère psychologique
d'Hamlet et sur son passé, pour en faire tout autre chose. C'est
là une des premières formes d'introduction par Freud de la
différence dans la répétition du thème
hamlétien. Nous reviendrons sur cette dimension d'introduction par la
psychanalyse de quelque chose de résolument nouveau dans l'approche
d'Hamlet. Si la démarche de Jones nous apparaît d'un
intérêt philosophique moindre, nous noterons toutefois que la
correspondance entre Jones et Freud peut être éclairante sur
l'importance primordiale accordée par le fondateur de la psychanalyse
à l'analyse d'Hamlet.
La correspondance entre Freud et Jones 140 est
parsemée d'échanges concernant l'interprétation
psychanalytique d'Hamlet, mais aussi concernant le problème de
l'identité de Shakespeare, problème dont Freud estime qu'il est
extra-analytique. Se référer à cette correspondance permet
de mieux saisir le projet commun qui était celui de Jones et Freud d'une
étude psychanalytique d'Hamlet. Parmi les lettres
échangées entre Freud et Jones, certaines ont retenu tout
particulièrement notre attention dans le cadre de cette étude.
La première est une lettre de Jones à Freud,
dans laquelle il fait le parallèle entre un cas qu'il a rencontré
dans sa pratique clinique et Hamlet.
Un cas vous intéresserait : il s'agit d'un
garçon de 15 ans
qui après un léger accident a
développé des symptômes d'irritation
137. Claire Pagès, Hegel et Freud. Les intermittences
du sens, CNRS éditions, Paris, 2015.
138. Timothy Bright, Traité de la
mélancolie, trad. Eliane Cuvelier, Éditions
Jérôme Millon, Mémoires du corps, 1998.
139. Cette expression a été utilisée par
Antonina Vallentin à propos de Jacqueline de Vauvenargues dans
l'÷uvre de Picasso. Voir Picasso, Albin Michel, Paris, 1957.
140. Sigmund Freud, Ernest Jones, Correspondance
complète (1908-1939), PUF, Paris, 1998.
52
cérébrale (comme après une fracture du
crâne) et l'on a cru qu'il avait une méningite. Je l'ai vu deux
mois après : un beau cas de folie et de puérilité
simulées (comme Hamlet). Il parlait, se conduisait et réagissait
comme un enfant de 4 ans comportement qui s'est avéré
déterminé par un solide complexe maternel (désir qu'elle
le prenne dans son lit, etc.). Après psychanalyse, tout est parfaitement
rentré dans l'ordre. 141.
La seconde est une lettre où discute les accusations de
pansexualisme et de réduction au sexuel dont fait l'objet la
psychanalyse freudienne, en l'occurrence au sujet d'Hamlet.
J'ai entendu parler des trois éditoriaux
consacrés à mon essai sur Hamlet et j'en ai vu deux. [...]
Après avoir évoqué le désert de ma critique de
Hamlet l'auteur dit que, suivant mon enseignement, il faut surveiller de
près l'affection naturelle que l'on porte à la mère de
crainte qu'à notre insu elle ne nous circonvienne et devienne sexuelle.
Or cette mise en garde, c'est du moins ce qui ressort de l'essai du Dr. Jones,
n'a jamais été adressée à Hamlet par aucun de ses
amis médecins; dès lors, ce qui n'était au commencement
qu'affection naturelle s'est développé chez lui en cette phase
d'anormalité sexuelle dont les rigueurs sont les seules choses qui
invariablement retiennent l'attention des psychologues modernes... qui ajoutent
aux fardeaux de la civilisation moderne en nous accablant de théories
qui ruinent notre foi dans la nature humaine. Hamlet était un
pessimiste, etc., et pourquoi l'encroûter d'autres défauts qui ne
peuvent que nous prévenir contre la beauté personnelle des vers
poétiques que Shakespeare lui met dans la bouche? L'innocence n'est pas
nécessairement la note dominante de la psychologie moderne; en revanche,
incombe-t-il à tous ses tenants de repérer l'anormalité
sexuelle dans la quasi-totalité des actes inexpliqués des hommes
d'exception? 142.
A ce même sujet, Freud répond quelques mois plus
tard :
Tausig m'a remis la traduction entre les mains, sous le titre
Hamlet ein Sexualprblem . Vous pouvez être assuré que
j'ai rétabli le titre original. Il y a dans ce travail bien des
faiblesses et mêmes des bourdes que je corrigerai tantôt avant
qu'il n'aille chez l'imprimeur. 143
Jones revient un peu plus tard sur les violentes critiques
qu'il a reçues au sujet de son travail psychanalytique sur Hamlet, et
cherche le soutien de son maître.
Lloyd se livre à une attaque extrêmement
vulgaire de mon article sur Hamlet, dont il dit que seul a pu l'écrire
un pervers sexuel; son seul argument à cet effet est qu'Hamlet savait
qui était sa mère, alors qu'×dipe l'ignorait : en
conséquence les deux pièces n'ont aucun point commun. Penser que
nos ennemis en sont réduits à de tels expédients dans leur
quête de réfutation! 144.
141. Lettre 27 de Jones à Freud du 14 février
1910, dans Sigmund Freud, Ernest Jones, op. cit., p. 94-95.
142. Lettre 31 de Jones à Freud du 20 avril 1910,
ibid., p. 100-102.
143. Lettre 44 de Freud à Jones, du 20 novembre 1910,
ibid., p. 126.
144. Lettre 63 de Jones à Freud du 13 juillet 1911,
ibid., p. 159-160.
53
Il est intéressant de noter qu'aussi bien Jones que
Freud refusaient de considérer le mystère d'Hamlet comme
réductible à un problème d'ordre sexuel, ce que la
critique reprochait justement à leur psychanalyse. Freud
déplorait la mécompré-hension de la masse mais aussi
celle du monde littéraire face à ses hypothèses sur le
héros shakespearien. Ceci était pour lui symptomatique de la
force
des résistances présentes chez ses
contemporains.
Freud déléguera à Jones la
responsabilité d'écrire un ouvrage entier sur l'÷uvre de
Shakespeare, car la confiance qu'il a en son disciple lui permet d'être
assuré que ce dernier développera bien les intuitions de la note
à L'Interprétation du rêve. Il reconnaîtra
à l'étude réalisée par Jones, étude
davantage systématique que ses propres remarques éparses sur le
sujet, une valeur inestimable, à la fois d'un point de vue purement
scientifique (point de vue de la théorie de l'inconscient) et d'un point
de vue littéraire (il estimera que les travaux de Jones font partie des
choses les plus profondes qui ont été dites au sujet
d'Hamlet).
En vérité votre article sur Hamlet est excellent
et vous montre
sous un jour très avantageux. 145.
Votre travail sur Hamlet fait de vous le plus engagé
dans le problème Shakespeare. 146.
Cependant, il ne cessera jamais de réfléchir sur
Hamlet, même après la publication de l'article puis de
l'essai de Jones 147 qu'il considère comme décisifs et
ayant contribué à résoudre l'énigme du sphinx de
la littérature moderne , Hamlet. Les références multiples
de Freud à Hamlet sont, contrairement aux thèses de
Jones, difficilement susceptibles d'être ordonnées dans un
ensemble systématique cohérent, la position de Freud sur ce
problème apparaissant tout au long de sa vie comme une sorte de
work in progress , une analyse interminable, un travail en
perpétuelle mutation. À ce titre, Freud ne clôt jamais
l'analyse (même lorsqu'il feint de le faire en affirmant de
manière apparemment dogmatique qu'il a résolu le problème
d'Hamlet, il ne peut s'empêcher de revenir sur la question en
introduisant une différence, même minime, dans la
répétition de ses intuitions sur le thème d'Hamlet.) et
son approche est véritablement dynamique en ce sens qu'il ne fige jamais
Hamlet dans une essence immuable. Tantôt hystérique, tantôt
mélancolique, tantôt névrosé obsessionnel, il ne se
laisse jamais enserrer définitivement dans un carcan conceptuel ou dans
une nosographie. Il est ce qui fuit sans cesse, ce qui échappe à
la multitude des tentatives freudiennes de territorialisation et de
reterritorialisation. En dernière analyse, c'est toujours lui qui a le
dernier mot (alors que Freud croyait que la psychanalyse dirait le mot
définitif sur la création littéraire). C'est toujours ses
vers
145. Lettre 28 de Freud à Jones du 10 mars 1910,
ibid., p. 95.
146. Lettre 521 de Freud à Jones du 11 mars 1928,
ibid., p. 737-738.
147. La première publication des résultats de
l'investigation de Jones date de janvier 1910 sous le titre The
Oedipus-complex as an explanation of Hamlet's mystery : A study in motive dans
The American Journal of Psychology . En 1923, Jones développe son
article en 1923. C'est seulement en 1949, dix ans après la mort de
Freud, que sort l'essai connu sous le titre Hamlet et ×dipe.
C'est sans doute parce qu'il n'avait pas pu avoir connaissance de l'essai
définitif que Freud estimait que Jones avait écrit des choses
d'une profondeur presque inégalée sur Hamlet... Il nous
semble que le caractère par trop systématique ainsi que les
extrapolations présentes dans l'essai final de Jones ôte presque
tout intérêt à sa démarche.
54
que Freud cite, comme si la vérité
littéraire était beaucoup plus probante en matière
psychanalytique que n'importe quel développement scientifique.
Nous l'avons vu, Hamlet ne fait pas l'objet d'une étude
systématique de psychanalyse appliquée de la part de Freud. C'est
Jones qui sera chargé par le maître de cette besogne, comme si la
fascination et la hantise exercées par Hamlet sur Freud
l'empêchaient de céder à ce qu'il n'hésite pourtant
pas à faire au sujet notamment du Roi Lear. Apparaît ici
le pouvoir de castration de la littérature, et en l'occurrence
d'Hamlet, sur le discours psychanalytique. Hamlet intervient pourtant
dans différents essais de psychanalyse appliquée aux oeuvres
d'art. En premier lieu, on trouve une citation à rôle
manifestement ornemental dans Un souvenir d'enfance de Léonard de
Vinci, qui par ailleurs nous paraît être une tentative
infructueuse d'application de la psychanalyse à l'art (peut-être
que l'oeuvre picturale ne se prête pas de la même manière
que l'oeuvre littéraire à l'analyse freudienne et peut-être
la psychanalyse appliquée se révèle-t-elle davantage
pertinente lorsqu'elle interprète un texte : oeuvre littéraire,
rêve ou paroles de l'analysant durant la cure, comme l'a très bien
montré Jean Bellemin-Noël 148).
Les développements d'Otto Rank.
Outre les travaux de Jones, Freud fait
référence, notamment dans les rééditions de
L'interprétation du rêve, à l'article
149 et au livre 150 d'Otto Rank traitant entre
autres d'Hamlet.
Dans Le motif de l'inceste dans la poésie et dans
la légende151, Otto Rank tire plusieurs conclusions de
sa lecture psychanalytique d'Hamlet et de sa comparaison avec ×dipe
roi de Sophocle et Don Carlos de Schiller.
En premier lieu, le désir de parricide, composante du
complexe d'×dipe, ne serait plus un problème pour Hamlet, qui a
réalisé son souhait inconscient par le biais de la scène
dans la scène 152. La dimension du parricide est
résolue.
148. Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et
littérature, PUF, Que sais-je?, Paris, 1978, p. 86.
149. Otto Rank, art. Das Schauspiel in Hamlet , Le
spectacle dans Hamlet , sous-titré Contribution à l'analyse et
à la compréhension dynamique de l'÷uvre , Revue Imago,
1915.
150. Otto Rank, Das Inzest-Motiv in Dichtung und Sage
(L'ouvrage date de 1912 mais aucune traduction en langue française
n'est disponible à ce jour), Fachbuchverlag-Dresden, 2015. Toutefois,
les critiques français y font référence sous le titre Le
motif de l'inceste dans la poésie et dans la légende . Nous
opterons ici pour cette traduction du titre de l'ouvrage de Rank.
151. Otto Rank, Das Inzest-Motiv in Dichtung und Sage,
édition initiale Franz Deuticke, Leipzig und Wien, 1912 : ouvrage
référencé et reconnu par Freud à de nombreuses
reprises.
152. Il s'agit de la scène où Hamlet demande
à des comédiens de rejouer le meurtre de son père afin de
faire réagir l'usurpateur Claudius, afin de prendre la conscience du
roi . En effet, comme il le dit lui-même, en II, 2, 531-532 :
The play's the thing
Wherein I'll catch the conscience of the king. Le
théâtre sera
La chose où je prendrai la conscience du roi.
Cette pièce est surnommée la playscene ou
scène dans la scène et elle prend place en
55
Hamlet n'a même plus le désir inconscient de tuer
Claudius, c'est pourquoi le meurtre réel arrive un peu par hasard
à la fin de la pièce. S'il garde au niveau conscient cette
idée qu'il doit tuer son oncle, ce n'est que du fait de son sentiment de
culpabilité et de son sentiment d'un devoir vis-à-vis de son
père.
Ensuite, le désir d'inceste avec la mère est ce
qui est central dans Hamlet pour Rank. Lacan
153 reviendra justement sur cette centralité
de la mère dans la pièce de Shakespeare.
Enfin, Otto Rank récuse l'hypothèse freudienne
des débuts concernant l'hystérie d'Hamlet. Claudius aurait
résolu le complexe du parricide d'Hamlet en tuant le père
d'Hamlet et en se mariant avec Gertrude.
Lacan relance le débat.
Je vous l'ai montré, reste l'énigme
irrésolue d'Hamlet, l'énigme que nous essayons de
résoudre. Il semble en effet que l'esprit doive s'arrêter sur ce
point le désir en cause, puisque c'est le désir découvert
par Freud, le désir pour la mère, le désir en tant qu'il
suscite la rivalité avec celui qui la possède, ce désir,
mon Dieu, devrait aller dans le même sens que l'action. Que peut vouloir
dire que le désir ait ici, par rapport à l'action, la fonction
d'un obstacle? Commençons de le déchiffrer, ce qui nous conduira,
en fin de compte, à la fonction mythique d'Hamlet, qui fait de lui un
thème égal à celui d'×dipe. 154.
Non satisfait des conclusions freudiennes au sujet
d'Hamlet, Lacan propose une étude approfondie de la
pièce de Shakespeare dans ses 7 leçons sur Hamlet et
élargit l'analyse à d'autres personnages qu'Hamlet, comme nous le
verrons. Si Freud a apporté des éléments de réponse
indéniables au problème d'Ham-let, il n'aurait pas résolu,
comme il le prétend, son mystère. Ce monstre aux énigmes
, semblable à la sphinge de la légende, n'a pas été
sondé correctement par Freud. Nous reviendrons sur cette comparaison
entre Hamlet et la sphinge, comparaison dont nous trouvons la raison
d'être dans l'expression de Jones : Hamlet, sphinx de la
littérature moderne . l'×dipe comme réponse à
l'énigme du prince danois est une hypothèse qui n'est pas
entièrement probante, du moins l'×dipe en tant qu'il renvoie
surtout au Père. Lacan, à la suite de Rank, insiste sur la
composante oedipienne de l'inceste, comme primordiale pour comprendre le
mystère d'Hamlet. Plus particulièrement, il insiste sur
l'importance du désir impérieux de la mère et sur ses
conséquences sur l'état général d'Hamlet. Nous
reviendrons également sur ce point lorsque nous envisagerons la
possibilité de psychanalyser les personnages du drame shakespearien.
Lacan entend revenir sur les particularités de la tragédie
shakespearienne, par rapport à la tragédie sophocléenne,
là où Freud insistait davantage sur les points communs entre ces
deux monuments de la littérature mondiale. Il introduit aussi deux
notions qui nous semblent pertinentes pour désigner ce que Freud fait
à partir du matériau shakespearien : le terme de variante et
celui de variation.
III, 2, juste après le monologue d'Hamlet et son
altercation avec Ophélie. On y voit un jeune acteur, dans lequel
certains commentateurs, dont Rank, ont voulu y reconnaître le substitut
imaginaire du prince danois, qui finit par venger le meurtre de son père
en tuant l'imposteur.
153. Jacques Lacan, op. cit.
154. Jacques Lacan, op. cit., p. 347.
56
Il revient en outre sur l'idée centrale chez Freud de
progrès du refoulement dans l'histoire de l'humanité »
depuis l'époque d'×dipe roi jusqu'à celle d'Ham-let, qui
serait encore la nôtre. Ce progrès s'apparente à une
décadence à bien des égards, puisque c'est un
progrès de la névrose humaine en somme. Lacan cherche alors une
explication autre que celle de Freud à ce constat que les Modernes
» sont plus inhibés et moins enclins à l'action
spontanée. Ce n'est pas le refoulement qui a progressé ni le
psychisme humain qui s'est dégradé ou affaibli. Il faut pour
Lacan introduire la dimension du savoir du signifiant et celle de l'arbitraire
du signe155. La différence fondamentale entre Hamlet et
×dipe, c'est qu'Hamlet savait (le spectre de son père lui a
transmis ce savoir), tandis qu'×dipe ne savait pas. Il ne s'agit pas de
savoir si Hamlet et ×dipe sont coupables ou innocents, mais de
déterminer de quels signes ils disposaient chacun de leur
côté, lorsqu'ils ont commis l'irréparable.
Qu'est-ce qui distingue en somme la position d'Hamlet par
rapport à la trame fondamentale de l'×dipe? Qu'est-ce qui en fait
cette variante si frappante dans son caractère de variation? Car enfin,
×dipe, lui, n'y faisait pas tant de façons, comme l'a fort bien
remarqué Freud dans sa petite note d'explication. [...1 Mon Dieu, tout
se dégrade, nous sommes dans la période de décadence nous
autres modernes, nous nous tortillons six cent fois avant de faire ce que les
autres, les bons, les braves, les Anciens, faisaient tout dret. Ce n'est pas
une explication. La référence à l'idée de
décadence doit nous être suspecte. S'il est vrai que les Modernes
en soient là, nous devons bien penser, du moins si nous sommes
psychanalystes, que ce doit être pour une raison autre que pour la raison
qu'ils n'ont pas les nerfs aussi solides que les avaient leurs pères. [.
. .1 un élément essentiel, qui est constitutif de la structure du
mythe d'×dipe ×dipe, lui, n'avait pas à barguigner trente-six
fois devant l'acte, il l'avait fait avant même d'y penser, et sans le
savoir. [...1 Il ne savait pas. Là se place la bienheureuse ignorance de
ceux qui sont plongés dans le drame nécessaire qui s'ensuit du
fait que le sujet qui parle est soumis au signifiant. [. . .1 souligner
l'arbitraire de la révélation initiale du père, celle dont
part tout le grand mouvement d'Hamlet. Que le père révèle
la vérité sur sa mort est une coordonnée essentielle
d'Hamlet, qui distingue la pièce de ce qui se passe dans le mythe
d'×dipe. Un voile est levé, celui qui pèse justement sur
l'articulation de la ligne inconsciente. C'est ce voile que nous-mêmes,
analystes, essayons de lever dans notre pratique, non sans qu'il nous donne,
vous le savez, quelque fil à retordre. [...1 Dans Hamlet, la question
est résolue le père savait. Et, du fait qu'il savait, Hamlet
sait aussi. Autrement dit, il a la réponse.» 156.
155. Lacan reprend cette conceptualité à
Ferdinand de Saussure pour l'appliquer à la psychanalyse. Dans cette
perspective, il faut considérer qu'il n'existerait aucun lien naturel
entre tel signifiant (image acoustique) et tel signifié (concept,
sens).
156. op. cit., p. 350-351.
57
b) L'élargissement de la méthode
introduite dans L'interprétation du rêve .
Ce que Freud a appris de son auto-analyse et de son
étude sur le rêve, c'est que l'inconscient s'organise comme un
texte psychique (ce qui ne veut pas dire que l'inconscient serait
structuré comme un langage , comme le stipule Lacan) à partir de
l'opération fondamentale du refoulement par laquelle le sujet cherche
à repousser les représentations liées à des
pulsions. L'inconscient est saisissable uniquement par le biais du refoulement.
Il est une façon de vouloir-ne-pas-savoir (Nichtwissenwollen),
écarter et maintenir volontairement quelque chose à distance
du conscient. Un rêve, une oeuvre d'art, un mot d'esprit, un lapsus, un
jeu d'enfant sont autant d'indices qu'un processus de refoulement est à
l'oeuvre. Ce sont a fortiori autant de domaines d'application de la
psychanalyse pour Freud. C'est ainsi en analysant la tragédie de
Shakespeare que Freud entend repérer les processus de refoulement
actifs.
Il ne nous paraît pas intéressant de chercher
à dépasser les contradictions qui grouillent littéralement
dans Hamlet (ce sont ces contradictions mêmes qui ont fait dire
à certains auteurs qu'Hamlet n'était finalement rien de plus
qu'une pièce brouillonne et sans grand intérêt
littéraire 157) car ce qui est justement édifiant,
c'est de considérer ces contradictions comme constitutives de la
pièce de Shakespeare et d'apprendre une multiplicité de choses
à partir de celles-ci. Le rêve lui-même est un tissu de
contradictions pour le sens commun. L'extension de la méthode introduite
par Freud pour l'analyse des rêves au domaine de la création
littéraire implique de tenir compte de cet aspect essentiel qu'est le
caractère en apparence contradictoire du matériau
analysé.
Notons au passage que la critique littéraire est
allée beaucoup plus loin que Freud dans la psychiatrisation et dans la
nosologie clinique du personnage Hamlet. C'est notamment l'un des
shakespearologues les plus éminemment reconnus, Walter Wilson Greg
158, qui fit l'hypothèse qu'Hamlet n'était au fond
rien
d'autre qu'un psychotique qui hallucinait.
157. Voltaire, par exemple, qualifiait Hamlet en des
termes très peu flatteurs, même s'il finit par y reconnaître
quelques traits de génie :
Je suis bien loin assurément de justifier en tout la
tragédie d'Hamlet : c'est une pièce grossière et barbare,
qui ne serait pas supportée par la plus vile populace de la France et de
l'Italie. Hamlet y devient fou au second acte, et sa maîtresse devient
folle au troisième; le prince tue le père de sa maîtresse,
feignant de tuer un rat, et l'héroïne se jette dans la
rivière. On fait sa fosse sur le théâtre; des fossoyeurs
disent des quolibets dignes d'eux, en tenant dans leurs mains des têtes
de morts; le prince Hamlet répond à leurs
grossièretés abominables par des folies non moins
dégoûtantes. Pendant ce temps-là, un des acteurs fait la
conquête de la Pologne. Hamlet, sa mère, et son beau-père,
boivent ensemble sur le théâtre : on chante à table, on s'y
querelle, on se bat, on se tue. On croirait que cet ouvrage est le fruit de
l'imagination d'un sauvage ivre. Mais parmi ces irrégularités
grossières, qui rendent encore aujourd'hui le théâtre
anglais si absurde et si barbare, on trouve dans Hamlet, par une bizarrerie
encore plus grande, des traits sublimes, dignes des plus grands génies.
Il semble que la nature se soit plut à rassembler dans la tête de
Shakespeare ce qu'on peut imaginer de plus fort et de plus grand, avec ce que
la grossièreté sans esprit peut avoir de plus bas et de plus
détestable. »
Voir Dissertation sur la tragédie ancienne et
moderne», préface à la tragédie de Voltaire,
Sémiramis, 1748.
158. Walter Wilson Greg, art. cit.
58
Hamlet intervient lorsqu'il est question des domaines
d'application de la psychanalyse. Outre les oeuvres littéraires, les
objets de la psychanalyse appliquée au sujet desquels Freud recourt
à l'aide d'Hamlet sont les rêves et les mots d'esprit. Qu'y a-t-il
de commun entre ces différents champs auxquels la psychanalyse peut
s'appliquer? Rêve, jeu, oeuvre de fiction, fantasme sont
l'accomplissement déformé d'un désir refoulé
renvoyant aux premières expériences de satisfaction de
l'infans 159(la relation teintée d'érotisme
que le jeune enfant entretient notamment avec sa mère). Tous ces objets
sont, nous l'avons vu, des formations de l'inconscient. Hamlet semble
définitivement avoir son mot à dire (et ce littéralement
puisque Freud s'empare directement des mots du prince danois) au sujet de ces
formations de l'inconscient. Bien plus, il est une aide précieuse pour
l'édification et la consolidation de la théorie freudienne de
l'insu. Dans Le mot d'esprit et ses rapports à l'inconscient
(1905), comme nous l'avons montré dans la première partie,
Freud met en valeur le fait que les mécanismes du mot d'esprit sont
similaires au travail du rêve : utilisation des processus de
condensation, déplacement, représentation plastique, etc. Freud
illustre sa théorie par des citations d'Hamlet. Freud reprend
le mot d'Hamlet selon lequel le but d'une pièce de théâtre
et de son auteur est, dès l'origine et aujourd'hui », de tendre
pour ainsi dire un miroir à la nature, de montrer à la vertu ses
traits, au ridicule son image, et à notre époque et au corps de
notre temps sa forme et son effigie.» 160.
Pour Shakespeare, les rêves sont de pures et simples
absurdités », Hamlet le dit lui-même : Un rêve n'est
qu'une ombre » 161. Bien au contraire pour Freud, les
rêves sont la voie royale » vers l'inconscient, la manifestation
d'un désir refoulé :
Les agrégats chaotiques de nos productions imaginaires
noc-
turnes ont un sens et transmettent un nouveau savoir. »
162.
c) Psychanalyser le personnage littéraire.
Psychanalyser le personnage littéraire implique de
partir du postulat qu'il faut admettre que le personnage est comme un
être vivant, afin de pouvoir rechercher ce qui dans son passé a pu
traverser son esprit. Ceci permettrait de déterminer s'il est possible
que des émotions ou des réactions du personnage durant l'action
renvoient à une situation traumatisante qui aurait eu lieu avant le
début de l'action. Le psychanalyste doit donc présupposer
qu'Ham-let a vécu avant le début de l'action, rechercher quel
genre d'homme et quel
159. Ce terme conceptualisé par Sándor Ferenczi
désigne l'enfant qui ne parle pas encore, qui est en-deçà
du langage.
160. William Shakespeare, Hamlet, III, 2, 20-24 :
The purpose of playing, whose end, both at the first and
now, was and is, to hold, as 'twere, the mirror up to nature; to show virtue
her own feature, scorn her own image, and the very age and body of the time his
form and pressure. .
161. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 246a-248a : A
dream itself is but a shadow .
162. Sigmund Freud, L'interprétation du rêve,
op. cit., p. 156.
59
enfant il était pour sentir et agir face à
certaines situations comme Shakespeare l'indique et donc reconstruire son
passé. Résumons les grandes lignes du raisonnement de Freud
concernant le mystère du comportement d'Hamlet.
Premières conceptualisations psychanalytiques du
personnage d'Ham-
let. En dehors de la tâche qui lui est
assignée par le spectre, Hamlet est loin d'être, comme le
supposaient Hegel et Goethe, une belle âme faible sur le plan de
l'action : il ne tue pas moins de cinq personnages au cours de l'action, il le
fait tantôt de manière réfléchie (Guildenstern et
Rosencrantz), tantôt de manière impulsive (Polonius), tantôt
au cours d'un duel (Laërte), tantôt enfin au terme de longues
tergiversations (Claudius). D'autre part, il agit en organisant le spectacle
qui est censé saisir la conscience du roi, en rejetant violemment
Ophélie, en interpellant sa mère alors qu'elle se trouve dans sa
chambre à coucher, en sautant ensuite dans sa tombe et en acceptant de
s'engager dans un duel. Hamlet n'a pas une nature faible ou douce, en
témoignent son comportement condescendant et cruel envers Ophélie
et envers sa mère ainsi que son absence de remords après avoir
tué le père de celle qu'il prétend aimer, Polonius. Que ce
soit d'un point de vue physique ou moral, Hamlet n'est pas faible mais
impétueux. La seule chose qui le fait hésiter, c'est justement ce
que le spectre lui a ordonné : le venger. Le problème doit donc
être psychique et le conflit interne. Ce qui est mystérieux, c'est
l'inhibition qui travaille Hamlet et non sa nature (les déficiences du
caractère d'Hamlet, y compris sa mélancolie présente
dès le début, avant la révélation du spectre, ont
un caractère secondaire). Afin d'avoir une vue d'ensemble de
l'idée que se fait la psychanalyse freudienne du personnage d'Hamlet,
nous résumerons ici les développements d'Ernest Jones, dans
Hamlet et ×dipe 163.
Hamlet, sujet d'interprétation pour Jones.
Dans Hamlet, Les
traits de caractère et les réactions du
personnage s'avèrent harmonieux, logiques et intelligibles dans les
différentes couches de la psyché, lorsque les comportements
s'accordent avec les motivations profondes, on est en droit de parler d'une
parfaite oeuvre d'art . 164. La solution
psychanalytique au mystère d'Hamlet part d'une thèse fondamentale
: il existe une raison profonde et inexplorée par la critique
littéraire aux atermoiements d'Hamlet. Le raisonnement est le suivant
:
1- Le héros est capable d'agir.
2- Les difficultés de sa mission ne sont pas
objectivement insurmontables.
3- Donc Hamlet est en proie à un conflit
intérieur qui le répugne irrémédiablement à
accomplir la vengeance.
Le problème des interprétations des
prédécesseurs de Freud et de Jones tient au fait qu'elles ne
peuvent répondre à cette question cruciale : pourquoi Hamlet, au
cours de ses monologues, ne nous fournit-il pas d'indication sur la nature du
conflit qui l'agite, s'il a bien une raison objective de souffrir de
163. Ernest Jones, op. cit.
164. ibid.
60
la sorte, comme semblent le soutenir les critiques
littéraires de Shakespeare?
La réponse naturelle de la psychanalyse est que le
héros est inconscient des véritables raisons de sa
répulsion à accomplir son devoir, il souffre d'un conflit
intérieur dont l'essence lui échappe. Jones montre un certain
optimisme épistémologique : en effet, certaines tendances
psychologiques dérobées au sujet lui-même s'expriment
souvent par des manifestations externes qu'un observateur qualifié (en
l'occurrence, le psychanalyste) interprète aisément. Shakespeare
ne pouvait pas expliquer l'inhibition d'Hamlet car il n'était pas
lui-même conscient de sa nature, étant ignorant des
mécanismes inconscients en jeu dans le processus de la création
artistique. Par ailleurs, Jones montre que la déficience de la
volonté d'Hamlet est localisée : il ne peut pas vouloir tuer son
oncle. Son aboulie 165 est donc spécifique, et non
généralisée, comme certains psychiatres en avaient fait
l'hypothèse auparavant. L'analyse des aboulies spécifiques montre
qu'elles découlent généralement d'une répulsion
inconsciente pour l'acte à accomplir. Hamlet a à la fois sa
raison qui lui dicte d'agir (le devoir envers son père lui
apparaît comme évident) et un fort désir conscient. Il
cherche tous les prétextes pour se dérober, jusqu'à son
acceptation du duel à l'issue duquel il pressent sa propre mort (mort
qui le libérerait définitivement de sa mission). Il fournit
successivement des explications divergentes de sa conduite, dissimulant
inconsciemment ses véritables mobiles; les motifs invoqués par
Hamlet ne sont que des tentatives d'auto-aveuglement, des leurres. Le recours
aux faux prétextes et à la rationalisation laisse suspecter des
motifs inconscients : le désir inconscient et non avoué
d'esquiver sa tâche. Jones étudie l'attitude d'Hamlet face aux
crimes qu'il doit venger. Le fratricide de Claudius éveille en Hamlet
indignation et désir de vengeance, alors que l'inceste commis par
Gertrude éveille une horreur intense, l'idée d'une souillure est
d'emblée irrémédiablement associée à la
luxure de la mère. Jones fait des remarques importantes sur le
comportement d'Hamlet. Au début de la pièce, avant les
révélations du spectre, Hamlet souffrait déjà d'une
profonde dépression (dégoût mélancolique à
l'égard de la vie et de la chair) et envisageait le suicide. Dès
lors, le problème d'Hamlet découlerait du choc moral
provoqué par la révélation brutale de la véritable
nature de sa mère 166 (hypothèse que Jones reprend au critique
littéraire et shakespearologue Andrew Cecil Bradley), nature qu'il pense
généralisable à la nature humaine. C'est la nature de
l'émotion d'Hamlet qui l'empêche d'être conscient de ses
véritables sources . La tâche du psychanalyste sera de rechercher
les traces d'une prédisposition psychique, ce qui pourrait susciter
originellement de tels malheurs capables de paralyser l'âme et de
provoquer un tel dégoût de la vie. Si Hamlet est un cas de
psychonévrose, il est nécessaire de relier son état aux
pulsions intervenues pendant la prime enfance et qui continuent d'intervenir.
Hamlet est en effet plongé dans l'angoisse à l'idée que
son père soit remplacé par un autre dans l'affection de sa
mère.
Tout se passe comme si son amour pour sa mère
était à ce
165. L'aboulie, maladie du doute pour
Jankélévitch, est étymologiquement la privation du
vouloir. En psychopathologie, ce terme désigne un symptôme se
caractérisant par un affaiblissement de la volonté et une
certaine incapacité à s'engager dans une action ou un projet.
Dire que l'aboulie d'Hamlet est spécifique signifie qu'elle concerne
exclusivement le projet particulier de tuer Claudius, et non toute action ou
projet en général.
166. Ernest Jones, op. cit.
167. ibid.
168. ibid.
61
point exclusif, qu'ayant déjà trouvé
difficile de le partager avec son père, il ne supportait plus de le
partager avec un autre. 167.
La réalité est plus complexe. La solution
psychanalytique qu'en donne Jones est la suivante :
Si Hamlet enfant, blessé d'avoir à partager
l'affection de sa mère, avait considéré son père
comme un rival et souhaité secrètement sa mort? Bien entendu, il
aurait refoulé de telles pensées; la piété filiale
et l'éducation en auraient effacé toute trace. Mais en
réalisant ce voeu infantile, l'assassinat du père par un rival
jaloux aurait rendu toute leur virulence à ces souvenirs
refoulés. Ainsi, sous forme de dépression et d'angoisse, se
serait réveillé le conflit d'enfance. Tel est, en tout cas, le
mécanisme qu'on relève chez les Hamlet soumis à
l'investigation psychanalytique. Hamlet ne supporte pas d'ajouter le parricide
à l'inceste. De là, la frustration intime et les atermoiements
face à l'exigence paternelle de vengeance. [.. .] Il est
déchiré par un conflit intérieur insoluble. 168.
Jones estime qu'on peut ainsi retracer l'évolution
psychologique d'Hamlet, faire, comme dirait Freud, une sorte de romantisation
familiale du névrosé Hamlet. Durant sa prime enfance, Hamlet
aurait éprouvé une tendre affection pour sa mère
(d'où la présence dans la pièce d'éléments
érotiques déguisés). Jones trouve une justification de son
interprétation dans certains traits du personnage de Gertrude. Il
repère en effet une sensualité marquée et une tendresse
passionnée réservée exclusivement à Hamlet. Jones
trouve des penchants morbides dans la relation d'Hamlet à Ophélie
(extravagance du langage tenu, besoin passionné de certitude absolu
quant à l'amour). La nature de ses sentiments pour elle reste, selon
Jones, obscure. En avilissant Ophélie, Hamlet exprime sa
déception vis-à-vis de sa mère (il y aurait une confusion
des deux figures féminines dans l'esprit d'Hamlet) : il ordonne à
Ophélie d'aller au couvent (le terme nunnery désigne
également à l'époque une maison close ), comme il
exhortera, dans la scène de la chambre, sa mère de ne pas dormir
avec son oncle et de rester, au moins le temps de la nuit, abstinente. Jones
repère dans la pièce de Shakespeare des indices permettant de
penser que l'attraction pour la mère continue de s'exercer : les propos
grivois et brutaux d'Hamlet vis-à-vis d'Ophélie en
présence de la mère dans la scène de la
représentation théâtrale de la souricière ( the
mousetrap ). La scène de la souricière qui
précède la fameuse scène dans la scène (
play-scene ) serait révélatrice de la nature sexuelle du conflit
sous-jacent. La scène dans la chambre de la mère, qui suit de peu
la scène que nous venons d'évoquer, nous montre un Hamlet qui
stigmatise la conduite de sa mère avec son oncle, en termes de
répulsion physique. Ceci est révélateur pour Jones d'un
refoulement intense. Ainsi, le remariage de la mère après la mort
du père conduit à l'émergence à la surface du
conscient de l'association de la mère avec la représentation
sexuelle, association qui était enfouie depuis la prime enfance. Le
désir agréable et diffus de la prime enfance se traduit chez
l'adulte, par le truchement du refoulement, par un profond dégoût.
L'oncle usurpe la place qu'Hamlet voulait ravir (désir de remplacer le
père auprès de la mère) et accomplit le double souhait
inconscient de ce dernier. Le refoulement
62
d'Hamlet conduit à une dépense d'énergie
psychique énorme qui se traduit par un déplorable état
psychique (mélancolie, abattement, etc.). Le refoulement sexuel est
très marqué chez Hamlet, d'où les hypothèses sur
son hystérie. En effet, la femme suscite principalement chez lui
l'animosité : d'une part, le ressentiment à l'égard de la
dame chaste dont on essuie les refus (Ophélie, comme madone virginale,
sainte inaccessible) et d'autre part, la répulsion envers la
créature sensuelle qui inspire de coupables tentations (Gertrude, comme
créature sensuelle offerte à tous). Ces courants
émotionnels contrariés s'épanchent chez Hamlet dans
d'autres directions, d'où son irascibilité et ses accès de
colère face aux manoeuvres des courtisans Guildenstern et Rosencrantz et
face aux intrigues de Polonius. Tuer Claudius reviendrait pour Hamlet à
se tuer lui-même car Claudius représente ses désirs
inconscients. Jones insiste sur le fait que c'est seulement après la
mort de sa mère qu'Hamlet se sent libre de tuer le roi. C'est sa propre
culpabilité (son désir inconscient pour sa mère) qui
l'empêchait d'agir. Le conflit intérieur d'Hamlet est une lutte
que mènent les processus psychiques refoulés pour devenir
conscients. L'inconscient d'Hamlet se refuse à mettre fin aux
agissements incestueux de sa mère (en tuant son oncle) car il
s'identifie à lui (d'où ses nombreux accès de
culpabilité, ses remords, ainsi que ses moments d'autocritique aux
accents presque délirants). En n'accomplissant pas la vengeance, Hamlet
perpétue le péché et subit l'aiguillon d'une conscience
torturée. Il opte pour la solution passive : laisser se poursuivre
l'inceste par personne interposée. Hamlet est comme le
névrosé qui refuse l'analyse (ou lui résiste) : il
répugne à l'exploration en profondeur de son âme ( La
conscience fait de nous tous des lâches ). L'attitude d'Hamlet envers la
figure paternelle est ambivalente, mais ce conflit ambivalentiel n'est en aucun
cas anormal, il est au contraire présent chez tout être humain. En
effet, chez Hamlet, comme chez tout être humain, le père originel
serait scindé en deux images correspondant à la dualité
des sentiments filiaux. D'une part, un amour et un pieux respect pour le
père disparu et d'autre part, une haine et du mépris pour les
substituts paternels. Pour Claudius, Hamlet éprouve des sentiments
conflictuels, une haine consciente et une sympathie, une identification
inconsciente; Polonius fonctionne également comme un substitut paternel.
Son attitude envers son père serait résolument féminine,
d'où l'hypothèse d'une homosexualité passive d'Hamlet, se
manifestant par une adoration exagérée, une idéalisation
du père, sorte de reflet idéalisé, d'amour-miroir,
d'où la proximité dans la pièce de Shakespeare entre le
désir de suicide et le désir de meurtre. Jones justifie son
hypothèse sur l'homosexualité sous-jacente d'Hamlet par
l'attitude féminine envers le père qui constituerait une
tentative de résolution du caractère intolérable des
impulsions de meurtre et de castration engendrées par la jalousie. En
dernière analyse, Hamlet est inhibé par sa haine refoulée
envers sa mère. Ainsi, Jones repère un processus de transfert
chez Hamlet : le désir du parricide est transposé du père
réel aux substituts paternels. Jones met en exergue le comportement
régressif d'Hamlet : il refuse en réalité de refouler ses
désirs meurtriers, d'où son incapacité à punir
l'homme qui a osé les accomplir. Le problème de la
procrastination d'Hamlet s'éclaire à la lumière des
fixations pré-génitales . Le problème d'Hamlet
réside dans la non-résolution de son complexe d'×dipe. La
mélancolie d'Hamlet s'explique par la perte symbolique de la mère
et la perte devenue réelle d'Ophélie. Le sentiment de perte
devient dans la mélancolie expérience interne
d'auto-dépréciation et auto-accusations. Ceci manifeste, comme
l'a montré Freud, dans Deuil et mélanclie, un
appauvrissement de
169. Paul-Laurent Assoun, Littérature et
psychanalyse, chap. VIII, Les figures littéraires du secret
oedipien. Le complexe d'Hamlet .
63
l'esprit, un retrait narcissique de la libido à partir
des objets externes (introjection des objets d'amour perdus). Les accusations
qu'Hamlet porte contre lui-même sont en fait destinées aux objets
d'amour perdus. Le moi, par cette identification aux objets d'amour perdus,
devient objet du sadisme du Surmoi.
La tragédie de Shakespeare repose pour Jones sur le
déroulement fatal d'un conflit intérieur qui agite l'âme du
héros. Les obstacles sont internes dès lors qu'Hamlet se
crée inconsciemment des dangers pour lui-même. Les seules actions
qu'il accomplit le conduisent à sa propre destruction. Chez lui, la
pulsion de mort prédomine sur l'instinct de vie. Le combat d'Hamlet est
celui d'une lutte longue et désespérée contre le suicide,
seule solution envisageable au problème. Jones conclut que Shakespeare
montre ainsi que le destin de l'homme est
inhérent à son âme.
Quel intérêt philosophique y a-t-il à
s'interroger sur l'application de
la psychanalyse au personnage fictif d'Hamlet
? Bien plus qu'un objet d'interprétation, le personnage
d'Hamlet est un sujet d'expérimentation pour la psychanalyse freudienne.
Les faiblesses patentes de l'entreprise de Jones découlent du fait qu'il
s'agit exclusivement d'un essai interprétatif de psychanalyse
appliquée. Nous reviendrons sur cette prévalence chez Freud de la
dimension expérimentale sur la démarche interprétative
dans la der-
nière partie.
La question de déterminer s'il est du moins possible,
sinon légitime de traiter des personnages - fictions
littéraires - comme des individualités réelles, donc
d'attribuer à ces créations ou créatures d'un
écrivain des traits inconscients, symptômes et conflits
169n'est pas pertinente, même si le lecteur passionné
et curieux, comme le psychanalyste, tous deux avides d'accroître leur
connaissance de l'âme humaine, se laisse volontiers bercer par cette
illusion. C'est en effet un jeu de l'esprit très tentant que de vouloir
sonder les rejetons de l'inconscient à travers les indices que l'auteur
nous livre sur son personnage. Nombre de critiques de la démarche
freudienne s'y laissent d'ailleurs prendre en identifiant la psychanalyse
appliquée à une tentative désespérée et
vaine d'expliquer l'oeuvre littéraire en donnant les motivations
inconscientes des êtres de fiction auxquels elle donne une vie de
papier.
Freud avec Hamlet, Hamlet avec Freud.
Une sorte de modèle de l'analyse de l'inconscient d'un
personnage imaginaire peut être dégagé de l'explication
freudienne d'Hamlet par le complexe d'×dipe. Dès
L'interprétation du rêve, on repère plusieurs
références, dont une double page majeure qui était
initialement une note de bas de page (cette même note de laquelle partit
Ernest Jones pour ses propres travaux sur Hamlet). Certaines
références sont l'occasion pour Freud d'illustrer des points de
sa théorie comme l'idée que tout rêve typique repose sur
des thèmes universels, comme l'ambivalence entre amour et haine envers
les parents. Ceci permet à Freud de dégager
64
le caractère universel de la jalousie née du
désir incestueux et de la rivalité entre le père et
l'enfant, en vue des faveurs de la mère. Le pouvoir émotionnel
d'Hamlet réside dans le voilement de la jalousie qui est
comparable au processus de la névrose. De même que dans la
névrose, la jalousie d'Hamlet n'est visible que par l'inhibition qu'elle
cause. C'est cette inhibition qui conduit à l'ajournement. Nous
reproduisons ce passage central en entier car il s'agit, avec la lettre
à Fliess du 15 octobre 1897, d'un moment inaugural dans la pensée
freudienne d'Hamlet et plus généralement de la
création littéraire.
Aujourd'hui tout autant que jadis, le rêve d'avoir un
rapport sexuel avec la mère est le lot d'un grand nombre de gens, qui en
font un récit indigné et étonné 170. Ce
rêve, on le conçoit, est la clef de la tragédie et le
pendant complémentaire du rêve de la mort du père; la fable
d'×dipe est la réaction de l'imaginaire à ces deux
rêves typiques. [...] Dans le même sol qu'×dipe roi
s'enracine une autre grande création de la poésie tragique :
le Hamlet de Shakespeare. Mais dans ce traitement modifié de la
même matière se révèle toute la différence
dans la vie psychique de deux périodes culturelles très
éloignées l'une de l'autre, la progression séculaire du
refoulement dans la vie affective de l'humanité; dans l'×dipe
, la production imaginaire du désir de l'enfant, qui est au
fondement de la pièce, est tirée à la lumière comme
dans le rêve et réalisée; dans Hamlet elle demeure
refoulée, et nous n'apprenons son existence comme c'est le cas
objectivement dans une névrose que par les effets d'inhibition qu'elle
induit. Il est apparu compatible, curieusement, avec l'effet très
impressionnant du plus moderne des deux drames, qu'on puisse rester dans
l'absence complète de clarté sur le caractère du
héros. La pièce est construite sur l'hésitation de Hamlet
à remplir la mission de vengeance qui lui a été impartie :
le texte ne nous concède rien quant aux raisons ou motifs de cette
hésitation; et les essais d'interprétation les plus divers ne
sont pas parvenus à les indiquer. Selon la lecture aujourd'hui encore
dominante, et argumentée par Goethe, Hamlet représente le type
d'homme dont la force vive d'action est paralysée par un
développement proliférant de l'activité réflexive (
Contaminée par la pâleur de la pensée
171). Selon d'autres, l'auteur a tenté de
décrire
170. C'est ce même rêve qu'évoque Jocaste,
mère et épouse d'×dipe, dans la tragédie de Sophocle
et dont Freud tirera son intuition sur le complexe nucléaire des
névroses.
171. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 84 : Thus
conscience does make cowards of us all,
And thus the native hue of resolution
Is sicklied o'er with the pale cast of thought
Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches, Et ainsi
la couleur première de la résolution
S'étiole au pâle éclat de la pensée
De ces trois vers, Freud retiendra, nous y reviendrons, le
premier et il en fera la source de
65
un caractère maladif, indécis, relevant du
secteur de la neurasthénie 172. Simplement, l'intrigue de la
pièce nous enseigne que Hamlet ne doit en aucun cas nous
apparaître comme une personne absolument inapte à l'action.
À deux reprises nous le voyons agissant, la première fois dans un
mouvement passionnel d'explosion brutale, quand il estourbit l'homme qui
espionnait derrière la tapisserie, et une autre fois de manière
planifiée, voire perfide, en envoyant les deux courtisans à la
mort destinée au départ à sa personne, avec l'insouciance
totale du prince de la Renaissance. Par quoi est donc inhibé chez lui
l'accomplissement de la mission que le fantôme de son père lui a
confiée? L'explication qui de nouveau se suggère ici est que
c'est par la nature particulière de cette mission; Hamlet peut tout
faire, sauf accomplir la vengeance contre l'homme qui a éliminé
son père et pris sa place auprès de sa mère, l'homme qui
lun montre la réalisation de ses propres désirs infantiles
refoulés. L'horreur qui devrait le pousser à la vengeance est
remplacée ainsi chez lui par des reproches qu'il se fait, des scrupules
de conscience qun lui objectent qu'à la lettre il n'est pas meilleur que
le pécheur qu'il devrait lui-même châtier. J'ai en
l'occurrence traduit vers le conscient ce qui dans l'âme du héros
doit par force demeurer inconscient. Si jamais quelqu'un veut dire de Hamlet
que c'est un hystérique, je ne pourrais faire autrement que
reconnaître là une conséquence de mon
interprétation. À cela s'accorde très bien l'aversion
sexuelle qu'il exprime ensuite dans le dialogue avec Ophélie, la
même aversion sexuelle que celle qui allait, au cours des années
suivantes, prendre de plus en plus possession de l'âme du poète,
jusqu'aux expressions qui culminent dans Timon d'Athènes. Ce
que nous rencontrons dans Hamlet ne peut évidemment rien
être d'autre que la vie psychique du poète; j'emprunte à
l'ouvrage de Georg Brandes sur Shakespeare 173 (1896) cette remarque
que le drame a été écrit immédiatement après
la mort du père de Shakespeare (1601) 174, et donc dans une
période de deuil filial très récent et de
réanimation pouvons-nous supposer, des sentiments infantiles qui
concernaient ce père. Il est bien connu par ailleurs que le fils
tôt disparu de Shakespeare portait le nom d'Hamnet (identique à
celui de Hamlet). De même que Hamlet traite le rapport du fils
aux parents, Macbeth, qui n'est pas éloigné dans le
temps, repose sur le thème de l'absence d'enfant. De même, au
reste, que tout symptôme névrotique, comme le rêve
lui-même, est susceptible d'une surinterprétation, et la requiert
même pour être complètement compris, de même toute
création poétique authentique a procédé à
partir de plus d'un seul
nombre de ses réflexions sur le sentiment de
culpabilité et son lien avec la conscience morale, notamment dans Le
Malaise dans la civilisation.
172. Freud vise ici le médecin, philosophe et
psychologue Pierre Janet qui avait apparenté Hamlet à un
neurasthénique. Freud n'attachait pas beaucoup d'importance à
cette catégorie nosographique. Il lui préférait celle de
névrose actuelle . La neurasthénie désigne pour Janet une
faiblesse de la volonté ainsi qu'une défaillance dans
l'adaptation au réel.
173. Freud fait sans doute référence à
William Shakespeare. A critical study, ouvrage publié en
réalité en 1898.
174. La date d'Hamlet étant incertaine, de
même que la vie et l'identité de son auteur, certaines
hypothèses de Freud, sur lesquelles il reviendra plus tard, peuvent
prêter à sourire.
66
motif et d'une seule incitation dans l'âme du
poète, et autorisera plus d'une interprétation. Je n'ai ici
tenté que l'interprétation de la couche la plus profonde des
mouvements qui se produisent dans le psychisme du poète créateur.
» [Notes de Freud : Les suggestions ci-dessus visant à une
compréhension analytique de Hamlet ont été
complétées par E. Jones et défendues contre d'autres
approches exposées dans la littérature. ( Le problème
d'Hamlet et le complexe d'×dipe », 1911) ; Depuis lors, il est vrai
que la tête m'a tourné face à l'hypothèse
énoncée ci-dessus, selon laquelle l'auteur des oeuvres de
Shakespeare était l'homme de Stratford. »] 175.
Freud ne semble cette fois plus vouloir qualifier clairement
Hamlet d'hystérique comme il pouvait le faire dans sa correspondance. Il
reconnaît toutefois que d'autres n'auraient pas tort de faire cette
hypothèse et que cela pourrait même découler de la lecture
psychanalytique qu'il fait lui-même de l'oeuvre de Shakespeare.
Cette première approche officielle » de la
pièce de Shakespeare est en apparence très dogmatique et
restrictive. Freud oscille en réalité entre un ton affirmatif
(qui peut paraître agaçant mais qui est à la mesure de
l'ampleur de la découverte freudienne concernant la vie psychique
humaine) et un ton plus réservé (il rappelle fréquemment
qu'il s'agit là d'hypothèses, de suppositions et non de vues
définitives sur la question).
Hamlet apparaît parfois comme objet possible d'une
explication psychanalytique en termes de roman familial. En outre, cette cible
de prédilection de la pensée freudienne qu'est Hamlet,
contrairement à Richard III (qui fait partie des exceptions»),
à Lord et Lady Macbeth (qui échouent devant le
succès»), n'est pas cité par Freud dans son article
Quelques types de caractère dégagés par la psychanalyse
». Pourtant la dernière catégorie de caractères que
Freud aborde est sans doute celle dans laquelle on trouve ×dipe et dans
laquelle on se serait attendu à retrouver Hamlet : celle des criminels
par sentiment de culpabilité ». Peut-être que Freud n'avait
pas eu le temps de développer cette partie (étonnamment succincte
par rapport aux deux autres parties) de son article et qu'il aurait sans
réticence fait d'Hamlet un type de caractère » qui se
prête volontiers à l'analyse psychanalytique. Si Hamlet n'est pas
ouvertement décrit comme un type de caractère », il fait
partie des personnages psychopathiques à la scène » mis en
lumière par Freud, comme nous le verrons.
Dans un premier temps, on peut penser que la question
posée par Freud est la suivante : comment qualifier cliniquement le
problème d'Hamlet? Aborder les choses sous cet angle implique que la
signification des conflits et souffrances d'Hamlet est susceptible de relever
de la psychopathologie. Une problématique peut alors se dégager :
jusqu'où peut-on discuter d'Hamlet et des autres personnages de la
pièce de Shakespeare dans les termes d'une psychanalyse applicable aux
êtres vivants?
Dans un essai brillant, clair et concis, Starobinski met en
lumière ce que Freud voit dans le personnage d'Hamlet. Nous employons
à dessein le verbe
175. Sigmund Freud, L'Interprétation du rêve
(1899-1900), trad. J.-P. Lefebvre, in Écrits philosophiques et
littéraires, Opus seuil, V- Matériau et sources du rêve, D-
Rêves typiques, b) Rêves de la mort de personnes chères, pp.
265-266 (passage intégré au corps du texte à partir de
1914 mais qui était initialement une note de bas de page lors
de la première édition).
67
voir », car nous concevons Freud comme un
écrivain, à la fois voyant » et entendant » des
choses que la science n'aurait jamais osé avant lui concevoir.
Ainsi la figure d'Hamlet se trouve étroitement
liée, dans le développement de la recherche initiale de Freud,
à la découverte du penchant infantile pour la mère et
à la généralisation des résultats de l'auto-analyse
autour du modèle sophocléen. Hamlet, pour Freud, évoque
aussitôt la symptomatologie de l'hystérie. Nous nous trouvons au
confluent de l'auto-analyse, de la mémoire culturelle et de
l'expérience clinique. [.. .1 En substituant l'image dynamique du
refoulement à la simple soustraction énergétique de
l'asthénie, Freud établit les bases d'une nouvelle
interprétation d'Hamlet [...1 Un nouveau héros prend naissance
à l'intérieur du héros énigmatique : l'inconscient.
[...1 [La faiblesse d'Hamlet1 n'est pas simple carence : elle est
l'impossibilité de surmonter le sentiment de culpabilité
né du retour d'un désir infantile que la parole du père
spectral et l'acte de l'oncle incestueux qualifient désormais de crime.
[...1 dès la première formulation décisive, le cas Hamlet
escorte le paradigme oedipien comme son ombre portée. Ce couplage des
deux tragédies va se perpétuer tout au long de l'oeuvre de
Freud.» 176
Alors que le personnage d'×dipe échappait
résolument à toute tentative d'oe-dipianisation ou de
psychologisation (pour la raison évidente, que nous développerons
plus loin, qu'×dipe ne souffre pas lui-même d'un complexe
d'×dipe, mais qu'il est la pulsion oedipienne à l'état pur),
il ne paraît, par contre, en aucun cas dérisoire à Freud de
psychologiser le personnage d'Hamlet dans une certaine mesure. On remarque ici
un déplacement de l' archétype » 177 oedipien, comme
instance psychique à part entière, au type de caractère
psychanalytique hamlétien. Face à une transparence et à
une plénitude d'×dipe, nous avons l'apparence lacunaire et le
sentiment qu'il doit bien y avoir un sens caché d'Hamlet.
Il devient insupportable d'admettre, pour un héros qui
nous intéresse comme le fait Hamlet, l'inexistence d'un principe
explicatif intérieur par lequel les conduites et les propos
contradictoires s'éclairciraient et s'unifieraient. La pièce a
beau nous subjuguer par son impérieuse nécessité, il faut
encore qu'à cette nécessité s'ajoute une parfaite
clarté causale. [...1La succession des actes d'×dipe était
conduite par la nécessité, et il n'y avait aucune question
à poser sur les causes psychologiques du comportement du héros.
×dipe accomplit l'oracle, et l'oracle est à la fois
nécessité et causalité. En termes modernes, ×dipe est
la pulsion, ou, si l'on préfère, son répondant
imagé. Dans le cas d'Hamlet qui a le relief d'une personne vivante et
non la plénitude opaque et sans résidu d'une image psychique la
nécessité, qui éclate dans le dénouement mortel,
paraît contrariée tout au long de l'action par une gratuité
proliférante; la nécessité
176. Jean Starobinski, Hamlet et Freud , préface
à Ernest Jones, Hamlet et ×dipe (1949), Gallimard, Paris,
1967, pp. XI-XII; repris dans Jean Starobinski, La relation critique,
L'oeil vivant t. II, Gallimard, 1970.
177. Le terme n'est pas à considérer ici dans
le sens jungien de la psychologie des profondeurs (de fonds archaïque
exploité par les mythes et les religions), mais dans son sens
étymologique de modèle primitif ou de type suprême .
68
travaille en sous-oeuvre, mue par des causes cachées.
Ce que Freud postule hardiment, c'est non seulement que la gratuité peut
être dissipée, que tout peut être rendu à la
nécessité et au sens à partir de l'énoncé
des causes cachées, mais que la cause cachée est le complexe
d'×dipe, c'est-à-dire la nécessité par excellence. Le
sens d'Hamlet s'achève dans et par ×dipe. L'intérêt
universel suscité par Hamlet est traité par Freud comme un indice
: un tel intérêt ne se justifierait guère par ce que la
névrose d'Hamlet a d'individuel et de singulier : il se justifie par la
présence d'×dipe (thème universel) en Hamlet. On objectera :
où ne trouverait-on pas ×dipe, une fois admis qu'il est universel?
À quoi Freud n'a pas de mal à répondre qu'en Hamlet,
×dipe est présent avec une intensité inaccoutumée.
×dipe n'a pas besoin d'être interprété : il est la
figure directrice de l'interprétation. En revanche, les paroles et les
actes (l'inaction) d'Hamlet, traités en symptômes, sont soumis
à l'interprétation. Dire qu'Hamlet ne réalise pas ce
qu'×dipe réalise, c'est dire aussi que la pièce de
Shakespeare n'est pas l'équivalent d'un rêve collectif, et qu'on
n'y voit pas un fantasme rétroactif commun rejoindre le noyau infantile
commun dans l'unité du symbole. [...1 C'est dans le discours de
l'interprète que l'inconscient imaginé d'Hamlet, l'inconscient
imaginant-imaginé de Shakespeare et la pensée du lecteur se
rencontrent en un point de fuite commun, où surgit la figure
d'×dipe et où le mystère du prince mélancolique se
dissipe à la lumière du mythe originaire. D'où la
fluidité possible des interprétations [.. .1 Hamlet est une
quasi-personne, avec sa conscience, son inconscient, ses pulsions, son sur-moi
[...1 Shakespeare, prodigieux imitateur de la réalité, n'a pas
créé un rôle, mais un homme complet. Mais si notre
attention se déplace d'Hamlet à Shakespeare, le personnage
d'Hamlet n'est plus qu'une instance partielle, un fantasme momentané
dans la conscience du poète. [.. .1 Mais ce n'est pas le mythe collectif
×dipe qui se déploie devant nous, même s'il reste perceptible
en filigrane, comme le garant de l'universel dissimulé dans le
particulier. Nous assistons à l'essor d'un mythe personnel (Charles
Mauron) constitué avec la collaboration de l'ana-
lyste. 178.
Comme nous l'avons montré dans la première
partie, Freud est hanté par Hamlet. Bien que l'analyse de Starobinski
nous semble pertinente à bien des égards, selon nous, Hamlet est
davantage pour Freud, un fantasme, un spectre qui hante sa conscience
après avoir hanté momentanément celle de Shakespeare;
c'est plutôt pour Jones qu'il est une quasi-personne . ×dipe ne
gît pas dans les détails de la pièce de Shakespeare, comme
le garant de l'universel dissimulé dans le particulier . Il faut
reconnaître l'irréductible singularité d'Hamlet, la
véritable différence introduite dans le
déjà-là par Shakespeare.
La clinique littéraire, telle que la perçoit
Freud, n'est en aucun cas comparable à l'acte médical consistant
à poser un diagnostic. Elle est écoute attentive du texte. On
pourrait penser qu'il s'agit uniquement pour Freud, dans
178. Jean Starobinski, op. cit., p. XXV -XXVII.
69
un premier temps, de faire une sorte de romantisation
familiale de l'hystérique mâle puis, dans un second temps,
d'opérer une catégorisation d'Ham-let comme névrosé
mondialement célèbre atteint de surcroît de
mélancolie clinique (L'aspect mélancolique n'est pas pour Freud
le noyau essentiel du conflit hamlétien, il s'agirait plutôt d'un
énième symptôme de ce dernier).
Pourtant, tel n'est pas l'enjeu réel de la
démarche freudienne. Le tableau dressé par Jones dans Hamlet
et ×dipe laisse bien moins de marge de manoeuvre. Après avoir
compilé de manière doxographique les tentatives de clini-cisation
du cas Hamlet, Jones propose, non sans réticence, sa propre conclusion
selon laquelle Hamlet serait atteint de cyclothymie. Le ton
général de l'essai de Jones, au lieu d'ouvrir une infinité
de possibles et de briller par sa puissance de suggestion, nous fait l'effet de
nous fermer un grand nombre de voies et de possibilités. Freud tend
à esquisser un état psychologique d'Hamlet proche de celui qu'il
a connu à l'époque où il introduit l'×dipe en mettant
l'accent sur la dimension névrotique du personnage (dépression,
angoisse, mélancolie, apathie) et en ignorant les éléments
qui pourrait nous incliner à penser le personnage comme relevant
davantage d'un tableau clinique de psychose, comme s'il ne pouvait souffrir
l'idée de renoncer à une parenté tacite entre lui et
Hamlet (ou comme s'il avait peur qu'Hamlet s'échappe par une ligne de
fuite, une ligne de sorcière dès lors que la psychanalyse
freudienne avoue son incompétence concernant le domaine de la psychose),
ce qui peut-être traduit, si on suit le lien de causalité
établi par Freud entre le personnage et son auteur, par un désir
de se mettre à la place de Shakespeare au moment où il
crée Hamlet. Freud ne veut surtout pas que la folie d'Hamlet quitte la
sphère de la rationalité car il faut pouvoir rendre compte par le
logos psychanalytique de son comportement. La folie ayant sa logique
propre, il deviendrait très difficile d'expliciter l'attitude d'Hamlet
si ce dernier était réellement atteint de folie pure. Par
ailleurs il deviendrait impossible de mettre en scène le personnage
psychopathologique d'Hamlet si tel était le cas, car cela
empêcherait toute reconnaissance et identification de la part du public,
dès lors que Freud exclut les cas de folie pure du domaine du
représentable. Ceci expliquerait en outre le fait que Freud choisit de
ne pas analyser le délire d'Ophélie. Il laisse l'analyse du
délire, davantage poétique que clinique, d'Ophélie au
critique littéraire. Le terme d'hystérie choisi par Freud dans un
premier temps pour désigner Hamlet peut paraître à certains
égards étonnant. Il est à noter que Freud accordait une
place importante à l'hystérie masculine dans le domaine de la
création littéraire.
L'hystérique est un écrivain indubitablement
même s'il re-
présente ses fantasmes de façon essentiellement
mimétique et sans égard à la compréhension des
autres. 179.
Dans le cas de l'analyse d'Hamlet, il nous semble qu'il s'agit
bien d'une analyse de caractère, que Freud distingue de l'analyse
à but uniquement thérapeutique 180. L'analyse de
caractère va au-delà du symptôme, elle est pertinente
179.
Sigmund Freud, Préface à Theodor Reik,
Problêmes de la religion, 2e édition,
1919, cité par Paul-Laurent Assoun, dans
Littérature et psychanalyse, op. cit., p. 211.
180. Voir Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie
sexuelle.
70
dans le cas de types ayant des dispositions artistiques,
qu'ils soient réels, dans le cas de l'artiste, ou fictifs dans le cas du
personnage. D'autre part, ce n'est pas un hasard, outre la raison personnelle
qui lui fait préférer un Hamlet névrosé à un
Hamlet psychotique et qui lui fait préférer Hamlet à
Ophélie, si Freud choisit d'illustrer ses théories
psychanalytiques par des exemples de névrosés fictifs. Freud a un
intérêt épistémologique et argumentatif à
dépeindre Hamlet comme un névrosé car toute son analyse du
drame et du personnage shakespeariens repose sur la thèse oedipienne.
La fonction oedipienne se trouve illustrée
exemplairement par la position névrotique et c'est cette même
fonction qui est le nerf de déchiffrement freudien de la
littérature. Il serait plus juste de dire [...] la fonction
hamlétienne de la littérature puisque Hamlet est le premier qui
en quelque sorte montre la souffrance oedipienne comme
sujet. 181.
Nous l'avons vu, Lacan évacuait dans sa lecture de la
pièce de Shakespeare la question suivante : Hamlet est-il malade et/ou
coupable? La question est de savoir s'il s'agit d'une culpabilité
justifiée ou alors d'une culpabilité qui serait un symptôme
pathologique. L'hypothèse interprétative de Pierre Bayard
182 d'un Hamlet coupable réellement du parricide par jalousie
(Bayard suppose qu'en réalité les péchés auxquels
le spectre fait référence pourraient être liés
à une possible aventure entre le père d'Hamlet et Ophélie)
a certaines vertus explicatives concernant certains points sombres de l'oeuvre
de Shakespeare, notamment le comportement d'Hamlet envers Ophélie et
Polonius.
Les Études sur l'hystérie appartiennent
à la préhistoire du mouvement psychanalytique. Alors que
l'hystérique est définie comme étant folle de son corps ,
le névrosé obsessionnel est fou de sa pensée . L'acte
subit une régression vers la pensée qui ainsi se sexualise.
L'hystérie est dès lors décrite comme relevant du
somatique, quand la névrose de contrainte appartient au domaine
psychique. A première vue, ce sont deux extrêmes sur le spectre
freudien des névroses, qui semblent s'exclure l'un l'autre. Toutefois,
nous y reviendrons très bientôt, la figure d'Hamlet nous conduit
à remettre en cause cette nosographie et cette typologie, ou du moins
nous invite à nous interroger sur la possibilité que ces classes
ne soient pas radicalement imperméables les unes aux autres, et que la
disjonction entre elles soit davantage inclusive qu'exclusive. En effet, Hamlet
passe d'une catégorie nosographique à son extrême contraire
dans la classification freudienne des névroses.
Freud parle-t-il du même personnage lorsqu'il
évoque Hamlet, l'hystérique convertissant sa Libido en quelque
chose de somatique et lorsqu'il discourt sur Hamlet, l'obsessionnel qui ouvre
à sa Libido le chemin de la pensée? Lacan répond par
l'affirmative :
A quelle fin nous procédons à l'étude
d'Hamlet, le sens qu'elle a pour nous. Il en va pour nous de
l'expérience analytique et de l'articulation de sa structure. Quand,
cette étude, nous l'aurons achevée, que pourrons-nous en garder
d'utilisable, de maniable, de
181. Paul-Laurent Assun, op. cit., p. 212.
182. Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, op.
cit.
71
schématique pour notre propre repérage
concernant le désir? [...] le désir d'Hamlet. C'est le
désir du névrosé à chaque instant de son incidence.
On a pu dire que le désir d'Hamlet est le désir d'un
hystérique. C'est peut-être bien vrai. On a dit que c'est le
désir d'un obsessionnel. Cela peut le dire, car c'est un fait qu'il est
bourré de symptômes psychasthéniques, et même
sévères. Mais la question n'est pas là. À la
vérité, Hamlet est les deux. Il est purement et simplement la
place du désir. Hamlet n'est pasun cas clinique. Hamlet, bien entendu,
c'est trop évident, inutile de le rappeler, n'est pasun être
réel. Hamlet est, si vous voulez, comme une plaque tournante où
se situe un désir, et nous pouvons y retrouver tous les traits du
désir. On peut l'interpréter, l'orienter dans le sens de ce qui
se passe dans le rêve pour le désir de l'hystérique,
à savoir, son désir est là à l'insu du sujet,
lequel est donc forcé de le construire. C'est en cela que je dirai que
le problème d'Hamlet est plus près du désir de
l'hystérique, car ce problème est de retrouver la place de son
désir. De plus, ce que fait Hamlet ressemble beaucoup à ce qu'un
hystérique est capable de faire, c'est-à-dire de se
créerun désir insatisfait. Mais il est aussi vrai que c'est le
désir de l'obsessionnel, pour autant que le problème de ce sujet
est de se supporter sur un désir impossible. Ce n'est pas tout à
fait pareil. Les deux sont vrais. Vous verrez que nous ferons virer autant d'un
côté que de l'autre l'interprétation des propos et des
actes d'Hamlet. Ce qu'il faut que vous arriviez à saisir, c'est quelque
chose qui est plus radical que le désir de tel ou tel, que le
désir avec lequel vous épinglezun hystérique ou un
obsessionnel. 183.
Le doute obsessionnel vécu par Freud à la suite
d'Hamlet, découle de la compulsion à comprendre, compulsion ayant
sa source dans l'épistémophilie et dans la théorie
sexuelle. Si le doute obsessionnel qui envahit Hamlet tenait autant à
c÷ur à Freud, c'est que ce dernier en avait
expérimenté les mécanismes et le fonctionnement en
lui-même. Il s'agit en fait de lier par le sens ce qui se présente
à l'état délié dans la tension libidinale
inassouvissable. C'est ainsi que la contrainte interprétative ressenti
par Freud lorsqu'il appréhende Hamlet a sa
source dans la contrainte libidinale.
Hamlet vu par Lacan
Hamlet serait en réalité une femme,
d'où le désespoir d'Ophélie.
Peut-être était-il une femme? Est-ce pour
ça qu'Ophélie s'est suicidée? Alors, il y a à un
certain niveau, donc, le fait que Hamlet, le rôle de Hamlet était
joué très souvent par des femmes. Et, il se trouve que un
critique anglo-saxon avait eu la fantaisie d'analyser Hamlet en termes
justement de travesti, en prenant en quelque sorte le travesti au
sérieux. Et disant, là-dedans, si Ophélie se suicide,
c'est parce qu'elle s'est aperçue que Hamlet, en fait, était
une
183. Jacques Lacan, op. cit., p. 342-343.
72
femme. Peut-être était-il une femme. Alors, ce
critique, je ne l'invoque pas par hasard, je l'invoque par, je veux dire au nom
de mon savoir shakespearien et joycien, simplement parce que ça
reparaît ailleurs dans Ulysse. J'essaie de limiter le plus possible les
références externes. Est-ce pour cela qu'Ophélie s'est
suicidée? l'énoncé anglais est légèrement
différent : Why Ophelia cmmited suicide? Pourquoi
Ophélie s'est-elle suicidée? ou bien : Est-ce la raison pour
laquelle Ophélie s'est suicidée? 184.
Un autre passage de Lacan va dans ce sens d'une hystérie
proprement féminine d'Hamlet.
L'hystoriette d'Hamlet, hystérisée dans son
Saint-Père de Cocu empoisonné par l'oreille zeugma, et par son
symptôme de femme, sans qu'il puisse faire plus que de tuer en Claudius
l'escaptome 185 pour laisser place à celui de rechange qui fort embrasse
à père-
ternité. 186.
????t ???st ??s ?érsé? ?? ?s
é??tr? ? ?? ?érs??
Hamlet, je vous l'ai dit, n'est pas ceci ou cela, n'est pas
un obsessionnel ou un hystérique, et d'abord pour la bonne raison qu'il
est une création poétique. Hamlet n'a pas de névrose, il
nous démontre de la névrose, et c'est tout autre chose que
d'être névrosé. Cependant, quand nous nous regardons Hamlet
sous un certain éclairage du miroir, il nous apparaît, par
certaines phrases, plus près de la structure de l'obsessionnel. Cela
tient à ce qui est chez l'obsessionnel l'élément
révélateur de la structure, celui qui est mis en valeur au
maximum par la névrose obsessionnelle, à savoir que la fonction
majeure du désir consiste ici, cette heure de la rencontre
désirée, à la maintenir à distance, à
l'attendre. 187.
????t? à ????r? ???é????
Hamlet est toujours suspendu à l'heure de l'autre, et
ceci jusqu'à la fin. [. . .] C'est à l'heure de ses parents qu'il
reste là. C'est à l'heure des autres qu'il suspend son crime.
C'est à l'heure de son beau-père qu'il s'embarque pour
l'Angleterre. C'est à l'heure de Rosencrantz et de Guildenstern qu'il
est amené à les envoyer au-devant de la mort grâce à
un tour de passe-passe assez joliment accompli, dont l'aisance faisait
l'émerveillement de Freud. Et c'est quand même à l'heure
d'Ophélie, à l'heure de son suicide, que cette tragédie va
trouver son terme, dans un moment où Hamlet qui
184. Jacques Lacan, Le Séminaire, t. XXIII, Le
sinthome , Leçon du 20-01-1976.
185.
Ceci est un néologisme créé par Lacan,
composé à partir de trois termes : escapade, escamoter,
symptôme.
186. Jacques Lacan, Autres écrits (1938-1980),
Seuil, Champ freudien, Paris, 2001, Joyce le symptôme , p. 568.
187. Jacques Lacan, Le désir et son
interprétation , op. cit., p. 349.
73
vient, semble-t-il, d'apercevoir que ce n'est pas difficile de
tuer quelqu'un, le temps de dire one n'aura pas le temps de faire ouf.
188.
Tentatives d'approches psychanalytiques du personnage
d'Ophélie.
Otto Rank : Ophélie, comme substitut de la
mère et comme
s'identifiant à
Hamlet. D'après Otto Rank 189, Hamlet identifie
Ophélie à sa mère (on trouvait déjà cette
idée chez Goethe). Polonius fait également obstacle à la
liberté sexuelle d'Ophélie :
C'est pourquoi dans la folie qui s'empare d'elle après
la mort de
son père, elle tient des propos obscènes
où se déchaîne sa sexualité si longtemps et si
fortement refoulée 190.
Ophélie est à double titre privée de l'objet
aimé : son père et Hamlet.
Pour compenser cette perte, elle choisit la voie de certaines
psychoses que la psychanalyse a révélées, s'identifiant
à l'une des deux personnes perdues, tout en prenant consciemment le
deuil de l'autre. L'identification s'opère d'une part lorsqu'elle imite
la folie d'Hamlet qu'elle tient pour réelle et en tant que
névrose elle l'est effectivement -, d'autre part en tenant dans son
délire des propos indécents, comme dans sa folie feinte Hamlet en
avait usé envers elle. De même qu'Hamlet, elle est atteinte d'une
affection mélancolique à la mort du père, ce qui nous
montre que cette identification est voulue par l'auteur. Par ailleurs, pour ce
qui est de la chasteté, elle doit être l'opposée de
Gertrude, elle doit incarner la fidélité de la femme
par-delà la mort; elle sombre dans la folie plutôt que de trahir
l'aimé
(père ou mari). .
Lacan : De Ophélie comme
grande figure de l'humanité , sommet de la
création shakespearienne du type de la femme à
Ophélie comme objet petit a d'Hamlet et comme phallus.
Ophélie, [...] ce personnage tellement
éminemment pathétique, bouleversant, dont on peut dire que c'est
l'une des grandes figures de l'humanité, se présente sous des
traits extrêmement ambigus. Personne n'a jamais pu déclarer encore
si Ophélie, c'est l'innocence même qui parle, et qui fait allusion
à ses élans les plus charnels avec la simplicité d'une
pureté qui ne connaît pas de pudeur, ou si elle est au contraire
une gourgandine prête à tous les travaux. [. . .] Si, d'une part,
Hamlet se comporte avec Ophélie avec une cruauté tout à
fait exceptionnelle, qui gêne, qui, comme on dit, fait mal, et qui fait
sentir la jeune femme comme une victime, on sent bien d'autre part qu'elle
n'est point, bien loin de là, la créature
désincarnée, ou décharnalisée, qu'en a faite la
peinture préraphaélite que
188. ibid., p. 374-375.
189. Otto Rank, art. cit.
190. ibid.
191. Ophelia, Sir John Everett Millais (1851-1852),
huile sur toile, Londres, Tate Britain.
192. Jacques Lacan, Le désir et son
interprétation , op. cit., p. 359-367.
74
j'ai évoquée 191. C'est tout à
fait autre chose. [. . .1 il s'agit de savoir pourquoi Shakespeare a
apporté ce personnage, qui paraît représenter une
espèce de point extrême sur une ligne courbe allant de ses
premières héroïnes, filles-garçons, jusqu'à
quelque chose qui, par la suite, en retrouvera la formule, mais
transformée, sous une autre nature. Ophélie semble être le
sommet de sa création du type de la femme, au point exact où elle
est elle-même un bourgeon près d'éclore, et menacé
par l'insecte rongeur au coeur du bourgeon, offrant une vision de vie
prête à éclore, et de vie porteuse de toutes les vies.
C'est d'ailleurs ainsi qu'Hamlet la qualifie pour la repousser Vous serez la
mère de pécheurs, a breeder of sinners. Ophélie,
pour tout dire, nous présente une image de la fécondité
vitale qui nous illustre plus qu'aucune autre création, je crois,
l'équation [. . .1 girl = phallus. [...1 J'ai eu la
curiosité de voir d'où venait ce nom d'Ophélie, et j'ai
trouvé des références dans un article du Boissacq, le
Dictionnaire étymologique du grec. [...1 Dans Homère, si
mon souvenir est bon, il y a ophelio, au sens de faire grossir,
enfler. Le mot est employé pour la mue, la fermentation vitale, au sens,
à peu près, de laisser quelque chose changer ou
s'épaissir. [...1 forme verbale de ophallos. La confusion
d'Ophélie et de phallos n'a pas besoin de Boissacq pour nous
apparaître. Elle nous apparaît dans la structure. Il ne s'agit donc
pas d'introduire maintenant en quoi Ophélie peut être le phallus
dès lors qu'elle est véritablement le phallus, comme nous le
disons, il convient d'examiner comment Shakespeare lui fait remplir cette
fonction. Or, l'important est ici que Shakespeare porte sur un plan nouveau ce
qui lui est donné dans Belleforest. Dans la légende telle qu'elle
est rapportée par ce dernier, la courtisane est l'appât
destiné arracher à Hamlet son secret, au sens des sombres
desseins qu'il nourrirait, et qu'il s'agit de lui faire avouer au
bénéfice de ceux qui l'entourent, et qui ne savent pas
très bien de quoi il est capable. Eh bien, Shakespeare transpose cela au
niveau supérieur [niveau inconscient1 où se tient la
véritable question Ophélie est aussi là pour interroger
un secret, mais, [...1 c'est le secret du désir. [...1 Ophélie
est un élément d'articulation essentiel dans le cheminement qui
fait aller Hamlet à ce que j'ai appelé la dernière fois
l'heure de son rendez-vous mortel, son rendez-vous avec l'acte qu'il accomplit
en quelque sorte malgré lui. [...1 nous allons simplement voir comment
fonctionne dans la tragédie shakespearienne ce que j'ai appelé le
moment d'affolement du désir d'Hamlet [.. .1. Ophélie se situe au
niveau de la lettre a. 192.
Même si nous n'adhérons en aucun cas aux
conclusions de Lacan sur le personnage d'Ophélie car nous estimons qu'il
ne l'analyse que par référence à Hamlet et non pour
elle-même, nous reconnaissons à Lacan le mérite d'avoir
compris le caractère essentiel de son personnage dans la pièce de
Shakespeare. Nous reviendrons longuement sur cette centralité
d'Ophélie dans la troisième partie.
75
Ophélie est évidemment essentielle. Elle est
liée à jamais, pour les siècles, à la figure
d'Hamlet. [.. .1 Ophélie, nous en entendons d'abord parler comme de la
cause du triste état d'Hamlet. Cela, c'est la sagesse psychanalytique de
Polonius. [...1 On la voit apparaître à propos de quelque chose
qui en fait déjà une personne très remarquable, à
savoir elle fait une observation clinique. C'est elle, en effet, qui a eu le
bonheur d'être la première personne qu'Hamlet a rencontrée
après sa rencontre avec le ghost. À peine sorti de cette
rencontre qui avait quand même quelque chose d'assez secouant, il a
rencontré Ophélie, et la façon dont il se comporte avec
elle vaut, je crois, la peine d'être rapportée.»
193.
Ophélie est donc bien au coeur de la pièce de
Shakespeare que Lacan surnomme la tragédie du désir impossible
».
En somme, c'est dans la mesure où Ophélie est
devenue un objet impossible qu'elle redevient l'objet de son désir.
» 194.
Gertrude, un con béant dont
l'impérieux désir prime sur les éventuels désirs
inconscients d'Hamlet. Un autre personnage est essentiel à la
tragédie d'Hamlet, c'est celui de Gertrude, la mère du
héros, autre grande figure féminine, presque antithétique
à la figure d'Ophélie.
Si nous le faisons [suivre vraiment le texte de la
pièce1, nous ne saurions manquer de nous apercevoir que ce à quoi
Hamlet a affaire, [...1 c'est un désir, mais qui est bien loin du sien.
À le considérer là où il est dans la pièce,
c'est le désir non pas pour sa mère, mais de sa mère. Il
ne s'agit vraiment que de cela. Le point-pivot, c'est la rencontre avec sa
mère après la play scene. [. . .1 Et alors se
déroule cette longue scène, qui est un sommet du
théâtre, cette scène de la chambre à coucher dont je
vous disais la dernière fois que sa lecture est à la limite du
supportable, où il va adjurer pathétiquement sa mère de
prendre conscience du point où elle en est. [...1 Nous suivons ici le
mouvement d'oscillation qui est celui d'Hamlet. Il tempête, il injurie,
il conjure, et puis, c'est la retombée de son discours, un abandon qui
est dans les paroles mêmes, la disparition, l'évanouissement de
son appel dans le consentement au désir de la mère, les armes
rendues devant quelque chose qui apparaît inéluctable. Le
désir de la mère reprend ici pour lui la valeur de quelque chose
qui ne saurait d'aucune façon être dominé, soulevé,
levé. » 195.
Le message de cet Autre que représente la mère est
le suivant :
Je suis ce que je suis, avec moi il n'y a rien à
faire, je suis une vraie génitale [...1 moi, je ne connais pas le deuil.
Le repas des funérailles sert le lendemain aux noces. Économie,
économie! - la réflexion est d'Hamlet. Elle est simplement un con
béant. Quand l'un est parti, l'autre arrive. Si Hamlet est le drame du
désir, [. . .1
193. ibid., p. 379.
194. ibid., p. 396.
195. ibid., p. 332-334.
76
c'est le drame qu'il y ait un objet digne et un objet indigne.
Madame, un peu de propreté, je vous prie, il y a tout de même une
différence entre ce dieu et cette ordure ! » 196.
André Green : Gertrude, seule coupable et cause de la
folie d'Ham-let.
« Parler de la référence constante
à la folie chez Shakespeare est un cliché, tout comme redire son
lien à la passion. Ce rappel est pourtant nécessaire. Polonius
n'est pas si fou (en un autre sens) de dire tout à la fois que ce noble
fils, Hamlet, est fou et que la cause en est l'amour qu'il porte à
Ophélie. Il ne se trompe que de peu refoulement oblige : c'est Gertrude
qu'il aurait dû nommer. » 197
d) Psychanalyser le texte : recherche de l'inconscient du texte
et textanalyse, les prolongements de la démarche freudienne dans la
critique littéraire.
Certains théoriciens de la littérature,
s'inspirant de la psychanalyse freudienne, ont tenté une approche «
textologique » ou « textanalytique », consistant à se
focaliser sur la substantialité de l'oeuvre en tant que texte, trace
scripturale. Ce prolongement des hypothèses freudiennes à
l'analyse d'un « inconscient du texte » est une tentation bien
française. Dans Psychanalyse et littérature
198, Jean Bellemin-Noël distinguait deux degrés de
lecture « tex-tanalytique » et d'écoute de l'inconscient du
texte : lire du texte en faisant abstraction de l'auteur (malgré
l'attachement affectif toujours déjà présent par le biais
du choix de lecture) et lire un texte. Les citations et les passages choisis
pour être passés au crible de la méthode «
textanalytique » ont une importance cruciale. Tout commence avec cette
sélection des unités textuelles, sélection qui est
déjà une première forme d'interprétation et de
parti pris.
« L'idée de « psychanalyser un texte »
comme un patient a quelque chose d'incongru ou d'approximatif, bien sûr;
il s'agit en fait de s'appuyer sur Freud pour mieux lire des textes en prenant
en compte les effets de l'inconscient. » 199.
On a assisté peu à peu, depuis la seconde
moitié du XX° siècle, à un
« réajustement de l'approche psychanalytique des
oeuvres, à qui une vision biographique, presque médicale,
enlevait tout ce qui fait leur prix, à savoir la
littérarité. La parole ne sera plus cette fois aux psychanalystes
et aux historiens de la littérature, mais aux critiques amoureux du
texte dans la variété de leurs lectures. [...] Comment la prise
en considération de l'inconscient peut, dans la pratique,
éclairer un texte ? [...] Comment cela peut-il lui donner non pas «
son » sens, car par principe il en a une infinité, mais un sens
qui
196. ibid., p. 339.
197. André Green, La folie privée :
Psychanalyse des cas-limites, Gallimard, coll. Connaissance de
l'inconscient, Paris, 1990, p. 143-144.
198. Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et
littérature, op. cit.
199. Jean Bellemin-Noël, La psychanalyse du texte
littéraire, Introduction aux lectures critiques inspirées de
Freud, Nathan Université, Paris, 1996, p. 6.
77
d'ordinaire nous échappe, dont la mise au jour permet
d'entrevoir pourquoi et comment les chefs-d'oeuvre en littérature mais
aussi dans les autres arts, nous paraissent beaux, nous plaisent, viennent
toucher en nous au plus profond.» 200.
Bellemin-Noël emprunte le concept de
littérarité à Jakobson, qui définissait ce terme
comme « ce qui fait d'une oeuvre donnée une oeuvre
littéraire » 201.
« Lorsque certains reprochent aux lectures
psychanalytiques, du fait de leur statut d'interprétations, de «
toujours retrouver les mêmes histoires (de famille) », ils
récusent dans la critique ce qu'ils acceptent dans l'art, puisque les
plus grands romans nous offrent à l'infini des variations
esthétiques sur des canevas d'une affligeante banalité. «
Analyser » un récit ne consiste pas à en dégager le
schéma inconscient, effectivement banal, mais à observer les
variations, les variantes qui donnent chair et forme à ce squelette.
» 202.
Bellemin-Noël résume le principe de
l'interprétation en psychanalyse ainsi : est seule « vraie »
l'interprétation qui « tombe juste », c'est-à-dire qui
amène le sujet à modifier ses positions affectives et sa
manière de vivre. Le critère de « vérité
» d'une interprétation est dès lors sa validation empirique.
Si l'interprétation freudienne d'Hamlet change en profondeur
notre vision du monde et notre existence comme celles du fondateur de la
psychanalyse, c'est qu'elle est plus
qu'une interprétation, elle est
expérimentation.
e) Psychanalyser l'oeuvre : de l'étude
systématique d'Ernest Jones aux séminaires de Lacan,
dérive à partir des intuitions freudiennes
L'étude systématique de Jones, nous l'avons vu,
offre un exemple d'application de la méthode psychanalytique. Jones se
méfiait des interprétations hasardeuses et fondait la
psychanalyse appliquée sur le principe d'un ajustement entre
l'imagination du psychanalyste et celle présumée de l'auteur.
Jones opère un déplacement par rapport à
l'analyse freudienne. Au centre de l'analyse de Freud, nous avions le
parricide. Au coeur de l'hypothèse de Jones, comme dans les travaux de
Rank, nous avons les relations d'Hamlet avec sa mère. Le
déplacement ainsi fait concerne le choix de l'accent mis sur une des
composantes de l'×dipe. Dans la seconde hypothèse, qui n'est pas
celle de Freud 203, l'inceste apparaît comme le motif
prédominant dans la pièce de Shakespeare, par rapport au motif du
parricide. Dans Hamlet, il y a le crime réel d'une part, le
fratricide de Claudius et d'autre part, le mariage incestueux et hâtif de
Gertrude avec le frère de l'époux défunt. Des deux crimes,
celui qui est le plus signifiant pour Jones et Rank est le second alors que
pour Freud les deux crimes ont une importance fondamentale dans
l'évolution psychopathologique du personnage au cours de l'action
théâtrale. A ces crimes réels rapportés par
200. ibid.
201. Roman Jakobson, Huit questions de
Poétique, Seuils, Points Essais, 1977.
202. Jean Bellemin-Noël, La psychanalyse du texte
littéraire, Introduction aux lectures critiques inspirées de
Freud, Nathan Université, Paris, 1996, p. 25.
203. Contrairement à ce qu'on lui a reproché,
Freud ne mettait pas l'accent sur la composante du parricide, au
détriment de la composante de l'inceste. Il tenait ces deux composantes
comme également importantes dans leur caractère constitutif du
complexe nucléaire des névroses.
78
Shakespeare correspondent pour la psychanalyse des crimes
fantasmés, à savoir des désirs inconscients : d'une part,
le voeu de parricide (Hamlet sur son père) et d'autre part, le
désir d'union incestueuse avec la mère (Hamlet vis-à-vis
de Gertrude).
Otto Rank, dans son article sur Hamlet, souligne
l'importance de la scène dans la scène qui est pour lui le point
culminant de l'évolution dramatique et psychologique de la pièce
de Shakespeare. La scène dans la scène est ce qui ouvre vers
l'Autre scène, celle de l'inconscient. Hamlet présente un
dispositif compliqué d'inhibitions et de tergiversations . Son
personnage cherche une certitude intérieure qu'il trouvera dans le
spectacle mais il reste pourtant incapable d'exercer sa vengeance. La
scène dans la scène fait en quelque sorte d'Hamlet un
témoin oculaire du crime. Le meurtre représenté dans la
scène dans la scène représente la réalisation de
son impulsion inhibée en montrant ce qu'il désire comme un fait
accompli, la mise à mort de son oncle, le nouveau roi . Le spectacle a
donc pour fonction de se substituer à l'acte même et non d'inciter
Hamlet à agir, comme nous l'avons montré
précédemment.
Par rapport à Freud qui ne s'attachait qu'à
quelques citations en lien direct avec Hamlet, Lacan élargit son champ
d'analyse à un nombre plus important de scènes et de personnages
de la pièce, comme nous l'avons évoqué. Son analyse de la
pièce est par ailleurs très différente, même son
étude part des intuitions de Freud, qu'il ne reniera jamais
complètement. Il s'agit pour Lacan de la tragédie du
désir entravé, d'une tragédie du monde souterrain .
Lacan poursuit par ailleurs ce que Freud avait inauguré : la comparaison
d'Hamlet avec ×dipe.
Ce que je viens de dire du deuil dans Hamlet ne doit voiler
que le fond de ce deuil, c'est, dans Hamlet comme dans ×dipe, un crime.
Jusqu'à un certain point, tous les deuils qui se succèdent en
cascade sont comme les suites, les séquelles, les conséquences du
crime d'où part le drame. C'est en quoi Hamlet, disons-nous, est un
drame oedipien, un drame que nous égalons à ×dipe, que nous
mettons au même niveau fonctionnel dans la généalogie
tragique. C'est la place du crime dans la tragédie d'Hamlet qui a mis
Freud, et à sa suite ses disciples, sur la piste de l'importance que
cette pièce revêt pour nous, analystes. Dans la tradition
analytique, Hamlet se situe au centre d'une méditation sur les origines,
puisque nous avons l'habitude de reconnaître dans le crime d'×dipe
la trame la plus essentielle du rapport du sujet à ce que nous appelons
ici l'Autre, à savoir le lieu où s'inscrit la loi. [...1 Ce n'est
pas seulement de la surface des vivants que [le père d'Hamlet1 est
rayé, c'est de sa juste rémunération. Il est entré
avec le crime dans le domaine de l'enfer, c'est-à-dire qu'il a une dette
qu'il n'a pas pu payer, une dette inexpiable, dit-il, et c'est bien là
pour son fils le sens le plus terrible, le plus angoissant, de sa
révélation. ×dipe, lui, a payé, il se présente
comme celui qui porte dans la destinée du héros la charge de la
dette accomplie, rétribuée. [...1 Une ambiguïté
s'établit ici avec ce que Freud nous a indiqué d'une façon
peut-être un peu fin de siècle, à savoir que nous sommes
voués à ne plus vivre l'×dipe
79
que sous une forme en quelque sorte faussée. 204.
Lacan replace la psychanalyse d'Hamlet dans une perspective
heuristique. Bien plus, l'application de la psychanalyse lacanienne à
Hamlet a une dimension propédeutique : elle est censée aider
l'analyste à progresser dans ses recherches sur la place de l'objet
petit a dans le désir, et non, comme le croyait Freud, à
comprendre le progrès de l'×dipe pour en mieux envisager le
déclin.
A la suite de quoi le complexe d'×dipe entre-t-il dans
son Untergang, sa descente, son déclin, péripétie
décisive pour tout développement ultérieur du sujet ? Il
faut, nous dit Freud, que le complexe d'×dipe ait été
éprouvé, expérimenté, sous les deux faces de sa
position triangulaire. [. . .1 Le sujet a à faire son deuil du phallus.
[. . .1 Le moment du déclin [. . .1 a un rôle décisif pour
la suite, non seulement parce que les fragments, les détritus, plus ou
moins incomplètement refoulés dans l'×dipe ressortiront au
niveau de la puberté sous la forme de symptômes
névrotiques, [...1 Ce que j'appelle la place de l'objet dans le
désir est un terrain complètement nouveau. Notre analyse d'Hamlet
est destinée à nous servir, au dernier terme, à nous faire
avancer sur cette question. 205.
Après avoir replacé Gertrude et son désir
au centre de la pièce de Shakespeare, Lacan nous indique que, dans
Hamlet, tout tourne toujours autour du phallus réel de
Claudius . Il se sert de cette hypothèse pour accentuer encore les
disparités entre la pièce de Sophocle et Hamlet. Enfin,
Lacan y voit un objet d'analyse pour la psychanalyse en tant qu'il l'envisage
comme puissance de production de signifiants.
Nous ne pouvons manquer de faire la liaison avec ce fait
manifeste dans la tragédie d'Hamlet, et qui la distingue de la
tragédie oedipienne, c'est qu'après le meurtre du père, le
phallus, lui, est toujours là. Il est bel et bien là, et c'est
justement Claudius qui est chargé de l'incarner. Le phallus réel
de Claudius, il s'agit tout le temps de ça. [...1 Le phallus est ici bel
et bien réel, c'est à ce titre qu'il s'agit de le frapper, et
Hamlet s'arrête toujours avant de le faire. [...1. On ne peut frapper le
phallus, parce que, même s'il est là bel et bien réel, il
est une ombre. [...1 Ce dont il s'agit, c'est de la manifestation tout à
fait énigmatique du signifiant de la puissance comme tel. Quand il se
présente sous une forme particulièrement saisissante dans le
réel, comme c'est le cas dans Hamlet, celle du criminel installé
en usurpateur, l'×dipe détourne le bras d'Hamlet, non pas parce
qu'il a peur de ce personnage qu'il méprise, mais parce qu'il sait que
ce qu'il a à frapper, c'est autre chose que ce qui est là. [...1
Ce dont il s'agit, c'est justement du phallus. Et c'est pourquoi il ne pourra
jamais l'atteindre jusqu'au moment où il aura fait le sacrifice complet,
et aussi bien malgré lui, de tout son attachement narcissique. C'est
seulement quand il sera blessé à mort, et le sachant, qu'il
pourra faire l'acte qui atteint Claudius. 206.
Au cours d'une autre série de séminaires, Lacan
revient sur ces 7 leçons sur Hamlet et sa volonté de
dépasser les hypothèses freudiennes.
204. Jacques Lacan, op. cit., p. 403-406.
205. ibid., p. 407-409.
206. ibid., p. 416-417.
80
J'ai essayé de vous montrer que la singulière
apathie d'Hamlet tient au ressort de l'action même, que c'est dans le
mythe choisi que nous devons en trouver les motifs, que c'est dans son rapport
au désir de la mère, à la science du père
concernant sa propre mort, que nous devons en trouver la source. [...1 cette
méthode implacable de
commentaire des signifiants 207.
Une réflexion sur les fantasmes suicidaires, le concept
kierkegaardien de l'angoisse qui ne surgit donc comme tel qu'à la
limite et d'une méditation ainsi que sur les rapports entre angoisse,
deuil et mélancolie conduit Lacan à revenir une fois de plus sur
le cas Hamlet comme personnage dramatique éminent qui marque
l'émergence, à l'orée de l'éthique moderne, du
nouveau rapport du sujet à son désir et sur sa fonction
d'Hamlet , son achèvement hamlétique 208 :
C'est à proprement parler l'absence du deuil chez sa
mère, qui a fait s'évanouir en lui, se dissiper, s'effondrer
jusqu'au plus radical, tout élan possible d'un désir, alors que
cet être nous est par ailleurs présenté d'une façon
qui a permis [...1 de reconnaître chez lui le style même des
héros de la Renaissance. Hamlet est un personnage dont le moins que l'on
puisse dire [...1 c'est qu'il ne recule pas devant grand chose et qu'il n'a pas
froid aux yeux. La seule chose qu'il ne puisse faire, c'est justement l'acte
qu'il est fait pour faire, et ce, parce que le désir manque. Le
désir manque en ceci que s'est effondré l'Idéal. Hamlet
évoque en effet ce qu'était la révérence de son
père envers un être devant lequel, à notre
étonnement, ce roi suprême, le vieil Hamlet, se courbait
littéralement pour lui faire hommage, tapis, de son allégeance
amoureuse. Quoi de plus douteux que la sorte de rapport idolâtrique que
dessinent les paroles d'Hamlet? N'y a-t-il pas là les signes d'un
sentiment trop forcé, trop exalté, pour n'être pas de
l'ordre d'un amour unique, mythique, d'un amour apparenté au style de
l'amour courtois? Or, quand il se manifeste en dehors du champ de ses
références proprement culturelles et rituelles où il
s'adresse évidemment à autre chose qu'à la Dame, l'amour
courtois est au contraire le signe de je ne sais quelle carence, de je ne sais
quel alibi, devant les difficiles chemins qu'implique l'accès à
un véridique amour. A la survalorisation par son père de la
Gertrude conjugale, telle que cette attitude est présentée dans
les souvenirs d'Hamlet, il est patent que correspond dialectiquement sa propre
évasion animale de la Gertrude maternelle. Quand l'Idéal est
contredit, quand il s'effondre, le résultat [. . .1, le pouvoir du
désir disparaît chez Hamlet. [. . .1 ce pouvoir ne sera
restauré en lui qu'à partir de la vision au-dehors d'un deuil, un
vrai, avec lequel il entre en concurrence, celui de Laërte par rapport
à sa soeur, qui est l'objet aimé par Hamlet et dont il s'est
trouvé soudain séparé par la carence du désir.
[...1 le travail du deuil nous apparaît, dans un éclairage
à
207. Jacques Lacan, Séminaire VII,
L'éthique de la psychanalyse , leçon du 25-05-1960, p. 408.
208. Jacques Lacan, Séminaire X, L'angoisse
, Seuil, Le Champ Freudien, Paris, 2004, p. 43 et suivantes.
81
la fois identique et contraire [à celui de Freud],
comme un travail qui est fait [...] aux fins de restaurer le lien avec le
véritable objet de la relation, l'objet masqué, l'objet
a. 209.
Pour Lacan, la raison de l'hésitation d'Hamlet à
venger le meurtre de son père ne tient pas, contrairement à ce
que Freud pensait, à ses désirs inconscients mais, bien au
contraire, à son manque radical de désir. Le but n'est dès
lors plus la normalisation ou la disparition des désirs sous-jacents,
mais, au contraire, la restauration d'un lien entre Hamlet et l'objet du
désir, l'objet petit a.
Enfin, Lacan met en avant une autre dimension de la
pièce shakespearienne en lien avec la figure du spectre : celle du
fardeau imposé à Hamlet par la nécessité de garder
le souvenir des péchés du Père et celle de la remise en
cause de l'idéal paternel.
Que Freud ait doublé le mythe d'Hamlet où ce
que porte le fantôme, c'est (il nous l'accuse lui-même) le poids de
ses péchés, le Père le Nom-du-Père soutient la
structure du désir avec celle de la Loi. Mais l'héritage du
père, c'est celui que nous désigne Kierkegaard, c'est son
péché [note personnelle : d'où l'angoisse comme
émotion du possible ou de la liberté]. Et le fantôme
d'Hamlet surgit d'où? Sinon du lieu d'où il nous dénonce
que c'est dans la fleur de son péché qu'il a été
surpris, fauché, que loin de donner à Hamlet les interdits de la
Loi qui peut faire subsister son désir, c'est d'une profonde mise en
doute de ce père trop idéal qu'il s'agit à tout instant.
210.
Comme nous avons pu le constater, les écrits et les
séminaires de Lacan, à la suite de l'oeuvre de Freud, sont
émaillés d'analyses d'Hamlet. Il s'agit chez Lacan de
véritables analyses détaillées, tandis que chez Freud,
nous l'avons vu, nous avons davantage à faire à de simples
références et à des remarques éparses.
?? Ps?????s?r ?????s???r? ? ?? ?s????r????? à ?????s???t
? ???t?r? ?????s???r? ?rr?èr? ????t?
Nous découvrons que la question : Qu'est-ce que l'Art?
nous mène directement à une autre : Qui est
l'artiste? . Et la solution de cette dernière est la clef de l'histoire
de l'Art. 211
Je ne sais rien de plus déchirant que la lecture de
Shakespeare : que n'a pas dû souffrir un homme pour avoir un tel besoin
de faire le pitre! Comprend-on Hamlet? Ce n'est pas le doute, c'est la
certitude qui rend fou... Mais il faut, pour sentir ainsi, toute la
209. ibid., p. 384-388.
210. Jacques Lacan, Séminaire XI, Les quatre
concepts fondamentaux de la psychanalyse , leçon du 29-01-1964, p.
43.
211.
Ralph Waldo Emerson, Société et Solitude
(1870), Rivages poche, Paris, 2010.
213. Hippolyte Taine, Histoire de la littérature
anglaise (1866), t. 2, Hachette, Paris, 1905.
82
profondeur de l'abîme... Nous avons tous peur de la
vérité... 212
Hamlet c'est Shakespeare. Pour compléter une galerie de
por-
traits comportant tous quelque chose de lui, Shakespeare s'est
peint
soi-même dans le plus frappant de tous. 213
L'idée de la psychanalyse appliquée à
l'auteur d'Hamlet est la suivante : Hamlet nous fournirait un
indice sur les mécanismes profonds de la psyché de Shakespeare.
Les conclusions faites par Jones et Freud sur le personnage et l'oeuvre Hamlet
peuvent dès lors être étendues à la psychologie de
Shakespeare. A travers la circulation des désirs inconscients à
laquelle nous assistons dans Hamlet, nous capterions en quelque sorte
l'inconscient même de Shakespeare. Les mécanismes psychiques de
Shakespeare auraient pour écho le conflit d'Hamlet. Il y aurait une
correspondance déguisée entre les sentiments décrits par
le poète et les sentiments éprouvés par Shakespeare par le
passé. D'après Jones, Hamlet marquerait un tournant dans
l'état d'esprit de Shakespeare : l'expression d'un profond
dégoût à l'égard de la sexualité et
l'accroissement d'une certaine misogynie commenceraient à
apparaître à partir de 1600, date supposée
d'Hamlet. La création d'Hamlet serait alors une
certaine réponse du poète à une expérience de
souffrance intime (l'infidélité de Mary Fitton, femme pour qui
Shakespeare éprouvait une passion idolâtre et qui l'aurait trahi
par sa duplicité). Alors que Jones trouve l'origine de la scène
rapportée de la mort d'Ophélie par noyade dans un
événement de la vie infantile de Shakespeare (l'un des parents de
Shakespeare se serait noyé durant son enfance), Freud découvre
que le personnage principal de la tragédie shakespearienne serait
inspiré du défunt fils de Shakespeare (Shakespeare aurait eu un
fils prénommé Hamnet, mort subitement à l'âge d'un
an). D'autres événements (historiques, personnels) de la vie de
Shakespeare seraient également repris. À l'image d'Hamlet,
Shakespeare n'aurait pas su résoudre son propre complexe d'×dipe ni
échapper à son emprise. C'est pourquoi à partir de la
légende d'Hamlet, il aurait fait de son personnage quelqu'un dont
l'action est paralysée par des hésitations et dérobades
devant la tâche à accomplir alors que le Hamlet de la
légende se jetait à corps perdu dans la vengeance, sans
être retenu par le moindre scrupule. Shakespeare aurait projeté
ses propres émotions et pensées sur un thème qui le
fascinait.
En quoi la démarche de Freud se distingue-t-elle de
celle de ses prédécesseurs psychocritiques et psychobiographes
ainsi que des autres tentatives plus diffuses de ramener le sens profond de
l'oeuvre au psychisme de son auteur?
Shakespeare est l'un des auteurs les plus sollicités
par les psychobiographes et par ailleurs, Freud est considéré
comme ayant contribué fortement à l'histoire de la méthode
psychobiographique moderne d'analyse des oeuvres artistiques et
littéraires. Cette approche psychobiographique semble être
privilégiée par Freud au début de ses analyses puis
reniée en grande partie. Toutefois, Freud reviendra souvent à une
approche ayant des traits en commun avec celle des psychobiographes.
212.
Friedrich Nietzsche, Ecce homo, Gallimard, Paris,
1956.
83
Dans un premier temps, Freud croit en l'authenticité
des oeuvres de Shakespeare et se hase sur la hiographie du
dénommé Shakespeare pour interpréter Hamlet. Il
souligne alors que l'écriture d'Hamlet est contemporaine du
deuil du père traversé alors par Shakespeare ainsi que de la
perte de son ohjet d'amour (la dénommée Mary Fitton l'aurait
à cette période déçu et trahi). Il étahlit
alors un lien entre Hamlet et la personnalité supposée
de Shakespeare. Dans son essai, Ernest Jones prolonge l'intuition freudienne
consistant à rechercher la relation du personnage à la
personnalité supposée de son auteur, en insistant sur le fait que
l'imagination de l'artiste mêle conscience et inconscient.
Après avoir étudié scrupuleusement les
déhats sur l'identité de l'auteur
d'Hamlet214, Freud estime, dans un second temps, que
Shakespeare est le pseudonyme d'Edward de Vere, comte d'Oxford qui aurait
perdu, enfant, un père aimé et admiré et s'était
complètement détaché de sa mère qui avait
contracté un nouveau mariage très peu de temps après la
mort de son mari. 215.
Dans quelle mesure les hypothèses faites par Freud,
dans la lettre à Fliess du 15 octohre 1897 et dans la douhle page de
L'interprétation du rêve, tiendraient toujours même
en l'ahsence des éléments utilisés alors pour les
corrohorer (vie amoureuse et familiale de Shakespeare, date de la
création d'Hamlet, identité réelle de Shakespeare
et possihilité que Shakespeare ne soit que le prête-nom de
quelqu'un d'autre, etc.) ?
Une lettre de Freud à Strachey datant du 25
décemhre 1928 216 peut nous éclairer à ce sujet
:
Il est impossihle de comprendre le passé avec
certitude, car nous ne sommes pas capahles de faire suffisamment
d'hypothèses sur les motivations des hommes et sur l'essence de leurs
âmes, de sorte que nous ne pouvons interpréter leurs actes . Notre
analyse psychologique n'est pas suffisante même pour ceux qui nous sont
proches dans l'espace et dans le temps, à moins d'en faire l'ohjet
d'années de recherches très minutieuses 217, et,
même dans ce cas, elles s'interrompent devant le caractère
incomplet de notre savoir et la maladresse de notre synthèse. De telle
sorte qu'avec nos prédécesseurs des siècles passés,
nous sommes dans une situation analogue à celle où nous nous
trouvons lorsque nous sommes en face de rêves sans associations et seul
un profane peut s'attendre à nous voir interpréter de tels
rêves. [...] Mon intérêt pour ces choses a diminué
depuis que j'ai lu l'hypothèse proposée par Thomas
Looney218 que Shakespeare n'était en réalité,
que le 17ème comte d'Oxford,
214. On trouve dans la correspondance de Freud, notamment
avec Jones, des développements entiers sur les différentes
hypothèses concernant l'identité de l'auteur d'Hamlet et
sur les lectures faites par Freud à ce sujet.
215. Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse
(1938), O.C.F. XX (1931-1939), PUF, 2010, p. 286-287 : Nous reviendrons
sur ce passage lorsque nous analyserons le recours au complexe d'×dipe,
comme principe explicatif du problème d'Hamlet.
216. Sigmund Freud, Alix Strachey, James Strachey, Perry
Meisel, Walter Kendrick, Correspondance Bloomsbury, PUF, Paris, 1990,
p. 372-375, cité par Henriette Michaud, dans Les revenants de la
mémoire, PUF, Petite Bibliothèque de Psychanalyse, Paris,
2011.
217. Ce que Freud semble avoir fait tout au long de sa vie au
sujet de Shakespeare.
218. Thomas Looney, Shakespeare Identified in Edward De
Vere, Seventeenth Earl of Oxford, and the Poems of Edward De Vere
(1920).
84
Edward de Vere. J'ai toujours trouvé ridicule
l'hypothèse Bacon 219, mais je dois admettre que le livre de Looney m'a
particulièrement impressionné. Je suis, bien sûr,
insuffisamment au courant et trop ignorant pour deviner ce que les experts de
cette période peuvent avancer contre cette hypothèse relative
à la véritable identité de Shakespeare. Peut-être ne
serait-il pas difficile pour quelqu'un de démontrer le caractère
erroné de telles hypothèses. Je n'en sais rien, mais j'aimerais
bien savoir. De toute façon, on retrouve beaucoup de la
personnalité d'Essex 220 dans de Vere. Il était, comme
lui, un personnage bouillant et démesuré, et très
impliqué dans les conflits d'une vie particulièrement difficile.
De naissance aussi noble que celle d'Essex et tout aussi fier que lui en cela,
il incarnait également le type du noble tyrannique. De plus, il
apparaît certainement dans Hamlet comme étant le premier
névrosé moderne.
Il y a ici un basculement remarquable du personnage à son
auteur présumé.
Dans un autre extrait de sa correspondance 221,
Freud a des échanges véhéments avec Arnold Zweig au sujet
de l'identité de Shakespeare. Les deux amis sont en désaccord :
Freud est devenu strictement anti-stratfordien tandis que Zweig ne peut
concevoir que les oeuvres attribuées à Shakespeare ne soient pas
du barde de Stratford-upon-Avon.
A propos de Shakespeare, nous aurons beaucoup à
discuter. Je ne sais pas ce qui vous accroche encore à l'homme de
Stratford? Les arguments en sa faveur ne pèsent pas lourd,
comparés à ceux d'Oxford 222. Que Shakespeare prenne
tout de seconde main : la névrose d'Hamlet, la folie de Lear, la
confiance de Macbeth et la nature de sa Lady, la jalousie d'Othello, etc.,
c'est pour moi une représentation inconcevable. Cela me met presque en
colère de la trouver chez
vous. .
Pour Freud, les personnages de Shakespeare ne pouvaient
naître que dans un esprit en relation intime avec son propre inconscient
et doué d'une surabon-
dante connaissance de l'âme. 223.
Par ailleurs, notons que Freud brise le mythe de l'artiste
génial, tout comme il brise celui du grand homme. Il a commis en ce sens
un meurtre, celui du père de l'oeuvre. Ceci s'apparente donc à un
parricide. Le lecteur répète dans le rapport à l'artiste
qu'il idolâtre un comportement infantile, ce que les hypothèses
freudiennes mettent en valeur tout particulièrement dans le cas de
Shakes-
219. Il s'agit d'une hypothèse, qui a séduit
notamment Nietzsche, d'après laquelle Shakespeare serait en
réalité le philosophe et médecin Sir Francis Bacon
(1561-1626).
220. Des éléments de la biographie de Robert
Devereux, second comte d'Essex (1565-1601) auraient été
incorporés dans Hamlet.
221. Sigmund Freud, Arnold Zweig, Correspondance
(1927-1939), Gallimard, Paris, 1973, Lettre du 2 avril 1937, p.
180.
222. L'hypothèse Oxford , qui semble avoir fortement
convaincu Freud, suppose que Shakespeare est Edward de Vere (1550-1604),
dix-septième comte d'Oxford.
223. Henriette Michaud, art. L'effet Shakespeare dans
l'÷uvre de Freud , Le Coq-héron 2010/3, n? 202.
85
peare 224.
Un autre degré d'approche psychanalytique d'Hamlet
a été envisagé par André Green225,
qui propose de psychanalyser la représentation et part dans son analyse
de ce passage de Shakespeare:
All the world's a stage,
And all the men and women merely players : They have their exits
and their entrances;
And one man in his time plays many parts 226.
André Green met ces vers de Shakespeare en
parallèle avec la devise du théâtre du Globe :
Totus mundus agit histrionem 227.
2) Les principes psychanalytiques opérants pour
l'analyse d'Hamlet
La psychanalyse, en tant que théorie de l'inconscient,
comporte des principes et des catégories pouvant s'appliquer tout
particulièrement à Hamlet. De même que pour la
division de la psychanalyse en clinique, épistémologie et
métapsychologie, la séparation des principes psychanalytiques
n'est ici que purement formelle. En effet, l'analyse d'Hamlet mobilise
souvent plusieurs de ces principes. Il est dès lors difficile de
chercher à délimiter quels passages relèvent
précisément de tel point de doctrine, à l'exclusion des
autres. Par exemple, lorsque la théorie oedipienne est utilisée
pour aborder Hamlet, il est très souvent question de la
théorie sexuelle et de l'étiologie des névroses,
auxquelles l'×dipe
est profondément lié.
224. Les anglais ont inventé un terme pour
désigner ce phénomène : bardolatry ». La
bardolâtrie » n'est pas la shakespearologie, elle est une
vénération excessive de Shakespeare, surnommé depuis le
dix-neuvième siècle le barde ».
225. André Green, Hamlet et Hamlet. Une
interprétation psychanalytique de la représentation,
Balland, Mayenne, 1982.
226. William Shakespeare, As You like it, II, 7,
140-144, dans The Complete works of William Shakespeare, The
Shakespeare Head Press, Oxford, Édition, Wordsworth Éditions,
1996, p. 622 :
Le monde entier est un théâtre,
Et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs;
Ils ont leurs entrées et leurs sorties.
Un homme, dans le cours de sa vie, joue différents
rôles».
227. épigraphe latine apposée au fronton du
théâtre du Globe signifiant Tout le monde joue la comédie
», Tout le monde fait l'acteur ».
86
a) Le complexe d'×dipe et son lien originaire avec
le problème d'Hamlet.
Le parallèle dressé par Freud entre OEdipe et
Hamlet pourrait être exposé ainsi :
On ne saurait trop souligner la valeur de modèle
qu'Hamlet n'a cessé de revêtir pour la pensée de Freud,
modèle qui ne le cède pas en importance à OEdipe
lui-même. Si OEdipe fixe légendairement la norme d'une orientation
infantile de la libido, Hamlet devient le prototype de l'anomalie qui consiste
à ne pas sortir victorieux de la
phase oedipienne. 228.
Hamlet et ×dipe dans les écrits fondateurs de la
psychanalyse. Nous l'avons vu, le complexe d'OEdipe comporte deux composantes
essentielles : d'une part le désir de meurtre du père, la
dimension du parricide, et d'autre part, le désir d'union sexuelle avec
la mère, la dimension d'inceste. Plus que viser à résoudre
l'énigme de son personnage, Freud cherchait
désespérément dans Hamlet la justification ultime
de l' hypothèse oedipienne, ce dont témoigne la lettre au Pasteur
Pfister que nous avons précédemment évoquée.
Le meurtre du père ne cesse de hanter Freud. Il n'est
d'ailleurs pas étonnant que, parmi les deux composantes constitutives de
l'OEdipe, Freud semble souvent mettre en avant le désir de parricide par
rapport au désir d'inceste avec le parent de sexe opposé (bien
qu'il nie accorder le primat à l'une ou l'autre de ces composantes).
C'est ce que lui reprocheront Rank et, tacitement, Lacan. Cette primauté
du désir de meurtre du père sur le désir incestueux
s'expliquerait par l'extension du pouvoir du père au-delà de
l'interdit à l'égard de la mère, dès lors que
l'autorité paternelle exige des renoncements de plus grande envergure
(pour Hamlet, on peut penser que l'obéissance au père mort
implique des renoncements insoutenables : renoncement à Ophélie,
renoncement à sa position princière de successeur au
trône).
Les hypothèses sur l'applicabilité du complexe
oedipien à Hamlet sont esquissées dans les deux passages auxquels
nous avons précédemment fait référence, en
insistant sur le fait qu'il s'agit de textes inauguraux d'une nouvelle
manière de penser Hamlet. Il s'agit bien entendu de la lettre
à Fliess du 15 octobre 1897 et de la double page, initialement
présente sous forme de note de bas de
page, de L'interprétation du rêve.
Retour sur l'universalité du complexe d'×dipe et du
refoulement
dans les derniers écrits de Freud. Bien que
l'idée d'une possibilité d'utiliser le complexe oedipien comme
principe explicatif du problème d'Hamlet n'ait jamais quitté
l'esprit de Freud, il ne la développera plus jamais aussi
précisément que dans ces deux textes inauguraux des débuts
de la psychanalyse. Ce n'est pas tant qu'il tenait cela pour acquis, il
connaissait bien les résistances du peuple et celles du monde des
lettrés à ses hypothèses, et il savait de toute
manière qu'un autre s'en chargerait (et essuierait les critiques
outrées
228. Jean Starobinski, op. cit., p. XXXIII.
87
et véhémentes de ses contemporains à sa
place), à savoir Jones. Pourtant, c'est avec force que
l'hypothèse d'une application fructueuse du complexe oedipien à
Hamlet revient dans le texte testamentaire et inachevé du fondateur de
la psychanalyse. Freud revient alors sur l'objection principale qu'il a alors
reçue et sur laquelle reviendra Lacan dans ses sept leçons sur
Hamlet : ×dipe ne savait pas, tandis qu'Hamlet savait. Ce qui
conduit les détracteurs de Freud à conclure que ces deux
tragédies sont incommensurables. Freud insiste alors une fois de plus
sur la nécessité imparable de la reconstruction et de la
surinterpré-tation, constitutives de la méthode psychanalytique.
Enfin, il répète à nouveau qu'il considère la
découverte de la présence en tout homme d'un noyau oedipien comme
la plus importante trouvaille qu'il ait faite.
On a ainsi pu entendre cette objection que la légende
d'×-dipe n'avait rien à voir en fait avec la construction de
l'analyse, que c'était un tout autre cas, car, bien sûr,
×dipe ne savait pas que c'était son père qu'il avait
tué et que c'était sa mère qu'il avait
épousée. On omet alors seulement de voir qu'une telle
déformation est inéluctable lorsqu'on cherche à mettre en
forme poétiquement ce matériau et qu'elle n'introduit rien
d'étranger mais ne fait qu'utiliser habilement les facteurs
donnés dans le thème. L'ignorance d'×dipe est la
présentation légitime de l'inconscien-cialité dans
laquelle a sombré pour l'adulte toute cette expérience
vécue, et la contrainte de l'oracle qui innocente le héros ou
devrait l'innocenter est la reconnaissance de l'inéluctabilité du
destin qui a condamné tous les fils à passer par le complexe
d'×dipe. Lorsque par ailleurs, du côté psychanalytique, on a
fait remarquer à quel point il est facile de résoudre
l'énigme d'un autre héros de la littérature, Hamlet,
l'irrésolu dépeint par Shakespeare, en renvoyant au complexe
d'×dipe, car le prince échoue précisément dans sa
tâche consistant à punir sur quelqu'un d'autre ce qui
coïncide avec le contenu de ses propres souhaits oedipiens, c'est
là que l'incompréhension générale du monde
littéraire montra à quel point la masse des êtres humains
était prête à tenir fermement à ses refoulements
infantiles. [Note de Freud : Le nom de William Shakespeare est très
probablement un pseudonyme derrière lequel se cache un grand inconnu. Un
homme dans lequel on croit reconnaître l'auteur des oeuvres
shakespeariennes, Edward de Vere, Earl of Oxford, avait perdu, enfant,
un père aimé et admiré, et s'était
complètement détaché de sa mère qui avait
contracté un nouveau mariage très peu de temps après la
mort de son mari. ] Et pourtant, plus d'un siècle avant
l'émergence de la psychanalyse, le Français Diderot avait
témoigné de la significativité du complexe d'×dipe en
exprimant la différence entre les temps originaires et la culture dans
cette phrase : Si le petit sauvage était abandonné à
lui-même, qu'il conservât toute son imbécillité, et
qu'il réunît au peu de raison de l'enfant au berceau la violence
des passions de l'homme de trente ans, il tordrait le cou à son
père et coucherait avec sa mère. 229. J'ose
dire que si la psychanalyse ne pouvait tirer gloire d'aucune autre
réalisation que celle de la mise à découvert du complexe
d'×-
229. Denis Diderot, Le Neveu de Rameau, Gallimard, folio
classique, Paris, 2006.
88
dipe refoulé, cela seul lui permettrait de
prétendre à être rangée parmi les acquisitions
nouvelles et précieuses de l'humanité. 230.
Notons que Freud ne s'estime pas inventeur du contenu
thétique du complexe oedipien, mais il peut s'enorgueillir d'avoir
été le premier à conceptualiser ce fonds fantasmatique
présent de manière universelle au sein de chaque constitution
psychique individuelle, et à en faire le fondement et le coeur de la
discipline ainsi forgée par lui-même. On pourrait comparer le
nombre d'occurrences freudiennes à Hamlet et à ×dipe
231. Contrairement à ce qu'on a pu dire, Hamlet et ×dipe
n'apparaissent pas toujours côte à côte dans les
écrits de Freud. Les références à ×dipe, comme
concept psychanalytique et comme oeuvre littéraire, sont bien plus
importantes en nombre que les références à Hamlet (nous le
verrons, ceci tient sûrement à la volonté de Freud que ses
conclusions sur ×dipe soient exotériques). Lorsque Freud applique
la psychanalyse à Hamlet, ×dipe n'est en effet jamais très
loin. Toutefois, Freud ne mobilise pas toujours Hamlet dans le but d'illustrer
la doctrine psychanalytique ou de mettre en oeuvre sa méthode. Bien au
contraire, nous le verrons, Hamlet n'est pas avant tout l'autre versant de
l'×dipe pour Freud. De plus, les références à Hamlet,
si elles sont quantitativement moins importantes que celles à
×dipe, ont une supériorité qualitative, nous y
reviendrons.
Le complexe d'×dipe apparaît donc ici comme
l'explication du mystère d'Hamlet, Freud n'en démord pas
jusqu'à ses derniers écrits : sa méthode psychanalytique
aurait résolu l'énigme du prince danois. Pourtant, nous l'avons
vu, inversement, Hamlet, entendu comme complexe d'Hamlet, peut servir de
concept éclairant la compréhension, aussi bien abstraite que
concrète, de l'×-dipe. Le complexe d'×dipe serait-il vraiment
principiel par rapport au complexe d'Hamlet qui n'en serait qu'une
dérivation? Y a-t-il rapport de subordi-
230. Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse
(1938), O.C.F. XX (1931-1939), PUF, 2010, p. 286-287.
231. ×dipe apparaît dans presque toutes les
oeuvres de Freud. Ce dernier estime au plus haut point ce concept car il est
pour lui la découverte psychanalytique la plus importante et le complexe
central censé rendre compte de la vie psychique normale (comme
dépassement de ce même complexe) et la névrose (comme
non-dépassement). Nous avons tenté de relever les passages
où apparaît ×dipe dans le corpus freudien (hors
correspondance et textes non publiés dans l'oeuvre officielle), de 1900
à la mort de Freud, en 1939 : L'Interprétation du rêve;
Psychopathologie de la vie quotidienne; Fragment d'une analyse
d'hystérie (Dora) ; Trois essais sur la théorie
sexuelle; Sur les éclaircissements sexuels apportés aux enfants
lettre ouverte au Dr Fürst; Analyse d'une phobie chez un petit
garçon de cinq ans (Petit Hans); Cinq leçons de
psychanalyse; Un type particulier de choix d'objet chez l'homme; Totem et
Tabou; L'intérêt de la psychanalyse; Le Moïse de Michel-Ange;
Sur la psychologie du lycéen; Contribution à l'histoire du
mouvement psychanalytique; Quelques types de caractères
dégagés par la psychanalyse; Introduction à la
psychanalyse; L'homme aux loups histoire d'une névrose infantile; Un
enfant est battu; L'inquiétante étrangeté;
Préface à Théodore Reik, Le Rituel psychanalyse
des rites religieux; Au-delà du principe du plaisir; Psychologie des
foules et analyse du moi; Psychogenèse d'un cas d'homosexualité
féminine; Rêve et télépathie; Sur quelques
mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et
l'homosexualité; Deux extraits de Une encyclopédie
entrées psychanalyse et théorie de la libido ; Le
Moi et le Ça; Le problème économique du masochisme; La
disparition du complexe d'×dipe; Ma vie et la psychanalyse;
Résistances à la psychanalyse; Quelques conséquences
psychiques de la différence anatomique entre les sexes ; Inhibition,
symptôme et angoisse; La question de l'analyse profane; L'avenir d'une
illusion; Le malaise dans la civilisation; Dostoïevski et le parricide;
Sur la sexualité féminine; Nouvelles leçons d'introduction
à la psychanalyse; Moïse et le monothéisme;
Abrégé de psychanalyse.
89
nation d'Hamlet à ×dipe? Pourrait-on plutôt
supposer une dialectique entre Hamlet et ×dipe, susceptible de
créer un éclairage mutuel? Nous explorerons cette
hypothèse dans la dernière partie.
Ainsi à travers l'oeuvre de Freud, de 1897 à
1938, l'image d'Hamlet ne cesse d'apparaître comme la seconde grande
figure dramatique : ce n'est pas un cas parmi d'autres. Elle appartient
à la catégorie des prototypes, des thèmes exemplaires. Si
×dipe exprime par la transgression et la punition, la loi universelle qui
préside à la genèse de l'être moral, le moment qui
doit être nécessairement vécu et dépassé,
Hamlet manifeste, lui, par son inhibition spécifique, le
non-dépassement, la rémanence angoissante et masquée de la
tendance infantile. 232.
Nous pouvons déjà à partir de ces
quelques éléments réfléchir sur le caractère
anormal ou anomal 233 de la variante hamlétienne du thème
oedipien.
La variante hamlétienne serait-elle davantage anomalie
qu'anormalité? Ce choix du terme anomalie nous convient davantage que
la notion d' anormalité qui suggère une volonté
sous-jacente de réinsertion dans un processus de normalisation
psychique.
Le complexe d'×dipe semble davantage convenir à
Hamlet qu'à ×dipe lui-même. Nous reviendrons sur ce point
lorsqu'il s'agira de répondre à la critique formulée par
Jean-Pierre Vernant, dans ×dipe sans complexe .
b) Hypothèses sur l'hystérie et
étiologie des névroses : Freud et son rêve de
m(h)ystérisation 234 d'Hamlet.
Nous avons là quelque chose d'une vraie
phénoménologie de la vie du névrosé. 235
Pris dans son désir de comprendre le personnage
shakespearien, Freud rend tout d'abord Hamlet hystérique et
mystérieux, liant par là même son hystérie à
son mystère, et inversement son mystère à son
hystérie. Tel est le fantasme freu-
dien de m(h)ystériser Hamlet.
L'husteria, étymologiquement, c'est la
matrice. Elle est d'abord supposée être une maladie
essentiellement féminine (liée à un déplacement de
l'utérus) et somatique. Par ailleurs, on la suspecte, encore
aujourd'hui, de n'être que simulation, théâtralisation
volontaire, mise en scène. Étymologiquement, phan-tasma
désigne l'apparition, le spectre, le fantôme avant
d'être lié à l'imagi-
naire, au fantasmatique.
232. Jean Starobinski, op. cit., p. XXX.
233. Etymologiquement, dire d'une chose qu'elle est anomale
(an-omalos), c'est souligner son caractère irrégulier,
non-pareil (omalos). Par opposition, anormal renvoie à
l'idée d'un non-respect d'une norme, d'une règle ou d'une loi en
vigueur. La distinction entre anomal et anormal est empruntée
à Georges Canguilhem, dans Le Normal et le Pathologique. C'est
cette même distinction conceptuelle qui aura un fort impact sur les
travaux de Michel Foucault et sur ceux de Gilles Deleuze et Félix
Guattari, comme le montre Anne Sauvagnargues, dans Deleuze et
l'art.
234. L'expression rêve de m(h)ystérisation est
de Félix Guattari, dans Écrits pour l'Anti-×dipe,
éd. Stéphane Nadaud, Nouvelles Editions Lignes, Paris, 2012,
p. 82.
235. Jacques Lacan, Le désir et son
interprétation , op. cit., p. 383.
90
Freud esquisse en quelque sorte un tableau clinique d'Hamlet.
Tout part du fait que Freud n'est pas satisfait des conclusions de ses
prédécesseurs concernant le mal qui affecte le personnage
d'Hamlet. En effet, Freud, comme Jones, n'a jamais cru en une aboulie
générale d'Hamlet ou en son inaptitude innée à
l'action. Nous parlons d'étiologie car Freud cherche à isoler une
cause aux symptômes d'Hamlet, qu'il a au préalable pris le soin
de relever. Il conviendra pour remonter aux causes de la névrose
hamlétienne de ne pas se laisser aveugler par les tentatives d'Hamlet
pour dissimuler ce qui se trame en lui inconsciemment. Toutes ses tentatives
pour brouiller les pistes ne sont que des mécanismes de défense,
des façons de résister à l'analyse, et cela, Freud le met
en parallèle avec son expérience de clinicien. Ce que Freud
renomme le problème ou le mystère d'Hamlet pourrait se
formuler, comme nous l'avons dit, ainsi : Pourquoi Hamlet hésite-t-il
à tuer le roi? Il est clair que pour Freud la faille de l'action doit
trouver sa raison d'être dans une certaine faille du psychisme humain
qu'il conviendra de rechercher. Freud voit dans l'angoisse hamlétienne
le signe qu'une inhibition inconsciente agit de manière cryptique. Tout
ce travail scientifique conduit au préalable par Freud sur Hamlet
conduira à la formulation de plusieurs hypothèses. Dans un
premier temps, Freud voit en Hamlet un hystérique. Puis, à mesure
que ses recherches et son expérience psychanalytique avancent, Freud en
vient à changer de perspective et à faire d'Hamlet l'exemple
même du névrosé obsessionnel.
L'hypothèse freudienne des débuts
(1897-1904) : L'hystérie d'Ham-let.
L'inhibition hystérique que Freud repère chez
Hamlet ne doit en aucun cas être conçue comme la manifestation
d'une faiblesse psychique (Freud conteste fortement la nosologie faite par
Janet d'Hamlet, ramenant son incapacité à agir à une forme
de neurasthénie), mais devient la résultante d'un conflit
intérieur où s'opposent de violentes forces. Freud repère
chez Hamlet des symptômes qu'il a lui-même pu observer dans sa
pratique clinique : le fait qu'Hamlet parle en énigmes; dans le cadre de
sa folie feinte, sa conduite stupide et insensée, une certaine
puérilité, une inclination à la drôlerie absurde et
à l'ineptie.
Dans la lettre à Fliess du 15 octobre 1897, on
repère des passages frappants où Freud évoque
l'hystérique Hamlet et son détachement sexuel
236 dans la conversation avec Ophélie [...]
typiquement hystérique, tout comme son rejet de l'instinct qui veut
mettre au monde des enfants, enfin son transfert de l'acte, de son père
au père d'Ophélie. 237.
Rappelons que pour Freud l'hystérie est une classe de
névrose parmi lesquelles on peut distinguer l'hystérie
d'angoisse, l'hystérie de conversion, l'hystérie de
défense, l'hystérie de rétention, l'hystérie
hypnoïde et l'hystérie traumatique 238.
Il n'est pas nécessaire que le tableau clinique de l'hystérique
comprenne soit la dimension de conversion du conflit psychique en
symptômes somatiques, soit la dimension de l'angoisse phobique
fixée sur un objet ex-
236. Ainsi que nous l'indique une note du traducteur, Freud
parle littéralement d'« étrangement sexuel ; dans
L'interprétation du rêve, Freud parlera à propos
de la conduite d'Hamlet d' « aversion sexuelle .
237. Sigmund Freud, Lettres à Fliess, op. cit., p.
342-346.
238. Nous empruntons cette typologie de l'hystérie
à Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pon-talis, « Hystérie ,
Vocabulaire de la psychanalyse (1967), PUF, Quadrige, Paris, 2007.
91
terne dès lors que la spécificité de
l'hystérie est cherchée dans la prévalence d'un certain
type d'identification, de certains mécanismes (notamment le refoulement
souvent manifeste), dans l'affleurement du conflit oedipien qui se joue
principalement dans les registres libidinaux phallique et oral.
239. Par ailleurs, la mise à jour de
l'étiologie psychique de l'hystérie va de pair avec les
découvertes principales de la psychanalyse (inconscient, fantasme,
conflit défensif et refoulement, identification, transfert, etc.).
240.
Le problème de la nosographie d'Hamlet est qu'elle
vacille entre deux hypothèses antithétiques et
complémentaires. La maladie hamlétienne a été
rapportée par Freud aux deux versants opposés du conflit
névrotique, à savoir la névrose obsessionnelle et la
névrose hystérique. Ceci n'est en aucun cas à mettre au
compte d'un flottement ou d'une lacune dans l'approche freudienne. Freud
n'excluait pas en effet que la névrose obsessionnelle et
l'hystérie puissent se combiner dans un même tableau clinique,
dans certains cas. Tel semble être le cas d'Hamlet. L'expression
hystérie de défense était au début utilisée
par Freud pour mettre l'accent sur le processus du refoulement à
l'oeuvre, sur l'activité de défense que le sujet exerce contre
des représentations susceptibles de provoquer des affects
déplaisants. 241. Cette dimension sera
très tôt reconnue par Freud comme propre à la classe des
névroses hystériques en général et non à tel
type d'hystérie en particulier. L'hystérie de défense
apparaît comme le prototype des psychonévroses de défense
242. L'hystérique est incapable
d'abréagir. Ce qu'il est important de retenir dans cette esquisse
d'étiologie de la névrose hamlétienne, c'est
précisément le mécanisme de défense et le
refoulement, peu importe qu'ils soient liés à une névrose
obsessionnelle ou à une hystérie. La défense est
définie comme le processus fondamental de l'hystérie et le
modèle du conflit défensif 243 est
étendu aux autres types de névroses.
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?????? ? ?é?
rs? ?s?ss????????
La névrose obsessionnelle se manifeste par le fait que
les malades sont préoccupés par des idées auxquelles ils
ne s'intéressent pas, éprouvent des impulsions qui leur
paraissent tout à fait bizarres et sont poussés à des
actions dont l'exécution ne leur procure aucun plaisir, mais auxquelles
ils ne peuvent échapper. 244.
Si une obsession résiste aux épreuves de la
réalité, c'est qu'elle n'a pas sa source dans la
réalité 245 mais dans le fantasme. Hamlet
aurait-il fantasmé l'apparition du fantôme de son défunt
père? Son obsession à venger son père
239. op. cit., p. 178.
240. ibid.
241. op. cit., p. 180.
242. op. cit., p. 181.
243. ibid.
244. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse,
Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1979, p. 240.
245. Sigmund Freud, op. cit.
92
aurait sa source dans ce phantasma, ce spectre
illusionné par Hamlet, cette machine à
fantasmes246.
Dans Hamlet, le dysfonctionnement lié à
l'×dipe ressemble à un processus de dénégation
dès lors que le personnage formule le contenu refoulé (en
accusant l'oncle d'être un meurtrier et sa mère d'être
engagée dans une liaison incestueuse) tout en niant qu'il lui
appartienne.
La psychonévrose, contrairement à la
névrose actuelle (dans la névrose actuelle, le trouble de la
fonction sexuelle est vécu au présent et les symptômes sont
somatiques et non psychiques; elle ne concerne pas la psychanalyse
247), se caractérise par l'importance déterminante
d'une conictualité psychique liée à l'enfance, le maintien
du contact avec la réalité et l'échec du refoulement. Une
forme de psychonévrose toutefois s'apparente à la psychose : il
s'agit de la psychonévrose narcissique dans laquelle le Moi est
coupé du réel, les hallucinations et le délire
fonctionnent comme autant de tentatives de reconstruire un réel perdu.
Le déni y tient une place importante. On pense à Ophélie
qui sombre dans un délire où tout ce qu'elle a perdu (l'amour
d'Hamlet, son père) semble dénié.
L'étiologie des névroses est une
étiologie sexuelle de l'inconscient. Lors-qu'Hamlet est dépeint
comme souffrant de névrose obsessionnelle, il faut entendre qu'il
souffre d'une régression à la phase anale.
Dans Cinq Psychanalyses (1909), Freud observe une
coexistence chronique entre l'amour et la haine dans le psychisme humain. Il
conceptualise cela sous l'appellation de conictualité ambivalentielle .
La haine est le plus souvent refoulée dans la prime enfance. Quant
à l'amour, il ne parvient pas à éteindre la haine mais
seulement à la rendre inconsciente. Devenue inconsciente, cette haine
persiste et grandit parfois. En résulte un doute obsessionnel
plutôt que des symptômes hystériques (d'où sans doute
l'évolution de la position de Freud concernant le tableau clinique
d'Hamlet). L'indécision se généralise à d'autres
domaines que la vie amoureuse. Si un amour et une haine intenses coexistent, on
assiste à une paralysie de la volonté (qui peut prendre diverses
formes comme l'aboulie ou l'acrasie, toutefois ce ne sont pas ces formes qui
attirent l'attention de la psychanalyse mais le processus qui a mené
à cet état). Le névrosé obsessionnel a tendance
à utiliser la défense du déplacement. Freud compare l'un
de ses cas cliniques de névrose de contrainte au cas Hamlet :
Par là est établi le règne de la
contrainte et du doute, tels que nous les rencontrons dans la vie d'âme
des malades de contrainte. Le doute correspond à la perception interne
de l'irrésolution qui, par suite de l'inhibition de l'amour par la
haine, s'empare du malade à chaque intention d'agir. C'est à
proprement parler un doute sur l'amour, amour qui devrait bien être la
chose subjectivement la plus assurée, doute qui a diffusé sur
tout le reste et s'est de préférence
246. Nous empruntons la distinction entre machine
réelle », machine qui produit quelque chose d'effectif et machine
à fantasmes », machine de prestidigitation », machine
à illusions », à Gilles Deleuze, dans Délire et
désir», émission consacrée à Deleuze par
L'Atelier de création radiophonique. On retrouve cet enregistrement
datant du 22 octobre 1972 sur le site de l'INA. Deleuze y alterne commentaires
et dialogues autour de L'Anti-×dipe avec des étudiants de
Nanterre.
247. La neurasthénie attribuée par Janet
à Hamlet est une forme de névrose actuelle pour Freud.
93
déplacé sur la toute petite chose, la plus
indifférente. Celui qui doute de son amour n'est-il pas en droit, et
même n'est-il pas forcé aussi, de douter de toutes les autres
choses, qui sont plus futiles? [note de Freud : Vers d'amour de Hamlet
à Ophélie : Doubt thou the stars are fire, Doubt that the
sun doth move, Doubt truth to be a liar, But never doubt I love.
248]. C'est ce même doute, menant, dans les mesures de
protection, à l'incertitude et à la répétition
continuelle pour conjurer cette incertitude, qui parvient finalement à
ce que ces mesures de protection deviennent aussi inexécutables que la
résolution d'aimer originellement inhibée. 249
Or, Freud remarque que ce doute peut chez Hamlet être
également étendu à son amour pour Ophélie. Le doute
est omniprésent dans Hamlet : concernant, la relation entre
Ophélie et Hamlet évoquée par Freud dans ce passage, d'une
part, nous avons le doute de l'amour d'Hamlet pour Ophélie que celui-ci
cherche à éradiquer dans l'esprit de la jeune fille par la
fameuse lettre évoquée par Polonius dans la scène 2, de
l'acte II et d'autre part, Hamlet fait croire aux autres et à
Ophélie en premier lieu qu'il doute de son amour pour lui. Enfin, le
doute d'Hamlet le fait remettre en cause l'amour de sa mère pour son
défunt père.
Ce souvenir littéraire, glissé dans un essai
clinique, éclaire de surcroît tout un aspect d'Hamlet. L'amour a
été proclamé indubitable. Mais il va se glacer et tarir.
Ce n'est pas seulement la reine qui manque à la promesse d'amour
illimité qu'elle avait donnée au roi défunt; c'est encore
Hamlet qui devient incapable de persister (tout au moins en ses discours)
à aimer Ophélie; c'est Ophélie elle-même, trop
docile aux conseils de son père et de son frère, trop soumise au
rôle trompeur qu'on lui impose, qui trahit son premier sentiment.
L'empire du doute, avec son vertige mortel, s'élève sur ce
retrait de l'amour. 250.
La légendaire mélancolie d'Hamlet d'un
point de vue clinique. Dans Deuil et mélancolie
(1914-16) 251, Freud compare le deuil normal à
248.
William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 115-118 : Doute que
l'étoile est de feu,
Doute que le soleil se meut,
Doute de la vérité même,
Mais jamais ne doute que j'aime. »
249. Sigmund Freud, Remarque sur un cas de névrose de
contrainte (névrose obsessionnelle) », dit aussi L'homme aux
rats», dans le chapitre sur la vie instinctuelle des
névrosés obsessionnels et les origines de la compulsion et du
doute (1909), in O.C. IX (1908-1909), PUF, Paris, 1998,
p. 208 (la référence à Hamlet apparaît dans la
note de bas de page).
250. Jean Starobinski, op. cit., p. XXXI.
251. Sigmund Freud, Deuil et mélancolie
(partie de la Métapsychologie, 1915-1917, publiée
indépendamment en 1917), O.C.F. XIII (1914-1915), PUF,
Paris, 1988, p. 265. Autre traduction utilisée pour les
citations ci-dessous : tr. Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis,
Métapsychologie, Gallimard, Folio Essais, 1968, p.
145-171.
94
la mélancolie : les souffrances sont semblables mais la
mélancolie s'accompagne d'une baisse significative de l'estime de soi
conduisant à des auto-reproches, un rabaissement de soi et à un
sentiment de culpabilité, culminant dans l'attente illusoire d'un
châtiment. Normalement, le travail du deuil atteint son terme lorsque le
moi est libéré et désinhibé à nouveau. Dans
la mélancolie, les auto-reproches sont imperméables à la
rationalité, le mélancolique trouvant toujours des justifications
à ses auto-accusations (il a le sentiment d'une lucidité accrue
par rapport à autrui). Freud dresse un tableau clinique de la
mélancolie : le moi est dissocié d'une partie de lui-même
et cette partie se constitue contre le moi et le juge sévèrement
(instance de la conscience, censure qui joue alors un rôle devenu
vicié).
Cet essai comparatif de Freud peut être mobilisé
pour une description psychanalytique précise de l'état d'Hamlet,
bien que la référence au prince danois ne se fasse que par le
biais d'une citation, en outre très explicite et utilisée par
ailleurs par Freud. Nous l'avons vu, dans le passage clé de
L'interprétation du rêve sur Hamlet, Freud ne
souscrit pas à l'opinion de ses prédécesseurs concernant
le mal qui ronge Hamlet. L'un de ces prédécesseurs, et non le
moins illustre aux yeux de Freud, est Goethe, qui s'inspire dans son
interprétation de la pièce de Shakespeare (notamment dans Les
Années d'apprentissage de Wilhelm Meister) du passage du monologue
d'Hamlet, à l'acte III, scène 1 :
Et ainsi la couleur première de la résolution
S'étiole au pâle éclat de la pensée
252.
Goethe s'appuie sur ces vers d'Hamlet pour étayer son
idée selon laquelle Hamlet représente le type d'homme dont la
force vive d'action est paralysée par un développement
proliférant de l'activité réflexive , ainsi que le
résume Freud dans L'interprétation du rêve. Du
monologue d'Hamlet, Freud retiendra avant tout ce vers qui
précède immédiatement celui sur lequel s'appuie Goethe et
auquel il ne cessera de revenir :
Thus conscience does make cowards of us all .
Si Freud a toujours refusé de définir avant tout
Hamlet comme un mélancolique (ainsi que le voulait la tradition
littéraire), c'est qu'il ne souscrivait pas à ce que le terme de
mélancolie connotait alors. Dans le cas d'Hamlet, il ne faut pas
s'attarder sur les dimensions d'acrasie et de surinvestissement intellectuel
qu'on rattache souvent à l'état mélancolique, encore moins
faut-il chercher à justifier, comme l'ont fait d'autres,
l'hésitation d'Hamlet par une certaine disposition neurasthénique
et apathique. C'est pourquoi la reproblématisation opérée
par Freud au sujet du concept de mélancolie et sa mise en
parallèle avec le concept de deuil ouvre la possibilité d'une
approche beaucoup plus fine de la mélancolie d'Hamlet, mélancolie
qui n'exclut pas son pendant maniaque ou dans une moindre mesure hypomaniaque
:
La particuliarité la plus singulière de la
mélancolie [. . .] c'est la
tendance à se renverser dans l'état dont les
symptômes sont opposés, la manie. 253.
Freud évoque à cet égard la notion de
folie cyclique . C'est une exigence thé- rapeutique de traiter
ensemble ces deux aspects d'un même mal, étant donné
252. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 82-83.
253. Sigmund Freud, op. cit.
95
que les deux affections luttent contre le même
complexe auquel il est vraisemblable que le moi a succombé dans la
mélancolie alors que dans la manie il l'a maîtrisé ou
écarté . Cette mélancolie ne doit pas être
comptée au nombre des psychoses, bien qu'elle n'exclut pas certaines
formes délirantes comme le délire de petitesse . Elle est bien
au contraire, plus qu'un symptôme, une dimension de la névrose
hamlétienne. D'autres aspects traditionnels, davantage somatiques, de
l'affection mélancolique sont préservés par Freud et, en
effet, ce sont des éléments que l'on retrouve directement dans la
pièce de Shakespeare : insomnie, jeûne, apathie,
désintérêt pour le monde extérieur, auto-accusations
véhémentes, sentiment exacerbé de culpabilité,
etc.
Le deuil est défini par Freud comme un affect normal ,
un comportement non pathologique . Il s'agit, dans cet essai, de
déterminer l'essence de la mélancolie comme le négatif
de cet affect. Freud prévient d'emblée que son étude en ce
domaine n'aura pas une valeur typologique et universelle, du fait de la grande
variété des cas concernés. L'analyse
métapsychologique se fait selon trois aspects 254 (les
dimensions étant inextricablement liées, nous ne diviserons pas
l'analyse freudienne) : le point de vue économique (théorie des
quantités d'énergie psychique, laquelle est susceptible de
circulation et de quantification , du moins métaphoriquement), le point
de vue dynamique (théorie des forces) et le point de vue topique
(théorie des lieux, systèmes ou instances de
l'appareil psychique).
Le deuil est la réaction à la perte d'une
personne aimée ou d'une abstraction mise à la place , et il
comporte les même traits 255 que la mélancolie, mis
à part le trouble du sentiment d'estime de soi . Dans la
mélancolie, on note l' existence d'une prédisposition morbide .
Du point de vue psychique, on repère chez le mélancolique
plusieurs symptômes :
dépression profondément douloureuse, suspension
de l'intérêt pour le monde extérieur, perte de la
capacité d'aimer, inhibition de toute activité, diminution du
sentiment d'estime de soi qui se manifeste par des auto-reproches et des
auto-injures et va jusqu'à l'attente délirante du châtiment
256.
Contrairement à celui qui traverse un deuil, le
mélancolique ne parvient pas à ce que le principe de
réalité l'emporte et la Libido ne parvient pas à se
désinvestir de l'objet d'amour perdu. Au terme du travail du deuil, le
moi est censé redevenir libre et sans inhibitions .
La mélancolie, si elle est, en règle
générale, tout comme le deuil réaction à la perte
, réelle ou morale, d'un objet aimé , implique que la perte
d'objet est soustraite à la conscience . C'est d'ailleurs ce qui rend
la mélancolie si énigmatique : l'ignorance de ce qui absorbe si
complètement les malades . Freud décrit ainsi le
phénomène mélancolique :
254. Paul-Laurent Assoun, Freud , Vocabulaire des
philosophes, t. IV, Ellipses, Paris, 2002.
255. Même état d'âme douloureux,
même perte d'intérêt pour le monde extérieur, dans la
mesure où ce dernier ne rappelle pas le défunt, même perte
de la capacité de choix d'un nouvel objet d'amour, car cela voudrait
dire qu'on remplace celui dont on est en deuil, même abandon de toute
activité n'étant pas en relation avec le souvenir du
défunt, etc.
256. Sigmund Freud, op. cit.
96
diminution extraordinaire de son sentiment d'estime du moi,
un immense appauvrissement du moi. Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et
vide, dans la mélancolie, c'est le moi lui-même. Le malade nous
dépeint son moi comme sans valeur, incapable de quoi que ce soit et
moralement condamnable : il se fait des reproches, s'injurie et s'attend
à être jeté dehors et puni. Il se rabaisse devant chacun,
plaint chacun des siens d'être lié à une personne aussi
indigne que lui. [. . .1 étend au passé son auto-critique; il
affirme qu'il n'a jamais été meilleur. Le tableau de ce
délire de petitesse principalement sur le plan moral se
complète par une insomnie, par un refus de nourriture et, fait
psychologiquement très remarquable, par la défaite de la pulsion
qui oblige tout vivant à tenir bon à la vie. Il serait
scientifiquement aussi bien que thérapeutique-ment infructueux de
contredire le malade qui porte de telles plaintes contre son moi. Il doit bien
avoir, en quelque façon, raison et décrire quelque chose qui est
tel qu'il lui paraît. 257.
Ce passage renvoie sans doute aussi à celui sur la
résistance du névrosé où Freud fait
référence à Rosencrantz et Guildenstern qui essayent de
jouer de l'instrument animique d'Hamlet. Hamlet s'indigne lorsque les autres
personnages manifestent leur stupeur face à ses propres
auto-accusations. Il ne supporte pas qu'ils remettent en cause sa
culpabilité morale. Bien avant la métapsychologie, l'enjeu est
tout d'abord pour la psychanalyse à la fois clinique et
épistémologique.
Dans certaines de ses autres plaintes contre lui-même, il
nous semble également avoir raison, et ne faire que saisir la
vérité avec plus d'acuité que d'autres personnes qui ne
sont pas mélancoliques.[.. .1 pourquoi l'on doit commencer par tomber
malade pour avoir accès à une telle vérité. Car il
ne fait aucun doute que celui qui s'est découvert tel et qui exprime
devant les autres une telle appréciation de soi une appréciation
comme celle que le prince Hamlet tient en réserve pour lui-même et
pour tous les autres [note de Freud : Use every man after his desert, and who
should escape whipping? 2581, celui-là est malade, qu'il
dise bien la vérité ou qu'il se montre plus ou moins injuste
envers lui-même. [. . .1 il n'existe, selon notre jugement, aucune
correspondance entre l'importance de l'auto-dépréciation et sa
justification réelle. [...1 le mélancolique ne se comporte
malgré tout pas tout à fait comme quelqu'un qui est, de
façon normale, accablé de remords et d'auto-reproches. Il manque
ici la honte devant les autres qui, avant toute chose, caractériserait
ce dernier état, ou du moins cette honte n'apparaît pas de
manière frappante. On pourrait presque mettre en évidence chez le
mélancolique le trait opposé : il s'épanche auprès
d'autrui, de façon importune, trouvant satisfaction à s'exposer
nu. [...1 Ce qui doit plutôt nous retenir, c'est qu'il nous décrit
correctement sa situation psychologique. Il a perdu le respect de soi et doit
avoir pour cela une bonne raison. 259.
257. ibid.
258. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460.
259. ibid.
97
On pense ici au passage d'Hamlet, repris ailleurs par
Freud, dans lequel est mise au jour une méthode et une certaine
vérité se dégageant de la folie hamlé-tienne
260.
Freud s'interroge ensuite sur le processus par lequel le moi
se clive de lui-même pour porter sur lui une appréciation
critique, se prenant ainsi pour objet et sur la manière dont
parallèlement l'instance critique acquiert une certaine autonomie par
rapport au moi.
Dans le tableau clinique de la mélancolie, c'est
l'aversion morale à l'égard de son propre moi qui vient au
premier plan, avant l'étalage d'autres défauts : infirmité
corporelle, laideur, faiblesse, infériorité sociale, sont
beaucoup plus rarement l'objet de son auto-appréciation [...] On tient
en main la clef du tableau clinique lorsqu'on reconnaît que les
auto-reproches sont des reproches contre un objet d'amour, qui sont
renversés de celui-ci sur le moi propre.» 261.
Dans la mélancolie, le retrait de la Libido de l'objet
perdu devient finalement envisageable car, bien que la fixation à
l'objet d'amour demeure forte, la résistance de l'investissement d'objet
est en réalité faible; en revanche, son déplacement sur un
nouvel objet d'amour est impossible. Freud explique ce paradoxe apparent en
stipulant une base narcissique à tout phénomène
mélancolique :
La perte de l'objet s'était transformée en une
perte du moi et
le conflit entre le moi et la personne aimée en une
scission entre la critique du moi et le moi modifié par identification
» 262.
Il parle de régression, à partir d'un type de
choix d'objet, jusqu'au narcissisme originaire », jusqu'à la phase
orale de la libido ». Nous le savons par ailleurs, Freud et Jones estiment
qu'Hamlet souffre d'une régression de sa libido au stade
pré-génital. Freud fait le lien avec les névroses de
transfert et en l'occurrence avec l'hystérie (qui, nous l'avons vu, fait
partie pour Freud du thème hamlétien tel qu'il le concevait dans
un premier temps) :
Dans les névroses de transfert, non plus, les
identifications
avec l'objet ne sont pas rares du tout; elles sont au contraire
un
260. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 201-207 :
POLONIUS
Though this be madness, yet there is method in't.
[...]
How pregnant sometimes
his replies are! A happiness that often madness hits on, which
reason and sanity could not so prosperously be delivered of.
261. Sigmund Freud, op. cit.
262. ibid.
263. ibid.
264. ibid.
98
mécanisme bien connu de la formation de symptôme,
particulièrement dans l'hystérie. » 263
Concernant le cas d'Hamlet, Freud ne tranche pas entre
«identification narcissique » propre à la mélancolie
dans laquelle « l'investissement d'objet est abandonné » et
« identification hystérique » dans laquelle l'investissement
d'objet « persiste et exerce une action , qui habituellement se limite
à certaines actions et innervations isolées », de même
qu'il n'a pas voulu apposer une étiquette définitive sur Hamlet,
les hypothèses avancées allant tantôt vers
l'interprétation en termes de névrose obsessionnelle tantôt
vers celle en termes de névrose de transfert (bien que cette
hypothèse semble plutôt être celle des débuts avec la
lettre à Fliess du 15 octobre 1897 et L'Interprétation du
rêve). La mélancolie se situe, dans son processus même,
entre le deuil et la régression narcissique.
Au sujet de la névrose obsessionnelle, Freud
évoque la présence d'un « conflit ambivalentiel » entre
la haine et l'amour, la pulsion de mort et l'Eros, conflit que l'on retrouve
parfois au nombre des « conditions présupposées par la
mélancolie ». Ce conflit ambivalentiel, d'après le point de
vue topique, a lieu dans le système inconscient, « royaume des
traces mnésiques de choses ». Cette ambivalence est
constitutionnelle du psychisme du mélancolique. Le deuil peut,
semble-t-il, prendre une forme pathologique dans la névrose
obsessionnelle sans qu'on ait à faire à un cas de pure
mélancolie :
« Dans ce genre de dépressions
névrotiques-obsessionnelles survenant après la mort de personnes
aimées, nous sommes en présence de ce que le conflit
ambivalentiel produit à lui seul lorsque ne s'y ajoute pas le retrait de
la libido. [...] la haine entre en action sur cet objet substitutif en
l'injuriant, en le rabaissant, en le faisant souffrir et en prenant à
cette souffrance une satisfaction sadique. La torture que s'inflige le
mélancolique et qui, indubitablement, lui procure de la jouissance,
représente, tout comme le phénomène correspondant dans la
névrose obsessionnelle, la satisfaction de tendances sadiques et
haineuses.» 264.
On comprend dès lors, outre la réticence due au
profond respect de l'oeuvre shakespearienne et aux résistances du monde
littéraire et de ses contemporains à l'interprétation
oedipienne, la difficulté et la réticence qu'éprouve Freud
à délimiter précisément la « pathologie »
d'Hamlet, certains symptômes décrits dans la pièce
renvoyant à plusieurs affections différentes (mélancolie,
hystérie ou névrose de transfert, névrose obsessionnelle
ou névrose de contrainte). On peut aussi voir sous un nouveau jour la
réaction d'Hamlet vis-à-vis d'Ophélie, comme une
façon de détourner l'auto-punition en tirant « vengeance des
objets originaires et en tortur[ant] ceux qu'il aime par le moyen de [sa]
maladie, après s'être réfugié dans la maladie afin
de ne pas être obligé de leur manifester directement [son]
hostilité. ». De même, un éclairage est jeté
sur les idées suicidaires que l'on voit poindre chez Hamlet :
« Seul ce sadisme vient résoudre l'énigme de
la tendance au sui-
cide qui rend la mélancolie si intéressante et si
dangereuse. [...]
99
un névrosé n'éprouve pas d'intention
suicidaire qui ne soit le résultat d'un retournement sur soi d'une
impulsion meurtrière contre autrui. 265.
Freud insiste sur le fait qu'il s'agit d'un
phénomène de psychologie individuelle ou
ontogénétique et non d'un phénomène explicable d'un
point de vue psycho-génétique.
Hamlet, le cyclothymique de Jones.
Jones va plus loin en faisant, nous l'avons dit, une
véritable analyse systématique de la pièce de Shakespeare.
Il scrute dans les paroles et dans le comportement d'Hamlet le moindre
détail qui pourrait venir corroborer une nosographie
véritablement scientifique du personnage. Il recense, par exemple, huit
accès hypomaniaques (excitation exacerbée), qui viennent ponctuer
les moments de dépression et de mélancolie profondes. Il se
prononce d'ailleurs, à la suite de Freud, sur la nature de la maladie
psychique d'Hamlet :
Si j'avais à définir l'état d'Hamlet en
termes cliniques ce que
je répugne à faire je dirais qu'il s'agit d'un
cas sévère d'hystérie sur fond cyclothymique.
266.
On parle de cyclothymie, plutôt que de psychose
maniaco-dépressive, car l'oscillation est très rapide et
heurtée entre les moments d'intense excitation et les moments de
dépression profonde, contrairement à la psychose
maniaco-dépressive dans laquelle on peut plus facilement distinguer les
périodes dites maniaques des périodes dites dépressives
.
Notons que Freud avait également employé une
expression semblable à propos d'Hamlet, celle de folie cyclique .
Jones explique l'angoisse d'Hamlet par le fait qu'il se
reconnaît dans la personne du meurtrier (Claudius). Ceci conduit à
une paralysie de son action dès lors qu'il ne peut s'auto-punir : il
envisage la possibilité du suicide mais ne peut s'y résoudre, de
même qu'il ne peut se décider à tuer Claudius, qui est en
réalité un personnage substitutif de lui-même.
Ce que les anglo-saxons nomment la procrastination d'Hamlet
est en fait une forme de paralysie dont le symptôme est seulement
intrapsychique, et non organique, comme cela avait été
supposé par les analyses des prédécesseurs de
Freud et Jones.
Jones accorde vite ses conclusions avec celles de Freud en
affirmant qu'Ham-let souffrirait plutôt de névrose pure que
d'hystérie (névrose de conversion). Concernant le diagnostic
à établir sur la santé mentale d'Hamlet (s'agit-il d'une
folie simulée ou de maladie mentale ?), Jones repère une attitude
psycho-névrotique se caractérisant par un discours voilé
(emploi d'équivoques, souci pointilleux de vérité
verbale), une technique réelle de simulation (discours obscur et
déguisé, divagation sans but, indolence et inertie, comportement
puéril, parfois imbécile, ce qui rappelle la sottise feinte
propre à l'hystérique.). Jones cite le poète, dramaturge
et critique littéraire Thomas Stearns Eliot :
265. ibid.
266. Ernest Jones, op. cit.
100
La folie d'Hamlet est moins que de la folie et plus que
feinte. 267.
L'histoire d'Hamlet, c'est pour Jones la vaine lutte d'un
héros contre un esprit dérangé . La méthode
préconisée par Jones consiste à chercher des motifs de son
action (ou plutôt de son inaction) comme s'il était vivant et non
imaginaire, même si on sait qu'il n'a pas d'existence objective.
c) Théorie sexuelle, désir et
refoulement
Ainsi que l'a bien montré Assoun 268, Freud
est attentif à suivre la logique du désir dans le concret de sa
rigueur . La théorie du refoulement était déjà
centrale dans l'épistémologie freudienne des débuts, mais
c'est avec la métapsychologie qu'elle devient pierre d'angle sur quoi
repose tout l'édifice de la psychanalyse et même la pièce
la plus essentielle de celui-ci. 269.
Notons qu'il n'y a pas de pansexualisme chez Freud. Il n'y a
pas une sexualité infantile (pré-génitale) qui viendrait
se surajouter à et précéder la sexualité adulte car
l'enfant devient le père de l'homme . Ce qui justifie l'usage de
l'expression sexualité infantile qui a suscitée nombre de
résistances, c'est la présence dès l'origine d'une
énergie singulière et archaïque, d'un facteur sexué,
la Libido.
Entre 1910 et 1917, Hamlet permet à
Freud d'illustrer ses hypothèses sur la sexualité infantile et la
régression au stade pré-génital. Rappelons que le stade
génital est associé à la capacité de contrôle
du désir propre à la sexualité adulte dite normale ,
à un dépassement du complexe d'×dipe. Hamlet est typique de
cette fixation de l'analysant 270 à un stade
pré-oedipien et de ce sentiment tacite chez l'analyste d'une
impossibilité de dissolution de l'×dipe.
Dans les névroses où la fixation est partielle,
les instincts ont été refoulés et opèrent par le
biais de l'inconscient. Se développe à partir de ce point de
fixation une défaillance dans la structure de la fonction sexuelle .
Dans ×dipe roi, la barrière de l'inceste est franchie
explicitement. De même Hamlet a son origine dans ce complexe
d'inceste mais cela est implicite, déguisé. La libido d'Hamlet
reste fixée sur les premiers objets d'amour que sont les parents.
267. Thomas Stearns Eliot, Hamlet and his problems
(1919).
268. Paul-Laurent Assoun, Les fondements philosophiques de
la psychanalyse, Histoire de la psychanalyse, op. cit.
269. Sigmund Freud, Pour une histoire du mouvement
psychanalytique (1914).
270. Nous préférons le terme analysant ,
introduit par Lacan, à ceux de patient ou d' analysé car nous
considérons la possibilité pour la personne engagée dans
une analyse de devenir progressivement agent de son propre désir
à mesure que la cure progresse. Il ne s'agit pas pour l'analyste de dire
la vérité de son patient . Au contraire, l'analyste doit
demeurer dans une attitude d'écoute passive et bienveillante. Il
n'impose rien à l'analysant. Il ne cherche en aucun cas à poser
un diagnostic médical sur lui et à le guérir ouvertement
de ses symptômes. C'est l'analysant qui trouve lui-même le
cheminement vers sa propre guérison et non l'analyste qui lui indique un
méthode prête-à-l'emploi et une grille d'usage et de
compréhension de ses propres symptômes.
101
Dans sa quatrième leçon de psychanalyse
(1909-1910) 271, Freud traite en particulier du rôle de la
sexualité dans le développement du psychisme de l'enfant et de
l'importance du complexe d'×dipe. La démarche psychanalytique de
l'étiologie des névroses permet de remonter au facteur sexuel
comme une des causes principales de celles-ci. Pourtant, cette cause n'est pas
évidente et requiert un travail analytique subtil car le comportement
des malades est loin de faciliter les choses. Au lieu de nous fournir
volontiers les informations sur leur vie sexuelle, ils cherchent à
dissimuler celle-ci par tous les moyens 272. Il est
nécessaire de remonter aux premières expériences de
l'enfance et de rendre conscients les souvenirs qui lui sont apparentés
pour comprendre la maladie actuelle et pouvoir espérer en guérir
les symptômes. Ce sont les fantasmes et désirs associés
à ces souvenirs infantiles que Freud qualifie pour la plupart de
sexuels . On peut ainsi comprendre la névrose d'Hamlet comme
résultant d'un trouble du passage de la sexualité infantile
à la sexualité dite normale de l'adulte. La question du choix de
l'objet tient ici une importance d'envergure. La psychanalyse freudienne a mis
en lumière la fixation d'Hamlet au stade préoedipien ,
pré-génital et ses tendances à la féminité,
voire à l'homosexualité. La sexualité infantile se
caractérise par une certaine indifférenciation entre les deux
sexes. Le choix d'un objet qui soit une personne extra-familiale est
censé permettre le passage au stade génital, au terme duquel
toute la vie sexuelle se met au service de la reproduction . Le
dégoût d'Hamlet pour la fonction reproductrice et sa misogynie
apparaissent sous un jour nouveau dès lors que le comportement du
héros peut être expliqué comme résultant d'un
certain infantilisme général de la vie sexuelle . Freud
précise que ce trouble de la fonction sexuelle est loin d'être
rare et va de pair avec une certaine disposition aux névroses
présente chez nombre de personnes. Dans le cas des névroses, les
composantes pulsionnelles, porteuses et formatrices de symptômes (que
l'on retrouve également dans les perversions) agissent depuis
l'inconscient; elles ont donc subi un refoulement mais ont pu, en dépit
de celui-ci, s'affirmer dans l'inconscient. La psychanalyse nous fait discerner
qu'une manifestation excessivement forte de ces pulsions au tout début
de la vie conduit à une sorte de fixation partielle qui constitue
dès lors un point faible dans les structures de la fonction sexuelle. .
Freud rappelle que le terme sexualité ne doit pas être
employé dans le sens restreint de reproduction sexuée . Il
poursuit sa leçon en comparant les manifestations psychiques aux
manifestations somatiques de la vie sexuelle dans le cadre d'un
développement sur le complexe d'×dipe :
Le choix d'objet primitif de l'enfant, qui dérive de
son besoin d'être secouru, sollicite à présent notre
intérêt. Ce choix se porte d'abord sur toutes les personnes qui
s'occupent de l'enfant, mais qui ne tardent pas à s'effacer
derrière les parents. La relation des enfants à leurs parents,
comme le montrent de façon concordante l'observation directe de l'enfant
et plus tard l'étude analytique de l'adulte, n'est nullement
dépourvue d'éléments d'excitation sexuelle annexe.
L'enfant prend ses deux parents et l'un d'eux en particulier
271. Sigmund Freud, Cinq conférences sur la
psychanalyse (1909-1910, appelé aussi Leçons de
psychanalyse), 4ème conférence ( Sur les complexes
pathogènes et les désirs refoulés des
névrosés ), Écrits philosophiques et
littéraires, Opus seuil, p. 866-873.
272. Sigmund Freud, op. cit., p. 867.
102
pour objet de ses désirs érotiques. Ce faisant,
il suit habituellement lui-même une incitation des parents, dont la
tendresse a les caractères les plus nets d'une activité sexuelle,
même si celle-ci est bloquée quant à ses buts. Le
père préfère en règle général la
fille, et la mère le fils; l'enfant réagit à cela en
désirant en tant que fils être à la place du père,
et en tant que fille à la place de la mère. Les sentiments
suscités dans ces relations entre parents et enfants et dans les
relations entre frères et soeurs, qui s'appuient sur celles-ci, ne sont
pas seulement du genre positif et tendre, mais aussi du genre négatif et
hostile. Le complexe ainsi formé est destiné à être
bientôt refoulé, mais il exerce encore depuis l'inconscient une
action de grande ampleur et durable. Il nous est permis de supposer qu'avec ses
ramifications il constitue le complexe nucléaire de toute
névrose, et nous ne serons pas surpris de le rencontrer dans d'autres
domaines de la vie psychique, où il ne sera pas moins agissant. Le mythe
d'×dipe roi tuant son père et prenant sa mère pour
femme est une révélation encore peu modifiée du
désir infantile contre lequel se dresse plus tard la barrière
interdisant l'inceste. Le Hamlet de Shakespeare repose sur la
même base du complexe de l'inceste, mieux voilé dans ce cas. [...]
Il est inévitable et tout à fait normal que l'enfant fasse de ses
parents les objets de son premier choix amoureux. Mais il ne faut pas que sa
libido reste fixée sur ces premiers objets, il faut qu'elle les prenne
par la suite seulement comme modèle et qu'à l'époque du
choix d'objet définitif elle glisse d'eux à des personnes
extérieures.» 273.
C'est justement ce que ne parvient pas à faire Hamlet,
comme l'illustrent les scènes où il tente en vain d'interagir
avec Ophélie (la relation à l'objet semble inévitablement
manquée dans ce cas) qui lui est pourtant dévouée.
Freud revient sur l'étiologie psycho-sexuelle de la
névrose hamlétienne dans les Leçons d'introduction
à la psychanalyse (1916-17) 274
où il montrera que le névrosé reste prisonnier du complexe
d'×dipe et ne parvient pas à détacher ses désirs
libidinaux de sa mère pour les transférer sur un objet sexuel
extérieur et se réconcilier avec son père. Hamlet
représente le type même du névrosé. Hamlet est un
thème exemplaire du mythe oedipien.
Freud rappelle que ses découvertes sur la
sexualité infantile ou pré-génitale
(pré-oedipienne) conservent le statut d'hypothèses et n'ont
aucune prétention à l'universalité. Plutôt que
d'attaquer les prétendus pansexualisme et dogmatisme freudiens, il
convient de reconsidérer l'usage que nous faisons du terme
sexualité » afin d'en élargir les acceptions, au-delà
de la réduction du sexuel à la fonction de reproduction, au
génital.
La plupart des événements et tendances
psychiques, anté-
rieurs à la période de latence, sont alors
frappés d'amnésie infantile, tombent dans cet oubli dont nous
avons déjà parlé et qui nous cache
273. ibid.
274. Sigmund Freud, Leçons d'introduction à
la psychanalyse (1916), O.C.F. XIV (19151917), PUF, Paris, 2000, Doctrine
générale des névroses», Leçon XXI-
Développement de la libido et organisations sexuelles », p.
347-350. Voir aussi : autre trad. utilisée de S.
Jankélévitch, Introduction à la psychanalyse,
Petite Bibliothèque Payot, 1979, p. 300 - 318.
103
et nous rend étrangère notre première
jeunesse. La tâche de toute psychanalyse consiste à faire revivre
le souvenir de cette période oubliée de la vie, et on ne peut
s'empêcher de soupçonner que la raison de cet oubli réside
dans les débuts de la vie sexuelle qui coïncident avec cette
période, que l'oubli est, par conséquent, l'effet du refoulement.
275
Notons au passage que sur l'importance des constructions dans
l'analyse, Freud dit dans cet essai la chose suivante :
«C'est seulement grâce à l'étude
psychanalytique des névroses qu'on se trouva à même de
découvrir des phases encore plus reculées du développement
de la libido. Sans doute, ce ne sont là que des constructions, mais
l'exercice pratique de la psychanalyse vous montrera que ces constructions sont
nécessaires et utiles. 276.
Freud explique le dépassement de l'organisation
pré-génitale de la « première période , celle
de la prime enfance, et évoque ainsi la nécessité du
renoncement aux désirs oedipiens inconscients :
« Le développement ultérieur poursuit [. .
.] deux buts : 1? re-noncer à l'auto-érotisme,
remplacer l'objet faisant partie du corps même de l'individu par un autre
qui lui soit étranger et extérieur; 2? unifier les
différents objets des diverses tendances et les remplacer par un seul et
unique objet. [. . .] Il ne peut [. . .] être obtenu qu'à la
condition qu'un certain nombre de tendances soient éliminées
comme inutilisables. 277.
C'est précisément ce processus constitutif du
passage à une sexualité dite normale qui n'aboutit pas pour
Hamlet. La mère est « le premier objet d'amour de l'enfant, avant
le choix d'un objet extérieur. L'amour est défini ici par Freud
comme la primauté des « tendances psychiques de l'instinct sexuel
sur les « exigences corporelles ou « sensuelles qui passent
dès lors au plan inconscient et subissent un refoulement
nécessaire. Le complexe d'×dipe apparaît à nouveau
comme concept explicatif des névroses et objet des plus grandes
résistances à la psychanalyse. C'est alors que Freud
évoque la pièce de Sophocle et notamment le passage fameux du
rêve de Jocaste :
« Il arrive au cours du dialogue que Jocaste, la
mère-épouse aveuglée par l'amour, s'oppose à la
poursuite de l'enquête. Elle invoque, pour justifier son opposition, le
fait que beaucoup d'hommes ont rêvé qu'ils vivaient avec leur
mère, mais que les rêves ne méritent aucune
considération. Nous ne méprisons pas les rêves, surtout les
rêves typiques, ceux qui arrivent à beaucoup d'hommes, et nous
sommes persuadés que le rêve mentionné par Jocaste se
rattache intimement au contenu étrange et effrayant de la
légende. 278.
Freud reproche à Sophocle de se tirer de l'embarras que
susciterait une pièce aussi immorale qu'×dipe roi du point
de vue de la responsabilité humaine face aux penchants criminels «
en proclamant que la suprême moralité exige l'obéissance
à la volonté des dieux, alors même qu'ils ordonnent le
crime :
275. Sigmund Freud, op. cit., trad. Samuel
Jankélévitch, p. 306.
276. ibid., p. 307.
277. ibid.
278. ibid.
104
279. ibid.
Je ne trouve pas que cette morale constitue une des forces de
la tragédie, mais elle n'influe en rien sur l'effet de celle-ci. Ce
n'est pas à cette morale que l'auditeur réagit, mais au sens et
au contenu mystérieux de la légende. Il réagit comme s'il
retrouvait en lui-même, par l'auto-analyse, le complexe d'×dipe;
comme s'il apercevait, dans la volonté des dieux et dans l'oracle, des
travestissements idéalisés de son propre inconscient. [.. .1 Il
est tout à fait certain qu'on doit voir dans le complexe d'×dipe
une des principales sources de ce sentiment de remords qui tourmente si souvent
les névrosés. 279.
Le complexe d'×dipe est de nature spontanée chez
l'enfant.
L'inceste avec la mère est l'un des crimes
d'×dipe, l'autre est le meurtre du père. Soit dit en passant, ce
sont aussi les deux grands crimes que prohibe la première institution
socioreligieuse des hommes, le totémisme. De l'observation directe de
l'enfant, tournons-nous à présent vers l'investigation analytique
de l'adulte devenu névrosé. Qu'apporte l'analyse pour une
connaissance plus poussée du complexe d'×dipe? Eh bien, cela peut
se dire brièvement. L'analyse le fait voir tel que la légende le
raconte; elle montre que chacun de ces névrosés a lui-même
été un ×dipe, ou, ce qui revient au même, qu'il est
devenu, en réaction au complexe, un Hamlet. Naturellement, la
présentation analytique du complexe d'×dipe est un agrandissement
et une schématisation de l'esquisse infantile. La haine contre le
père, les souhaits de mort à son encontre, ne sont plus
indiqués de manière timide, la tendresse pour la mère
avoue son but : la posséder en tant que femme. Sommes-nous vraiment en
droit de prêter à ces tendres années d'enfance ces motions
de sentiment crues et extrêmes, ou bien l'analyse nous trompe-t-elle en y
mêlant un nouveau facteur? [.. .1 ce serait un vain effort de vouloir
expliquer l'ensemble du complexe d'×dipe par le rétrofantasier et
de vouloir le rapporter à des époques ultérieures. Le
noyau infantile subsiste [. . .1 Le fait clinique qui se présente
à nous derrière la forme, analytiquement établie, du
complexe d'×-dipe est donc de la plus haute significativité
pratique. [...1 l'individu humain doit se consacrer à la grande
tâche de se détacher des parents, et ce n'est qu'après s'en
être acquitté qu'il peut cesser d'être un enfant pour
devenir un membre de la communauté sociale. La tâche consiste pour
le fils à détacher de la mère ses souhaits libidinaux pour
les employer au choix d'un objet d'amour réel étranger et
à se réconcilier avec le père s'il est resté en
rivalité avec lui, ou à se libérer de sa pression si, en
réaction à la révolte infantile, il est entré dans
un état de soumission à son égard. [. . .1 Les
névrosés, eux, ne réussissent absolument pas à s'en
acquitter. Le fils reste sa vie durant courbé sous l'autorité du
père et il n'est pas en mesure de transférer sa libido sur un
objet sexuel étranger. [...1 le complexe d'×dipe passe à
juste titre pour être le noyau des névroses. [...1 Otto Rank a
montré, dans un livre plein de mérite, que les auteurs
105
dramatiques de tous les temps ont emprunté leurs sujets
principalement au complexe d'×dipe et d'inceste, à ses variations
et formes camouflées. Il ne faut pas non plus oublier de mentionner que
les deux souhaits criminels du complexe d'×dipe ont été
reconnu bien avant l'époque de la psychanalyse 280 comme les
véritables représentants de la vie pulsionnelle non
inhibée. [. . .] des placements de la libido et des investissements
d'objet infantiles-précoces, abandonnés depuis longtemps pour ce
qui est de la vie consciente, qui se révèlent encore
présents nuitamment et, en un certain sens, capables d'agir. [.. .] Les
névrosés nous montrent seulement, sous une forme agrandie et
schématisée, ce que l'analyse du rêve nous
révèle aussi chez le bien portant. Et c'est là l'un des
motifs pour lesquels nous avons fait précéder l'étude des
symptômes névrotiques de celle des rêves.» 281.
On comprend ainsi l'impossibilité pour Hamlet de
devenir un adulte membre de la communauté sociale : comportement
puéril et indigne d'un prince; expatriation,
désintérêt pour le trône dans son sens politique, ce
qui compte étant pour Hamlet la place du roi (que ce soit Hamlet
père ou Claudius) dans le coeur de la mère; refus d'assumer son
statut de prince du Danemark.
Contrairement aux apparences, l'Hamlet de Freud n'est pas
qu'une variation ou une variante à partir du complexe d'×dipe.
C'est au contraire Freud qui fait des variations et des variantes à
partir d'Hamlet, comme Jacques Lacan et Hen-
riette Michaud l'ont suggéré.
d) Théorie freudienne de la
représentation (mécanisme et effets),
théâtralité et Autre scène inconsciente .
Hamlet est l'utilisation de la névrose sur la
scène. » 282.
Hamlet, premier drame moderne.
Concomitamment à l'introduction d'Hamlet comme
contre-exemple de technique psychanalytique, Freud développe, dans
Personnages psychopathiques à la scène (1901-1905), sa
conception de l'esthétique comme oeuvre de réconciliation du
public avec lui-même et de l'Inconscient comme Autre scène.
Se pose alors la problématique suivante : Comment
peut-on trouver du plaisir à voir représentés sur la
scène des personnages psychopathiques? Dans quelle mesure peut-on faire
d'un névrosé un héros de pièce de
théâtre? Freud part de la théorie aristotélicienne
de la catharsis 283 : l' effet saisissant de la tragédie
» ainsi que son aptitude à éveiller la sympathie » 284
tiennent au fait qu'elle met en scène l'exacte représentation
d'une passion » (par le procédé de la mimesis). Le
processus de la catharsis est ce qui inspirera à Freud la
280. Freud fait ici référence au passage
cité précédemment du Neveu de Rameau de Denis
Diderot.
281. Sigmund Freud, op. cit., trad. O.C.F. PUF.
282. Sigmund Freud, Personnages psychopathiques à
la scène (1905- 1906), in O.C.F. VI (1901-1905), PUF, Paris, 2006,
p. 324-326.
283. Aristote, Poétique, Le Livre de Poche,
classiques, Paris, 1990.
284. Jean Starobinski, op. cit., p. IX.
106
méthode cathartique caractéristique de la
talking cure psychanalytique, nouvel avatar de la purgation des
passions, avec l'avantage que cette purgation est loin d'être purement
passive puisqu'elle requiert la relation dynamique entre l'analysant et
l'analyste ainsi que toute la force psychique du patient . Ainsi que l'a bien
démontré Jean Starobinski 285, la participation
intense à la passion représentée permet au spectateur de
dépenser les énergies correspondant à cette passion et par
là même de les liquider. La méthode cathartique (qu'il
s'agisse de représentation théâtrale ou de cure analytique)
permet le retour du refoulé. De même, Starobinski montre que Freud
propose une théorie de la reconnaissance pour le spectateur, qui, en se
reconnaissant en ×dipe, élargit son identité consciente en
devenant le héros mythique et accède ainsi à la
possibilité de déchiffrer la parole-pulsion encore
inconsciente, alors que la reconnaissance chez Aristote touchait principalement
les acteurs. La reconnaissance chez Freud nécessite cet
événement où les personnages de la tragédie
découvrent une identité demeurée obscure , elle implique
×dipe comme vérité du passé redécouvert . La
jouissance éprouvée correspond au soulagement produit par une
décharge émotionnelle profonde accompagné d'une excitation
de nature sexuelle. Le public s'identifie au héros (idéal du Moi)
sans la souffrance réelle de ce dernier. Ceci fonctionne aussi comme un
mécanisme de défense, d'où le fait que le dramaturge
contribue paradoxalement à renforcer la résistance tout en
favorisant la libération. Le spectateur bénéficie d'une
économie d'efforts en prenant conscience de pulsions qu'il n'a plus
à refouler.
Freud distingue le drame psychologique 286 qui est un
conflit mental entre deux pulsions égales en intensité (amour et
devoir par exemple) du drame psychopathologique. Ce dernier est présent
dans les pièces dites modernes où le conflit a lieu entre une
pulsion consciente et une pulsion refoulée. Ce type de conflit existe
seulement chez le névrosé. C'est en ce sens qu'Hamlet est
qualifié par Freud de premier drame psychopathologique . La condition
préalable de la jouissance est que le spectateur soit lui aussi
névrosé. C'est de la souffrance psychique que le spectateur tire
plaisir. Chez le névrosé, le refoulé peut à tout
moment ressurgir. La reconnaissance théâtrale peut épargner
au névrosé l'effort sans cesse renouvelé qu'il met
à maintenir le refoulement. Freud note trois points importants.
En premier lieu, Hamlet n'est pas psychopathique mais le
devient pendant la durée de l'action.
Deuxièmement, la pulsion refoulée peut
être universalisée : ce désir refoulé est le
même chez tout un chacun et ce refoulement remonte à une phase
précoce de notre développement individuel. L'identification
à Hamlet est ainsi aisée car nous sommes victimes du même
conflit.
Enfin, cette pulsion refoulée n'est pas définie
clairement, même si elle est repérable, ce qui permet au public
d'être ému sans être choqué ou traumatisé.
Ainsi la résistance n'est pas totalement abattue. Elle est amoindrie,
comme lors d'une cure analytique. Ce sont les dérivés des
idées refoulées qui deviennent conscients et non le
refoulé lui-même. Dès lors, la tâche du dramaturge
est de nous transporter dans la même maladie , ce qui est facilité
lorsque le spectateur suit le même développement que le
personnage.
285. ibid.
286. Sigmund Freud, op. cit.
107
Freud précise qu'il y a des limites à
l'utilisation de personnages anormaux sur la scène. Le dramaturge peut
à son gré recourir à des personnages
névrosés mais pas à des personnages psychotiques (la
folie, l'aliénation complète sont exclues de la
représentation car elles ne peuvent être à l'origine de la
catharsis recherchée). Si Hamlet était un simple cas de
folie, il ne capterait pas à ce point notre attention (Ophélie
qui perd entièrement la raison est vite oubliée et on s'identifie
rarement à elle, si l'on suit Freud).
Le théâtre ne doit pas seulement avoir des
effets de libération psychique, mais aussi consolider nos
défenses. 287.
La fonction de réconciliation de la tragédie
passe par l'opération d'identification.
En outre, Freud fait une analogie entre l'enfant qui joue et
le spectateur adulte qui assiste à une pièce de
théâtre 288. On remarque en effet une
continuité, une similitude de fonction dans les deux cas. Le spectateur
s'identifie au héros d'autant plus qu'il ne lui arrive rien d'important
au quotidien (Freud va dans le sens de la thèse selon laquelle l'origine
du théâtre résiderait dans l'ennui), il
bénéficie d'une économie des peurs et des dangers
inhérents au véritable héroïsme, et obtient ainsi la
satisfaction de savoir que ce n'est qu'un jeu et que c'est un autre qui en
souffre et en subira les conséquences. Le Moi, en tant que narcissisme,
lieu des reflets et identifications, lieu de manifestation de tout personnage
et figuration, est le lieu de l'imaginaire. L'inconscient est dramaturgie,
parole, mise en scène. Il est important de rappeler que ce texte
n'était pas destiné à la publication et qu'il n'a
été publié que de manière posthume, Freud
manifestant d'emblée sa méfiance vis-à-vis
d'éventuelles dérives des pathographies ou applications rigides
de la psychanalyse à la littérature .
C'est donc avec beaucoup de prudence qu'il esquisse ce qui est
apparu par la suite comme une tentative de réduction d'Hamlet à
une pathologie accessible à la psychanalyse, ce à quoi Freud
s'opposait vigoureusement.
Après avoir expliqué le passage du drame
religieux , du drame de caractère et du drame social au drame
psychologique ayant lieu dans la vie d'âme du héros , Freud
évoque la mutation du drame psychologique en drame psychopathologique .
Dans le drame psychologique, il s'agit d'un combat générateur de
souffrance entre diverses motions, combat qui doit forcément se
terminer, non pas par la disparition du héros, mais par celle d'une
motion, donc par le renoncement. . Il y a, au contraire, drame
psychopathologique dès lors que
Ce n'est plus le conflit de deux motions à peu
près également conscientes, mais celui entre une source
consciente et une source refoulée de la souffrance auquel nous prenons
part et d'où nous sommes censés tirer du plaisir. La condition de
la jouissance est ici que le spectateur soit aussi un névrosé.
Car c'est seulement au névrosé que la mise à nu et la
reconnaissance en quelque sorte consciente de la motion refoulée peuvent
procurer du plaisir au lieu d'une simple aversion; chez le
non-névrosé cette mise à nu rencontrera simplement de
l'aversion et suscitera la propension à répéter
287. Octave Mannoni, Clefs pour l'Imaginaire ou l'Autre
Scène, Seuil, Points, Paris, 1969.
288. Sigmund Freud, L'écrivain et l'imagination (1908),
Écrits philosophiques et littéraires, op. cit.
108
l'acte du refoulement, car celui-ci a ici réussi la
motion refoulée est pleinement contrebalancée par la
dépense de refoulement, faite en une seule fois. Chez le
névrosé le refoulement est sur le point d'échouer, il est
labile et a constamment besoin d'une nouvelle dépense, laquelle est
épargnée par la reconnaissance. Chez lui seul existe un tel
combat, qui peut être objet du drame, mais chez lui aussi l'auteur
produira non seulement une jouissance de libération, mais aussi de la
résistance. 289.
En l'occurrence, le drame psychopathologique que constitue
Hamlet se caractérise par un conflit (non ouvert) entre une motion
consciente (tâche morale et sociale approuvée par la conscience
d'Hamlet : impulsion de vengeance et tâche pieuse imposée par le
spectre du père) et une motion inconsciente (tendance refoulée,
responsable de son inhibition dont la source réside dans des pulsions
cachées, les désirs enfouis de la petite enfance).
Freud poursuit donc son raisonnement en introduisant l'exemple
d'Hamlet :
Le premier de ces drames modernes est Hamlet. Le
thème dont il traite est le suivant : comment un homme jusque-là
normal devient, de par la nature particulière de la tâche qui lui
est assignée, un névrosé chez qui une motion
jusque-là heureusement refoulée cherche à se faire valoir.
Hamlet se distingue par trois caractères qui semblent importants pour
notre question.
1. Le fait que le héros n'est pas psychopathique, mais
le devient seulement au cours de l'action qui nous occupe.
2. Le fait que la motion refoulée fait partie de
celles qui chez nous tous se trouvent refoulées de la même
manière et dont le refoulement fait partie des fondements de notre
développement personnel, alors que la situation vient
précisément ébranler ce refoulement. Avec ces deux
conditions il nous devient facile de nous retrouver dans le héros; nous
sommes capables du même conflit que lui, car qui dans certaines
circonstances ne perd pas sa raison n'en a pas à perdre [Gotthold
Ephraïm Lessing, Emilia Galotti, acte IV, scène 7].
3. Mais cela semble être une condition de cette forme
d'art que la motion luttant pour accéder à la conscience soit
aussi sûrement reconnaissable qu'elle est peu clairement nommable, si
bien que le processus s'effectue de nouveau dans l'auditeur avec une attention
détournée et qu'il est saisi par des sentiments, au lieu de
s'expliquer les choses. Par là est certes épargnée une
part de résistance, comme on le voit dans le travail analytique
où les rejetons du refoulé, par suite d'une moindre
résistance, parvienne à la conscience, laquelle se refuse au
refoulé lui-même. Le conflit dans Hamlet est
effectivement à ce point caché qu'il m'a fallu d'abord le
deviner. Il est possible que par suite de la non-observance de ces trois
conditions, bien d'autres figures psychopathiques deviennent tout aussi
inutilisables pour la scène qu'elles le sont pour la vie. Car le
névrosé malade est pour nous un homme dans le conflit duquel nous
ne pouvons arriver à voir clair, dès qu'il l'apporte
déjà constitué.
289. Sigmund Freud, Personnages psychopathiques à la
scène, op. cit.
109
Inversement, si nous connaissons ce conflit, nous oublions
qu'il est un malade, tout comme lui, quand il a connaissance de ce conflit,
cesse lui-même d'être un malade. Ce serait la tâche de
l'auteur de nous placer dans la même maladie, ce qui se fait au mieux si
nous prenons part au même développement que lui. En particulier
cela sera nécessaire là où le refoulement n'existe pas
déjà chez nous, donc doit d'abord être instauré, ce
qui, dans l'utilisation de la névrose sur la scène, constitue un
pas au-delà d'Hamlet. Confrontés à la névrose
étrangère et déjà constituée, nous
appellerons dans la vie le médecin et tiendrons ce type de personne pour
inapte à la scène. [...] En général on pourrait
dire que la labilité névrotique du public et l'art de l'auteur
consistant à éviter les résistances et à donner un
plaisir préliminaire sont seuls à pouvoir déterminer la
limite d'utilisation de caractères anormaux.» 290.
Sans nier toute sa valeur à la reprise freudienne des
processus cathartiques à l'oeuvre lorsqu'un spectateur assiste à
une représentation théâtrale, il nous paraît
contestable de postuler comme le fait Freud une normalité du psychisme
d'Hamlet avant l'annonce du Spectre. Dès les premiers vers, Hamlet est
présenté (par Gertrude et Claudius) et se présente comme
souffrant de mélancolie, d'idées suicidaires, de perte
d'appétit, d'insomnie, etc. Freud le sait d'ailleurs pertinemment, lui
qui connaissait chaque détail de la pièce de Shakespeare sur le
bout des doigts.
Notons que Freud reprend ici la métaphore
déjà souvent utilisée par lui au sujet de l'inconscient de
l'opposition entre clarté et obscurité.
Effets d'Hamlet sur le psychisme humain Dans
Le Moïse de Michel-
Ange291 (1913-14), Freud utilise
Hamlet pour illustrer sa compréhension de l'impact de l'art et
de l'intention de l'artiste. La psychanalyse appliquée procède
ainsi : elle utilise des concepts psychanalytiques pour comprendre ce qui se
dissimule derrière les diverses opinions et le conflit entre des
critiques divergentes à propos d'une même oeuvre.
Freud reconnaît que ce qui retient son attention dans
une oeuvre d'art est davantage le contenu », le fond que la forme, la
technique de l'artiste. C'est en quoi il se dit un profane » en
matière d'art et invite son lecteur à considérer ses
tentatives de psychanalyse appliquée à une oeuvre d'art avec
indulgence ». Il indique que le domaine de prédilection de la
psychanalyse appliquée à l'art sera les oeuvres
littéraires et plastiques plutôt que les oeuvres picturales.
Freud tenait à rendre intelligible ce qui relève
en premier lieu de l'émotion, de l'affect face à l'oeuvre en
tentant d'expliciter la manière dont les oeuvres agissent sur lui, par
quoi elles font leur effet ».
C'est à cette occasion qu'il avoue ne parvenir à
ressentir du plaisir au contact d'une oeuvre que s'il réussit à
comprendre ses mécanismes d'action et son contenu :
290. ibid.
291. Sigmund Freud, Le Moïse de Michel-Ange
(1914), Écrits philosophiques et littéraires, Opus
seuil, p. 1137-1138.
110
Une disposition rationaliste ou peut-être analytique se
refuse,
en moi, à ce que je sois ému sans pouvoir savoir
pourquoi je le suis ni par quoi. 292.
Freud récuse l'idée répandue selon
laquelle le désarroi de notre entendement conceptuel face aux grandes
oeuvres d'art est une condition nécessaire aux plus grands effets
qu'une oeuvre d'art est censée provoquer .
Cette présomption semble aller de pair avec une autre
que Freud pointe du doigt, celle de la sacralisation de l'artiste et de
l'oeuvre d'art, sacralisation qui serait rétive à toute approche
psychanalytique, jugée dégradante. La simple supposition qu'il
pourrait y avoir une clef de l'énigme derrière l'oeuvre irait
à l'encontre de l'idée qu'il existerait une
supériorité de la sensibilité exacerbée comme
prérequis à la bonne appréhension de l'oeuvre sur la
rationalité analytique. À ceux qui veulent faire de l'oeuvre
d'art un objet intouchable, ineffable et insaisissable par le discours et la
logique analytiques, Freud répond :
Ce qui nous cause un tel saisissement, ce ne peut pourtant
être,
à mon avis, que l'intention de l'artiste, pour autant
qu'il a réussi à l'exprimer dans l'oeuvre et à nous la
faire comprendre. 293.
L'artiste fait donc pour Freud un travail plus descriptif que
suggestif et il cherche à nous faire saisir plutôt que sentir son
dessein. Freud poursuit, pressentant d'éventuelles objections à
sa conception en apparence inadéquatement intellectualiste,
Je sais qu'il ne peut s'agir d'une compréhension
seulement intellectuelle; il faut que la disposition affective, la
constellation psychique qui a donné chez l'artiste l'énergie
motrice de la création soit suscitée à nouveau en nous.
Or, pourquoi l'intention de l'artiste ne serait-elle pas susceptible
d'être indiquée et formulée verbalement comme n'importe
quel autre fait de la vie psychique? Peut-être que, s'agissant des
grandes oeuvres d'art, on n'y parviendra pas sans recourir à l'analyse.
L'oeuvre elle-même doit pourtant nécessairement rendre cette
analyse possible, si cette oeuvre est l'expression, faisant effet sur nous, des
intentions et émotions de l'artiste. Et pour deviner cette intention, je
dois bien tout d'abord découvrir le sens et le contenu de ce qui est
représenté dans l'oeuvre, donc pouvoir l'interpréter. Il
est donc possible qu'une telle oeuvre d'art nécessite
l'interprétation, et que ce soit seulement après m'être
livré à celle-ci que je pourrai savoir pourquoi j'en ai subi une
impression aussi puissante. Je caresse moi-même l'espoir que cette
impression ne s'atténuera nullement une fois que nous aurons
réussi une telle analyse. Pensons maintenant à Hamlet,
le chef-d'oeuvre plus que tricentenaire de Shakespeare. Je suis les
publications psychanalytiques et je souscris à l'affirmation selon
laquelle il a fallu attendre la psychanalyse pour que, ramenant le sujet au
thème d'×dipe, elle résolve l'énigme de l'effet
provoqué par cette tragédie. Mais auparavant, quelle profusion de
tentatives d'interprétation différentes et incompatibles, quel
choix d'opinions sur le caractère du héros et les intentions de
l'auteur! Est-ce que Shakespeare a sollicité notre sympathie pour un
malade, ou pourun médiocre incapable, ou pour un
292. Sigmund Freud, op. cit.
293. ibid.
111
idéaliste juste trop bon pour le monde réel? Et
combien de ces interprétations nous laissent froids, au point qu'elles
n'apportent rien qui explique l'effet de l'oeuvre, et qu'elles nous
réduisent plutôt à fonder son charme sur l'impression des
idées et l'éclat de la langue! Et cependant, ces efforts
eux-mêmes ne disent-ils pas qu'un besoin se fait sentir de trouver une
autre source à cet effet? » 294.
Freud insiste ici sur le fait qu'il ne cherche pas dans cet
essai à résoudre l'énigme de l'oeuvre à proprement
parler mais « l'énigme de l'effet provoquée par cette
tragédie ».
La psychanalyse, en effet, n'est pas là pour apporter
une clef interprétative réutilisable à l'infini et de
manière universelle. Elle n'est pas cette discipline « magique
» (que critiquait Lévi-Strauss) qui, grâce à une
grille intangible et multi-applicable, s'octroierait le droit d'avoir son mot
à dire sur toute production humaine. Elle agit plutôt avec
subtilité en s'intéressant à l'effet individuel qu'une
oeuvre d'art particulière peut avoir sur la personne qui y est
confrontée. Ceci est particulièrement saillant à propos
d'Hamlet dont il convient d'analyser précisément l'effet
qu'il provoque sur nous, plutôt que d'extraire par un tour de passe-passe
interprétatif le sens mystérieux de l'oeuvre. La psychanalyse
appliquée à l'oeuvre littéraire n'a rien à voir
avec l'exégèse de textes hermétiques. Comme nous le
verrons, elle ne dévoile pas un sens herméneutique, la
vérité immuable celée derrière le texte mais elle
libère une multiplicité de signes et c'est cette
multiplicité qu'il importe d'analyser .
L'inconscient comme Autre
scène Notons que le comportement névrotique peut
parfois prendre des aspects théâtraux et que par ailleurs, comme
l'a noté Starobinski, « L'inconscient n'est pas seulement langage :
il est dramaturgie, c'est-à-dire parole mise en scène, action
parlée. » 295. La métaphore
théâtrale, avec cette idée de l'existence d'une «
Autre scène», était utilisée par Freud
lui-même pour désigner l'instance
inconsciente.
e) Culture, conscience morale et sentiment de
culpabilité.
«La conscience (morale) fait de nous tous des
lâches» 296.
Dans Malaise dans la culture (1927-31), Freud analyse
l'importance de ce qu'implique cette citation d'Hamlet pour la
psychanalyse. Freud entend expliquer la relation entre le sentiment de
culpabilité et la conscience (il s'agit là pour Freud de la
conscience morale, c'est lui-même qui ajoute l'adjectif « morale
» à la citation de Shakespeare). Le sentiment de culpabilité
est une variante de l'angoisse, comme peur du Surmoi.
« Qu'on ait mis à mort le père ou qu'on se
soit abstenu de l'acte,
cela n'est vraiment pas décisif, dans les deux cas on ne
peut que
294. ibid.
295. Starobinski, op. cit., p. XIX.
296.
Il s'agit, comme nous l'avons vu, d'un vers du
célèbre monologue d'Hamlet, en III, 1, 82.
112
se trouver coupable, car le sentiment de culpabilité
est l'expression du conflit d'ambivalence du combat éternel entre l'Eros
et la pulsion de destruction ou de mort. [...] aussi longtemps que cette
communauté ne connaît que la forme de la famille, ce conflit doit
nécessairement se manifester dans le complexe d'×dipe, instituer la
conscience morale, créer le premier sentiment de culpabilité.
297.
Freud explique que les progrès menant de la dimension
familiale à celle de l'humanité et de la culture sont
indissociablement liés à un accroissement du sentiment de
culpabilité porté peut-être à des hauteurs que
l'individu trouve difficilement supportables. 298. Freud rappelle
l'aisance supérieure avec laquelle le Dichter pressent des
choses que le psychanalyste peine à saisir :
Et l'on peut bien pousser un soupir quand on reconnaît
qu'il est donné à tels ou tels êtres humains de faire
surgir du tourbillon de leurs propres sentiments, à vrai dire sans
peine, les vues les plus pénétrantes vers lesquelles nous autres
avons à nous frayer le chemin en nous tourmentant dans l'incertitude et
en tâtonnant sans répit. Parvenu au terme d'un tel chemin,
l'auteur ne peut que prier ses lecteurs de l'excuser de n'avoir pas
été pour eux un guide habile, de ne pas leur avoir
épargné l'expérience de parcours arides et de
dé-
tours pénibles. 299.
Freud met ensuite en avant l'intention de son essai qui est la
suivante :
Mettre en avant le sentiment de culpabilité comme le
problème le plus important du développement de la culture, et de
montrer que le prix à payer pour le progrès de la culture est une
perte de bonheur, de par l'élévation du sentiment de
culpabilité. [note de Freud : C'est ainsi que la conscience morale fait
de nous tous des lâches... - Thus conscience does make cowards of us
all... .] 300.
C'est ce passage du monologue d'Hamlet que Freud retient tout
particulièrement, contrairement à nombre de commentateurs qui
retiendront surtout l'alternative existentielle To be or, not to be
(notons que, de manière plus originale, Winnicott s'attardera sur
le not to be 301).
De toute évidence, Freud ne pouvait analyser
l'importance du sentiment de culpabilité dans la vie psychique
individuelle et supra-individuelle sans se référer à son
mentor . En effet, Hamlet offre à Freud un exemple saisissant de
psychisme embarrassé par une conscience de culpabilité trop
envahissante et dont l'objet n'est pas déterminé pour le sujet
qui l'éprouve ainsi que d'une acti-
vité inhibée par cette même conscience.
Sartre répondrait sans doute ironiquement à
Freud que c'est davantage l'inconscient qui fait de nous tous des lâches!
Pourtant, c'est bien parce que
297. Sigmund Freud, Le malaise dans la culture
(1929), O.C.F. XVIII (1926-1930), PUF, 1994, p. 320.
298. ibid., p. 320.
299. ibid., p.321.
300. ibid., p. 321 (La référence
à Hamlet apparaît en note de bas de page).
301. Donald Woods Winnicott, Jeu et
réalité. L'espace potentiel, Gallimard, coll. Connaissance
de l'inconscient, Paris, 1975.
113
Hamlet est envahi par cette culpabilité diffuse qu'il
peut tout faire sauf accomplir la vengeance ordonnée par le spectre.
C'est précisément sa conscience de culpabilité
inconsciente 302 qui le rend lâche et de mauvaise foi !
Freud explicite cette référence en pointant du
doigt le comportement puritain consistant à dissimuler à
l'être adolescent quel rôle la sexualité jouera dans sa vie
mais avant tout un certain abus des exigences éthiques dont le but
serait de faire croire en une possibilité d'atteindre une certaine
idée du bonheur par un comportement irréprochable et vertueux.
L'analyse prend sens dans l'étude du rapport du sentiment de
culpabilité à notre conscience 303. Freud étudie ces
mécanismes dans le cas de la névrose de contrainte ou
névrose obsessionnelle 304 :
Dans l'une de ces affections, la névrose de
contrainte, le sentiment de culpabilité s'impose à la conscience
en parlant à très haute voix, il domine le tableau de la maladie
tout comme la vie des malades, ne laissant guère apparaître autre
chose à côté de lui. Mais dans la plupart des autres cas et
formes de névrose, il reste totalement inconscient, sans manifester pour
autant des effets de moindre importance. [. . .] il y a aussi dans la
névrose de contrainte des types de malades qui ne perçoivent pas
leur sentiment de culpabilité ou qui ne l'éprouvent comme un
malaise tourmentant, comme une sorte d'angoisse, qu'au moment où ils
sont empêchés d'exécuter certaines actions. [.. .] le
sentiment de culpabilité n'est au fond rien d'autre qu'une
variété topique de l'angoisse; dans ses phases tardives, il
coïncide tout à fait avec l'angoisse devant le surmoi. [...] D'une
manière ou d'une autre, l'angoisse se cache derrière tous les
symptômes, mais tantôt elle accapare bruyamment la conscience,
tantôt elle se dissimule si parfaitement que nous sommes obligés
de parler d'angoisse inconsciente, ou [. . .] de possibilités
d'angoisse. [...] surmoi, conscience morale, sentiment de culpabilité,
besoin de punition, remords, [...] Tous se rapportent au même état
de choses, mais en en dénommant des aspects différents. 305.
Il est ici intéressant de noter avec quelle minutie
Freud tient à distinguer des degrés de conscience, ce qui
évacue le préjugé d'un psychisme découpé
réellement en parties incommensurables. C'est ainsi que Freud peut
qualifier le sentiment de culpabilité de partiellement , totalement
ou encore aucunement inconscient.
Hamlet vient ici appuyer les thèses
freudiennes sur les interactions entre conscience et inconscient lors des
mécanismes névrotiques liés à l'angoisse et au
sentiment de culpabilité.
Inspiration et illustration, médecin de la civilisation
et cas pour l'étude psychanalytique, Hamlet n'a pas uniquement
servi à l'élaboration du complexe
302. Voir la lettre à Fliess du 15 octobre 1897.
303. ibid., p. 322.
304. Rappelons qu'après avoir souscrit à
l'hypothèse d'un Hamlet hystérique, Freud bascule dans son
étiologie de la névrose hamlétienne en lui prêtant
précisément une névrose de contrainte.
305. ibid., p. 322-323.
114
oedipien.
Hamlet, ou la présentation voilée et
indirecte du désir. Dans un autre court essai de psychanalyse,
appliquée initialement aux Frères Karamazov de
Dostoïevski 306, Freud revient sur l'importance de ses
hypothèses sur le sentiment de culpabilité et la conscience
morale pour la compréhension d'Hamlet.
Ainsi que Freud l'avait déjà expliqué
dans Personnages psychopathiques à la scène, l'intention
universelle de parricide ainsi que le désir universel envers la
mère (liée au complexe d'×dipe) doivent être
voilés dans les oeuvres littéraires pour produire un effet
thérapeutique sur le lecteur-spectateur.
Freud rapproche trois grands chefs-d'oeuvre de la
littérature mondiale : Les Frères Karamazov, ×dipe roi
et Hamlet. Le personnage d'Hamlet est analysé comme un
névrosé souffrant d'un sentiment de culpabilité dû
à son complexe d'×dipe (c'est là que résiderait
l'origine de son incapacité à agir).
Ce n'est guère un hasard si trois chefs-d'oeuvre de la
littérature de tous les temps traitent le même thème, celui
de la mise à mort du père : l'×dipe Roi de
Sophocle, le Hamlet de Shakespeare et Les frères Karamazov
de Dostoïevski. Dans tous les trois, le motif de l'acte, la
rivalité sexuelle pour la femme, est également mis à nu.
On en trouve la présentation certainement la plus franche dans le drame
qui se rattache à la légende grecque. Ici, c'est encore le
héros lui-même qui a accompli l'acte. Mais sans atténuation
ni camouflage, l'élaboration poétique n'est pas possible. L'aveu
tout cru de l'intention de mettre à mort le père, tel que nous y
arrivons dans l'analyse, paraît insupportable sans préparation
analytique. Dans le drame grec, alors même que les faits sont maintenus,
leur indispensable adoucissement est amené de façon magistrale,
car le motif inconscient du héros est projeté dans le
réel, en tant que contrainte du destin, qui lui est
étrangère. Le héros commet l'acte sans en avoir
l'intention et apparemment sans influence de la femme, et pourtant cette
corrélation est prise en compte du fait qu'il ne peut conquérir
la reine mère qu'après avoir répété l'acte
sur le monstre qui symbolise le père. Une fois sa coulpe mise à
découvert, rendue consciente, il ne s'ensuit aucune tentative pour s'en
décharger en faisant appel à cette construction adjuvante qu'est
la contrainte du destin, mais au contraire elle est reconnue et punie comme une
coulpe pleine et entière, consciente, ce qui ne peut qu'apparaître
injuste à la réflexion, mais est psychologiquement parfaitement
correct. La présentation du drame anglais est plus indirecte, ce n'est
pas le héros qui a accompli lui-même l'action, mais un autre pour
qui elle n'a pas la signification d'un meurtre du père. Le motif
choquant de la rivalité sexuelle vis-à-vis de la femme n'a
306. Sigmund Freud, Dostoïevski et la mise à
mort du père (1928), in O.C.F. XVIII (192630), PUF, 1994, pp.
219-220. On retrouve justement cet essai de Freud dans la préface de
l'édition Gallimard, folio classique (1994) au dernier roman (1880) de
Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov.
308. Yves Bonnefoy, Préface à William
Shakespeare, Hamlet, trad. Yves Bonnefoy, Gallimard, folio classique,
Paris, 1978, p. 10.
115
pas besoin par conséquent d'être voilé. De
même nous apercevons le complexe d'×dipe du héros, pour ainsi
dire dans une lumière réfléchie, en apprenant l'effet qu'a
sur lui l'acte de l'autre. Il devrait venger l'acte, curieusement il s'en
trouve incapable. Nous savons que c'est son sentiment de culpabilité qui
le paralyse; d'une manière tout à fait conforme aux processus
névrotiques, le sentiment de culpabilité est
déplacé sur la perception qu'il a de sa déficience quand
il s'agit d'accomplir cette tâche. Il y a des indices montrant que le
héros ressent cette coulpe comme étant supra-individuelle. Il ne
méprise pas moins les autres que lui-même : Traitez chaque homme
selon son mérite, qui sera alors à l'abri des coups? »
307».
Le pessimisme freudien rejoint le pessimisme d'Hamlet. Le moi
n'est plus maître en sa propre demeure, de même que l'homme moderne
se sait n'être plus le centre d'un cosmos ordonné,
sensé et fini. Le doute est au coeur d'Hamlet comme de l'oeuvre de
Freud. Plus de salut possible pour l'homme moderne qui porte sans savoir
pourquoi le fardeau d'une culpabilité insoutenable. Hamlet serait alors
un cas typique de la conscience moderne torturée par une
culpabilité de prime abord indéterminée, dont la nature
réelle est inaccessible à la conscience de celui qui
l'éprouve.
Yves Bonnefoy considère que la cause de
l'hésitation d'Hamlet est davantage intellectuelle et philosophique que
psychopathologique ou somatique. Il s'agirait du scepticisme qui sape son
énergie et le détourne d'agir » 308, un
scepticisme caractéristique de la modernité émergente qui
se reflète dans le drame shakespearien. Pourtant Hamlet semble loin de
la figure du sceptique incarné dans le
drame shakespearien par Horatio.
L'analyse du cas Hamlet » évolue dans l'oeuvre de
Freud.
Durant la période de la première topique, allant
des première oeuvres aux oeuvres de maturité, il s'agit de rendre
compte des processus en jeu dans les psychonévroses de défense
(hystérie, phobie, névrose obsessionnelle) afin d'élaborer
une théorie générale de l'appareil psychique divisé
symboliquement en trois instances : Conscient Préconscient
Inconscient. C'est également cette période qui permettra à
Freud d'accumuler de la matière pour sa clinique, de mettre en
perspective ses hypothèses théoriques et de prendre en compte
progressivement des phénomènes qu'ils n'osaient pas
d'emblée aborder, tels que les phénomènes psychotiques,
les états mélancoliques, les phénomènes
paranoïaques, des phénomènes plus universels et moins
liés à la psychopathologie comme le deuil, ainsi que les
productions culturelles.
Peu à peu, Freud remet en cause les cadres explicatifs
utilisés dans un premier temps afin de refondre massivement
l'édifice théorique de la psychanalyse.
307.
William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460 :
Use every man after his desert, and who shall scape whipping?
Traitez chaque homme selon son dû, et qui échappera
au fouet?
116
En effet, Freud se rend compte qu'il n'est désormais
plus possible de ramener systématiquement la névrose à un
conflit entre une motion consciente et une motion inconsciente,
refoulée, bien que cela reste pertinent dans certaines névroses
individuelles comme c'est le cas de la névrose hamlétienne.
Des essais d'application des concepts issus de la seconde
topique au personnage d'Hamlet ont été entrepris, notamment par
Ella Sharpe309, de manière plutôt insatisfaisante.
Freud ne sautera pas le pas de relire Hamlet autrement que par les concepts
issus de la première topique et des débuts de la psychanalyse.
Dès lors que l'ensemble de l'édifice
théorique freudien se maintient avec cohérence malgré les
évolutions, nul n'est besoin de changer d'un iota la
concep-tualité choisie dès le départ pour l'analyse
d'Hamlet.
II- Intérêt(s) de la psychanalyse
appliquée dans le cas d'Hamlet.
Dans le cas de l'oeuvre littéraire en
général et de Hamlet en particulier, le rôle
assigné par Freud à la psychanalyse ne se cantonne pas à
la tentative de dégager les principes inconscients qui
prétendraient rendre compte du sens de l'oeuvre. Hamlet
intervient dans bien des passages chez Freud où il n'est aucunement
question d'imposer, de l'extérieur et de manière
systématique, une forme d'expression 310 à cette
matière que constitue l'oeuvre littéraire.
Ce que [Freud] fait n'est pas une application de la
psychanalyse à l'art : il n'applique pas à l'art, de
l'extérieur, une méthode appartenant à une sphère
qui lui serait étrangère. Si la méthode est une, c'est
parce que chacun des objets d'étude n'est qu'une
répétition différente du même. Ainsi,
l'interprète, médiateur d'un genre nouveau, travaille-t-il au
service d'Eros : résoudre les énigmes que sont pour Freud
(comme toute production psychique) les oeuvres d'art, en tant qu'elles sont des
compromis, c'est
rétablir un contact. 311.
1) Consonance entre la vérité qui se
dégage de la littérature et la vérité mise au jour
par la psychanalyse.
Freud a eu le courage de faire entrer dans l'espace du savoir
scientifique la figure du Dichter, le poète tenu
sévèrement à l'écart par l'Académie de son
époque. Il a fait du poète un des interlocuteurs majeurs de son
oeuvre. Il reconnaissait dans la Dichtung un ac-
309. Ella Sharpe, L'impatience d'Hamlet » (1929), dans
Ernest Jones, op. cit.
310. Gilles Deleuze, Critique et Clinique, Les
éditions de Minuit, Paris, 1993, La littérature et la vie
», p. 11.
311. Sarah Kofman, L'enfance de l'art. Une
interprétation de l'esthétique freudienne, Payot,
Bibliothèque scientifique, Paris, 1970, p. 10.
117
cès privilégié à la
vérité psychique. 312.
L'écriture littéraire vient ici en position
illustrative : illustrer veut dire ici donner à lire la loi
générale sur l'exemple, rendre clair le sens d'une loi ou d'une
vérité, les manifester de façon éclatante ou
exemplaire. Le texte est au service de la vérité, et d'une
vérité ailleurs enseignée. [...] la vérité
[psychanalytique] à laquelle s'ordonnera l'illustration
littéraire la plus décorative et la plus pédago-
gique. 313
La littérature est élue par Freud comme le
domaine privilégié de la psychanalyse appliquée au domaine
artistique. Il est édifiant de constater un niveau de profondeur dans
l'analyse bien plus saisissant lorsqu'il s'agit d'oeuvres littéraires
que lorsqu'il s'agit d'oeuvres picturales par exemple
314. La passion de Freud pour la littérature
ainsi que sa grande érudition et son talent d'écrivain (il
affirme avoir ressenti très tôt en lui une agitation
littéraire et il lisait Shakespeare dans le texte dès
l'âge de huit ans) n'y sont sans doute pas pour rien.
Dans le cas d'Hamlet, la force significative de Freud
est d'avoir su décliner son analyse tout au long de son oeuvre, abordant
divers aspects presque incidemment et n'adoptant jamais une vision
systématique. Contrairement à ses travaux sur Goethe et sur
Jensen notamment, Hamlet apparaît dans le corpus freudien sous forme de
remarques incidentes, de notes de bas de page et de citations, tantôt
exactes, tantôt réécrites, de telle sorte qu'on pourrait
parler d'une atmosphère hamlétienne qui traverserait l'oeuvre du
fondateur de la psychanalyse.
Nous avons vu que Freud esquissait une sorte de roman familial
du névrosé Hamlet. Par ailleurs, Freud insiste sur le lien entre
romantisation familiale des névrosés et le complexe d'×dipe.
Certains vers d'Hamlet, dans lesquels on remarque une survalorisation du
père, viennent corroborer cette hypothèse.
A was a man, take him for all in all, I shall not look upon
his like again. 315.
Derrida repère chez Freud la pratique psychanalytique
consistant à demander à la littérature des exemples, des
illustrations, des témoignages et une confirmation de savoirs, de
vérités, de lois explicités dans d'autres textes et sur un
autre mode, cette fois-ci proprement scientifiques.
312. Edmundo Gomez Mango, Jean-Bertrand Pontalis, Freud
avec les écrivains, op. cit., p. 20-21.
313. Jacques Derrida, La carte postale : de Socrate à
Freud et au-delà, Flammarion, Paris, 2004, Spéculer - Sur Freud
, p. 454.
314. Nous l'avons vu, l'essai freudien de psychanalyse
appliquée à l'oeuvre picturale de Léonard de Vinci, La
Vierge, l'Enfant Jésus et sainte Anne, est une tentative maladroite
et peu probante. Voir Sigmund Freud, Un souvenir d'enfance de
Léonard de Vinci, Gallimard, folio bilingue, Paris, 1991.
315. William Shakespeare, Hamlet, Hamlet à
Horatio, I, 2, 187-188 :
C'était un homme, accompli en tout, Jamais je ne reverrai
son pareil. .
118
L'inquiétante étrangeté apparaît
pour Derrida, faisant une étude comparative entre Freud et Lacan, comme
cette résistance toujours relancée de la fiction
littéraire à la loi générale du savoir
psychanalytique. 316.
2) Ouverture à de nouveaux degrés de lecture
de l'oeuvre littéraire.
Sur le plan de la critique littéraire, l'utilisation de
la psychana-
lyse permet de comprendre mieux l'÷uvre, de l'enrichir de
sens nou-
veaux, sans la dévaloriser pour autant. 317.
La méthode freudienne permet, au-delà de la
psychanalyse du personnage littéraire (dont Freud avoue qu'elle est un
leurre, malgré le fait qu'elle n'est pas dénuée
d'intérêt), de son auteur (dimension biographique que Freud
n'abandonnera jamais complètement) et du texte (une entreprise à
laquelle Freud a ouvert la voie), différents degrés de lecture,
moins immédiats mais non moins essentiels.
Si la psychanalyse appliquée à l'÷uvre
littéraire est enrichissante pour la critique littéraire, qu'en
est-il de son apport proprement philosophique?
Nous reprenons ici des aspects mis en exergue par Jean
Bellemin-Noël dans
Psychanalyse et littérature318.
a) Lire de la production d'inconscient à
même Hamlet.
Lire la fiction avec le regard de la psychanalyse permet
à la fois d'offrir aux textes une autre dimension et d'observer
l'écriture dans sa genèse et dans son fonctionnement.
L'activité littéraire y gagne un régime de sens
supplémentaire, et d'être reconnue subversive en tant que travail
de l'Autre [l'Inconscient]. Les structures universelles et l'ineffable
singularité du sujet humain s'en trouvent peut-être
appréciées avec plus de justesse; donc plus de justice. 319.
Freud et l'Unheimliche. L'artiste
tire les mêmes bénéfices de sa création artistique
que l'analysant de sa cure analytique. Il produit, il libère de
l'inconscient. La prime enfance comporte une masse d'émotions, de
fantasmes et de pulsions demeurés inconscients (pulsion de destruction,
jalousie, haine, pulsions meurtrières). Ce sont ces aspects de la
psyché infantile qui sont pour Freud la source des grandes
tragédies poétiques. D'après Jones, Hamlet aurait eu
l'effet d'une réelle thérapie pour Shakespeare, en lui servant
à apaiser ses tourments, le
préservant ainsi de la folie.
316. Jacques Derrida, ibid., p. 455.
317. Anne Clancier, Psychanalyse et critique
littéraire, Editions Privat, Nouvelle Recherche, Toulouse, 1973.
318. Jean Bellemin-Noël, op. cit.
319. Jean Bellemin-Noël, op. cit.
320. Sigmund Freud, L'inquiétante
étrangeté, Écrits philosophiques et littéraires,
Opus seuil, p. 1204-1221.
119
Par ailleurs, une autre manière de produire de
l'inconscient pour l'écrivain consiste dans l'exploitation de ce que
Freud nomme des sentiments d' inquiétante étrangeté
(das Unheimliche). Dans l'essai de psychanalyse appliquée,
L'inquiétante étrangeté (1919) 320,
Freud dit la chose suivante :
L'écrivain suscite bien en nous, au début, une
incertitude en ne nous laissant pas, sans doute
délibérément, deviner tout d'abord s'il va nous faire
entrer dans un monde réel ou dans un monde imaginaire à sa guise.
Car enfin il a notoirement le droit de faire l'un ou l'autre, et si par exemple
il a choisi pour théâtre de ce qu'il décrit un monde
où interviennent des esprits, des démons et des fantômes,
comme Shakespeare dans Hamlet, Macbeth, ou dans un autre sens, dans
La Tempête et Le songe d'une nuit d'été,
nous sommes bien obligés de lui céder là-dessus et,
pendant le temps où nous nous y consacrons, de traiter comme une
réalité le monde régi par ses présuppositions.
[...] L'écrivain peut aussi s'être créé un monde
qui, moins fantastique que celui du conte, s'écarte néanmoins du
monde réel en faisant une place à des êtres spirituels
surhumains, des démons, des esprits de défunts. Toute
l'étrangeté qui pourrait s'attacher à ces personnages est
alors exclue, dans la mesure où s'appliquent les
présupposés de cette réalité poétique. Les
âmes de l'enfer de Dante ou les esprits qui apparaissent chez
Shakespeare, dans Hamlet, Macbeth, Jules César, peuvent
être passablement lugubres et effrayants, mais au fond ils ont aussi peu
d'inquiétante étrangeté que le monde lumineux des dieux
d'Ho-mère. Nous adaptons notre jugement à cette
réalité fictive due à l'écrivain, et nous traitons
âmes, esprits et fantômes comme s'ils existaient de plein droit
tout comme nous-mêmes dans la réalité matérielle.
Cela aussi est un cas où l'étrangeté est
épargnée. .
Que signifie l'expression inquiétante
étrangeté pour Freud? Il s'agit d'un concept presque
insaisissable. Tentons d'éclaircir ce à quoi Freud faisait
référence lorsqu'il parlait de phénomènes
d'inquiétante étrangeté dans la littérature et
lorsqu'il proposait d'en faire l'objet d'analyse de la psychanalyse
appliquée. Les rêves dans la littérature possèdent
les mêmes caractéristiques que ceux de la vie réelle et
procèdent au même travail du rêve. Freud prend l'exemple du
spectre dans Hamlet comme type de symbole pouvant apparaître
dans un récit, de telle sorte que nous sommes contraints d'accepter sa
réalité dans le cadre du récit, de la même
manière que nous acceptons comme vrais les symboles dans nos
rêves. L'effet dramatique vient de l'ambiguïté entre
réalité et imagination qui cause un déséquilibre
momentané chez le lecteur-spectateur, déséquilibre
semblable à celui du personnage dans la narration. La confusion
réalité-imaginaire doit être exclue pour
l'appréciation intellectuelle (seule véritable façon
d'apprécier une oeuvre littéraire pour Freud) de l'oeuvre. Dans
Hamlet, le roi et la reine ne sont pas capables d'assister à la
représentation organisée par Hamlet (la souricière ,
scène qui introduit le théâtre dans le théâtre
et qui met en scène, par un procédé de mise en
abîme, le meurtre
120
perpétré par le roi) car ils ne peuvent avoir le
détachement nécessaire au spectateur. Le public d'une oeuvre
théâtrale doit considérer les personnages scéniques
comme réels et non simplement fictifs. La production de sentiments
d'inquiétante étrangeté dans la littérature, ces
facteurs de silence, de solitude et de noirceur », sont les
éléments qui durant la prime enfance étaient
générateurs d'angoisse et que le spectateur-lecteur n'est pas
encore parvenu à dépasser.
???? ?????????ë? ?t ??????s? ? ?????s???t t?t?? Parmi
les démarches des critiques littéraires,
à mi-chemin entre littérature et psychanalyse, on peut citer
celle de Jean Bellemin-Noël, à laquelle nous avons
déjà fait référence, qu'il intitule lui-même
textanalyse ». Il s'agit, pour analyser un texte, d'étudier le
travail inconscient qui s'y effectue. Dans ce cadre l'auteur est conçu
à la fois comme personne réelle disposant de certaines
structures de désir » et comme porteur d'un certain projet
d'écriture». Il met en garde contre certaines tentations
inhérentes à ce type de démarche :
Il ne s'agit pas pour autant de se laisser aller sur le
discours de l'écrivain à tel délire interprétatif
où se complairait le lecteur saisi par le freudisme. Tout écrit
littéraire est le lieu d'une torsion, d'un forcement, d'un
forcénement du sens. » 321.
L'inconscient du texte prime ici sur l'inconscient de son
auteur, l'homme derrière l'oeuvre. Il s'agit par là de contrer
toute tentative psychobiographique ou psychocritique, telle que le beuvisme
322.
Déjà la psychanalyse se distinguait de la
psychobiographie dans sa démarche. Jean Bellemin-Noël revendique
comme méthode de ne jamais imposer de principes figés à
l'oeuvre, de ne jamais construire son analyse sur le même modèle,
la même intention, le même angle d'approche, mettant ainsi en
valeur le caractère absolument unique et singulier de chaque texte
littéraire. Il ne s'agit pas d'unifier toute la création
littéraire en cherchant un principe moteur ou un processus qui serait
identique partout, mais il s'agit de procéder par touches successives
dans l'analyse textuelle. Dans ce contexte, la psychanalyse doit servir de
moyen d'investigation des mécanismes par où s'exprime le
désir inconscient. Le rapport s'inverse car chez Freud la
création littéraire était un moyen d'investigation, un
outil pour la psychanalyse. Le texte littéraire n'est pas assignable
à un je » qui serait une source continue car celui-ci subit des
éclipses.
La fiction littéraire se raconte, elle ne
raconte pas quelque chose ou quelqu'un.
A viser l'écrivain, autant vouloir psychanalyser la
mère d'un patient et confondre fantasme et fantôme. »
323.
321. Jean Bellemin-Noël, Vers l'inconscient du
texte, PUF, écriture, Paris, 1992.
322. On appelle beuvisme la démarche de
l'écrivain et critique littéraire Charles-Augustin Sainte-Beuve,
consistant à ramener l'oeuvre à son auteur, en estimant qu'elle
reflète la vie de ce dernier et qu'on peut dès lors comprendre
l'oeuvre en parallèle avec la vie de son auteur. C'est ce type de
biographisme contre lequel s'insurgera Marcel Proust, dans Contre
Sainte-Beuve.
323. ibid.
121
Jean Bellemin-Noël propose le concept d' analecture
pour qualifier l'opération qui consiste à remonter aux instances
qui auraient fait pression sur l'agencement des mots, des phrases, des motifs,
des figures inscrites dans le récit. Ce processus permettrait à
terme de mettre au jour la présence de l'×dipe et celle de l'Autre
scène où ça parle. L'écrit
littéraire n'est pas soluble dans une topique, en ce sens qu'il serait
un lieu simple, localisable, ponctuellement descriptible en termes de nature,
de fixité ou de monosémie. Le texte est un espace topologique
où se joue quelque chose. Comme tel, il est inassignable à un
point d'ancrage particulier comme la figure de l'auteur.
La textanalyse propose de situer un espace de fonctionnement
de cette parole conçue comme décentrée,
irréductible à un système de pensée ou à une
structure qui lui préexisterait. Le problème de la psychanalyse,
lorsqu' elle s'attelle à la compréhension de la création
littéraire, c'est qu'il y a derrière cela une démarche
heuristique, l'analyste usant de procédures d'étude qui
consistent à ruser sans cesse avec le matériau littéraire
envisagé comme terrain de manoeuvre. Le logos psychanalytique
devrait renoncer à ses prétentions à expliquer ce qu'elle
croit être le système de l'oeuvre singulière, à
éclairer le psychisme de l'écrivain ainsi qu'à rendre
compte de la valeur esthétique et de l'effet de l'oeuvre
littéraire.
Hamlet, comme révélateur des
Hamlet . Alors qu'×dipe visait
l'inconscient universel et la théorie de la
sexualité infantile, Hamlet permet de capter l'inconscient individuel,
celui de l'échec du refoulement conduisant à la névrose
individuelle. Hamlet est révélateur des Hamlet . Il n'a
pas une portée universelle uniforme car il ne touche pas tous les
individus de la même manière. Freud précise que cela
dépend de leur équilibre psychopathologique, du degré de
névrose présent chez chaque individu. Tout le monde peut
être touché par ×dipe roi, mais Hamlet, au
contraire, ne parlerait pas à tout un chacun!
Dans ses 7 leçons sur Hamlet
324, Lacan s'oppose à l'idée selon
laquelle il s'agirait dans Hamlet d'on ne sait quelle fabulation
moderne, et que, par rapport à la stature des Anciens, les Modernes
seraient de pauvres dégénérés. .
Se pose alors la question : Pourquoi les Modernes
seraient-ils plus névrosés que les Anciens? . Ce à quoi
Lacan répond qu'il s'agit d'une pétition de principe .
La méthode prescrite par Lacan pour l'analyse
d'Hamlet consiste dans l'articulation qui est consubstantielle au
signifiant et sans laquelle il n'y a que continuité ou
discontinuité . Ainsi Lacan explique le cheminement psychanalytique :
Nous procédons par une sorte de comparaison des fibres
homologues dans l'une et l'autre phases, l'×dipe et l'Hamlet
325.
Il s'agit par là même de trouver la sorte de
causalité dont il s'agit dans ces drames .
L'idée de départ, c'est donc que le plus
instructif pour nous,
ce sont les modifications corrélatives. Les dégager
et les noter de
324. Jacques Lacan, op. cit.
325. ibid., p. 289.
326. ibid.
122
façon quasi algébrique nous permet de rassembler
les ressorts du signifiant et de les rendre plus ou moins utilisables par nous.
326.
Lacan propose alors sa propre lecture des signifiants qui se
dégageraient de la pièce de Shakespeare. Il tient, nous l'avons
vu, à distinguer très clairement Hamlet d'×dipe. Il estime
que le conflit oedipien est effectivement à l'oeuvre dans
Hamlet, mais la différence avec ×dipe roi, c'est
que ce conflit commence dès le début de l'action, alors que dans
la pièce de Sophocle, il débutait à la fin de la
tragédie. Lacan définit alors Hamlet, par contraste avec
×dipe roi, comme la tragédie du désir par
excellence. Toutefois, nous l'avons vu, contrairement à l'idée
freudienne, le désir en jeu ici est celui de la mère et non celui
d'Hamlet. Lacan note par ailleurs que le problème psychanalytique
d'Hamlet touche à la fois la partie la plus spéculative et la
dimension clinique de la science de l'inconscient.
La question qui se pose est de savoir ce que signifie l'acte
qui se propose à lui. [...1 l'acte qui se propose à Hamlet n'a
rien à faire avec l'acte oedipien, la révolte contre le
père, le conflit avec le père, au sens où il est, dans le
psychisme, créateur. Ce n'est pas l'acte d'×dipe. L'acte
d'×dipe soutient la vie d'×dipe. Il en fait le héros qu'il est
avant sa chute, tant qu'il ne sait rien. Il donne son caractère
dramatique à la conclusion de l'histoire. Lui, Hamlet, sait qu'il est
coupable d'être. Il lui est insupportable d'être. Avant tout
commencement du drame, il connaît le crime d'exister. C'est à
partir de ce commencement qu'il est devant un choix à faire, où
le problème d'exister se pose dans les termes qui sont les siens,
à savoir, To be, or not to be, ce qui l'engage
irrémédiablement dans l'être, comme il l'articule fort
bien. C'est justement parce que, dans Hamlet, le drame oedipien est
ouvert au commencement et non pas à la fin que le choix se propose au
héros entre être et ne pas être. Et c'est justement parce
qu'il y a cet ou bien, ou bien que s'avère qu'il est pris de
toute façon dans la chaîne du signifiant, dans ce qui fait que, de
ce choix, il est de toute façon la victime. [...1 Cette longue suite de
variations s'étendant sur des siècles et des siècles n'est
pas autre chose qu'une espèce de longue approximation qui fait que le
mythe, à être serré au plus près de ses
possibilités, finit par entrer à proprement parler dans la
subjectivité et dans la psychologie. Je soutiens, et je soutiendrai sans
ambiguïté et, ce faisant, je pense être dans la ligne de
Freud que les créations poétiques engendrent, plus qu'elles ne
reflètent, les créations psychologiques. [...1 ce qui distingue
La tragédie d'Hamlet, prince de Danemark, j'espère vous
le faire sentir, c'est essentiellement d'être la tragédie du
désir. [...1 la question à résoudre ne concerne pas
l'assassin, mais qu'il s'agit essentiellement, d'ores et déjà et
tout de suite, de la mère. La consigne que donne le ghost n'est
pas en elle-même une consigne. Ce qu'il énonce met d'ores et
déjà au premier plan, et comme tel, le désir de la
mère. [...1 Peut-être certains d'entre vous croient-ils [...1 que
nous sommes loin de la clinique. Ce n'est pas vrai du tout, nous y sommes en
plein. Ce dont il s'agit étant de situer le sens du désir, du
désir humain, le mode de repérage auquel nous procédons
123
sur ce qui est au reste un des grands thèmes de la
pensée analytique depuis le début, ne saurait d'aucune
façon nous détourner de ce qui est, de nous, requis comme le plus
urgent. [...1 il y a dans le rapport d'Hamlet à celui qui
l'appréhende, soit comme lecteur, soit comme spectateur, un
phénomène qui est de l'ordre d'une illusion. [...1 Une illusion,
ce n'est pas le vide. Pour produire sur la scène un effet fantomatique
de l'ordre de ce que représente [...1 mon petit miroir concave avec
l'image réelle qui surgit et qui ne peut se voir que d'un certain angle
et d'un certain point, il faut toute une machinerie. Qu'Hamlet soit une
illusion, l'organisation d'une illusion, voilà qui n'est pas du
même ordre d'illusion que si tout le monde rêve à propos du
vide. [...1 C'est l'une des fonctions d'Hamlet que de faire tout le temps des
jeux de mots, des calembours, des doubles sens, de jouer sur
l'équivoque. [...1 Le jeu de signifiants appartient à la texture
même d'Hamlet. [...1 Le fait qu'Hamlet soit plus qu'un autre personnage
angoissant ne doit pas nous dissimuler que, par un certain côté,
cette tragédie porte au rang de héros quelqu'un qui est, au pied
de la lettre, un fou, un clown, un faiseur de mots. [...1 Il ne s'agit donc pas
seulement d'un jeu de dissimulation, mais d'un jeu d'esprit, qui
s'établit au niveau des signifiants et dans la dimension du sens. Cette
disposition ambiguë fait de tous les propos d'Hamlet, et, du même
coup, de la réaction de ceux qui l'entourent, un problème
où le spectateur lui-même s'égare en s'interrogeant sans
cesse.» 327.
Lacan ajoute également que le deuil bien réel
d'Ophélie fait sortir Hamlet de sa mélancolie. Il fait
l'expérience insoutenable de la mort de l'autre, ce qui crée un
trou dans le réel », trou qui se trouve offrir la place où
se projette précisé-
ment le signifiant manquant. ».
Apparaît ici en filigrane l'idée d'Hamlet comme
machine à illusions pour son lecteur. Lacan ramène
malheureusement cela au jeu des signifiants ». Nous le verrons, il nous
semble plus pertinent de considérer la machine Hamlet comme étant
potentiellement machine à fantasmes, d'une part et machine
réelle, d'autre part. Quoi qu'il en soit la machine Hamlet, que ce soit
celle de Shakespeare, celle du lecteur ou celle du psychanalyste, se
caractérise par le fait qu'elle produit quelque chose d'inédit,
et non par quelque jeu entre des signifiants.
b) Se lire soi-même à travers Hamlet
Tragédie du caractère, tragédie du
destin.
Hamlet apparaît de manière significative
328 lorsque Freud fait retour sur sa pratique individuelle
d'analyste et qu'il met ceci en perspective en dressant une esquisse d'histoire
du mouvement psychanalytique. Tout d'abord, intéressons-
327. ibid., p. 293-394.
328. Puisque nous verrons qu'Hamlet est, bien plus
qu'une simple curiosité psychanalytique pour Freud, un problème
que Freud prend personnellement à coeur, dans les écrits à
consonance autobiographique.
329. Sigmund Freud, Autprésentatin, O.C.F. XVII
(1923-1925), PUF, 1992, p. 110-112.
124
nous à la distinction que fait Freud entre Hamlet
comme tragédie du caractère et ×dipe roi comme
tragédie du destin.
Dire qu'Hamlet est une tragédie du
caractère signifie que la tragédie d'Ham-let est en
lui-même, qu'il s'agit d'un conflit avant tout intérieur,
d'où la possibilité pour la psychanalyse d'aborder le
héros en proie à ce conflit intrapsychique comme s'il s'agissait
de l'analyse d'un névrosé. La tragédie d'Hamlet ne
découle pas de difficultés externes mais d'un conflit familial et
personnel (la paralysie de l'action ne tient pas principalement à ses
possibles conséquences : devoir de dénoncer le fratricide tout en
manquant de preuves irréfutables pour accuser Claudius).
Dans Autoprésentation (1925) 329,
Freud rappelle le rôle qu'ont joué les hommes de lettres, tout
particulièrement en France, dans la diffusion de la psychanalyse. Avec
L'interprétation du rêve, la psychanalyse a franchi les
limites d'une affaire purement médicale et Freud a mis en
lumière la possibilité d'une application de la psychanalyse
à divers domaines culturels, dont la littérature. Ainsi, dans un
mouvement d'apport réciproque, la littérature est
connectée à la science grâce à la psychanalyse et
elle est jugée essentielle pour comprendre la psychanalyse
elle-même.
Toute une série d'incitations
procédèrent pour moi du complexe d'×dipe, dont je
reconnaissais peu à peu l'ubiquité. Si, depuis toujours, le
choix, voire la création de ce matériau horrifiant avaient
été énigmatiques, tout comme l'effet bouleversant de sa
présentation poétique et l'essence de la tragédie du
destin en général, tout cela s'expliquait par la reconnaissance
du fait qu'ici avait été saisie dans sa pleine signification
affective une conformité aux lois propre à l'advenir animique.
Fatalité et oracle n'étaient que les matérialisations de
la nécessité intérieure; que le héros
péchât à son insu et contre son intention se comprenait
comme l'expression exacte de la nature inconsciente de ses tendances
criminelles. De la compréhension de cette tragédie du destin, il
n'y avait alors qu'un pas jusqu'à l'éclaircissement de la
tragédie de caractère de Hamlet, qu'on admirait depuis
trois cent ans sans pouvoir en indiquer le sens ni deviner les motifs du
poète. N'était-il pas remarquable que ce névrosé
créé par le poète échoue sur le complexe
d'×dipe comme ses nombreux compagnons dans le monde réel car Hamlet
se voit assigner la tâche de venger sur un autre les deux actes qui
constituent le contenu de l'aspiration oedipienne, cependant que son propre
sentiment de culpabilité obscur peut bien paralyser son bras. Le
Hamlet a été écrit par Shakespeare très
tôt après la mort de son père [note de Freud, ajout de 1935
: C'est là une construction que je voudrais expressément
retirer. Je ne crois plus que l'acteur William Shakespeare de Stratford est
l'auteur des oeuvres qui lui ont été si longtemps
attribuées. Depuis la parution du livre Shakespeare identified de
Looney, je suis à peu près convaincu que derrière ce
pseudonyme se cache en fait Edward de Vere, Earl of
125
Oxford. . 330]. Mes indications en vue d'une
analyse de ce poème tragique ont connu ultérieurement une
élaboration approfondie de la part de Ernest Jones 331. C'est
le même exemple qu'Otto Rank a pris ensuite comme point de départ
de ses investigations sur le choix des matériaux chez les poètes
dramatiques. Dans son grand livre sur le motif de l'inceste 332,
il a pu montrer avec quelle fréquence les poètes choisissent
précisément de présenter les motifs de la situation
oedipienne, et a pu s'attacher aux transformations, modifications et
atténuations de ce matériau à travers la
littérature universelle. 333.
Il est nécessaire de comprendre au préalable la
différence entre ces deux types de tragédies afin de saisir par
la suite ce qui distingue en propre leurs héros. En effet, ainsi que
Starobinski l'explique,
Le rapport entre la tragédie du caractère et
la tragédie du destin [.. .] est analogue et proportionnel à
celui qu'entretiennent la variante (ou flexion) névrotique avec le
modèle (ou radical) premier de la pulsion oedipienne. 334.
A propos de la note de Freud qui apparaît dans cet
extrait, nous trouvons quelques explications dans la correspondance de Freud,
dans une lettre datant du 29 août 1935 :
En ce qui concerne la note Shakespeare-Oxford, votre
proposition me met dans la situation insolite de montrer mon opportunisme. Je
ne peux comprendre l'attitude anglaise à l'égard de cette
question : Edward de Vere était certainementun aussi bon Anglais que
Will Shakespeare. Mais comme le sujet est si éloigné de
l'intérêt analytique, et comme vous attachez tant d'importance
à ma réticence, je suis prêt à supprimer la note, ou
à ajouter simplement une phrase comme : Pour des raisons
particulières, je préfère ne pas insister sur ce point.
Choisissez vous-même. Par contre, je souhaiterais que la note soit
conservée telle quelle dans l'édition américaine. On n'a
pas à redouter là-bas la même sorte de défense
narcissique. .
Il est intéressant de noter que, dans cette lettre,
Freud tient pour un problème ne relevant pas de la psychanalyse celui de
la réelle identité de l'auteur d'Hamlet.
Peu importe l'auteur authentique de l'oeuvre, les
hypothèses psychanalytiques faites sur celle-ci tiennent toujours,
même si elles impliquent quelque chose commeun auteur, une entité
Shakespeare . Freud n'étant pas catégorique sur la question de
l'auteur de Hamlet, on peut mettre en parallèle les
perspectives ouvertes par ces notes et extraits de la correspondance de Freud
avec les écrits de Deleuze sur la question de l'auteur et de la
romantisation familiale des névrosés. La question de
l'identité du père d'Hamlet obsédera
330. Cette note n'a été ajoutée que dans
l'édition américaine car Freud fut confronté à des
réticences de la part des éditeurs anglais.
331. Ernest Jones, art. Le complexe d'×dipe comme
explication du mystère d'Hamlet , The American Journal of Psychology,
Janvier 1910, p. 72-113.
332. Otto Rank, op. cit.
333. Sigmund Freud, ibid.
334. Jean Starobinski, op. cit., p. XXVIII.
126
Freud toute sa vie. Il explorera les diverses
hypothèses faites par ses contemporains érudits. Ceci est crucial
car nous sommes par là même poussés à
reconsidérer les suggestions de Freud sur l'inconscient de Shakespeare
à l'oeuvre dans Hamlet.
Il semblerait que les éléments biographiques, la
vérité matérielle ne soient pas ce qui intéresse
Freud en premier lieu. Il s'agit plutôt de mettre au jour l'idée
que la psychanalyse et la création littéraire puisent dans le
même matériau inconscient, que vérité analytique et
vérité poétique se recoupent sans qu'il soit
nécessaire de les référer à une
vérité factuelle. William Shakespeare, John Florio, Edward de
Vere, ... cela importe peu du point de vue strictement analytique. Pourtant,
cela intéressait Freud au plus haut point mais il s'agissait d'un
intérêt extra-analytique comme il le précise dans la note
que nous venons de citer.
A partir de l'analyse du progrès du refoulement de
×dipe à Hamlet et de la résolution de l'énigme
hamlétienne par le concept psychanalytique du complexe oedipien, Freud
peut enchaîner sur un autre problème fondamental relatif à
la création artistique, problème suscité notamment par sa
fréquentation assidue du Hamlet de Shakespeare. Ceci est
d'ailleurs une des dimensions essentielles de la psychanalyse appliquée
à la littérature. Aborder à nouveau le mystère
d'Hamlet est donc l'occasion pour Freud d'enchaîner sur une mise au point
concernant la démarche et les enjeux de la psychanalyse appliquée
:
On était porté, à partir de là,
à s'attaquer à l'analyse de l'activité de création
poétique et artistique en général. On reconnut que le
royaume de la fantaisie était une réserve , qui avait
été aménagée lors du passage douloureusement
ressenti du principe de plaisir au principe de réalité, afin de
permettre un substitut pour une satisfaction pulsionnelle à laquelle il
avait fallu qu'on renonce dans la vie effective. L'artiste, comme le
névrosé, s'était retiré de la réalité
effective insatisfaisante et retranché dans ce monde de la fantaisie,
mais, contrairement au névrosé, il s'entendait à en sortir
en trouvant le chemin du retour et à reprendre pied dans la
réalité effective. Ses créations, les oeuvres d'art,
étaient des satisfaction en fantaisie de souhaits inconscients, tout
comme les rêves avec lesquels elles avaient aussi en commun le
caractère de compromis, car il fallait qu'elles aussi évitent le
conflit ouvert avec les puissances du refoulement. Mais à la
différence des productions de rêve, asociales et narcissiques,
elles escomptaient la participation d'autres hommes, elles pouvaient animer et
satisfaire chez ceux-ci les mêmes motions de souhait inconscientes. En
outre, elles se servaient du plaisir de perception de la beauté formelle
comme prime d'appât . Ce que la psychanalyse pouvait apporter,
c'était à partir de la mise en relations réciproques des
impressions de la vie, des destins fortuits et des oeuvres de l'artiste de
construire sa constitution et les motions pulsionnelles à l'oeuvre en
elle, donc ce qu'il y a en lui d'universellement humain. ???
335.
Sigmund Freud, ibid., p. 112-113.
127
Ainsi, Freud part de l'analyse de l'inconscient du personnage
Hamlet pour en arriver à l'analyse des processus inconscients à
l'oeuvre dans l'activité créatrice, dans le fantasmer
(phantasieren) de l'écrivain.
Freud explique également le rôle de la dimension
formelle de l'oeuvre d'art. Nous avons vu que la psychanalyse freudienne
stipulait que le contenu de l'oeuvre primait sur sa forme. Freud poursuit ici
sa réfutation des thèses de l'esthétique kantienne sur le
désintéressement propre à l'émotion
esthétique de la contemplation de l'oeuvre d'art. Ce n'est nullement un
hasard pour Freud si l'oeuvre d'art a cette capacité de plaire
universellement. Le fait qu'il s'agisse d'une belle oeuvre d'art n'offre qu'une
prime d'appât . Ce qui, en dernier ressort, suscite le plaisir dans la
confrontation à l'oeuvre d'art, ce sont les soubassements inconscients
constitutifs de son contenu profond. A ses détracteurs qui estimaient
que la prise de connaissance des hypothèses issues de la psychanalyse
appliquée risquaient d'amoindrir le plaisir ressenti au contact de
l'oeuvre, Freud répond :
Il ne s'est pas produit que la jouissance tirée de
l'oeuvre d'art soit gâchée par la compréhension analytique
ainsi obtenue. .
Par opposition, Freud prévient également que la
psychanalyse appliquée n'a en aucun cas pour but d'apporter au profane
des solutions aux deux problèmes, qui sont vraisemblablement ceux qui
l'intéressent le plus , à savoir celui du don artistique et
celui de la technique artistique .
Chaque individu, un minimum névrosé, peut se
reconnaître dans le prince danois et prend du plaisir à être
ainsi héroïsé, élevé au rang de grand
personnage littéraire de la modernité par le fondateur de la
psychanalyse. Freud ramène les petites névroses modernes à
des grands mythes, à la grande littérature et à
l'épopée de l'humanité. Freud alimente ainsi notre
hybris, il nous flatte peut-être sans s'en rendre compte en nous
faisant l'égal d'Hamlet, peut-être pour compenser cette blessure
narcissique qu'il avait infligée au préalable à
l'humanité en mettant au jour le fait que le moi n'était plus le
maître en sa propre demeure.
Tandis que Freud semble se focaliser davantage sur le
personnage et l'auteur, notons que Lacan s'intéresse tout
particulièrement à la lettre du texte shakespearien, à la
pièce Hamlet.
Qu'on me donne mon désir! Tel est le sens que je vous
ai dit qu'avait Hamlet pour tous ceux, critiques, acteurs, ou
spectateurs, qui s'en emparent. [...] s'il en est ainsi, c'est en raison de
l'exceptionnelle, de la géniale rigueur structurale où le
thème d'Hamlet en
arrive dans cette pièce 336.
c) Lire l'être humain en général
à travers Hamlet.
Tous les vrais romanciers sont à l'écoute de
cette sagesse supra-
personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours
un
peu plus intelligents que leurs auteurs.
337.
336. Jacques Lacan, Le désir et son
interprétation , op. cit., p. 345.
337. Milan Kundera, L'art du roman, Gallimard, folio,
Paris, 1995.
128
La tragédie qui est vraiment la nôtre propre,
celle d'Hamlet, celle sur laquelle je me suis longuement livré au
repérage de la place comme telle du désir, désignant par
là ceci qui a pu paraître étrange jusque-là que,
très exactement, chacun y ait pu lire le sien. 338.
Lacan, dans son Séminaire Le transfert dans sa
disparité subjective, sa prétendue situation, ses excursions
techniques. parle du drame originel de l'homme moderne, d'Hamlet 339.
La méthode psychanalytique ainsi appliquée
à Hamlet donne des clefs pour résoudre les
problèmes psychologiques posés par les mobiles obscurs de
l'action et du désir humains.
Peut-on psychanalyser les hommes à travers cette
oeuvre, ses personnages et son auteur?
Tout être humain peut reconnaître son histoire
personnelle dans le mythe et la tragédie, qui ne sont que l' expression
impersonnelle et collective 340
de quelque chose que chaque individu peut éprouver
subjectivement. L'histoire infantile subjective, grâce à
Hamlet, trouve la possibilité de revêtir une dimension
explicite et universelle. Ceci permet à chacun (au niveau
ontogénétique) de mieux comprendre certaines tendances
présentes de manière latente.
La légende d'Hamlet et sa reprise shakespearienne sont
l'expression d'un désir réalisé, malgré la force du
refoulement (qui a progressé depuis l'époque
du mythe oedipien et de son expression dans la tragédie de
Sophocle), désir
enfoui universellement dans toutes les subjectivités
particulières, à tel point qu'on peut parler d'une
subjectivité de l'humanité . Starobinski parle des
rapports entre Hamlet et ×dipe en termes d'objectivation de
la subjectivité
et de subjectivation du mythe. La progression séculaire
du refoulement transparaît avec une certaine acuité à
la lecture psychanalytique d'Hamlet. Les
désirs inconscients n'étaient pas si voilés
dans ×dipe roi. Freud explique ceci
par le fait que la tragédie sophocléenne avait vu
le jour à une époque où le refoulement n'était
pas encore la loi générale et la norme historique de
l'espèce
humaine (du point de vue phylogénétique). C'est
désormais le cas à l'époque de Shakespeare, c'est pourquoi
la tragédie d'Hamlet est exemplaire de l'avènement de la
subjectivité moderne et de ses inhibitions dues à l'importance
que le refoulement a désormais au sein des mécanismes psychiques
de l'être humain.
Freud s'identifie régulièrement à
Shakespeare par son aptitude à mettre au jour les symptômes d'un
fait humain universel refoulé. Freud insiste sur l'attrait
universel pour Hamlet qui parvient à
littéralement séduire les publics les plus
divers. Il en trouve la raison dans le fait qu'Hamlet
mobiliseraitun thème pro- fond touchant les profondeurs de
l'humanité. Ainsi, Hamlet est surnommé par
Jones sphinx de la littérature moderne , de la
même manière que le sphinx de Thèbes était celui de
la littérature antique. Le conflit d'Hamlet trouve un écho dans
la psyché des spectateurs, bien qu'ils ignorent les sources du conflit
qui a fait naître en eux ces émotions. Hamlet, comme tout homme
civilisé, est
338.
Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XV L'acte
psychanalytique , leçon du 06-12-1967.
339. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VIII :
Le transfert, Seuil, Le Champ Freudien, Paris, 2001, Leçon du
03-05-1961, p. 277.
340. Jean Starobinski, op. cit.
129
travaillé par des pulsions associées à
une culpabilité d'origine incestueuse. Tout homme possède une
conscience donc tout homme est un lâche selon le raisonnement d'Hamlet :
traduit en termes psychanalytiques, ceci veut dire que tout homme
répugne à l'exploration en profondeur de son âme.
L'étude de la névrose d'Hamlet, comme l'étude des
névroses en général, permettrait de connaître les
mobiles fondamentaux qui mènent les hommes. C'est dans la perspective
d'illustrer des modèles de comportement universels que Freud invoque
Hamlet.
La tendance commune à sacraliser l'oeuvre
littéraire et l'écrivain ne rend pas justice à la
création littéraire car, à vouloir à tout prix
préserver le mystère de l'oeuvre, on risque de passer à
côté de bien des aspects de celle-ci, qui mériteraient
pourtant d'être éclairés par une lumière plus vive
? afin de rendre plus profonde sa résonance . Nous risquons
également d'oublier que l'auteur est un homme comme nous et qu'il est
absurde ?? d' affirmer de tous les grands poètes qu'ils siègent
dans un ciel à part au-delà de l'humanité,
échappant comme par miracle à la condition d'homme, au lieu
d'être des miroirs d'élection où cette condition d'homme
[...] trouve à se refléter ??.
Si nous sommes émus par une pièce de
théâtre, ce n'est pas en raison de ce qu'elle représente
d'efforts difficiles, ni de ce qu'à son insu un auteur y laisse passer,
c'est en raison, je le répète, de la place qu'elle nous offre,
par les dimensions de son développement, pour y loger ce qui est en nous
recelé, à savoir notre propre rapport à notre propre
désir. Si cette possibilité nous est ouverte d'une façon
éminente par Hamlet, ce n'est pas parce que Shakespeare est
pris à ce moment-là dans un drame personnel, c'est parce que
cette pièce réalise et, par certains côtés, au
maximum la superposition de dimensions, de plans ordonnés, qui est
nécessaire à donner sa place à ce qui est en nous, pour
que ce drame vienne y retentir. ?
3) Une position subtile et nuancée : Hamlet n'est
pas réductible à ×dipe mais il est une figure oedipienne
paradigmatique.
Notons que dans une de ses lettres à Fliess, Freud fait
l'hypothèse que le refoulement de l'hystérique partirait du
féminin pour se diriger vers le masculin. Et si le refoulement partait
du personnage d'Ophélie plutôt que de celui de Ger-
trude dans le cas d'Hamlet?
Même au sein du cercle freudien, les psychanalystes ne
sont pas d'accord sur l'importance qu'il faut accorder aux composantes
oedipiennes chez Hamlet.
On a reproché à Freud, nous l'avons vu,
d'accorder une importance sur-puissante au Père et d'y voir le principal
générateur des névroses. Otto Rank
341. Michel Leiris, note à Jean-Paul Sartre,
Baudelaire, Gallimard, folio essais, Paris, 1988.
342. Ceci est d'ailleurs à l'origine de bien des
égarements : une sorte de vouloir-ne-pas-savoir qui refuse de comprendre
les mécanismes profonds de l'÷uvre et qui s'en tient à
vénérer son aura.
343. ibid.
344. Jacques Lacan, Séminaire Le désir et son
interprétation , op. cit., p. 325.
130
reprochera à Freud et à Jones d'avoir beaucoup
trop centré leur analyse d'Ham-let sur la figure du père. La
composante oedipienne essentielle à ses yeux dans la pièce de
Shakespeare est bien plutôt l'inceste. Lacan insistera aussi sur ce point
en développant l'analyse du personnage de la mère d'Hamlet. En
effet, ce qui compte dans Hamlet, bien plus que de comprendre pourquoi
l'accomplissement de la vengeance ordonnée par le spectre est
ajournée jusqu'à la scène finale et d'expliquer ceci par
la dimension oedipienne du parricide, c'est de s'intéresser au
désir de la mère comme à ce qui freine inconsciemment le
prince danois. L'inhibition d'Hamlet n'est pas tant liée aux voeux
inconscients de meurtre du père qu'au désir impétueux et
obscène de la mère.
Si de tels désaccords ont pu voir le jour à
l'intérieur même du champ psychanalytique, cela veut-il dire
qu'Hamlet résiste, envers et contre tout, à toute
ten-
tative de récupération psychanalytique?
III- Résistances de Hamlet et fantasmes de
l'analyste... Délire, désir et machine interprétative.
Certes, toute oeuvre maîtresse révèle
à un examen plus approfondi des trésors cachés : c'est la
raison même des réflexions infinies auxquelles donnent lieu les
grandes productions culturelles. Mais dans le cas d'Hamlet cette
opacité, cette résistance de l'oeuvre à notre
compréhension est au premier plan. Autrement dit le travail de
rationalisation qui se fait spontanément en nous, habituellement, pour
nous fournir une explication - évidemment fausse mais néanmoins
apaisante - de ce qui nous a touché, est ici en échec. Le
spectateur, le lecteur, voire le critique se trouvent eux-mêmes
hamlétisés . Car de même qu'Hamlet est le premier à
s'interroger sur les motifs qui l'empêchent d'agir et parfois le poussent
à ne pas agir, motifs qui resteront sans réponse jusqu'au bout de
la tragédie, de même le spectateur, le lecteur, voire le critique
vont chercher, nouveaux Hamlets, la réponse à ce mystère.
??.
André Green fait un parallèle entre le
délire et la théorie freudienne qui tous deux contiennent un
noyau de vérité et ceux malgré [leurs]
inévitables déformations ??. L'analyste, comme le
délirant, veulent tout analyser, tout rationaliser, ce qui revient
à utiliser le mécanisme de la projection comme défense. Le
but est de sauver son propre pouvoir interprétatif par le processus
consistant à rationaliser ses propres interprétations, sans tenir
compte de leur
exactitude ou de leur inexactitude.
Bien plus, Deleuze identifiait désir et délire.
Le désir freudien d'analyser Hamlet le conduit-il à
délirer?
D'autre part, si Freud peut être considéré
comme un écrivain, alors son
oeuvre est-elle une sublimation?
345. André Green, Hamlet et Hamlet, une
interprétation psychanalytique de la représentation,
Balland, 1982, Mayenne, p. 14.
346. André Green, La folie privée, op.
cit., p. 192.
131
Dans son essai La folie privée347,
Green montre que le fantasme prend le relais sur la réalisation
hallucinatoire du désir. Le transfert pose une limite au modèle
idéal de l'analyse des processus inconscients. C'est peut-être ce
qui limite radicalement la tentative freudienne d'interprétation, d'
analyse de l'inconscient d'Hamlet : le fait que des processus de transfert et
de contre-transfert entre Freud-analyste-analysant et
Hamlet-analysé-analyste entrent en jeu. Il n'est désormais plus
possible de rêver d'une méthode pure d'étude des processus
inconscients, dès lors que l'analysant vient troubler la pureté
de l'analyse. C'est pourquoi, on peut parler d'une mésalliance entre
l'analyste et l'analysant.
Pourtant, le transfert reste le moteur de la cure. C'est
d'ailleurs pourquoi selon Freud les psychotiques sont inanalysables,
étant incapables de transfert.
1) Une démarche scientifique faussée par un
lien trop étroit et personnel entre Freud et Hamlet?
Dans un premier temps, Freud voit en Hamlet un
hystérique puis son analyse du personnage évolue au fur et
à mesure que la psychanalyse évolue. Par crainte qu'Hamlet ne lui
échappe, Freud ne chercherait-il pas toujours à accorder ce
personnage qui le hante à l'actualité de ses recherches? Plus
profondément, le rapport intime qu'entretenait Freud avec l'oeuvre de
Shakespeare n'aurait-il pas tendance à fausser la démarche
à prétention scientifique? Les désirs inconscients de
Freud et la machine paranoïaque (qui est aussi machine désirante)
viennent s'immiscer entre la volonté consciente d'objectivité
scientifique
et l'objet d'étude Hamlet.
Dans sa correspondance avec Fliess, Freud fait implicitement
un parallèle entre Hamlet (oeuvre charnière à la
date incertaine, entre deux siècles : 1599-1603) et son
Interprétation du rêve (aussi à cheval entre deux
siècles), les deux ouvrages ayant été écrits peu
après la mort du père de leur auteur.
Plutôt que de dire à la suite d'André
Green que Hamlet, création de Shakespeare, fait apparaître le
spectre de Shakespeare à travers Hamlet 348, nous
pourrions avancer la chose suivante : aux yeux de Freud, Hamlet fait
apparaître son propre spectre. Ainsi nous pourrions lire les passages
où Freud aborde Hamlet comme la révélation de la
présence spectrale de Freud lui-même à travers son
interprétation du personnage fictif.
Nous l'avons vu, Hamlet est comme un miroir dans
lequel vient se refléter le psychisme de tout être humain, y
compris celui du fondateur de la psychanalyse. Pourtant, ne serait-il pas plus
juste de dire que Freud a cru voir dans Hamlet une valeur universelle
parce qu'il s'agissait avant tout d'un miroir tendu à sa propre
âme? Freud paraît en effet impliqué personnellement dans sa
lecture d'Hamlet, ne serait-ce que par la sélection qu'il
opère de certains passages dans le texte. Carmelo Bene avait
souhaité faire un Hamlet de moins 349, en procédant
par amputation à partir de la trame shakespearienne. On pourrait
considérer le travail opéré par Freud sur Hamlet
comme
347. André Green, op. cit.
348. André Green, Hamlet et Hamlet, op. cit., p.
41.
349. Un Amleto di meno , Italie, 1973, réalisation,
direction et scénario de Carmelo Bene.
132
une entreprise similaire d'amputation. Freud se focalise sur
ce qui le touche en propre et ignore totalement de nombreux
éléments de la pièce de Shakespeare lorsqu'il
l'appréhende à travers le prisme analytique. Le personnage
d'Ophélie, nous le verrons, est relégué entièrement
au second plan, dans l'ombre d'Hamlet.
Il est amusant de repérer dans la correspondance de
Freud avec Fliess, dans la fameuse lettre du 15 octobre 1897 introduisant le
complexe d'×dipe et son lien intrinsèque avec
Hamlet??, un lapsus calami?? où
Laërte, sous la plume de Freud, prend la place de Polonius derrière
le rideau lors de la scène 4 de l'acte III ???. Hamlet vient
résonner à la manière d'un symptôme dans le discours
de freudien. Hamlet semble posséder un certain pouvoir de
castration sur Freud. Bien plus qu'à celui d'Hamlet, il semble
qu'Hamlet renvoie au roman familial de Freud lui-même, ce que ce
dernier ne manque pas de reconnaître ???.
De la même manière que Delacroix, dans sa
variation autour du thème ham-létien, s'est dépeint
lui-même dans un Autoportrait en Hamlet , Freud nous livre une sorte
d'autobiographie en Hamlet, par le biais de son oeuvre. Inversement, Hamlet
nous apparaît comme un Hamlet freudien et non plus comme l'Hamlet de
Shakespeare. Il y a un peu de Freud dans cet Hamlet qu'il évoque et
qui le hante et beaucoup d'Hamlet dans Freud.
Freud ne se contente pas de répéter le
thème hamlétien. Sa répétition s'accompagne d'une
modification propre à toute opération de sublimation. L'oeuvre
freudienne peut être comprise comme une oeuvre littéraire et peut
dès lors être analysée elle-même sous l'angle de la
sublimation. Freud a besoin de faire ce transfert sur la figure
d'Hamlet-analyste pour mener à bien la suite de son auto-analyse. La
relation entre Freud et Hamlet ne puise pas sa source dans une situation
effective mais dans les relations infantiles de Freud-analysant
(analyste-analysé). Il le reconnaît lui-même.
D'une part, il ne s'agit pas de considérer Hamlet comme
une personne réelle. D'autre part, les désirs inconscients qu'il
prête à Hamlet sont exactement ceux qu'il a pu constater dans son
auto-analyse et tout particulièrement dans l'analyse de ses propres
rêves. Le transfert est apparent et à demi avoué dès
la fameuse lettre à Fliess du 15 octobre 1897. Freud, en ce sens, ferait
un transfert sur Hamlet, transfert qui mobiliserait non seulement des
éléments du passé, mais également des
éléments du présent et de l'avenir.
Freud se sent proche de Shakespeare ou du moins de l'auteur
d'Hamlet. Il met en évidence, nous l'avons vu, le fait que
l'écriture d'Hamlet suit de peu la mort du père de
Shakespeare. De même Freud qui est alors en train de
350. Sigmund Freud, Lettre 142, op. cit., p.
342-346.
351. Une erreur commise en écrivant,
phénomène qui consiste à substituer une chose à une
autre, rapporté par Freud à une formation de l'inconscient. Voir
Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Petite
bibliothèque Payot, Paris, 2001.
352. Il s'agit de la scène entre Hamlet et sa
mère ayant lieu dans la chambre à coucher de celle-ci, juste
après la fameuse scène dans la scène dite play-scene .
Polonius se cachait derrière une tenture afin d'observer Hamlet et ce
dernier, se sachant espionné et prétendant croire - ou croyant
réellement - qu'il s'agissait du roi Claudius, le tue de sang froid d'un
coup de dague.
353. Freud explique cette tendance à substituer le nom
du frère au nom du père dans Psychopathologie de la vie
quotidienne, op. cit., p. 276.
133
travailler sur L'interprétation du rêve
vient de perdre son père. Freud manifestera jusqu'au bout ce
sentiment d'une connivence avec l'auteur d'Hamlet et ce, peu importe
son identité et sa biographie effectives. Freud suivra de près
les débats autour de l'identité de Shakespeare, sans que cela
fasse changer d'un iota l'importance qu'il octroie à la figure de
l'auteur dans la compréhension psychanalytique de l'oeuvre. Il tenait
effectivement, jusqu'au bout, à maintenir le parallèle
dressé entre l'inconscient du héros et l'inconscient de l'auteur,
le second conditionnant le premier.
Par ailleurs, il refusera toujours l'explication de l'oeuvre
par le génie artistique. L'affection toute particulière de Freud
pour le prince danois semblait découler de cette proximité qu'il
ressentait entre lui et Shakespeare. On peut penser que Freud se sentait membre
avec Shakespeare d'une certaine communauté spirituelle dans le choix de
et la sensibilité à certains thèmes, et d'une certaine
communauté de vécu, se caractérisant par une façon
similaire de traverser le deuil vis-à-vis du père par le biais de
l'écriture d'une oeuvre décisive.
Hamlet tout comme L'interprétation du
rêve apparaissent dès lors comme des symptômes
réactionnels à la mort du père, le traumatisme vécu
réveillant les sensations de l'enfance. Rappelons que pour Freud la mort
du père est l'événement le plus significatif dans la vie
d'un homme, la perte la plus radicale . Il est amusant de voir que Freud se
faisait le reproche (ou peut-être regrettait-il de ne pas avoir choisi la
voie de l'écriture littéraire au lieu de celle de la science?)
d'aborder ces objets d'étude à la manière d'un
poète et non d'un chercheur, d'un scientifique.
Freud articule les expériences récentes de sa
propre vie avec sa découverte majeure, à savoir la
conictualité oedipienne et son lien avec la culpabilité
hamlétienne. La perte de son père a refait surgir des sentiments
remontant à la prime enfance. Freud s'imagine donc, qu'au moins
inconsciemment, Shakespeare, lorsqu'il écrit Hamlet peu
après la mort de son père, réactualise des désirs
refoulés apparus lorsqu'il était enfant. Dans cette perspective,
Hamlet et L'interprétation du rêve apparaissent
comme des oeuvres permettant la traversée du passage de la figure du
fils coupable des péchés du père à la figure d'un
père d'une descendance, ou en l'occurrence du créateur d'une
grande oeuvre. Hamlet n'étant qu'un personnage et non un individu
réel, il ne peut accomplir cette traversée et reste coupable
jusqu'à la fin. La mort d'Ophélie signe sa propre mort. Le rejet
de la jeune femme qui l'a précédé montre qu'Hamlet a
renoncé à sa propre descendance pour rester cette exemplification
de la culpabilité d'un fils qui porte les péchés de son
défunt père comme s'ils étaient les siens. De la
même manière, Hamlet enjoindra Ophélie à se souvenir
de tous ses péchés :
The fair Ophelia! Nymph, in thy orisons
Be all my sins remember'd. ??.
354. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 88-89 :
La belle Ophélie! Nymphe, dans tes prières,
Souviens-toi de tous mes péchés. .
134
Ophélie ne supportera pas cette hantise
hamlétienne, ces revenants de la mémoire d'Hamlet,
contrairement à Freud, et elle choisira une autre voie que celle
consistant, comme Hamlet, à se courber sous le poids des rejetons du
refoulé oedipien : comme nous le verrons dans la troisième
partie, elle choisira la voie de la déterritorialisation par rapport au
codage oedipien, la voie de la différence schizo, la voie du
délire où se manifestent inconscient et désir machiniques,
et la voie du devenir-végétal, du devenir-eau, du
devenir-monde.
Se dessine alors, ainsi que l'a suggéré
Henriette Michaud dans son essai sur Freud et Shakespeare, toute une conception
de l'oeuvre, en l'occurrence du chef-d'oeuvre, comme dépassement du
deuil vis-à-vis du père. Faire oeuvre, c'est en quelque
façon être père de son oeuvre et donc s'inscrire dans le
mouvement de la filiation à son tour. L'oeuvre apparaît ainsi dans
sa fonction thérapeutique comme l'équivalent d'une formation de
compromis, tout comme la représentation théâtrale de la
pièce de Shakespeare pouvait, à certains égards,
revêtir les mêmes attributions que la cure analytique. Freud
s'intéresse à l'énigme de la création en ce sens
qu'il est attentif au rapport entre l'oeuvre et son auteur. La matière
de la création a également son importance, de même que les
effets de vérité qu'elle induit à la fois sur l'auteur, le
lecteur, le critique et le public.
Sa propre expérience, que Freud estime analogue
à celle de l'auteur d'Hamlet, est le déclencheur de ce
qu'il ressent comme une lucidité supérieure, celle qui le fera
lire dans la pièce de Sophocle une configuration psychique susceptible
d'être universalisée. Freud dit lui-même que la
métapsychologie, qu'il qualifie par ailleurs de sorcière , se
situe à mi-chemin entre la littérature (la poésie, la
Dichtung) et la recherche scientifique (la Forschung), et
qu'elle jette dans l'obscurité quelques rayons de lumière vers
l'espace de ces choses entre le ciel et la terre que la philosophie ne peut
même pas rêver . ???.
La Traumdeutung, sur le plan du savoir, veut
être l'équivalent de ce que fut Hamlet dans le
développement de l'oeuvre théâtrale de Shakespeare. Le
poète est un rêveur qui ne s'est pas analysé, mais qui a
néanmoins abréagi dramatiquement; Freud est un Shakes-
peare qui s'est analysé. ???
L'interprétation psychanalytique d'une oeuvre
littéraire implique un investissement (affectif) personnel :
après s'être identifié à Hamlet suite à la
mort de son père, Freud s'identifie plus tard au personnage du roi Lear
(Freud avait également trois filles) dans Le motif du choix entre
les coffrets (1913) ???.
Dans le cadre de l'interprétation freudienne d'Hamlet,
il est clair que le facteur personnel a une fonction organisatrice. Les
contributions de Freud à l'entreprise, devenue séculaire,
d'interprétation d'Hamlet interfèrent avec son his-
toire personnelle.
La lecture psychanalytique, étant une reconstruction,
se distingue de la biographie ordinaire qui se base sur une
vérité matérielle incommensurable avec la
355. Henriette Michaud, op. cit., p. 59.
356. Jean Starbinski, op. cit., p. XVI.
357. Sigmund Freud, Le motif du choix entre les coffrets
(1913), Écrits philosophiques et littéraires,
op. cit., p. 1121-1131.
135
vérité analytique. La vérité
poétique est encore toute autre. Il y a une fonction Shakespeare chez
Freud, comme l'a bien montré Henriette Michaud. Freud construit son
propre Shakespeare et donc son propre Hamlet en reconstruisant, d'une
part, l'histoire individuelle de son auteur présumé et, d'autre
part, une sorte de romantisation familiale du personnage fictif,
antérieure au début de
l'action théâtrale.
Un discours de la méthode psychanalytique ???
applicable, de manière mécanique, à tout texte
littéraire n'est pas envisageable. Il convient de statuer au cas par
cas. Les mots d'un personnage littéraire sollicités dans un
ouvrage théorique ne sont jamais de pures et simples illustrations.
À travers l'÷uvre freudienne, le personnage conceptuel d'Hamlet
énonce la pensée du fondateur
de la psychanalyse.
2) Quelle plus-value de sens la psychanalyse apporte-t-elle
par rapport à ce qui est déjà contenu dans les intuitions
fulgurantes du poète?
Si l'écrivain connaît (intuitivement) par avance
ce que la psychanalyse peine à découvrir, qu'est-ce que le
psychanalyste pourrait dire de plus sur Hamlet que ce que l'auteur
nous en dévoile?
On a pu suspecter la psychanalyse appliquée à la
littérature de rapprocher à tel point psychanalyse et
littérature que leurs objets respectifs venaient à être
confondus. Or, Freud refuse catégoriquement une telle confusion entre
psycha-
nalyse et littérature ???.
Hamlet, sphinge de la littérature, sphinge de
la psychanalyse. Hamlet est celui qui pose une énigme à
×dipe, celui qui vient interroger le fondement même de toute la
psychanalyse et par qui l'analyste, confronté à luH, se mue en
analysant-analysé.
Freud essaie-t-il de réparer les
dégâts causés par la blessure narcissique que la
psychanalyse a infligé au moi, en flattant son lecteur,
en en faisant un noble prince?
L'hypothèse analogique ou métaphorique : Ne
serait-ce pas comme... Pour Freud, l'énigme, le sphinx, c'est
l'hystérie, c'est la névrose. Hamlet, qui dès le
début de la pièce parle en énigmes (énigmes
intentionnelles, doubles et triples sens, d'abord déchiffrables, puis
indéchiffrables par leur accumulation même), s'offre, comme en
première ligne, à toutes les tentatives d'interprétation
qui visent à travers lui la névrose dont il est l'emblème.
Il est, après Freud lui-même, le second sujet
d'expérimentation. Expérimentation qui, au lieu de s'effectuer
in anima vili, s'applique in anima
358. Paul-Laurent Assoun, Littérature et
psychanalyse, op. cit.
359. Ceci est rappelé par Jean-Bertrand Pontalis et
Edmundo Gomez Mango, op. cit.
360. Jean Starbinski, op. cit., p. XXXIII- XXXIV.
361. Sigmund Freud, Psychologie collective et analyse du
moi, Payt, Paris, 1962, chap. 12.
136
nbili. Il en restera quelque chose dans la
psychanalyse, chaque névrosé devenant un prince de Danemark, ce
qui est parfois trop d'honneur. 360.
Hamlet apparaît en effet, nous y reviendrons, comme un
sujet d'expérimentation sur un pied d'égalité avec Freud
lui-même, bien plus, nous l'avons vu, que
comme un objet d'interprétation.
La concentration sur le mythe créé autour du
héros Hamlet est une manière de se délester d'une
culpabilité universelle. Hamlet, portant tout le poids de la
culpabilité des hommes face au désir du parricide et de
l'inceste, permet par là même aux hommes de continuer à
vivre dans le mensonge originaire. D'autre part, l'histoire d'Hamlet
étant héroïsée, il est loisible pour le
lecteur-spectateur de faire comme s'il ne se doutait de rien, et
peut-être est-ce réellement le cas, du moins consciemment.
La création d'Hamlet est la façon qu'a
trouvé Shakespeare d' infléchir la réalité dans le
sens de son désir 361 . Le poète agit par le vecteur que
représentent les mots de l'oeuvre. Pour lui dire, c'est faire ,
pourrait-on parodier. C'est en ce sens que la fiction permet paradoxalement un
retour dans la réalité. Le passage du mythe littéraire au
dogme scientifique peut s'expliquer de la sorte. Ce qui est caché dans
l'oeuvre ( son mystère, son secret) est énoncé sans
détour par la psychanalyse. Ainsi la psychanalyse construit un mythe
scientifique . L'oeuvre littéraire offre une méthode au sens
étymologique de voix et de cheminement, un préliminaire, un
prolégomène, une propédeutique à la psychanalyse.
La littérature a déjà pré-écrit le discours
psychanalytique. Ceci n'est pas contradictoire avec l'idée que Freud
procède avec Hamlet comme s'il faisait une
réécriture d'un thème déjà écrit.
Hamlet peut être conçu comme un échantillon de
pré-écriture psychanalytique de même que la lecture
psychanalytique que fait Freud d'Hamlet peut être conçue
comme une réécriture psychanalytique du texte shakespearien
(lui-même étant une réécriture de la légende
nordique, pris dans un processus de mise en abyme vertigineux).
Penser en psychanalyste c'est se ressouvenir de ce qui
était déjà inconsciemment présent dans le discours
des poètes. La différence entre la psychanalyse et la
littérature réside dans la méthode employée pour
traiter un même objet depuis les mêmes sources. C'est tout le
problème que pose d'emblée Freud lorsqu'il aborde pour la
première fois le lien entre Hamlet et ×dipe. La psychanalyse
cherche des lois qui régissent l'activité inconsciente et le
traitement susceptible de réprimer le symptôme pathologique
lié au refoulement. L'écrivain met en acte, c'est-à-dire
en mots, cet inconscient, il l'exprime, à son insu peut-être, dans
ses oeuvre et ne tâche ni d'étouffer les désirs insus qui
sourdent de l'écriture même, ni de résoudre les conflits
inconscients qui sous-tendent cette même oeuvre (car ces
paramètres sont justement ce qui rend possible l'oeuvre en tant
que telle).
Même si l'analyse, faite par les écrivains dans
leurs oeuvres, puise dans les mêmes matériaux inconscients bruts,
le psychanalyste a tout à gagner à repartir à nouveau du
remodelage opéré par l'écrivain à partir de ce
matériau brut comme s'il s'agissait d'un nouveau matériau ayant
subi un travail d'élaboration
137
secondaire, comme dans le rêve, et devenu par là
même d'autant plus enrichissant pour le psychanalyste. L'apport de
l'écrivain est si hautement estimable pour Freud qu'il ne semble pouvoir
s'en passer et qu'il n'hésite pas à recourir à des
citations de ces auteurs de prédilection, comme si ces derniers lui
avaient mis à disposition leurs fulgurances afin de lui épargner
des tâtonnements supplémentaires sur le chemin de la
découverte des processus à l'oeuvre dans la psyché
humaine. Il est évident que Freud se sent membre d'une communauté
des esprits similaire à celle que dépeignait
Sénèque. La psychanalyse trouverait une source fiable dans la
parole des poètes qui, s'ils font une oeuvre fictive, inventée et
donc mensongère par définition, ne le font pas moins de
manière bien plus vraie que n'importe quel élément
accessible à l'expérience clinique.
La clinique de la littérature la clinique d'Hamlet
semble bien plus intéresser Freud qui se plaignait volontiers de
son expérience de ce qu'il considérait comme un fardeau
inévitable, à savoir la clinique thérapeutique des
patients réel. La clinique littéraire est d'ailleurs davantage
estimée pour ses résultats que la clinique thérapeutique,
du moins celle exercée en institution, Freud considérant que son
travail en cabinet était bien plus enrichissant, même si les
apports critiques semblent parfois moins fulgurants et plus laborieux que ceux
acquis par le biais de la clinique littéraire. Les lois de l'inconscient
traverse l'oeuvre littéraire comme elles régissent le psychisme
humain. L'analyse de l'oeuvre littéraire permet un gain certain par
rapport à l'observation scientifique aux yeux de Freud. Les figures, les
caractères et les motifs présents dans l'oeuvre fonctionnent de
fait comme des vignettes cliniques [. . .] justement parce que le
symptôme inconscient contient une tragédie de caractère en
puissance! 362.
Hamlet, la psychanalyse et l'anamnèse.
Nous pouvons mettre en parallèle trois formes de discours dans
Hamlet, qui ont sûrement beaucoup inspirés Freud dans sa propre
conception des mécanismes du ressouvenir des éléments du
passé, durant la cure analytique.
En premier lieu, nous avons le discours d'Hamlet à
Ophélie, qui est une injonction à se souvenir de tous ses
péchés, comme nous l'avons vu :
Nymph, in thy orisons,
Be all my sins rememb'red. 363
Ensuite, nous avons le discours du Spectre, ce même
discours qui pèse sur le personnage d'Hamlet durant toute la
durée de l'action :
Remember me 364.
Enfin, nous avons le discours d'Ophélie qui propose des
fleurs incitant à se souvenir :
362. Paul-Laurent Assun, Littérature et psychanalyse,
op. cit., p.210.
363.
William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 88-89.
364.
William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 91.
138
There's rosemary, that's for remembrance
365.
Toutes ces formes du discours shakespeariens sont une
exhortation à l'effort de remémoration, de ressouvenir, des
incitations à l'anamnèse. De même, le psychanalyse permet
au patient de se remémorer ce qui était enfoui.
3) Surdétermination des signes et
surinterprétation : Et si Hamlet était
irrécupérable?
La psychanalyse appliquée à Hamlet
est-elle une forme d'extrapolation, de divagation ou encore de
délire interprétatif ? Les mots d'Hamlet, les mots de Shakespeare
renvoient-ils aux maux d'Hamlet et aux maux de Shakespeare, ou bien ne
renvoient-ils à rien d'autre qu'à leur pure et simple
littéralité?
Il convient de distinguer en psychanalyse la
surinterprétation de la surdétermination. Jean Bellemin-Noël
définit la surdétermination comme le fait qu'une formation
renvoie à des éléments inconscients multiples qui peuvent
s'organiser en des séquences significatives différentes, dont
chacune, à un certain niveau d'interprétation, possède sa
cohérence propre . Par contraste, la surin-terprétation est une
interprétation qui se dégage secondairement alors qu'une
première interprétation cohérente et apparemment
complète a pu être fournie. La surinterprétation trouve sa
raison d'être essentielle dans la surdétermina-
tion. .
S'il est un phénomène que Freud reconnaît
voire revendique dans le cas de son approche d'Hamlet, et plus
généralement dans toute tentative psychanalytique
d'appréhension d'une oeuvre littéraire, c'est bien la
surinterprétation.
De même, au reste, que tout symptôme
névrotique, comme le rêve lui-même, est susceptible d'une
surinterprétation, et la requiert même pour être
complètement compris, de même toute création
poétique authentique a procédé à partir de plus
d'un seul motif et d'une seule incitation dans l'âme du poète, et
autorisera plus d'une
interprétation. 366.
Et si le psychanalyste se trouvait en proie à son
propre désir, ou, ce qui revient au même, et s'il délirait,
lorsqu'il interprète Hamlet?
Dans un article du Magazine littéraire
367, Stéphane Legrand remet en perspective
les rapports entre Hamlet et la psychanalyse. Hamlet est pour
lui une
365.
William Shakespeare, Hamlet, IV, 5, 167.
366. Sigmund Freud, L'interprétation du
rêve, op. cit., p. 265-266 (passage intégré au corps
du texte à partir de 1914 mais qui était initialement une note de
bas de page lors de la première édition) .
367. Stéphane Legrand, art. Dans le cabinet d'Hamlet
, Le Magazine littéraire, juin 2014, n?544, p.54-55.
139
pièce qui remet constamment en cause les
subjectivités et accule au délire, les commentateurs analysent
moins Hamlet qu'ils ne sont analysés par lui .
Et si Hamlet était le complexe de la psychanalyse?
[...] Hamlet constituerait pour la psychanalyse, au coeur de son inconscient
théorique, un noeud insoluble de représentations et d'affects qui
ressurgit inlassablement comme symptôme. Et à chaque fois qu'un
psychanalyste lit Hamlet, c'est en réalité l'oeuvre qui
agit en lui et retourne sur lui le geste herméneutique [...]. De ce
point de vue, la pièce de Shakespeare illustrerait paradigmatiquement la
belle formule d'André Green sur l'oeuvre d'art : face à elle
l'analyste devient alors l'analysé du texte 368 . [...] Ce
tourbillon de vivre 369 dans lequel la pièce nous entraîne semble
avoir pour but d'empêcher toute fixation d'une position subjective ou
d'une temporalité assignable des crises traumatiques, et peut-être
est-ce pour cela que les psychanalystes, lorsqu'ils croient être en train
d'analyser Hamlet, s'allongent en fait sur le divan de Hamlet. Et,
depuis cette obscure posture inversée, ils
transfèrent...J'entends qu'ils ne cessent d'associer librement en
insérant Hamlet/Hamlet, le héros/la pièce, dans
l'écheveau de leurs propres fantasmes, et vont jusqu'à la
réécrire de fond en comble à l'image de leur désir.
Freud y voit son complexe d'×dipe . [...] En d'autres termes, ils
délirent. C'est que Hamlet, avant d'être un ensemble de
significations interprétables, est un dispositif à défaire
les positions subjectives. Ce n'est pas une histoire, c'est une machine. Une
machine à rendre fou. .
Hamlet apparaît d'ores et déjà comme une
machine infernale 370.
Le problème n'est pas la psychanalyse en
elle-même, mais toute méthodologie qui opère en plaquant
une grille d'interprétation sur un objet. Par exemple, une
interprétation du délire d'Ophélie de type dictionnaire
des symboles où chaque fleur, chaque élément
invoqué serait ramené à un symbole, à une clef de
compréhension, serait tout aussi néfaste qu'une application
rigide de la doctrine psychanalytique sur le texte de Shakespeare. Il vaut
envisager une certaine plasticité de la psychanalyse par rapport
à Hamlet si l'on veut comprendre ce qui se joue
réellement lorsque Freud s'attaque à ce monument de la
littérature mondiale. Il ne s'agit pas de tirer à tout prix une
signification à partir d'un matériau docile, fini et muet. Freud
le sait pertinemment, l'oeuvre à laquelle il a à faire ne se
laisse pas aisément dompter, elle est infinie par les possibles qu'elle
ouvre à son lecteur et elle ne cessera jamais de se taire même si
les mots qu'elle nous livre sont inscrits dans un matériau textuel
désormais stable (les éditions du Hamlet de Shakespeare
concordent depuis un certain moment pour reconnaître la
supériorité du second quarto Q2 sur le folio F et sur le premier
quarto Q1).
Freud le sait, la surinterprétation est
inévitable lorsqu'il s'agit des domaines d'application de la
psychanalyse, que ce soit le rêve, le symptôme névrotique
ou
368. André Green, La déliaisn, Les Belles
Lettres, Paris, 1992.
369. This mortal coil : voir William Shakespeare, Hamlet,
III, 1, 68.
370. Nous faisons ici allusion à la
réécriture faite par Jean Cocteau de l'histoire d'×dipe,
dans La Machine infernale, Larousse, coll. Petits classiques, Paris,
1998.
140
encore la création littéraire. La
surinterprétation est même une condition sine
qua non de leur pleine compréhension.
A la surinterprétation freudienne (et surtout à
l'usage qu'en fait Lacan en introduisant la notion de signifiant dans la
psychanalyse) on pourrait opposer dans une certaine mesure la
surdétermination deleuzo-guattarienne des signes. Alors que le signe
renvoie nécessairement par définition à d'autres signes et
ouvre à une multiplicité d'agencements inédits, le
signifiant freudien renvoie toujours aux déterminations familiales. La
surdétermination est synonyme de libération, de
déterritorialisation alors que la surinterprétation nous
ramène, peut-être bien malgré nous, au carcan
hamléto-oedipien et nous reterritorialise, en réinjectant du
papa-maman dans ce qui était agencement inédit de signes.
4) Une perspective intellectualiste qui ne tient pas compte
de la beauté de l'oeuvre?
Un ou deux amis m'ont reproché le fait que mon travail
sur Hamlet a diminué le plaisir esthétique que leur
procurait la pièce. Je ne peux m'empêcher de penser toutefois
qu'une meilleure compréhension de l'÷uvre de Shakespeare, de sa
profonde vérité, de sa constante justesse psychologique, de la
profondeur de son inspiration, ne peut qu'accroître
énormément le plaisir que nous prenons à
cette merveille. 371.
La perspective introduite par la psychanalyse appliquée
sur Hamlet risque-t-elle de produire une forme d'amoindrissement du
plaisir esthétique face à l'÷uvre?
Freud circonscrit d'emblée le domaine d'application de
la psychanalyse en ce qui concerne l'art. La dimension esthétique et
formelle ainsi que la question du don artistique, nous l'avons vu, sont
évacuées comme n'intéressant pas la psychanalyse.
Serait-ce précisément parce que ces aspects
résistent à l'outil psychanalytique? Les déclarations de
Freud à ce sujet n'apparaissent pas vraiment comme un aveu
d'incompétence de la part de la psychanalyse mais plutôt comme un
rejet de ces problèmes qui seraient l'affaire des métaphysiciens
et théoriciens de l'esthétique, vus comme des spéculations
vaines et dénuées d'intérêt scientifique.
La volonté de Freud de se démarquer de
l'esthétique et des discours traditionnels sur l'oeuvre d'art
conduit-elle pour autant à adopter une perspective cognitiviste, en
affirmant que seul le plaisir intellectuel découlant de la
compréhension de l'oeuvre compte? La question kantienne du plaisir
esthétique ( Est beau ce qui plaît universellement, sans concept
372) est jugée inapte à rendre compte
de ce qui se joue réellement dans l'expérience de l'oeuvre.
371. Ernest Jones, op. cit.
372. Immanuel Kant, Critique de la faculté de juger,
Critique du jugement (1790), Flammarion, GF, Paris, 2015.
141
Derrida, tout en ne cessant de souligner la pertinence
philosophique de la psychanalyse dans nombre de ses ouvrages, condamnera sa
dimension mé-tapsychologique comme désuète et inapte
à résister à l'examen critique ???.
Dans l'imaginaire populaire, la psychanalyse appliquée
est perçue comme une violence faite à l'oeuvre, une
véritable menace faite à l'autonomie de l'oeuvre, à la
liberté de l'auteur et du lecteur ainsi qu'à toute
idéalité. Par ailleurs, elle peut apparaître comme une
extrapolation hasardeuse.
La question saillante devient alors : quelles raisons peuvent
justifier l'application de la méthode psychanalytique à l'oeuvre
littéraire? De quel droit la psychanalyse se permet-elle de s'immiscer
indiscrètement dans la tragédie ?? ? Quelle
légitimité peut-il y avoir dans cette démarche?
Contrairement à l'analysant, l'oeuvre littéraire, telle qu'elle
se donne à l'analyste, ne dispose pas de cette liberté propre
à l'être humain.
Elle n'a à sa disposition aucun des droits qui rendent
l'analyse supportable. [...] L'oeuvre se présente dans un mutisme
obstiné, elle est refermée sur elle-même,
désarmée, devant le traitement que l'analyste pourrait être
tenté de lui faire subir. ???.
A ce titre Hamlet ne peut être que passivement
analysé, là où le patient dans la
cure est analysant.
Se réclamer de la psychanalyse dans le cadre d'une
analyse littéraire est toujours problématique . Plutôt
qu'une application de la psychanalyse, il faudrait peut-être parler de
pratique intertextuelle ??? entre le texte freudien et le texte shakespearien.
On peut dire que Freud informe la lecture de Hamlet . Contrairement au
critique littéraire, le psychanalyste prend en compte la
réalité
du créateur et s'interroge sur la création
artistique.
5) Une réduction et une subordination d'Hamlet
à ×dipe qui pose de multiples problèmes?
CRÉON : Le Sphinx, avec ses chants insidieux, ne nous
laissait pas le loisir de résoudre l'énigme.
OEDIPE : Eh bien, ce mystère, je remonterai à sa
source, moi, et je l'éclaircirai ???.
Étudier des variantes à partir d'un thème
archétypique, n'est-ce pas négliger l'absolue singularité,
l'irréductibilité, la multiplicité, la surabondance et le
renouvellement constant qui caractérisent ces variations, aussi bien
lorsqu'on ramène Hamlet au type oedipien que lorsqu'on parle
d'Hamlet en général
373. Jacques Derrida, Elisabeth Roudinesco, De quoi
demain... Dialogue, Champs Flammarion, Paris, 2001.
374. André Green, Un oeil en trop,
cité par Anne Clancier, Psychanalyse et critique
littéraire, op. cit.
375. ibid.
376. Patrick Di Mascio, art. Hamlet et le texte freudien :
phénoménologie de l'interprétation , Sillages critiques, 1
/ 2000, PUPS, Paris, 2000.
377. Sophocle, ×dipe roi,
Théâtre complet, Flammarion, GF, Paris, 1964, p. 108.
142
sans insister sur l'unicité de chaque variation à
partir du thème hamlétien?
a) Une interprétation d'Hamlet fondée sur
une approche psychanalytique d'un autre texte littéraire,
elle-même contestable.
La lecture freudienne d'×dipe roi de Sophocle
pose de multiples problèmes et cela a des conséquences sur la
lecture freudienne de la pièce de Shakespeare, d'où sa remise en
question. Dans l'analyse du mythe, il faut reconnaître aussi un certain
arbitraire de l'approche freudienne, ce qui a des répercussions sur la
psychanalyse appliquée à Hamlet, dès lors que
Freud lie originairement les
deux tragédies.
Claude Lévi-Strauss et la dénonciation de
la prétention à l'universa-
lité du complexe d'×dipe. Pour
Lévi-Strauss, une névrose est un mythe individuel». Dans
l'Anthropologie structurale 378 ainsi que dans La
Potière jalouse379, on trouve l'idée que
l'interprétation freudienne du mythe d'×dipe n'est qu'une variante
comme l'était la pièce de Sophocle. La psychanalyse y est
comparée au chamanisme, à la pensée magique.
L'universalité du complexe d'×dipe et l'univocité du sens
que Freud accorde à ×dipe sont fortement remises en question. Dans
l'analyse du mythe, il faut reconnaître aussi un certain arbitraire du
signe. À la psychanalyse freudienne, Lévi-Strauss oppose
l'analyse structurale, inspirée de la linguistique saussurienne. Au
fond, l'analyse freudienne ne serait qu'un discours littéraire sur le
mythe, au même titre qu'×dipe roi ou Hamlet
seraient des discours littéraires sur les légendes
originaires. Lévi-Strauss critique le code psycho-organique
employé par la psychanalyse pour expliquer le mythe et lui reproche
sa prétention totalisante, englobante.
Vernant, ×dipe sans complexe
.
En quoi une oeuvre littéraire appartenant à la
culture de l'Athènes du Vème siècle avant J.-C.
et qui transpose elle-même de façon très libre une
légende thébaine bien plus ancienne, antérieure au
régime de la cité, peut-elle confirmer les observations d'un
médecin du début du XXème siècle sur la
clientèle de malades qui hantent son cabinet? [...]
l'interprétation du mythe et du drame grecs ne paraît faire [aux
yeux de Freud] problème d'aucune façon. Ils n'ont pas à
être déchiffrés par des méthodes d'analyse
appropriées. Immédiatement lisibles, entièrement
transparents à l'esprit du psychiatre, ils livrent d'emblée une
signification dont l'évidence apporte aux théories psychologiques
du clinicien une garantie d'universelle validité. Mais où se
situe ce sens » qui se révélerait ainsi directement
à Freud, et après lui, à tous les psychanalystes comme si,
nouveaux Tirésias, un don de double vue leur avait été
octroyé pour atteindre,
378. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale,
Plon, coll. Agora, Paris, 1958.
379. Claude Lévi-Strauss, La Potière jalouse,
Plon, coll. Agora, Paris, 1985.
143
par-delà les formes d'expression mythiques ou
littéraires, une vérité invisible au profane? Ce sens
n'est pas celui que recherchent l'helléniste et l'historien, un sens
présent dans l'oeuvre, inscrit dans ses structures, et qu'il faut
laborieusement reconstruire par une étude à tous les niveaux du
message que constitue un récit légendaire ou une fiction
tragique. » 380
Vernant s'attaque à l'analyse faite par Freud de
l'effet de la tragédie de Sophocle sur le public, effet qui serait
réductible pour le fondateur de la psychanalyse à celui d'une
cure psychanalytique. En effet, d'après l'helléniste, la
démonstration freudienne sur le pouvoir d'attraction constant et
universel exercé par ×dipe roi sur nous
a toute l'apparente rigueur d'un raisonnement fondé
sur un cercle vicieux [...] une théorie élaborée à
partir de cas cliniques et de rêves contemporains trouve sa confirmation
» dans un texte dramatique d'un autre âge. Mais ce texte n'est
susceptible d'apporter cette confirmation que dans la mesure où il est
lui-même interprété par référence à
l'univers onirique des spectateurs d'aujourd'hui, tel au moins que le
conçoit la théorie en question. Pour que le cercle ne fût
pas vicieux, il eût fallu que l'hypothèse freudienne, au lieu de
se présenter au départ comme une interprétation
évidente et allant de soi, apparaisse au terme d'un minutieux travail
d'analyse comme une exigence imposée par l'oeuvre elle-même, une
condition d'intelligibilité de son ordonnance dramatique, l'instrument
d'un entier dé-
cryptage du texte. »381.
Vernant reproche à Freud de ne pas tenir compte du
contexte ( historique, social, mental ») dans son analyse d'×dipe .
Ainsi, Freud part d'un vécu intime, celui du public, qui n'est pas
historiquement situé ; le sens attribué à ce vécu
est alors projeté sur l'oeuvre indépendamment de son contexte
socioculturel. ». Au contraire, Vernant stipule que c'est bien le contexte
qui donne au texte son poids de signification ». La problématique
analytique forgée par Freud n'a rien à voir avec la
problématique tragique des Grecs ». Plusieurs
éléments sont à prendre en compte et viennent appuyer
l'idée que les deux problématiques sont incommensurables.
La problématique freudienne part de la psychanalyse
naissante et non du texte en lui-même. Par opposition, la
problématique tragique qui est celle de l'oeuvre de Sophocle ne peut,
selon Vernant, pas faire abstraction d' un certain état de la
société », d' un champ idéologique défini
», des modes de pensée», de formes de sensibilité
collective » ainsi que d' un type particulier d'expérience humaine
» propres au Vème siècle. Si on
change le contexte et le cadre, comme le fait maladroitement Freud, on ne peut
plus saisir toutes les valeurs signifiantes, tous les traits pertinents [qui
se dégagent] du texte ».
Freud ne saisit en ×dipe roi que sa propre
idéologie et son propre inconscient et pèche par anachronisme en
voulant changer ×dipe de cadre et transpo-
380. Jean-Pierre Vernant, Mythe et tragédie en
Grèce ancienne, ×uvres, t. I, Seuil, Centre National du Livre,
coll. Le grand livre du mois, Paris, 2007, ×dipe » sans
complexe», p. 1133- 1153.
381. ibid.
144
ser le cadre psychanalytique à une oeuvre qui ne s'y
prête pas. D'après Vernant, ×dipe roi exprime
une interrogation angoissée concernant les rapports de
l'homme à ses actes : dans quelle mesure l'homme est-il
réellement la source de ses actions? Lors même qu'il semble en
prendre l'initiative et en porter la responsabilité, n'ont-elles pas
ailleurs qu'en lui, leur véritable origine? Leur signification ne
demeure-t-elle pas en grande partie opaque à celui-là même
qui les commet, de telle sorte que c'est moins l'agent qui explique l'acte,
mais plutôt l'acte qui, révélant après coup son sens
authentique, revient sur l'agent, éclaire sa nature, découvre ce
qu'il est, et ce qu'il a réellement accompli sans le
savoir. 382.
Fonder l'effet tragique d'une pièce de
théâtre sur la seule présence de rêves oedipiens est
pour Vernant une grave méprise, étant donné que cela
revient à discréditer toute tragédie qui ne se conforme
pas à cette définition freudienne :
Dans la perspective de Freud, ce caractère historique
de la tragédie demeure entièrement incompréhensible. Si la
tragédie puise sa matière dans un type de rêve qui a valeur
universelle, si l'effet tragique tient à la mobilisation d'un complexe
affectif que chacun de nous porte en soi, pourquoi la tragédie est-elle
née dans le monde grec au tournant du VIème
et du Vème siècle? Pourquoi les autres
civilisations l'ont-elles entièrement ignorée? Pourquoi, en
Grèce même, la veine tragique s'est-elle si rapidement tarie pour
s'effacer devant une réflexion philosophique qui a fait
disparaître, en rendant raison, ces contradictions sur lesquelles la
tragédie construisait son univers dramatique? [...] Comment Freud
peut-il oublier qu'il existe bien d'autres tragédies grecques
qu'×dipe roi et que, parmi celles qui nous ont été
conservées d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, la
quasi-totalité n'a rien à voir avec les rêves oedipiens?
[...] Si les anciens les admiraient, si le public moderne est par certaines
d'entre elles bouleversé comme devant ×dipe Roi, c'est
parce que la tragédie n'est pas liée à un type particulier
de rêve, que l'effet tragique ne réside pas dans une
matière, même onirique, mais dans la façon de mettre cette
matière en forme pour donner le sentiment des contradictions qui
déchirent le monde divin, l'univers social et politique, le domaine des
valeurs et faire ainsi apparaître l'homme lui-même comme un
thauma383, un deinon384, une sorte de
monstre incompréhensible et déroutant, à la fois agent et
agi, coupable et innocent, maîtrisant toute la nature par son esprit
industrieux et incapable de se gouverner, lucide et aveuglé d'un
délire envoyé par les dieux. Contrairement à
l'épopée et à la poésie lyrique où jamais
l'homme n'est présenté en tant qu'agent, la tragédie situe
d'emblée l'individu au carrefour de l'action, face à une
décision qui l'engage tout entier; mais cet inéluctable choix
s'opère dans un monde de forces obscures et ambiguës, un monde
divisé où une justice lutte
382. ibid.
383. en grec, un étonnement .
384. quelque chose d' inquiétant .
385. ibid.
145
contre une autre justice , un dieu contre un dieu, où
le droit n'est jamais fixé, mais au cours même de l'action se
déplace, tourne et se transforme en son contraire. L'homme croit opter
pour le bien; il s'y attache de toute son âme; et c'est le mal qu'il a
choisi, se révélant, par la souillure de la faute commise, un
criminel. C'est tout ce jeu complexe de conflits, de renversements,
d'ambiguïtés qu'il faut saisir à travers une série de
distances ou de tensions tragiques. 385.
Vernant insiste sur le fait qu'×dipe ne savait pas qu'il
avait été adopté et que Mérope et Polybe
n'étaient pas ses géniteurs. Cette remarque sera reprise, comme
nous l'avons vu, par Lacan qui contrastera la situation de non-savoir
d'×dipe à celle d'Hamlet qui, lui, sait.
Les psychanalystes visés par Vernant sont en
l'occurrence Freud et Didier Anzieu qui feraient dire au texte le contraire de
ce qu'il énonce si clairement , s'appuyant sur un passage de la
tragédie de Sophocle qui irait dans le sens d'un certain
auto-aveuglement (celui-là symbolique) ou encore d'un manque de
sincérité d'×dipe, passage au cours duquel ×dipe
évoque une insulte qu'il aurait subi, celle d'être un fils
supposé .
De plus, ces psychanalystes méconnaissent le rôle
de l'hybris dans la destinée d'×dipe, hybris qui
cause la perte d'×dipe et constitue un des ressorts de la tragédie
.
A l'issue de la tragédie, ce qui doit nous saisir c'est
cette dualité d'×dipe , à la fois roi adulé qui a
sauvé la cité et souillure, bouc émissaire
(pharmakos). Ainsi, la leçon à tirer d'×dipe
roi serait, loin des spéculations sur l'existence d'un complexe
universel et intemporel, qu' au regard des dieux, celui qui
s'élève au plus haut est aussi le plus bas . L'approche
psychanalytique de la tragédie est fondée sur une méprise
volontaire. Elle ne forcerait pas seulement le texte, elle en fausserait le
sens afin d'arriver à son but théorique et
démonstratif.
Pourquoi Anzieu est-il ainsi dès le départ
conduit à fausser le sens du drame en supposant, contre
l'évidence du texte, qu'×dipe sait bien que ses parents ne sont pas
ceux qui passent pour tels? Cette méprise n'est pas le fait du hasard.
Elle est une absolue nécessité pour l'interprétation
psychanalytique. En effet, si le drame repose sur l'ignorance d'×dipe
quant à sa véritable origine, s'il se croit réellement,
comme il l'affirme à tant de reprises, le fils aimant et chéri
des souverains de Corinthe il est clair que le héros d'×dipe
roi n'a pas le moindre complexe d'×dipe . [...]Dans la vie affective
d'×dipe, le personnage maternel ne peut donc être que Mérope,
et non cette Jocaste qu'il n'avait jamais vue avant son arrivée à
Thèbes, qui n'est en rien pour lui une mère et qu'il
épouse, non par inclination personnelle, mais parce qu'elle lui a
été donnée sans qu'il la demande, comme ce pouvoir royal
qu'il a gagné en devinant l'énigme du Sphinx, mais qu'il ne
pouvait occuper qu'en partageant le lit de la reine en titre. [...] Des
relations du type oedipien, au sens moderne du terme, entre ×dipe et
Jocaste auraient été directement contre l'intention tragique de
la pièce, centrée sur
386. ibid.
387. ibid.
146
le thème du pouvoir absolu d'×dipe et de l'hubris
qui nécessairement en découle. [...] une vision oedipienne des
personnages et de leurs rapports ne saurait éclairer le texte; elle le
fausse. 386.
Rappelons que Freud accorde une importance toute
particulière au passage où Jocaste rassure ×dipe en lui
disant qu'il est très courant de rêver avoir déjà
partagé la couche maternelle . Il y voit un ultime élément
à l'appui de son hypothèse.
Or, d'après Vernant,
Pour les Grecs [...] le rêve d'union avec la
mère - c'est-à-dire avec la terre qui tout engendre, où
tout retourne - signifie tantôt la mort, tantôt la prise de
possession du sol, la conquête du pouvoir. Il n'y a pas trace, dans ce
symbolisme, d'angoisse ni de culpabilité proprement oedipiennes. Ce
n'est donc pas le rêve, posé comme une réalité
anhistorique, qui peut contenir et livrer le sens des oeuvres de culture. Le
sens d'un rêve apparaît lui-même, en tant que
phénomène symbolique, comme un fait culturel relevant d'une
étude de
psychologie historique. 387.
Dans notre perspective d' être juste avec Freud , nous
pouvons d'ores et déjà objecter à Vernant qu'×dipe ne
vient pas seulement appuyer une doctrine freudienne qui serait
déjà existante mais qu'il est au coeur de la naissance de la
psychanalyse, et c'est d'ailleurs ce pour quoi Freud en extraira le concept
central de la psychanalyse, complexe nucléaire des névroses .
C'est ×dipe roi et parallèlement
Hamlet qui permettent à Freud de forger tout l'édifice
conceptuel qui donnera naissance et consistance à cette nouvelle
discipline qu'est la psychanalyse et non l'inverse.
Freud ne cessera de le rappeler : il a contracté une
dette vis-à-vis des écrivains et de la littérature, au
sein de laquelle ×dipe roi et Hamlet occupent une place
de choix.
D'autre part, Freud n'a jamais prétendu donner la clef
ultime de déchiffrement du texte de Sophocle. Il a bien conscience
d'ajouter quelque chose au matériau littéraire qui se trouve
à sa disposition, c'est d'ailleurs pourquoi il insiste si fortement sur
le caractère inévitable en psychanalyse de la
surinter-prétation. Si certaines formules freudiennes peuvent
paraître péremptoires ou dogmatiques, notamment lorsqu'il annonce
que la psychanalyse a résolu le mystère d'Hamlet, ceci est
surtout une réaction au doute perpétuel qui assaillait Freud,
nouveau Hamlet, et aux résistances auxquelles il devait se confronter
sans cesse.
En outre, lorsque Vernant parle de la nécessité
de reconstruire le sens littéraire et historique à partir du
texte, il met en évidence l'écart de la reconstruction
psychanalytique par rapport à cette reconstruction laborieuse à
laquelle s'attellent les hellénistes et les historiens, sans tenir
compte du fait que ce sont deux types de reconstruction incommensurables et que
la reconstruction psychanalytique d'×dipe roi a sa valeur, valeur
qui n'est pas du même ordre que la reconstruction menée par
Vernant.
388. ibid.
147
La reconstruction psychanalytique de l'oeuvre
littéraire n'a aucune prétention à la
littéralité ni à l'historicité. Sa valeur est
circonscrite au champ de la théorie de l'inconscient psychique et
à la doctrine des névroses. La problématique et le cadre
de référence freudiens sont strictement psychanalytiques,
scientifiques et n'ont pas pour but d'apporter une pierre de touche à la
critique littéraire et historique.
Vernant reproche à Freud de n'être pas
mythologue , reproche qui, semble-t-il n'a pas lieu d'être étant
donné que Freud ne s'est jamais voulu rien d'autre que scientifique,
ayant renoncé dans ses jeunes années à l' agitation
littéraire
qui l'animait.
La tragédie oedipienne peut être envisagée
sur le plan psychanalytique, bien que cela ne soit pas littéralement
inscrit dans le texte qui lui comporte la conictualité entre le plan
humain ( enquête sur l'homme comme agent responsable ) et le plan divin
(vanité de l'homme par rapport aux forces religieuses).
La construction et la surdétermination des signes dans
le cadre de la psychanalyse est inévitable et c'est ce qui fait sa force
inédite.
Vernant poursuit sa critique véhémente de
l'interprétation freudienne de la tragédie sophocléenne en
soulignant que le choix d'×dipe comme principe explicatif est purement et
simplement arbitraire :
C'est en respectant, dans leurs liens et dans leurs
oppositions, tous ces plans de la tragédie qu'il faut aborder l'analyse
de chaque oeuvre tragique. Si, en revanche, on procède comme Freud par
simplification et réduction successives - de toute la mythologie grecque
à un schéma légendaire particulier, de toute la production
tragique à une seule pièce, de cette pièce à un
élément singulier de l'affabulation, de cet élément
au rêve -, on pourra s'amuser aussi bien à soutenir, en
substituant par exemple l'Agamemnon d'Eschyle à
l'×dipe roi de Sophocle, que l'effet tragique provient de ce que
chaque femme ayant fait le rêve d'assassiner son époux, c'est
l'angoisse de sa propre culpabilité qui, dans l'horreur du crime de
Clytemnestre, se réveille et la submerge. 388.
Il accuse Freud et la psychanalyse de contraindre la
matière légendaire à se plier aux exigences du
modèle oedipien qui préexisterait déjà à
l'analyse minutieuse du texte et s'auto-proclamerait vérité
indiscutable de celui-ci.
Effectivement, ×dipe n'a pas de complexe d'×dipe
puisqu'il est ce complexe même. Le complexe d'×dipe ne s'applique
pas à ×dipe lui-même. Il est une configuration, une structure
pulsionnelle originaire qui pourra par la suite s'appliquer à d'autres
êtres, humains ou fictifs. Il est la base sur laquelle toute la
psychanalyse a pu s'ériger peu à peu.
×dipe, dramaturgie mythique à l'état pur,
est la pulsion mani-
festée avec le minimum de retouches. ×dipe n'a
donc pas d'inconscient, parce qu'il est notre inconscient, je veux dire : l'un
des rôles
148
capitaux que notre désir a revêtus. Il n'a pas
besoin d'avoir une profondeur à lui, parce qu'il est notre profondeur.
Si mystérieuse que soit son aventure, le sens en est plein et ne
comporte point de lacune. Rien n'est caché : il n'y a pas lieu de sonder
les mobiles et les arrières-pensées d'×dipe. Lui attribuer
une psychologie serait dérisoire : il est déjà une
instance psychique. Loin d'être l'objet possible d'une étude
psychologique, il devient l'un des éléments fonctionnels
grâce auxquels une science psychologique entreprend de se constituer.
Freud n'eût pas récusé ici la notion d'archétype,
à la condition de la limiter au seul personnage d'×dipe. Il n'y a
rien dans ×dipe, parce qu'×dipe est la profondeur même. Hamlet,
en revanche, nous invite à poser de mille façons l'irritante
question de ce qu'il y a derrière Hamlet : ses mobiles, son
passé, son enfance, tout ce qu'il dissimule, tout ce dont il n'est pas
conscient, etc. Le spectateur, le lecteur a le sentiment d'une lacune; il se
demande même si l'auteur n'a pas eu l'intention
délibérée d'écrire une pièce dont l'effet
tragique serait lié à la représentation d'un univers
cosmique, politique, psychologique traversé d'une lacune.
389.
Un problème se pose alors : si le raisonnement sur
lequel est fondé l'élaboration freudienne du complexe
d'×dipe est un cercle vicieux, qu'en est-il de l'approche psychanalytique
du problème d'Hamlet? Est-elle toujours possible étant
donné le lien étroit posé d'emblée par Freud entre
Hamlet et ×dipe? Une approche analytique d'Hamlet sans ×dipe
peut-elle avoir une certaine pertinence? Peut-on penser un Hamlet
désoedipianisé, un Hamlet sans complexe, tout en
préservant dans l'interprétation freudienne l'inconscient ici
à l'oeuvre?
Par ailleurs, y a-t-il des limites consubstantielles à
toute approche analy-
tique 390 de l'÷uvre littéraire?
Hamlet, sphinx d'×dipe.
Hamlet, sphinx de la modernité, ne peut-il pas
être envisagé au contraire comme celui qui vient questionner
×dipe de telle sorte qu'au lieu de postuler un inconscient
oedipianisé, il conviendrait de constater une hamlétisation
progressive du psychisme humain, le drame psychique ayant lieu au sein de
l'individu moderne n'étant plus tragédie du destin mais
tragédie du caractère ? N'est-ce pas ce vers quoi toute la
psychanalyse freudienne tend de manière subreptice si l'on lit
attentivement la correspondance et l'oeuvre officielle de Freud?
Hamlet a accompagné la naissance de la
psychanalyse et la découverte de l'inconscient. Il continuera de hanter
Freud jusqu'à ses derniers écrits.
Contrairement à ce qu'il fit à partir de sa
relecture de la tragédie sopho-cléenne (création d'un
concept à portée scientifique et universelle), Freud n'utilisera
pas sa lecture psychanalytique d'Hamlet aux mêmes fins.
Contrairement
389. Jean Starobinski, op. cit., p. XIX- XX.
390. Nous entendons ici analyse non seulement au sens de
psychanalyse , mais aussi dans le sens de l'exercice académique de type
commentaire de texte dans les disciplines littéraires.
149
au complexe d'×dipe qui deviendra la clef de voûte
de la science de l'inconscient et qui bénéficiera (ou
pâtira...) d'une vaste entreprise de vulgarisation et de diffusion (si
bien que tout le monde croit savoir de quoi il s'agit lorsque l'on parle du
complexe d'×dipe ), la résolution psychanalytique du
mystère d'Hamlet ne sera jamais rendue accessible aux yeux de tous.
Tout d'abord, les passages de l'oeuvre de Freud où il
est question du problème de Hamlet de manière claire et
délimitée sont soit extraits de sa correspondance privée
soit issus de notes de bas de page destinées à
l'approfondissement d'un point de détail, soit évoqués
dans des ouvrages techniques ou des conférences réservés
aux initiés. Peut-être Freud voulait-il échapper aux
résistances outrées que sa lecture d'Hamlet pouvait
susciter (elle qui avait déjà heurté la sensibilité
de ses proches et de ses confrères pourtant bien au fait des
perspectives ouvertes par la psychanalyse freudienne sur la littérature
notamment et plus généralement sur le psychisme humain) chez des
lecteurs non avertis, Hamlet apparaissant beaucoup plus proche de la
subjectivité et du psychisme modernes qu'×dipe . Il fallait sans
doute éviter qu'Hamlet ne vienne trop éclairer ×dipe .
Il ne pouvait être envisageable d'infliger une
énième blessure narcissique à l'humanité en
affirmant que chacun de ces névrosés a lui-même
été un ×dipe , ou, ce qui revient au même, qu'il est
devenu, en réaction au complexe, un Hamlet. , la frontière
étant si labile et floue entre normal et pathologique que tout
être humain peut ici se sentir visé par Freud. La
révélation de la proximité de Hamlet (en qui il est si
aisé de se reconnaître sans rougir) avec ×dipe aurait
été quelque chose de trop insoutenable et inacceptable pour le
commun des mortels.
On trouve dans la correspondance de Freud avec Fliess d'autres
lettres que la lettre inaugurale du 15 octobre 1897, moins systématiques
et plus anecdotiques, où il est question d'Hamlet. Dans une
lettre du 5 novembre 1897, Freud relance Fliess au sujet d'Hamlet et
de son rapprochement avec ×dipe, ce qui conforte l'idée selon
laquelle ceci était d'emblée très important aux yeux de
Freud d'un point de vue psychanalytique. Il cherche une confirmation de
l'intérêt de son hypothèse chez son ami. Freud place ici
résolument la littérature au-dessus de la démarche
scientifique et de la clinique. Par ailleurs, Freud se plaint de tâtonner
dans son travail de médecin ainsi que dans l'élaboration de la
psychanalyse, aussi bien du point de vue de son auto-analyse que de l'analyse
de ses patients. Cette lettre témoigne justement de ce que nous venons
de suggérer, à savoir une réserve de la part de Freud
concernant la publication du résultat de ses recherches concernant
l'idée d'un fondement commun à Hamlet et à ×dipe, qui
conduire à la volonté de garder ses conclusions sur Hamlet
ésotériques, contrairement à celles sur
×dipe qu'il diffusera à un plus large public.
Je frémis à l'idée de toute la
psychologie qu'il va me falloir, dans les années à venir, aller
chercher dans les livres. En ce moment je ne peux ni lire ni penser.
L'observation m'absorbe complètement. [...] Tu ne m'as rien écrit
à propos de mon interprétation d'×dipe roi et
d'Hamlet. Comment je ne parle de cela à personne d'autre, parce
que je peux imaginer à l'avance le refus décontenancé que
cela provoquerait, j'aimerais que tu me dises brièvement ce que tu en
150
penses. 391.
Dans une autre lettre datant du 27 octobre 1899
392, Freud fait allusion au fait qu'un de ses amis
avait des objections à faire à sa conception d'Hamlet
après la sortie de L'Interprétation du rêve. Il
est hors de question pour Freud de risquer de subir la même surabondance
de railleries, de contresens, de mécompré-hensions et de
critiques injustifiées, de la part de personnes non-initiés
à l'esprit de la psychanalyse, au sujet de son appréhension de
l'oeuvre de Shakespeare que ce qu'il a connu lors de l'exposition des grandes
lignes de ce qui deviendra en
1910 le complexe d'×dipe.
Bien plus tard, dans l'Abrégé de
psychanalyse, Starobinski note que Freud a opéré une
dernière tentative pour réhabiliter le complexe d'×dipe
ainsi que la conception du problème d'Hamlet qui s'ensuit.
Dans l'ouvrage inachevé de 1938 (Abriss der
Psychoanalyse), les mêmes idées reparaissent, mais avec un
accent plus vif d'apologétique. Du côté des critiques et
des historiens de la littérature, l'interprétation d'Hamlet
n'avait pas été très bien accueillie. Freud ri-
poste. 393.
Hamlet est un personnage beaucoup plus proche de nous que peut
l'être ×dipe
.
De même, nous arrivons plus facilement à nous
représenter la tragédie de caractère, le drame
psychopathologique caractéristique d'Hamlet que la
tragédie du destin que constitue ×dipe roi.
Avec ×dipe, le lecteur-spectateur peut se rassurer en
demeurant dans l'illusion que ceci ne le concerne pas, ce qui est beaucoup plus
difficile à concevoir au sujet d'Hamlet. Mettre en
lumière, comme le fait Freud, le lien structurel unissant Hamlet et
×dipe ne pouvait que susciter des résistances psychiques et des
défenses narcissiques fortes de la part de ses lecteurs.
Dans un passage des oeuvres complètes de
Freud394, il est simplement précisé
par l'éditeur, en guise d'introduction à cette allocution, que
Freud avait donné une conférence en 1911 (peu après la
publication de l'article d'Ernest Jones) consacrée au problème
d'Hamlet ( Das Hamlet-Problem ) devant les membres de la
fraternité B'nai B'rith, association juive humanitaire à buts
culturels et caritatifs . Il s'agit de toute évidence d'une
conférence exotérique et aucune trace écrite de cette
intervention de Freud (présupposée être la seule analyse
complète du problème d'Hamlet entreprise par Freud
395) n'a été à ce jour
publiée. À la demande de ses disciples, Freud y expliciterait ce
qui n'apparaît dans son oeuvre officielle que sous la forme de notes et
de suggestions évasives, donnant ainsi un exposé plus
systématique du problème d'Hamlet.
391. Sigmund Freud, Lettre 145, op. cit., p.
350-352.
392. Sigmund Freud, lettre 221, op. cit.
393. Jean Starobinski, op. cit., p. XXIX.
394. Sigmund Freud, Allocution aux membres de la
société B'nai B'rith (1926), O.C.F. XVIII, PUF, Paris,
2015.
395. Voir Dennis B. Klein, Jewish Origins of the
Psychoanalytic Movement, The University of Chicago Press, Chicago, 1985,
p. 161-162.
151
b) Les effets délétères de
l'÷dipianisatin d'Hamlet
La critique littéraire traditionnelle refuse ce
qu'elle ressent comme à la fois la trivialité du sexuel, la
désappropriation d'une création en partie soustraite à
l'empire de la conscience et la mise en cause du sens préalable
universel que l'humanisme veut découvrir. On continue à
suggérer que les motivations et les significations du désir
d'origine sexuel sont quelque peu dégradantes, déshumanisantes.
???.
Deux obstacles viennent contrecarrer le projet freudien de
psychanalyse d'Ham-let : d'une part la façon dont ont été
reçu les idées de Freud et sa méthode de psychanalyse
appliquée; d'autre part, la perception générale que le
public a de la pièce de Shakespeare.
Inversement, on repère, suite à l'appropriation
et à la réécriture freudiennes de la pièce de
Shakespeare, un mouvement de rejet vis-à-vis d'Hamlet, comme
s'il avait contracté un pacte faustien avec le démon freudien et
sa sorcière méta-
psychologique, volontiers diabolisés par l'opinion commune
???.
En somme, Hamlet est-il innocent ou coupable de sa
récupération par la doctrine freudienne? Si Hamlet contient
déjà les intuitions freudiennes, alors il ne
peut échapper à la fustigation ...
Freud explique l'énigme d'Hamlet par ×dipe ???.
Cette tendance à réduire un personnage issu de la
singularité irréductible d'un auteur a reçu de violentes
critiques. Jusqu'à ses derniers textes, Freud affirmait que le complexe
d'×dipe avait été sa plus grande découverte
psychanalytique et pourtant c'est le concept qui suscita (et suscite encore) le
plus de réticences, de malentendus, de controverses et de
déformations.
On note effectivement un phénomène massif de
rejet de ce que les détracteurs du freudisme nomment oedipémie
, oedipianisme ou oedipia-nisation . l'×dipe leur paraît
fonctionner comme une notion attrape-tout, d'où
sa radicale remise en cause.
Devant tant de bruit et de fureur autour du complexe oedipien,
on en vient presque à souhaiter qu'×dipe s'efface devant Hamlet et
nous laisse au sentiment d'inquiétante étrangeté
suscité par l'atmosphère spectrale d'une part, de la pièce
de Shakespeare, hantée par le spectre du défunt père
d'Ham-let, et d'autre part, de l'oeuvre freudienne, envahie par la
présence d'Hamlet.
Si le moi n'est plus le maître en sa propre demeure,
c'est que ce qui a été écarté de cette demeure,
comme porteur de la souillure oedipienne, peut toujours être amené
à ressurgir. ×dipe annonçait déjà ce à
quoi Freud attachait une très grande importance dans les vers
d'Hamlet, à savoir l'existence de vérités qui ne
se laissent pas révéler aisément, ces
vérités interdites, ces
396. Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et
littérature, PUF, Que sais-je?, Paris, 1978.
397. Freud ramènerait l'homme à ce qu'il y a de
plus vil en lui, au pulsionnel, perçu négativement, comme ce qui
ravale l'être humain à l'animalité.
398. Voir le tableau d'Ingres, ×dipe explique
l'énigme du sphinx.
152
choses du ciel et ces choses de la terre inaccessibles
à la sagesse d'école 399. On comprend dès lors
que si Freud revenait sans cesse à cette citation d'Hamlet toisant
Horatio à cause de son scepticisme concernant l'apparition du Spectre et
plus généralement l'existence de ces choses au ciel et sur la
terre auxquelles sa philosophie sceptique ne peut rêver.
Cela ne veut pas dire que Freud accorderait tout d'un coup une
certaine validité à la croyance populaire en l'existence des
choses surnaturelles. Ce recours fréquent à ces vers d'Hamlet
évoquent l'existence de vérités souterraines, non pas
au-delà de ce qui existe, mais en-deçà de ce qui
apparaît à la conscience. Il s'agit bien des vérités
de l'inconscient, des désirs incestueux et meurtriers à
l'égard des parents, ces mêmes désirs présents dans
l'âme du sujet à son insu qu'il faut écarter de la
conscience et dépasser afin de sortir du stade pré-÷dipien
et afin d'accéder à une sexualité dite normale, la
sexualité adulte. Il y a bien une positivité du refoulement qui
permet de mener une vie normale, qui se distingue des déclinaisons
névrotiques du refoulement qui sont en réalité des formes
imparfaites de refoulement car elles ne remplissent pas leurs fonctions
régulatrices de la vie psychique, ce qui rend la souffrance psychique
supportable à l'être humain.
C'est d'ailleurs pourquoi toutes ces formes de souffrance
auxquelles Hamlet fait référence dans son célèbre
monologue apparaissent insoutenables au prince danois, celui-ci n'ayant pas
résolu son complexe d'OEdipe et le refoulement n'ayant pas rempli
pleinement sa fonction.
OEdipe excelle à dénouer les énigmes.
Parvient-il pour autant à résoudre celle
d'Hamlet comme le prétend Freud ?
Omission accidentelle ou volontaire de l'analyse du personnage
d'Ophé-lie ?
Malgré sa fascination pour la pièce de
Shakespeare en général et bien qu'il s'intéresse plus
tardivement au délire psychotique d'un point de vue psychanalytique
400, Freud n'a jamais tenté d'opérer une approche
psychanalytique du personnage d'Ophélie. Peut-être que cet oubli
ou cette évitement était lié au fait qu'il avouait
lui-même que le continent de la sexualité féminine lui
demeurait un mystère insondable et que son élaboration du
complexe d'OEdipe n'était pour lui qu'imparfaite lorsqu'il s'agissait de
l'appliquer à la femme. Nous reviendrons sur cet évitement
d'Ophélie par Freud dans notre dernière partie.
Les anachronismes freudiens et l'arrachement d'Hamlet à
son contexte
de production. Peut-être Freud, dans sa lecture
d'Hamlet, n'a pas été attentif à certaines
problématiques propres à l'époque
élisabéthaine, en extrayant l'oeuvre hors de son cadre
épistémique :
La pièce de Shakespeare est contemporaine d'une
époque où se défait l'image traditionnelle du cosmos
; elle voit le jour au moment
399. Sophocle, ×dipe roi, op. cit., p. 112 :
« Ô Tirésias, toi qui sais tout, les vérités
révélables et les vérités interdites, les choses du
ciel et les choses de la terre .
400. notamment en 1911 dans les Remarques
psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa, dit aussi
« le président Schreber .
153
où la subjectivité commence à
établir son règne séparé, inaccessible par principe
: Il n'y a que vous, écrit Montaigne, qui sache si vous êtes
lâche et cruel, ou loyal et dévotieux; les autres ne vous voient
point, ils vous devinent (III, 2). L'être et le paraître ne
coïncident pas. C'est la maladie scandaleuse que dénonce Hamlet :
mais il en est contaminé. L'une de ses armes défensives est le
paraître dissimulateur, le masque de la déraison; sa
première arme offensive est le paraître simulateur, la
représentation théâtrale. [. . .] Épuisant les
ressources du paraître, le théâtre n'a-t-il pas pour vertu
de forcer l'être à se manifester? 401.
En effet, peut-être est-il urgent de chercher les
thèmes et les motifs d'Hamlet
ailleurs que dans ×dipe.
La mélancolie.
Les effets dévastateurs de ce mal connu depuis
l'Antiquité ont été analysé, peu avant
l'écriture d'Hamlet, par le médecin Timothy Bright,
puis, par la suite, par le moraliste Robert Burton. La mélancolie avait
sa place dans le cadre de la théorie hippocratique des humeurs. Elle est
cette bile noire, conduisant au dérèglement des moeurs, des
croyances, des passions jusqu'au scepticisme, voire à l'athéisme.
Le phénomène de la mélancolie apparaît dès
lors davantage comme une détresse collective, ontologique propre
à une époque, plus qu'une forme de désarroi personnel et
psychologique propre au personnage shakespearien et à
son expérience singulière du deuil du
père.
Le doute.
Hamlet met en lumière l'impossibilité d'atteindre
quelque certitude ici-bas :
Rien n'est en soi bon ou mauvais, la pensée le rend tel
402.
La misogynie.
On peut se demander si dans Hamlet la misogynie est
feinte ou réelle, et qui elle vise réellement : s'agit-il de
Gertrude à travers Ophélie ou s'agit-il d'une haine et d'une
méfiance généralisées vis-à-vis de la femme
chez Hamlet? : la femme, origine de tous les maux de l'humanité
Ophélie chargée par Hamlet de porter le fardeau de tous ses
péchés. Hamlet à Ophélie : les sages savent trop
bien quels monstres vous faites d'eux. Dieu vous a donné un visage et
vous vous en faites un autre. la soumission de la femme :
répétition de I shall obey
you par Ophélie et Gertrude.
Les relations étroites entre folie
réelle et folie feinte dans l'oeuvre de Shakespeare.
Le fou apparaît souvent chez Shakespeare comme
dépositaire de la vérité (ceci est encore plus exemplaire
dans le cas des personnages de fous du roi). Les autres personnages recherchent
des causes de la folie d'Hamlet. La folie apparaît comme le porte-parole
du bon sens, d'où l'idée qu'il y aurait une méthode et
un
401. Jean Starobinski, op. cit., p. XX.
402. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 243a-244a :
There is nothing either good or bad but thinking makes it so.
.
154
sens propres au discours du fou. Un autre problème se
pose alors : contrefaire la folie mène-t-il à la folie?
Guildenstern dit à propos d'Hamlet :
«Nous ne le trouvons pas disposé à se laisser
sonder, Et sa folie rusée prend le large
Quand nous voulons le conduire à un aveu
De son véritable état. 403.
A propos de la folie d'Ophélie, Laërte s'exprime
ainsi :
« Leçon de la folie, pensées et souvenirs
associés. 404.
?? ré???? sr ? ??t?r?ts ?r? ?t r?????? ?????st? ?t ??
s????
Les raisons qui pousseraient au suicide sont nombreuses et
sont énumérées par Hamlet dans son monologue de la
scène 1 de l'acte III : « souffrances du coeur , « mille chocs
naturels dont hérite la chair , «les fouets et la morgue du temps,
les outrages de l'oppresseur, la superbe de l'orgueilleux, les affres de
l'amour dédaigné, la lenteur de la loi, l'insolence du pouvoir,
et les humiliations que le patient mérite endure des médiocres
405.
Quoi qu'il en soit, l'interdit moral et religieux (la
pensée d'une vie après la mort du corps et la peur du jugement de
dieu, la peur qu'il puisse exister
403. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 8-10 :
Nor do we find him forward to be sounded,
But with a crafty madness keeps aloof
When we would bring him on to some confession Of his true
state. .
404. William Shakespeare, Hamlet, IV, 5, 169-170 :
A document in madness, thoughts and remembrance fitted. .
405.
William Shakespeare, Hamlet, III, 1 :
Whether 'tis nobler in the mind to suffer The slings and arrows
of outrageous fortune, Or to take arms against a sea of troubles, And, by
opposing, end them. To die, to sleep, No more, and by a sleep to say we end The
heartache, and the thousand natural shocks That flesh is heir to; 'tis a
consummation Devoutly to be wish'd. [...]
155
d'autres maux post mortem dont nous ne savons rien )
reprend toujours le dessus sur ce désir morbide. Ainsi, l'enterrement
d'Ophélie en terre chrétienne
For who would bear the whips and scorns of time,
Th'oppressor's wrong, the proud man's contumely.
The pangs of despis'd love, the law's delay,
The insolence of office, and the spurns
That patient merit of th'unworthy takes,
When he himself might his quietus make
With a bare bodkin? Who would fardels bear,
To grunt and sweat under a weary life,
But that the dread of something after death,
The undiscover'd country, from whose bourn
No traveller returns, puzzles the will,
And makes us rather bear those ills we have
Than fly to others that we know not of?
Est-il plus noble pour l'esprit de souffrir
Les coups et les flèches d'une injurieuse fortune,
Ou de prendre les armes contre une mer de tourments,
Et, en les affrontant, y mettre fin? Mourir, dormir,
Rien de plus, et par un sommeil dire : nous mettons fin
Aux souffrances du coeur et aux mille chocs naturels
Dont hérite la chair; c'est une dissolution
Ardemment désirable. [...]
Car qui voudrait supporter les fouets et la morgue du
temps,
Les outrages de l'oppresseur, la superbe de l'orgueilleux,
Les affres de l'amour dédaigné, la lenteur de la
loi,
L'insolence du pouvoir, et les humiliations
Que le patient mérite endure des médiocres,
Quand il pourrait lui-même s'en rendre quitte
156
pose problème. On trouve dans Hamlet, par le
biais de la parole du fossoyeur, toute une réflexion sur l'injustice qui
fait qu'Ophélie a le droit d'être enterrée en terre
chrétienne parce qu'elle est d'une famille bien placée et non par
qu'elle le
mérite (d'un point de vue religieux).
L'être et le paraître.
Seems, madam? Nay, it is, I know not seems .
[...] I have that within which passes show
406.
La conscience nous rend lâche et malheureux : le bonheur
résiderait-il dans l'illusion ignorante d'elle-même? Hamlet est
certes dans l'être mais il en souffre et veut entraîner tout le
monde dans cette souffrance face au constat de l'être réel des
choses.
A cette scission qu'Hamlet déplore entre l'être
et le paraître correspond une opposition entre Nature et
dénaturation. En effet, Hamlet qualifie les actes de son oncle et de sa
mère de contre-natures . Par opposition, il insiste sur l'importance
pour lui de rester fidèle à sa nature propre :
Ô coeur, ne perds pas ta nature! [...] Soyons cruel, mais
pas dénaturé, Je la poignarderai seulement de paroles.
407 .
Par ailleurs, on trouve dans la pièce de Shakespeare
une distinction entre une parole sincère, authentique et une pure parole
sans contenu ( words, words, words ) : paroles sans pensées jamais ne
vont au ciel408 .
D'un coup de dague? Qui voudrait porter ces fardeaux,
Pour grogner et suer sous une vie harassante,
Si la terreur de quelque chose après la mort,
Contrée inexplorée dont, la borne franchie,
Nul voyageur ne revient, ne déroutait la volonté
Et ne nous faisait supporter les maux que nous avons
Plutôt que fuir vers d'autres dont nous ne savons rien?
».
406. William Shakespeare, Hamlet, I, 2, 76-85 :
Semble, madame? Non, est. Je ne connais pas semble ».
[. . .] J'ai ceci en moi qui passe le paraître».
407. William Shakespeare, Hamlet, III, 2, 369-372 : O
heart, lose not thy nature! [...]
Let me be cruel, not unnatural,
I will speak daggers to her, but use none ».
408. William Shakespeare, Hamlet, III, 3, 98 : Words
without thoughts never to heaven go ».
157
Le topos du monde comme scène de
théâtre.
All the world's a stage ».
Nous avons vu que cette citation de la comédie
shakespearienne As you like it entrait en résonance avec la devise du
théâtre du Globe. Dans Hamlet, on trouve une illustration de ceci
dans la mise en abyme du théâtre qui a lieu lors de la
scène dans la scène. La pièce dans la pièce »
est un thème baroque. Il s'agit de montrer que parfois la
représentation théâtrale peut dépasser la
réalité, produisant une sorte de quintessence de
réalité grâce au biais scénique. Ce n'est d'ailleurs
pas un hasard si les comédiens sont, pour Hamlet, le précis et
la brève chronique du temps » 409 et que le théâtre
sera la chose où [Hamlet pren-
dra] la conscience du roi » 410.
Le pessimisme vis-à-vis de l'humanité et du
monde.
Les amis s'avèrent des traîtres,
l'honnêteté devient l'exception à la règle, la
lâcheté prévaut.
L'homme ne m'enchante plus, ni les femmes d'ailleurs
411 ».
Si l'on traite chacun selon son mérite, qui
échappera au fouet? » 412.
Le corps comme prison, corps biologique et corps
politique.
Hamlet compare l'État du Danemark à une prison.
Rosencrantz renchérit en comparant le monde à une prison. Le
monde, par ailleurs, est trop étroit pour
l'esprit d'Hamlet.
Le statut ambigu du rêve et ses rapports avec la
mort. Un rêve n'est qu'une ombre » 413.
Mourir, dormir, dormir, rêver peut-être, ah!
C'est là l'écueil. Car dans ce sommeil de la mort les rêves
qui peuvent surgir, quand nous aurons quitté le tourbillon de vivre,
arrêtent notre élan» 414.
La place de la fatalité dans le drame
élisabéthain.
Hamlet compare la Fortune à une catin. Les
références au ciel et à la terre ont une place
prépondérante dans la tragédie de Shakespeare : Hamlet
s'adressent à eux à de nombreuses reprises comme Roméo
s'adressait aux astres.
Existence et culpabilité.
L'existence apparaît à Hamlet comme un fardeau :
409. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 455 they
are the abstract and brief chronicles of the time .
410. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 531-532.
411. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 273-274
Man delights not me, nor women neither .
412. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460.
413. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 253a.
414. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 63-67.
158
«je pourrais m'accuser de choses telle qu'il vaudrait
mieux que ma mère ne m'eût pas mis au monde. 415 (III, 1).
Sa culpabilité est à double sens : d'une part,
une culpabilité réelle (meurtre de Polonius, attaques verbales
vis-à-vis de sa mère) et d'autre part, une culpabilité
face aux actes qu'il aurait pu commettre s'il actualisait ses paroles et
désirs :
« Que suis-je donc, moi qui ai un père tué,
une mère souillée, pour exciter ma raison et mon sang 416.
«Je suis très orgueilleux, vindicatif, ambitieux,
et j'ai plus de forfaits en réserve que je n'ai de pensées pour
les concevoir, d'imagination pour leur donner forme, ou de temps pour les
accomplir. 417
Les ravages de la passion et du désir. La
passion fausse le jugement :
« Ce que dans la passion nous projetons de faire, La passion
terminée en ruine le projet 418.
D'autres thèmes sont essentiels dans la pièce de
Shakespeare tels que la réflexion sur les rapports inextricables entre
la vie et la mort ou encore l'image de la na-
tion comme corps malade.
Hamlet et les philosophes.
Montaigne (1533-1592) est une source probable de Shakespeare.
On peut en effet supposer que Shakespeare avait lu Les Essais. Hamlet
est révélateur de ce changement d'épistémê
dont font acte Les Essais, ainsi que d'une nouvelle ontologie :
« Je ne peins pas l'être, je peins le passage 419.
L'intellect humain apparaît comme mû par le
paradoxe d'un sentiment d'une liberté créatrice sans borne
à l'intérieur même d'un espace clos. S'ensuivent alors des
doutes sur l'éminence de l'homme dans une architecture parfaite (monde
clos), comme en témoigne Hamlet :
« Ô Dieu, je pourrais être enfermé
dans une coque de noix et m'y sentir roi d'un espace infini, n'était que
j'ai de mauvais rêves. 420.
415. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 122-123 I
could accuse me of such things that it were better my mother had not borne me.
».
416. William Shakespeare, Hamlet, IV, 4, 55-57 How
stand I, then, That have a father kill'd, a mother stain'd, Excitements of my
reason and my blood ».
417. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 124-126 I
am very proud, revengeful, ambitious, with more offences at my beck than I have
thoughts to put them in, imagination to give them shape, or time to act them
in. ».
418. William Shakespeare, Hamlet, III, 2, 181-182
What to ourselves in passion we propose, The passion ending,
doth the purpose lose. »
419. Michel Eyquem de Montaigne, Essais, III, 2, Du
repentir».
420. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 247a - 249a
O God, I could be bounded in a nut shell and count myself a king of infinite
space, were it not that I have bad dreams. ».
159
Montaigne, récusant le recours aux seules
lumières de la raison, évoque la vérité « qui
nous prêche de fuir la mondaine philosophie »
421. Ceci évoque bien évidemment pour
nous la fameuse citation favorite de Freud dans laquelle Hamlet s'adresse au
sceptique Horatio.
Hamlet exercera une influence sur les formes philosophiques
d'anti-humanisme. En effet, la représentation de l'homme comme
étant confronté à la relativité des échelles
de grandeur inspirera par la suite l'apologétique pascalienne (le moi
haïssable) ainsi que l'expérience de pensée de la
philosophie classique du « je », hanté par le scepticisme, qui
se met à douter, tout en se reconnaissant seul sujet de ses doutes.
« Rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis, qui
l'enferment et qui le fuient. » 422.
Chez Pascal, on retrouve également le motif de la
fragilité du pouvoir qui ne repose que sur l'apparence du pouvoir : dans
Hamlet, Claudius ne parvient pas à adhérer à son
rôle, car il n'assume ni le fait qu'il a usurpé le trône ni
sa culpabilité.
« Quel chef-d'oeuvre que l'homme! Si noble en sa raison,
si infini dans ses facultés, par ses formes et ses mouvements si bien
modelé et si admirable, par l'action si proche d'un ange, par la
pensée si proche d'un dieu : la merveille du monde, le parangon des
animaux! Et cependant, pour moi, que vaut cette quintessence de
poussière? » 423.
« Quelle chimère est-ce donc que l'homme, quelle
nouveauté, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige, juge
de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai,
cloaque d'incertitude et d'erreur, gloire et rebut de l'univers [...] »
424.
On trouve aussi en écho chez Pascal l'idée
présente dans Hamlet de vanité de la position sociale et du
pouvoir des grands :
« Le roi est une chose... [...] Une chose de rien. »
425.
On lit dans Hamlet comme une préfiguration des
pensées pascaliennes sur l'opposition entre véritable grandeur et
grandeurs d'établissement :
« être vraiment grand n'est pas s'émouvoir
sans grande cause, mais
trouver grande querelle dans un fétu de paille quand
l'hon-
neur est en jeu » 426.
421. Montaigne, Essais, II, 12, Apologie de Raymond
Sebond .
422.
Blaise Pascal, Pensées, éd. Le Guern, Gallimard,
folio classique, fr. 185.
423.
William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 268-274.
424. Blaise Pascal, op. cit., fr. 332.
425.
William Shakespeare, Hamlet, IV, 3, 24-26 : The king
is a thing ... [...] Of nothing .
426.
William Shakespeare, Hamlet, IV, 5, 52-55 :
160
En outre, on retrouve chez Descartes l'esprit d'Hamlet,
à tel point qu'on pourrait ramener certains passages de la pièce
de Shakespeare à des illustrations littéraires de la
méthode cartésienne du doute et qu'on pourrait presque parler, de
manière anachronique, d'un doute méthodologique Hamlet, notamment
à la scène 5, de l'acte I :
me souvenir de toi, oui, des tables de ma mémoire
j'effacerai toute réminiscence futile et triviale, Tous les dictons des
livres, toutes les formes, toutes les impressions passées que la
jeunesse et l'observation y avaient copiés
427.
De même, nous pouvons citer ce passage où Hamlet
s'adresse au sceptique Horatio qui doute encore que le spectre soit le
père de Hamlet et qu'il puisse être porteur d'une
vérité bien plus profonde que les apparences (décrites
comme trompeuses par Hamlet et le spectre). Horatio, le sceptique, dit la chose
suivante:
je ne pourrais le croire,
Sans la garantie sensible et vraie
De mes propres yeux. 428.
A cela correspond les prémisses de l'hypothèse
cartésienne du malin génie dans les vers d'Hamlet à la
scène 2 de l'acte II :
L'esprit que j'ai vu
Est peut-être un diable, et le diable a le pouvoir
Rightly to be great,
Is not to stir without great argument, But greatly to find
quarrel in a straw When honour's at the stake.
427. William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 95-101 :
Remember thee,
Yea, from the table of my memory
I'll wipe away all trivial fond records,
All saws of books, all forms, all pressures past, That youth and
observation copied there .
428. William Shakespeare, Hamlet, I, 1, 56-58 : I
might not this believe,
Without the sensible and true avouch Of mine own eyes. .
161
De revêtir une forme séduisante; oui, et
peut-être, Profitant de ma faiblesse et de ma mélancolie, Car il
est très puissant sur ces sortes d'humeurs, Il m'abuse pour me damner.
Il me faut
Un sol plus ferme. 429.
Ainsi, cette digression nous a permis de mettre en valeur le
fait qu'arracher Hamlet à son contexte de production et
à son cadre épistémologique nous faisait passer à
côté de nombreux aspects de la pièce de Shakespeare. C'est
en ceci que la transposition du cadre psychanalytique du
XXème siècle sur le drame élisabéthain
du début du XVIIème siècle nuit à la
juste appréhension de ce dernier. C'est en ce sens qu'on peut dire que
Freud pèche par anachronisme et qu'il ne respecte pas
l'incommensurabilité entre les épistémê. Nous avons
vu que le cadre général de pensée propre à
l'époque d'Hamlet n'était pas comparable à
l'épistémê freudienne, et donc qu'il s'agirait d'une
manière pour la psychanalyse d'outrepasser ses droits et d'appliquer sa
méthode à des domaines qui dépassent son champ de
compétence, tout simplement parce que la méthode psychanalytique
ne serait pas faite pour penser une oeuvre n'ayant de sens que par rapport
à l'épistémê dans laquelle elle a vu le jour.
En cherchant à agir à partir d'Hamlet
sur la discipline psychanalytique, la démarche freudienne traduit
une certaine répétition du refoulé. De quel refoulé
s'agit-il s'il n'est pas lié à son propre inconscient qu'il
croirait redécouvrir à travers l'inconscient d'Hamlet et de
Shakespeare? Nous faisons l'hypothèse qu'agit à travers la
répétition freudienne du thème hamlétien une forme
d'inconscient machinique et collectif, de sorte qu'on peut dire que c'est bel
et bien la machine Hamlet qui fonctionne dans l'oeuvre de Freud. Au sein de
l'auto-analyse que Freud poursuit, peut-être malgré lui, tout au
long de son oeuvre, Hamlet revêt la figure de l'analyste. Hamlet, nous
l'avons vu, a été désigné par Jones comme le
sphinx de la littérature moderne . S'il est la sphinge, il est cette
figure féminine qui pose une énigme à ×dipe. Ceci
entre en résonance avec les hypothèses
429. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 525-531 : The
spirit that I have seen
May be a devil, and the devil hath power T'assume a pleasing
shape; yea, and perhaps, Out of my weakness and my melancholy, As he is very
potent with such spirits, Abuses me to damn me. I'll have grounds More relative
than this. .
162
de Freud et de Jones sur l'hystérie,
l'homosexualité et la féminité d'Hamlet.
Nous avons étudié le rapport d'Hamlet aux
concepts freudiens ainsi que la façon dont Freud faisait fonctionner
Hamlet lui-même comme un concept opérant pour la psychanalyse. La
méthode et les concepts introduits par Freud pour l'analyse des oeuvres
littéraires ont suscité tellement d'émules et de variantes
parfois très différentes (critique littéraire,
psychanalyse, philosophie) qu'il est impossible de croire en une volonté
dogmatique et impérieuse de la part de Freud de vouloir imposer sa
propre lecture de la pièce. De toute évidence, Freud respectait
bien trop Shakespeare et tout particulièrement Hamlet pour leur
faire subir ce traitement réducteur et irrespectueux du travail de
création qu'on l'a si souvent accusé de vouloir faire.
D'ailleurs le travail créateur était bien au
coeur des préoccupations de la psychanalyse appliquée pour Freud.
La démarche de la psychanalyse étant elle-même invention,
création et production de machines désirantes, Freud était
tout particulièrement apte à saisir les subtilités des
mécanismes de production de la machine littéraire Hamlet.
Il ne s'agit pas chez Freud d'un mouvement
général de démonstration partant de ce qui serait
prédéterminé, préexistant dans Hamlet. On l'a vu,
contrairement à Jones, Freud n'a jamais produit d'étude
systématique sur Hamlet. On peut penser que cela n'aurait pas
été souhaitable car il aurait été injuste, compte
tenu de tout ce que le poète a apporté à la psychanalyse
par le biais d'Hamlet, de tenter à tout prix d'intégrer
Hamlet comme objet d'étude isolé dans un ouvrage
à visée argumentative et ayant valeur de preuve de la
validité de la doctrine psychanalytique.
Hamlet hante Freud, il hante la psychanalyse
freudienne presque de manière inconsciente. Il est l'insu de la
psychanalyse, l'insaisissable, l'inassignable, d'où la fascination et
l'effroi qu'il produit chez celui qui cherche
désespérément à le saisir ou à l'assigner
à quelque chose, indépendamment des effets d'inquiétante
étrangeté repérés par Freud lui-même.
Hamlet surgit dans les textes de Freud comme si ce dernier ne l'avait
pas délibérément voulu. Il semble presque parfois parler
à la place de Freud dans une confusion des discours, entre celui,
littéraire, de Shakespeare connu dans les moindres détails par
Freud, lecteur de Shakespeare depuis son plus jeune âge, et celui,
scientifique, du fondateur de la psychanalyse.
La langue freudienne et la langue hamlétienne font
l'objet d'une rencontre heureuse, se fondent dans un même langage
hamléto-freudien et c'est ce qui rend les textes de Freud si riches,
à entrées multiples, laissant en réalité une marge
de manoeuvre importante à son lecteur (liberté et ouverture des
possibles caractéristiques de toute grande oeuvre littéraire) et
dotés de qualités littéraires indéniables.
Freud passe d'abord par l'opération d'amputation
consistant à résumer le texte à interpréter. Il
s'agit pour lui d'embrasser un ensemble signifiant. Il doit faire pour cela le
choix de certains ensembles qu'il juge plus signifiants que d'autres afin de
corroborer sa propre théorie. On aurait pu mettre au jour d'autres
agencements en sélectionnant d'autres passages. Freud fait le choix de
certains passages du texte shakespearien dans le but d'étayer ses
hypothèses, le projet d'analyse d'Hamlet est sous-tendu par une
nécessité démonstrative.
163
En dernière analyse, peut-on dire, comme Lacan, que
l'×dipe n'est qu'un symptôme de Freud, ou, dans la perspective de
Deleuze, que Freud délire-désire lorsqu'il oedipianise tout? Ne
serait-ce pas plutôt Hamlet qui est à la fois un symptôme,
un désir et un délire créateurs de Freud?
Notons que la création shakespearienne qu'est
Hamlet peut être considérée, en son essence
même, comme un acte de résistance, résistance à la
psychanalyse
et symptômes des résistances de la psychanalyse.
÷dipianisation, dogmatisme et répression
du désir. Pourquoi la psychanalyse ne peut-elle envisager
l'enfance, la psychose et le psychismes des autres peuple autrement qu'en se
référençant à ×dipe? En effet, les formations
psychiques de l'enfant, du psychotique et des autres peuples sont dites
extra-oedipiennes, pré-oedipienne pour l'enfant, exo-oedipienne pour le
psychotique et para-oedipienne pour les autres peuples. C'est ce fonctionnement
de l'×dipe comme dogme qui est contestable et contesté par Deleuze
et Guat-tari.
Qu'est-ce qui dépasse les catégories
psychanalytiques dans Hamlet? Nous posons qu'il s'agit de la dimension
d'irréductible singularité, de la dimension d'émergence du
dehors à l'intérieur du dedans ainsi que de la production
ma-chinique du désir, dans son caractère irréductible aux
désirs incestueux et parricides.
164
Troisième partie
Hamlet, comme objet
d'expérimentations
psychanalytiques:
La machine Hamlet et son
fonctionnement dans l'oeuvre
freudienne.
165
Psychanalyse interprétative, approche analytique
et ÷dipianisation de l'inconscient :
Comment résoudre le conflit d'intérêts
entre psychanalyse et littérature, en particulier en ce qui concerne
l'objet d'étude
Hamlet?
Dans cette dernière partie, nous tenterons de voir
comment il est possible de considérer Freud avec Hamlet et
Hamlet avec Freud sans qu'il faille à tout prix concevoir un
rapport de hiérarchie ou de dépendance de l'un à l'autre.
Notre conviction est qu'une coexistence à la fois pacifique et
enrichissante sur le plan critique et clinique est possible. Nous pensons que
considérer concomitamment Freud avec Hamlet et Hamlet
avec Freud ouvre une multiplicité de possibles à la fois
à la littérature, comme activité critique et comme
création artistique, à la psychanalyse comme dialectique entre
théorie et pratique et à la philosophie comme création
d'un laboratoire conceptuel. Plutôt que de chercher à tout prix
à déterminer ce qui s'est réellement passé dans
Hamlet ou ce que Hamlet peut bien vouloir dire, nous chercherons plutôt
à nous demander :
Comment ça fonctionne, comment ça marche,
comment ça s'agence dans Hamlet?
I- Vers une critique de la raison psychanalytique?
1) En quoi consisterait une entreprise philosophique de
critique du logos psychanalytique?
L'oeuvre d'interprétation à laquelle se livre
Freud a elle-même des racines libidinales. C'est pourquoi il n'est pas
étonnant de trouver chez Freud l'idée que le texte
littéraire est un objet attirant pour l'examen analytique. Freud
emploie également les termes trouble et fascination au sujet de
l'effet produit sur lui par l'oeuvre d'art. Freud entend rendre intelligible
cet effet de fascination qu'il a expérimenté sur lui-même
au contact de l'oeuvre. Nous l'avons vu, Freud fait l'épreuve du texte
shakespearien depuis ses huit ans. Il connaît les moindres détails
d'Hamlet et sait réciter de mémoire des passages
entiers. Son expérience d'Hamlet l'a éprouvé et
enrichi, sur le plan personnel, intellectuel et professionnel. Freud, lorsqu'il
lit et répète Hamlet à travers sa propre oeuvre,
se fait machine désirante, qu'il oriente la machine vers la machine
interprétative, machine paranoïaque qui voit un sens caché
là où il n'y a que littéralité, ou alors qu'il
fasse fonctionner la machine vers la pointe de sa déterritorialisation,
lorsqu'il introduit du nouveau dans le déjà-là.
Au coeur du domaine culturel et artistique, l'objet de
prédilection de Freud est le texte littéraire, et parmi la
production littéraire, celui qui revient sans arrêt, c'est
Shakespeare, et tout particulièrement Hamlet. Avant
l'édification de la psychanalyse, entre 1883 et 1897, Freud se focalise
surtout sur la possibilité d'expliciter le lien entre l'auteur et
l'oeuvre. En ce sens, faire une psychanalyse de l'oeuvre d'art ne serait rien
d'autre que contribuer à esquisser une psychologie
166
du ça et de ses effets sur le Moi, à
l'époque de la formation d'un édifice théorique nouveau.
C'est pourquoi, aussi bien ce qui est au-delà que ce qui est en
deçà du Ça, ne relève pas du travail de l'analyste.
Ainsi, le travail de l'artiste, en tant qu'il est tributaire d'une psychologie
du Moi, relèvera de la science de l'esthétique à laquelle
Freud n'accorde pas grande importance et dont il souligne la caducité.
De même, la question du don et du génie artistiques échappe
pour Freud à toute science, elle ne sera donc pas abordée par la
psychanalyse. Face à une telle délimitation du champ
d'investigation que se propose la psychanalyse appliquée à la
littérature, on est en droit de se demander si n'est pas
évacué, par là même, l'essentiel de l'oeuvre
d'art.
Si la psychanalyse ne touche justement pas à ce qui
apparaît sacré (et, à ce titre, supposé intouchable)
dans l'oeuvre d'art aux yeux de certains, alors pourquoi son approche
rencontrera-t-elle de telles résistances et sera-t-elle
soupçonnée de proposer un projet réducteur? Ce qui semble
poser problème, c'est que la psychanalyse élargit son champ
d'investigation à autre chose que l'explication des
phénomènes psychiques et qu'à la compréhension des
symptômes névrotiques. Supposons que la psychanalyse, dans sa
dimension métapsychologique et spéculative, tende à
outrepasser les limites de ce qu'elle est à même d'observer dans
la clinique et de conceptualiser ensuite par des méthodes empiriques (en
procédant par induction, à partir d'un certain nombre de
phénomènes névrotiques afin d'en extraire des principes
généraux ré-applicables par la suite). Cela signifie-t-il
qu'il faille entreprendre quelque chose comme une critique de la raison
psychanalytique? D'ailleurs, en quoi consisterait une telle entreprise?
Dans le cadre qui est le nôtre, une critique de la
raison psychanalytique pourrait se définir comme l'examen des conditions
de possibilité de l'appréhension de l'oeuvre littéraire
par le logos psychanalytique, et plus particulièrement par la
langue et la rationalité propres à la métapsychologie.
Si une telle démarche a un sens, c'est qu'il doit bien
y avoir des problèmes liés aux fondements mêmes de la
doctrine psychanalytique.
Toute l'entreprise de Sartre consiste à refonder la
psychanalyse sur des bases théoriques qu'il juge plus solides. C'est ce
qu'il nommera l' analyse existentielle , qu'il appliquera d'ailleurs aux
oeuvres de Baudelaire ?, de Genet ? et de Flaubert??.
Sartre conserve l'idée d'un événement
archaïque déterminant et de l'importance des premières
expériences infantiles, sans l'inconscient et sans le complexe
d'×dipe entant que tel. La conscience est transparente et libre. Il est
nécessaire de tenir compte du sens et de l'intentionnalité. Comme
le complexe d'×dipe, le projet fondamental sartrien renvoie au monde
interpersonnel de l'enfance. Comme la psychanalyse freudienne, la psychanalyse
existentielle entend découvrir l'événement crucial de
l'enfance et la cristallisation psychologique autour de cet
événement. ??. Peut-être y a-t-il là lieu d'y voir,
comme chez Freud, une certaine limitation de la richesse du texte, ainsi
ramené au projet d'être originel pré-réflexif de son
auteur. La psychanalyse existentielle sartrienne ap-
430. Jean-Paul Sartre, Baudelaire (1947), Gallimard,
Folio essais, Paris, 1988.
431. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et
martyr, Gallimard, Paris, 1952.
432. Jean-Paul Sartre, L'Idiot de la famille, t. I et
II, Gallimard, Paris, 1988.
433. Jean-Paul Sartre, L'Etre et le Néant,
Gallimard, tel, Paris, 1976, p. 629.
167
pliquée à la littérature se focalise sur
l'auteur (alors que Freud s'intéresse à la fois aux personnages,
aux oeuvres et à l'auteur).
Pour Sartre, c'est bien plutôt l'inconscient qui fait de
nous tous des lâches car postuler l'existence en nous d'un inconscient
revient à chercher à se déresponsabiliser, à ne pas
assumer sa liberté (sous prétexte d'être mû par un
déterminisme psychique) et donc à adopter une conduite de
mauvaise foi. L'analyse existentielle doit considérer les patients comme
conscients afin qu'il puisse, par la réflexion, revoir leur projet
d'être fondamental. Contrairement à l'analyse freudienne qui est
essentiellement tournée vers le passé (régressive),
l'analyse existentielle se caractérise par sa méthode
progressive-régressive.
Nous avons là une intense circulation des concepts
autour d'×dipe, de la littérature et de l'inconscient, entre Freud,
Sartre et Deleuze et Guattari.
Deleuze joue [...] Sartre contre Sartre en radicalisant sa
perspective. [. . .] Il n'y a aucune raison pour supprimer le sujet et la
personne tout en gardant l'individu ni, non plus, pour conserver la conscience
: le champ transcendantal ne doit pas seulement être impersonnel et
a-subjectif mais aussi pré-individuel et inconscient. Il devient plan
d'immanence. La psychanalyse est désormais possible mais ce n'est pas
pour Deleuze la meilleure façon d'aborder l'inconscient. C'est
même ce qu'il reproche à Sartre : ce dernier a supprimé
l'inconscient mais gardé ce qu'il y avait de pire dans la psychanalyse,
l'×dipe et ses avatars. C'est le geste contraire qu'il aurait fallu
accomplir : se libérer de l'×dipe tout en conservant l'inconscient.
?.
Notons que Sartre n'a pas gardé l'×dipe en tant
que tel. Il a insisté sur l'importance de certaines
déterminations du passé (y compris familiales) sur le
présent mais il n'y a jamais eu chez Sartre l'équivalent d'un
complexe oedipien, dont l'évolution (la disparition ou au contraire le
non-dépassement) déterminerait
strictement le psychisme actuel d'une personne.
Deleuze et Guattari tiennent à garder la notion
d'inconscient, tout en lui faisant subir une redéfinition profonde, une
radicale refonte conceptuelle. La bête noire, c'est l'×dipe, dont il
ne faut rien garder d'un point de vue philosophique, puisque de toute
manière les forces de re-territorialisation risquent toujours
d'opérer dans le sens d'un retour au codage oedipien. En effet, une
dé-territorialisation par rapport à l'×dipe peut
réussir au prix d'efforts soutenus, mais, cette
déterritorialisation étant provisoire, difficilement acquise et
fragile, au moindre relâchement et à la moindre minute
d'inattention, tout peut se territorialiser à nouveau vers papa-maman.
L'inconscient machinique est toujours menacé par le spectre de
l'inconscient personnel, la libération du désir d'Ophélie
toujours mise en péril par les pleurnicheries d'Hamlet au sujet de sa
famille et son obsession de trouver un moyen de fixer et de réparer
des choses ayant eu lieu dans un passé révolu. N'oublions pas
qu'Hamlet est celui qui est voué à re-territorialiser ce qui a
été disjoint, en l'occurrence il est né pour redresser le
cours du temps, désormais hors de ses gonds .
434. Pedro Cordoba, Lacan et l'origine du monde. Pour un
devenir deleuzien du structuralisme , Revue Critique, Les éditions de
Minuit, 800-801, Paris, janvier-février 2014, Où est
passée la psychanalyse? , p. 7.
168
The time is out of joint : O cursed spite, That ever I was
horn to set it right! ??.
Deleuze et Guattari, tout comme Sartre, reprochent à
Freud de se focaliser sur le passé du sujet, les premiers contestent
l'idée d'un inconscient passéiste, le second reproche au complexe
d'×dipe de ne pas prendre en compte la dimension du projet fondamental
d'être et ainsi de déresponsahiliser l'homme, en en fai-
sant le résultat des déterminations du
passé.
Concernant la question de savoir sur la démarche
freudienne mérite une éventuelle critique de la raison
psychanalytique, notons que Freud lui-même était très
attentif aux prohlèmes liés à toute entreprise
spéculative pure . La psychanalyse étant avant tout nouage entre
théorie et pratique, toute démarche s'écartant de
l'empirie et du phénoménal doit être surveillée de
près, selon le fondateur de la psychanalyse. Sans ancrage sensihle, ni
possihilité de vérification factuelle, il n'est guère
possihle d'élahorer autre chose que des hypothèses prohahles.
Ainsi, la sorcière métapsychologique est-elle
une hranche délicate de la psychanalyse et elle est
développée par Freud avec la plus grande prudence. Freud ne cesse
de le répéter : l'élahoration de la métapsychologie
est parsemée de tâtonnements, d'avancées seulement
prohahles (sur lesquelles il est impos-sihle d'avoir encore la distance
critique suffisante) et de retours au point de départ récurrents.
Freud avait horreur de se livrer à la spéculation pure, car il ne
voulait en aucun cas que la discipline psychanalytique soit
considérée comme un énième système
métaphysique, et dès lors réduite à une vision du
monde (Weltanschauung) parmi d'autres. Il tenait à l'exigence
de scientificité et à la rigueur de la méthode
psychanalytiques. C'est pourquoi, dès que possihle, les
réflexions métapsychologiques étaient d'ahord
fondées sur des conclusions épistémologiques,
elles-mêmes issues d'ohservations cliniques. La métapsychologie
n'est donc jamais vraiment coupée des phénomènes
vitaux.
Si ni l'esprit psychanalytique ni le texte littéraire
ne sont des prétextes servant à autre chose, alors il faut
considérer que
La psychanalyse de la littérature serait de peu
d'utilité si elle revenait à vérifier en quelque sorte le
savoir de l'inconscient au moyen des textes ou si elle revenait à une
paraphrase littéraire de l'inconscient. Chaque acte interprétatif
d'un texte singulier remet en jeu et en cause tout le savoir de l'inconscient,
justement en le mettant à l'épreuve. [...] Le grand texte se
reconnaît à la résistance qu'il oppose à
l'interprétation analytique, à condition que de cette
résistance même ressorte une relance de l'effet de
vérité de la psychanalyse . ??.
Une critique de la raison psychanalytique, lorsque cette
dernière s'applique à la littérature, impliquerait de
déterminer ce que l'interprétation psychana-
435. William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 185-186 : Le
temps est disloqué. Ô destin maudit,
Pourquoi suis-je né pour le remettre en place! .
436. Paul-Laurent Assoun, Littérature et
psychanalyse, op. cit., p. 6 et suivantes.
169
lytique d'une oeuvre ne doit pas être, et ne peut
être, sans se révéler stérile. 437.
Assoun pose le problème des rapports entre psychanalyse
et littérature en ces termes : le psychanalyse doit-elle être
considérée comme un fléau pour la littérature,
à savoir comme une menace pour l'autonomie et les idéaux de
l'oeuvre, ou bien doit-elle être envisagée au contraire comme une
sorte d'instrument pro-
videntiel d'intelligibilité du secret de l'oeuvre?
Nous verrons qu'il s'agit là d'un faux-problème,
la psychanalyse n'étant ni menace ni instrument providentiel pour la
littérature, mais simplement une ma-
nière parmi d'autres d'expérimenter l'oeuvre.
On pourrait remplacer la question Pourquoi donc tous les
lecteurs d'×dipe-roi et d'Hamlet se seraient-ils sentis
obligés de relire la pièce de Sophocle et celle de Shakespeare
à la lumière de la pensée de Freud, si les conclusions
freudiennes étaient à ce point dépourvues de tout
fondement ? , par le problème suivant : Comment fonctionne la machine
Hamlet de Freud pour parvenir à introduire du nouveau dans le
déjà-là? Comment Freud soumet les pièces de
Sophocle et de Shakespeare à une expérimentation inédite?
.
2) Un faux-problème : la question de la
légitimité et des limites de la psychanalyse appliquée
à la littérature.
Le projet de Deleuze et Guattari n'a pas uniquement pour
finalité de dénoncer les dérives d'une psychanalyse
appliquée épistémologiquement incontrôlée
438. On ne cherche pas à faire une critique de la raison
psychanalytique afin d'en déterminer les objets légitimes ainsi
que les limites patentes. Il s'agit dans l'Anti-×dipe d'une
critique interne à la psychanalyse 439 qui débouchera sur la
proposition d'une nouvelle théorie de la causalité du
désir, corrélative d'un remaniement du concept de l'inconscient
440.
l'×dipe n'est pas à rejeter à tout prix. Il
est bien au contraire considéré, mais il est relativisé
dès lors qu'il n'apparaît plus désormais que comme une
possibilité, un agencement de subjectivation parmi d'autres. Le but est,
en dernière analyse, d' opérer une transformation DANS la
psychanalyse pour créer de nouvelles connexions HORS de la psychanalyse.
441. Il s'agit d'ouvrir les possibilités de production de
machines désirantes au lieu de dissoudre le désir dans le
champ oedipien.
La question de la légitimité de la psychanalyse
appliquée nous apparaît à bien des égards comme
illégitime. Bien plus, nous la suspectons d'être un
faux-problème recouvrant d'un voile des enjeux bien plus
fondamentaux.
437. ibid.
438. Guillaume Sibertin-Blanc, Deleuze et
l'Anti-×dipe, la production du désir, PUF, Paris, 2010, p.
15.
439. ibid.
440. ibid.
441. ibid. (Nous soulignons).
170
Les critiques philosophiques contemporaines sont redevables
à la psychanalyse de l'ouverture de tout un champ de
problématisation inédit jusqu'alors. Deleuze et Guattari
étaient d'ailleurs les premiers à le reconnaître.
Nous avons vu, dans la première partie, que Freud
subissait une hantise de la part d'Hamlet. Quelle vérité
spectrale 442 transparaît à travers l'Hamlet de Freud? L'approche
freudienne d'Hamlet n'est-elle que le symptôme d'un mal qui
guette toujours l'analyste, à savoir le risque de dévier vers le
délire interprétatif?
Reprocher à la psychanalyse de sombrer dans le
délire interprétatif présuppose qu'on accorde une certaine
importance à l'interprétation. On se trompe peut-être de
cible en accusant la psychanalyse de faire violence au texte, car estimer que
la psychanalyse fait un usage détourné du matériau
littéraire implique l'idée qu'il y aurait un bon usage de ce
dernier, bien plus, qu' il s'agirait du détournement du sens de
celui-ci. Or, nous refusons aux notions de sens, de signification et
d'interprétation, la moindre pertinence dans l'appréhension des
éventuels apports de la psychanalyse à la pièce de
Shakespeare. Nous ne croyons pas non plus à l'idée d'une dette
inexpiable et unilatérale de la psychanalyse freudienne envers le
poète, car nous estimons qu'il y a bien un mouvement dialectique
permettant au texte littéraire également de s'enrichir de
l'expérimentation
analytique donc il fait l'objet.
Le problème d'Hamlet et sa résolution que met
en lumière Freud ne sont en réalité que
faux-problèmes et dès lors fausse résolution. Le
véritable problème d'Hamlet n'est pas lié à
papa-maman mais, nous le verrons, à Ophélie, en tant qu'elle ne
renvoie pas à des déterminations oedipiennes.
La figure de l'auteur, cette supposée instance
créatrice originaire, à laquelle Freud ne pouvait
s'empêcher de revenir comme à un fondement ultime, un principe
explicatif ou une raison suffisante, n'est pour Deleuze que la face la plus
manifeste d'une multiplicité de modes référentiels. Outre
les tendances interprétatives de la psychanalyse, Deleuze pointe du
doigt l'écueil consistant à parler sur l'oeuvre
littéraire, sur l'auteur, sur les personnages, à la place de
ceux-ci.
Hamlet ne doit pas conçu comme soumis aux
présupposés de la psychanalyse mais bien plutôt comme
étant de nature à transformer les hypothèses
psychanalytiques. Ce qui compte c'est l'oeuvre Hamlet en tant qu'elle
est machine, multiplicité et non en tant qu'elle a été
écrite par Shakespeare ou quelque autre prête-nom que ce soit.
Hamlet est bien plutôt un agencement où l'auteur et le
contenu se confondent avec l'oeuvre et l'expression du contenu.
Ce n'est plus la psychanalyse qui s'applique à la
littérature pour la contraindre à livrer ses secrets ou à
valider la performance de ses concepts, c'est la littérature qui,
appliquée à la psychanalyse, lui permet de se ressourcer, de
reproduire et d'affiner ses concepts [. . .] L'homologie structurale des champs
de la littérature et de la psy-
442. Cette expression est de René Major, dans l'art.
concernant l'actualité du texte de Freud, L'homme Moïse et la
religion monothéiste, La vérité spectrale de L'Homme
Moïse», Revue Germanique internationale, CNRS éditions,
n? 14 Sigmund Freud», Paris, 2000, p. 165-172.
171
chanalyse permet de substituer une clinique littéraire
à la psychanalyse appliquée 443.
Le mythe oedipien ne constituera jamais une recette, une
panacée à appliquer . C'est ce qu'Ernest Jones n'a pas compris.
Le long essai qu'il a consacré à Hamlet, pour riche
qu'il soit, a brouillé les pistes, noyant le lecteur sous une avalanche
d'exemples explicatifs et applicatifs , comme s'il fallait prouver comme le
dit ailleurs Freud, les vertus dormitives de l'opium. 444.
3) Le véritable problème : la psychanalyse et
la philosophie, comme puissances d'expérimentation de la création
littéraire.
Pour comprendre ce qui se joue réellement dans la
rencontre entre Hamlet et la psychanalyse, nous nous trouvons face
à la nécessité de dépasser le conflit
d'interprétations. La psychanalyse est pertinente comme discipline non
herméneutique, par le biais de laquelle, peut-être malgré
elle, est possible une analyse
non interprétative de l'oeuvre littéraire.
Les résistances à la psychanalyse
appliquée s'originent dans les préjugés issus de
l'esthétique du XVIIIème et du
XIXème siècles, dont le principe était la
distinction entre le fond et la forme et la séparation entre les
facultés et tout particulièrement la scission entre
l'intelligence et la sensibilité.
L'oeuvre freudienne opère un mouvement de
réconciliation, en ce sens que Freud effectue la jonction entre la forme
et le fond et entre l'affect et sa représentation. Il donne la
primauté à l'effet produit sur le lecteur, élément
qui sera définitif dans l'analyse scolaire des oeuvres
littéraires en classe de français, dans l'enseignement secondaire
notamment.
Freud souligne par ailleurs l'impossibilité du
désintéressement total par rapport à l'oeuvre d'art. Cette
dernière implique toujours un certain rapport au refoulé. C'est
pourquoi l'oeuvre est symbolique et symptomatique de quelque chose d'autre. Ces
symboles et ces symptômes sont déchiffrables à partir de
traces qui sont autant d'indices que le refoulement a, du moins partiellement,
échoué.
S'ouvre ainsi un espace de lisibilité du symptôme
et du symbole à travers l'oeuvre.
Dans la première partie de notre recherche, nous avons
analysé Hamlet comme le modèle de la connaissance des
processus psychiques. Puis, dans la seconde partie, Hamlet nous est
apparu comme un texte à déchiffrer. Tout ceci nous a permis de
mettre en valeur un mouvement dialectique entre le thème principal,
oedipien, et un autre thème, qu'on pourrait qualifier
d'hamlétien.
De sa correspondance de jeune fondateur de la psychanalyse
à ses tous derniers écrits, Freud a toujours
considéré le refoulement universel du complexe d'×dipe comme
la découverte majeure de la psychanalyse. Le complexe d'×-dipe est,
à bien des égards, le trait distinctif de la pensée
freudienne. Le complexe d'×dipe s'étend effectivement à des
domaines aussi variés que la culture,
443. Jean-Charles Huchet, Littérature
médiévale et psychanalyse. Pour une clinique littéraire,
PUF, écriture, Paris, 1990, p. 21-22.
444. Henriette Michaud, op. cit., p. 44.
445. Sarah Kofman, L'Enfance de l'art. Une
interprétation de l'esthétique freudienne, op. cit.
172
l'organisation sociale et politique, la morale, le Droit, la
religion et la sublimation. Le domaine d'application initial de ce complexe
nucléaire des névroses est l'être humain en
général, l'ensemble de la vie psychique et psycho-sexuelle,
normale ou pathologique.
Puisque le problème d'Hamlet est étroitement
lié au complexe d'×dipe, peut-on supposer qu'il pourrait atteindre
une certaine propension générale, du moins pour une certaine
classe d'individus qui souffriraient davantage des effets
délétères du refoulement que la plus grande
majorité des hommes?
Si Hamlet est bien ce sphinx de la littérature moderne
dont parle Jones, alors, nous l'avons vu, il est celui qui vient questionner
×dipe, celui qui pose une énigme, un problème à
×dipe et qui lui enjoint de répondre car il est le seul capable de
résoudre l'énigme du sphinx Hamlet.
Outre l'×dipe parental, la pièce de Sophocle
comporte la dimension du filicide, comme désir symétrique aux
tendance parricides. Rappelons que dans la légende, c'est Laïos qui
a en premier lieu voulu tuer son fils à la naissance.
Le spectre du père d'Hamlet ne reproduit t-il pas ce
comportement en envoyant son fils se venger de celui qu'il sait être un
assassin?
Plutôt que de concevoir le complexe d'×dipe comme
une structure, on peut le voir comme un facteur dynamique, en ce sens qu'il
reflète les désirs incons-
cients de l'enfant.
Ce qui est important, c'est ce que Shakespeare fait à
partir de la légende d'Ham-let et ce que Freud fait à partir des
textes de Sophocle et de Shakespeare a fortiori. Bien plus qu'une
interprétation ou une réinterprétation, nous avons affaire
là à des réécritures, à la création
de quelque chose de nouveau à partir de ce qui
était déjà là.
Hamlet n'est-il qu'une variante du thème oedipien dans
l'esprit de Freud? Si l'on suit Freud à la lettre, tel semble être
le cas. Pourtant rien n'est moins sûr, et Freud nous a montré
à plusieurs reprises qu'il en disait souvent plus qu'il n'y paraissait.
C'est en ce sens que Sarah Kofman pouvait dire qu'il était loisible de
lire dans le texte de Freud autre chose et plus que ce qu'il dit dans sa
littéralité ?.
Le phénomène de résistance explique la
tendance générale à maintenir caché le fantasme
oedipien. L'origine du complexe d'×dipe est double : d'une part, la
théorie ontogénétique et d'autre part, l'hypothèse
phylogénétique, que l'on retrouve dans Totem et tabou
avec la théorie de la horde primitive et les hypothèses sur
l'interdiction de l'inceste et sur l'exogamie.
La conception que se fait Freud du père dans Hamlet
découle directement de son idée selon laquelle celui-ci se
décline en différentes figures. En effet, il y a le père
réel, l'imago paternel, le père comme figure tutélaire et
personnage du scénario du parricide, celui-là même qui
imprègne la mémoire collective et le patrimoine de
l'humanité.
Le complexe d'×dipe est une réalité
psychique, et ce peu importe s'il est basé ou non sur un
événement historique ou textuel réel.
173
Hamlet comme sphinx soumet ×dipe à une
épreuve, sa propre épreuve de lui-même, de même qu'il
soumet Freud à l'analyse de son propre inconscient. Si dans la
légende ×dipe a su jadis résoudre l'énigme du Sphinx,
il finit aveugle.
Peut-on concevoir un pouvoir de castration symbolique d'Hamlet
sur ×dipe, de même qu'il existerait un pouvoir de castration de la
littérature sur la psychanalyse, ce à quoi semble se
résoudre Freud? Hamlet doit-il rester subordonné à
×dipe? N'est-il pas lui-même une figure primitive dont l'existence
conditionne la validité du complexe d'×dipe? Dire que la condition
d'Hamlet est celle du névrosé moderne et le fait du
progrès du refoulement à travers les siècles dans
l'âme humaine, n'est-ce pas ôter délibérément
à Hamlet la possibilité d'être porteur d'intensités
et de forces d'un tout autre ordre?
Réciproquement dans la légende, c'est ×dipe
qui donne clarté et raison à l'oracle du Sphinx. Dans la
mythologie, le Sphinx est une figure féminine. Il s'agit d'ailleurs en
réalité de la sphinge. La sphinge représente la
mère et le verbalisme.
Tirons les conséquences de cette comparaison entre
Hamlet et la sphinge dans la tragédie de Sophocle. Ceci semble aller
dans le sens des hypothèses de Freud et de Jones sur la
féminité du caractère d'Hamlet et sur son
éventuelle homosexualité latente.
×dipe, au contraire, représente la lignée
des pères et le règne du réel.
En ce sens, il nous semble intéressant d'être
attentifs à ce qu'on pourrait appeler un devenir-femme, un
devenir-Ophélie d'Hamlet, et ce, tout particulièrement à
partir de la scène du cimetière, scène décisive qui
donne l'impulsion à l'exécution de la vengeance d'Hamlet et qui
pourtant n'a rien à voir avec papa-maman ni avec ×dipe.
Le véritable inconscient à l'÷uvre dans la
pièce de Shakespeare, l'inconscient machinique et la puissance de
vérité d'Hamlet seraient à rechercher
plutôt dans le personnage d'Ophélie, ou davantage dans
Ophélie comme corps sans organes, puisque la véritable machine
infernale se déclenche à partir de la mort de la jeune fille, de
cette dissolution ardemment désirable 446
évoquée par Hamlet lors du monologue de la scène
1 de l'acte 3.
Le cheminement freudien qui mène à
l'édification de la psychanalyse est le suivant : tout d'abord, nous
avons accès à des fragments d'auto-analyse occasionnels, puis
l'auto-analyse se fait plus systématique, notamment dans la
correspondance. Ensuite, les hypothèses sur le rêve viennent
parachever les premières esquisses auto-analytiques et élargir
l'analyse de l'inconscient à d'autres psychismes que le sien. C'est
seulement une fois ce socle présent que peut être construite une
théorie générale des névroses.
Hamlet a sa place à chacune de ces
étapes menant à la fondation de la discipline psychanalytique. De
même, il aura sa place à chacune des grandes étapes
théoriques franchies par la psychanalyse et aura son mot à dire.
Alors que paradoxalement Freud ne semble plus avoir de mot à dire sur
Hamlet, ce sont les mots du prince danois qui ont quelque chose
à dire à la psychanalyse. Ceci est flagrant dans les
écrits de maturité. Freud reprendra Hamlet comme
objet
446. a consummation devoutly to be wish'd , voir Hamlet,
III, 1, 62-63.
174
de la psychanalyse dans les tous derniers écrits,
après l'avoir en quelque sorte laissé devenir son égal,
sujet, acteur et moteur de la création en psychanalyse.
Hamlet serait une figure actoriale fondatrice de la
psychanalyse, luttant en sous-main contre un retour à la figure
auctoriale, du créateur et père de l'oeuvre (Freud ou
Shakespeare).
Avec Hamlet, on a l'impression qu'il s'agit pour
Freud d'un problème personnel, de quelque chose de bien plus fondamental
et intensément vécu que le complexe d'×dipe. Freud fait
lui-même le parallèle entre l'état dépressif et
angoissée dans lequel il se trouvait à l'époque où
il exposait à son ami ses premières in-
tuitions sur Hamlet.
D'après le spécialiste de théâtre
et traducteur de Sophocle Robert Pi-gnarre?, le sphinx, cette figure
féminine au même titre qu'Hamlet pour Freud, s'apparente au
démon personnifiant les âmes en peine qui, avide d'amour et de
sang, hante le sommeil des vivants . Dans ×dipe roi, on peut lire
enfants, rejetons nouveaux de l'ancêtre .
×dipe est celui qui a permis l'affranchissement du
fardeau imposé par le
monstre aux énigmes .
Hamlet est-il justement ce monstre aux énigmes dont
il est question dans la pièce de Sophocle? Certains passages de la
pièce de Shakespeare, qui semblent déjà annoncer, ainsi
que nous l'avons suggéré, certains des plus beaux passages des
Pensées de Pascal, nous donnent à penser que tel est le
cas.
Toutefois, lorsque Hamlet évoque l'idée d'une
monstruosité ainsi que celle d'énigme, il s'agit de l'être
humain en général, comme chez Pascal.
Si tout névrosé, voire tout homme, est un
Hamlet, c'est qu'il y a en lui cette dimension à la fois grotesque et
pathétique, terrifiante et ridicule, tragi-comique, ni tout à
fait ange, ni tout à fait bête.
En somme l'homme est une galéjade, une farce grotesque,
mais également une farce effrayante qui ferait pâlir n'importe
quelle créature. On retrouve dans cette définition de l'homme
toute l'atmosphère du théâtre de Shakespeare qui mêle
si habilement, ainsi que Hugo l'a souligné, le sublime et le grotesque,
le tra-
gique et le comique.
Entre Hamlet et ×dipe, nous avons vu que Freud note une
identité de racine, de source et de matière, mais une
différence de moyens et de contexte. Depuis la tragédie de
Sophocle le refoulement a progressé dans l'histoire affective de
l'humanité, et la vie intellectuelle n'est plus la même, ce qui
implique la nécessité de mettre en oeuvre différemment
cette source et cette matière identiques. Avec ×dipe, le
refoulement en est à un stade antérieur à celui que
l'homme moderne connaît. ×dipe doit avoir recours à des
processus d'élaboration et de fabulation. Par contraste le refoulement
chez Hamlet se manifeste par des actions d'inhibition.
Freud entend extraire de la pièce de Shakespeare le
caractère de son héros et les motifs de ces hésitations.
Il entend définir précisément la nature de la tâche
que le héros doit s'accomplir. Déterminer
précisément ceci aura une fonction explicative pour les
développements à venir concernant la recherche des symp-
tômes du refoulement d'Hamlet.
447. Robert Pignarre, Notes à ×dipe roi,
Théâtre complet de Sophocle, op. cit.
175
Il n'y a pas de sujet dans l'inconscient freudien. Le retour
à
Freud consiste à surtout ne pas en mettre! [...] On met
en place des unités de production.
448».
Guattari reprend l'expression hégélienne de
belle âme », qui se référait, comme nous l'avons vu,
dans L'Esthétique à la figure exemplaire d'Hamlet, pour
désigner un type de paranoïaque :
désert intériorisé de la belle
âme », sur un fond des flux décodés »
449.
Guattari décrit la grande machine psychanalytique,
machine paranoïaque par excellence, dans laquelle justement le
paranoïaque mondialement célèbre », pourrait-on dire
pour parodier Freud, Hamlet hallucinant un père spectral et de l'inceste
partout, et surinterprétant tous les signes qui se donnent à lui
dans le cours de la pièce comme des éléments de preuve
signifiant la culpabilité, renvoyant en dernière instance
à l'éternel papa-maman, occupe une place d'exception.
L'exprimé (le déplacé », le
transféré) est tributaire de son rapport exclusif à la
machine: représentation-refoulante, représentant-refoulé
(les effets de sens » de la parole sont tributaires du briquetage de
significations de la langue. [...] Tu en passeras par ma grille », Tu en
passeras par mon écriture, par mon ×dipe, par mon
capital, par mon État. » »
450.
Hamlet possède, nous l'avons vu, un pouvoir
heuristique. Il nous semble pertinent de recourir à l'outillage
conceptuel de Deleuze et Guattari pour aborder Hamlet. La
schizo-analyse semble avoir des avantages pour l'étude de la
littérature que la psychanalyse n'a pas. Toutefois, si la méthode
schizo-analytique, la critique-clinique fonctionne en littérature, seule
la psychanalyse est reconnue comme thérapie et comme outil
interprétatif, à mettre en parallèle avec d'autres
méthodes et d'autres outils.
L'approche que l'on fait d'Hamlet ne se
décline pas en lectures (le terme lecture » semble renvoyer
à la notion d'interprétation) mais en usages (fonc-
tionnements, expérimentations) possibles.
Réduire toute forme ou trace de folie à la
maladie mentale peut avoir des conséquences désastreuses,
notamment lorsqu'il s'agit de réduire la créativité,
l'irréductible part de folie inhérente à chacun et qui
échappe à la rationalité, ce qui est de l'ordre de
l'expérimentation, du processus et du vital, de l'errance positive
à une pathologie synonyme de dégradation, de chute, de
déflagration, de retombée du processus désirant.
Réduire Hamlet à sa supposée névrose obsessionnelle
ou hystérie, c'est risquer d'échapper à ce qui fait le
propre du
448. Félix Guattari, Écrits pour
l'Anti-×dipe, Lignes, imec, Paris, 2012, p. 50.
449. ibid., p. 55.
450. ibid.
176
processus désirant. C'est en somme se focaliser sur des
désirs censés être présents inconsciemment chez tout
être humain, de manière homogène et universelle et pouvant
être ramenés à des déterminations parentales, qui ne
tolèrent que très peu de variantes, et ce, quelle que soit la
forme que ceux-ci prennent.
Dans L'Île déserte et antres textes,
Deleuze insiste sur l'urgence qu'il y a à purger la folie de la maladie
mentale ?). La clinique deleuzienne est une clinique sans symptômes,
sans malade et sans médecin (si ce n'est le créateur,
véritable médecin de la civilisation , d'après la
définition nietzschéenne reprise par Deleuze). L'urgence n'est
pas de soigner le délire, mais de voir dans le délire
l'expression machinique du désir, et en ce sens, un véritable
moyen de guérison et de libération ainsi que d'investissement
direct du champ socio-politique. Le délire est ce cheminement
hors-sillons et hors-limites qui permet justement de retrouver une prise
concrète sur le réel, désormais non biaisé par les
représentations fantasmatiques.
Pour Lacan, avec les oeuvres littéraires, nous sommes
déjà au-delà de la cure psychanalytique. C'est pourquoi ce
n'est qu'à partir de celles-ci, tout comme ce n'est qu'à partir
de la fin de la cure analytique, que le véritable voyage peut
commencer ??. Lacan dit par ailleurs, dans ses Antres écrits,
que l'écrivain, l'artiste précède toujours le
psychanalyste et que le psychanalyste n'a donc pas à faire le
psychologue là où l'artiste lui fraie la voie. ??. Le texte
littéraire est censé nous faire oublier la perspective de la
cure. Toutefois, la démarche lacanienne est encore plus tributaire que
celle de Freud de la domination du signifiant et c'est pourquoi elle est bien
plus violemment attaquée par Deleuze et Guattari. La clinique lacanienne
est une symptomatologie des maladies mentales en tant que telles, mais cette
clinique est centrée sur le discours en tant qu'il est signifiant, et
c'est là l'écueil.
Nous verrons que la recherche des signifiants dans le discours
shakespearien devient caduque dès lors que Shakespeare fait
délirer la langue par le biais du
délire d'Ophélie.
Ce n'est pas par hasard que le névrosé se fait
un roman familial , et que le complexe d'×dipe doit être
trouvé dans les méandres de ce roman. Avec le génie de
Freud, ce n'est pas le complexe qui nous renseigne sur ×dipe et Hamlet,
mais ×dipe et Hamlet qui nous renseignent sur le complexe. On objectera
qu'il n'y a pas besoin d'artiste, et que le malade suffit à faire
lui-même le roman, et le médecin à l'évaluer. Mais
ce serait négliger la spécificité de l'artiste, à
la fois comme malade et médecin de la civilisation : la
différence entre son roman comme oeuvre d'art et le roman du
névrosé. ?.
Expérimenter Hamlet, c'est privilégier
sa littéralité. La littéralité deleuzienne est ce
processus qui opère entre les significations partagées par
l'usage, pour
451. Gilles Deleuze, L'Île déserte et autres
textes (1953-1974), éd. David Lapoujade, Les éditions de
Minuit, coll. Paradoxe, Paris, 2002, p. 280.
452. Jacques Lacan, Écrits, t. I, Seuil,
Points essais, Paris, 1966, p. 97
453. Jacques Lacan, Autres écrits, Seuil, Le
Champ freudien, Paris, 2001, p. 192-193.
454. Gilles Deleuze, Logique du sens, Les
éditions de Minuit, Paris, 1969, p. 277, Des aventures d'Alice .
177
les mettre en état de rencontre et de co-implication ou
encore d'hétéroge-
nèse. ??.
Ophélie est au-delà de l'être, dans
l'autrement qu'être, au-delà de son intéressement à
soi-même, là où Hamlet métaphysicien est tout entier
focalisé sur l'alternative entre l'être et non-être. Hamlet
n'a pas conscience que seule Ophé-lie est dans l'authenticité.
C'est l'amour qui porte Ophélie là où être ou ne
pas
être n'est pas la question ??.
Dans la pièce de Shakespeare, on a l'impression de
n'avoir à faire qu'à des fragments d'Ophélie face à
une machine dominante, la machine Hamlet qui lisse, unifie par ses beaux
monologues impeccablement structurés, ce qu'il y a de hiatus et de
contradiction dans le délire d'Ophélie. Ce sont justement ces
multiplicités fragmentaires d'Ophélie qui demandent à
être reconsidérées, reprises, rejouées.
II- Cartographies schizo-analytiques d'Hamlet.
La démarche schizo-analytique consiste à
renoncer à se demander ce que veut dire l'auteur, ce que à quoi
renvoie tel ou tel signifiant, ce que signifie tel ou tel symbole pour se poser
la question : Comment ça marche? Qu'est-ce qui circule? .
Face à Hamlet, il faut cesser de
hiérarchiser l'importance des scènes, des personnages, des
dialogues et des monologues afin de tout replacer sur un même plan
d'immanence. Tout traiter sur le même plan (Ophélie, Hamlet, les
fleurs, l'eau, les remparts d'Elseneur, Horatio, la scène dans la
scène, le dialogue entre Ophélie et Hamlet qui suit le
célèbre monologue, etc.) permet de mieux saisir les
différences, les réseaux, les rapports entre les plans.
La schizo-analyse est décentrée par rapport
à toute problématique du sujet comme être pensant ou
être affectif. Elle est chargée d'extraire les deux pôles
constitutifs de l'inconscient que sont le pôle réactionnaire et le
pôle révolutionnaire. Elle doit entraîner une
déterritorialisation et ainsi une libération de l'inconscient,
produire un agencement d'énonciation analytique et défaire les
illusions que sont l'×dipe, le Moi, l'identité et l'unité
individuelles.
La schizo-analyse ne se définit pas en premier lieu
comme une thérapeutique, ses champs d'application étant davantage
la littérature et la politique. La schizo-analyse appliquée
à la littérature permet l'extraction du caractère
révo-
lutionnaire et novateur du texte étudié.
Tracer les cartographies d'Hamlet consiste à
voir la pièce de Shakespeare comme un agencement rhizomatique qui n'est
justiciable d'aucun modèle
455. François Zourabichvili, La question de la
littéralité , La littéralité et autres essais
sur l'art, PUF, Lignes d'art, Paris, 2015.
456. Emmanuel Levinas, Autrement qu'être ou
au-delà de l'essence, Le livre de poche, Biblio essais, Paris,
1990.
178
structural ou génératif et qui est
étranger à toute idée d'axe génétique, comme
de structure profonde ??. Ces cartographies sont schizo-analytiques car elles
ne renvoient pas à un schème névrotique, à un
codage oedipien.
La double perspective onto- et phylo-génétique
adoptée par Freud ne semble pas pertinente pour comprendre le cas
Hamlet. Guattari proposait de faire une hétérogenèse de
la subjectivité ??, tenant compte des multiplicités et
agencements travaillant en profondeur le sujet qui n'est plus maître
dans sa propre maison depuis la découverte de l'inconscient, comme
aimait à le rappeler Freud.
Il serait ainsi possible de mettre en valeur un Hamlet
désoedipianisé, sans complexe et la présence d'un
inconscient machinique à l'oeuvre dans Hamlet. En partant de la
machine Hamlet de Freud, on se dirigerait progressivement vers un
Hamlet-machine , machine à produire de l'inconscient, inconscient qui
ne
préexistait pas à l'oeuvre de Shakespeare.
Avec Lacan, on en reste à un sujet enserré dans
sa dépendance vis-à-vis d'un signifiant despotique alors que
l'inconscient machinique est a-subjectif et a-signifiant.
La culpabilité freudienne, qui se décline en
conscience de culpabilité et qui fait, d'après Freud reprenant
les vers d'Hamlet, de nous tous des lâches , témoigne d'une
tentative pour tout recentrer sur l'individu privé et son inconscient
oedipien. C'est ce mode privé et culpabilisé qui cantonne la
psychanalyse freudienne à la dimension du familialisme et qui la fait
passer à côté de l'étude de l'agencement des signes,
dont elle tirerait pourtant un grand bénéficie du point de vue
conceptuel et clinique.
Ainsi que l'explique Anne Sauvagnargues dans Deleuze et
l'art??, le signe deleuzo-guattarien se définit comme
affect et comme rapport de forces et s'oppose de ce fait au signifiant
psychanalytique. On ne cherche dès lors plus à faire ressortir un
sens ou une signification, mais on cherche à repérer le
fonctionnement des machines. Tout est machine, apprenait-on dans
l'Anti-×dipe.
Comment fonctionne la machine Hamlet créée par
Freud? Comment fonctionne le personnage d'Hamlet comme machine? Comme ça
marche dans Hamlet? Ophélie est-elle aussi machine ou corps
sans organe? C'est ce type de questionnement et de problèmes (rappelons
la supériorité que Deleuze accordait à la question et au
problème sur la simple interrogation) qu'une cartographie
schizo-analytique d'Hamlet tenterait de poser.
Ceci implique bien évidemment de renoncer au type
d'interrogations analytiques qui concerne aussi bien l'analyse
académique de textes littéraires (dont le modèle est
l'explication ou le commentaire de texte) que la psychanalyse appliquée
à la littérature :
De quoi s'agit-il dans Hamlet? Que veut dire
l'auteur? Quel est l'effet produit sur le lecteur spectateur? Par quels
moyens, par quels signifiants
457. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille
plateaux, Les éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 19.
458. Félix Guattari, Chasmse, Galilée,
coll. L'espace critique, Paris, 1992.
459. Anne Sauvagnargues, Deleuze et l'art, PUF, Lignes
d'art, Paris, 2005.
179
l'auteur parvient-il à cet effet? Que représente
tel ou tel personnage? Que signifie telle ou telle scène? Etc, etc. En
somme, tout ceci n'est bien en effet qu'interrogations, discussion, bavardage
insignifiant digne d'un Polonius (Polo-nius, le bavard », était
l'objet des railleries d'Hamlet et, à sa suite, de Freud.).
Dresser des cartographies schizo-analytiques d'Hamlet
passe par le repérage de son fonctionnement empirique : il s'agit
de rendre sensibles les devenirs de la pensée ». Freud et Deleuze
se rejoignent par le même intérêt constant qu'ils accordent
à l'analyse de l'oeuvre littéraire (qui occupe une place
privilégiée au sein du domaine artistique) et par l'usage de
l'oeuvre comme terrain d'expérimentation et de validation »
460. La méthode à suivre pour
cartographier de manière schizo-analytique Hamlet consiste donc
à s'intéresser aux devenirs en jeu dans Hamlet, à
ne pas chercher à faire une téléologie de l'oeuvre ni
à recourir au mythe de l'intériorité comme clef ultime,
explicative du sens » de Hamlet, et à être attentif
au processus de déplacement de concepts dès lors que le
chef-d'oeuvre de Shakespeare ne met pas seulement en mouvement des percepts et
des affects.
La méthode est dite externaliste » car il s'agit,
avant toute analyse classique » ou lecture suivie de l'oeuvre, de tracer
des lignes dans l'oeuvre, de se focaliser sur le surgissement du nouveau
à même le déjà-là. Anne Sauvagnargues
repère une tension problématique qui relie la pensée de
Deleuze et Guattari à celle de Freud. L'attention est portée par
Deleuze et Guattari sur l'expression matérielle, sensible du signe.
Avec le personnage d'Hamlet, on semble en rester au discursif
et au verbalisme, tandis qu'avec Ophélie s'offre à nous une
multiplicité de signes non discursifs et d'images, elle introduit une
sorte de rupture asignifiante à même la pièce de
Shakespeare.
Tandis qu'Hamlet se prête davantage à
l'interprétation de type psychanalytique, Ophélie est
(schizo-)analysable en termes de forces.
La méthode deleuzo-guattarienne qui s'applique à
la littérature considère l'oeuvre littéraire sur le mode
asubjectif impersonnel » et comme étant irréductible
à la figure de l'auteur, ou à celle du génie privé
[...] individualité d'exception, livrant ses souvenirs personnels et
autres sales petits secrets ». 461».
Choisir de minorer » ou d' amputer » Hamlet,
c'est renoncer à (re)produire des logorrhées de plus sur le
personnage du prince danois pour produire quelque chose de nouveau à
partir du personnage d'Ophélie, personnage pour une large part
ignoré, ou du moins méconnu, des analystes, et pourtant
privilégié par les peintres dans leurs oeuvres picturales
s'inspirant de la pièce de Shakespeare. Ophélie, dans son
discours délirant, fait sortir la langue de ses sillons, elle l'a fait
littéralement délirer, comme dirait Deleuze dans Critique et
clinique. Sa mort même est agencement de séries disparates,
production de lignes de fuite, déterri-torialisation.
Dans Cartographies
schizo-analytiques462, contre la machine
psychanalytique perçue comme assujettissement à la dictature du
signifiant, Guattari pro-
460. ibid., p. 10.
461. ibid., p. 17.
462. Félix Guattari, Cartographies
schizo-analytiques, Galilée, Paris, 1989.
180
pose l'idée d'une machine d'art comme
libération par rapport au dualisme signifiant-signifié.
La machine est productrice d'une certaine forme de
subjectivité dans les deux cas. Avec Ophélie, on sort de la
centration sur le sujet autoréférentiel et auto-consistantiel.
Pour Guattari, tous les systèmes de modélisation sont acceptables
uniquement dans la mesure où leurs principes d'intelligibilité
renoncent à toute prétention universaliste et admettent qu'il
n'ont d'autre mission que de concourir à la cartographie de territoires
existentiels impliquant des univers sensibles, cognitifs, affectifs,
esthétiques, etc.
La méthode proposée par Guattari n'implique pas
de repérer des axes si-gnificationnels ou des état de sens mais
de mettre en acte des cristallisations existentielles s'instaurant, en quelque
sorte, en-deçà des principes de base de la raison classique.
463, dont la raison psychanalytique est un
avatar.
Il s'agit de critiquer le rationalisme borné qui ne
tient pas compte des traits intensifs , de ce qui fait que l'existence
peut-être singularisée, de ce qui ne peut être saisi par des
modes rationnels de connaissance discursive.
La schizo-analyse entend conjoindre ce qu'il y a de plus
universel avec ce
qu'il y a de plus contingent.
1) Un Hamlet de moins : comment minorer et
déprésenter Hamlet?
Lire Hamlet, le réécrire, le mettre en
scène, le jouer, c'est se créer son propre Hamlet et
faire surgir alors quelque chose de nouveau à partir d'un
matériau déjà présent, le texte de Shakespeare.
Partant des expérimentations faites par Carmelo Bene
sur Hamlet, nous proposerons plusieurs pistes pour une approche
schizo-analytique d'Hamlet. Un Hamlet de moins de Carmelo Bene suit,
non sans ironie, les développements de Freud sur Hamlet et ×dipe,
tout en s'inspirant de la réécriture de Laforgue dans Hamlet,
les suites de la piété liale464.
Carmelo ne considérait pas ses textes comme une énième
réinterprétation de l'Hamlet de Shakespeare,
lui-même étant tout comme Deleuze et Guattari rétif
à la notion d'interprétation, mais comme une restitution de ce
que Klossowski définissait comme le sens métaphysique du
théâtre .
Minorer Hamlet consiste à soustraire la
littérature, soustraire le texte, une partie du texte et voir ce qui
advient, ceci constitue pour Deleuze une approche qui comporte plus d'amour
pour Shakespeare que tous les commentaires 465.
Et si Hamlet était en réalité
psychotique? Nous avons vu que
l'hypothèse qu'Hamlet hallucinerait, notamment en
voyant le spectre de son père, avait été explorée
par Greg dans son article Hamlet's hallucination
466.
463. Félix Guattari, op. cit., p. 12.
464. Jules Laforgue, Carmelo Bene, Hamlet & suite,
éditions vagabonde, 2013.
465. Gilles Deleuze, Un manifeste de moins , dans Carmelo Bene,
Gilles Deleuze, Superpositions, Les éditions de Minuit, Paris,
1979.
466. Walter Wilson Greg, art. cit.
467. Sigmund Freud, Sur la dynamique du transfert ,
in O.C.F. XI (1911-1913), PUF, Paris, 2005.
181
A cela Freud répondrait sans doute qu'il ne s'agit pas
d'une hallucination psychotique, mais que c'est la capacité
hallucinatoire de l'inconscient » 467qui
en est la cause.
L'Hamlet de Freud, c'est toujours la névrose.
Même si Hamlet peut revêtir sous la plume freudienne diverses
variantes névrotiques (hystérie, obsession, mélancolie),
ce qui dans son comportement et dans son état pourrait
éventuellement renvoyer vers l'autre de la névrose, à
savoir son versant négatif», la psychose, est toujours
relégué au second plan, et interprété comme un
symptôme névrotique déguisé et qui ne franchit pas
les limites de la nosographie du névrosé.
Considérer la psychose uniquement comme le
négatif de la névrose et la renvoyer à son
caractère ineffable et inanalysable nous semble une dérobade
facile de la part de Freud. Si d'un point de vue strictement clinique et
thérapeutique, une approche schizo-analytique nous semble de moindre
utilité voire hasardeuse, d'un point de vue théorique et
littéraire, une analyse des manifestations s'apparentant davantage
à la psychose qu'à l'éternelle névrose
privée nous paraît être une voie que n'a pas assez
exploré Freud (bien qu'il se soit tout de même
intéressé aux phénomènes psychotiques, ses
conclusions tendaient toujours à les exclure du champ d'investigation
psychanalytique).
La machine de guerre Hamlet. On peut
considérer qu'Hamlet fait fonctionner le théâtre comme
véritable machine de guerre contre la machine à illusions, la
machine à fantasmes qu'il observe sans cesse dans le jeu de ses proches,
personnages avançant toujours masqués (le terme latin
persona » désigne à la fois le personnage et le
masque), jouant un rôle pour dissimuler la triste vérité de
ce qu'ils sont réellement.
Seems, madam? Nay, it is, I know not seems ».
'Tis not alone my inky cloak, good mother,
Nor customary suits of solemn black,
Nor windy suspiration of forc'd breath,
No, nor the fruitful river in the eye,
Nor the dejected haviour of the visage,
Together with all forms, moods, shapes of grief,
That can denote me truly. These indeed seem,
For they are actions that a man might play.
182
But I have that within which passes show,
These but the trappings and the suits of woe.
468. Hamlet ne doit plus être conçu
comme tragédie littéraire.
Il ne peut pas y avoir d'oeuvre tragique parce qu'il y a
nécessai-
rement une joie de créer : l'art est forcément une
libération qui fait
tout éclater, et d'abord le tragique.
469.
Représentation et déprésentation.
Deleuze et Guattari reprochaient
à la psychanalyse freudienne de donner une importance
prépondérante à la dimension de la représentation.
Pourtant, Bachelard reconnaissait déjà à la psychanalyse
de lui avoir fourni une méthode pour penser l'homme en termes de
dynamisme, d'énergie vitale, de forces agissantes alors qu'il
était jusque là envisagé d'après la double
dimension de l'intellect et de la représentation. Que peut
bien vouloir dire déprésenter Hamlet
?
Prenons un exemple interne à la pièce de
Shakespeare qui a suscité beaucoup de commentaires, notamment de la part
d'Otto Rank en psychanalyse 470.
Hamlet dit qu'il veut capturer la conscience du meurtrier
Claudius par le biais de cette mise en scène. La scène dans la
scène serait le miroir de l'âme dans
lequel pourrait se réfléchir la conscience du
roi.
468. William Shakespeare, Hamlet, I, 2, 76-86 :
Semble, madame? Non, est. Je ne connais pas semble .
Ce n'est pas seulement mon manteau d'encre, tendre
mère,
Ni les habits coutumiers d'un noir solennel,
Ni les soupirs haletants d'une respiration forcée,
Non, ni la prodigue rivière dans l'÷il,
Ni la mine accablée du visage,
Ni aucune des formes, modes ou figures du chagrin,
Qui peuvent me peindre au vif. En effet, elles semblent,
Car ce sont des actions qu'un homme peut jouer.
Mais j'ai ceci en moi qui passe le paraître,
Et tous ces harnachements et habits de la douleur. .
469. Gilles Deleuze, L'Île déserte et autres
textes, op. cit., p. 186.
470. Voir Otto Rank, art. Le spectacle dans Hamlet , art.
cit.
183
N'est-il pas possible de considérer cette mise en
abîme shakespearienne autrement que comme une re-présentation d'un
crime qui a eu lieu par ailleurs réellement dans le passé?
Considérer cette scène uniquement sous son angle
de répétition du même, au sens des grandes
répétitions psychanalytiques (la compulsion de
répétition qui fait répéter au
névrosé exactement les mêmes comportements sans marge de
manoeuvre, sans possibilité d'irruption du nouveau), n'est-ce pas passer
à côté d'une dimension importante?
Ne pourrait-on pas au contraire imaginer cette
répétition d'un événement passé comme une
répétition au sens deleuzien, à savoir qu'il s'agirait de
répéter quelque chose différemment, et non de reproduire
à l'identique, de mimer exac-
tement quelque chose?
De même, la ritournelle d'Ophélie n'est pas une
fixation au passé, renvoyant directement au père mort et à
l'amour déchu.
La grande ritournelle s'élève à mesure
qu'on s'éloigne de la
maison, même si c'est pour y revenir, puisque plus
personne ne nous reconnaîtra quand nous reviendrons. ?.
Le délire d'Ophélie est tout entier
désir, logique de la sensation et de l'existence, vie.
Et les trois ensemble. Forces du chaos, forces terrestres,
forces
cosmiques : tout cela s'affronte et concourt dans la ritournelle.
??.
Le théâtre est lieu de l'expérience, de la
vie, du réel et non lieu de la représentation, des fantasmes. Il
est machine réelle, productrice et non la machine à illusions, la
machine de prestidigitation.
Un Hamlet de moins [...] fait se rencontrer Laforgue
et Freud au chevet du solitaire d'Elseneur . il s'agit d'une tentative
d'envisager le théâtre comme lieu de destruction organisée
consciente et délirante à la fois de l'illusion du
représenter, du donner vie au dé-
doublement légalisé du moi sur la scène.
??.
Le théâtre minoritaire est attentif à ce
qui couve, aux zones d'ombre que le fait majoritaire a éclipsé en
attirant toute la lumière sur lui (la folie d'Ophélie
éclip-
sée par la nécessité de la vengeance
d'Hamlet).
471. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu'est-ce que
la philosophie?, Les éditions de Minuit, Paris, p. 181.
472. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme
et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Les éditions de Minuit,
coll. Critique, Paris, 1980, p. 384.
473.
David Sanson, Préface à Hamlet &
suite, op. cit., p. 11.
184
Les complexes de subjectivation et les agencements
repérables dans
Hamlet. Dans
Chaosmose474, Guattari parle de réviser les
modèles d'inconscient qui ont cours actuellement » afin de
considérer ce qui produit machiniquement de la subjectivité. Pour
cela, il faut considérer le caractère
hétérogène des composantes qui agencent la production de
la subjectivité. À côté des composantes
sémiologiques signifiantes » qu'il ne s'agit pas de renier à
tout prix en faisant preuve d'un anti-freudisme primaire, on trouve des
éléments fabriqués par l'industrie des média, du
cinéma, etc.» 475 ainsi que des dimensions
sémiologiques asignifiantes mettant en jeu des machines
informationnelles de signes fonctionnant parallèlement ou
indépendamment du fait qu'elles produisent et véhiculent des
significations et des dénotations, et échappant donc aux
axiomatiques » 476. La possibilité pour une personne de
se re-singulariser et de sortir des impasses répétitives passe
par la constitution de complexes de subjectivation.
Dans le cas de l'analyse d'Hamlet on peut envisager
un complexe de subjec-tivation individu - Ophélie - groupe - autres
personnages - machine. La machine Hamlet est embranchement du délire
d'Ophélie sur quelque chose de l'ordre du trans-subjectif ».
Guattari rappelle que l'attention ne doit pas être portée sur les
dimensions déjà-là de la subjectivité,
cristallisées dans des complexes structuraux » 477 mais bien
plutôt partir d'une création ». Le caractère inventif
de l'approche schizo-analytique préfère au paradigme scientiste,
un paradigme éthico-esthétique ».
Le thérapeute s'engage, prend des risques, met en jeu
ses
propres fantasmes, et crée un climat paradoxal
d'authenticité existentielle assorti d'une liberté de jeu et de
simulacre. » 478.
Il faut prendre en considération les agencements
collectifs d'énonciation qui travaillent en profondeur la
subjectivité. L'adjectif collectif » ne fait pas
référence au social, mais à la multiplicité,
à ce qui est au-delà de l'individu et en-deçà de
l'individu, c'est-à-dire les intensités pré-verbales et la
logique des affects. C'est pourquoi au binôme freudien
ontogenèse-phylogenèse, Guattari oppose une hé-
térogenèse de la subjectivité.
La psychanalyse distingue le fantasme de la
réalité. Par opposition, Deleuze et Guattari considèrent
que les fantasmes sont directement branchés sur les objets de la
réalité. Ça machine. Deleuze donne une définition
du désir comme délire dans son Abécédaire
:
L'inconscient n'est pas un théâtre. Ce n'est pas
un endroit où il y a ×dipe et Hamlet qui jouent
éternellement leur scène. Ce n'est pas un théâtre,
c'est une usine, c'est de la production, c'est le contraire de la vision
psychanalytique de l'inconscient où il s'agit toujours d'Hamlet et
d'×dipe à l'infini. On délire le monde, on ne délire
pas sa petite famille. Le délire n'a rien à voir avec ce que la
psychanalyse en a fait. On ne délire pas sur papa-maman. La psychanalyse
ramène tout à des déterminations familiales, elle
474. Félix Guattari, Chaosmose, op. cit., p.
12-20.
475. ibid.
476. ibid.
477. ibid.
478. ibid.
185
n'a jamais rien compris à des phénomènes de
délire. On délire sur le
monde entier. 479.
Chez Hamlet, la puissance de redondance se sclérose en
réitérations dans le cadre de sa névrose obsessionnelle,
qui marque un appauvrissement de sa vie psychique. Il est la parfaite occasion
pour Freud de s'adonner à son tour à une sorte de compulsion de
répétition, lorsqu'il fait revenir Hamlet tout au long
de ses écrits.
Au contraire, Ophélie n'a pas contracté de dette
avec la psychanalyse et inversement la psychanalyse ne lui doit rien : elle est
liberté, répétition libre.
La répétition de la tragédie
shakespearienne par Freud serait-elle en dernière
analyse comique, pathétique, histrionique?
La ritournelle d'Ophélie résonnera toujours dans
notre esprit et la maintiendra à l'existence à travers
l'imaginaire poétique, tandis qu'Hamlet retournera au silence et au
néant, à savoir aux logorrhées des psychanalystes et des
critiques littéraires.
La répétition est puissance de production et de
transformation des cultures. On pense à l'impact d'Ophélie sur
l'histoire de l'art.
Hamlet peut-il être conçu comme ritournelle
freudienne?
Hamlet peut être pensé comme moi larvaire, car il
fourmille aujourd'hui des habitudes des singularités rencontrées
sur son chemin depuis sa création par Shakespeare. En effet, les
subjectivités et les habitudes de pensée de Goethe, de Freud et
de Carmelo Bene ont transformé en profondeur ce moi hamlétien.
Hamlet, comme personnage, se modifie au contact des singularités des
autres personnages. Hamlet, comme oeuvre séculaire, subit encore des
transformations à la rencontre des multiples individus qui souhaitent en
faire l'expérimentation.
C'est le premier qui répète tout les autres.
C'est Hamlet qui répète toutes ces
tentatives de réécriture.
Dans Littérasophie et filosophiture
480, Deleuze ramène le désir
d'interprétation à la paranoïa. Il y a deux types de
personnes dangereuses selon lui : d'une part ceux qui ne savent
qu'interpréter et d'autre part, ceux qui s'offrent à
l'interprétation, Freud d'une part et Hamlet d'autre part.
Le démon d'interpréter, le psychanalyste, le
paranoïaque sommeille en nous. Il faut dès lors lutter
extérieurement pour s'empêcher d'interpréter.
2) Vers un Anti-Hamlet : de la dés÷pianisatin
à la nécessité d'une déshamlétisatin.
Peut-on concevoir un Hamlet dont la vie psychique serait en
réalité régie par des éléments
anti-oedipiens ? Hamlet n'est-il qu'une instance d'×-
479. Gilles Deleuze, Claire Parnet,
Abécédaire, éditions Montparnasse, Paris, 2004,
d comme désir .
480. Gilles Deleuze, Hélène Cixous,
Littérasophie et philosoture , émission Dialogues du 11 septembre
1973, débat organisé à l'Université de Vincennes,
archives INA.
186
dipe 481 ? Hamlet n'est-il qu'une
énième variation à partir du thème oedipien,
invariant à valeur universelle?
Si l'invariant, le référent n'est plus
d'actualité ou n'est plus pertinent, la variation hamlétienne
peut-elle se maintenir? Hamlet est-il un thème à part
entière et non une simple variante? Hamlet n'est-il au contraire qu'une
exemplifi-
cation du paradigme oedipien?
Qu'est-ce que la raison psychanalytique refoule au point de
faire preuve d'un tel aveuglement? Aurait-elle oublié, comme le souligne
Vernant, qu'il est avant tout question dans la tragédie antique (mais
également dans le drame élisabéthain, tragédie de
la Renaissance) de l'hybris, comme source de cette conjonction
observable entre folie et passion et comme productrice des sentiments
mêlés d'horreur et de pitié, et non de complexes
inconscients?
Si Hamlet est aussi touché par cette démesure et
que cette dernière est la cause de ses maux et de sa propre perte, alors
peut-être pouvons-nous dire de surcroît qu'Hamlet lui-même
est sans complexe. Il n'a ni complexe d'×dipe, ni même de
problème puisque c'est lui qui pose des problèmes (dans un sens
dynamique, il donne à penser), et à ce titre pose problème
à la psychanalyse (dans un sens de sclérose, de castration, de la
psychanalyse par la résistance qu'Hamlet lui oppose.
Face à Hamlet, la psychanalyse devrait en
être réduite au silence. Au lieu de cela, elle se perd en
logorrhées incessantes : des mots, des mots, des mots », aimait
à répéter Freud, à la suite d'Hamlet; et ne produit
plus rien de nouveau, malgré les fulgurances qu'elle contient pourtant
concernant la subjectivation du
désir et l'étude de ses forces, de ses flux.
Le triomphe de la raison psychanalytique passe par le
refoulement de la déraison et de la passion, comme l'a bien
montré Foucault dans son Histoire de la folie482 car
ce qui relève de la psychose, ou disons, de manière plus
archaïque ou romantique, de la folie pure, n'est pas susceptible
d'être analysé.
C'est pourquoi Ophélie est l'inalysable par excellence,
contrairement à Hamlet qui se prête à l'analyse en termes
de concepts et surtout de complexes psychanalytiques. L'analyse de la
névrose passe par la purgation de l'élément passionnel et
de la dimension de folie. La folie, en tant qu'elle obéit à la
logique du pathos, modifie le rapport du sujet au réel car elle
lui fait réorganiser sa perception du monde. Le moi est
aliéné dans la folie.
Faut-il opposer d'une part, la machine à illusions et
le fantasme hamlétique et d'autre part, l'inconscient machinique et
producteur ( Anti-Hamlet ») ?
Un Anti-Hamlet » allant de pair avec
l'Anti-×dipe se dessine en filigrane. La machine Hamlet de Freud
laisse alors la place à un Hamlet-machine dont l'inconscient est une
usine, et non un théâtre de représentations. Cette
intuition nous vient du sentiment que la psychanalyse manque de
reconnaître l'irréductible singularité des oeuvres que
constituent chaque variation», chaque répétition »
d'×dipe comme d'Hamlet, au lieu de chercher de faire d'Hamlet et
d'×-
481. Albert Louppe, art. ×dipe en instances, Revue
française de psychanalyse 5/2012 (Vol. 76) , p. 1293-1368.
482. Michel Foucault, Histoire de la folie à
l'âge classique, Gallimard, tel, Paris, 1972.
187
dipe des phases du développement psycho-sexuel dans le
cadre d'une ontoge-
nèse et d'une phylogenèse.
L'×dipe agit comme une forme d'expression dominante qui
prétend s'imposer 483 au matériau hamlétien (
matière vivante ) alors même que ce dernier est tout entier
traversé par des devenirs, une composante de fuite qui se dérobe
à leur propre formalisation 484.
Hamlet ne se laisse pas enserrer dans la forme de l'×dipe
car il fuit sans arrêt, il devient-femme, il devient-spectre, il
devient-crâne, il devient-épée. De même
Ophélie n'est pas que la forme substitutive de la mère ou de la
femme en général, elle est devenir-végétal,
devenir-cosmique, devenir-eau. Hamlet comme Ophélie, mais aussi comme
Claudius, Gertrude, Laërte, Polonius vont jusqu'au
devenir-imperceptible.
Écrire n'est pas raconter ses souvenirs, ses voyages,
ses amours et ses deuils, ses rêves et ses fantasmes. C'est la même
chose de pécher par excès de réalité, ou
d'imagination : dans les deux cas c'est l'éternel papa-maman, structure
oedipienne qu'on projette dans le réel ou qu'on introjette dans
l'imaginaire. C'est un père qu'on va chercher au bout du voyage, comme
au sein du rêve, dans une conception infantile de la littérature.
On écrit pour son père-mère. [...] la littérature
[...] ne se pose qu'en découvrant sous les apparentes personnes la
puissance d'un impersonnel qui n'est nullement une
généralité, mais une singularité au plus haut point
[. . .]. Certes, les personnages littéraires sont parfaitement
individués, et ne sont ni vagues ni généraux; mais tous
leurs traits individuels les élèvent à une vision qui les
emportent dans un indéfini comme un devenir trop puissant pour eux.
485.
Il s'agit là d'une infantilisation et d'une
psychanalysation de la littérature que Deleuze rejette vertement. C'est
toute la démarche de la psychanalyse freudienne appliquée
à la littérature qui est ici visée, et en particulier
celle de Marthe Robert 486 qui a poussé jusqu'au paroxysme
les conclusions freudiennes sur la romantisation familiale des névroses.
Ailleurs, Deleuze dit :
On n'écrit pas avec son moi, sa mémoire et ses
maladies. 487.
Dans Critique et clinique, Deleuze parle de fuir sur
une ligne de sorcière où les traits individuels qui
caractérisent le personnage littéraire acquièrent la
puissance de l'indéfini . Évidemment, il ne s'agit pas de
rejoindre la ligne dominante de cette sorcière métapsychologique
au fondement de la psychanalyse freudienne, mais de brancher le personnage en
question sur une ligne de fuite.
Deleuze et Guattari citent Max Brod qui évoque la
faiblesse d'une interprétation oedipienne des conflits même
infantiles qui consisterait uniquement en de grossières approximations
et qui ne tiendrait pas compte des dé-
483. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p.
11.
484. ibid.
485. ibid., La littérature et la vie , p.
12-17.
486. Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman,
Gallimard, tel, Paris, 1977.
487. Gilles Deleuze, Pourparlers, Les éditions
de Minuit, Paris, 1990, p. 196.
188
tails , ne pénétrerait pas jusqu'au coeur du
conflit 488.
Une éventuelle issue à cette oedipianisation
néfaste est proposée par Deleuze et Guattari :
Bref, ce n'est pas ×dipe qui produit la névrose,
c'est la névrose, c'est-à-dire le désir déjà
soumis et cherchant à communiquer sa propre soumission, qui produit
l'×dipe. ×dipe, valeur marchande de la névrose. Inversement,
agrandir et grossir ×dipe, en rajouter, en faire un usage pervers ou
paranoïaque, c'est déjà sortir de la soumission, redresser
la tête et voir par-dessus l'épaule du père ce qui
était en question de tout temps dans cette histoire-là : toute
une micro-politique du désir, des impasses et des issues, des
soumissions et des rectifications. Ouvrir l'impasse, la débloquer.
Déterritorialiser ×dipe dans le monde, au lieu de se
reterritorialiser sur ×dipe et dans la famille. 489.
Afin de déterritorialiser ×dipe dans Hamlet, on
pourrait envisager de remplacer le triangle familial Hamlet-Gertrude-Claudius,
portant en germe ce renvoi incessant à la configuration oedipienne, par
d'autres triangles infiniment plus actifs 490, comme par exemple le
triangle Ophélie - fleurs - eau ou encore le triangle Hamlet -
crâne - tombe. Cartographier Hamlet, c'est chercher à y saisir la
plus grande différence, la différence schizo 491.
Dresser une cartographie d'Hamlet c'est y repérer les
signes asignifiants, les flux déterritorialisés, les agencements,
les multiplicités, les intensités, les devenirs inassignables,
plutôt que d'y chercher un sens, une signification et de vouloir tout
rabattre sur papa-maman ou sur la supposée personnalité de
l'auteur.
On trouve chez Freud l'idée de la
nécessité de re-lier une angoisse déliée,
laissée libre, sans objet à un objet dans le cadre de la cure
analytique des hystéries d'angoisse. On peut penser que l'angoisse pure
(non attachée à un objet) ressentie par le processus empathique,
décrit par Freud 492, consistant à souffrir de
manière atténuée et en quelque sorte salutaire du point de
vue de notre équilibre et de notre économie psychiques, a
nécessité la re-liaison de ce qui avait été ainsi
délié, le re-codage oedipien de ce qui avait été
décodé, la re-territorialisation de
ce qui avait été déterritorialisé.
Au-delà de cette angoisse pure que nous partageons de
manière édulcorée avec le héros shakespearien,
l'angoisse que nous éprouvons lorsque l'illusion d'une résolution
du mystère d'Hamlet tombe est une conséquence de la
dé-territorialisation que nous avons fait subir à Hamlet
par rapport au codage oedipien. Si Hamlet n'est plus restreint par un
inconscient familial ni opprimé par le tyran oedipien, c'est parce qu'il
n'est désormais plus relié nécessairement à quoi
que ce soit.
488. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Un ×dipe
trop gros , Kafka, Pour une littérature mineure, Les
éditions de Minuit, Paris, 1975, p. 17.
489. ibid., p. 19.
490. ibid., p. 20.
491. ibid., p. 26.
492. Notamment dans ses réflexions sur Hamlet et le
rôle thérapeutique de la représentation
théâtrale de conflits inconscients : voir Personnages
psychopathiques à la scène (1905-1906), O.C.F. VI
(1901-1905), PUF, Paris, 2006, p. 324-326.
189
Ceci ouvre la voie à une infinité de
branchements possibles, à une multitude d'agencements nouveaux. Cette
émotion du possible, ce sentiment de liberté est
générateur d'angoisse, d'où la tentation de
re-territorialisation, de re-oedipianisation d'Hamlet. La recherche
d'un sens, d'un signifiant à l'oeuvre dans la pièce, d'une
explication rationnelle à Hamlet apporte certes un
réconfort, une impression lénifiante. Ceci satisfait
également notre désir de maîtriser ce qui nous
échappe. Pourtant, l'insatisfaction face à la solution
freudienne se fait très vite sentir et, même si l'on sent que
Freud a touché là à quelque chose d'essentiel, ce qui
compte dans sa démarche n'est pas forcément ce que l'on croit.
De l'approche freudienne d'Hamlet, nous
préférons évacuer ×dipe pour retenir l'idée
d'un processus inconscient qui fonctionne dans cette pièce.
L'oedi-pianisation de l'inconscient d'Hamlet paraît être un
obstacle de taille à la libre circulation des flux inconscients au sein
de la machine Hamlet. On ne peut comprendre ni le fonctionnement d'Hamlet
comme machine dans l'oeuvre de Freud ni l'inconscient machinique
opérant dans toute la pièce et non uniquement à travers le
personnage d'Hamlet, si on s'en tient à l'explication oedipienne et
à son codage familialiste.
La problématique que Freud développe à
partir d'Hamlet pâtit de l'intervention de ce référent
familial et entache l'objectif même de la cure analytique, à
savoir la libération du sujet de ses déterminations internes, en
cherchant à réinsérer les singularités
existentielles dans un certain type d'agencement restreint et,
ce faisant, à agir insidieusement sur celles-ci.
La littérature ne nous dévoile pas une
vérité obscure. Elle est, dans son essence, la vie
véritable, tout comme Deleuze, à la suite de Proust, aimait le
rappeler. L'écriture permet une confusion heureuse des
temporalités passé, présente et future, là
où la psychanalyse freudienne nous rive au passé et où la
vie quotidienne nous fait nous contenter d'attendre de
vivre493.
Ce n'est ni la conscience, ni l'inconscient, mais ×dipe
qui fait de nous tous des lâches, des individus à la fois
nostalgiques et terrorisés à cause d'événements
révolus. La croyance en l'×dipe chez Freud implique que l'analyse
doit fixer le personnage ou l'auteur dans un passé en grande partie
fantasmé (qui serait antérieur à ce que le texte dit
réellement) et présupposer que la clef de compréhension du
comportement et des mots de cet auteur ou de ce personnage réside dans
un événement archaïque, obscur et tout-puissant.
La littérature déborde la logique de la
rationalité des partis pris. La vérité qui en
découle est singulière et n'est pas imputable à
l'universalité d'une vérité mythologique à laquelle
elle renverrait. Il ne s'agit pas de chercher chez Hamlet la reproduction
déguisée d'un même événement
archétypique ou la présence de fantasmes ayant trait au genre
humain en général. Nous avons toujours à faire à
des singularités, qu'elles soient individuelles ou collectives,
réelles ou fictives.
Choisir ×dipe comme clef du mystère d'Hamlet,
c'est résolument choisir de ne plus choisir, renoncer à ce qui
nous apparaît comme primordiale dans la cure analytique,
expérimenter, libérer des agencements et s'affranchir par
là-même de la dictature du signifiant, de la tyrannie oedipienne,
et non interpréter, oedipianiser, tout ramener au passé et
à papa-maman. Renoncer à l'×dipe tout
493. Blaise Pascal, Pensées, Le Guern fr. 43.
:
Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre
.
190
en gardant un inconscient redéfini, c'est quitter une
expérience en vases-clos entre un passé encombrant peuplé
de spectres et un avenir en grande partie conditionné par un
déterminisme psychologique, à laquelle l'explication par
×dipe nous renvoyait indéfiniment.
Dans un livre comme dans toute chose, il y a des lignes
d'articulation ou de segmentarité, des strates, des
territorialités; mais aussi des lignes de fuite, des mouvements de
déterritorialisation et de déstratification. [...] Un livre est
un tel agencement, comme tel inattribuable. C'est une multiplicité
[...]. On ne demandera jamais ce que veut dire un livre, signifié ou
signifiant, on ne cherchera rien à comprendre dans un livre, on se
demandera avec quoi il fonctionne, en connexion de quoi il fait ou non passer
des intensités, dans quelles multiplicités il introduit et
métamorphose la sienne, avec quels corps sans organe il fait
lui-même converger le sien. Un livre n'existe que par le dehors et
au-dehors. ?.
La pensée freudienne conçoit à tort
Hamlet comme un livre-racine , un livre classique , doté
d'une belle intériorité organique, signifiante et subjective
dont on pourrait extraire une loi de la réflexion. Le livre est ainsi
conçu comme une réalité spirituelle ??. Avec cette
conception d'Hamlet comme livre-racine, on passe complètement
à côté de la multiplicité d'agencements
potentiellement contenus dans cette pièce. Au contraire, penser
Hamlet comme livre-rhizome, c'est enfin se donner la
possibilité d'en saisir la richesse et la singularité. On ne
trouvera la notion d'une unité oedipienne englobant Hamlet que
si on laisse advenir une prise de pouvoir par le signifiant, ou un
procès correspondant de subjectivation sur cette multiplicité.
En réalité, penser Hamlet comme livre-rhizome, permet
d'écarter le danger d'un surcodage oedipien dès lors qu' un
rhizome ou multiplicité ne se laisse pas surcoder, ne dispose jamais de
dimension supplémentaire au nombre de ses lignes ??.
Prenons l'exemple de l'opération de minoration ou
d'amputation entreprise par Carmelo Bene sur Hamlet dont le but
annoncé est de se déshamlétiser intégralement ??.
Une sorte d'Anti-Hamlet se dessine dans la démarche de Carmelo Bene
derrière l'Anti-×dipe de Deleuze et Guattari, de
même que le problème d'Hamlet était toujours présent
en filigrane dans le corpus freudien dès lors qu'il s'agissait du
complexe d'×dipe.
Il ne s'agit pas de critiquer Shakespeare, ni d'un
théâtre dans le théâtre, ni d'une parodie, ni d'une
nouvelle version de la pièce, etc. CB ?? procède autrement et
c'est plus nouveau. Supposons qu'il ampute la pièce originaire d'un de
ses éléments. Il soustrait quelque chose de la pièce
originaire. Précisément, sa pièce sur Hamlet, il ne
l'appelle un Hamlet de plus, mais un Hamlet de moins , comme Laforgue. Il ne
procède pas par addition, mais par soustraction, amputation. Comment il
choisit l'élément
494. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille
plateaux, Rhizome , p. 10.
495. ibid., p. 11.
496. ibid., p. 15.
497. Jules Laforgue, Carmelo Bene, Hamlet & suite,
vagabonde, Senouillac, 2013, p. 63.
498. Carmelo Bene.
501. Jules Laforgue, Hamlet ou les suites de la
piété filiale, dans Hamlet & suite, op. cit.,
p. 27-59.
191
à amputer, c'est une autre question, nous verrons tout
à l'heure. Mais, par exemple, il ampute Roméo, il neutralise
Roméo dans la pièce originaire. Alors, toute la pièce
parce qu'il y manque maintenant un morceau choisi non arbitrairement, va
peut-être basculer, tourner sur soi, se poser sur un autre
côté. Si vous amputez Roméo, vous allez assister à
un étonnant développement, le développement de Mercuzio
qui n'était qu'une virtualité dans la pièce de
Shakespeare. Mercuzio meurt vite chez Shakespeare, mais, chez Bene, il ne veut
pas mourir, il ne peut pas mourir, n'arrive pas à mourir puisqu'il va
constituer la nouvelle pièce. » 499.
Ainsi nous nous dirigerions vers un Anti-Hamlet non encore
écrit en tant que tel, mais qui sous-tendrait en filigrane toute
l'entreprise deleuzo-guattarienne de l'Anti-×dipe.
Pour se déshamlétiser intégralement, une
seule brutale exécution ne suffirait pas ([. . .] Un Hamlet de moins,
prévient Jules, mais la race n'en est pas perdue.). »[...] Quant
aux tenaces écrits en carton-pâte :
métathéâtre dans le théâtre »,
tragédie de la parole » (des paroles), drame de la
paternité » (jamais si frustrée et négligée),
le refus (obtus) de l'amour », l'attention morbide » (incongrue) du
non-héros réservée à la fragilité
incestueuse de sa mère, la criminalité gratuite et
désinvolte (désintégrer des comparses stupides et un
vieillard imprudent, sans aucun profit, hors-sujet), ne sont que des
symptômes alarmants d'une pathologie qui, non sans raison, a
intéressé la psychanalyse (le barde anglais en
serait-il le fondateur? » 500.
Nous comprenons l'intérêt qu'a suscité
chez Bene le texte de Laforgue, Hamlet ou les suites de la
piété filiale (1877), dont il exploite le matériau
pour sa version collage », lorsque nous lisons des passages comme ceux-ci
:
Oui, ce qui manque à Hamlet, c'est la liberté
[...] Ah! C'était LE DÉMON DE LA RÉALITÉ!
L'allégresse de constater que la Justice n'est qu'un mot, que tout est
permis et pour cause, nom de Dieu! [...] l'ordre social existant est un
scandale à suffoquer la Nature! Et moi, je ne suis qu'un parasite
féodal. Mais quoi! Ils sont nés là-dedans, c'est une
vieille histoire, ça n'empêche pas leurs lunes de miel, ni leur
peur de la mort; et tout est bien qui n'a pas de fin. [...] si elle parle et
côtoie l'hamlétisme sans y tremper, Hamlet est perdu! Perdu et
gagné! [...] Un Hamlet de moins; la race n'en est pas per-
due, qu'on se le dise! » 501.
499. Gilles Deleuze, Un manifeste de moins , op. cit.,
p. 92-97 et suivantes.
500.
Carmelo Bene, Hamlet suite, version collage d'après
Jules Laforgue, préface, p. 63-65.
502. Référence au tableau de Francisco de Goya,
El sueño de la razon produce monstruos, Le sommeil de la raison
produit des monstres, peint en 1799.
192
Dans cette perspective, le mythe n'est plus conçu comme
producteur d'un scénario typique ni comme raison suffisante ou argument
d'autorité en faveur de la validité d'une hypothèse et de
son applicabilité à un spectre très large de cas (les
Hamlet souffrant de l'×dipe).
A l'Anti-×dipe et à la
désoedipianisation précèdent, et non pas succèdent
(comme Hamlet succédait pour les psychanalystes à ×dipe,
étant l'exemple même du névrosé moderne et
l'actualisation de l'×dipe originaire), un Anti-Hamlet et une
déshamlétisation. De la même façon que les
thèses freudiennes sur Hamlet avaient un caractère
beaucoup plus discret et ésotérique que les conclusions faites
sur ×dipe, la machine à déshamlétiser de Deleuze,
Guattari et Carmelo Bene opère subrepticement dans l'oeuvre de ces
auteurs.
Comme un prolongement naturel de ces siècles
d'interrogation et d'analyse d'Hamlet et comme quelque chose qui
découlerait justement de cette altercation entre la schizo-analyse
deleuzo-guattarienne et la psychanalyse freudo-lacanienne, une pièce de
théâtre australienne de Mark Wilson, intitulée Anti-Hamlet
, sera jouée dès novembre 2016 à Saint Kilda, en
Australie. Hamlet y apparaîtra comme un corps sans organes, un ingrat
privilégié, un cynique désespéré, un
procrastinateur en série, un déviant politique et par-dessus
tout comme une machine désirante, peut-on lire sur le site internet du
groupe de théâtre indépendant New working group dont fait
partie l'auteur et metteur en scène de cet Anti-Hamlet . La
pièce revisitée mettra en scène le défunt
père d'Hamlet, sa mère qui désire devenir
grand-mère et son thérapeute qui n'est autre que le fondateur de
la psychanalyse. De plus, il sera question de la monarchie danoise sur le point
de s'effondrer et de l'irruption d'un nouveau chef envisageant un Danemark
prospère, dévoué à la liberté, à
l'individu et au marché. L'Anti-Hamlet de Wilson est
présentée comme le point culminant d'une trilogie
théâtrale qui creuse les pièces les plus
célèbres de Shakespeare jusqu'à la pointe de leur
déterritorialisation. Cette pièce s'affiche comme une charge
contre Freud et revendique le fait de s'appuyer sur Deleuze et Guattari.
Vers une hamlétisation d'×dipe : peut-on
renverser l'oedipinianisa-tion d'Hamlet, en inversant l'ordre causal?
Hamlet apparaît dans des passages très
intéressants de l'Anti-×dipe.
L'inconscient a ses horreurs, mais elles ne sont pas
anthropomorphiques. Ce n'est pas le sommeil de la raison qui engendre des
monstres 502, mais plutôt la rationalité vigilante et
insomniaque. [...] Aussi le problème pratique de la schizo-analyse [...]
Désoedi-pianiser, défaire la toile d'araignée du
père-mère, défaire les croyances pour atteindre à
la production des machines désirantes, et aux investissements
économiques et sociaux où se joue l'analyse militante. Rien n'est
fait tant qu'on ne touche pas aux machines. Cela implique des interventions
très concrètes en vérité : à la
pseudo-neutralité bienveillante de l'analyste oedipien, qui veut et
n'entend que du
505. ibid., p. 187.
193
père et mère, substituer une activité
malveillante, ouvertement malveillante tu me fais chier avec ×dipe, si tu
continues on arrête l'analyse, ou bien un choc électrique, cesse
de dire papa-maman bien sûr, Hamlet vit en vous, comme Werther vit en
vous », et ×dipe aussi, et tout ce que vous voulez, mais [. . ..1
Êtes-vous né Hamlet? N'avez-vous pas plutôt fait
naître Hamlet en vous? Pourquoi revenir au mythe? » [citation de
Henry Miller, Hamlet ??1 En renonçant au mythe, il
s'agit de remettre un peu de joie, un peu de découverte dans la
psychanalyse. [...1 Dira-t-on que le schizo non plus n'est pas joyeux? Mais sa
tristesse ne vient-elle pas de ce qu'il ne peut plus supporter les forces
d'oedipianisation, d'hamlétisation qui l'enserrent de toutes parts?
Plutôt fuir, sur le corps sans organes, et s'enfermer en lui, le refermer
sur soi. La petite joie, c'est la schizophrénisation comme processus,
non pas le schizo comme entité clinique. [...1 Monter des unités
de production, brancher des machines désirantes.» ?.
La petite joie, c'est, pourrait-on ajouter, la processus de
schizophrénisation d'Hamlet et d'Ophélie et non toutes les
tentatives de figer ces personnages dans des entités cliniques.
Celui qui aurait dû épouser la mère,
c'est donc l'oncle utérin. Première conséquence dès
lors : l'inceste avec la soeur n'est pas un substitut de l'inceste avec la
mère, mais au contraire le modèle intensif de l'inceste comme
manifestation de la lignée germinale. Et puis, ce n'est pas Hamlet qui
est une extension d'×dipe, un ×dipe au second degré : au
contraire un Hamlet négatif ou inversé est premier par rapport
à ×dipe. Le sujet ne reproche pas à l'oncle d'avoir fait ce
que lui désirait faire; il lui reproche de ne pas avoir fait ce que lui,
le fils, ne pouvait pas faire. Et pourquoi l'oncle n'a-t-il pas
épousé la mère, sa soeur somatique? Parce qu'il ne devait
le faire qu'au nom de cette filiation germinale, marquée des signes
ambigus de la gémellité et de la bisexualité,
d'après laquelle le fils aurait pu le faire aussi bien, et être
lui-même cet oncle en rapport intense avec la mère-jumelle. Se
ferme le cercle vicieux de la lignée germinale (le double bind
primitif) : l'oncle non plus ne peut pas épouser sa soeur, la
mère; ni le sujet dès lors, épouser sa propre soeur.
» ??.
Pourquoi avoir accordé à la
représentation mythique et tragique ce privilège insensé?
Pourquoi avoir installé des formes expressives, et tout un
théâtre là où il y avait des champs, des ateliers,
des usines, des unités de production? [.. .1 En remontant aux temps
héroïques de la vie, vous détruisez les principes
mêmes de l'héroïsme, car le héros, pas plus qu'il ne
doute de sa force, ne regarde jamais en arrière. Hamlet se prenait sans
aucun doute
503. Henry Miller, Hamlet, en collaboration avec
Michael Fraenkel, en deux vol. (premier volume New York, Carrefour, 1939;
second volume New York, Carrefour, 1941).
504.
Gilles Deleuze, Félix Guattari, Anti-×dipe,
Les éditions de Minuit, Paris, 1972-1973, p. 133-134.
194
pour un héros, et pour tout Hamlet-né, la seule
voie à suivre est la voie que Shakespeare lui a tracée. Mais il
s'agirait de savoir si nous sommes des Hamlet-nés. Êtes-vous
né Hamlet? N'avez-vous pas plutôt fait naître Hamlet en
vous? Mais la question qui me semble la plus importante est celle-ci : pourquoi
revenir au mythe? . . . Cette camelote idéologique dont le monde s'est
servi pour bâtir son édifice culturel est en train de perdre sa
valeur poétique, son caractère mythique, parce qu'à
travers une série d'écrits qui traitent de la maladie, et par
conséquent des possibilités d'en sortir, le terrain se trouve
déblayé, de nouveaux édifices peuvent s'élever [..
. . Ce qui me conduit à l'idée, non pas d'un nouvel
édifice, de nouvelles superstructures qui signifient culture, donc
mensonge, mais d'une naissance perpétuelle, d'une
régénération, de la vie...Il n'y a pas de vie possible
dans le mythe...Cette faculté de donner naissance au mythe nous vient de
la conscience, la conscience qui se développe sans cesse. [... [Henry
Miller, Hamlet . Il y a tout dans ces pages de Miller : la
menée d'×dipe (ou d'Hamlet) jusqu'au point d'auto-critique, la
dénonciation des formes expressives, mythe et tragédie, comme
croyances ou illusions de la conscience, rien que des idées, la
nécessité d'un nettoyage de l'inconscient, la schizo-analyse
comme curetage de l'inconscient, l'opposition de la fente matricielle à
la ligne de castration, la splendide affirmation d'un inconscient-orphelin et
producteur, l'exaltation du processus comme processus schizophrénique de
déterritorialisation qui doit produire une nouvelle terre, et à
la limite le fonctionnement des machines désirantes contre la
tragédie, contre le funeste drame de la personnalité , contre
la confusion inévitable du masque et de l'acteur . Il est évident
que Michael Fraenkel, le correspondant de Miller, ne comprend pas. Il parle
comme un psychanalyste, ou comme un helléniste du
XIXème : oui, le mythe, la tragédie, ×dipe,
Hamlet sont de bonnes expressions, des formes prégnantes; ils expriment
le vrai drame permanent du désir et de la connaissance . . . Fraenkel
appelle au secours tous les lieux communs, Schopenhauer, et le Nietzsche de la
Naissance de la tragédie 506. Il croit que Miller
ignore tout cela, et ne se demande pas un instant pourquoi Nietzsche a
lui-même rompu avec la Naissance de la tragédie, pourquoi
il a cessé de croire à la représentation tragique...
507.
Deleuze et Guattari ont lu attentivement Freud et ils
soulignent le paradoxe qui sous-tend toute la psychanalyse freudienne. D'une
part, Freud avait bien compris que le désir pouvait se penser en termes
d'économie, de flux, de forces et il avait découvert
la nature subjective ou l'essence abstraite du désir
[. . . par-delà toute représentation qui les rattacherait
à des objets, des buts ou même des sources en particulier. Freud
est donc le premier à dégager le désir tout court [. . .
et par là la sphère de la production
506. Nous renvoyons le lecteur, au sujet de Nietzsche et Hamlet,
à notre deuxième partie.
507.
ibid., p. 354-359.
195
508. ibid.
qui déborde effectivement la représentation.
[...1 le désir subjectif abstrait est inséparable d'un mouvement
de déterritorialisation, qui découvre le jeu des machines et des
agents sous toutes les déterminations particulières qui liaient
encore le désir ou le travail à telle ou telle personne, à
tel ou tel objet dans le cadre de la représentation. Machines et
productions désirantes, appareils psychiques et machines du
désir, machines désirantes et montage d'une machine analytique
apte à les décoder : le domaine des libres synthèses
où tout est possible, les connexions partielles, les disjonctions
incluses, les conjonctions nomades, les flux et les chaînes po-lyvoques,
les coupures transductives et le rapport des machines désirantes comme
formations de l'inconscient avec les formations molaires qu'elles constituent
statistiquement dans les foules organisées, l'appareil de
répression-refoulement qui en découle...Telle est la constitution
du champ analytique; et ce champ sub-représentatif continuera de
survivre et de fonctionner, même à travers ×dipe, même
à travers le mythe et la tragédie qui marquent pourtant le
réconciliation de la psychanalyse avec la représentation. [...1
Comment expliquer cette ambivalence très complexe de la psychanalyse?
[...1 En premier lieu, la représentation symbolique saisit bien
l'essence du désir, mais en la référant à de
grandes objectités comme à des éléments
particuliers qui lui fixent objets, buts et sources. C'est ainsi que le mythe
rapporte le désir à l'élément de la terre comme
corps plein, et au code territorial qui distribue les interdits et
prescriptions; et la tragédie, au corps plein de despote et au corps
impérial correspondant. [...1 La méthode psychanalytique est tout
autre : au lieu de rapporter la représentation symbolique à des
objectités déterminées et à des conditions sociales
objectives, elle les rapporte à l'essence subjective et universelle du
désir comme libido. Ainsi, l'opération de décodage dans la
psychanalyse ne peut plus signifier ce qu'elle signifie dans les sciences de
l'homme, à savoir découvrir le secret de tel ou tel code, mais
défaire les codes pour atteindre à des flux quantitatifs et
qualitatifs de libido qui traversent le rêve, le fantasme, les formations
pathologiques aussi bien que le mythe, la tragédie et les formations
sociales. L'interprétation psychanalytique ne consiste pas à
rivaliser de code, à ajouter un code aux codes déjà
connus, mais à décoder de manière absolue, à
dégager quelque chose d'incodable en vertu de son polymorphisme et de sa
polyvocité [Note de Deleuze et Guattari : Freud le signalait
déjà à propos du rêve : il ne s'agit pas d'un
déchiffrement suivant un code. 1. Il apparaît alors que
l'intérêt de la psychanalyse pour le mythe (ou la tragédie)
est un intérêt essentiellement critique, puisque la
spécificité du mythe, objectivement compris, doit fondre au
soleil subjectif de la libido : c'est bien le monde de la représentation
qui s'écroule, ou tend à s'écrouler. 508.
Nous pourrions dès lors envisager Hamlet ET ×dipe ,
plutôt
que Hamlet EST l'×dipe .
Félix, Guattari, L'inconscient machinique. Essai de
schizo-analyse, Encres, éditions recherches, Clamecy, 1979.
196
Pour Guattari, l'inconscient machinique n'est pas un
inconscient de spécialiste de l'inconscient, pas un inconscient
cristallisé dans le passé, gélifié dans un discours
institutionnalisé, mais au contraire tourné vers l'avenir,
l'inconscient dont la trame ne serait autre que le possible lui-même
509.
L'énoncé freudien du complexe d'×dipe
prétend à l'universalité. Lorsqu'elle est
subordonnée à l'agencement oedipien, la machine Hamlet de Freud
obéit aux exigences d'un pouvoir dominant (le pouvoir psychanalytique,
la tyrannie oedipienne et la dictature du signifiant).
Repérer un agencement oedipien dans Hamlet est
une possibilité parmi d'autres. On peut, à profit, mettre en
valeur une infinité d'autres agencements tout aussi pertinents. Le
problème est de vouloir faire fonctionner ×dipe comme un agencement
général qui viendrait surplomber tous les autres agencements. Par
ailleurs, si l'on suit Guattari, nous devons admettre qu'il est tendancieux de
ramener Hamlet à une causalité oedipienne, dès
lors qu'une causalité fonctionnant à sens unique est
problématique. On pourrait très bien, à l'inverse, ramener
×dipe à une causalité hamlétienne. C'est d'ailleurs
ce que suggèrent les passages de l'Anti-×dipe où il
est question d'Hamlet.
Prolongeant malgré lui les réflexions d'Otto
Rank sur Polonius comme substitut du père pour Hamlet, nous pouvons
faire l'hypothèse que si tel est le cas, alors la relation entre Hamlet
et Ophélie est incestueuse. Il s'agit bien d'une forme d'inceste schizo
entre frère et soeur, telle que Deleuze et Guattari l'ont décrit.
La schizo-analyse s'intéresse à l'inceste schizo entre
frère et soeur : Ophélie et Laërte, d'où la
rivalité entre Hamlet et le frère de la jeune femme?
Ophélie et Hamlet, en tant que relation incestueuse d'un point de vue
symbolique (si Ophélie est le substitut de la mère ou si Polonius
est le substitut du père pour Hamlet, on n'échappe pas à
l'inceste, version psychanalyse ou version schizo).
Hamlet a malgré lui donné lieu à une
sagesse d'école, cette même sagesse d'école dont il
méprise l'inaptitude à saisir ces choses au ciel et sur la terre
. La machine désirante d'Hamlet est détraquée : il aurait
préféré que sa mère ne l'ait pas mis au monde et il
aspire à retourner au néant, il ne produit plus rien.
La psychanalyse freudienne appliquée à
Hamlet est une machine paranoïaque. En tant que création,
Hamlet est machine de machines, machine à produire des
machines, comme la machine Hamlet de Freud.
Paranoïa, persécution et fantôme : il
s'agissait déjà de ceci lorsque nous parlions des spectres
d'Hamlet dans l'oeuvre freudienne et de Freud se sentant hanté par
Hamlet. Nous avons vu qu'il était ainsi possible de retourner
la machine paranoïaque psychanalytique contre la machine Hamlet qui
devient à son tour l'objet de la persécution freudienne. La
machine paranoïaque étant aussi une machine désirante, quand
le psychanalyse interprète, il délire donc il désire. Le
processus de désoedipianisation ayant suivi son cours, il semble que le
problème se soit déplacé vers la nécessité
d'un Anti-Hamlet.
509.
197
3 ) Analyse d'un personnage mineur : Ophélie comme
vérité d'Hamlet.
Ophélie ou l'introduction de la différence
schizo dans la répétition
du thème hamlétien.
La tâche du schizo-analyste sera d'écouter le
disjoint dans l'évolution du personnage d'Ophélie au cours de la
pièce de Shakespeare, et tout particulièrement de s'attarder sur
l'agencement inédit dont son délire est porteur. Nous ne
prétendons pas donner une analyse systématique du personnage
d'Ophélie, mais nous essayons de proposer quelques lignes de
schizo-analyse à ce sujet. Il est dès lors possible d'entrer dans
cette sous-section par le milieu car elle est une sorte
d'agencement d'agencements.
Ophélie n'est ni un signifiant, ni un
représentant, ni un substitut. Elle ne renvoie à rien d'autre
qu'à elle-même et aux agencements qu'elle est susceptible de
produire.
N'y a-t-il pas grand intérêt à faire subir
à des auteurs considé-
rés comme majeurs un traitement d'auteur mineur, pour
retrouver leurs potentialités de devenir? Shakespeare, par exemple?
510.
A partir d'une oeuvre littéraire, deux
opérations sont possibles : d'une part, élever au majeur ,
c'est-à-dire normaliser au lieu de reconnaître et d'admirer;
d'autre part, minorer , ce qui implique de dégager des devenirs contre
l'Histoire, des vies contre la culture, des pensées contre la doctrine,
des grâces ou disgrâces contre le dogme. 511, autrement
dit minorer Hamlet, en l'amputant justement du personnage d'Hamlet,
afin de développer le personnage mineur d'Ophélie.
Deleuze poursuit :
Quand on voit ce que Shakespeare subit dans le
théâtre tradi-
tionnel, sa magnification-normalisation, on réclame un
autre trai- tement, qui retrouverait en lui cette force active de
minorité. 512
On pourrait alors, comme a effectivement tenté de le
faire Carmelo Bene, faire subir à la pièce de Shakespeare un
autre traitement, une opération critique d'amputation, de
soustraction. C'est toute la raison d'être de son Hamlet de moins . Ce
travail se ferait en trois grandes phases que décrit Deleuze.
Tout d'abord, il s'agit de retrancher les
éléments stables (Hamlet comme figure de la noblesse de
l'époque, du Pouvoir, le métaphysicien, la névrose comme
normalité de la vie psychique), éliminer tout ce qui fait
pouvoir et qui est d'ordinaire représenté au
théâtre (les figures du pouvoir : Roi, Prince, Système,
Maître) et le pouvoir du théâtre lui-même (Texte,
Dialogues, Monologues, Acteur, Metteur en scène, Structure).
Ensuite, il convient de tout mettre en variation continue et
ainsi de mettre en exergue le délire d'Ophélie 513.
Enfin, ceci nous conduit à tout transposer en mineur,
ce qui implique une critique du sujet (au double sens de thème et de
moi ) et de la forme :
510. Gilles Deleuze, Un manifeste de moins , op.
cit.
511. ibid.
512. ibid.
513. Voir le délire d'Ophélie dans la pièce
de Shakespeare : Hamlet, Acte IV, scène V, Folio
Théâtre, éd. bilingue, trad. J.-M. Déprats, 2002,
pp. 257 à 273.
198
Rien que des affects et pas de sujet, rien que des vitesses
et pas de forme. [...] dès lors, faire passer toute chose par la
variation continue, comme sur une ligne de fuite créatrice, qui
constitue une langue mineure dans le langage, un personnage mineur sur la
scène, un groupe de transformation mineur à travers les formes et
sujets dominants.» ?.
Le théâtre reste représentatif quand il
prend pour objet les conflits, contradictions, oppositions car ces derniers
sont déjà normalisés, codifiés, institutionna-
lisés ».
Il importe de mettre en lumière un autre
problème lié à ce personnage mineur ». Pourquoi la
psychanalyse freudienne résiste-t-elle si ardemment à comprendre
positivement le phénomène psychotique? Pourquoi est-ce sur le
personnage d'Hamlet uniquement que Freud se focalise, ignorant par là
même la détresse d'Ophélie?
Freud semble choisir la facilité en s'attachant au
conflit normalisé et nor-malisable, représenté et
figurable d'Hamlet, et en évitant d'aborder le conflit sans doute plus
profond d'Ophélie.
Quand un conflit n'est pas encore normalisé, c'est parce
qu'il dépend d'autre chose de plus profond, c'est parce qu'il est comme
l'éclair qui annonce autre chose et qui vient d'autre chose,
émergence soudaine d'une variation créatrice, inattendue,
sub-représentative. [.. .] Comme Hamlet, [le
théâtre] cherche une formule plus simple, plus humble. [...] La
variation continue ne serait-elle pas précisément cela, cette
amplitude qui ne cesse pas de déborder, par excès ou par
défaut, le seuil représentatif de l'étalon majoritaire? La
variation continue ne serait-elle pas le devenir minoritaire de tout le monde,
par opposition au fait majoritaire de Personne? Alors le théâtre
ne trouverait-il pas une fonction suffisamment modeste, et pourtant efficace?
Cette fonction anti-représentative, ce serait de tracer, de constituer
en quelque sorte une figure de la conscience minoritaire, comme
potentialité de chacun. Rendre une potentialité présente,
actuelle, c'est tout à fait autre chose que représenter un
conflit.» ??.
On trouve chez Otto Rank tout de même quelques
développements sur Ophé-lie ??.
Pour le psychanalyste dont les travaux sur Hamlet ont
fait l'objet d'une recension élogieuse par Freud à plusieurs
reprises, Ophélie prend son sens uniquement lorsqu'elle est
rapportée à Hamlet et à son complexe oedipien
vis-à-vis de sa mère Gertrude. Aux yeux de Rank, Ophélie
n'est que le représentant », l'image ou le substitut » de
l'unique objet d'amour que constitue la mère. On a ici toujours à
faire à la même tentative psychanalytique obstinée de
re-
514. ibid.
515. ibid., p. 122-125.
516.
Otto Rank, Le spectacle dans Hamlet , art. cit.
199
territorialisation de ce qui échappe, de ce qui
déborde, de ce qui fuit de toutes parts.
« Cependant Polonius ne fait pas seulement obstacle
à la liberté sexuelle d'Hamlet, mais à celle de sa fille
Ophélie bien davantage lorsqu'il l'exhorte à la vertu et à
la chasteté. C'est pourquoi dans la folie qui s'empare d'elle
après la mort de son père, elle tient des propos obscènes
où se déchaîne sa sexualité si longtemps et si
fortement refoulée. Maintenant, il est vrai, elle est à double
titre privée de l'objet aimé puisque Hamlet s'est
détourné d'elle. Pour compenser cette perte, elle choisit la voie
de certaines psychoses, que la psychanalyse a révélée,
s'identifiant à l'une des deux personnes perdues tout en prenant
consciemment le deuil de l'autre. [...] Dans un sens plus caché,
Ophélie est pour Hamlet un substitut maternel évident et alors
Polonius a raison de supposer que «1'origine et 1e commencement de sa
douleur provient d'un amour dédaigné.», car dès sa
première entrée en scène, Hamlet confie que c'est
l'infidélité de la mère qui l'a fait douter de
lui-même et du monde. Des nombreuses allusions, souvent très
subtiles, à l'identification d'Ophélie à la mère
d'Hamlet, nous ne soulignerons que la plus nette, car elle nous ramène
à la scène sur la scène Lorsque Hamlet s'adresse à
Ophélie en lui prêchant la chasteté exactement d'ailleurs
comme il le fera
à sa mère » 517.
Il est intéressant de noter que, la source originaire
de la légende scandinave d'Hamlet (dont la première
écriture littéraire est L'Amlethus, de Saxo
Grammaticus518) ne comprend pas le personnage d'Ophélie en
tant que tel (même si une ébauche de ce personnage est
présente dans l'histoire dès le début, il s'agit d'une
jeune femme inconnue mais qui n'a pas le même rôle que dans la
pièce de Shakespeare), ni celui de son père et son frère.
Une analyse psychanalytique de l'apport fait par Shakespeare dans sa reprise du
thème hamlétien et de l'inédit introduit par la dimension
que prend le personnage féminin serait envisageable. Le « motif de
l'inceste » est déjà présent dans la
réécriture faite par le français Belleforest dans ses
Histoires tragiques (vol. 5) de la légende d'Hamlet
519 tandis que la dimension sous-jacente du parricide apparaît
dès les premières élaborations écrites de la
légende par Saxo Grammaticus : en effet, la trame de son Amleth,
Prince of Denmark est tissée autour du meurtre du père par
l'oncle et de la vengeance du fils.
Shakespeare apporte un élément fondamental : le
délire d'Ophélie branché sur la folie d'Hamlet, la folie
familiale au sein de laquelle s'agencent les personnages et, de manière
plus générale, la folie politique (l'état de guerre et de
corruption du pays auquel il est fait allusion) et la folie cosmique (celle que
l'on
517. Otto Rank, art. cit.
518. Saxo Grammaticus (1150- 1220), The Revenge of
Amleth, The Norse Hamlet, Sources of Shakespeare, Hythloday Press,
2013.
519. François de Belleforest, The Hystorie of
Hamblet (1570), François de Belleforest, in The Norse Hamlet,
op. cit.
520. Jacques Lacan, Le Séminaire, VI, Le
désir et son interprétation , op. cit., p. 291.
521. ibid.
200
saisit à travers notamment les monologues d'Hamlet),
celle d'un monde dans lequel la subjectivité même est
touchée par l'incertitude et devient, comme le rêve, une ombre.
C'est cette irruption de la nouveauté dans le
déjà-connu (la légende hamlé-tienne
déjà écrite à trois reprises) que permet le
dramaturge qui doit compter comme usine shakespearienne productrice de signes,
bien plus que le thème oedipien déjà
développé de l'inceste et du parricide. C'est l'inconscient
machinique et non oedipien à l'oeuvre dans cette scène qui nous
paraît d'une extrême impor-
tance pour une tentative de schizo-analyse d'Hamlet.
De même que Rank, Lacan réduit Ophélie
à Hamlet en en faisant l'objet petit a par excellence. Ophélie
est chez lui réduite à n'être que l'objet du désir
d'Hamlet, le lieu et l'heure de la vérité étant ailleurs,
dans le discours signifiant, l'acte de parole, le discours de l'Autre, le grand
Autre, le lieu où repose l'ensemble du système des signifiants,
le langage. Ophélie, comme objet, thème et personnage, est
l'élément qui permet à Lacan de démontrer que la
pièce de Shakespeare est bien la tragédie du désir , du
désir humain tel qu'il se présente dans la pratique
analytique.
Ophélie est très évidemment l'une des
créations les plus fasci-
nantes qui ait été proposée à
l'imagination humaine. Ce que nous pouvons appeler le drame de l'objet
féminin, le drame du désir. 520.
Là encore, même si on est forcé de
reconnaître à Lacan le mérite d'avoir au moins
consacré une partie de son analyse d'Hamlet à
Ophélie, contrairement à Freud, Ophélie semble
inextricablement subordonnée à Hamlet et rapportée
à
son horreur de la féminité comme telle .
Si Hamlet prend (davantage de) sens lorsqu'on considère
sa relation à Ophé-lie, il n'en a pas moins une importance en
tant que personnage autonome, indépendamment d'Ophélie. En
revanche, sous la plume des psychanalystes, Ophé-lie ne paraît pas
avoir de valeur en tant que telle puisqu'il s'agit à travers son
personnage de saisir la corrélation essentielle entre
l'évolution que connaît la position d'Hamlet envers Ophélie
et ce qui détermine sa position d'ensemble à l'endroit du
désir 521. Le personnage d'Ophélie n'est qu'une
occasion de comprendre ce dont il s'agit dans la mélancolie d'Hamlet
mais elle n'est pas l'ob-
jet réel du désir d'Hamlet.
Elle est tantôt substitut de la figure maternelle,
tantôt image de la femme dont la figure renvoie précisément
au conflit ambivalentiel entre l'Eros et la haine, entre la pulsion de vie et
la pulsion de mort, au sein du psychisme d'Ham-let.
Dès qu'il s'agit d'aborder le personnage
d'Ophélie, Freud, comme Rank, Jones et Lacan à sa suite, se borne
à considérer le problème uniquement du point de vue de
Hamlet mais cela ne nous apprend rien sur Ophélie.
À maints égards, il semblerait que le personnage
mineur d'Ophélie revête des aspects particulièrement
pertinents, qu'on ne retrouve aucunement en se
201
cantonnant à l'analyse du personnage majeur Hamlet.
Dans une toute autre perspective, Bachelard produit un
basculement très intéressant du complexe d'Hamlet au complexe
d'Ophélie 522. En effet, il entreprend une démarche
qui se réclame de la psychanalyse appliquée sur le personnage
d'Ophélie, bien qu'il ne fasse que très rarement
référence à Freud. La psychanalyse est ainsi conçue
comme un instrument de pensée adaptable à l'objet d'étude
choisi et au chercheur qui en entreprend l'analyse. Il s'agit pour lui
d'étudier les rêveries inconscientes qui reçoivent leur
vraie fonction du psychisme créateur . Bachelard reproche à la
psychanalyse traditionnelle de se satisfaire trop vite quand elle arrête
son enquête aussitôt qu'elle a découvert
l'interprétation d'un symbole 523.
L'eau dans la mort apparaît dans le cas
d'Ophélie comme un élément désiré .
Bachelard, reprenant les propos de Marie Bonaparte dans son Edgar Poe
524, souligne que Le genre de mort choisi par les hommes, que
ce soit dans la réalité pour eux-mêmes par le suicide, ou
dans la fiction pour leur héros, n'est en effet jamais dicté par
le hasard, mais, dans chaque cas, étroitement déterminé
psychiquement. . Bachelard poursuit lui-même :
Par certains côtés même, on peut dire que
la détermination psychologique est plus forte dans la fiction que dans
la réalité, car dans la réalité les moyens du
fantasme peuvent manquer. Dans la fiction, fins et moyens sont à la
disposition du romancier. [...] Le romancier, qu'il le veuille ou non, nous
révèle le fond de son être, encore qu'il se couvre
littéralement de personnages. En vain il se servira d'une
réalité comme d'un écran. C'est lui qui projette cette
réalité, c'est lui surtout qui l'enchaîne. [...] Le roman
n'est vigoureux que si l'imagination de l'auteur est fortement
déterminée, que si elle trouve les fortes déterminations
de la nature humaine. Comme les déterminations
s'accélèrent et se multiplient dans le drame, c'est par
l'élément dramatique que l'auteur se révèle le plus
profondément. 525.
Bachelard en vient à comparer en littérature le
crime, qui dépend inévitablement de circonstances
extérieures ainsi que du caractère du meurtrier , au suicide qui
se prépare au contraire comme un long destin intime .
Pour un peu, le romancier voudrait que l'Univers entier
par-
ticipât au suicide de son héros. Le suicide
littéraire est donc fort susceptible de nous donner l'imagination de la
mort. 526.
Cette puissance évocatrice du mythe d'Ophélie
semble dépasser les méditations abstraites et
désabusées d'Hamlet sur le suicide et sur la mortalité
humaine.
L'eau qui est la patrie des nymphes vivantes est aussi la
pa-
trie des nymphes mortes. Elle est la vraie matière de la
mort bien
522. Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves
(1942), Le livre de poche, biblio essais, Paris, 1993, p.95-106.
523. Jean-Claude Pariente, Bachelard , Le vocabulaire
des philosophes, vol. IV, op. cit.
524. Marie Bonaparte, Edgar Poe. Etude psychanalytique,
deux t., Denoël et Steele, Paris, 1933.
525. Gaston Bachelard, op. cit.
526. ibid.
202
féminine. [...1 L'eau est l'élément de la
mort jeune et belle, de la mort fleurie, et, dans les drames de la vie et de la
littérature, elles est l'élément de la mort sans orgueil
ni vengeance, du suicide masochiste. L'eau est le symbole profond, organique de
la femme qui ne sait que pleurer ses peines. 527.
Cette mort typiquement féminine d'Ophélie
réveillera en Hamlet le désir d'agir, son amour pour la jeune
défunte (c'est seulement à ce moment que le désir d'Hamlet
parvient à viser un objet d'amour extérieur et ainsi à
s'extérioriser dès lors qu'il devient capable d'exprimer haut et
fort qu'il aimait Ophélie, plus que tout autre) et la
nécessité de dépasser la passivité dans laquelle il
était plongé depuis le début de la pièce, cette
faiblesse ou fragilité , autre nom pour lui de la
féminité 528.
Voici la belle Ophélie! Nymphe, en tes oraisons,
souviens-toi de tous mes péchés [Hamlet, III, 11.
Dès lors, Ophélie doit mourir pour les péchés
d'autrui, elle doit mourir dans la rivière, doucement, sans
éclat. Sa courte vie est déjà la vie d'une morte. Cette
vie sans joie est-elle autre chose qu'une vaine attente, que le pauvre
écho du monologue de Hamlet? 529.
A nos yeux, la figure d'Ophélie est bien plus que ce
pâle reflet du soliloque hamlétien.
Bachelard rappelle la présence de symboles phalliques
dans la description de la mort d'Ophélie par la reine. Il souligne en
outre que le doute sur le caractère volontaire de sa mort n'est pas
possible : Qui joue avec l'eau perfide se noie, veut se noyer 530.
Cette image littéraire du suicide féminin, bien
qu'elle ne soit aucunement réaliste, nous touche tout
particulièrement comme l'explique Bachelard.
Un tel réalisme, loin d'éveiller des images,
bloquerait plutôt l'essor poétique. Si le lecteur, qui
peut-être n'a jamais vu un tel spectacle, le reconnaît cependant et
s'en émeut, c'est parce que ce spectacle appartient à la nature
imaginaire primitive. C'est l'eau rêvée dans sa vie habituelle,
c'est l'eau de l'étang qui d'elle-même s'ophélise , qui se
couvre naturellement d'êtres dormants, d'êtres qui s'abandonnent et
qui flottent, d'êtres qui meurent doucement. [...1 l'image
d'Ophélie se forme à la moindre occasion. Elle est une image
fondamentale de la rêverie des eaux. [...1 On n'a pas sans risque, comme
[Jules Laforgue1 dit, mangé du fruit de l'Inconscience . Hamlet reste,
pour Laforgue, le personnage étrange qui a fait des ronds dans l'eau,
dans l'eau, autant dire dans le ciel 531. L'image synthétique de l'eau,
de la femme et de la mort ne peut pas se disperser. 532.
527. ibid.
528. Voir William Shakespeare, Hamlet, I, 2, 146
:
Frailty, thy name is woman! .
529. Gaston Bachelard, op. cit.
530. ibid.
531. Jules Laforgue, op. cit.
532. Gaston Bachelard, op. cit.
203
De même qu'Hamlet faisait l'objet d'une
substantification par Freud lorsqu'il disait que tout névrosé
était en réalité un Hamlet », Ophélie produit
des ophélies » comme le montre Bachelard citant Saint-Pol Rouz. La
vision d'une chevelure flottante», celle d'Ophélie allongée
dans l'eau, joue le rôle du détail créateur dans la
rêverie » et anime à elle seule tout un symbole de la
psychologie des eaux », explique presque, à elle seule, tout le
complexe d'Ophélie ».
Nul n'est donc besoin de recourir à Hamlet et à
son complexe oedipien pour expliquer de manière détournée
le rôle de la figure d'Ophélie. Faire dépendre le complexe
d'Ophélie de celui du prince danois serait une méprise nuisible
à l'appréhension de l'importance et de la complexité du
rôle joué par le personnage d'Ophélie dans la pièce
de Shakespeare, nullement réductible à celui d'Hamlet.
On oedipianise Hamlet puis on hamlétise
Ophélie... Pourquoi dès lors ne pas ophéliser »
Hamlet? De même, pourquoi ne pas examiner le complexe ham-létien
et le complexe d'Ophélie de manière indépendante, sans
toutefois ignorer
les agencements susceptibles de se former?
Cette figure d'Ophélie ouvre la voie pour tout
être humain à une rêverie complexuelle », selon
Bachelard.
Au fil du cours de l'eau dans lequel vient se noyer
Ophélie, tout se déforme, se dissolve, flue » si bien que
le complexe d'Ophélie se déguise peu à peu et devient
inconscient de la personne qui en souffre.
Les images élémentaires poussent très
loin leur production; elles deviennent méconnaissables; elles se rendent
méconnaissables en vertu de leur volonté de nouveauté.
Mais un complexe est un phénomène psychologique si symptomatique
qu'un seul trait suffit à le révéler tout entier. [...1
Finalement, l'imagination littéraire qui ne peut se développer
que dans le règne d'image d'image533, qui doit
traduire déjà les formes, est plus favorable que l'imagination
picturale pour étudier notre besoin d'imaginer. » 534.
La force libératrice de signes propre à
Ophélie réside également dans le fait que
L'image d'Ophélie résiste même à
sa composante macabre que les grands poètes savent effacer. [...1 L'eau
humanise la mort et mêle quelques sons clairs aux plus sourds
gémissements. Parfois une douceur accrue, des ombres plus habiles
tempèrent à l'extrême le réalisme de la mort. [...1
Comme tous les grands complexes poétisants, le complexe d'Ophélie
peut monter jusqu'au niveau cosmique. Il symbolise alors une union de la Lune
et des flots. Il semble qu'un immense reflet flottant donne une image de tout
un monde qui s'étiole et qui meurt. [...1 La lune, la nuit, les
étoiles jettent alors, comme autant de fleurs, leurs reflets sur la
rivière. Il semble que, lorsque nous le contemplons dans les flots, le
monde étoilé s'en aille à la dérive. [...1 Une
telle rêverie réalise dans toute la force du terme la
mélancolie de la nuit et de la rivière. Elle humanise les reflets
et les ombres. Elle en connaît le drame, la peine. Cette rêverie
participe au combat de la lune et des nuages. Elle leur donne une
533. C'est Bachelard qui souligne.
534. Gaston Bachelard, op. cit.
204
volonté de lutte. Elle attribue la volonté
à tous les fantasmes, à toutes les images qui bougent et varient.
[...1 cette rêverie énorme prend la lune qui flotte pour le corps
supplicié d'une femme trahie; elle voit dans la lune offensée une
Ophélie shakespearienne. [...1 les traits d'une telle image [...1 sont
produits par une projection de l'être rêvant. [...1 puisque
toujours le nom d'Ophélie revient sur les lèvres dans les
circonstances les plus différentes, c'est que cette unité, c'est
que son nom est le symbole d'une grande loi de l'imagination. L'imagination du
malheur et de la mort trouve dans la matière de l'eau une image
matérielle particulièrement puissante et naturelle. [...1 L'eau
mêle ici ses symboles ambivalents de naissance et de mort. Elle est une
substance pleine de réminiscences et de rêveries divinatrices.
Quand une rêverie, quand un rêve vient ainsi s'absorber dans une
substance, l'être entier en reçoit une étrange permanence.
Le rêve s'endort. Le rêve se stabilise. Il tend à participer
à la vie lente et monotone d'un élément, il y vient fondre
toutes ses images. Il se matérialise. Il se cosmose . Albert
Béguin a rappelé que, pour Carus, la vraie synthèse
onirique est une synthèse en profondeur où l'être psychique
s'incorpore à une réalité cosmique. Pour certains
rêveurs, l'eau est le cosmos de la mort. L'eau communique avec toutes les
puissances de la nuit et de la mort. ???.
D'après Bachelard, l'image poétique offre la
possibilité de vivre l'in-vécu ???.
La méthode psychanalytique ne s'y prête donc pas
puisqu'il s'agit de retrouver dans l'oeuvre littéraire ou picturale, ce
qui renvoie à la vie passée de son auteur (ou, de manière
plus artificielle, au vécu antérieur de son personnage). Le
problème de la psychanalyse est qu'elle ancre l'image poétique
dans un passé et estime que l'oeuvre a ce pouvoir de fascination et de
communication car elle renvoie à un complexe universel de
l'humanité.
La psychanalyse ignore que le symbole a une existence
autonome, indépendamment de ce qu'il symbolise. Ophélie, par
exemple, existe indépendamment d'Hamlet et de son supposé
complexe oedipien, elle n'est pas que le symbole d'un substitut maternel pour
Hamlet. Elle est eau, végétation, fleurs, arbre, branches et
c'est pourquoi son délire peut si aisément se brancher sur
quelque chose de tout autre que l'×dipe, quelque chose qui n'a pas trait
à l'inconscient personnel et familial mais au délire-monde du
schizo qui donne lieu à une multiplicité
d'agencements inédits ???.
Bachelard revendique l'existence d' une sublimation qui ne
sublime rien .
Dans cette perspective qui nous convainc volontiers,
Shakespeare n'aurait rien sublimé de ses tendances inconscientes en
créant la figure poétique d'Ophé-lie. Hamlet, pas plus
qu'Ophélie, ne devrait dès lors pas être conçu comme
le résultat d'un mécanisme de défense du psychisme contre
le retour d'un refoulé
535. ibid.
536. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace
(1957), Puf, Quadrige, Paris, 1998, p. 13.
537. Comme on peut le voir avec les machines d'art
inspirés d'Ophélie, le renouvellement du thème
d'Ophélie est, à chaque variation, radical et absolument
singulier : L'évolution de l'appréhension d'Ophélie en
peinture nous fait passer de la représentation avec Delacroix, Cabanel
et Millais, à la dépresentation , avec Redon.
205
ancré dans les traumatismes infantiles, une compensation
ou une formation de
compromis de la part de son créateur.
Il convient toutefois de rendre justice à Freud en
reconnaissant à ses découvertes leur tonalité inaugurale
même si la psychanalyse ne livre pas une méthode fiable et
pertinente qui s'adapterait à l'analyse de l'image poétique. La
méthodologie psychanalytique, en matière de littérature
notamment, souffre de surcharges conceptuelles (la recherche des causes, la
référence au passé du rêveur, la réduction du
symbole au symbolisé) [que Bachelard] souhaite éviter
538, ce qui découle de sa vocation scientifique et de sa
prétention à l'objecti-
vité et à l'universalité.
Le délire étant dans sa définition
deleuzienne désir, Ophélie permettrait, par l'introduction d'un
délire à la fois singulier et cosmique dans l'oeuvre
littéraire,
la production de machines désirantes.
Une des clefs psychanalytiques de la lecture d'Hamlet consiste
à le considérer dans sa part féminine et de s'attarder sur
son rapport à la femme et les mécanismes identificatoires qui
s'opèrent au cours de la pièce. Dès lors, on est en droit
de se demander s'il n'y aurait pas dans la pièce de Shakespeare une
sorte de
devenir-femme, un devenir-Ophélie d'Hamlet.
Avec Ophélie, on quitte la sphère privée
du sujet dominé par la dictature du sens et du signifiant, et on atteint
une dimension cosmique à la fois infra-et supra-individuelle, rendant
possible la libération des possibles et des signes.
Hamlet n'est dès lors plus l'envers ou le pendant
d'×dipe , il devient un monde à part, il fait monde, il produit des
signes et ouvre des possibles. Il ne renvoie pas à un inconscient
personnel et oedipien, à un théâtre intime de
représentations mais à un inconscient productif, à une
machine désirante, au niveau du moi larvaire et non à celui du
Moi, instance psychique. Le délire d'Ophélie ne manque de rien,
tout comme le désir n'est pas manque, impossibilité, mais sur-
plus, excès, ouverture d'une multitude de possibles.
Dans le cas d'Ophélie, où le délire
psychotique aigu semble surgir sur fond d'une personnalité
névrotique, il semble que l'inconscient perce bel et bien mais de
manière non-oedipienne. Autrement dit, il ne s'agit pas de chercher les
causes du délire d'Ophélie dans sa prime enfance mais de mettre
en lumière les branchements qui font que ça fonctionne, les
agencements multiples en jeu.
Ophélie hante l'imaginaire des peintres et fascine
Lacan et Bachelard : de même que pour Hamlet, des médecins et des
critiques se penchèrent sur le cas de la jeune fille aux fleurs.
Ophélie serait atteinte de chlorose , la maladie des vierges (
mrbus virgineus ). Il s'agit d'une forme d'anémie qui touche
les jeunes filles et qui est présupposée, de l'Antiquité
grecque au XXème siècle, s'originer soit dans un
trouble d'ordre sexuel soit dans un trouble nerveux (hystérie). C'est un
trouble typiquement féminin. Le terme chlorose fait
référence au teint pâle, verdâtre de ces jeunes
filles, qui s'apparente au feuillage pri-
538. Jean-Claude Pariente, op. cit., p. 386.
206
mavéral.
Par le biais du personnage d'Ophélie, Shakespeare se
fait véritablement grand écrivain et entraîne la langue
hors de ses sillons coutumiers, il la fait délirer. »
539. Créant ainsi 540 une langue étrangère
dans la langue», Shakespeare conduit le langage tout entier »
à tendre vers une limite asyntaxique », agrammaticale »
» et à communiquer avec son propre dehors. » 541.
Ophélie semble remettre en question la belle structure
rassurante et signifiante de l'×dipe. Elle vient faire travailler
Hamlet, le renouveler comme objet d'expérimentation et non plus
seulement, comme objet d'interprétation et
d'analyse interminables.
Il s'agit de substituer à la psychanalyse freudienne
dominée par le cliché de la normalité psychique la
schizo-analyse, qui reste bien une analyse de l'inconscient, mais le terme
inconscient » subit une refonte conceptuelle profonde, de même que
les fondements idéologiques de la méthode analytique nouvelle qui
se dessine ainsi sont tout autres.
La théorie schizo-analytique est inspirée par le
marxisme, c'est pourquoi elle s'intéresse si profondément aux
mécanismes de production à l'oeuvre dans l'inconscient, qu'on
peut désormais qualifier de machinique.
Au modèle oedipien, névrotique et centré
sur la personne, Deleuze et Guat-tari proposent de substituer un modèle
psychotique non-oedipien, impersonnel
et politique.
Ophélie, la psychotique, la véritable folle, le
corps sans organes, la décentrée, la désaxée
devient le modèle de l'analyse d'Hamlet de Shakespeare et non
plus Hamlet le névrosé oedipien autocentré.
Tout n'est pas à jeter dans l'inconscient freudien,
bien au contraire : la notion d'économie pulsionnelle garde une
importance cruciale. Toutefois il convient d'ajouter à cette
économie pulsionnelle, la prise en considération des dispositifs
sur lesquels elle vient se brancher, plutôt que de se focaliser sur la
sphère individuelle familiale et privée.
Ophélie est bien plus pertinente dans le cadre d'une
schizo-analyse d'Hamlet dès lors que la folie et la psychose
acquièrent grâce à elle une valeur d'expérimentation
pratique. D'une part, sa folie atteint des enjeux socio-politiques : place de
la femme dans la société de l'époque; dénonciation
des privilèges accordés aux plus riches : Ophélie a le
droit à une sépulture car elle est de bonne condition alors que
sa mort est suspecte; critique d'une forme de lutte des classes entre la
noblesse (Hamlet, Gertrude, Claudius) et la bourgeoisie (Polo-nius,
Laërte, Ophélie) ; déploration presque pascalienne du
caractère relatif et non absolu de la justice ici-bas; stigmatisation et
tentative d'excommunication de toute forme de déraison : Hamlet,
supposé fou, est exilé hors du royaume et Claudius commandite sa
mort, la mort d'Ophélie liée à sa folie est sujette
à calomnies, comme le fossoyeur le suggère, etc.
539. Gilles Deleuze, Critique et clinique, Les
éditions de Minuit, Paris, 1993, p. 9-10.
540. Comme le disait Proust repris par Deleuze dans
différents textes.
541. ibid.
207
Par ailleurs, sa folie possède une valeur culturelle
incontestable : l'image devenue presque archétypale de la jeune fille
noyée, la beauté poétique et l'ouverture d'une
infinité d'univers possibles inhérents à son
délire, la place de la ritournelle dans son délire, etc. Toutes
ces dimensions gagneraient à être analysées
précisément. L'art apparaît ainsi, de manière
exemplaire dans le cas d'Ophélie, dans son rôle de clinique de la
société. Ophélie, comme beaucoup de créatures
littéraires, qu'elles soient personnelles ou impersonnelles,
individuelles ou collectives, témoigne d'un nouveau type de
subjectivation.
La description de ce qui se présente à
Ophélie dans son délire relève d'un examen clinique et le
relevé des forces et des signes qui sourdent à travers son
personnage fait l'objet d'une critique en ce sens nietzschéen-deleuzien.
Ophélie est anomale, inégale. Elle est la pointe de
déterritorialisation dans Hamlet. Elle n'est pas anormale, elle
ne contredit aucune règle et ne peut se définir en fonction de
caractéristiques génériques. Elle est ce qui
échappe à toute tentative de rationalisation ou de
récupération dans un carcan conceptuel.
Freud n'a d'ailleurs jamais tenté de saisir ce
personnage si complexe, hétérogène et opaque, lui
préférant la quasi-transparence d'un Hamlet. Ophé-lie,
comme anomale, est une déviation, un point qui se meut au sein d'une
multiplicité, d'un agencement, d'un complexe machinique. Son
délire est si fascinant car il porte la langue jusqu'à sa limite
agrammaticale. La figure littéraire d'Ophélie nous ouvre la
possibilité d'explorer les marges psychiques propres à cette
différence schizo qu'elle introduit dans la pièce de
Shakespeare.
Le délire d'Ophélie et sa dissolution en corps
sans organes créent en nous un sentiment d'inquiétante
étrangeté. La logique du délire est le type même de
ce qui n'obéit pas à la logique psychanalytique de recherche
d'une signification, d'une rationalisation car la psychose littéraire
d'Ophélie obéit à une pure logique de la sensation. Le
délire n'a pas de contenu signifiant mais il n'en est pas moins
intelligible du point de vue de cette logique de la sensation. Le délire
est une forme de création, de restitution d'une
néo-réalité.
André Green ?? s'intéresse justement au
délire du psychotique, en montrant les insuffisances de la psychanalyse
freudienne qui s'était focalisée sur le modèle
névrotique oedipien. Bien plus, pour lui, Hamlet n'est en aucun cas
réductible à ce modèle névrotique. Il le rappelle
bien : on ne sait pas si Hamlet est fou ou s'il simule la folie. Sa folie,
feinte ou simulée, est dès lors difficilement assignable à
un type, qu'il soit névrotique ou psychotique.
Par contre, pour ce qui est du personnage d'Ophélie, il
n'y a nul doute. Il s'agit bien d'un cas littéraire de psychose
délirante et de déviance qui inté-
resse la critique-clinique deleuzienne.
Ophélie met en valeur le fait qu'il y a des limites
réelles à l'analysabilité.
Freud avouait [...1 qu'il n'avait pas réussi à
percer le mystère
de la féminité [...1 et qu'il n'avait guère
de goût pour les psychotiques. ??
542. André Green, La folie privée, op.
cit.
543. ibid..
208
A ce titre, Ophélie est doublement inalysable.
Pourquoi les psychanalystes s'obstinent-ils à vouloir
envisager Ophélie comme un signifiant de quelque chose d'autre, comme un
substitut maternel?
Il s'agit d'une tentative pour re-territorialiser,
ré-oedipianiser cette déviante Ophélie qui échappe
au logos psychanalytique. Ophélie n'est pas
interprétable en termes de sens et de signification. Elle ne renvoie
à rien d'autre qu'à elle-même, en tant que productrice
d'images et de signes. À ce titre, Ophélie fait réellement
penser, poser des problèmes, questionner, là où Hamlet
suscite les interrogations incessantes des psychanalystes, demandant sans cesse
«de quoi s'agit-il dans Hamlet? Qu'est-ce que ça veut
dire? À quoi cela renvoie-t-il ?.
Dans la scène 5 de l'acte IV, on note une «
utilisation pragmatique du délire qui contribue à prêter un
sens de plus en plus politique à l'action, non tributaire de la seule
« âme prophétique d'Hamlet. ?
On retrouve ici l'idée de Guattari et Deleuze selon
laquelle le délire est socio-politique et irréductible à
l'intériorité individuelle. Le délire d'Ophélie
marque « une nouvelle phase de la tragédie . Certaines chansons
(ritournelles) d'Ophélie ont fait l'objet d'une censure scénique,
preuve qu'avec le personnage d'Ophélie, Shakespeare touchait là
à quelque chose de gênant et que le public n'était pas
prêt à renoncer à ses résistances pour affronter
sans ambages cette levée des interdits sur l'obscénité
affectant le langage d'Ophélie. Le délire d'Ophélie a
longtemps été perçu, notamment en peinture (Delacroix,
Millais, Cabanel), en poésie (Rimbaud) et en philosophie (Bachelard),
comme relevant d'un certain imaginaire poétique et
métaphorique.
Cependant, le délire d'Ophélie ne raconte ni ne
représente pas quelque chose d'autre. Il est directement branché
sur le réel et c'est ce en quoi il s'apparente à
ce point aux délires réellement observables.
Ophélie est la figure du psychotique qui délire,
elle est un véritable personnage conceptuel anti-oedipien, elle produit
des forces, une machine de guerre contre la psychanalyse interprétative.
Son délire fait rhizome, il est connecté,
branché sur toute une série de choses.
Dans Lignes de fuite??, Guattari critique
la dictature du signifiant qui impose arbitrairement le choix d'un possible au
prix du refoulement d'une infinité d'autres possibles. La schizo-analyse
s'intéresse à agir afin de faire advenir des possibles et donc
à l'irruption du nouveau.
L'exigence d'objectivité scientifique tend à
faire manquer les connexions désirantes. La méthode
schizo-analytique permet l'ouverture sur d'autres mondes de possibles ainsi que
l'ouverture pragmatique sur une économie du désir. Elle
s'intéresse à l'ordre des signes et nécessite une
sensibilité au détail échappant aux
stéréotypes.
Ophélie peut paraître un détail dans
Hamlet par rapport au type de caractère incarné par le
prince danois pourtant elle est le détail qu'une méthode
schizo-analytique n'ignorerait pas. Dresser des cartographies
schizo-analytiques
544. Gisèle Venet, notes à William Shakespeare,
Hamlet, éd. Folio théâtre, op. cit..
545. Félix Guattari, Lignes de fuite. Pour un autre
monde de possibles, Les éditions de l'aube, La Tour d'Aigues,
2014.
209
de la pièce de Shakespeare consiste à fuir par
des chemins de traverse, vers des terres inexplorées. Il ne s'agit
dès lors pas de dévoiler quelque chose qui serait caché
pour l'interpréter mais d'expérimenter, d'inventer, de bricoler
une méthodologie appropriée car la méthodologie
appropriée aux textes se choisit in situ et est
indécidable a priori (en ce sens, parler de méthode
psychanalytique qu'on pourrait appliquer et réutiliser à l'infini
est une aberration).
Le délire d'Ophélie peut être conçu
comme agencement collectif d'énonciation et Ophélie comme machine
désirante, corps sans organes. C'est ainsi qu'elle permet l'ouverture
d'un espace où le désir peut se déployer. On peut alors
imaginer de nouvelles machines favorisant la prolifération des lignes de
fuite porteuses de désir. La contagion désirante entre les
machines conduira ainsi à la formation
de rhizomes.
La méthode schizo-analytique permet de voir que
l'essentiel gît peut-être dans le détail du délire
d'Ophélie et que l'analyse dominante de la pièce shakespearienne
conduit à conditionner notre jugement et à focaliser toute notre
attention sur Hamlet, nous faisant ainsi passer à côté du
reste des points de fuite qui ouvriraient pourtant maints possibles encore
inexplorés. Le délire d'Ophé-lie fait rhizome : n'importe
quel point peut se connecter avec n'importe quel autre, de manière
aléatoire. Le délire d'Ophélie, en apparence anarchique et
contingent, fraierait des cheminements nouveaux, ouvrirait des passages, des
connexions inédites. C'est en ce sens qu'on peut dire qu'il est
expérimentation de la liberté.
Des machines de l'inconscient sont à l'oeuvre dans
Hamlet et les grilles interprétatives utilisées par la
psychanalyse sont des machines d'assujettissement des machines
désirantes de l'inconscient, comme telles elles sont asigni-fiantes,
bien qu'elles prétendent être ce qui donne son sens à
l'objet interprété. La méthode schizo-analytique cherchera
plutôt à repérer les machines de signes asignifiantes
dès lors que nous ne sommes jamais confrontés ni à du
signifiant ni à du signifié mais à une
créativité machinique. L'impérialisme du signifiant
conduit à la perte de la polyvocité des composantes d'expression
et à l'illusion que les choses ont un sens profond. La dépendance
au signifiant est un instrument de contrôle qui permet de baliser
certaines voies autorisées, certains sens interdits et certains
écarts tolérés. Ceci ne correspond en aucun cas à
une expression libre du désir. La méthode schizo-analytique
renonce à ce qui était constitutif de la méthode
psychanalytique, à savoir le fait de partir de complexes, de noeuds
structuraux, universels ou de paramètres simples constitutifs de champs
complexes. Ophélie ne touche pas qu'au niveau individuel mais aussi au
niveau infra- et supra-individuel.
Du point de vue de l'empirisme transcendantal deleuzien,
Ophélie nous permet d'accéder à la structure profonde de
l'expérience en libérant des percepts purs, là où
Hamlet vacillait sans arrêt, incapable de se décider entre
concept, affect et percept. La perception de l'artiste Shakespeare, telle que
la conçoit Bergson dont s'inspire Deleuze pour sa conception
renouvelée de l'esthétique, saisit les choses en
elles-mêmes, indépendamment des cadres de la perception ordinaires
qui, comme le cadre psychanalytique, sont orientés vers
l'efficacité d'une recherche de l'action sur les choses. Deleuze propose
de prendre comme point de départ un champ transcendantal impersonnel,
sans la figure du sujet. L'empirisme radical de Deleuze entend redonner la
primauté à l'immanence.
210
Il se satisfait dès lors davantage de ce qu'il
expérimente dans le désir d'Ophélie, que ce que la figure
hamlétienne lui suggère, cette figure étant tout de
même lestée inextricablement de consonances psychanalytiques (ce
n'est pas un hasard si Hamlet a tant inspiré Freud. Il y a bel
et bien quelque chose de la psychanalyse contenu dans le texte de Shakespeare)
et se prêtant plus à l'activité d'interprétation
qu'à une éventuelle expérimentation.
Le délire d'Ophélie ne doit pas être
interprété selon un modèle naturaliste de la folie. Ce
délire est en effet branché sur le réel, mais il n'en
n'est pas pour autant un exemple de cas clinique. La ritournelle
d'Ophélie est en réalité une balade de la Saint-Valentin
très connue à l'époque (véhiculant l'idée
que l'amour consommé entraîne le désamour) branchée
sur une déploration funèbre du défunt père. Dans
Hamlet, on peut lire les vers quelque peu sibyllins de Gertrude
à propos d'Ophélie :
Qu'elle se dévoile par peur d'être
dévoilée. 546 .
La tentation serait grande pour le psychanalyste de chercher
dans le délire d'Ophélie un sens caché au-delà de
la littéralité, de ce qui se donne empiriquement à voir,
à sentir et à entendre.
Pourtant, le délire d'Ophélie est à
prendre au sens littéral, il n'est pas signifiant mais marque
plutôt une rupture asignifiante. Ophélie était au
départ représentée comme une belle et pure jeune femme et
on insistait sur la dimension pathétique de sa destinée et sur sa
beauté virginale. Puis, Ophélie a été
récupérée par le discours psychiatrique et on a
tenté de faire de son état un diagnostic clinique et
réaliste permettant d'en faire un cas de démence. Cependant, il
semble que nous n'ayons à faire ni à l'une, ni à l'autre
de ces propositions.
Le délire littéraire d'Ophélie a bien
fonction de diagnostic clinique mais pas dans le sens qu'il viendrait rejoindre
d'autres cas cliniques et serait susceptible d'une reterritorialisation dans
une catégorie nosographique. Le délire d'Ophélie est
désir, machine, agencement. Il est précisément ce qui ne
se laisse ni récupérer, ni reterritorialiser.
Dans une même tentative de ramener l'irruption du
nouveau introduite par Ophélie à quelque chose de
déjà connu, on a voulu interpréter la ritournelle
d'Ophélie de différentes façons : Ophélie aurait
été séduite puis abandonnée par Hamlet, elle
souffrirait de frustration sexuelle ou encore tout ceci serait lié au
sentiment que les hommes sont déraisonnables et
incompréhensibles.
Ainsi, l'obscénité qui inonde la ritournelle
d'Ophélie ne serait qu'un symptôme de sa frustration ou alors de
sa culpabilité à l'égard de ses relations avec Hamlet.
Voici encore une tentative claire de reterritorialiser Ophélie vers le
papa-maman, dans l'hamlétisme et dans l'oedipianisme.
Au contraire, le délire d'Ophélie est pure
expérimentation, il est vie et ne se laisse pas interpréter. Il
est ce qui renvoie toutes les tentatives herméneutiques à
leur propre vanité.
L'idée même de vérité (ce qu'il y a
de vrai dans le délire, la folie) intéresse moins Deleuze que la
fécondité d'un agencement inédit.
546. William Shakespeare, Hamlet, IV, 5, 20-21 : It
spills itself in fearing to be spilt. .
211
Lorsqu'il parle de la nécessité des
constructions dans l'analyse, Freud explique que lorsque l'analyste ne peut
plus interpréter, il est obligé de reconstruire l'histoire de son
patient. Deleuze explique que ceci est l'équivalent dans la
pensée de l'analyste du délire chez son patient. Le patient a
d'une certaine façon raison de délirer car dans le délire
il y a quelque chose de sa souffrance qui se met en forme autrement, il y a
bien un gain de vérité dans le délire. Le désir met
toujours en jeu plusieurs facteurs et plusieurs agencements.
On ne peut en effet réduire le délire
d'Ophélie, comme l'ont fait les psychanalystes, au seul facteur oedipien
(Ophélie porteuse des péchés d'Hamlet; Ophé-lie,
objet du désir d'Hamlet; Ophélie pleurant sur la mort du
père). L'inconscient se caractérise par sa multiplicité et
le délire est délire-monde et non délire-famille. Ceci
nous semble se manifester de manière exemplaire chez Ophélie.
Alors qu'Hamlet offrait pour Freud la possibilité de
capter l'inconscient individuel, Ophélie permet une capture de forces et
de flux désindividualisés et complètement
déliés de la composante oedipiennes.
On repère une grande circulation des
éléments cosmiques dans le délire et dans la mort
d'Ophélie qui est réabsorbée dans le cycle des
éléments, de même que les éléments sont par
elle ophélisés .
Ophélie est la déterritorialisation absolu.
Désormais orpheline, Ophélie se déterritorialise en se
fondant dans la nature, en s'entourant de fleurs et en se noyant dans le
ruisseau. L'eau ne reflète pas, ne reproduit pas l'image
d'Ophélie car l'eau se déterritorialise à son tour par le
biais d'Ophélie, dont le corps sans
organes modifie le cours.
Jusqu'à l'événement déclencheur du
suicide d'Ophélie, Hamlet est figé, englué dans
l'être qu'il oppose au paraître, il ne voit que l'alternative
To be, or not to be , il ne voit que des figures spectrales qui vivent
à peine. Hamlet est métaphysicien, mais il croit en une
métaphysique de l'Un, de l'Être (on est bien loin là de
l'ontologie deleuzienne du multiple).
Avec l'événement rapporté de la mort
suspecte d'Ophélie et la scène du cimetière où
Hamlet se retrouve dans la tombe de son aimée, on quitte la dimension de
l'être opposé au non-être. C'est seulement à partir
de là que Hamlet devient vivant véritablement. Il n'est plus cet
avatar spectral de son père, à la fois vivant et mort. C'est
alors que le dénouement, l'agir devient possible, même si Hamlet
semble dans une large mesure agi par le désir des autres personnages
(désir de l'oncle, désir de la mère, désir du
frère d'Ophélie), l'impulsion de quitter la sphère de
l'être est donnée par Ophélie.
Passer à l'autre de l'être, autrement
qu'être. Non pas être
autrement, mais autrement qu'être. Ni non plus ne pas
être, passer n'équivaut pas ici à mourir. ??.
La mort d'Hamlet n'est pas un simple ne pas être car
il a justement dépassé cette dimension du faux dilemme
existentiel. Elle est un événement, elle est arrachée au
terme d'un combat des plus singuliers où ce qui aurait pu être
épique devient grotesque, truqué et pourtant d'une
intensité presque inégalée.
Ne reste à la fin que des agencements de corps sans
organes. Aucun déterminisme psychologique, aucune fatalité
extérieure n'aurait pu prévoir un tel cataclysme
tragi-comique.
547. Emmanuel Levinas, Autrement qu'être ou
au-delà de l'essence, op. cit., p. 3.
212
Horatio, le sceptique qui ne croit pas aux divagations
métaphysiques d'Ham-let, sera le seul survivant de cette
hécatombe.
Par opposition, Ophélie n'est jamais figée dans
l'alternative être-ne pas être. Son existence n'est pas
engluée dans l'être, elle est réellement authentique. Alors
qu'Hamlet tergiverse et disserte sur la possibilité du suicide,
Ophélie agit. Ophélie est vraiment engagée dans
l'existence, elle est toute entière liberté, possible,
devenir-autre. Elle est ce qui est en surplus, en excès sur
l'être, sur la signification. Elle est intensité,
multiplicité, hétérogénéité,
devenir-imperceptible, au-delà de toute éventuelle
réification dans une essence, dans une entité substantielle ou
même dans une instance psychologique localisable. Elle déborde
tout cela, elle est inassignable et asignifiante,
irrécupérable.
Alors qu'Hamlet était obsédé par
l'équivocité, la pluralité et l'incommunicabilité
des mots, découlant de la complexité du rapport entre signifiant
et signifié, qu'il en restait à la conception du sens comme
signification, Ophélie agence des signes asignifiants, elle ne cherche
ni à imiter ni à décrypter le réel, elle produit un
grossissement du réel et c'est en cela que son délire est
communicatif, contagieux : quelque chose coule, passe, ça machine,
ça fonctionne, là où les mots d'Hamlet étaient
renvoyés à leur vanité et à leur inanité.
La promenade du schizophrène, c'est un meilleur
modèle que le névrosé couché sur le divan.
548.
Le délire d'Ophélie est mouvement, il fait
machine là où Hamlet souhaite renoncer à sa dimension
vitale et machinique sans jamais y parvenir.
Ophélie libère le passage des flux et des
devenirs, elle ouvre la possibilité d'une action (qui semblait n'avoir
jusque là pas vraiment commencé, laissant place à
l'auto-réflexion d'Hamlet), d'un dénouement au drame
shakespearien. Ce passage était justement bloqué par le
caractère même d'Hamlet, qui voulait tout ramener à la
fixité de l'être, dans un espoir vain pour faire tomber les
masques du paraître.
La vie, le fait intensif du corps se manifeste dans le
délire et même dans la mort d'Ophélie où la
sensation prend une allure spasmodique et excessive jusqu'à la rupture
de l'activité organique, jusqu'au démembrement, jusqu'à la
dissolution aqueuse, jusqu'au devenir-élément, devenir-cosmique
s'il en est.
Jusque là, Hamlet avait vécu son corps comme un
tombeau (soma-sema), son organisme comme ce qui emprisonnait sa vie.
Hamlet, en objet exemplaire de l'étude psychanalytique, ne parvient pas
à défaire son moi ni à trouver son corps sans organes
avant qu'Ophélie n'intervienne en dissolvant elle-même son moi et
en se faisant corps sans organes. Elle donne l'exemple à Hamlet en
expérimentant ce qui dépasse notre connaissance dans le corps et
ce qui va au-delà de notre conscience dans l'âme.
La subjectivité signifiante du névrosé le
plus célèbre de la littérature n'intéresse pas le
schizo-analyste. Ce qui importe, c'est que, dès lors qu'il
réalise qu'Ophélie n'est plus, Hamlet cesse de faire le pitre et
cesse de se perdre dans des divagations métaphysiques.
Freud stipulait qu'Hamlet était libre de tuer Claudius
seulement à partir du moment où il savait sa mère et
lui-même condamnés.
Nous supposons, au contraire, qu'Hamlet est libre (non libre
de faire quelque chose comme tuer l'oncle-substitut du père, car
là n'est pas le problème ,
548. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Anti-×dipe,
op. cit., p. 7.
213
mais libre absolument) dès lors qu'il est capable de se
défaire de ses préjugés hylémorphiques d'une union
substantielle de l'âme et du corps, afin de défaire l'organisme et
de décentrer de son triste moi subjectif afin d' «ouvrir le corps
à des connexions qui supposent tout un agencement, des circuits, des
conjonctions, des étagements et des seuils, des passages et des
distributions d'intensités, des territoires et des
déterritorialisations mesurées à la manière d'un
arpenteur. » ??.
L'inconscient schizo-analytique, à l'image de
l'inconscient machinique à l'oeuvre dans le délire
d'Ophélie, est en rapport avec les puissances naturelles. Il est fait de
la même matière que la réalité, à savoir fait
d'agencements ma-chiniques, de flux qui coulent ou sont interrompus, de corps
sans organes, de codes et de lignes de fuite décodantes.
Nous faisons l'hypothèse que dans Hamlet se
libère une multiplicité de flux de désir, sous l'impulsion
du personnage « mineur » d'Ophélie.
La véritable machine désirante, c'est la machine
schizo d'Ophélie :
« Primat : du délire sur la parole attribuable
[...1. Fin de la culpabilité, de la mort et du sujet qui doublent toute
représentation. [...1 Au lieu du phallus comme « puissance
du signifiant » [...1 on a le signe (le travail du point-signe dont la
forme de l'expression peut être atomique, biologique, littéraire,
etc.) comme machine désirante et puissance de la
répétition. [. . .1 circuits signifiants, fous et fermés
sur eux-mêmes, de l'×dipe, à la tangente de la grande
débinade schizophrènique [...1 plutôt que de bêler
aux pertes du père, du pénis, de l'amour maternel, pourquoi ne
pas se convertir à une autre échelle au genre de dingueries
d'un Samuel Beckett.» ??.
L'inconscient schizo-analytique est orphelin. Le mythe
oedipien tue le nouveau, de même que la réduction de l'inconscient
à la signification et à la représentation.
Le psychanalyste est metteur en scène,
interprète tandis que le schizo-analyste est mécanicien. Le but
est de mener ×dipe à son propre point d'autocritique.
III- Comment conserver l'héritage de la
psychanalyse freudienne sans les présupposés et les lourdeurs
qu'une psychanalyse de l'oeuvre littéraire est susceptible de
contenir?
Le carcan psychanalytique peut-il, comme tout carcan,
être considéré comme le moteur d'une libération
possible?
Le texte de Shakespeare se caractérise par son
ambiguïté et la logique du multiple qui y règne, d'où
la pertinence d'une approche schizo-analytique,
hété-rogénétique.
549. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux,
op. cit., p. 198
550.
Félix Guattari, Écrits pour l'Anti-×dipe,
op. cit., p.78-108.
214
Peut-être que l'inconscient à prendre en
considération est bien plus celui du lecteur que celui de l'auteur ou du
personnage ou encore la fonction du texte. Freud lui-même le soulignait
en mettant l'accent sur l'effet produit par l'oeuvre sur le lecteur. Nous
n'avons jamais à faire à un même texte Hamlet (le
texte n'existe pas en tant que substrat stable, immuable) mais à une
multitude, à des agencements produits comme autant de machines
désirantes à partir d'une oeuvre commune, comme
référent historiquement identifiable (quoique cette
dernière affirmation soit relative, dès lors que
l'identité de l'auteur et la date sont des éléments
incertains en ce qui concerne Hamlet, de même que la forme et le
fond de la pièce ont connu des changements significatifs : Q1, Q2,
Folio. Enfin, le titre a évolué).
L'oeuvre ouvre un monde dont l'édifice est construit
par les lectures successives, multiples et singulières qu'elle suscite.
Elle devient alors comme un topos, un lieu psychique avec ses propres
instances conscientes et inconscientes. Contrairement aux apparences,
l'approche de Freud ne tend pas à mettre fin à tout dialogue
critique à partir de l'oeuvre. S'il prétend résoudre
l'énigme expliquant le comportement du personnage d'Hamlet, il n'entend
pas dire le mot définitif sur l'oeuvre de Shakespeare. Il estime son
hypothèse d'une pertinence supérieure à celle de ses
prédécesseurs, en ce sens qu'elle a le pouvoir d'éclairer
certains aspects d'Hamlet encore inabordés, du moins
inabordés sous cet angle et dès lors inappréciés
à leur juste valeur. Jamais Freud n'a prétendu qu'il fournissait
une explication nécessaire et suffisante qui épuiserait l'infinie
richesse de l'oeuvre.
Ce caractère inépuisable d'Hamlet, il
ne cessera de le clamer jusqu'à sa mort. C'est d'ailleurs une des
raisons pour lesquelles il ne cherche pas à unifier la diversité
des interprétations en démontrant caricaturalement que la sienne
est la seule valable scientifiquement, car son hypothèse se base sur le
postulat théorique qui est au fondement de toute la doctrine
psychanalytique. Contre ses détracteurs qui voient en lui un scientiste
borné, Freud n'évacue pas la dimension interprétative
(disons plutôt inventive et créatrice, en ce sens que Freud
produirait quelque chose de l'ordre d'un surplus, d'un excès, dans un
sens positif, par rapport au matériau initial) de sa démarche. Il
ne s'agit pas simplement de procéder de manière
hypothético-déductive en partant de principes immuables pour les
plaquer mécaniquement sur le texte de Shakespeare.
La perspective de Freud va bien au-delà de la
démonstration scientifique et de la recherche de preuves justificatives
de sa théorie. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la note sur
Hamlet prend place dans son ouvrage sur l'interprétation du
rêve. La méthode employée est la psychanalyse dont il faut
prendre en considération tous les aspects, ces aspects qui font d'elle
une discipline si riche, fascinante et complexe, à mi-chemin entre les
sciences humaines et les sciences de la nature. Nous l'avons vu, toute la
psychanalyse freudienne est traversée de paradoxes, ou disons d'un
dilemme hamlétien (to be a scientist, or not to be, la
tentation est toujours grande chez lui de céder à cette
agitation littéraire qu'il a dit lui-même avoir
éprouvé un jour dans sa jeunesse) qui est celui de son
fondateur.
215
1) Être juste avec Freud 551 comme lui était
juste avec Shakespeare.
Contrairement à ce que stipule Jean-Pierre Vernant
552, Freud n'a jamais prêté à ×dipe
même un complexe d'×dipe. Si Hamlet souffre lui bel et bien d'un
complexe d'×dipe, ce à quoi Freud ne renoncera semble-t-il jamais,
×dipe est l'incarnation brute et originaire du pulsionnel, comme l'a bien
montré Starobinski 553. Il est le complexe d'×dipe mais
n'en a pas.
a) Freud, bien plus lecteur passionné
qu'observateur scientifique (peut-être malgré lui).
La question d'une incommensurabilité entre le domaine
littéraire et le domaine de la psychanalyse est également un
faux-problème. Il conviendrait plutôt de se focaliser sur les
points communs entre littérature et psychanalyse. En effet, ces deux
domaines d'expérimentation, bien plus que nous offrir une
interprétation du monde et de l'homme, nous renvoient au réel et
à la vie. Freud avait une culture littéraire classique et
affirmait que ses maîtres avaient été tous les monuments de
la littérature mondiale et qu'il leur devait nombre de ses
découvertes psychanalytiques.
Notons que Freud avait songé à devenir
écrivain dans sa jeunesse. Selon ses dires, il sentait en lui une
agitation littéraire . D'ailleurs on repère ce talent
d'écrivain en lien avec sa pratique de la psychanalyse dans la narration
que fait
Freud de ses cas cliniques.
A bien des égards, Freud peut être
considéré comme un écrivain et ce n'est d'ailleurs pas un
hasard s'il reçoit le prix littéraire Goethe en 1930. La
psychanalyse freudienne, comme oeuvre avant tout littéraire (avant
d'être scientifique) et tentative de compréhension (plutôt
que d'explication), est en tant que telle thérapeutique et peut viser la
dimension deleuzo-guattarienne de l'expérimentation
libératrice.
C'est l'écriture du cas clinique qui revêt la
forme littéraire, plus que le cas littéraire (le personnage
d'Hamlet en l'occurrence) qui s'informe dans et par l'expression
psychanalytique.
De même, on peut penser ce qu'on nomme
l'interprétation freudienne d'Hamlet comme une
réécriture du mythe hamlétien, une variation à
partir de la répétition d'une légende originaire. C'est en
ce sens que Freud expérimente plus qu'il n'interprète lorsqu'il
se confronte à Hamlet. Il crée ainsi quelque chose de
nouveau, il libère des signes inexplorés à partir de la
matière vivante du texte shakespearien mais n'extrait pas
(peut-être à son grand désarroi) un sens profond de
l'oeuvre par le biais d'une méthode herméneutique.
Avec ses variations hamlétiennes, Freud introduit la
différence dans la répétition. Il ne se contente pas de
reprendre une légende préexistante mais il
551. Expression employée par Derrida, Être
juste avec Freud . L'histoire de la folie à l'âge de la
psychanalyse , Penser la folie. Essais sur Michel Foucault,
Galilée, débats, Paris, 1992. Notons que Derrida ne
proposait pas un retour à Freud, une répétition sans
différence, mais qu'il souhaitait rebondir à partir de Freud.
552. Jean-Pierre Vernant, ×dipe sans complexe ,
Mythe et tragédie en Grèce ancienne, op. cit.
553. Jean Starobinski, op. cit.
216
ouvre une multiplicité de champs de possibles à
partir de cette béance présente à même l'oeuvre de
Shakespeare. Comme cela a déjà été souligné,
c'est bien la dimension lacunaire du texte d'Hamlet qui rend possible
cette libération de signes hétérogènes.
Shakespeare réécrit le mythe d'Hamlet à
partir d'un Hamlet originaire qu'on supposé être de Thomas Kyd (
Ur-Hamlet ). Auparavant, le matériau mythique avait
déjà été réélaboré par Saxo
Grammaticus et Belleforest.
Freud réagence ce que Shakespeare crée à
partir de ce qui existe déjà. C'est alors tout naturellement que
des auteurs comme Bernard-Marie Koltès554, Heiner Müller
555 ou encore Carmelo Bene 556 reprendront le même
matériau, matériau plus shakespearo-freudien que mythique, pour
leurs réécritures.
Notons que la plupart des shakespearologues reconnaissent
l'intérêt et l'impact de l'appropriation psychanalytique
d'Hamlet de telle sorte qu'il semble qu'après une telle
ouverture d'un ensemble de possibles par la psychanalyse freudienne, nul ne
pourra appréhender Hamlet comme avant.
L'influence de Freud sur Hamlet ou la dette
d'Hamlet vis-à-vis de Freud apparaît ici de manière vive.
Hamlet s'est enrichi d'un ensemble inédit de possibles grâce
à la psychanalyse et cette dernière a ouvert la voie à des
chefs-d'oeuvre cinématographiques comme le Hamlet de Laurence
Olivier, ce dernier reconnaissant le rôle décisif joué par
cet enchaînement non prédéterminé et inattendu
opéré par Freud entre Hamlet et ×dipe 557.
Toutefois, il nous faudrait ré-interroger cette notion
même de dette pour repenser les rapports intimes entre Freud et
Hamlet. Derrida parle de don sans
dette et sans culpabilité 558.
Dans une lettre du 24 mars 1898 559, Freud annonce
à Fliess le plan de son ouvrage (L'interprétation du
rêve) et le prévient qu'il compte y intégrer des
remarques sur ×dipe roi et Hamlet. Notons que dans cette
lettre Freud ne souligne pas le titre des oeuvres, comme s'il fallait
déjà comprendre que la perspective freudienne ne se limiterait
jamais à la simple psychanalyse appliquée à l'oeuvre
littéraire. Le référent peut tout aussi bien être
ici les personnages qui donnent nom à ces tragédies, ou bien
s'agit-il déjà de quelque chose de portée plus
générale par le biais de cette référence. Freud
affirme qu'il a encore besoin d'accroître sa connaissance de la
légende d'×dipe avant d'en parler dans son oeuvre. Compte tenu du
grand sérieux intellectuel dont faisait preuve Freud, on peut imaginer
qu'il avait dû faire de même pour Hamlet, oeuvre et
personnage eux-mêmes basés sur une légende et sur un mythe
remontant à bien avant Shakespeare.
Freud reconnaît que les matériaux qui
correspondraient aux types de formations psychologiques anormales (rêve,
phobie, hystérie, obsession, délire) et
554. Bernard-Marie Koltès, Le jour des meurtres
dans l'histoire d'Hamlet (1974), Les éditions de Minuit, Paris,
2006.
555. Heiner Müller, Hamlet-machine (1979), Les
éditions de Minuit, Paris, 1985.
556. Carmelo Bene, Hamlet suite, dans Jules
Laforgue, Carmelo Bene, Hamlet & suite, op. cit.
557. Voir documentaire visuel Olivier, Hamlet et ×dipe
par Sarah Hatchuel, Hamlet de Laurence Olivier (1948), éd.
collector 2 dvd, Global entertainment.
558. Jacques Derrida, Spectres de Marx, l'État de
la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale,
Galilée, Paris, 1993, p.53.
559. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, op.
cit., Lettre 162, p. 386-387.
217
que l'on pourrait retrouver dans la littérature ne
peuvent qu'être inutilisables 560, inexploitables dès
lors que l'analyse du symptôme n'est jamais séparable d'une
analyse du caractère névrotique au sein duquel il voit le
jour.
Freud se définit comme un auteur qui n'est pas un
poète mais un homme de science , comme s'il déplorait cette
situation. Or, l'apport que peut aujourd'hui avoir la doctrine freudienne est
bien plutôt celle d'un penseur profondément humaniste, qui a su
mettre en exergue quelque chose d'universel en l'homme. Freud repère des
déterminations jouant un rôle important dans le psychisme humain,
ce qui ne veut pas dire que Freud est déterministe. Rappelons que le but
de la cure est justement d'agir comme un processus de libération par
rapport aux contraintes qui s'exercent inconsciemment sur le psychisme
humain.
L'approche freudienne d'analyse du texte littéraire qui
semble affleurer à la lecture du corpus freudien (oeuvre dont la
postérité retiendra davantage le caractère
littéraire et philosophique que l'apport scientifique, ce qu'il
déplorerait sans doute fortement) n'est pas comparable aux autres
méthodes (par exemple, lorsqu'il s'agit de l'étiologie et de
mécanisme des psychonévroses) par le biais desquelles Freud
espérait parvenir à hisser la psychanalyse au rang de science
à part entière.
Freud semble s'incliner devant la puissance suggestive et le
caractère insaisissable du texte littéraire. Les leçons
qu'il tire de la littérature le déconcertent lui-même en
premier lieu car elles semblent être contenues dans le texte, en
être l'émanation, sans que soit nécessaire le recours
à tout un appareillage théorique et à la
méthodologie scientifique. Freud semble décontenancé par
cette facilité presque nonchalante avec laquelle l'écrivain
parvient à restituer ce que lui, Freud, peine à démontrer
et à exposer via la doctrine psychanalytique. Il envie également
le caractère davantage saisissant et fascinant du mode d'expression
littéraire par rapport au mode d'exposition psychanalytique. Lorsque
Freud affirme être un homme de science et non un poète , ceci
apparaît comme l'expression d'un regret profond, plus que d'une
fierté ou d'une éventuelle présomption de
supériorité scientifique (ce dont on a voulu l'affubler contre
son gré), Freud ayant longtemps hésité entre les
Humanités et les études de médecine lorsqu'il était
plus jeune.
Étonnamment, on pourrait lire l'oeuvre de Freud comme
faisant la jonction entre ces deux aspirations de jeunesse, et a fortiori
entre les disciplines littéraires et artistiques d'une part, et les
disciplines théoriques et scientifiques (les sagesses d'école )
d'autre part. Ce pont construit par Freud entre deux univers à
l'époque incommensurables et imperméables l'un à l'autre
était une entreprise audacieuse, compte tenu des préjugés
scientifiques de son temps concernant l'idée d'une science pure qui
pâtirait d'être mêlée aux supposées impures et
peu rigoureuses disciplines littéraires.
Ces quelques lignes d'Hamlet à Horatio reprises
à de nombreuses reprises par Freud expriment parfaitement l'aspiration
profonde de Freud et son sentiment que tout ce que pourra atteindre la
psychanalyse, au prix d'un labeur acharné et de tâtonnements
incessants, apparaîtra toujours bien insuffisant, insatisfaisant,
toujours à contre-temps et fade comparé à ce que nous
apprennent les écrivains
560. Sigmund Freud, L'Interprétation du rêve,
op. cit., p. 29.
218
sur l'âme humaine, la plénitude, la beauté
et la fulgurance de leurs moyens d'expression, le type de vérité
spécifique dont ils ont l'apanage, le fait qu'ils ont toujours une
longueur d'avance sur la recherche psychanalytique, etc.
Ainsi, Freud ne prétend à aucun moment
détenir la bonne méthode d'analyse ou la vérité du
texte littéraire, de même qu'il n'entend pas faire de la doctrine
psychanalytique un carcan ou une grille interprétative infaillible et
rigide pour comprendre le sens du texte. Hamlet est l'exemple
même de cette émanation de l'imaginaire du poète que le
théoricien ne pourra jamais complètement saisir, même
à l'issue d'efforts répétés et de
tergiversations.
Contrairement à Jones, Freud n'a jamais tenu pour
définitives les hypothèses successives (dont le fond reste
commun) qu'il faisait à partir d'Hamlet. Hamlet
semblait bien plutôt accompagner son travail théorique et
clinique, lui offrant des intuitions pertinentes, intervenant parfois comme
exemple saisissant, parlant à la place de Freud au point qu'on puisse
mettre au jour un style hamlétien à même la langue
freudienne, ou encore se donnant à voir dans sa dimension typique et
légendaire comme élément complémentaire essentiel
à la compréhension du mythe universel de l'×dipe. Si Hamlet
semble hanter et comme persécuter Freud, plus que n'importe quelle
oeuvre ou personnage littéraire (plus même qu'×dipe car il
n'est jamais parvenu à le figer dans une essence stable ni à
l'intégrer réellement et définitivement dans ses propres
catégories conceptuelles ni dans son système de
pensée).
Enfin, Freud finira par abandonner l'espoir de
récupérer Hamlet dans un concept véritablement
opératoire au même titre que l'×dipe, pour revenir au
substrat de ses intuitions initiales à savoir le lien profond qui unit
Hamlet à ×dipe, et non Hamlet comme type psychologique, comme
catégorie conceptuelle applicable à la clinique
psychanalytique.
×dipe est bien un type, voire un archétype et il
se décline en cas. Ces cas, ce sont les différentes variations
hamlétiennes, les potentialités hamlétiques
différemment présentes chez chaque individu. Ce revirement permet
de préserver la dimension absolument individuelle, singulière et
irréductible de l'oeuvre de Shakespeare. Peut-être qu'au fur et
à mesure qu'il clarifiait et approfondissait ses propres vues, Freud
s'était-il rendu compte que ce n'était pas rendre justice au
drame shakespearien que de lui faire subir le même sort qu'à la
tragédie sophocléenne, les deux oeuvres ne relevant pas du
même type de tragédie et Hamlet n'étant pas qu'une
énième variation oedipienne.
Hamlet n'a pas cessé pourtant, et ce
jusqu'à la fin, de hanter l'écriture de Freud. Toutefois, Freud
mobilisait le plus souvent le texte shakespearien afin de le laisser parler de
lui-même, sans s'efforcer de le réintégrer dans la
conceptua-
lité analytique.
b) Une approche bien plus nuancée et
respectueuse de l'oeuvre qu'on ne pourrait le croire.
L'usage de la théorie psychanalytique comme outil
apporte-t-il vraiment quelque chose à la critique littéraire et
à la compréhension d'une oeuvre? [. . .] Les études de
Freud ne sont-elles pas tant des essais d'application de la psychanalyse
à la littérature que des explorations d'une oeuvre
littéraire, ou de son écoute, dans le but
219
de se saisir de ce que l'auteur a pu entendre ou pressentir du
fonctionnement psychique? 561.
Freud a été accusé, en grande partie
injustement, de plusieurs choses. Concernant notre sujet, les accusations qui
pourraient porter préjudice à l'approche freudienne d'Hamlet
sont les suivantes : tout d'abord, la théorie freudienne de la
sexualité infantile serait un pansexualisme. D'autre part, l'inconscient
freudien serait résolument passéiste. Enfin, la psychanalyse
freudienne nierait la liberté en introduisant déterminisme et
entraves au sein même de ce qui paraissait la chose la plus noble et sans
contraintes, à savoir l'âme humaine.
A ceci, nous répondrons en rappelant que Freud tenait
à mettre au jour les potentialités créatrices de la
sexualité, de même que le pouvoir créateur et dynamique de
l'inconscient, qui n'est pas, comme les détracteurs de Freud le
présentent, exclusivement synonyme de régression et de regard
tourné vers le passé.
Binswanger, à propos d'un séminaire donné
par Freud sur Hamlet en février 1910, a dit la chose suivante :
Freud lui-même remarqua que, dans le thème
traité ce jour-là, il ne pouvait s'agir que de rendre quelque
chose plus ou moins plausible, et non pas de découvrir des faits
immuables! En même temps, il insista sur la fonction d'exercice que de
telles recherches revêtaient. 562.
Il est important d'aborder les oeuvres avec une réserve
prudente et de considérer l'approche psychanalytique comme une lecture
parmi d'autres. André Green disait dans Un oeil en trop. Le complexe
d'×dipe dans la tragédie, que la psychanalyse n'avait pas
à imposer sa version et que toute lecture [était]
déjà interprétative . En ce sens, n'importe quel
exégète, même le plus humble, dote le texte qu'il
étudie de sens.
Toutefois la psychanalyse ne brime pas la production
littéraire car l'investigation qu'elle propose à partir du texte
sollicite une vision nouvelle , et suppose que l'oeuvre est encore capable de
produire 563.
C'est ce concept de production couplé à celui
d'expérimentation, que nous opposons à celui
d'interprétation, qui doit guider notre conception de la démarche
psychanalytique appliquée à Hamlet. La psychanalyse ne
propose pas un énième commentaire paraphraseur d'emblée
exposé au risque de sa mise en question.
C'est entre autres motifs parce qu'elle est cette mise en
question, cette interrogation conjecturale, cet appel à ce qui ne se
donne pas d'emblée comme cause d'un effet que la psychanalyse peut
prendre part à ce renouvellement de la critique 564.
La psychanalyse met en valeur le caractère
essentiellement polysémique et équivoque du texte
littéraire, c'est une des raisons pour lesquelles elle est productrice
d'enrichissement.
561. Joël Bernat, Freud, entre littérature et
psychanalyse , dans Corps-image-texte chez Deleuze, dir.
Françoise Lartillot, Peter Lang, AG, Internationaler Verlag Der
Wissenschaften, Berne, 2010, p. 7. Dans cet essai, Joël Bernat
suggère l'idée d'une communauté de symptomatologie entre
la littérature et la psychanalyse.
562. Ludwig Binswanger, cité par Jean Starobinski,
op. cit., p. XXXIX.
563. Anne Clancier, Psychanalyse et critique
littéraire, op. cit.
564. Anne Clancier, op. cit.
220
Green 565 note que le psychanalyste, qu'il s'agisse
d'une personne réelle dans le cadre de la clinique traditionnelle ou
d'un personnage fictif dans le cadre de la clinique littéraire, ne peut
opposer à la construction du patient qu'une autre construction dont le
caractère est hypothétique et qui relève du domaine du
vraisemblable.
La vie de Freud a toujours été constamment
hantée par le doute, il ne faut dès lors pas s'arrêter aux
passages du corpus freudien où il semble très affirma-
tif, définitif ou dogmatique.
c) Aucune prétention à l'exhaustivité ni au
caractère définitif de ses conclusions : l'évolution de
l'analyse freudienne d'Hamlet et de l'orientation de ses recherches,
marquant son aveu d'incompétence face à la grandeur et à
l'intarissable richesse de l'oeuvre.
L'explication d'Hamlet par le complexe d'×dipe n'a pas
vocation à être une interprétation exhaustive et exclusive.
Le personnage littéraire n'offre aucune représentation
achevée d'une maladie. Dès lors, la psychanalyse ne
prétendra pas offrir une explication totale de l'oeuvre
littéraire. On ne fait une psychanalyse du texte réductrice que
lorsqu'on a une connaissance lacunaire (donc réduite) de la
psychanalyse. La psychanalyse n'est pas un répertoire de symboles ou de
signifiants, comme s'agissait d'autant de clefs de lecture du texte
shakespearien. Hamlet véhicule des signes, il produit de
l'inconscient irréductible à toute grille
d'interprétation.
Les tentatives de rationalisation psychanalytiques auxquelles
la pièce de Shakespeare a donné lieu permettent d'enrichir
l'imaginaire qui se construit autour d'Hamlet dès lors que
chacune de ces tentatives ne s'octroie pas le monopole sur les autres et ne
cherche pas à réduire les qualités esthétiques
d'une oeuvre au signifiant d'autre chose qui serait « plus profond »,
moins évident que ce qui se donne immédiatement dans
l'expérience empirique.
2) Supériorité de l'analyse interminable
(sans fin) sur l'analyse systématique (atteignant une forme de
clôture auto-satisfaite dans l'interprétation).
« Sans cesse recommencée et à reprendre,
l'interprétation est
interminable comme l'analyse thérapeutique. Et comme
cette der- nière, on ne l'interrompt que sur la satisfaction
momentanée. » 566.
Sans réemployer le terme d'interprétation, nous
estimons qu'une expérimentation authentique d'Hamlet passe par
l'acceptation du caractère interminable de cette démarche. Une
analyse finie de Hamlet ne serait pas souhaitable.
L'intérêt de la psychanalyse de l'oeuvre littéraire tient
à l'ouverture d'un champ de possibles, à la libération de
signes, jamais dogmatiques. Elle permet à la fois au lecteur, à
l'auteur et à l'oeuvre d'affirmer leur liberté comme
émotion du pos-
565. André Green, La folie privée, op.
cit.
566. Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et
littérature, op. cit.
221
sible, vertige, angoisse.
Paradoxe seulement apparent : c'est parce qu'il n'y a pas
d'élément indivisible ou d'origine simple que l'analyse est
interminable. La divisibilité, la dissociabilité et donc
l'impossibilité d'arrêter une analyse, comme la
nécessité de penser la possibilité de cette
indéfi-nité, telle serait peut-être, si l'on y tenait, la
vérité sans vérité de la déconstruction.
567.
Freud a choisi de se heurter à la difficulté du
mystère d'Hamlet, problème ayant suscité les plus diverses
interprétations et semblant nous conduire à la conclusion qu'il
s'agit là d'une aporie. Il est en effet impossible de trancher parmi les
plus pertinentes de ces interprétations. Toutefois, le noeud du
problème ne semble pas résider dans un problème
d'interprétations conflictuelles. Freud n'a jamais renoncé
à l'épreuve de ces apories , qui sont pour Derrida la chance de
la pensée 568. Dans cette perspective, Hamlet, comme aporie
de la modernité, est tout sauf [une] impasse accidentelle qu'il
faudrait tenter de forcer selon des modèles théoriques
reçus 569.
Freud ne souhaitait pas ériger l'outil psychanalytique
au rang d'instrument tutélaire pour rendre compte de
l'intelligibilité ultime de l'oeuvre littéraire.
La voie ouverte par Green sur la psychanalyse
d'Hamlet. Il peut
y avoir un noyau psychotique, une forme de folie
privée, au coeur même de la névrose. Ce noyau psychotique
est distinct de la psychose apparente. Cette idée de Green est
éclairante pour comprendre l'ambiguïté du personnage
d'Hamlet. S'il semble relativement facile à saisir, Hamlet demeure
équivoque dans son rapport à l'aliénation mentale.
Plutôt que de parler d'application de la psychanalyse à Hamlet, on
pourrait parler de mise en oeuvre vivante et créative à partir de
ce savoir.
Nous ne pouvons accepter que nos théories soient des
fantasmes. Le mieux est probablement d'accepter qu'elles soient non pas
l'expression de la vérité scientifique, mais une approximation un
analogon de celle-ci. Alors, il n'y a pas de mal à construire un mythe
des origines si nous savons que ce ne peut être qu'un mythe. [...] Je
dirai que notre figure mythique est aujourd'hui Hamlet plutôt
qu'×dipe. 570.
Hamlet est un cas-limite pour Green, il frise la folie mais
aucune distinction précise, qui permettrait de séparer en lui ce
qui relève de la folie de ce qui n'en relève pas, ne peut
être opérée. En ce sens, névrose et psychose ne
s'excluraient pas mutuellement. La défense névrotique a pour
fonction de contrer la psychose.
567. Jacques Derrida, Résistances de la psychanalyse,
Galilée, coll. La philosophie en effet, Paris, 1996, p. 48.
568. ibid., p. 103.
569. ibid.
570. André Green, La folie privée, op. cit.,
p. 101-103.
222
3) Hamlet sans ×dipe : Freud avec Guattari et Deleuze,
la machine Hamlet comme dispositif à l'oeuvre chez Freud.
Incontestablement les découvertes freudiennes, que je
préfère qualifier d'invention, ont enrichi les angles sous
lesquels on peut aujourd'hui aborder la psyché. Aussi n'est-ce nullement
dans un sens péjoratif que je parle ici d'invention! [. . .] les
diverses sectes freudiennes ont sécrété une nouvelle
façon de ressentir et même de produire l'hystérie, la
névrose infantile, la psychose, la conictualité fa-
miliale, la lecture des mythes, etc. » ??.
Notons que le titre grec original de la pièce de
Sophocle est Oidípus túranns », ×dipe le
tyran???.
En quoi ×dipe tyrannise Hamlet et comment une analyse
pertinente de l'inconscient d'Hamlet sans ×dipe pourrait-elle voir le
jour?
Par ailleurs, ne peut-on pas imaginer que la clinique
littéraire de Deleuze puisse se conjuguer avec la clinique
psychanalytique de Freud?
Brecht proposait de changer le code si cela ne fonctionnait
pas. En transformant le codage oedipien en quelque chose d'autre, peut-on
réussir à faire fonctionner Hamlet de manière
davantage pertinente?
Comment cesser d'osciller entre l'issue schizo et l'impasse
oedipienne?
Freud connecte la petite machine »???, le livre
Hamlet de Shakespeare, à la grande machine dominante qu'est la
psychanalyse afin de produire un nouvel agencement : ce sera la machine Hamlet
de Freud.
Deleuze aimait à citer ce passage de Proust :
Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue
étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du
moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous
les contresens qu'on fait sont beaux.» ??.
Il faut rendre justice à la beauté du contresens
freudien fait à propos du beau
livre Hamlet.
Tout comme Deleuze, Freud critiquait fortement la conception
de l'art comme ce qui est censé imposer une forme à une
matière.
Écrire n'est certainement pas imposer une forme
(d'expres-
sion) à une matière vécue. La
littérature est plutôt du côté de l'in-
571. Félix Guattari, Chaosmose, op. cit., p.
23-24.
572. Bernard m. Knox, art. Why is Oedipus called tyrannos? ,
The classical journal, vol.50, number 3 December 1954, p. 97-102.
573. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille
plateaux, op. cit., p. 10 : un livre étant lui-même une
petite machine [...] .
574.
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve,
précédé de Pastiches et mélange et
suivi
de Essais et articles, éd. de P. Clarac,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1971, p. 305.
223
forme, ou de l'inachèvement [...]. Écrire est
une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se
faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue.
C'est un processus, c'est-à-dire un passage de Vie qui traverse le
vivable et le vécu. L'écriture est inséparable du devenir
: en écrivant, on devient-femme, on devient-animal ou
végétal, on devient-molécule jusqu'à
devenir-imperceptible. 575.
Nous l'avons vu, cette vision de la création artistique
se fondait pour Freud sur plusieurs préjugés issus de
l'esthétique du XVIIIème et du
XIXème siècles, encore prisonnière des a
priori hylémorphistes, ce que Guattari et Deleuze constataient
aussi volontiers.
Tout d'abord, la dichotomie fond-forme est visée.
Ensuite, Freud comme Deleuze et Guattari contestaient
l'idée d'une séparation entre affect et représentation.
Enfin, ces auteurs ont également ceci en commun qu'ils
accordent une attention toute particulière à l'effet produit sur
le lecteur-spectateur.
Peut-être convient-il de mettre au jour les
continuités et discontinuités entre Hamlet et la
psychanalyse, plutôt que de chercher à articuler à tout
prix Hamlet et ×dipe.
Contre la méthode d'unification, de synthèse et
de réduction du multiple à un schème identique,
prônée par Lacan, le cheminement pertinent passerait alors par un
intérêt pour la différence et la variation au coeur de la
répétition.
Dans la perspective même qui est celle de Freud mais
dans un vocabulaire deleuzo-guattarien, Hamlet peut être compris
comme un agencement, un composé de percepts, d'affects mais aussi de
concepts. En effet, dans Hamlet et à partir de lui
576, affects, percepts et concepts sont interconnectés en
permanence. Hamlet nous apprend ce que penser, ce qu'avoir une
idée veut dire. La machine Hamlet procède par mobilisation
d'affects, de percepts et de concepts, aussi bien pour Freud que pour tout
être humain un peu sensible à la chose littéraire. Face
à Hamlet, la distinction entre théoricien et artiste, entre homme
de science et homme de lettres, entre philosophe, écrivain et peintre,
devient caduque.
La révolution copernicienne reconnue par Guattari et
Deleuze à Freud n'est pas d'avoir fait prendre conscience au moi qu'il
n'était pas maître dans sa propre maison 577 mais celle qui a
permis la subjectivation du désir.
Le complexe d'×dipe, comme tout complexe, est un certain
type d'agencement mais un agencement dominant, un outil de surveillance, de
contrôle et de normalisation des subjectivités et des signes.
Il y a sans doute une territorialité, une ligne
d'articulation oedipienne dans Hamlet mais elle est loin d'être
la seule ligne qui traverse la pièce. En effet,
575. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p.
11.
576. Voir l'étonnante destinée de la
pièce de Shakespeare dans des domaines aussi variés que la
littérature, la peinture, le cinéma, la médecine, la
psychanalyse, la musique classique, l'opéra.. et même la
variété française!
577. Sigmund Freud, 'Une difficulté de la psychanalyse
(1929), Essais de Psychanalyse appliquée, Idées
Gallimard, 1971.
224
Hamlet est parcouru par des lignes de fuite et des
mouvements de déterritoriali-sation. C'est en ce sens qu'on peut parler
de l'agencement Hamlet, de la machine
hamlétienne impersonnelle, inassignable et
asignifiante.
Il est donc urgent, comme nous l'avons vu, de libérer
l'Hamlet de Freud du carcan oedipien :
Les lois ne doivent être que les bases sur lesquelles
il y a la possibilité de s'épanouir. ???.
Si la loi oedipienne ne permet pas de fonder la
possibilité pour Hamlet d'une émancipation par rapport
à elle, alors c'est bien cette loi qu'il faut remettre en cause et non
l'intégralité du travail entrepris par Freud. Le problème
d'Hamlet est ramené d'emblée à un fondement oedipien mais,
on le constate par la suite, cette loi de l'×dipe est ce qui freine
l'analyse de Freud et le fait tourner en rond. Freud en a bien conscience :
quelque chose lui résiste en Hamlet. C'est d'ailleurs ce qui
transparaît dans la lettre à Pfister lorsque Freud, non sans
humour, se lamente de ne pouvoir arracher à Hamlet des aveux concernant
l'existence chez lui d'un complexe d'×dipe. Pourtant, lorsqu'il fait des
variations à partir d'Hamlet en le citant ou en analysant
d'autres dimensions de la pièce sans la ramener à ×dipe,
Freud nous paraît beaucoup plus convaincant et pertinent.
C'est qu'en effet, un procédé revient
très fréquemment dans les écrits de Freud : celui qui
consiste à citer les vers d'Hamlet, ou ce que nous avons
appelé les variations hamlétiennes de Freud. Il est
intéressant de concevoir la pratique freudienne, qui consiste à
citer Hamlet de manière récurrente tout au long de son
oeuvre à propos de sujets disparates et dans des contextes
épistémologiques distincts, de cette manière :
Citer c'est avant tout ouvrir un texte de l'intérieur
à sa propre nomadisation. C'est en extraire une ligne de désir
qui vient affoler toute position identitaire et toute souveraineté
signifiante par la multiplication illimitée des connexions possibles
à partir de la production en droit tout aussi illimitée de
nouveaux contextes d'énonciation. [...1 faire fonctionner un texte comme
une machine désirante, c'est multiplier à son endroit les modes
opératoires impliqués dans tout acte de lecture :
décontextualiser pour recontextualiser, découper pour
déplacer, extraire pour réagencer dans un contexte inédit
d'utilisation.[...1 La lecture comme pragmatique du désir [...1. C'est
la lecture comme agencement nomadisant dans l'hétérogène
à partir de l'horizon ouvert et disséminant du désir. On
ne reproduit pas en lisant (un texte, un sens, l'intentionnalité d'un
auteur), on produit des différences par son entrée dans un espace
anarchique de circulation du sens à entrées et sorties multiples.
???.
Ainsi Freud ne se place plus dans la position classique du
lecteur, position de surplomb, centrale et totalisante par rapport au sens
dont le livre serait porteur (dans cette perspective, on présumerait
naïvement que ce sens
578. Paul Klee, Cours du Bauhaus - Weimar 1921 -
1922, Éd. des Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg,
2004.
579. Alexandre Zavadil, préface à
Stéphane Vedel, Nos désirs font désordre, Lire
L'Anti-×dipe, L'Harmattan, Paris, 2013, p. 13 et suivantes.
225
accessible au lecteur donnerait la vérité de
l'oeuvre ainsi que celle de son auteur) mais bien plutôt dans une
position de nomadisation .
De même, Freud n'a pas le même rapport à
????t que celui qu'il décrit chez le lecteur-spectateur
névrosé , qui s'identifie, de façon mimétique, aux
passions représentées dans l'oeuvre. Un lecteur nomade comme
Freud est capable de se détacher, en dernière analyse, des
approches herméneutiques ou au contraire passionnelles d'????t, afin de
produire une machine Hamlet, objet d'expérimentation constitué
par son lecteur. Une multiplicité de sens et de mondes de possibles peut
ainsi circuler, sans risque que ces sens ne viennent se scléroser dans
un signifiant précis, univoque, totalisant et réducteur.
Inconsciemment peut-être, Freud parvient à se
décentrer (il ne s'agit plus dans ces moments-là de Freud se
reconnaissant dans Hamlet et dans son auteur, et faisant de l'analyse d'????t
un problème personnel) et à détacher Hamlet d'×dipe
par ce processus même de la citation. Un Hamlet anti-oedipien est alors
rendu possible à même la machine Hamlet usinée par
Freud.
La prise en considération de la totalité des
références à ????t dans l'oeuvre freudienne est importante
car on passe à côté d'une dimension essentielle du rapport
de Freud à ????t si on se focalise sur les textes relevant de
l'interprétation et de la psychanalyse appliquée. La
démarche freudienne d'interprétation d'????t est
synthétisée par Pontalis de manière frappante :
Hamlet qualifié de névrosé
universellement célèbre devrait-il sa
célébrité au fait qu'il est plus actuel, plus moderne que
l'×dipe de la légende? ×dipe, en effet, meurtrier de son
père , époux de sa mère, est mû et contraint par le
destin que personnifie l'oracle. Il obéit à un Fatum, à ce
qui lui est édicté, à ce qui le précède. Il
est agi et, en ce sens, n'est pas l'auteur des actes qu'il commet. Comme a pu
le dire, avec quelque ironie à l'endroit des psychanalystes, Jean-Pierre
Vernant, ×dipe est sans complexe , autrement dit, il n'a pas
d'inconscient. Ce à quoi Starobinski répond : Il n'a pas
d'inconscient parce qu'il est notre inconscient. [. . .1 Hamlet n'est pas
×dipe. Le refoulement collectif est passé par là, le travail
de la civilisation, le ?tr?r???t a fait son oeuvre. Le désir
transgressif de posséder sa mère, celui d'évincer le
père et de le tuer sont toujours actifs, mais ils se dissimulent, ils se
masquent, se travestissent. Hamlet n'est pas aveugle comme ×dipe, mais ses
souhaits infantiles d'inceste et de meurtre restent tapis dans l'ombre. [...1
Hamlet est un héros plus tragique qu'×dipe [...1 car la
tragédie se joue sur sa scène intérieure : la discorde, le
déchirement, l'incohérence, si manifestes dans les propos qu'il
tient sont en lui. Deux forces antagonistes et d'égale puissance se
combattent sans relâche sur cette scène intérieure : agir
ou ne pas agir, venger l'assassinat de son père en devenant à son
tour meurtrier ou mourir soi-même, t ?? r ?t t ??. Il est voué
d'un bout à l'autre, de l'apparition du spectre jusqu'à sa propre
mort, à la souffrance. Hamlet est l'homme de la souffrance. Son acte de
vengeance restera, telle une lettre qui ne parvient pas à son
destinataire, toujours en souffrance . Ernest Jones, lui, en disciple
zélé de Freud, s'est em-
226
ployé, en multipliant les preuves de bien-fondé
de la thèse de son maître, à voir en Hamlet un nouvel
×dipe. Mais, là encore, Sta-robinski trouve la juste formulation :
Le cas Hamlet escorte le paradigme oedipien comme son ombre portée.
» Une ombre portée n'est pas une copie ressemblant à
l'original. L'ombre portée d'un arbre connaît une autre extension,
plus grande, plus incertaine ses frontières sont mal
délimitées que l'arbre qui lui a donné naissance. [...1
Le spectre paternel d'Hamlet, lui, commande à son fils : Ne m'oublie
pas. » Hamlet est aussi une tragédie de la mémoire. Freud
dit, dans une formule un peu abrupte, qu'×dipe Roi est une
tragédie du destin » tandis qu'Hamlet est une
tragédie du caractère ». Le mot caractère »
n'est sans doute pas approprié, car il désigne des traits
immuables, voire innés. [. . .1 Or ce qui caractérise Hamlet,
c'est un conflit non résolu à l'origine de son inhibition. Voyons
en lui un névrosé qui, comme beaucoup d'entre nous, ne se
résout pas à se séparer de ses premiers objets d'amour et
de haine. [...1 Freud a qualifié Hamlet d'hystérique. S'il
fallait le définir, cet indéfinissable, ce serait bien
plutôt un mélancolique, un endeuillé permanent. Mais un
mélancolique d'un genre bien particulier : un mélancolique
fébrile, agité.» 58O.
C'est ce que la postérité a retenu du rapport de
Freud à Hamlet et c'est pourquoi l'idée même d'un
lien entre la psychanalyse et Hamlet suscite autant de
résistances.
Toutefois, nous l'avons vu, Freud ne fait pas que chercher
désespérément à appliquer la psychanalyse à
Hamlet et son approche n'est pas uniquement interprétative,
bien au contraire.
Pour comprendre la machine Hamlet de Freud, il faut tenir
compte du caractère hétérogène des modes
d'entrée et de sortie d'Hamlet dans le corpus freudien. Il est
très étonnant de constater la multiplicité des modes
d'apparition d'Hamlet dans les écrits de Freud : analyse
construite, interprétation, démonstration scientifique, exemple,
citation, etc. Certes, l'Hamlet de Freud est aussi une figure oedipienne mais
il n'est en aucun cas réduit à cela par Freud lui-même.
Hamlet est l'occasion pour Freud de montrer la
richesse de sa pensée ainsi que ses talents d'écrivain et sa
grande sensibilité littéraire. Si l'on peut entrer dans l'oeuvre
de Freud par de multiples ouvertures, par le biais de ces
références à Hamlet, alors on peut dire que la
machine Hamlet de Freud est bien rhizomatique.
Il faut dès lors se méfier des nombreuses
études consacrées à Freud et Shakespeare ou à
Hamlet et la psychanalyse qui tendent de centrer leur analyse sur les quelques
textes (au demeurant peu nombreux, au regard de la totalité des
occurrences à Hamlet dans le corpus freudien) où Freud
tente d'appliquer la psychanalyse à Hamlet : ceci risquerait de
nous faire croire que Freud voulait uniquement surcoder » Hamlet et le
rabattre sur une photo de famille », comme il l'avait fait avec le Petit
Hans, d'après Deleuze et Guattari581. Il ne
580. Jean-Bertrand Pntalis, Avec Shakespeare , Freud avec
les écrivains, op. cit., p. 33-37.
581. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux,
op. cit., p. 22.
227
nous semble pas que Freud ait à tout prix tenu à
ce que le signifiant oedipien prenne le pouvoir sur Hamlet. Nous
pouvons dès lors comprendre la machine Hamlet opérant dans
l'oeuvre freudienne ainsi :
Il y a donc des agencements très différents
cartes-calques,
rhizomes-racines, avec des coefficients de
déterritorialisation va-
riables. 582.
Comment fonctionne la machine Hamlet dans l'oeuvre de
Freud?
La psychanalyse, nous l'avons vu, peut-être
conçue comme une forme particulière de littérature, en ce
qu'elle se donne à lire comme une succession de récits, qu'il
s'agisse de la narration par Freud des cas rencontrés dans sa pratique
thérapeutique ou de la mise en paroles dynamique des maux de l'analysant
sous l'impulsion de l'analyste durant la séance.
Sa fonction thérapeutique même peut
découler de son aspect littéraire. En effet, la psychanalyse
comme cure est le traitement de la souffrance psychique à travers la
narrativité et la communication de ce qui, auparavant, ne trouvait
à s'exprimer que sur le mode d'un mal diffus et de symptômes. Le
rôle des mots dans la cure et l'importance octroyée à la
forme donnée à ces éléments de langage par le
patient, sont mis en évidence par Freud qui, d'ailleurs, ne cesse de
répéter que le matériau principal sur lequel se base la
psychanalyse, comme mouvement dialectique entre expérience clinique de
la cure et élaboration théorique, trouve une désignation
adéquate dans ces vers d'Hamlet que Freud sollicite à
plusieurs reprises : words, words, words .
Notons, par ailleurs, au sujet de ces vers, que Freud met en
évidence l'aparté de Polonius dans cette scène (II, 2). En
effet, Polonius s'étonne que les paroles d'Hamlet, bien qu'en apparence
dénuées de sens, soient porteuses d'une signification, d'une
vérité sans doute plus saisissante que n'importe quelle
vérité ordinaire ou même savante :
How pregnant sometimes his replies are! a happiness that
often madness hits on, which reason and sanity could not so prosperously be
delivered of. 583
Plutôt que de traduire pregnant par grosses
de sens , on pourrait le traduire par fécondes ou riches . Cela
éviterait la connotation malheureuse de signifiant que le terme sens a
pour nous aujourd'hui et tout particulièrement dans ce contexte. On
pourrait alors comprendre cette fécondité du discours fou
d'Hamlet en termes d'intensités, de signes asignifiants, de forces, de
ux. Toutefois, Polonius se trompe sur le contenu latent des jeux de mots et du
discours volontairement énigmatique d'Hamlet. Il y voit les traces d'un
amour fou pour sa fille Ophélie alors qu'il s'agit en
réalité de ce que le bon sens de la mère d'Hamlet a
formulé en réaction aux élucubrations de ce vieux bavard
de Polonius si tourné en ridicule par Freud :
I doubt it is no other but the main;
582. op. cit., p. 23.
583. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 204-207 :
Comme ses répliques sont parfois grosses de sens! Un
bonheur d'expression que souvent trouve la folie, et dont la saine raison ne
pourrait accoucher avec autant de prospérité. .
228
His father's death, and our o'erhasty marriage.
584.
Cette idée d'une fécondité
inhérente aux apparentes inepties d'Hamlet renvoie Freud aux paroles de
l'analysant dans la cure analytique, paroles qui peuvent sembler
stériles à l'analysant lui-même mais qui sont en
réalité marquées par le sceau des désirs
inconscients que l'analyste est chargé de mettre au jour. Polonius (tout
comme par la suite les deux courtisans Guildenstern et Rosencrantz), en
piètre psychanalyste improvisé ( sauvage ), renforce les
défenses d'Hamlet, incapable de contribuer à faire se
dévoiler Hamlet, en le libérant de ce qui l'inhibe. Il est de ce
fait un contre-exemple de technique psychanalytique. Ceci renvoie
également à l'histoire du mouvement psychanalytique, dans
laquelle la découverte des bénéfices de la talking
cure apparaît comme un des premiers éléments
distinctifs de la spécificité de la thérapie analytique
par rapport aux autres formes de traitement des maladies psychiques.
Hamlet, contrairement à ×dipe
roi, n'obéit pas une logique du sens, de la cohérence mais
à une logique de la sensation, des signes. Les sens sont multiples et
parcellaires dans Hamlet, ce qui tranche fortement avec la
plénitude symbolique du sens dans ×dipe roi.
Hamlet se dérobe à nous par son caractère
multiple, par les agencements qu'il fait fonctionner (d'où sans doute le
fait que la pièce a été suspectée d'être un
réagencement d'éléments disparates, ce qui expliquerait le
manque de cohérence globale et le supposé rendu brouillon du
drame shakespearien), par les
éléments de ruptures a-signifiantes qui le
traversent.
Freud et Deleuze font un même usage de l'art comme image de
la pensée.
Interpréter est une entreprise par essence
réductrice dans la mesure où il s'agit de remonter à du
déjà connu et donc de se couper de toute possibilité de
production nouvelle. Avoir un sens ne signifie pas seulement avoir une
signification, un sens asignifiant est possible dès lors qu'il y a
entrée en résonance de ce
sens avec du réel.
Il est désormais possible d'entrer dans Hamlet
par le milieu, d'où la pertinence des réécritures (Bene,
Laforgue, Müller, Koltès) et des déprésenta-tions
(filmiques et scéniques) d'Hamlet qui réagencement les
éléments par rapport à l'agencement shakespearien initial,
soutirant ainsi une petite différence à la
répétition : par exemple, le suicide d'Ophélie comme
élément déclencheur qui n'a rien à voir avec des
complexes liés au noyau familial.
Rappelons qu'Hamlet fait, mais n'agit pas. Il est agi par
Ophélie. L'événement tragique qu'est le suicide
d'Ophélie lui dicte la conduite à tenir, là où son
comportement et ses discours étaient, c'est le moins que l'on puisse
dire, incohérents voire aberrants jusque là. Les
événements précédents (mort du père,
remariage hâtif de la mère, découverte par Hamlet du crime
de l'oncle sur son père, assassinat de Polonius puis de ses anciens amis
courtisans, réa-
584. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 56-57 :
Rien d'autre, je le crains, que l'essentiel,
La mort de son père et notre mariage trop
précipité. .
229
lisation par Hamlet de la duplicité de ses proches, de
la volonté qu'a son oncle de l'envoyer à la mort, de la nature
charnelle de sa mère, etc.), pourtant liés directement ou
indirectement avec des déterminations familiales et pouvant dès
lors être reconnectés sur de l'×dipe, n'avaient pas suffi
à déclencher chez Hamlet le désir de faire quelque chose
pour régler la situation.
Contre la réduction de la psychanalyse à une
discipline herméneutique supposée être un moyen de faire
surgir la vérité unique et individuelle, la psychanalyse peut
être conçue comme une entreprise d'émancipation, de
libération par rapport aux contraintes intérieures et
extérieures.
Écrire pour Deleuze, c'est libérer la vie de
partout où elle est emprison-
née 585.
Les hypothèses de l'esthétique kantienne
concernant le caractère désintéressé de
l'expérience esthétique et l'idée d'une autonomie de l'art
ne sont plus d'actualité. Freud a bien pris acte de cette rupture par
rapport à l'esthétique XVIII-XIXèmes
siècle.
Par sa conception de l'art, Heidegger nous a enseigné
que la vérité était distincte de la scientificité
et qu'elle pouvait siéger dans l'oeuvre d'art même.
Rendre justice à Freud passe par le fait de
reconnaître qu'il n'a jamais été réductionniste ni
scientiste. La vérité propre à l'art réside dans sa
fonction de révélation, d'exagération, de grossissement du
réel et non dans sa dimension de signification, de
représentation, de dénotation, de référentiel. Il y
a quelque chose dans la littérature de plus profond, de l'ordre de
l'insondable, de l'ineffable, d'une vérité métaphysique
sur l'être qui n'a rien à voir avec le discours scienti-
fique, rationnel.
Il devient urgent, nous insistons, de désoedipianiser
Hamlet, voire de désham-létiser Hamlet. Dans
Hamlet, il n'y a pas expression de significations, mais circulation de
complexes d'agencements, de connexions entre personnages et objets (fleurs,
eau, crâne, épée, etc.), production de productions,
machines de machines, etc.
Si Freud rappelle si souvent les mots d'Hamlet à
Horatio ( There are more things... ) et si Deleuze prônait la
nécessité de sortir de la philosophie par la philosophie, c'est
que les limites inhérentes à toute sagesse d'école
imposent un retour au réel, au concret, au bouillonnement du réel
et du désir. Il ne s'agit en aucun de mettre au jour dans Hamlet
la vérité d'un sujet personnel dont le sens nous serait
voilé par le déroulement du drame, mais de repérer une
pluralité de vérités cosmiques.
La vérité d'Hamlet n'est pas dans un
schéma de type papa-maman mais dans Ophélie car avec elle,
ça fonctionne, ça marche, ça machine tandis qu'avec
Hamlet, quelque chose bloque, les voies de circulations des flux sont
obstruées. Ce qui fait barrage, c'est justement l'×dipe dont Freud
affuble Hamlet, et à juste titre car si on s'en tient au personnage
d'Hamlet, on trouve effectivement des déterminations oedipiennes, mais
avec l'introduction d'Ophélie, comme éclairage de la
complexité hamlétienne, circulant en-deçà de son
appa-
585. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p.
14.
230
rente labilité à se laisser couler dans le
schéma oedipien, on sort des sillons et des chemins déjà
tracés par le déterminisme oedipien, on délire
littéralement.
C'est seulement ainsi que l'on peut comprendre la
libération des machines désirantes en-deçà et
au-delà de leur récupération dans la grande machine
psychanalytique. Retrouver l'élément de délire,
c'est-à-dire cartographier les lignes de fuite où le désir
peut librement circuler dans la pièce de Shakespeare, est la voie royale
vers l'inconscient machinique.
Dans Hamlet, il y a bien ×dipe et Hamlet qui se
donnent en représentation à la psychanalyse, mais il y a aussi
Ophélie qui parvient à désoedipianiser et de
surcroît à déshamlétiser Hamlet au cours de la
pièce, et dont la mort est déprésentée. Le
délire feint d'Hamlet comporte des limites évidentes.
N'étant que machine de prestidigitation et non véritable
manifestation d'un inconscient machinique, la folie feinte d'Hamlet,
symptôme de sa névrose obsessionnelle et donc machine à
fantasmes, l'amène à multiplier les insinuations afin de tenter
de faire éclore la vérité des autres personnages, en
vain.
La raison pour laquelle ça ne fonctionne pas, ça
ne machine pas dans le délire d'Hamlet en est qu'il s'agit d'un faux
délire, qui au lieu de permettre une sortie hors des chemins
balisés, impose un retour à papa-maman. Au contraire, avec le
véritable délire d'Ophélie, ça fonctionne,
ça machine. La vérité des autres parvient à
éclore à travers le délire-monde d'Ophélie, ceci
est d'ailleurs corroboré par les vers de Gertrude dans cette
scène. Seul le délire psychotique est porteur d'une
vérité plus profonde, inaudible, a-signifiante et frappante
à laquelle n'accède pas le névrosé. L'étude
systématique de Jones laisse peu d'espace pour le développement
de la pensée. Elle renvoie davantage à une forme de
sclérose et de renfermement des possibles. Elle est en quelque sorte la
bêtise selon Deleuze. Freud ne franchira jamais ce pas avec
Hamlet, c'est sans doute pourquoi ses intuitions demeureront dignes
d'intérêt tandis que la longue étude de Jones sera
passée aux oubliettes.
Il y a un véritable dialogue présent en
filigrane dans le corpus freudien entre Hamlet et le fondateur de la
psychanalyse. Hamlet dirait la vérité de Freud, une
vérité cosmique, infra- et supra-individuelle, a-personnelle (sur
une psyché collective et non un inconscient personnel). La
vérité d'Hamlet est dans la puissance désirante,
irréductible à une quelconque pulsion de mort, qu'elle met en
oeuvre et dans le désir comme excès, et non comme manque.
La littérature, comme le désir, est toujours en
excès, en surplus. Il est souhaitable de penser Freud avec Deleuze et
Guattari, et Deleuze et Guattari avec Freud.
Il faut laisser la philosophie être
inquiétée par la démarche psychanalytique. Une critique de
la raison psychanalytique ne serait pas souhaitable. Ceci consisterait à
rester dans le fondationnel alors que philosophie et psychanalyse pourraient
être tenues ensemble. La question transcendantale, celle de droit, de la
légitimité n'est justement pas légitime, contrairement
à la question fondamentale du sujet du désir. Deleuze, Guattari
et Foucault sont reconnaissants envers Freud car il a permis justement cette
subjectivation du désir et la compréhension du désir en
termes de flux quantifiables et de forces dynamiques.
Les questions de droit en psychanalyse sont parfois des
leurres. La dimension symptomatique peut être gardée dès
lors qu'il ne s'agit plus de demander : à quel signifiant cela
renvoie-t-il? Qu'est-ce que ça veut dire? ni De quel
231
droit la psychanalyse viole-t-elle la sacro-sainte oeuvre
d'art? mais de se demander Selon quel désir ce passage d'Hamlet
peut-il être compris? Sous quelles conditions réelles et
matérielles de désir...?.
Il y a toujours une dimension d'arbitraire dans le choix de
telle voie d'approche plutôt qu'une autre, dès lors qu'on n'entend
pas dépasser le plan du délire-désir (rappelons que le
délire pour Deleuze est aussi le propre de la psychanalyse, ce qu'il ne
dit pas nécessairement en un sens péjoratif car le délire
est quelque chose de positif et de productif), mais cela ne veut pas dire qu'on
suit une voie erratique ou hasardeuse. Cela fait sens mais pas en tant que
signification ni en tant que rapport de signifiant à signifié.
Ce qui fait sens c'est l'irruption de la différence, du
nouveau dans ce qui nous apparaissait comme déjà-donné. Le
déjà-là du drame de Shakespeare ne prend sens que par
l'appropriation délirante-désirante que nous en faisons. La
neutralité et le désintéressement ne sont pas
souhaitables. Il faut préserver cette marge de contingence dans la
lecture des textes. Dès lors qu'on érige une certaine lecture en
méthode universellement applicable et déterminable, on
régresse vers une forme de déterminisme, là où la
méthode de lecture devrait être libération,
émancipation du complexe d'agencements lecteur auteur texte
person-
nages histoire.
Avec l'approche herméneutique de la psychanalyse, il
s'agit de s'intéresser à la dimension d'au-delà, à
la recherche du sens. Il s'agit de comprendre.
Le sens, défini comme signification, direction et
ordre, n'est pas l'enjeu. Ramener tout au sexuel n'est pas
herméneutique, ça n'a pas de sens car c'est de l'ordre de
l'énergétique, de l'économie libidinale et de la dynamique
pulsionnelle (deux dimensions de la métapsychologie qui seraient
gardées par Deleuze et
Guattari, contrairement à la dimension topique).
L'oeuvre de Freud répond à la définition
d'une oeuvre inaugurale. Freud introduit quelque chose d'absolument nouveau et
qui changera définitivement les modes de problématisation
philosophiques, littéraires et psychologiques. La psychanalyse ne se
contente pas de construire et de reconstruire, elle déconstruit
également beaucoup de ce qui l'a
précédée.
L'art, la littérature, la philosophie, la psychanalyse
sont des formes de pensée, d'où l'ambiguïté qui
résulte de toute pensée : elle peut être libératrice
comme elle peut être aliénante, répressive, elle peut
permettre de sortir des sillons, de se déterritorialiser mais elle peut
inversement renvoyer au carcan et au codage, re-territorialiser.
Freud produit de la détéritorrialisation, il
déconstruit mais pour réintroduire du territoire à
même ce qui lui avait ouvert des perspectives inédites, à
savoir ×dipe roi et Hamlet, pour reconstruire quelque
chose à partir du matériau littéraire, quelque chose qu'il
érigera par la suite en machine interprétative, machine
délirante, machine paranoïaque : la machine Hamlet, elle-même
dépendante du codage oedipien.
Ophélie est supérieure à Hamlet comme
personnage conceptuel adjuvant à la schizo-analyse car, pourrait-on
dire, elle ne peint pas l'être mais le passage , contrairement
à Hamlet qui défie quiconque de le dépeindre
232
avec exactitude ( denote me truly ), d'extraire l'être
derrière son paraître.
Comme chez Freud, l'oeuvre d'art est pour Deleuze et Guattari
moyen en vue d'une libération et non fin en soi. Ce que l'oeuvre
littéraire libère de sens est un sens inédit, nouveau mais
qui, par essence, est fuyant, se dérobe sans cesse.
Le théâtre shakespearien n'est pas un miroir
où viendraient se refléter nos désirs conscients et
inconscients, comme le voudraient Hamlet et Freud, il ne renvoie pas une image
du monde, de même qu'il n'est pas le réceptacle d'un sens
caché qu'il conviendrait de retrouver.
La machine Hamlet est un agencement avec le dehors, avec le
réel. Minorer Hamlet, produire un Hamlet de moins , comme l'a
dit et fait Carmelo Bene, c'est soustraire d'Hamlet tout ce qui
renverrait à un éventuel sens secret, c'est minorer les
significations. Freud, au contraire, élève Hamlet au
majeur, il l'éternise, le normalise, et écrase tous les flux de
devenirs qui traversent pourtant la
pièce de Shakespeare.
Il ne s'agit, ni chez Freud, ni chez Carmelo Bene,
d'interprétations d'Hamlet, mais d'expérimentations, de
productions de quelque chose de nouveau à partir d'Hamlet, de
variations à partir d'un thème initial, d'introduction de
différences
par la répétition.
Hamlet, comme toute grande oeuvre littéraire,
sert bien à quelque chose. Il opère comme rouage d'un agencement
libérateur et non comme partie d'une argumentation ou comme exemple
justificatif, preuve à l'appui d'une théorie. C'est en ce
qu'Hamlet a libéré la pensée freudienne de sa
rigidité scientifique et objectiviste qu'il est fondamentalement utile
à la psychanalyse.
Dans un livre, il n'y a rien à comprendre mais beaucoup
à se
servir. Rien à interpréter, ni à
signifier, mais beaucoup à expérimen- ter. Le livre doit faire
machine avec quelque chose, il doit être un pe-
tit outil sur un dehors. 586.
Hamlet n'exprime, ne représente, ne signifie
rien. Il fonctionne comme concept dans l'oeuvre de Freud. Il est l'objet d'une
expérimentation psychanalytique et non sujet d'une
interprétation. L'inauguration d'un laboratoire conceptuel inédit
à partir d'Hamlet tient au fait que le fondateur de la
psychanalyse fait apparaître un sens dans Hamlet qui ne
préexistait pas à son expérimentation par Freud. La
machine conceptuelle Hamlet est en ce sens autopoëtique .
L'expérimentation freudienne de la machine Hamlet ne renvoie pas
à autre chose qu'à elle-même, elle ne délivre pas la
signification profonde de l'oeuvre de Shakespeare. Le Hamlet de Freud
et le Hamlet de Shakespeare possèdent cha-
cun leur autonomie, l'un ne reflète pas l'autre.
Aucune libération ne peut être entreprise sans
carcan, sans contraintes, d'où le recours de Freud au codage oedipien.
Afin de pouvoir libérer Hamlet, de pouvoir le
déterritorialiser, le désoedipianiser et en dernière
instance le désham-létiser, il faut au préalable
délimiter les puissances de territorialisation qui le
586. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Rhizome.
233
ramènent aux déterminations oedipiennes. Il faut
donc examiner l'expérimentation que fait Freud d'Hamlet, car
c'est elle qui rend possible la création de nouveaux agencements, la
possibilité de l'émergence de quelque chose de résolument
nouveau, d'une multiplicité d' Hamlet de moins » et d'
Anti-Hamlet».
Peut-on imaginer une autre ligne de fuite que celle qui
aboutit dans Hamlet à la dissolution de tous les personnages
principaux en corps sans organes? La valorisation de l'anorganique et de
l'asignifiant entre apparemment en contradiction avec la position vitaliste de
Deleuze. En réalité, les lignes de fuite dans Hamlet ne
débouchent pas en dernière instance sur la mort mais sur une
certaine sérénité : the rest is silence », les
relations entre la Norvège et le Danemark sont en voie de pacification
grâce à la sagesse du sceptique Horatio et tout ce qui
menaçait le calme de la nature et du monde n'est plus en état de
nuire.
Pour Deleuze et Guattari, il n'y a pas une
réalité psychique qui serait distincte du réel
matériel. La machine produit sans modèle qui guiderait cette
production.
Avec Ophélie, bien plus qu'avec Hamlet dont le
personnage semble déjà constitué et dont les
préoccupations n'évolueront que peu, on assiste réellement
à la constitution d'un personnage sur la scène elle-même
».
Hamlet n'est pas qu'un moment, une passade dans
l'oeuvre et la vie de Freud si bien qu'on ne peut pas situer quelque chose
comme un moment Hamlet » qui correspondrait aux premières
tendances dites interprétatives (les grandes tentatives
herméneutiques d'extraction d'un sens des mythes et des grandes oeuvres
littéraires) de la psychanalyse, moment qui prendrait fin à
mesure que la psychanalyse s'écarterait de la voie purement
herméneutique. Même si de nombreuses références de
Freud à Hamlet dans les écrits de maturité et
dans les derniers écrits laissent penser que l'oeuvre de Shakespeare
n'est désormais qu'une occasion pour Freud d'orner son écriture,
préservant par là même toute la beauté et le
mystère des vers du poètes, tel n'est pas le cas.
Que ce soit dans sa correspondance, lors de séminaires
restreints dont on trouve péniblement quelques traces ou encore dans des
écrits techniques ou testamentaires, tout laisse à penser que
Freud n'a jamais complètement abandonné ses intuitions initiales,
malgré les fortes résistances rencontrées. Il a simplement
tenu à réserver l'avancée de ses recherches et de ses
conclusions sur Hamlet à un public davantage initié,
laissant au profane » le temps de s'accoutumer au choc
éprouvé à la prise de connaissance de la théorie
oedipienne. Si l'on admet que la psychanalyse n'a jamais été en
premier lieu pure méthode d'interprétation et d'extraction du
signifié derrière le signifiant, alors on peut redonner
cohérence à la voie d'approche menée par Freud concernant
Hamlet : il s'agit d'une libération de flux inconscients
à l'oeuvre dans la pièce de Shakespeare, à des fins de
libération du propre inconscient de Freud et sensée servir de
modèle pour la cure analytique, dont le but est la libération par
rapport aux contraintes.
Legs, légation, délégation, diérance
de transfert : l'analyste [...] n'a pas besoin d'être là »
en personne. » 587.
587. Jacques Derrida, La carte postale, Spéculer
- sur Freud , op. cit., p. 442-443.
234
Et si l'analyste de Freud-analysant-analysé
était en dernière instance Shakespeare, ou plutôt sa
création littéraire, cet Hamlet que Freud s'approprie par
l'usage du possessif nôtre ?
La frontière est infime entre les passages où
Freud-écrivain prête sa plume aux poètes et les passages
où Freud-scientifique se livre à des spéculations.
Que se passe-t-il dans le déchiffrement
psychanalytique d'un texte quand celui-ci, le déchiffré,
s'explique déjà lui-même? Quand il en dit plus long que le
déchiffrant (dette plus d'une fois reconnue par Freud) ? Et surtout
quand il inscrit de surcroît en lui la scène et dérive le
procès analytique, jusque dans son dernier mot, par exemple la
vérité? [...1 Qu'est-ce qui se passe [...1 quand [...1 une
fiction littéraire [...1 met la vérité en scène?
588.
C'est dans le texte littéraire que Freud croit
reconnaître ses propres théories comme s'il y avait
antériorité de la théorie freudienne (inconsciemment et
anachroniquement : sorte de plagiat par anticipation , comme dirait Pierre
Bayard) dans l'esprit de l'écrivain et que le texte n'était que
l'occasion de l'expression de cette théorie.
Freud n'imagine pas plaquer sa théorie de
l'extérieur sur le texte ni extrapoler à partir du texte. Ce
serait le texte lui-même qui ferait signe vers
l'intériorité inconsciente de l'auteur comme des personnages et
non Freud qui utiliserait le texte comme une illustration de sa propre
doctrine. Si le texte vient confirmer les intuitions de Freud, c'est qu'il
semble inconcevable qu'il ait pu émerger sans cette même doctrine.
Le texte apparaît alors comme une émanation de l'incons-
cient de son auteur.
Au lieu de recourir au mythe de l'intériorité et
à la figure de l'Auteur, ne pourrait-on pas postuler que le texte ferait
plutôt signe vers son propre dehors, vers la pointe de sa
déterritorialisation, vers quelque chose comme une exagération du
réel? C'est ce type même de pistes que nous avons ici
tentées d'ouvrir au sujet d'Hamlet.
588. ibid.
235
Conclusion
236
Avec la répétition du thème
hamlétien, Freud poursuit le travail thérapeutique entrepris dans
son auto-analyse en faisant un réel travail de remémoration, qui
va bien au-delà de la démarche consistant à se ressouvenir
de traumatismes infantiles, réels ou fantasmés, vécus dans
le passé. À partir de cette hypothèse de la
présence d'un inconscient machinique (qui dépasse l'inconscient
familial, personnel et oedipien) à l'oeuvre dans la compulsion de
répétition freudienne d'Hamlet, on peut tracer des
cartographies schizo-analytiques.
Freud s'est contenté de ramener Hamlet
à la névrose et à l'×dipe. Ce faisant, il a
enclenché la machine infernale qu'est Hamlet, même si la
façon dont il l'a faite fonctionner nous semble aujourd'hui lacunaire
à bien des égards.
Etre juste avec Freud , c'est aussi reconnaître cette
capacité qu'il a eu de créer un certain concept d'Hamlet et de le
faire fonctionner comme une machine dans le champ psychanalytique, alors que la
pièce de Shakespeare était l'apanage des érudits et des
critiques littéraires. Freud a réussi à faire fuir
Hamlet hors de son domaine initial en le faisant passer du champ
littéraire au champ scientifique, à déterritorialiser
Hamlet, de sorte que désormais l'intérêt pour
Hamlet transcende les cloisonnements entre les champs
littéraires, scientifiques, philosophiques, picturaux,
cinématographiques, etc.
La psychanalyse pourrait être conçue comme
puissance de production de signes, plutôt que comme une machine
oppressive d'interprétation des signifiants.
Parallèlement, la littérature opère comme
une machine à produire des concepts-clés pour la psychanalyse.
C'est en ce sens qu'on a parlé d'une machine Hamlet à l'oeuvre
chez Freud. Shakespeare a exercé une influence formatrice sur Freud sur
le développement de la psychanalyse. Les pièces de Shakespeare
aidaient Freud à comprendre des problèmes complexes de sa propre
vie (échec, mort), mais également à élargir les
conclusions ainsi obtenues aux cas qu'il étudiait, puis au psychisme
humain en général. Les références à
Shakespeare abondent dans la correspondance de Freud mais aussi dans ses
oeuvres scientifiques officielles. L'impact de Shakespeare sur Freud est
à la fois personnel et professionnel. Hamlet est exemplaire de
cet attachement de Freud à Shakespeare pour des raisons subjectives et
objectives, privées et scientifiques.
Hamlet fait partie de ces matériaux bruts dans
lesquels Freud puise pour construire la psychanalyse. La relation
intertextuelle entre Freud et Shakespeare est repérable sous plusieurs
formes : l'interprétation, la citation et l'allusion. Certaines
allusions à Hamlet paraissent tellement ancrées dans la
langue freudienne et dans son esprit qu'on pourrait penser que Freud ne s'en
rendait pas compte et en oubliait qu'il ne s'agissait plus de ses propres mots,
la limite entre sa parole et celle de Shakespeare devenant si poreuse et
infime.
La machine Hamlet peut être conçue comme une
propédeutique à la métapsychologie et à
l'épistémologie psychanalytiques. Par ses effets et par son
fonctionnement, la machine Hamlet rend visible 589 aux yeux de Freud
ce qu'×dipe répugnait à voir et ce pour quoi il finit par se
rendre lui-même littéralement aveugle. La machine Hamlet est
à l'origine de la production, de la création freudienne du
complexe nucléaire des névroses et cette invention doit
être appréhendée pour ce qu'elle s'est finalement
avérée être, à savoir une nouvelle
589. Klee disait bien l'art ne reproduit pas le visible, il rend
visible .
237
création ou production littéraires, une
idée au sens deleuzien, idée à mi-chemin entre le percept
esthétique et le concept philosophique, bien plus qu'une
découverte scientifique majeure.
Hamlet apprend à Freud ce que penser veut
dire.
Hamlet comme grande santé de
Freud.
La littérature est une santé. [...1 Toute
oeuvre est un voyage, un trajet, mais qui ne parcourt tel ou tel chemin
extérieur qu'en vertu des chemins et trajectoires intérieurs qui
la composent [...1. On n'écrit pas avec ses névroses. La
névrose, la psychose ne sont pas des passages de vie, mais des
états dans lesquels on tombe quand le processus est interrompu,
empêché, colmaté. [...1. Aussi l'écrivain comme tel
n'est-il pas malade, mais plutôt médecin, médecin de
soi-même et du monde. [...1 La littérature apparaît alors
comme une entreprise de santé [...1 On n'écrit pas avec ses
souvenirs. [.. .1 La littérature est délire, mais le
délire n'est pas affaire du père-mère : il n'y a pas de
délire qui ne passe par les peuples, les races et les tribus, et ne
hante l'histoire universelle. Tout délire est historico-mondial. [...1
But ultime de la littérature, dégager dans le délire cette
création d'une santé, ou cette invention d'un peuple,
c'est-à-dire une possibilité de vie. [...1 Ces visions ne sont
pas des fantasmes, mais de véritables Idées que l'écrivain
voit et entend dans les interstices du langage, dans les écarts de
langage.» 590.
L'écrivain, à travers son oeuvre, se fait
médecin de son lecteur. Hamlet analysera Freud, dans le sens d'une
déliaison, il le libérera et le soignera. C'est ainsi que
s'explique le transfert que Freud fait sur Hamlet, comme s'il s'agissait de son
propre analyste : le transfert que Freud fait sur Hamlet entraîne une
réédition inconsciente de tendances, attitudes, fantasmes,
sentiments que le patient [Freud1 nourrit ou nourrissait à
l'égard d'une personne et qui dans la cure prennent le médecin
[Hamlet1 pour objet » 591.
Hamlet est la grande santé de Freud. Il est ce qui
l'empêche de céder définitivement à la tentation de
réduire la chose littéraire au symptôme névrotique.
Il est ce qui résistera toujours, du moins en partie, à la
machine psychanalytique, même si cette dernière cherchera toujours
à le reterritorialiser, à le re-oedipianiser. D'après
Deleuze, dans Critique et Clinique, le délire en
littérature est santé, contrairement au délire clinique
qui est délétère dans la mesure où les
mots ne peuvent plus déboucher sur rien.
L'inconscient machinique à l'oeuvre dans cette relation
entre Freud et Hamlet s'ouvrirait sur l'actualité à la
fois de la recherche psychanalytique et de la pièce de Shakespeare et
sur l'appréhension future de celles-ci. En effet, Hamlet, à la
fois en tant que figure fictive, concept, texte littéraire, pièce
de théâtre et matérialisation de l'imaginaire et de
l'inconscient de Shakespeare, a accompagné la psychanalyse dans son
développement. Freud n'a cessé de vouloir relier Hamlet à
l'actualité de ses recherches et inversement, les critiques
littéraires se
590. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p.
9-13.
591. Claire Pagès, art. cit.
238
sont sentis contraints de considérer les
hypothèses psychanalytiques sur Hamlet en particulier et sur la
chose littéraire en général.
De même, Hamlet a ouvert des perspectives nouvelles
à la psychanalyse, non seulement freudienne mais aussi lacanienne (son
influence n'a d'ailleurs pas cessé, Hamlet ayant intéressé
à leur tour notamment André Green, Henriette Michaud et
Élisabeth Roudinesco). Il a constamment inspiré Freud et Lacan
tout au long de leurs oeuvres et la mobilisation d'Hamlet
n'était jamais pure répétition des mêmes
conclusions car toujours quelque chose de nouveau venait s'ajouter à
l'analyse, telle une différence dans la répétition, une
variation à partir de ce qui s'affichait au préalable comme
l'invariant oedipien.
Inversement, la psychanalyse a ouvert des portes à la
critique littéraire d'Hamlet à tel point que nul
spécialiste n'est censé ignorer les hypothèses faites par
Freud sur Hamlet lorsqu'il entend aborder la tragédie
shakespearienne. C'est ainsi que bon nombre de shakespearologues et
d'érudits s'entendent pour tenir compte de l'importance de
l'interprétation freudienne d'Hamlet dans leurs commentaires de
l'oeuvre, même s'ils n'y adhèrent pas le moins du monde. La
plupart des éditions critiques (anglo-saxonnes et françaises) du
texte de Shakespeare contiennent au moins un développement sur
l'approche psychanalytique qui en a été faite. Celle de Freud est
généralement retenue. Les développements de Jones dans
Hamlet et ×dipe ainsi que les séminaires de Lacan sur
Hamlet sont bien moins souvent référencés.
C'est dès lors tout naturellement que cette hantise
exercée par Hamlet sur Freud est bénéfique à ce
dernier. La machine hamlétienne fonctionne dans l'oeuvre freudienne de
telle sorte qu'il s'agit d' un type de hantise qui, tout en se tramant dans le
dos et à l'insu du sujet, peut lui être favorable
592.
Cette hantise touchant à quelque chose de l'ordre d'un
inconscient a-subjectif et a-signifiant, la machine Hamlet est opérante
à un niveau qui dépasse l'inconscient personnel du fondateur de
la psychanalyse et l'inconscient de l'individu privé. La façon
dont fonctionne la machine Hamlet dans l'oeuvre de Freud est
irréductible à une simple répétition des
hypothèses freudiennes sur le complexe d'×dipe d'Hamlet.
Certes, pour Freud, il s'agissait bien de cela :
démontrer que la psychanalyse était parvenue à
résoudre le mystère d'Hamlet par le complexe oedipien. Toutefois,
de manière effective, la machine Hamlet fonctionne tout autrement. Il ne
s'agit pas d'une machine théâtrale, d'une machine à
fantasmes oedipiens ou à illusions métaphysiques mais d'une
machine qui produit des effets réels, en tout premier lieu sur la vie,
sur la pratique et sur la théorie freudiennes. C'est pourquoi les
relations entre Hamlet et Freud ne peuvent en aucun cas se
résumer à dire que Freud a vu en Hamlet les rejetons de
l'×dipe, même s'il s'agit aussi de cela. Le rapport de Freud
à Hamlet est beaucoup plus complexe.
Derrière la démarche freudienne, il n'y a pas
que la volonté de maîtriser ce qui tente toujours de fuir, il n'y
a pas que l'apparente rigueur dogmatique avec laquelle il entend couler Hamlet
dans le moule oedipien en le surcodant, en le surdéterminant, en le
surinterprétant. Il y a la machine Hamlet, machine réelle qui
fonctionne dans l'oeuvre de Freud en ponctuant ses grandes découvertes
de citations toujours appropriées, en créant une
atmosphère toute hamlétienne dans certains passages (même
très techniques et scientifiques), en redonnant
592. Claire Pagès, art. cit.
239
son acuité et son caractère saisissant à
des hypothèses déjà vieillissantes mais surtout en
fournissant l'impulsion nécessaire à la création, au
développement et au peaufinage des concepts analytiques centraux
(complexe d'×dipe, névrose obsessionnelle, hystérie, deuil
et mélancolie, résistance, refoulement, etc.).
Le plaisir que nous tirons de la répétition que
fait Freud du thème hamlétien tient à sa nouveauté
et au renouvellement opéré par rapport au matériau
initial. Le plaisir que nous éprouvons à lire Freud
lui-même parlant d'Hamlet nous révèle certainement
plus que ce que Freud tente d'expliquer sur l'effet produit par Hamlet
sur le spectateur et la nécessité que ce dernier soit
névrosé pour être touché par le drame
shakespearien.
Pour parodier ces vers d'Hamlet que Freud aimait à
citer : il y a plus de choses dans Hamlet et dans l'appréhension
freudienne d'Hamlet que n'en peut rêver la sagesse d'école
psychanalytique.
Freud n'aurait sans doute pas eu idée de tous les
développements qui seraient entrepris par la suite uniquement à
partir d'une lettre issue d'une correspondance privée avec un ami et
d'une note de bas de page à L'Interprétation du
rêve.
Par la répétition du thème
hamlétien, Freud assure à son psychisme une certaine
maîtrise de ce qui arrive dans Hamlet au lieu de subir
passivement la narration de l'enchaînement inéluctable des
scènes jusqu'au drame final. C'est en ce sens que la maîtrise
d'Hamlet recherchée par Freud est liée à la
satisfaction du principe de plaisir, dès lors qu'elle est un moyen de
contrôle des excitations que Freud semble se refuser de ressentir
à la lecture de l'÷uvre de Shakespeare. Freud l'a soutenu et Jones
est venu renforcer cette thèse justement dans Hamlet et ×dipe
: la compréhension de l'÷uvre doit toujours primer sur la
prétendue recherche d'un plaisir esthétique
désintéressé qui n'est, en dernière analyse, qu'un
leurre. Il s'agit en premier lieu de rendre raison de Hamlet pour
éventuellement espérer saisir l'effet qu'il produit sur nous. Le
plaisir intellectuel est premier par rapport au plaisir esthétique, le
plaisir esthétique n'étant lui-même qu'une des dimensions
du plaisir intellectuel et n'étant dès lors plus conçu
comme désintéressé.
Freud sait pertinemment qu'il n'est pas aisé d'aborder
le névrosé dans la cure car il peut se heurter à des
résistances, de même que les courtisans Rosen-crantz et
Guildenstern ne parvenaient pas à jouer de l'instrument animique
d'Hamlet. C'est ainsi qu'un analyste qui provoquerait chez son patient un
transfert négatif risquerait d'annihiler le caractère
thérapeutique de la cure analytique et de ce fait de faire
échouer cette dernière dès lors que le transfert
négatif a pour effet d' abolir totalement la situation analytique .
C'est pourquoi lorsque Freud essaie de jouer avec
Hamlet, de jouer la partition du thème hamlétien, c'est
bien souvent Hamlet qui se joue de lui et résiste. Freud, s'inspirant de
la théorie aristotélicienne de la catharsis, estimait
que le public, face à une pièce de théâtre et en
particulier face à Hamlet, abréagissait de
manière accidentelle ou provoquée. Il nous semble que verbaliser
les impressions ressenties au contact d'Hamlet permet à Freud
d'abréagir spontanément en se libérant de ses tendances
refoulées et de ses obsessions liées à un traumatisme
affectif de l'enfance, en déchargeant affects et tensions
émotives. C'est la réaction de défense choisie par Freud
pour contrecarrer le surplus d'émotions qui nuirait à la
rationalisation, à l'intellectualisation et la conceptualisation de
240
la pièce de Shakespeare dès lors que le plaisir
intellectuel découlant de l'approche psychanalytique est annoncé
comme primordial.
Freud poursuit ainsi sa propre cure, son entreprise
d'auto-libération en forçant l'accès de ses
émotions littéraires à la conscience. Ainsi, Freud se
ressaisit de son altérité intrapsychique, il s'assure une
certaine maîtrise sur ses émotions en les formulant et annule de
ce fait le caractère pathogène et passif qu'elles avaient
initialement.
La hantise hamlétienne que subit Freud est paradoxale
en ce sens qu'elle comporte un versant positif pour le sujet qui en tire
quelque chose d'un point de vue personnel, intellectuel et pratique. Il ne
s'agit donc pas d'une forme de hantise pure dans le sens d' une
expérience sans mélange de l'étrangeté, [qui]
signifierait une persécution complète du sujet et s'effectuerait
sans aucun
gain . ???.
Hamlet est une machine productrice d'automatismes de
répétition au sein de l'÷uvre freudienne mais ce
mécanisme n'est pas purement itération du même, il est
dispositif créateur de nouveauté par le biais même de la
répétition. Dans le cas d'Hamlet, la compulsion de
répétition produit réellement de la différence. Il
ne s'agit jamais d'un éternel retour du même qui prendrait une
forme du type Hamlet = ×dipe refoulé.
La réappropriation que fait Freud du thème
hamlétien vient relever (aufhe-ben) dialectiquement la
répétition.
Dans le cas du personnage d'Hamlet, on semble avoir à
faire à une forme de hantise pure au sein de laquelle la pulsion de mort
acquiert une forme d'indépendance par rapport à la pulsion de
vie, à l'Eros. Même si dans Hamlet, on peut avoir
l'impression d'un destin implacable qui pousse le héros à agir
ainsi, tel n'est pas le cas. C'est d'ailleurs la raison principale qui motive
Freud à distinguer Hamlet, comme tragédie du
caractère, d'×dipe roi comme tragédie du destin.
Dans Hamlet, la contrainte n'est pas extérieure mais interne et
inconsciente. Elle n'est pas non plus liée à l'idée d'une
nature du personnage, nature qui serait faible, passive (hypothèse de
Goethe) ou d'une maladie paralysante telle que la psychasthénie,
l'aboulie, l'apathie, l'apragmatisme ou l'acrasie. La contrainte est
liée au caractère et à la vie d'âme du
personnage.
C'est pourquoi Hegel n'était pas loin de la
vérité lorsqu'il imputait la réticence d'Hamlet à
agir, non à son incapacité à agir ni à sa tendance
à l'ajournement car Hamlet se montre maintes fois capable d'agir au
cours de la pièce, mais
à sa belle âme .
Il y a un apport indéniable de la psychanalyse
freudienne à la critique littéraire d'Hamlet et à la
pratique philosophique qui l'ont suivie. Sans les intuitions de Freud, pas de
Jones, pas de Lacan, pas d'Anti-×dipe ni de schizo-analyse ni
d'inconscient machinique.
L'art est capture de forces et l'effet de l'art est
irréductible à sa dimension discursive et signifiante.
Au-delà de l'explication psychanalytique, qui, nous l'avons vu, n'est en
aucun cas dépourvue d'intérêt (bien que son
intérêt soit quelque peut biaisé par le fait que
l'explication serve justement la théorie psychanalytique, qu'elle ait
une utilité pratique et théorique pour Freud), pour
593. Claire Pagès, art. cit.
Il faut considérer Freud avec Hamlet et
Hamlet avec Freud. Le chef-d'oeuvre se caractérise par cette
ouverture sur une infinité de possibles, sur le sentiment
241
comprendre l'effet de Hamlet, il faut recourir à une
sémiotique ou logique de la sensation. Ophélie se prête
davantage à une appréhension en termes de signes et d'agencements
que le prince danois (même si une interprétation d'Hamlet comme
machine désirante ou comme corps sans organe est possible et a
été envisagée).
L'expérience de l'art permet de réformer l'image
de la pensée. L'art ne doit pas être conçu comme un
énième divertissement. Il est directement en prise sur le
réel. C'est pourquoi, Hamlet ne nous détourne pas de
l'angoisse (telle que Pascal et Kierkegaard l'ont définie) et de notre
liberté mais nous y renvoie. Les images et les signes produits par
Hamlet sont la matière même de la réalité
et non une de ses représentations. L'imaginaire hamlétien est
bien connecté au réel, à l'empirique et au sensible. Il
n'est pas distraction culturelle, mensongère, fictive, irréelle
et subjective. Par ailleurs, les images et les signes dont il est question ne
doivent pas être envisagés comme des symboles renvoyant à
autre chose qu'à eux-mêmes, comme des signifiants psychanalytiques
ou linguistiques. Il convient, au contraire, de considérer ces signes et
ces images d'un point de vue littéral. On peut bien dégager une
intelligibilité d'Hamlet mais cette dernière n'est pas
réductible à une signification (rationnelle, langagière,
symbolique ou discursive).
La place du lecteur dans la question de la démarche
psychanalytique appliquée à l'oeuvre littéraire nous
conduit à nous interroger sur le processus caractéristique de
l'activité psychique de tout être humain consistant à
former des compromis entre la fiction et la réalité, entre la
réalité psychique et la réalité physique, entre le
monde réel et le monde imaginaire, entre la personne vivante et le
personnage de fiction. Les frontières sont poreuses entre ce qui
relève de la singularité individuelle et de la sphère
affective et intellectuelle personnelle (la valeur subjective d'une
interprétation) et ce qui peut prétendre à
l'universalité, à l'acquisition d'une valeur objective. Le
régime de vérité d'Hamlet n'est pas celui des
énoncés logiques. Il ne s'agit pas de démêler le
vrai du faux. Il y a une vérité dans l'oeuvre de Shakespeare qui
dépasse la pure vérité logico-mathématique. C'est
d'ailleurs ce qui fascine tant Freud.
Pourtant si l'on est attentif à l'oeuvre, on peut
élever ce qui semblait inextricablement lié à la
sensibilité particulière de l'auteur au rang de machine d'art
littéraire susceptible de produire entre autres de
l'universalité, de l'objectivité, de la scientificité.
Toutefois il est important de considérer cette production ma-chinique
comme accidentelle et non comme une nécessité inhérente
à Hamlet.
La machine Hamlet est une création de Freud, elle n'est
pas l'essence du Hamlet de Shakespeare. La machine d'art Hamlet est
liée à un inconscient ma-chinique. Elle est productrice de
multiplicités et elle abhorre la bi-univocité.
À partir de cette machine Hamlet on ne peut plus s'en
tenir au ou bien... ou bien kierkegaardien, ou bien Freud a raison... ou bien
Freud a tort. Freud a à la fois raison et tort lorsqu'il tente
d'appliquer la méthode et les concepts psychanalytiques à
Hamlet et lorsqu'il transfigure Hamlet en concept-outil
à part entière pour éclairer les mécanismes de la
psyché humaine.
242
d'une liberté existentielle authentique, sur le
dépassement du règne du ou bien ... ou bien .
Lire Hamlet c'est en ce sens faire
l'expérience de sa propre liberté, d'où l'angoisse (que
l'on confond souvent avec une angoisse qui mimerait l'angoisse supposée
du personnage lorsqu'il s'interroge sur le sens et la valeur de l'existence
humaine) face à l'abîme alors entrouvert. Le vertige
provoqué par l'oeuvre n'est pas tant lié aux questionnements
métaphysiques d'Hamlet sur l'existence, la mort et le temps, sur la
possibilité toujours présente du suicide rendue possible par
notre liberté, mais au vertige des résonances conscientes et
inconscientes qu'Hamlet peut avoir sur le lecteur qui devient,
à la suite de Freud, subitement hanté par Hamlet.
Le problème n'est donc pas celui que Freud avait mis en
lumière, à savoir la reconnaissance par le lecteur de son statut
de nouvel Hamlet, de sa névrose hamlétienne. De même on
n'apprécie pas de lire ou de voir représenté Hamlet
parce qu'on souffre d'une névrose analogue à celle d'Hamlet
mais on apprécie de lire, d'écouter ou de voir Hamlet
car nous avons par là même la liberté de créer
nous-mêmes nos propres machines hamlétiques, de produire à
notre tour un nouveau faisceau de signes, de nouveaux agencements multiples
à partir des forces à l'oeuvre dans Hamlet. C'est ainsi
que se dégage l'inconscient machi-nique à même
Hamlet, inconscient machinique davantage susceptible de rendre compte
de la puissance de la machine créée par Shakespeare que la
référence à l'inconscient supposé d'un personnage
fictif (inconscient personnel et oedipien, renvoyant lui-même en
dernière analyse à l'instance auctoriale dotée
elle-même d'un inconscient renvoyant à l'éternel
papa-maman).
La hantise qu'exerce sur nous Hamlet n'est pas
liée à l'histoire de vengeance sur fond de laquelle la machine
infernale d'Hamlet s'enclenche. L'histoire de vengeance
déjà présente dans la légende reste banale, surtout
pour l'époque. De plus, puisque cet élément existe
déjà dans la légende, il n'apporte rien à la
compréhension de la machine infernale créée par
Shakespeare. Nous précisons que nous distinguons une machine infernale
Hamlet créée par Shakespeare et une machine hamlétienne
créée par Freud, à partir de ce premier agencement
machinique.
C'est l'agencement machinique produit par Hamlet
(écriture - personnages - histoire - contexte - discours conscient
- discours inconscient - objets naturels et artificiel, etc.) qui agit sur les
sujets que nous sommes. C'est alors que nous nous grevons sur cette agencement
machinique pour faire corps avec lui, sur cette agencement collectif
d'énonciation pour parler avec Hamlet et cesser de parler
d'Hamlet, comme s'il nous était extérieur,
étranger, comme s'il n'était qu'un objet d'étude parmi
d'autres.
Parler avec Hamlet avec Freud, et non parler de Freud
qui parle d'Hamlet, tel est le cheminement qui nous semble le plus
pertinent d'un point de vue philosophique.
Si la psychanalyse, comme la schizo-analyse, ont
suscité de si houleux débats accompagnés d'un mouvement de
rejet, c'est essentiellement par peur de l'irruption de quelque chose de
nouveau au sein d'une pensée dominante et consensuelle. Jung appelait ce
phénomène de résistance aux idées nouvelles, due
aux préjugés, misonéisme ??. Le misonéisme, tel
que Jung l'a défini, est la peur
594. Carl Gustav Jung, L'homme et ses symboles, 1964.
243
éprouvée par certains devant des théories
nouvelles.
La machine Hamlet de Freud, la machine littéraire de la
schizo Ophélie, ainsi que la machine de guerre en lutte contre
l'hamlétisation et l'oedipianisation de Deleuze et Guattari sont des
dispositifs inédits de production de sens nouveaux, d'ouverture à
des mondes de possibles encore inexplorés. Tel est l'effet de l'art :
Hamlet ne nous permet pas de résoudre nos conflits
inconscients, mais ses effets réels résident dans l'inauguration
de nouveaux modes de subjectivation, de nouvelles machines désirantes et
de nouvelles possibilités existentielles.
La lecture de Freud modifie l'oeuvre de Shakespeare. Guattari
explique qu'on peut imaginer que ce qui est venu après puisse
modifier ce qui était avant ???. On observe en effet des formes
d'interaction et de circulation de flux déterritorialisés entre
Freud et Shakespeare, entre leurs oeuvres respectives.
Nous l'avons vu, Freud procède par amputation du
matériau tragique en sélectionnant uniquement certains
éléments d'Hamlet. En ce sens, il produit
égale-
ment un Hamlet de moins .
Notons que le Hamlet-Machine ??? de Heiner
Müller fait partie pour son auteur de la Shakespeare-factory .
Hamlet-Machine est une expérimentation. Ce titre a
été choisi en référence aux machines
désirantes de Deleuze et Guattari. Nous voyons ainsi que le
rapprochement fait par Freud entre ×dipe et Hamlet a eu des enjeux
postmodernes brûlants. Heiner Müller, dans son
Hamlet-Machine, met en valeur le devenir-Ophélie, le
devenir-femme, le devenir-psychotique d'Hamlet, lorsqu'il nous présente
un Hamlet demandant à Ophélie de lui tendre un masque de putain
. Un personnage appelé l'interprète d'Hamlet intervient pour dire
que le drame d'Hamlet n'a plus lieu.
Le drame psychopathologique du premier des
névrosés modernes serait-il devenu caduc? La part d'universel
qu'il recelait alors serait-elle devenue imperceptible pour le spectateur
actuel? L'interprète d'Hamlet fait référence aux acteurs
comme à des gens que mon drame n'intéresse pas, pour des gens
qu'il ne concerne pas ???, le public. Hamlet ou son interprète, dans une
confusion des identités, dit de lui-même: je suis la machine
à écrire . Ophélie ici a le dernier mot. Elle prend la
parole en s'identifiant à Électre : c'est elle qui prend à
son compte les paroles mélancoliques qui ressortent des monologues
d'Hamlet dans
la pièce de Shakespeare.
Toute chose qui compte dans le monde est susceptible d'une
double lecture, à condition que la double lecture ne soit pas quelque
chose qu'on fait au hasard, en tant qu'autodidacte, quelque chose qu'on fait
à partir de ces problèmes venus d'ailleurs. C'est en tant que
philosophe que j'ai une perception non musicale de la musique ???
595. Félix Guattari, L'Inconscient machinique, op.
cit.
596. Heiner Müller, op. cit.
597. ibid., p. 75.
598. Gilles Deleuze, Claire Parnet,
Abécédaire, N comme Neurologie .
599. Michel Foucault, Leçons sur La Volonté
de savoir, Cours au Collège de France (19701971), Gallimard, Seuil,
Hautes études, Paris, 2011, Le savoir d'×dipe , p. 225-253.
244
C'est cela que Deleuze appelle avoir une idée. De
même Freud, en tant que psychanalyste, a une perception non
littéraire d'Hamlet et c'est pour cette raison
que la pièce l'émeut autant.
La partition entre différents types d'analyse
d'Hamlet n'a plus lieu. Il n'y a pas une série de lectures
d'Hamlet imperméables entre elles (lectures philosophique,
littérale, poétique, métaphorique, psychanalytique,
schizo-analytique, etc .) mais dont l'addition donnerait une sorte de
vérité générale de l'oeuvre.
Il y a des variations presque musicales à partir d'un
thème hamlétien dont la beauté et la richesse font
écho à celles de l'oeuvre shakespearienne.
Que faire désormais d'Hamlet d'un point de vue
conceptuel? Vers une histoire de l'évolution d'Hamlet à
l'âge classique, à l'âge de la psychanalyse et à
l'âge postmoderne?
On pourrait envisager une étude foucaldienne des modes
d'appréhension d'Hamlet au fil des
époques.
En effet, à chaque époque semble correspondre un
type de société et certaines problématiques liées
au type de société en question : à Shakespeare, une
société de souveraineté (faut-il excommunier Hamlet ?),
à Freud une société d'enfermement (faut-il enfermer Hamlet
?), et à Deleuze et Guattari une société de contrôle
(faut-il surveiller et punir Hamlet ?). La question qu'il devient
nécessaire de poser au prince danois évolue en fonction des
périodes historiques et des contextes épistémiques.
Dire que toute la psychanalyse freudienne était
déjà contenue potentiellement dans Hamlet revient t-il
à coller a posteriori un cadre de pensée, une
épistémê sur une oeuvre ancrée dans un contexte
particulier et de ce fait donner raison à la conception freudienne de
l'inconscient?
Hamlet s'ancre davantage dans des problématiques
appartenant à un certain contexte épistémique, comme nous
avons pu le voir. La pièce de Shakespeare renvoie à des
problématiques que l'on retrouve chez Montaigne, Pascal, Descartes en
philosophie et chez Calderón en littérature.
Dans ses Leçons sur La Volonté de
savoir599, Foucault montre qu'×dipe roi n'est pas
l'expression d'une pulsion à l'état pur : celle du double
désir de mise à mort du père et d'union incestueuse avec
la mère. La pièce de Sophocle expose une lutte entre les savoirs
(savoir auditif, savoir visuel, savoir rapporté, savoir des dieux,
savoir des chefs, savoir des esclaves, savoir sous forme de prescription, de
prédiction, de témoignages, savoir se retirant sous forme
d'énigmes, savoir sur l'auteur de la souillure, savoir sur la naissance
d'×dipe).
L'enjeu d'×dipe roi le plus profond est celui
des rapports entre pouvoir et savoir et non la question de la
culpabilité ou de l'innocence d'×dipe. De même, il y a un
savoir d'Hamlet qui est lié à son incapacité à
agir.
On pourrait dès lors mettre en lumière la
complexité des rapports entre savoir et pouvoir également dans
Hamlet. Contre Freud, Foucault soutient qu'il y a un lien entre
désir, volonté et connaissance. Ceci donnerait des pistes
intéressantes pour une éventuelle tentative d'analyse
foucaldienne d'Hamlet.
245
Relevé non exhaustif des passages
où intervient Hamlet dans le
corpus freudien
246
Il n'est pas facile de dénombrer avec exactitude les
références de Freud à Hamlet, tant celles-ci sont
nombreuses et éparses. On en note au moins trente-quatre dans
l'÷uvre officielle. Notons tout de même qu'il s'agit de la
troisième référence principale de Freud après la
Bible et le Faust de Goethe. Bien que Freud n'y ait pas consacré un
ouvrage spécifique, les références à Hamlet sont
l'occasion pour lui d'introduire ou d'expliciter des fragments clés de
la théorie de l'Inconscient. Le découpage de l'÷uvre
freudienne en trois périodes est emprunté à Jean-Michel
Quinodoz 600.
Premiers écrits psychanalytiques :
Lettres à Wilhelm Fliess (1887-1904;
références à Hamlet de 1897 à 1899),
L'interprétation du rêve (1900), De la
psychothérapie (1904), Le mot d'esprit et sa relation à
l'inconscient (1905), Personnages psychopathiques à la
scène (1905- 1906), Le délire et les rêves dans
la Gradiva de Jensen (1907), Remarques sur un cas de névrose
obsessionnelle - L'homme aux rats (1909), Cinq conférences sur
la psychanalyse (1909).
Importance d'autres écrits dans cette période de
développement : Études sur l'hystérie (1895),
Trois essais sur la théorie sexuelle (élaboration
progressive de ce qui apparaîtra dans l'oeuvre de Freud, dès 1910,
sous le nom de complexe d'×dipe ) (1905), Fragment d'une analyse
d'hystérie - Dora (1905).
Écrits de la période de maturité
:
Totem et tabou (1912-1913, note de bas de page,
citation d'Hamlet), Le Moïse de Michel-Ange (1914,
passage où il est évident que l'intérêt
psychanalytique d'Hamlet n'a pas pâli une seule seconde aux yeux
de Freud), A partir de l'histoire d'une névrose infantile, I-
Remarques préliminaires (1914, note de bas de page, citation), Deuil
et mélancolie (1914-1915, passage très important pour
l'analyse du mal qui touche Hamlet), Leçons d'introduction à
la psychanalyse (1916, passage sur Hamlet central où Freud
reprend et développe ses premières intuitions sur l'idée
de progrès séculaire du refoulement), L'inquiétante
étrangeté (1919, référence à la
pièce sans développer).
Derniers écrits où intervient Hamlet
:
Autoprésentation (1925, passage important car
souligne justement la place occupée par Hamlet dans l'histoire
du mouvement psychanalytique, le rôle d'adjuvant qu'il a joué dans
le développement de la clinique et de la doctrine analytiques), La
question de l'analyse profane (1926, citation), Dostoïevski et la
mise à mort du père (1928, analyse comparative très
intéressante entre ×dipe-Roi, Hamlet et Les
Frères Karamazov ; c'est ici avant tout d'Hamlet en tant
qu'÷uvre tragique, et non en tant que personnage, qu'il s'agit), Le
malaise dans la culture (1929, citation), Constructions dans
l'analyse (1937, référence à des vers de Polonius
dans Hamlet), Abrégé de psychanalyse (1938-40,
Freud parle à nouveau de résolution réussie de
l'énigme du personnage d'Hamlet grâce
à l'outil psychanalytique).
600. Lire Freud, découverte chronologique de
l'÷uvre de Freud, PUF, Paris, 2004.
247
Note concernant les annexes :
Annexe 1 : Hamlet, ×dipe et les peintres, tout un
imaginaire qui marque les psychanalystes.
Annexe 2 : L'imaginarium d'Hamlet : de l'interprétation
à l'expérimentation.
Ce travail de recherche est accompagné de deux annexes
dont le but est de mettre en valeur l'étonnante circulation des
percepts, des affects et des concepts autour d'Hamlet.
248
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254
Table des matières
PARTIE I : Freud, hanté par Hamlet? Spectres
d'Hamlet... (p. 5 - 42)
I- Hamlet, paradigmatique de l'usage que fait Freud des
personnages et oeuvres de fiction : Hamlet fonctionne comme un concept dans le
corpus freu-
- 25)
dien. (p. 8
1) Hamlet, un concept pour la clinique psychanalytique. (p.
11 - 17)
2) Hamlet, un concept pour l'épistémologie
freudienne. (p. 17 - 21)
3) Hamlet, un concept pour la métapsychologie (p. 21 -
25)
II- Dialectique serrée entre clinique et
théorie psychanalytique : Hamlet, un pont jeté par
Freud entre théorie psychanalytique et pratique clinique. (p. 25
- 42)
1) Insusance de l'approche herméneutique : La
psychanalyse, comme opé-
- 31)
ration de libération. (p. 25
2) Le paradoxe freudien : Entre exigence de
scientificité et extrême sensibi-
lité littéraire. (p. 31- 35)
3) Nouage du concept et de la vie de manière
exploratoire et expérimentale.
(p. 35- 42)
PARTIE II : La psychanalyse appliquée, pertinence et
écueils : Étude du cas
Hamlet. (p. 43 - 163)
I - ~ Le problème de Hamlet , un exemple de psychanalyse
appliquée à la lit-
-
térature. (p. 44
1) Différents degrés d'approche de l'oeuvre par la
psychanalyse. (p. 46 - 85)
a) La psychanalyse héritière d'un mystère
séculaire : Hamlet, sphinx de la
littérature moderne .
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(p. 46- 56)
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b) L'élargissement de la méthode introduite dans
L'Interprétation du rêve : les différents domaines
d'application de la psychanalyse. (p. 57 - 58)
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c) Psychanalyser le personnage littéraire :
principalement Hamlet, mais la démarche peut s'élargir aux autres
personnages de la pièce. (p. 58 - 76)
d) Psychanalyser le texte : recherche de l'inconscient du
texte et textanalyse, les prolongements de la démarche freudienne dans
la critique littéraire. (p. 7677)
e) Psychanalyser l'oeuvre : de l'étude
systématique d'Ernest Jones aux séminaires de Lacan,
dérive à partir des intuitions freudiennes. (p. 77-81)
f) Psychanalyser Shakespeare : de la psychobiographie
à l'inconscient de
l'auteur, Shakespeare derrière Hamlet. (p. 81 -
85)
2) Les principes psychanalytiques opérants pour
l'analyse d'Hamlet. (p. 85 - 116)
a)
86
Le complexe d'×dipe et son lien originaire avec le
problème d'Hamlet. (p.
- 89)
b)
Théorie sexuelle et désir. (p. 100
|
- 105)
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Hypothèses sur l'hystérie et étiologie des
névroses. (p. 89 - 100)
c)
d) Théorie freudienne de la représentation
(mécanisme et effets), théâtralité
et Autre scène inconsciente . (p. 105
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- 111)
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e) Culture, conscience morale et sentiment de culpabilité
(p. 111 - 116)
II- Intérêt(s) de la psychanalyse
appliquée dans le cas d'Hamlet (p. 116 - 1) Consonance entre la
vérité qui se dégage de la littérature et la
vérité mise
au jour par la psychanalyse (p. 116
|
- 118)
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2) Ouverture à de nouveaux degrés de lecture de
l'oeuvre littéraire (p. 118 -
a) Lire de la production d'inconscient à même
Hamlet (p. 118 - 123)
b) Se lire soi-même à travers Hamlet. (p.
123 - 127)
c) Lire l'être humain en général à
travers Hamlet (p. 127 - 129)
3) Une position subtile et nuancée : Hamlet n'est pas
réductible à ×dipe mais il est une figure oedipienne
paradigmatique (p. 129 - 130)
III- Résistances de Hamlet et fantasmes de
l'analyste...Délire, désir et ma-
-
chine interprétative. (p. 130
II- Cartographies schizo-analytiques d'Hamlet. (p. 177
- 213)
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1) Une démarche scientifique faussée par un lien
trop étroit et personnel
entre Freud et Hamlet? (p. 131 - 135)
2) Quelle plus-value de sens la psychanalyse apporte-t-elle
par rapport à ce qui est déjà contenu dans les intuitions
fulgurantes du poète? (p. 135 - 138)
3) Surdétermination des signes et
surinterprétation : et si Hamlet était irré-
cupérable? (p. 138- 140)
4) Une perspective intellectualiste qui ne tient pas compte
de la beauté de
l'÷uvre? (p. 140 - 141)
5) Une réduction et une subordination d'Hamlet à
×dipe qui pose de mul-
- 163)
tiples problèmes? (p. 141
a) Une interprétation d'Hamlet fondée
sur une approche psychanalytique d'un autre texte littéraire,
elle-même contestable : les problèmes posés par la lecture
freudienne d'×dipe Roi de Sophocle et les conséquences que
cela engendre pour la psychanalyse appliquée à Hamlet.
(p. 142 - 151)
b) Les effets délétères de
l'÷dipianisation d'Hamlet. (p. 151 - 163)
* Sur la réception des idées de Freud et de sa
méthode de psychanalyse appliquée.
* Sur la perception d'Hamlet : mouvement de rejet
vis-à-vis d'Hamlet, comme s'il avait contracté un pacte faustien
avec le démon freudien et sa sorcière métapsychologique.
Hamlet, innocent ou coupable de sa récupération par
la doctrine freudienne?
PARTIE III : Hamlet, comme objet
d'expérimentations psychanalytiques : la machine Hamlet et son
fonctionnement dans l'÷uvre freudienne. (p. 164 - 235)
(Psychanalyse interprétative, approche analytique et
÷dipianisation de l'inconscient :
Comment résoudre le conflit d'intérêts
entre psychanalyse et littérature, en
particulier en ce qui concerne l'objet d'étude Hamlet
?)
I- Vers une critique de la raison psychanalytique? (p. 165 -
177))
1) En quoi consisterait une entreprise philosophique de critique
du logos psy-
chanalytique? (p. 165-169)
2) Un faux-problème: la question de la
légitimité et des limites de la psycha-
nalyse appliquée à la littérature. (p. 169-
171)
3) Le véritable problème : la psychanalyse et
la philosophie, comme puissances d'expérimentation de la création
littéraire. (p. 171 - 177)
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1) Un Hamlet de moins » : comment minorer et
dépresenter Hamlet? (p.
180 - 185)
2) Vers un Anti-Hamlet : de la dés÷pianisation
à la nécessité d'une désham-
létisation. (p. 185 - 197)
3 ) Analyse d'un personnage mineur » : Ophélie comme
vérité d'Ham-
let. (p. 197 213)
III- Comment conserver l'héritage de la psychanalyse
freudienne sans les présupposés et les lourdeurs qu'une
psychanalyse de l'÷uvre littéraire est sus-
- 235)
ceptible de contenir? (p. 213
1) Être juste avec Freud», comme lui était
juste avec Shakespeare (p. 215 - 220)
a) Freud, bien plus lecteur passionné qu'observateur
scientifique (peut-être malgré lui). (p. 215 -218)
b) Une approche bien plus nuancée et respectueuse de
l'÷uvre qu'on ne pourrait le croire. (p. 218 -220)
c) Aucune prétention à l'exhaustivité ni
au caractère définitif de ses conclusions : L'évolution de
l'analyse freudienne d'Hamlet et de l'orientation de ses recherches, marquant
son aveu d'incompétence face à la grandeur et à
l'intaris-
sable richesse de l'÷uvre. (p. 220)
2) Supériorité de l'analyse interminable (sans
fin) sur l'analyse systématique (atteignant une forme de clôture
auto-satisfaite dans l'interprétation). (p. 220 - 222)
3) Hamlet sans ×dipe : Freud avec Guattari et Deleuze, la
machine Hamlet comme dispositif à l'÷uvre chez Freud. (p. 222
-234)
Conclusion. (p. 235 - 244)
Relevé non exhaustif des passages où intervient
Hamlet dans le corpus freudien.
(p. 245 - 246)
Note concernant les annexes. (p. 247)
Bibliographie. (p. 248 - 253)
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