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Hamlet et Freud, de la psychanalyse appliquée à  sa critique philosophique.

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par Layla Dargaud
Paris Ouest Nanterre La Défense - Master 2 Philosophie  2015
  

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Freud et Hamlet, de la psychanalyse appliquée à sa critique philosophique

Mémoire de recherche - Master 2 mention Philosophie

[Histoire et actualité de la philosophie]

Année universitaire 2015-2016

Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Sous la direction de Patrice Maniglier

2

Introduction

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Si l'on considère l'importance et l'omniprésence des références à la littérature dans le corpus freudien, on est en droit de se poser la question de l'utilité, de la fonction et de la portée effectives de ces occurrences. La littérature est un domaine privilégié, semble-t-il, de la psychanalyse appliquée. Les apports de la littérature à la psychanalyse sont indéniables. Freud lui-même ne cesse de rappeler sa dette envers les Dichter. Inversement, peut-on concevoir que Shakespeare serait redevable à Freud et à la psychanalyse appliquée, dans le sens où Emerson, dans Société et solitude, pouvait soutenir que Shakespeare semblait redevable à Goethe et Coleridge pour la sagesse qu'ils décèlent dans son Hamlet ? La psychanalyse appliquée aux oeuvres littéraires a-t-elle une pertinence et une valeur réelle? Si oui, pour qui? L'importance de la psychanalyse appliquée à la littérature pour l'entreprise freudienne ne fait aucun doute. Néanmoins, peut-on admettre une pertinence de la psychanalyse appliquée en ce qui concerne la littérature, dans le sens qu'il conviendrait de constater un enrichissement mutuel, une collaboration égalitaire entre psychanalyse et littérature? Le profit ne serait-il pas plutôt, en dernière analyse, seulement unilatéral ; la psychanalyse tirant grand bénéfice de la littérature prise comme objet d'étude, illustration de théories générales ou symptôme, et la littérature s'en trouvant par là même dépouillée des possibilités infinies d'ouverture à des mondes, de réagencement et de création de signes qu'elle offre au lecteur?

Nous aborderons le corpus freudien de manière partiellement chronologique afin de mieux saisir les enjeux psychanalytiques et l'évolution des occurrences à Hamlet. Le but est d'examiner l'impact qu'a eu Hamlet sur le fondateur de la psychanalyse et, inversement, l'importance de l'approche freudienne en tant qu'elle a donné l'impulsion à une immense production, non seulement psychanalytique et littéraire, mais aussi philosophique. La notion de dette (dette contractée par Freud envers les poètes, dette anachronique de Shakespeare envers la psychanalyse) servira de point de départ pour poser le problème des relations complexes de la littérature et de la psychanalyse, dans le cas précis d'Hamlet et de Freud. Par définition, une dette est une obligation, de nature morale, impliquant le sentiment d'un lien impérieux à une personne, un groupe, un devoir. La question ici est celle d'une dette à double tranchant vis-à-vis d'une production culturelle, une dette ayant cours dans une temporalité disjointe ( out of joint ), où il n'est pas moins sensé de dire que Shakespeare doit beaucoup à Freud, que de remarquer, à la suite de Freud lui-même, que la psychanalyse doit la grande majorité de ses intuitions sur la psyché humaine au dramaturge anglais.

Il semble intéressant de partir de la réticence outrée du sens commun vis-à-vis de l'interprétation psychanalytique des oeuvres littéraires. Cette réaction de rejet du public s'origine-t-elle dans une certaine sacralisation de l'oeuvre d'art et de l'objet textuel (a fortiori pour une oeuvre comme Hamlet) issue de l'esthétique classique, ou a-t-elle partie liée avec le phénomène de résistance, décrit par la psychanalyse? Quoiqu'il en soit, on repère une tendance commune à la représentation de la psychanalyse appliquée comme une hérésie ou une forme de violence interprétative et théorique faite à l'oeuvre. C'est ainsi qu'en matière de littérature, la psychanalyse peine à faire entendre sa voix (et sa voie

1. Les termes allemands Dichter et Dichtung désignent respectivement le poète et la poésie. Or, ces termes sont utilisés par Freud pour parler plus généralement des grands écrivains et dans la grande littérature, par opposition aux scribouillards et à leurs écrits.

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méthodologique), subissant, malgré elle, des accusations de dogmatisme, de rigidité et d'extrapolations. Pourtant, ces critiques n'ont aucun fondement dans le corpus freudien, qui marque au contraire une volonté de respecter l'oeuvre, de ne pas la forcer à dire ce qu'elle ne veut pas dire et une extrême sensibilité au fait littéraire. La psychanalyse freudienne a, semble-t-il, souffert des prolongements et des tentatives de systématisation auxquels, ce qui n'était présenté que comme intuitions ou hypothèses, a donné le jour (notamment, au sein même du cercle freudien, dans les travaux d'Ernest Jones).

Nous tâcherons de mettre en perspectives les remarques et références éparses de Freud à Hamlet, avec les travaux de Deleuze et Guattari sur la littérature et son rapport avec la psychanalyse. Sans renier Freud, ce détour nous ouvrira de nouvelles perspectives sur le drame shakespearien. Nous examinerons par ailleurs les prolongements de la pensée freudienne en matière de littérature et surtout concernant l'objet Hamlet , notamment dans les travaux de Lacan et de Bachelard. Nous nous attacherons par ailleurs à expliciter la complexité des relations entre la tragédie shakespearienne et le complexe d'×dipe , en insistant sur le fait remarquable qu'×dipe est apparu dans l'oeuvre de Freud en même temps qu'Hamlet.

Nous verrons, en outre, que la question de la pertinence et de la légitimité de la psychanalyse appliquée au texte et aux personnages littéraires est devenue caduque et déplacée, les véritables enjeux d'une analyse d'Hamlet étant ailleurs. Nous en viendrons à nous demander si une telle segmentation des approches d'Hamlet n'est pas davantage anti-productive qu'enrichissante, et s'il ne serait pas plus judicieux de considérer ces diverses approches comme disjointes, mais non exclusives, comme susceptibles de faire l'objet d'une rencontre heureuse, d'un dialogue nous apportant quelque chose comme un gain de plaisir au contact de l'oeuvre de Shakespeare. Au-delà des débats sur Hamlet et ×dipe , ce que nous retiendrons de la démarche freudienne, c'est qu'elle peut davantage fonctionner comme une expérimentation d'Hamlet que comme une interprétation, dont l'aspect douteux et orienté suscite l'indignation des non-initiés.

Hamlet est une figure tutélaire (omniprésente tout au long de l'oeuvre de Freud, de sa correspondance de jeunesse aux derniers écrits), mais opérant comme concept de manière sous-jacente (contrairement à l'×dipe qui fonctionne explicitement comme un concept psychanalytique et est revendiqué par Freud comme le concept central de la théorie de l'inconscient psychique). Par ailleurs, c'est une figure évolutive qui accompagne la découverte, le développement et le peaufinage de la psychanalyse freudienne et ouvre la voie à ses successeurs (Otto Rank, Ernest Jones, Lacan, André Green). Hamlet, contrairement à ×dipe qui se laisse plus aisément fondre dans un carcan doctrinal, résiste toujours et encore. Il est à bien des égards irrécupérable (plus irrécupérable encore, nous examinerons la figure d'Ophélie, son fonctionnement dans Hamlet et les raisons possibles du désintérêt qu'elle a suscité chez Freud). Freud n'a cessé de tenter de le saisir dans des passages furtifs de son oeuvre, sans jamais oser systématiser ses conclusions, annoncées d'emblée comme provisoires et indicatives. Il laissera à ses collègues et successeurs la tâche de développer ses propres intuitions, comme par pudeur et respect vis-à-vis de ce personnage et de cette oeuvre dont la présence spectrale le hantera toute sa vie.

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Première partie

Freud, hanté par Hamlet? Spectres

d'Hamlet...

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« L'adolescent évanoui de nous aux commencements de la vie et qui hantera les esprits hauts ou pensifs par le deuil qu'il se plaît à porter, je le reconnais, qui se débat sous le mal d'apparaître : parce qu'Hamlet extériorise, sur des planches, ce personnage unique d'une tragédie intime et occulte, son nom même affiché exerce sur moi, sur toi qui le lis, une fascination, parente de l'angoisse. [...] lui Hamlet, étranger à tous lieux où il point, le leur impose à ces vivants trop en relief, par l'inquiétant ou funèbre envahissement de sa présence. » 2

« Non pas simplement « ça hante », comme nous venons de nous

risquer à traduire, mais plutôt « ça revient », « ça revenante », « ça

spectre ». » 3

« Qui suis-je? Si par exception je m'en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je «hante»? Je dois avouer que ce dernier mot m'égare, tendant à établir entre certains êtres et moi des rapports plus singuliers, moins évitables, plus troublants que je ne pensais. Il dit beaucoup plus qu'il ne veut dire, il me fait jouer de mon vivant le rôle d'un fantôme, évidemment il fait allusion à ce qu'il a fallu que je cessasse d'être, pour être qui je suis. Pris d'une manière à peine abusive dans cette acception, il me donne à entendre que ce que je tiens pour les manifestations objectives de mon existence, manifestations plus ou moins délibérées, n'est que ce qui passe, dans les limites de cette vie, d'une activité dont le champ véritable m'est tout à fait inconnu. La représentation que j'ai du «fantôme» avec ce qu'il offre de conventionnel aussi bien dans son aspect que dans son aveugle soumission à certaines contingences d'heure et de lieu, vaut avant tout, pour moi,comme image finie d'un tourment qui peut être éternel. Il se peut que ma vie ne soit qu'une image de ce genre, et que je sois condamné à revenir sur mes pas tout en croyant que j'explore, à essayer de connaître ce que je devrais fort bien reconnaître, à apprendre une faible partie de ce que j'ai oublié. » 4

Il s'agit ici d'étudier ce qu'Hamlet, en tant que création littéraire, apporte à la psychanalyse freudienne, et en quel sens on peut parler d'une hantise exercée par Hamlet sur Freud. La dette, reconnue par Freud lui-même envers le Dichter,

apparaît ici de façon significative.

Dans ses lettres de jeunesse, Freud est déjà profondément marqué par Ham-

2. Stéphane Mallarmé, Hamlet , Divagations, Eugène Fasquelle éditeur, Paris, 1897, p. 164-170.

3.

Jacques Derrida, Spectres de Marx. L'État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Galilée, La philosophie en effet, Paris, 1993.

4.

André Breton, Nadja, Gallimard, Folio Plus, 1964, p. 11-12.

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let. Dans une lettre du 4 septembre 1872 5, Freud lycéen fait part à son ami Silberstein de son incapacité à déclarer son amour à la soeur d'un de ses amis (Gisela Fluss) :

L'inclination a fait son apparition un beau jour de printemps. Seul mon absurde hamlétisme, ma timidité mentale m'ont empêché de trouver agrément et plaisir à m'entretenir avec cette jeune fille mi-naïve, mi-cultivée.

La notion d' hamlétisme était alors très répandue, comme le rappelle Henriette Michaud 6. Elle désigne, d'après l'Encyclopaedia Universalis, un état d'esprit voisin de celui de Hamlet, fait d'hésitation et de problèmes de conscience .

Les mots d'Hamlet résonnent déjà sous la plume de Freud dans deux autres lettres. La première à Silberstein date du 13 août 1873 :

Ce que j'écris relève des mathématiques, ce que je lis, c'est du papier. Car c'est cela, et non pas le sentimental des mots, des mots, des mots que Hamlet aurait dû répondre à Polonius lorsque celui-ci s'informe de la manière dont le prince passe son temps. 7

La seconde, également à son ami Silberstein, date du 27 mars 1875 :

Il y a décidément bien des choses pourries dans cette prison appelée la terre [.. .] Si fou que cela semble, il y a là beaucoup de raison, et plus encore de méthode. 8

Ces deux références annoncent déjà l'importance constante que garderont les vers d'Hamlet, bien qu'ils ne soient au premier regard que des mots, des mots, des mots lus par le fondateur de la science de l'inconscient. En outre, l'idée d'une méthode présente à même le discours du fou fera son chemin dans la pensée freudienne et lui inspirera toute une méthodologie applicable en premier lieu aux rêves, puis, notamment, aux mots d'esprit, aux symptômes névrotiques et aux oeuvres d'art.

Hamlet fonctionne comme une clef de compréhension de la psychanalyse dans sa genèse (1895-1910 : des Etudes sur l'hystérie, en collaboration avec J. Breuer jusqu'à Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci) et son développement, d'où son caractère central. Durant les années de maturité (1911-1920 : De Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa Le président Schreber jusqu'à Sur la psychogenèse d'un cas d'homosexualité féminine) de la psychanalyse freudienne, Hamlet demeure présent, mais de manière plus tacite et allusive. Lorsque Freud le fait intervenir, les passages sont fulgurants et permettent d'éclaircir des points très importants concernant la théorie et la clinique psychanalytiques. Hamlet semble avoir gagné en consistance et être devenu un réel personnage conceptuel dans l'oeuvre freudienne.

Lorsque de nouvelles perspectives psychanalytiques (1920-1939 : de Au-delà du principe de plaisir à l'Abrégé de psychanalyse) sont ouvertes par Freud (seconde topique, pulsion de mort, etc.), Hamlet agit toujours sur le développement de la pensée freudienne en filigrane. Les textes introduisant des

5. Sigmund Freud, Lettres de jeunesse, Gallimard, Connaissance de l'inconscient , Paris, 1990, p. 45.

6. Henriette Michaud, Les revenants de la mémoire, Freud et Shakespeare, PUF, Petite bibliothèque de psychanalyse, Paris, 2011.

7. Sigmund Freud, op. cit., p. 63.

8. Sigmund Freud, Lettres de jeunesse, cité par Henriette Michaud, op. cit., p. 33-34.

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éléments théoriques inédits ne font aucune référence à Hamlet, bien qu'on ne le sente jamais loin. Lorsqu'il s'agit de défendre à nouveau des points de doctrine auxquels Freud n'entend pas renoncer, ou lorsqu'il s'agit de développer des concepts psychanalytiques importants, la machine Hamlet est plus opérante que jamais ?. Freud analyse même des aspects de l'oeuvre qu'il n'avait pas encore mis au jour et on sent bien que même s'il affiche un certain dogmatisme en prétendant avoir apporté une solution définitive à l'énigme du sphinx Hamlet, un doute tout proprement hamlétien semble l'envahir : lui qui a passé toute son existence à réfléchir sur Hamlet en le mettant en parallèle avec sa vie, sa pratique et sa pensée, à poursuivre une certaine clef de compréhension du personnage, de l'oeuvre, du texte et de l'auteur, ne serait-il pas passé à côté de ce qui précisément le hante? N'est-ce pas le spectre d'Hamlet qui le suit et le poursuit lorsqu'il affirme je suis un Hamlet , comme tout être humain qui a été un jour un ×dipe? Toute une pensée de la hantise exercée par Hamlet sur la psychanalyse pourrait alors voir le jour .

Hamlet accompagne la psychanalyse freudienne depuis sa création jusqu'aux derniers écrits techniques, privés et autobiographiques. Le critique littéraire Harold Bloom en vint même à surnommer Hamlet le mentor de Freud . Bloom considérait par ailleurs que les oeuvres complètes de Shakespeare étaient le matériau séculaire à partir duquel nous dérivons une grande partie de ce qui est au fondement du langage, de la psychologie et de la mythologie.

I- Hamlet, paradigmatique de l'usage que fait Freud des personnages et oeuvres de fiction : Hamlet fonctionne comme un concept dans le corpus freudien.

Shakespeare, allié ou rival?

Hamlet apparaît dans l'oeuvre de Freud alors que la psychanalyse en est encore à ses balbutiements. Bien plus qu'une illustration de la doctrine psychanalytique, Hamlet fonctionne comme un concept, un véritable outil de production de pensée pour la psychanalyse. Freud fait part de ce sentiment qu'il a d'une véritable alliance entre la littérature et la psychanalyse. Toutefois, cette alliance peut parfois se retourner en sentiment ambigu de rivalité, comme l'a très bien montré Pontalis :

Freud a fait plus que lire Shakespeare, plus que s'y référer tout au long de sa vie. Il s'en est littéralement nourri, il l'a incorporé. Nous, qui avons lu l'oeuvre de l'un, avons lu ou vu les pièces de l'autre, ne pouvons échapper à la question : lequel des deux a été, par des voies assurément différentes mais avançant toutes deux vers l'inconnu, plus loin, plus profondément dans l'exploration de l'âme humaine, des conflits qui la déchirent, des tumultes qui l'agitent, des forces obscures qui la traversent, des fantômes, spectres et re-

9. Nous reviendrons sur cette idée d'une machine Hamlet fonctionnant de manière très fructueuse dans l'oeuvre freudienne dans la troisième partie.

10. Claire Pagès, art. Freud, la répétition et les figures de la hantise pulsionnelle , Conserveries mémorielles, n? 18, 2016.

11. Harold Bloom, Shakespeare : The Invention of the Human, 1998, Riverhead Books, p. 19.

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venants qui l'habitent, de la folie qui s'empare d'elle? Il se pourrait bien que Freud ait vu en Shakespeare un rival plutôt qu'un allié, un frère aîné encore plus audacieux que lui. J'imagine qu'il a pu penser, en se mesurant à ce rival, que le Dichter, le dramaturge, a trouvé, en se ant sans réserves à son imagination, à sa fine frenzy, des mots plus forts, plus intenses que ceux du laborieux, du patient Forscher, qu'il a eu des intuitions, des fulgurances auxquelles n'a pas accès ou que se refuse le chercheur scientique. Le chercheur et le dramaturge sont tous deux des explorateurs, mais ils ne parlent pas la même langue. Celle de Shakespeare est porteuse d'une énergie verbale qui donne à la langue une punssance inégalée; celle de Freud il lui est arrivé de le regretter, d'envier romanciers, poètes, créateurs littéraires est nécessairement discursive : il doit démontrer, prouver, argumenter, construire une théorie. Ordre du discours versus invention poétique. Primauté du Logos qui implique une certaine sagesse et exclut la démesure de la folie. Domptage des pulsions qui permettent, entre autres, l'écriture savante, la fabrique des concepts. [...1 12

Parler d'une inuence de Shakespeare sur Freud n'est pas suffisant. Il faut pour Pontalis reconnaître une réelle imprégnation shakespearienne de Freud.

L' autre scène , celle de l'inconscient, qui n'est pasun langage, mais une dramaturgie, où s'affrontent personnages multiples et revenants du pays des morts, Shakespeare nous l'a rendue visible sur la scène du théâtre qui est déjà une autre scène où se parle une langue chargée d'énigmes. Une langue venue d'ailleurs, d'on ne sait où. Une langue souveraine qui fait pâlir celle que nous utilisons chaque jour : Words, words, nothing but words. . 13

Pontalis fait par ailleurs l'hypothèse que Freud se serait inconsciemment réjoun de l'incertitude de l'identité du père d'Hamlet : Pater semper incertus est , lit-on dans Le roman familial des névrosés 14.

Comme si en changeant le nom [de Shakespeare1, il s'était peu ou prou délivré de son rival. Freud meurtrier? Satisfaction supplémentaire : Freud, lui, est assuré de sa propre paternité : pater certus. La psychanalyse est sa psychanalyse. [...1 La cause, la chose (die Sache) est la sienne. Pas question de substituer à son nomun autre nom. 15.

Au contraire, Freud n'affiche pas ouvertement ce sentiment d'une rivalité et pour développer l'impression d'une entente et d'une connivence heureuses qu'il aurait avec les poètes, il évoque aussi l'idée de dette , suggérant un rapport davantage contractuel, moral et unilatéral, la psychanalyse recevant beaucoup de la littérature, sous condition qu'elle accepte de la respecter assez pour ne pas en détourner l'usage.

12. Edmundo Gómez Mango, Jean-Bertrand Pontalis, Avec Shakespeare , Freud avec les écrivains, p. 29-30.

13. ibid.

14. Sigmund Freud, Le roman familial des névrosés et autres textes, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2014.

15. ibid., p. 43.

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Les écrivains sont de précieux alliés et il faut attacher un grand prix à leur témoignage, car ils savent toujours une foule de choses entre ciel et terre, dont notre sagesse d'école ne peut encore rêver. Même en psychologie, ils ont beaucoup d'avance sur nous qui sommes des hommes ordinaires, parce qu'ils puisent là à des sources que nous n'avons pas encore exploitées pour la science. 16

Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, Que n'en peut rêver votre philosophie. 17

A propos de la méthode d'exposition adoptée. La psychanalyse, comme science de l'inconscient, se décline en clinique et théorie. De surcroît, au sein de cette partie théorique elle-même, on peut discerner le sous-bassement métapsychologique de l'épistémologie scientifique directement tirée de la pratique clinique.

Pour les besoins de l'exposition, nous ne pourrons adopter une perspective strictement chronologique. La lecture linéaire des références à Hamlet dans l'oeuvre, officielle et officieuse, de Freud est éclairante à bien des égards 18. Nous tâcherons de souligner néanmoins l'évolution conceptuelle que Freud fait subir à Hamlet, depuis les premières esquisses auto-analytiques (1897) jusqu'aux derniers écrits testamentaires (1939). Opter, dans un premier temps de notre recherche, pour un relevé chronologique des références à Hamlet dans l'÷uvre de Freud nous a permis de mieux saisir l'évolution de la façon dont il aborde le texte de Shakespeare, en lien avec le développement de sa théorie et de sa pratique. Nous avons ainsi pu mettre en lumière que l'intuition freudienne du complexe d'×dipe était historiquement liée au problème d'Hamlet 19.

Un texte inaugural dans l'oeuvre de Freud : La lettre à Fliess du 15

octobre 1897.
Dans la lettre à Fliess du 15 octobre 189720 où est dressé pour la première fois par Freud le parallèle entre Hamlet et ×dipe (qui devra encore attendre treize ans avant d'être érigé par Freud en complexe psychologique universel et noyau

16. Sigmund Freud, Le Délire et les rêves dans Gradiva de W. Jensen (1907), Écrits philosophiques et littéraires, Freud, Seuil, 2015, p. 756.

17. William Shakespeare, Hamlet, éd. Gisèle Venet, Gallimard, folio théâtre, trad. Jean-Michel Déprats, 2002, I, 5, 165, p. 104-105 :

There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are dreamt of in your philosophy .

Notons qu'à l'époque élisabéthaine, le terme philosophy était très général et pouvait désigner toute sagesse d'école, scientifique ou philosophique.

18. Nous renvoyons le lecteur à notre relevé chronologique des oeuvres freudiennes où Hamlet intervient.

19. Telle était l'expression employée par Freud pour faire référence aux enjeux psychanalytiques de l'analyse du personnage d'Hamlet.

20. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess (1887-1904), édition complète, PUF, Paris, 2006.

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conceptuel de la science de l'inconscient 21), on trouve déjà les grandes lignes de l'interprétation freudienne d'Hamlet. La rencontre de ce qui sera bientôt connu sous le nom de psychanalyse avec Hamlet (sous l'impulsion de Freud, grand lecteur et connaisseur d'Hamlet depuis l'enfance) a donc commencé avec cette lettre dans laquelle Freud aborde l'importance de son auto-analyse. A partir de son expérience personnelle (son propre passé et son expérience clinique de l'hystérie) et de sa lecture de l'×dipe Roi de Sophocle, Freud développe l'idée de l'existence d'une jalousie universelle envers le père et d'un désir universel envers la mère. Il fait l'hypothèse que le fantasme sexuel se sert toujours du thème des parents. . Tel est d'ailleurs le principe de la romantisation familiale que Freud énoncera en 1909, dans une courte annexe au texte d'Otto Rank, Le mythe de la naissance du héros, republiée par la suite dans Le roman familial des névrosés et autres textes. Freud stipule, dans cette lettre inaugurale, qu'exactement le même désir incestueux est présent dans Hamlet mais de manière voilée car ce désir est refoulé. Ainsi le personnage d'Hamlet n'est pas enclin à l'inaction, quelque chose doit nécessairement conduire à cette hésitation. La conscience [qui] fait de nous tous des lâches représente pour Freud son sentiment de culpabilité inconscient. Se basant sur son auto-analyse, qu'il pense universalisable, Freud soutient déjà qu'un parallèle doit être fait entre l'inconscient d'Hamlet et celui de Shakespeare. Comme l'explique Staro-binski, Hamlet est d'emblée lié à la découverte du penchant infantile pour la mère et à la généralisation des résultats de l'auto-analyse autour du modèle sophocléen 22. Nous reviendrons à cette lettre inaugurale, pour montrer qu'il s'agit d'un exemple frappant de ce nouage du concept et de la vie de manière exploratoire et expérimentale, propre à l'exercice de la psychanalyse.

1) Hamlet, un concept pour la clinique psychanalytique

Le théâtre, qui anime des masques impersonnels, n'est accessible qu'à qui se sent assez viril pour créer la vie : un conflit de passions plus subtil que les connus ou un personnage qui soit un nouvel être. Il est admis par tous qu'Hamlet, par exemple, est plus vivant qu'un homme qui passe car il est plus compliqué avec plus de synthèse, et même seul vivant, car il est une abstraction qui marche. 23

La clinique psychanalytique peut être définie comme thérapeutique des névroses, des maladies de l'âme et comme savoir du symptôme. Elle renvoie d'emblée à la notion de pratique psychanalytique et d'expérience empirique. Le point de départ est la clinique par Freud de son propre inconscient, telle qu'elle se présente de manière privée, dans les Lettres à Fliess, et dans l'essai inaugural publié en 1900, L'interprétation du rêve.

21. L'expression complexe d'×dipe » apparaît pour la première fois dans A propos d'un type particulier de choix d'objet chez l'homme», texte que l'on retrouve dans Sigmund Freud, Psychologie de la vie amoureuse, Payot, Paris, 2010.

22. Jean Starobinski, Hamlet et Freud», dans Ernest Jones, Hamlet et ×dipe, Gallimard, tel, Paris, 1967.

23.

Alfred Jarry, Manifeste du théâtre, Les éditions de Londres.com, 2012, p. 15.

12

Rappelons, que la distinction entre clinique, épistémologie et métapsychologie n'est qu'un artifice requis pour les besoins de notre exposé. En effet, la fécondité clinique de la psychanalyse est conditionnée par tout un appareillage théorique produit par l'épistémologie freudienne. Au sein de la clinique psychanalytique, on a également pu distinguer une psychanalyse dite pure (en cabinet) d'une psychanalyse appliquée au symptôme (en institution).

L'analyse de l'inconscient d'un personnage littéraire comme s'il s'agissait d'un patient réel est stigmatisée par Freud. Il s'agirait d'une illusion, certes tentante, mais qui ôte sa pertinence à la psychanalyse appliquée. Freud est clair sur le sujet. Il ne s'agit pas de faire comme si Hamlet était un être vivant réel. Jones est plus ambigu. Il déclare ses réticences à cliniciser Hamlet, tout en en dressant une sorte de bilan clinique :

Dans la description qu'il fait de l'état d'Hamlet, Polonius relève toute une série de symptômes qu'en langage moderne on peut traduire par : abattement, refus de nourriture, insomnies, bizarreries de la conduite, accès de délire et, pour finir, folie furieuse. [...] l'aveu du désir de la mort. Ces divers symptômes suggèrent indubitablement certaines formes de mélancolie. Plus généralement, ils évoquent la psychose maniaco-dépressive dont nous savons que la mélancolie n'est qu'un volet. Les accès d'excitation qu'on qualifierait aujourd'hui d' hypomaniaques [...] semblent confirmer ce diagnostic [...]. Néanmoins l'oscillation rapide et heurtée entre les moments d'intense excitation et les moments de dépression profonde ne concorde pas avec le tableau reconnu de cette affection et, si j'avais à définir l'état d'Hamlet en termes cliniques - ce que je répugne à faire -, je dirais qu'il s'agit d'un cas sévère d'hystérie sur fond cyclothymique. 24

Bien plutôt, dans la perspective de la démarche freudienne, c'est Hamlet qui doit justement servir de concept pour la pratique psychanalytique et non, à l'inverse, la psychanalyse qui doit prendre Hamlet comme objet d'une étude clinique, ce qui n'aurait guère de sens dans le cas d'un personnage littéraire, si ce n'est le sens que lui accorde le lecteur dans son activité fantasmatique face à l'oeuvre.

Hamlet, en tant que personnage conceptuel , est l'occasion pour Freud d'élaborer certaines de ses théories cliniques, notamment d'affiner son appréhension de ce qu'il nommera les psychonévroses , d'avancer dans sa compréhension des liens entre deuil et mélancolie et de corroborer ces premières intuitions sur la sexualité infantile. Explicitons ce lien de l'Hamlet de Freud avec la notion deleuzo-guattarienne de personnage conceptuel .

Dans Qu'est-ce que la philosophie? 25, on trouve l'idée que les grands personnages fictifs fonctionnent comme des grands penseurs. C'est d'ailleurs pourquoi la philosophie a parfois recours à la création de personnages conceptuels :

24. Ernest Jones, Hamlet et ×dipe, Tel Gallimard, Paris, 1980, p. 66.

25. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Les éditions de Minuit, Paris, 1991.

13

La philosophie ne cesse de faire vivre des personnages conceptuels, de leur donner la vie [...] Les personnages conceptuels [...] opèrent les mouvements qui décrivent le plan d'immanence de l'auteur, et interviennent dans la création même de ses concepts. 26.

Hamlet est-il un personnage conceptuel au sein de la pensée freudienne, en ce sens qu'il est un hétéronyme de Freud, le véritable sujet de sa pensée, son intercesseur? Par le biais de ce qu'il avait d'abord entrepris dans son auto-analyse, Freud peindrait-il son propre autoportrait en Hamlet, comme Delacroix l'avait fait plus d'un demi-siècle auparavant 27 ? Au fil de son oeuvre, Freud devient son propre personnage conceptuel, il devient Hamlet, il s'hamlé-tise et il hamlétise tout. Hamlet est l'embrayeur de la pensée freudienne. Puissance d'affects et de percepts pour Shakespeare, Hamlet devient sous la plume de Freud puissance de concepts. Quoiqu'il en soit, Hamlet a toujours donné à penser à tous les auteurs qui se le sont approprié, comme s'ils étaient, en dernière analyse, autant de prête-noms, de pseudonymes incarnés successivement par des individus aussi divers que Saxo Grammaticus, Belleforest, Shakespeare, Delacroix, Freud, Lacan, Laurence Olivier ou encore Carmelo Bene. C'est pourquoi Hamlet, en tant que personnage conceptuel inassignable à un système de pensée particulier, est irréductible à un type psychologique. L'introduction par Freud de la littérature dans la science de l'inconscient permet la tentative de fuite hors des chemins balisés par ses prédécesseurs, tel Janet, qui adoptait une vision très médicale et psychiatrisante d'Hamlet en n'y voyant qu'un neuras-

thénique .

Hystérie? Névrose obsessionnelle? Mélancolie clinique? Freud ne

tranche pas définitivement.
En 1916, dans Quelques types de caractères dégagés par le travail psychana-lytique28, Freud affirme qu'il a pu constater, en tant que psychanalyste, une pleine concordance entre oeuvre littéraire et expérience médicale.

Il convient de mettre en valeur l'idée d'une symptomatologie commune 29entre le phantasmer à l'oeuvre dans la littérature et les fantasmes du névrosé. La dialectique entre une affirmation de la valeur créatrice de l'érotisation et la nécessité de placer celle-ci sous contrôle est une constante dans l'oeuvre freudienne. Si ceci vaut pour les symptômes et la vie psycho-sexuelle du névrosé, le placement sous surveillance et le quadrillage des forces désirantes à l'oeuvre dans le proces-

sus de la création artistique pose problème.

L'Interprétation du rêve, qui contient la fameuse note sur ×dipe roi et sur Hamlet, fait le lien entre clinique et épistémologie. Nous reviendrons sur ce passage crucial de l'oeuvre freudienne qui introduit à la fois ×dipe et Hamlet, comme objets d'analyse de la science de l'inconscient alors naissante, lorsque

26. Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 61- 62.

27. Eugène Delacroix, Autoportrait dit en Ravenswood ou en Hamlet, Huile sur toile,1821, 0,41 m x 0,33 m, Don Paul Jamot à la Société des Amis de Delacroix, 1943, Musée National Eugène Delacroix, Paris.

28. Sigmund Freud, Quelques types de caractères dégagés par le travail psychanalytique, ×uvres complètes de Freud (dorénavant cité comme O.C.F.), vol. XV, 1916-1920, PUF, 2002.

29. Joël Bernat, Freud, entre littérature et psychanalyse, Corps-Image-Texte chez Deleuze, dir. Françoise Lartillot, éd. Peter Lang, Bern, 2010, p.7.

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nous aborderons l'application du schéma psychanalytique perçu par Freud dans la pièce de Sophocle au personnage d'Hamlet et à l'oeuvre de Shakespeare.

Quelques années après les grandes analyses de L'Interprétation du rêve, dans De la psychothérapie (1901-1905), Freud recourt à Hamlet car il recherche un contre-exemple sur la manière d'aborder le névrosé dans la cure analytique. En effet, la thérapie psychanalytique requiert de la subtilité de la part de l'analyste. Il n'est pas aisé de sonder la psyché. Le patient abordé par son analyste de manière maladroite réagira exactement comme Hamlet face aux courtisans Rosencrantz et Guildenstern : exaspéré, il refusera de céder à leurs tentatives maladroites pour le faire parler, arguant qu'on ne joue pas ainsi de lui. Hamlet apparaît ici comme le paradigme de la résistance du névrosé , ainsi que l'a bien souligné Starobinski dans son essai Hamlet et Freud 30. En effet, Hamlet résiste lorsque son entourage tente de le manipuler. L'observation des comportements et des réactions d'Hamlet au cours de la pièce donne à Freud des indices permettant d'affiner la technique psychanalytique : rendre la méthode psychanalytique plus subtile afin de contourner les résistances.

Il n'est nullement aisé de jouer de l'instrument animique. En de telles occasions je ne puis m'empêcher de penser aux paroles d'un névrosé universellement célèbre, qui n'a certes jamais été en traitement chez un médecin, n'ayant vécu que dans la fantaisie d'un poète. Je veux dire le prince Hamlet de Danemark. Le roi a dépêché vers lui les deux courtisans Rosenkranz et Guildenstern pour le questionner et lui arracher le secret de son humeur dépressive. Il les repousse; sont alors apportées sur la scène des flûtes. Hamlet prend une flûte et prie l'un de ses tourmenteurs d'en jouer, ce qui est, dit-il, aussi facile que de mentir. Le courtisan refuse car il ne sait de quelle manière s'y prendre, et comme rien ne saurait l'amener à essayer de jouer de la flûte, Hamlet finit par éclater. Voyez-vous maintenant quelle misérable chose vous faites de moi? Vous voudriez jouer de moi, vous voudriez pénétrer dans le coeur de mon secret, vous voudriez me sonder de la note la plus basse au sommet de ma voix, et dans le petit instrument que voici il y a beaucoup de musique, une excellente voix, et pourtant vous ne pouvez pas le faire parler. Sambleu, pensez-vous qu'on joue plus aisément de moi que d'une flûte? Donnez-moi le nom d'instrument que vous voudrez, vous pourrez bien me désaccorder la voix, mais vous ne pourrez pas jouer de moi. (III, 2) 31.

Hamlet apparaît dans ce passage de la pièce de Shakespeare, que cite longuement Freud, comme un cas exemplaire de résistance à la psychanalyse. Une approche thérapeutique maladroite, sous-entendu non psychanalytique, ne saurait leurrer le névrosé récalcitrant :

ROSENCRANTZ : Il reconnaît qu'il se sent égaré, Mais pour quelle raison, il ne veut pas le dire.

30. Texte apparaissant en préface à Ernest Jones, op. cit. ainsi que dans le recueil d'essais de Jean Starobinski, La relation critique, Gallimard, tel, 1970.

31. Sigmund Freud, De la psychothérapie (1904), in ×uvres complètes de Freud (O.C.F.) VI (1901-1905), PUF, Paris, 2006, p. 52.

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GUILDENSTERN : Nous ne le trouvons pas disposé à se laisser sonder,

Et sa folie rusée prend le large. 32.

Hamlet inspire une méthode à la psychanalyse freudienne

Par ailleurs, certains vers d'Hamlet inspirent à Freud une sorte de discours de la méthode psychanalytique 33 :

Dans ce cas la construction erronée ne laisse pas plus de trace que si elle n'avait jamais été faite, et dans certains cas, on a même l'impression, pour parler comme Polonius, que la carpe de la vérité a été attrapée grâce à l'appât du mensonge. Il est certain qu'on a exagéré sans mesure le danger d'égarer le patient par la suggestion, en lui mettant dans le tête des choses auxquelles on croit soi-même mais qu'il ne devrait pas accepter. Il faudrait que l'analyste se soit comporté d'une façon très incorrecte pour qu'un pareil malheur lui arrive; il aurait avant tout à se reprocher de ne pas avoir laissé parler le patient à son aise. Sans me vanter, je puis affirmer que jamais un tel abus de la suggestion ne s'est produit dans ma pratique analytique. 34

Hamlet aide Freud à construire sa propre voie, à tel point qu'on peut parler d'une sorte de discours de la méthode hamlétien à l'adresse de la psychanalyse. Par ailleurs, il semble s'agir d'une méthode d'expérimentation clinique, bien plus que d'une méthode d'interprétation abstraite. Au contraire, supposer que c'est la psychanalyse qui impose sa propre méthode et son propre logos (rationalité et discours) à Hamlet est une voie que nous envisagerons dans la seconde partie, lorsque nous analyserons les enjeux réels (et non fantasmés 35)

d'une psychanalyse appliquée à Hamlet.

Des mots, des mots, des mots : Hamlet inspire à Freud la cure par

la parole.
Dans un passage de La question de l'analyse profane36 sur la technique psychanalytique, Freud compare la démarche thérapeutique classique du médecin et celle du psychanalyste. Il insiste alors sur l'importance de l'écoute du patient par l'analyste. Il s'agit de rappeler l'importance persistante et la supériorité

32. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 5-7.

33. Dans Littérature et Psychanalyse, Paul-Laurent Assoun parle inversement d'un discours de la méthode freudien à l'adresse de la littérature .

34.

Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes, t. II (1921-1938), Constructions

dans l'analyse (1937), PUF, Bibliothèque de Psychanalyse, Paris, 1998, p. 274.

35. Ce sont les enjeux que la psychanalyse croit voir dans sa propre démarche, par opposition aux enjeux effectifs : ce que peut bien produire la psychanalyse lorsqu'elle prend Hamlet comme objet d'expérimentation, nous y reviendrons.

36. Sigmund Freud, La question de l'analyse profane (1926), O.C.F. XVIII (1926-1930), PUF, 1994, p. 9.

39. Sigmund Freud, Constructions dans l'analyse (1937), Résultats, idées, problèmes, t. II, PUF, Bibliothèque de Psychanalyse, Paris, 1998, p. 274.

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de la talking cure » 37 sur toute autre forme de traitement (instrumental, médicamenteux). La libération des signifiants par l'analysant contribue ainsi à sa guérison. Il s'agit d'une véritable thérapie verbale. Freud prend appui sur les vers d'Hamlet pour étayer son hypothèse :

C'est comme s'il [le patient] pensait : Rien que cela? Des mots, des mots et encore des mots, comme dit le prince Hamlet 38.».

Même si cela peut paraître insignifiant, les mots échangés entre l'analysant et l'analyste sont le point de départ, le moteur, la substance, la matière première et la finalité de l'analyse. Afin d'expliciter cette citation succincte de Shakespeare, Freud recourt, en note de bas de page, au Faust de Goethe (I, v. 1994-2000) :

Surtout il ne faut pas trop se torturer et s'angoisser,

Car c'est justement là où manquent les concepts

Qu'un mot se présente tout à point.

Avec des mots on peut disputer,

Avec des mots bâtir un système,

A des mots on peut croire parfaitement,

D'un mot on ne peut soustraire un iota. ».

Dans les derniers écrits de Freud, ce sont étonnamment des vers de Polo-nius, et non d'Hamlet, qui aident Freud à peaufiner son approche clinique du patient dans la cure, et dès lors contribuent à la technique psychanalytique :

Dans ce cas la construction erronée ne laisse pas plus de trace que si elle n'avait jamais été faite, et dans certains cas, on a même l'impression, pour parler comme Polonius, que la carpe de la vérité a été attrapée grâce à l'appât du mensonge. Il est certain qu'on a exagéré sans mesure le danger d'égarer le patient par la suggestion, en lui mettant dans le tête » des choses auxquelles on croit soi-même mais qu'il ne devrait pas accepter. Il faudrait que l'analyste se soit comporté d'une façon très incorrecte pour qu'un pareil malheur lui arrive; il aurait avant tout à se reprocher de ne pas avoir laissé parler le patient à son aise. Sans me vanter, je puis affirmer que jamais un tel abus de la suggestion » ne s'est produit dans ma pratique analytique. » 39

37. Ce terme est employé pour la première fois au sujet de l'analyse par Josef Breuer et Sigmund Freud du cas d'Anna O., cf. Sigmund Freud, Josef Breuer, Etudes sur l'hystérie (1895), PUF, Bibliothèque de psychanalyse, Paris, 2002. A ce sujet, on parle aussi de méthode cathartique ou de chimney sweeping .

38.

Vers d'Hamlet à Polonius, William Shakespeare, Hamlet, II, 2 : Words, words, words. .

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Polonius, une fois de plus, ne comprend rien. Il est clair que Freud considérait ce personnage comme dérisoire. Il n'hésitait pas à mettre en lumière le caractère excessif et ridicule de ses interventions, jusqu'à caractériser ses discours comme verbeux et fumeux. Polonius, à la suite de Guildenstern et de Rosencrantz, fournit donc un contre-exemple de technique psychanalytique. D'un point de vue clinique et théorique, Polonius serait à bien des égards un très mauvais thérapeute des névroses, comme le témoignent les réactions d'Hamlet à son égard.

La pièce de Shakespeare ne semble dès lors pas avoir cessé de fonctionner comme concept pour la clinique psychanalytique, jusqu'aux dernières années du fondateur de la psychanalyse.En effet, Hamlet possède une utilité pour la pratique de la psychanalyse, c'est en ce sens que nous disons qu'il fonctionne comme un concept pour la clinique psychanalytique. Si Freud était à ce point obsédé par Hamlet, ce n'est pas par pur caprice d'interprète, mais parce qu'Hamlet n'a cessé de lui ouvrir de nouvelles pistes pour la cure analytique des névrosés. Par ailleurs, il semble que le névrosé fictif Hamlet ait eu ce rôle de concept clinique surtout dans les premiers écrits de Freud car ce dernier ne disposait pas encore de suffisamment d'expérience de cas réels de névrose.

C'est ainsi qu'Hamlet a concrètement fonctionné comme image médiatrice qui permit [à Freud] de passer du mythe d'×dipe à la clinique qu'il observait chez les patients névrosés qu'il traitait. 40.

Rappelons dès maintenant qu'il convient de distinguer la psychanalyse ap-pliquée41, dont les objets sont variés (art, vie quotidienne, mot d'esprit, rêve, etc.), de la clinique psychanalytique, qui s'applique exclusivement aux symp-

tômes psychopathologiques.

2) Hamlet, un concept pour l'épistémologie freudienne

Chez Freud, la fécondité clinique est conditionnée par tout un appareillage théorique produit par l'épistémologie. Hamlet offre la possibilité à Freud d'aborder des problématiques et thématiques générales essentielles à la psychanalyse. D'autre part, il permet d'évoquer ou d'expliciter nombre de concepts psychanalytiques centraux.

La psychanalyse est définie par Freud comme un type de savoir spécifique qui se revendique comme science, une psychologie scientifique . Elle est un mode de production théorique rationaliste. Dans cette perspective, Hamlet est un concept opératoire pour penser les mécanismes en lien avec l'hypothèse scientifique de l'inconscient.

L' épistémologie freudienne est une certaine conception des processus inconscients.

Nous avons pu voir que, déjà dans une perspective clinique et expérimentale, Hamlet fonctionnait comme un personnage conceptuel . Bien plus, il semble que Freud, dans une perspective épistémologique qui prolonge l'enquête clinique préliminaire, utilise l'oeuvre et le personnage fictionnels afin de les faire fonctionner comme un laboratoire conceptuel. Ce n'est dès lors plus du Hamlet et du Hamlet de Shakespeare dont il s'agit mais du Hamlet et du Hamlet de

40. Bertrand Welniarz, art. Freud et la création littéraire : la psychanalyse avec Shakespeare , Perspectives Psy 2008, n?1, Vol. 47.

41. Ce qu'on nomme psychanalyse appliquée fera l'objet de notre seconde partie.

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Freud, de Freud devenant Hamlet, en même temps qu'il fait devenir Hamlet psychanalyste.

Le Hamlet de Hegel, nous y reviendrons, était une figure esthétique, une puissance d'affects et de percepts 42. Celui de Freud est personnage conceptuel fonctionnant par connexions et agencements avec le reste des outils et figures de la psychanalyse, personnage conceptuel, c'est-à-dire puissance de concepts , débordant les opinions courantes . Il y a dans le corpus freudien une certaine production d'alliances, de bifurcations, des substitutions d'Hamlet, figure théâtrale à Hamlet, personnage conceptuel emblématique de la psychanalyse. Freud ne veut pas mettre l'affect dans la pensée 43. Il convient de ne pas confondre Hamlet, figure théâtrale et Hamlet, personnage conceptuel, faute de quoi nous tombons dans le logodrame ou dans la figurologie dont parlaient Deleuze et Guattari. Bien que cette interpénétration des plans ne soit en aucun cas un défaut pour Deleuze et Guattari, il semble que Freud tient, au contraire, à garder séparés les deux plans, celui de l'art proprement dit et de l'émotion qu'il peut susciter d'une part, et celui de la réflexion apathique sur l'art, d'autre part. Ceci pourrait d'ailleurs justifier le fait que Freud ne tenait pas rigueur des reproches des critiques faisant de la psychanalyse appliquée une menace pour l'appréciation esthétique de l'oeuvre. Freud parvient grâce au personnage conceptuel Hamlet à modifier de façon décisive ce que signifie penser, dresser une nouvelle image de la pensée 44. Il bifurque, en génie hybride , n'effaçant pas la différence de nature entre science et littérature, mais tentant au contraire de s'installer dans cette différence même 45.

Hamlet n'intervient pas directement dans les travaux tardifs de Freud sur la pulsion de mort et dans ceux introduisant la seconde topique (à partir des années 1920). Néanmoins, il paraît évident que Freud s'est inspiré de son observation du prince danois pour forger toute cette conceptualité introduite dans ses derniers écrits.

Hamlet n'est jamais loin lorsqu'il s'agit des options théoriques fondamentales de la psychanalyse freudienne (nature de l'inconscient, refoulement, ×dipe, fantasme, etc).

En outre, l'approche psychanalytique du mot d'esprit doit beaucoup à Ham-

let.

Les conditions du bon fonctionnement d'un mot d'esprit sont empruntées à la sagesse d'Hamlet :

La fortune d'une plaisanterie se trouve dans l'oreille de celui qui la fait. 46 [...] La brièveté est l'âme de l'esprit. 47 [...]. La fulgurance, l'imprévu, la surprise du Witz qui jaillit, sans qu'il s'agisse nécessairement d'un mot d'esprit, est un des traits qui caractérisent non seulement le personnage d'Hamlet mais tout le théâtre de Shakespeare. [. . .] surgit du dehors ce qui est caché au-dedans. Le rêve lui-même est pour une part un Witz. Pour une part seulement car

42. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, p. 64 et suivantes.

43. ibid.

44. ibid.

45. ibid.

46. Sigmund Freud, Le mot d'esprit et ses relations avec l'inconscient, cité par Jean-Bertrand Pntalis, op. cit., p. 40.

47. ibid.

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il est aussi une ombre48, le revenant spectral de nos nuits obscures. 49

Dans un passage très intéressant du point de vue de la théorie freudienne, à la fois du mot d'esprit et du rêve, Freud sollicite les paroles caustiques d'Hamlet :

Thrift, thrift, Horatio. The funeral bak'd meats

Did coldly furnish forth the marriage tables. 50.

En effet, la question du principe d'économie, de la condensation dans le mot d'esprit est illustrée par ces vers d'Hamlet économie, économie, Horatio . Hamlet emploie la technique de la condensation dans son mot d'esprit pour interpréter la succession rapide de la mort de son père et du remariage de sa mère.

Le jeu de mots ne représente qu'une condensation sans substitution; la condensation demeure donc la catégorie à laquelle sont subordonnées toutes les autres. Une tendance à la compression ou mieux à l'épargne domine toutes ces techniques. Tout paraît être, comme le dit Hamlet, affaire d'économie (Thrift, Horatio,

thrift !). 51.

L'emploi multiple des mêmes mots dans la demande et dans la réponse constitue certes une épargne . De même Hamlet traduit la succession immédiate de la mort du père et des noces de la mère par ces mots : Le rôti du repas mortuaire fournit la viande froide du banquet nuptial. . 52.

Le lien est clair entre le wit 53 d'Hamlet et le witz 54 dont parle Freud dans son essai. De même, Freud avait déjà montré, notamment dans L'interprétation du rêve, que ce principe d'économie opérait également dans les processus

48. Pontalis fait sans doute allusion aux vers d'Hamlet : A dream itself is but a shadow. ». II, 2, 253.

49. Jean-Bertrand Pontalis, op. cit., p. 40.

50. William Shakespeare, Hamlet, I, 2, 180-181 :

Les viandes rôties des funérailles

Ont été servies froides au repas du mariage ».

51. Sigmund Freud, Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient (1905), Gallimard, coll. idées, Paris, 1930, p. 67.

52. op. cit., p. 69.

53. Le wit » anglais est un terme équivoque, qui signifie tantôt une personne dotée d'un esprit vif qui sait manier les mots de manière habile, intelligente et amusante, tantôt l'intelligence et la vivacité d'esprit. On trouve l'emploi de ce mot par Polonius dans Hamlet (II, 2, 90) :

Brevity is the soul of wit »

Ainsi la brièveté est l'âme de l'esprit »

54. Le sens courant du terme allemand witz » est humour». Freud l'utilise pour désigner le mot d'esprit », qui n'est pas seulement jeu de mots humoristique mais qui comporte une part importante de créativité, d'acuité intellectuelle et d'inventivité. C'est en ce sens que le witz » s'apparente au wit » shakespearien.

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oniriques. Dans le but de révéler les mécanismes fondamentaux de la création artistique et poétique, Freud met l'emphase sur les points communs de celle-ci avec des processus psychiques apparemment dissemblables tels que les rêves, les jeux de mots et les symptômes psycho-névrotiques. Il s'agit dans ces différents cas de processus liés aux fantasmes, aux désirs inconscients, au refoulement, au réveil de souvenirs d'enfance et à la vie psycho-sexuelle de l'individu.

Dans Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, Hamlet est une source inépuisable de wit propice à venir étayer la théorie psychanalytique de cette production de l'inconscient singulière qu'est le witz . Voici quelques autres exemples que nous trouvons dans cet essai de Freud.

Les auteurs s'accordent à reconnaître à l'esprit une autre particularité essentielle : la concision est à l'esprit lui-même, dit Jean Paul (Propédantique à l'esthétique I, par. 45), accommodant ainsi la parole de ce vieux bavard de Polonius dans l'Hamlet de Shakespeare (Acte II, scène II) : Puisque la concision est l'âme de l'Esprit, / Prolixité son corps, son lustre et son habit, / Mon discours

sera bref. 55

Le double sens, créé par le sens réel et le sens métaphorique d'un mot, est une source féconde de la technique de l'esprit. [...] C'est le mot célèbre d'Hamlet, selon lequel le but de la pièce, et par conséquent l'intention du poète qui l'écrit, serait de mirer la nature comme dans un miroir : il donne à la vertu ses traits, à la honte son image, au siècle et au temps son expression et sa silhouette.

(Acte III, scène 2) 56.

De même la maligne et fallacieuse défense de la sagesse universitaire par Lichtenberg : Il y a plus de choses sur la terre et au ciel que ne le soupçonne toute votre scolastique! disait avec mépris le Prince Hamlet. Lichtenberg sait bien que cette critique est loin d'être assez sévère, puisqu'elle n'épuise pas les reproches que l'on peut faire à la scolastique. Aussi ajoute-t-il ce qui manque : Mais il y a bien des choses dans la scolastique qui ne se trouvent ni au ciel ni sur terre. Bien que sa représentation fasse ressortir de quelle manière la scolastique nous dédommage de la carence signalée par Hamlet, ce dédommagement implique un autre grief beaucoup plus

sérieux. 57

Le lien entre les mécanismes du mot d'esprit et les processus oniriques est scellé. Cinq ans avant cet essai, dans un passage de L'interprétation du rêve, Freud démontrait déjà que, comme dans la folie d'Hamlet, il y a de la méthode dans la folie apparente du rêve. Freud estime avoir résolu le problème de l'absurdité du rêve en montrant que le contenu du rêve n'est jamais absurde (sauf dans le cas des psychoses, que Freud exclut du champ d'application de la psychanalyse). Le contenu du rêve est déguisé par le travail du rêve (utilisation de

55. ibid., p. 18-19.

56. ibid., p. 58.

57. ibid., p. 114- 115.

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symboles, condensation, déplacement, etc.). Nous trouvons dans L'interprétation du rêve deux passages annonçant déjà la façon dont Freud fera fonctionner Hamlet comme un concept pour la théorie du witz .

Je ne crois pas que ces arrières-pensées eussent suffi à provoquer un rêve. Ainsi dans Hamlet : There needs no ghost, my lord, come from the grave / To tell us this. Nul besoin, mon seigneur, de fantôme surgi de la tombe pour nous raconter cela. 58.

Bien souvent le rêve a son sens le plus profond là où il apparaît le plus dément. [.. .] Ainsi procède au théâtre, exactement comme fait le rêve dans la réalité, le prince qui doit se faire passer pour fou, et c'est pourquoi on peut dire aussi du rêve ce que Hamlet dit de lui, en remplaçant les conditions réelles proprement dites par d'autres, aussi drôles qu'incompréhensibles : Je ne suis fou que par vent de nord-nord-ouest; quand le vent souffle du sud, je peux distinguer un héron d'un faucon. [II, 2]. J'ai donc résolu le problème de l'absurdité du rêve en ce sens que les pensées du rêve ne sont jamais absurdes. 59

Notons que Shakespeare, comme nombre de ses contemporains et successeurs, ne croyait pas en la nature signifiante du rêve mais en son absurdité, et c'est précisément contre cette conception largement répandue que Freud entendait se positionner.

3) Hamlet, un concept pour la métapsychologie

Le néologisme métapsychologie a été forgé par Freud en 1895 (en même temps que l'invention du terme psychanalyse ) pour désigner la part purement spéculative et théorétique de la doctrine psychanalytique. Dans une lettre à son ami Fliess datant du 10 mars 1898, Freud définit la métapsychologie comme la psychologie qui aboutit à l'arrière-plan du conscient 60, le préfixe méta suggère l'idée qu'il s'agira de considérer ce qui est au-delà et à côté des processus psychiques étudiés traditionnellement par la psychologie (à savoir les processus conscients). Freud estime que la branche métapsychologique est l'accomplissement de la recherche psychanalytique et qu'elle permet un éclaircissement et un approfondissement des hypothèses théoriques 61 développées par l'épistémologie freudienne. Profondément liée à l'épistémologie, la métapsychologie est également en perpétuelle interaction avec la clinique psychanalytique, à laquelle elle s'adapte sans cesse.

58. L'interprétation du rêve (1899-1900), trad. J.-P. Lefebvre, Écrits philosophiques et littéraires, Opus seuil, V- Matériau et sources du rêve, A- Le récent et l'indifférent dans le rêve, p. 190.

59.

ibid., VI- Le travail du rêve, G- Rêves absurdes Les prestations intellectuelles dans le rêve, VI), p. 412.

60. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess (1887-1904), édition complète, PUF, Paris, 2006

61. Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, PUF, Quadrige, 2013.

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On trouve dans le terme métapsychologie l'idée de soubassements philosophiques de la doctrine freudienne, malgré la défiance du créateur de la psychanalyse vis-à-vis de la philosophie. Freud emploie d'ailleurs une expression étonnante dès lors qu'elle apparaît comme une sorte d'auto-critique : il parle de la sorcière métapsychologique . Cette image lui vient du Faust de Goethe. Avec la dimension métapsychologique, la dichotomie entre théorie et clinique devient caduque. La psychanalyse apparaît avant tout comme une épreuve de la pensée, une mise à l'épreuve de nos convictions, à commencer par celles héritées de la psychologie traditionnelle.

Notons que la métapsychologie se décline en trois points de vue : la dyna-

mique, l'économique et la topique.

Freud se référait souvent, explicitement ou de manière allusive, aux vers d'Hamlet au sceptique Horatio, comme s'il avait besoin de justifier la nécessité d'une métapsychologie aux yeux du public incrédule.

Le partage, dans ce qui détermine notre vie, entre les nécessités de notre constitution et les hasards de notre enfance peut bien, dans le détail, être encore incertain; mais dans l'ensemble, il ne subsiste aucun doute quant à la significativité de nos premières années d'enfance précisément. Nous montrons tous encore trop peu de respect pour la Nature qui, selon les paroles obscures de Léonard, faisant penser au propos d'Hamlet, est pleine d'innombrables causes qui ne sont jamais passées dans l'expérience (La natura è piena d'innite ragioni che non furono mai in isperienza.

M. Herzfeld, l.c., p. 11). Chacun des êtres humains que nous sommes correspond à l'une des expérimentations sans nombre par lesquelles ces ragioni de la Nature font leur poussée dans l'expérience. 62

L'édition des oeuvres complètes de Freud chez PUF précise qu'il s'agit là vraisemblablement d'une allusion aux vers d'Hamlet que Freud aimait par ailleurs citer :

There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are dreamt of in your philosophy.

Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio,

Que n'en peut rêver votre philosophie. 63

Hamlet intervient également, comme nous le verrons, dans les études freudiennes de psychanalyse appliquée suivantes : Le Moïse de Michel-Ange et bien plus tard dans Dostoïevski et le parricide, mais cette fois-ci en tant qu'objet de

l'analyse, et non en tant qu'intercesseur de Freud.

Dans un ouvrage cette fois-ci plus technique, Freud reprend ses variations hamlétiennes et cite ce qui semble être ses vers préférés du prince danois.

62. Sigmund Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci (1910), O.C.F. X (19091910), p. 164.

63.

William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 164-165.

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Que les lecteurs soient du moins convaincus que, pour ma part, je ne rapporte que ce qui s'est présenté à moi en tant d'expérience vécue indépendante, non influencée par mon attente. Il ne me restait donc qu'à me rappeler la sage parole selon laquelle il y a entre ciel et terre plus de choses que notre sagesse d'école n'en peut rêver. [note de Freud : cf. Hamlet, I, 5 : Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que n'en rêve ta philosophie ] Qui s'entendrait à neutraliser encore plus radicalement ses convictions congénitales pourrait à coup sûr découvrir un plus grand de ces choses. 64

Il s'agit là du fameux cas de l'homme aux loups. Dans son ouvrage La folie privée65, André Green fait un parallèle intéressant entre l'homme aux loups analysé par Freud et Hamlet, comme deux paradigmes de cas-limite. Il constate par ailleurs, en s'appuyant sur sa pratique analytique et sur une intuition déjà présente chez Freud, que, de nos jours, ×dipe tend à céder la place à Hamlet.

Avec l'aide d'Hamlet, Freud aurait touché à une vérité universelle (l'être humain comme produit d'une détermination psychologique), d'où les résistances face à sa lecture d'Hamlet.

Le concept Hamlet permet à Freud de formuler une intuition présente depuis fort longtemps : ce qui se passe dans ×dipe roi aurait une dimension universelle, on en trouverait des traces dans Hamlet. Le concept Hamlet, fonctionnant en binôme avec le motif oedipien, permet d'élaborer une notion psychanalytique centrale : le refoulement. Il résulte de l'analyse clinique menée par Freud guidé par Hamlet, que ce problème , qu'il a repéré chez son mentor , trouve son origine profonde dans la progression séculaire du refoulement, depuis ce qui était repérable à partir du personnage d'×dipe.

Non seulement Hamlet donne un éclairage nouveau à ×dipe, mais, de surcroît, il est ce qui lui donne toute son actualité et sa pertinence aujourd'hui. Nous sommes tous, du moins en germe comme le souligne Freud, des Hamlet, à savoir que, chez chacun de nous, sont susceptibles de ressurgir les rejetons de l'×dipe refoulé.

La création littéraire ne fait pas que vérifier et confirmer l'explication métapsychologique : elle lui ouvre des perspectives qu'il est vrai, la métapsychologie va élaborer et universaliser [...]. Nous ne pouvons désormais perdre de vue ce primat de la référence au fait de la création littéraire, qui cherche dans l'instrument métapsychologique une expression adéquate et non un dépassement de la littérature par la science . 66.

Afin d'établir une taxinomie et de poser des étiquettes nosographiques à partir de ce qui se présente subjectivement à lui dans Hamlet, Freud prend appui sur ce qui différencie un cas d'un autre, une classe de névroses d'une autre, d'un point de vue métapsychologique (nous y reviendrons lorsque nous traiterons

64. Sigmund Freud, A partir de l'histoire d'une névrose infantile, I- Remarques préliminaires (1914), in O.C.F. XIII (1914-1915), PUF, Paris, 1988 (La référence à Hamlet apparaît dans la note de bas de page).

65. André Green, La folie privée : Psychanalyse des cas-limites, Gallimard, Connaissance de l'inconscient", Paris, 1990.

66. Paul-Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse, Ellipses, Paris, 1996, p. 30.

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de l'étiologie des névroses que Freud tente d'appliquer à Hamlet, bien qu'il semble que le processus soit plutôt inverse). Freud tire d'Hamlet une esquisse d'étiologie des névroses.

Le terme folie n'est guère plus employé dans la nosographie psychanalytique car il est désormais perçu comme connotant un manque de rigueur et de scientificité, comme relevant davantage de la littérature, en tant que fiction, que de la réalité psychique (nous verrons que la folie relève bien de la littérature, dans sa fonction d'exploration des marges de la raison, de la déviance, mais que la littérature, étant conçue comme vie, est en prise directe sur le réel, expérimente bien quelque chose d'empirique lorsqu'elle aborde la folie), comme renvoyant à une autre époque supposée révolue et comme suggérant quelque chose

de quasi-mystique.

Par ailleurs, comme Assoun l'a démontré dans plusieurs de ses travaux 67, la psychanalyse freudienne possède l'intérêt crucial de produire une mise au travail de la conceptualité philosophique et ainsi d'avoir des effets philosophiquement définissables . La machine psychanalytique est une machine réelle et non une machine à fantasmes. Les concepts psychanalytiques sont acquis sur le terrain de son expérience clinique .

Le concept psychanalytique, en démarcation du registre spéculatif du concept, est donc empirique, au sens de la référence à cette expérience (empereia) que constitue la clinique. Il s'agit donc de notions induites du savoir du symptôme, acquis par l'écoute, produits d'une découverte [...] mais aussi porteuses d'une ambition expli-

cative donc conceptuelle. 68

La partition du fonctionnement d'Hamlet, comme concept, entre la métapsychologie, l'épistémologie et la clinique, est purement méthodologique, et non réelle, car tout ceci est inséparable de facto. En effet, on ne peut tracer une ligne de séparation nette entre la théorie et la clinique psychanalytiques, car observation, spéculation, praxis et effet thérapeutique y sont constamment intriqués. Freud tenait à élaborer des concepts car c'était pour lui ce qu'il y a de plus stimulant pour le développement de la pensée. On comprend mieux dès lors la fonction conceptuelle revêtue par le personnage de Shakespeare.

Le personnage conceptuel d'Hamlet devient pour Freud une entité clinique établie par une épistémologie et dont les mécanismes profonds peuvent être mis en lumière par une métapsychologie. Hamlet est un réel concept pour la psychanalyse, la preuve en est qu'il fait l'objet d'entrées dans certains dictionnaires de référence en psychanalyse 69.

Enfin, le concept Hamlet opère comme un véritable fil rouge permettant de ré-exposer une grande partie de l'oeuvre de Freud à partir de l'enjeu oedipien.

67. Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, PUF, Quadrige, Paris, 2009; Freud et Nietzsche, PUF, Quadrige, Paris, 2008; Freud , Vocabulaire des philosophes, t. IV- Philosophie contemporaine (XX? siècle), dir. J.-P. Zarader, Ellipses, Paris, 2002.

68. Paul-Laurent Assoun, Freud , Vocabulaire des philosophes, t. IV, dir. J.-P. Zarader, Ellipses, Paris, 2002, p. 166.

69. Dictionnaire international de la psychanalyse, dir. Alain de Mijolla, Calmann-Lévy, Paris, 2002; Dictionnaire de psychanalyse, dir. Bernard Vandermersch, Roland Chemama, Larousse, in extenso, Paris, 2009.

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Peut-on dès lors parler de l'existence d'un complexe d'Hamlet qui poindrait dans l'oeuvre de Freud, étant donné qu'Hamlet est d'emblée strictement (et historiquement) lié au complexe d'×dipe?

II- Hamlet, un pont jeté par Freud entre théorie psychanalytique et pratique clinique

Chaque grande découverte correspond donc à un noeud de la dialectique serrée entre clinique et théorie psychanalytiques. 70.

Telle peut se définir l'heuristique freudienne. Au sein de la psychanalyse freudienne, Hamlet permet de faire le lien entre la pratique clinique des névroses et l'heuristique freudienne, en tant qu'elle donne lieu à une épistémologie et à une métapsychologie.

Ce qu'il y a de plus principiel dans la psychanalyse ne se situe pas dans la plate-forme épistémologique mais dans une logique fondamentale , qui se relie à l'appréhension freudienne de l'objectivité (métapsychologie). Chaque question aperçue dans le matériau clinique, impose une question qui va donner lieu à un corps d'hypothèses définissant un certain moment de la théorie (épistémologie), avant que celui-ci ne s'ouvre à nouveau par un nouvel aperçu clinique imposant un nouveau palier de théorisation (métapsychologie).

1) Insuffisances de l'approche herméneutique : la psychanalyse, comme entreprise de libération.

Ni herméneutique ni démonstration scientifique, l'approche freudienne peut-elle être vue comme une méthode de libération de l'inconscient? La méthode psychanalytique de Freud peut-elle être conçue autrement que d'après le modèle hypothético-déductif des scientifiques et autrement que d'après le modèle interprétatif de l'exégèse littéraire? La pièce de Shakespeare, comme la cure analytique, a-t-elle un rôle thérapeutique? Nous entendons l'adjectif thérapeutique dans le sens d'une libération de l'inconscient par rapport au fardeau familial et oedipien, et non comme purgation des passions inavouées propres à tout être humain. La machine Hamlet produite par Freud dans son oeuvre est-elle machine de répression, de reterritorialisation de ce qui semblait n'avoir aucun rapport avec ×dipe? Au contraire, s'agit-il plutôt d'une machine désirante de libération de l'inconscient, d'une tentative de déterritorialisation? Nous reviendrons sur ces questionnements dans notre dernière partie, mais il

semble nécessaire de les introduire d'ores et déjà.

A la suite de Freud, plusieurs conceptions et approches distinctes de la psychanalyse ont vu le jour. D'une part, celle consistant à faire de la psychanalyse une herméneutique (Ricoeur, Gadamer, Habermas). D'autre part, celle considérant la psychanalyse comme un processus libérateur. Cette approche de la psychanalyse comporte, en outre, deux variantes : la psychanalyse comme libération des signifiants (Lacan) et la psychanalyse comme libération des signes de

70. Paul-Laurent Assoun, Les fondements philosophiques de la psychanalyse , Histoire de la psychanalyse, dir. Roland Jaccard, T. 1, Le Livre de Poche, biblio essais, Paris, 1982, p. 164.

71. Paul Ricoeur, De l'interprétation, Essai sur Freud, Seuil, Points Essais, Paris, 1965.

72. Sigmund Freud, Leçons d'introduction à la psychanalyse (1916), Doctrine générale des

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l'inconscient et émancipation par rapport aux déterminations et à la dictature

du signifiant (Deleuze et Guattari).

Ricoeur 71 n'entend pas travailler sur la dimension de pratique vivante de la psychanalyse mais sur l'oeuvre de Freud, comme document écrit, sur l'interprétation philosophique qu'il peut en donner. Ainsi, l'herméneutique psychanalytique apparaît sur un plan d'égalité avec l'herméneutique philosophique et littéraire. Ricoeur propose une phénoménologie de la lecture. La lecture d'un texte consisterait dans cette perspective à recevoir de lui un certaine proposition de monde , un certain ordre. Le texte ne doit pas être relativisé et inscrit au sein d'un contexte historique car il n'a de sens que par sa capacité à parler au sujet qui le reçoit. Dans la perspective herméneutique qui est celle de Ricoeur et de Gadamer, le texte est reçu par son lecteur comme porteur d'une vérité, de la réponse à une question qu'il me pose et que je lis dans le texte. Son rôle est ainsi aléthique, il est dévoilement de quelque chose qui était celé. Une telle herméneutique méthodologique implique que ce n'est pas le sujet qui reconstitue le texte mais le texte qui constitue le sujet.

Une telle méthodologie peut-elle valoir lorsqu'il s'agit de psychanalyse appliquée à l'oeuvre littéraire? Peut-on dire que Freud est constitué par Hamlet et non l'inverse, à savoir que Freud reconstruirait Hamlet? Freud parle lui-même de la nécessité d'une reconstruction dans l'analyse, cela semble valoir a fortiori pour l'analyse de textes littéraires. Toutefois, l'idée que la psychanalyse et son fondateur seraient en partie créés, travaillés, construits par Hamlet est quelque chose qui nous semble très juste. Cette idée nécessite cependant d'être accompagnée de la prise en compte de la nécessité pour la psychanalyse de recréer, de retravailler et de reconstruire quelque chose d'autre à partir d'Hamlet. C'est cela que nous appellerons la machine Hamlet de Freud ou l'Hamlet de Freud, qui n'a pour ainsi dire rien à voir avec l'Hamlet de Shakespeare, et ceci, contrairement à ce que l'on pourrait croire, est une des grandes forces de l'approche freudienne d'Hamlet. En effet, cette dernière n'aurait aucun intérêt s'il s'agissait de déceler un sens caché, déjà présent derrière Hamlet. Freud reconnaissait, au contraire, d'emblée que ce sens ne préexistait pas à son travail de reconstruction. Ce sens (si l'on peut encore parler de sens ) est nécessité par la conceptualité analytique, ce n'est pas le texte lui-même qui dévoile son sens au terme d'un travail herméneutique et aléthique.

Ce n'est pas le texte qui pose une question à Freud ou qui détient une vérité voilée au commun des mortels, ni Freud qui pose une question au texte et entend y répondre par une vérité psychanalytique qui serait immuable, mais c'est la rencontre entre Hamlet et Freud qui produit une nouvelle conceptualité, qui ouvre un champ problématique inédit, une série de questions et la possibilité d'une réflexion d'un genre différent. Freud réfléchit sur Hamlet mais il est aussi réfléchi par lui. Ceci a déjà été mis en lumière par certains commentateurs : Hamlet est comme un miroir où viennent se réfléchir l'âme de Freud et celle de ses contemporains.

Chacun de ces névrosés a lui-même été un ×dipe, ou, ce qui

revient au même, qu'il est devenu, en réaction au complexe, un Hamlet. 72

névroses, Leçon XXI- Développement de la libido et organisations sexuelles, in O.C.F. XIV (1915-1917), PUF, Paris, 2000, pp. 347-350.

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La réflexion de Freud peut s'étendre au psychisme humain en général et ne se limite plus à la doctrine des névroses.

Il ne s'agit plus dès lors de plaquer un modèle interprétatif sur une oeuvre singulière mais de permettre, grâce à une réflexion sur l'oeuvre, une émancipation de son lecteur par rapport aux contraintes qui le déterminent.

Plutôt que de s'attacher au sens de Hamlet et à l'élaboration de son exégèse, il semble plus pertinent de tâcher de délimiter les contours de cette machine Hamlet, de cette fonction hamlétienne libératrice de signes qui opère tout au

long de l'oeuvre de Freud.

La langue freudienne est comme contaminée par celle du poète et dramaturge anglais. Ceci est paradigmatique dans le cas d'Hamlet. L'écriture du fondateur de la psychanalyse incorpore les vers d'Hamlet presque à son insu. Ceci n'implique pas néanmoins qu'il faille envisager, dans la perspective de l'herméneutique méthodologique de Gadamer, que c'est Hamlet qui constitue Freud. Freud connaissait par coeur la pièce de Shakespeare qu'il fréquentait depuis ses plus jeunes années. Parfois, les références qu'il fait à Hamlet sont intégrées dans les développements rationnels faits par Freud, sans le recours aux guillemets, comme si Freud s'appropriait les mots du Dich-ter, et le plus souvent ceux du prince danois. Dans d'autres passages, les citations sont approximatives ou allusives. Par ailleurs, Freud, qui sentait en lui très précocement une agitation littéraire , ne semble pas avoir complètement renoncé à donner à sa prose des allures inspirées des vers shakespeariens. Beaucoup reconnaissent effectivement à Freud ce talent d'écrivain, même dans ses écrits les plus scientifiques ou techniques. On peut repérer une sorte de mouvement dialectique entre la reconstruction psychanalytique d'Hamlet et la dette contractée par Freud dès lors qu'il fonde toute sa psychanalyse à partir d'Hamlet et d'×dipe . Freud n'est pas constitué par Hamlet, il est hanté par son spectre qui ne cessera de réapparaître dans toute sa production, des lettres de jeunesse issues de sa correspondance privée à l'Abrégé de psychanalyse, dans lequel Freud fait le point sur l'oeuvre de sa vie.

Il convient de comprendre l'omniprésence d'Hamlet (qui diffère du type d'omniprésence d'×dipe) comme une hantologie . La présence d'Hamlet est continue, diffuse et protéiforme. Hamlet n'intervient pas toujours comme concept dérivé du complexe d'×dipe . Il joue parfois un rôle ornemental. Il vient tantôt appuyer une intuition ou une hypothèse, tantôt relancer le dialogue ou venir interroger ce qui vient d'être dit. Il semble parfois surgir de manière insidieuse, intempestive et furtive, de sorte que ses apparitions semblent davantage relever de l'hantologie que de la référence pleinement maîtrisée et dûment réfléchie. Si l'on peut aisément dater historiquement l'apparition du complexe d'×dipe dans la terminologie psychanalytique, on ne peut faire de même pour Hamlet puisque, tel le spectre du père d'Hamlet, il n'apparaît jamais pour la première fois dans le corpus freudien, il ne fait que réapparaître, même si c'est pour la première fois, tel un revenant. Ainsi que le suggère Derrida, la hantise est historique, certes, mais elle ne date pas, elle ne se date jamais docilement, dans la chaîne des présents, jour après jour, selon l'ordre institué d'un calen-

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drier. Intempestive, elle n'arrive pas, elle ne survient pas [...1 73 à Freud, à la psychanalyse pouvons-nous ajouter au sujet de la hantise exercée par Hamlet. Derrida poursuit :

[...1 ce quelqu'un d'autre spectral nous regarde, nous nous sentons regardés par lui, hors de toute synchronie, avant même et au-delà de tout regard de notre part, selon une antériorité (qui peut être de l'ordre de la génération, de plus d'une génération) et une dissymétrie absolues, selon une disproportion absolument immaîtri-sable. L'anachronie fait ici la loi. Que nous nous sentions vus par un regard qu'il sera toujours impossible de croiser, voilà l'effet de visière depuis lequel nous héritons de la loi. Comme nous ne voyons pas qui nous voit, et qui fait la loi, qui délivre l'injonction, une injonction d'ailleurs contradictoire, comme nous ne voyons pas qui ordonne jure (swear), nous ne pouvons pas l'identifier en toute certitude, nous sommes livrés à sa voix. Celui qui dit Je suis le spectre de ton père ( I am thy Father's Spirit ), on ne peut que le croire sur parole. Soumission essentiellement aveugle à son secret, au secret de son origine, voilà une première obéissance à l'injonction. Elle conditionnera toutes les autres. 74.

C'est d'ailleurs ce que Freud déplore : n'avoir pu rencontrer Hamlet, n'avoir pu le convier à ses rencontres psychanalytiques afin de lui arracher son secret, à savoir qu'il souffrait du complexe d'×dipe :

Un cas, cependant, pourrait m'inciter à me rendre moi-même à Elseneur, en dépit de toutes mes infirmités; si vous déterminiez le prince Hamlet en personne à faire une conférence dans laquelle il reconnaîtrait avoir souffert du complexe d'×dipe, ce que tant de gens ne veulent pas croire. Mais même vous ne parviendriez pas à mettre cela sur pied et je puis donc me permettre de rester chez moi. 75

Comme le spectre de son père pour Hamlet, le spectre d'Hamlet possède un regard panoptique sur Freud et sur ses contemporains, il voit ce que les autres ne voient pas. Du moins Freud semble prêter à Hamlet ce pouvoir tutélaire de connaissance de ces choses au ciel et sur la terre dont la sagesse d'école psychanalytique ne peut rêver 76. Ainsi, si ×dipe parsème le corpus freudien de manière explicite et donc en apparence beaucoup plus fréquente, c'est parce qu'il ne s'agit pas d'une figure spectrale comme l'est Hamlet qui possède l'insigne suprême du pouvoir dès lors qu'il peut à l'abri voir sans être vu ou sans être identifié 77. Derrida explique par la suite que l'esprit de l'esprit , en l'occurrence l'esprit du spectre d'Hamlet, vient travailler celui

73. Jacques Derrida, Spectres de Marx, l'État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Galilée, Paris, 1993, p. 22.

74. op. cit., p. 27-35.

75. Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister (1909-1939), lettre 89 du 16 février 1929, Gallimard, tel, Paris, 1991, p. 185-186.

76. William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 164-165 : There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are dreamt of in your philosophy. . Il s'agit, nous l'avons vu, de la référence à Hamlet qui apparaît le plus sous la plume de Freud, que ce soit sous la forme d'une citation exacte ou de manière allusive.

77. Jacques Derrida, ibid.

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qu'il hante. La hantise que subit Freud de la part du spectre d'Hamlet lui permet de produire une conceptualité nouvelle. La machine hamlétique, comme hantologie, est productrice de concepts.

Qu'est-ce que suivre un fantôme? Et si cela revenait à être suivi par lui, toujours, persécuté peut-être par la chasse même que nous lui faisons? [...1 qu'est-ce qu'un fantôme? qu'est-ce que l'effectivité ou la présence d'un spectre, c'est-à-dire de ce qui semble rester aussi ineffectif, virtuel, inconsistant qu'un simulacre? [...1 Appelons cela une hantologie. Cette logique de la hantise ne serait pas seulement plus ample et plus puissante qu'une ontologie ou qu'une pensée de l'être (du to be , à supposer qu'il y aille de l'être dans le to be or not to be , et rien n'est moins sûr). [...1 Hamlet commençait déjà par le retour attendu du roi mort. Après la fin de l'histoire, l'esprit vient en revenant, il figure à la fois un mort qui revient et un fantôme dont le retour attendu se répète, encore et encore. [...1 Question de répétition : un spectre est toujours un revenant. On ne saurait en contrôler les allées et venues parce qu'il commence par revenir. [...1 ce qui paraît presque impossible, c'est toujours de parler du spectre, de parler au spectre, de parler avec lui, donc surtout de faire ou de laisser parler un esprit. Et la chose semble encore plus difficile pour un lecteur, un savant, un expert, un professeur, un interprète, bref pour ce que Marcellus appelle un scholar78. Peut-être pour un spectateur en général. Au fond, le dernier à qui un spectre peut apparaître, adresser la parole ou prêter attention, c'est, en tant que tel, un spectateur. Au théâtre ou à l'école. Il y a des raisons essentielles à cela. Théoriciens ou témoins, spectateurs, observateurs, savants et intellectuels, les scholars croient qu'il suffit de regarder. Dès lors, ils ne sont pas toujours dans la position la plus compétente pour faire ce qu'il faut, parler au spectre [...1 Il n'y a plus, il n'y a jamais eu de scholar capable de parler de tout en s'adressant à n'importe qui, et surtout aux fantômes. Il n'y a jamais eu de scholar qui ait vraiment, en tant que tel, affaire au fantôme. Un scholar traditionnel ne croit pas aux fantômes - ni à tout ce qu'on pourrait appeler l'espace virtuel de la spectralité. Il n'y a jamais eu de scholar qui, en tant que tel, ne croie à la distinction tranchante entre le réel et le non-réel, l'effectif et le non-effectif, le vivant et le non-vivant, l'être et le non-être (to be or not to be, selon la lecture conventionnelle), à l'opposition entre ce qui est présent et ce qui ne l'est pas, par exemple sous la forme de l'objectivité. Au-delà de cette opposition, il n'y a pour le scholar qu'hypothèse d'école, fiction théâtrale, littérature et spéculation. Si on se référait uniquement à cette figure traditionnelle du scholar, il faudrait donc

78. William Shakespeare, Hamlet, I, 1, 41 :

Thou art a scholar, speak to it, Horatio.

Toi qui est savant, parle-lui, Horatio.

L'édition de Gisèle Venet inclut une note éclairante : Horatio, comme Hamlet, a fait des études de philosophie à l'université de Wittenberg. . Un scholar est un savant, mais ce terme anglais peut aussi désigner un érudit, un lettré ou encore un étudiant.

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se méfier ici de ce qu'on pourrait définir comme l'illusion, la mystification ou le complexe de Marcellus. Celui-ci n'était peut-être pas en situation de comprendre qu'un scholar classique ne saurait parler au fantôme. Il ne savait pas ce qu'est la singularité d'une position, ne disons pas d'une position de classe comme on faisait jadis, mais la singularité d'un lieu de parole, d'un lieu d'expérience et d'un lien de filiation, lieux et liens depuis lesquels seuls on peut s'adresser au fantôme Thon art a scholar; speak to it, Horatio. , dit-il naïvement, comme s'il participait à un colloque. Il en appelle au scholar, au savant ou à l'intellectuel instruit, à l'homme de culture comme à un spectateur qui saurait mettre la distance nécessaire ou trouver les mots appropriés pour observer, mieux, pour apostropher un fantôme, c'est-à-dire aussi pour parler la langue des rois ou des morts. [...] En le conjurant de parler, Horatio veut arraisonner, stabiliser, arrêter le spectre dans sa parole. ??

Peut-on dire que Freud, en tant que savant et homme de lettres, était dès le départ voué à une rencontre manquée avec le spectre d'Hamlet? Quand Freud parle d'Hamlet, ou quand il semble dialoguer dans son oeuvre avec lui, se fait-il des illusions? De même, le lecteur ou le spectateur, qui se laisserait hanter par Hamlet, se trouve-t-il dans la même position que le fondateur de la psychanalyse, inexorablement inapte à d'appréhender ce qui lui arrive et ce qu'il doit en retenir?

La branche métapsychologique de la psychanalyse n'est-elle pas à même de saisir ce qu'un spectre comme Hamlet a à lui dire? En effet, si à partir d'Hamlet, Freud parvient à une conceptualité inédite, comme nous venons de le voir, c'est qu'il est parvenu malgré tout à faire fonctionner ce spectre comme une machine à produire des concepts. Peut-être que ces concepts ainsi produits ne sont que sagesse d'école et hypothèses inachevées. Freud le concède volontiers. Quoi qu'il en soit, Freud parvient, effectivement et efficacement, à faire de cette hantise quelque chose d'utile à la discipline psychanalytique. Derrida suggère que justement ce spectre aussi puissant qu'irréel , est virtuellement plus efficace que ce qu'on appelle tranquillement une présence vivante. .

Si Freud rit jaune en posant comme condition de sa venue la participation d'Hamlet, il n'est pas absurde de se demander précisément d'où revient Hamlet pour Freud : d'Elseneur? de l'imaginaire de Shakespeare? de l'Autre scène in-

consciente? Le mystère demeure.

Si l'approche que fait Jones d'Hamlet nous semble insuffisante, c'est peut-être parce que le disciple et biographe de Freud n'avait pas été éprouvé de la même manière. Nous l'avons vu, Hamlet met réellement à l'épreuve la pensée freudienne, il l'empêche de se scléroser ou d'osciller entre scientisme et herméneutique et il travaille la conceptualité freudienne en profondeur. Peut-être est-ce justement parce que la démarche de Jones est encore trop interprétative et trop réductrice qu'elle ne nous convainc pas? Par ailleurs, elle ne fonctionne pas vraiment, contrairement à la machine Hamlet de Freud, qui a des effets certains sur la vie personnelle de celui-ci, sur son oeuvre, sur sa pratique et sur ses successeurs, analystes et critiques littéraires. Le problème de la façon dont Jones aborde Hamlet tient sans doute davantage au fait que son approche

79. Jacques Derrida, op. cit.

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n'a pas la dimension d'expérimentation que l'on retrouve dans l'approche freudienne. Notons que Freud ne relègue jamais complètement l'investigation du mystère des personnages shakespeariens (Hamlet, Macbeth) à Jones. Même s'il envisage que Jones peut développer ses propres intuitions de manière autonome et bien qu'il reconnaisse la grande valeur des travaux de Jones en matière de psychanalyse appliquée à Shakespeare, Freud ne peut s'empêcher de toujours rajouter sa pierre à l'édifice, comme s'il déplorait en réalité l'insuffisance des conclusions tirées par Jones.

Freud tient à ce tourment, à cette hantise qu'il subit de la part des personnages shakespeariens, si bien qu'il ne peut se résoudre définitivement à déléguer la responsabilité d'une psychanalyse des personnages shakespeariens, dont les spectres l'habitent (spectres d'Hamlet, spectres de Macbeth, spectres de Cor-délia, spectres de Richard III, etc.), à un autre analyste que lui-même.

L'énigme d'Hamlet a pu être devinée, Lady Macbeth reste

un mystère. Mais Freud n'en a jamais fini avec Shakespeare qu'il interroge autant qu'il est interrogé par lui. 8O.

2) Le paradoxe freudien : Entre exigence de scientificité et extrême sensibilité littéraire.

Les aspirations du poète et de l'artiste ne restent jamais étrangères aux exigences du chercheur : l'écrivain, comme le savant, recourt à l'expérience de la réalité, observe et analyse avant de créer. Le savant, comme l'écrivain, doit trouver un style d'exposition ainsi qu'un nouveau langage. [...1 Freud s'abandonne volontiers à l'illusion romanesque : il croit aux personnages plus vivants que nature imaginés par le romancier, il analyse leurs cas fictifs comme s'ils étaient des cas réels. Il estime que la littérature et la psychanalyse, par des voies différentes, poursuivent une même enquête sur l'homme et peuvent s'enrichir mutuellement. Par cette conviction, Freud appartient [...1 à la génération naturaliste où le psychiatre ~ psychologue et l'écrivain collaborent et parfois même rivalisent. [...1 On aperçoit transposés dans la cure certains procédés de la création littéraire. Voilà qui explique l'ambivalence de la psychanalyse : Freud la maintient résolument du côté de la science, et s'offusque d'être pris pour un artiste ou un poète [...1 C'est l'auto-analyse qui lui permet la synthèse de ses exigences scientifiques et de ses intérêts littéraires [...1 On ne peut pas dire que Freud applique de façon tout extérieure sa théorie à des oeuvres littéraires. Ses commentaires semblent au contraire jaillis au fil d'une conversation ininterrompue avec des auteurs qui l'accompagnent toute sa vie. 81.

La psychanalyse, forme de littérature ou science pure?

La psychanalyse est à la fois une science et un art. Freud

[...1 met à nu, dans sa propre psyché et dans celle des autres, les

80. Jean-Baptiste Pontalis, op. cit., p. 40.

81. Jacques Le Rider, Freud et la littérature , Histoire de la psychanalyse, dir. Roland Jaccard, Hachette, 1982, p. 24 et suivantes.

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drames que les grands poètes projettent sur la scène du monde. 82

Avant même l'édification de la discipline psychanalytique, Freud soulignait la proximité entre sa propre démarche scientifique et les écrits des poètes :

Je m'étonne moi-même de constater que mes observations de malades se lisent comme des romans. Et qu'elles ne portent pour ainsi dire pas ce cachet de sérieux propre aux écrits des savants. Je m'en console en me disant que cet état de choses est évidemment attribuable à la nature même du sujet traité et non à mon choix personnel. [...] Un exposé détaillé des processus psychiques, comme celui que l'on a coutume de trouver chez les grands écrivains (Dich-ter), me permet, en n'employant qu'un petit nombre de formules psychologiques, d'acquérir quelques notions du déroulement d'une hystérie. 83

Nous l'avons vu, Freud n'entend pas combler l'écart réel qui sépare la psychanalyse comme science, de la littérature. Freud n'a jamais renié son goût prononcé pour la littérature. Son extrême érudition littéraire était une qualité très appréciée chez un homme de science, la scission radicale entre médecine et Humanités n'ayant alors pas cours.

Bien que Freud ne fût ni spécialiste ni critique de littérature, son apport en ce qui concerne l'analyse d'Hamlet est aujourd'hui largement reconnu par ceux qu'on nomme les shakespearologues.

Outre la distinction proprement philosophique entre la psychanalyse comme herméneutique et la psychanalyse comme entreprise de libération, il existe différentes façons d'appréhender la psychanalyse par ceux qui sont eux-mêmes analystes. Nous n'en citerons que deux qui nous paraissent très intéressantes pour mieux comprendre le paradoxe freudien ou l'indécidabilité de la psychanalyse entre science et littérature. La psychanalyse pour Félix Guattari est construction, interprétation, invention et création. Par opposition, Paul-Laurent Assoun la conçoit comme découverte, découvrement, science. Nous pensons que ces conceptions ne sont antithétiques qu'en apparence, et qu'il vaudrait mieux les concevoir comme deux aspects complémentaires de la psychanalyse freudienne.

Shakespeare, précurseur de la psychanalyse?

J'admire que l'extraordinaire pouvoir de pénétration de Shakespeare lui ait donné une science que le reste du monde n'acquit que trois siècles plus tard. [. . .] Cette condition douloureuse, dans laquelle se débat et souffre l'humanité, s'appelle la psychonévrose. Le génie de Shakespeare l'a pressentie avec une perspicacité sans défaut. 84.

82.

Ella Sharpe, art. L'impatience d'Hamlet (1929), dans Ernest Jones, Hamlet et ×dipe, Gallimard, tel, 1967, pp. 173-188.

83. Sigmund Freud, Études sur l'hystérie (1895), Epicrise du cas d'Elisabeth von R., PUF, Paris, p. 125-128, cité par Henriette Michaud, dans Les revenants de la mémoire, Freud et Shakespeare, PUF, Petite bibliothèque de psychanalyse, Paris, 2011, p. 17.

84. Ernest Jones, op. cit.

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Alors qu'il reconnaît tirer en grande partie ses théories de sa fréquentation des grands auteurs classiques, Freud espère que soit un jour reconnue la possibilité que le mouvement devienne inverse, à savoir que ce ne soit plus seulement la littérature qui nourrisse la psychanalyse, mais aussi que, concomitamment, la psychanalyse vienne alimenter l'analyse et la compréhension de l'oeuvre, provoquant par là même un certain accroissement du plaisir intellectuel ressenti au contact de l'oeuvre :

L'application de la méthode psychanalytique n'est en aucune façon limitée au champ des maladies psychiques, mais s'étend aussi à la solution des problèmes d'art, de philosophie et de religion. Ainsi le courant psychanalytique général serait ouvert aussi aux étudiants de ces différentes disciplines. Ces effets enrichissants de la pensée psychanalytiques sur les autres disciplines contribueraient certainement beaucoup à forger un lien étroit dans le sens d'une universitas literarum, entre la science médicale et les branches d'études qui sont à l'intérieur de la sphère de la philosophie et des arts. 85

A première vue, la psychanalyse fait une approche ludique de l'oeuvre littéraire (résolution d'une énigme, d'un problème : le sphinx de la littérature moderne). Pourtant, s'il s'agit bien d'un jeu, ce jeu est en réalité très sérieux car on touche là aux problèmes fondamentaux relatifs à la connaissance de l'âme humaine.

Nous l'avons vu, il est des citations d'Hamlet que Freud aime particulièrement citer et qu'il reprend dans plusieurs passages de son oeuvre comme des sortes de motifs, de leitmotiv.

La référence la plus présente tirée d'Hamlet est, comme nous l'avons évoqué, la suivante :

Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, Que n'en peut rêver votre philosophie.

Deux autres références notables reviennent à plusieurs reprises dans les écrits de Freud.

Use every man after his desert, and who shall scape whipping? 86

Thus conscience does make cowards of us all 87

Cette seconde citation semble être pour Freud la phrase clef du fameux monologue d'Hamlet qu'on tend à réduire à ses premiers vers To be or, not to be . Nous tenterons, dans la seconde partie, de comprendre pourquoi.

La psychanalyse est une forme de littérature. La littérature analytique se situe entre une exigence de rigueur scientifique et une tonalité poétique, déce-

85. Sigmund Freud, L'enseignement de la psychanalyse dans les Universités (1919), Standard Edition XVII, 171, cité et traduit par Sarah Kofman, dans L'enfance de l'art. Une interprétation de l'esthétique freudienne, Payot, Paris, Bibliothèque scientifique, 1970, p. 1516. Pour l'édition disponible de ce texte de Freud, voir Doit-on enseigner la psychanalyse à l'Université », (1919), Résultats, idées, problèmes, t. I, PUF, Paris, 1984, p.239-242.

86. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460 Si l'on traite chacun selon son mérite, qui échappera au fouet? ».

87. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 82 Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches».

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lable notamment à travers l'effort stylistique entrepris, la forme de la narration de cas ainsi que l'intertextualité avec les plus grandes oeuvres littéraires.

Comme l'a suggéré Henriette Michaud 88, Freud fait des variations à partir du thème Hamlet, introduisant ainsi la différence dans la répétition.

Dès les lettres à Fliess, Freud compose avec les vers shakespeariens sa propre prose. Le littéraire est d'emblée conjoint au scientifique. Tout est lié dans l'esprit du grand humaniste Freud.

J'apporte une variante aux paroles d'Hamlet : To be in readiness . Etre serein, tout est là. 89

Dans Hamlet90, on trouve les vers du personnage Hamlet avant le combat avec Laërte : the readiness is all , traduit dans l'édition des Lettres à Fliess par La disponibilité, tout est là ou dans l'édition des tragédies de Shakespeare à la Pléiade par Le tout est d'être prêt . Il s'agit de la fameuse lettre sur l'abandon de la croyance aux neurotica 91, dans laquelle Freud fait part à son ami de l'éprouvante découverte qu'il vient de faire à partir de quatre constats dont le troisième est crucial dans le processus qui mènera à l'élaboration de la psychanalyse :

Il n'y a pas de signe de réalité dans l'inconscient, de sorte que l'on ne peut pas différencier la vérité et la fiction investie d'affect. (Dès lors la solution qui restait, c'est que la fantaisie sexuelle s'empare régulièrement du thème des parents.) 92.

Ce processus décrit par Freud, consistant pour l'imaginaire à se saisir du thème des parents , sera au coeur de ce qu'il appellera par la suite le roman familial des névrosés , dont le lien direct avec le complexe d'×dipe est souligné93. L'ultime constat que fait Freud a également une importance d'envergure :

La considération que dans la psychose la plus profonde le souvenir inconscient ne perce pas, de sorte que le secret des expériences vécues dans la jeunesse ne se trahit pas, même dans le délire le plus confus. Quand on voit ainsi que l'inconscient ne surmonte jamais la résistance du conscient, alors s'évanouit aussi l'espoir que dans la cure les choses puissent se passer à l'inverse pour aboutir à un complet domptage de l'inconscient par le conscient. 94.

On trouve déjà ici l'idée qu'il convient d'accepter le caractère nécessairement interminable de l'analyse des névroses, ce caractère devenant par la suite pour Freud le moteur et ce qui constitue la pertinence de la démarche analytique (bien qu'il semble le déplorer dans un premier temps, lorsqu'il vient de réaliser son inéluctabilité) par rapport aux autres démarches thérapeutiques (où le problème ne semble jamais résolu que de manière superficielle et provisoire).

88. Henriette Michaud, op. cit.

89. Sigmund Freud, Lettre 139 21 septembre 1897, Lettres à Wilhelm Fliess (1887-1904), PUF, p. 336.

90. William Shakespeare, Hamlet, V, 2, 192.

91. Freud faisait ici référence à sa théorie des débuts, la théorie de la séduction ou du traumatisme sexuel réels.

92. ibid.

93. Sigmund Freud, Le roman familial des névrosés et autres textes, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2014.

94. ibid.

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Freud poursuit en annonçant qu'il est ainsi prêt à renoncer à deux choses, la solution complète d'une névrose et la connaissance certaine de son étiologie dans l'enfance.

Maintenant je ne sais absolument pas où j'en suis, car je n'ai

pas réussi à comprendre théoriquement le refoulement et son jeu de forces 95.

C'est justement la figure d'Hamlet qui viendra à l'aide de Freud et lui permettra de comprendre le processus du refoulement et son progrès dans l'histoire de l'humanité . Peut-être, d'ailleurs, le pressent-il déjà, puisque cette lettre y fait référence comme par inadvertance, à travers cette variation.

La référence semble ici secondaire du point de vue de l'importance pour l'élaboration conceptuelle de l'objet Hamlet , mais elle est la première référence, du point de vue chronologique, dans la correspondance avec Fliess, et elle annonce déjà la lettre fondatrice de la psychanalyse, où il sera question non seulement d'Hamlet 96, mais aussi d'×dipe, pour la première fois orienté vers ce qui deviendra le complexe nucléaire des névroses . Ici, Freud souligne le fait qu'il tient à rester humble et dispos, en ce qui concerne la discipline qu'il est en train d'édifier. Il évoque l' espoir d'une renommée éternelle et déplore l'impossibilité d'avoir déjà le recul suffisant face à ses propres découvertes.

Freud achève sa lettre par une référence à cette citation d'Hamlet qui ne cessera de revenir tout au long de son oeuvre 97 :

J'espère apprendre bientôt par moi-même comment vous allez et tout ce qui se passe par ailleurs entre ciel et terre. 98

Ce passage nous permet de comprendre pourquoi Freud s'identifie à Hamlet, et non au sceptique Horatio, dont les vues semblaient de prime abord davantage concorder avec l'esprit de la psychanalyse freudienne, comme prenant part à la

théorie du soupçon .

3) Nouage du concept et de la vie de manière exploratoire et expérimentale

Hamlet et la fonction Shakespeare dans l'oeuvre freudienne La fonction Shakespeare 99 commence à s'élaborer dès les lettres à Fliess, où prolifèrent déjà les citations du dramaturge anglais et où Hamlet occupe une place de choix. Freud part de sa vie personnelle, mêlant les résultats de son auto-analyse et les leçons tirées de sa culture littéraire, afin de créer une nouvelle discipline. Dans cette perspective, Hamlet fait le lien entre ce qui est de l'ordre de l'expérience vitale éprouvée par Freud dans sa vie personnelle, comme dans sa pratique clinique, et ce qui est de l'ordre de la création de

95. ibid.

96. Hamlet est depuis longtemps pour Freud un de ses intérêts littéraires majeurs; on verra que cet intérêt ne pourra rester seulement littéraire pour le père de la psychanalyse et qu'il sera appelé à prendre une tout autre dimension, fondationnelle dans l'histoire de la psychanalyse.

97. D'après Henriette Michaud, cette citation revient une dizaine de fois entre 1897 et 1932 , avec ou sans guillemets.

98. ibid.

99. L'expression est de Henriette Michaud, dans op. cit.

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concepts. Hamlet abolit les scissions artificiellement mises en place entre théorie (épistémologie et métapsychologie) et pratique psychanalytiques.

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Hamlet apparaît dans un texte fondateur de la psychanalyse 100, en tant que cette dernière est une discipline au sein de laquelle la théorie n'est jamais ni séparée ni séparable de la clinique. Il s'agit de la lettre centrale dans l'histoire de la naissance de la psychanalyse, celle qui introduit ce qui deviendra, à partir de 1910, le complexe d'×dipe et le lie intimement d'emblée à Hamlet. Tout un laboratoire conceptuel est alors en train de se créer autour de la figure d'Hamlet.

Il est à noter que cette lettre fait partie de la correspondance privée de Freud avec son ami Fliess et qu'elle n'était pas originairement destinée à être publiée. Ceci est intéressant car on constate que l'intérêt de Freud pour Hamlet et sa relation à ×dipe, allait bien au-delà de la volonté de marquer son temps par une découverte scientifique. Le rapport de Freud à Hamlet (et a fortiori à ×dipe) est en premier lieu personnel. La pièce de Shakespeare parle d'abord à l'individu Freud avant de parler à l'homme de science. Cette ébauche de conceptualisation des enjeux psychanalytiques d'Hamlet et ×dipe émane de l'auto-analyse de Freud. Il puise donc au plus profond de lui-même ce qui est amené à devenir une structure conceptuelle à vocation objective et universelle. Freud constate que son travail personnel d'auto-analyse pourrait bien avoir une portée gnoséologique, dans la mesure où l'honnêteté envers soi-même peut se muer en pensée ayant une valeur générale. La psychanalyse en est encore à ses balbutiements et Freud est en train de travailler sur son interprétation du rêve. Remarquons également qu'Hamlet prend une place prépondérante par rapport à ×dipe, dans cette première esquisse psychanalytique de ce qui deviendra le complexe nucléaire des névroses.

Il m'est venu une seule pensée ayant une valeur générale. Chez moi aussi j'ai trouvé le sentiment amoureux pour la mère et la jalousie envers le père, et je les considère maintenant comme un événement général de la prime enfance, même si cela n'est pas toujours aussi précoce que chez les enfants rendus hystériques. [...] S'il en est ainsi, on comprend la force saisissante d'×dipe-Roi, malgré toutes les objections que la raison soulève contre ce qui est présupposé par le destin [...] mais la légende grecque s'empare d'une contrainte que chacun reconnaît parce qu'il en a ressenti l'existence en lui-même. Chaque auditeur a été un jour en germe et en fantaisie cet ×dipe, et devant un tel accomplissement en rêve transporté ici dans la réalité, il recule d'épouvante avec tout le montant du refoulement qui sépare son état infantile de celui qui est le sien aujourd'hui. Cette question m'est passée par la tête : est-ce qu'on ne pourrait pas trouver aussi la même chose au fondement d'Hamlet? Je ne pense pas à l'intention consciente de Shakespeare, je crois plutôt qu'un événement réel a incité le poète à donner cette présentation, l'inconscient en lui ayant compris l'inconscient dans le héros. Comment l'hystérique Hamlet justifie-t-il ses paroles : C'est ainsi que la conscience fait de nous tous des lâches 101, comment explique-t-il son hésita-

100. Sigmund Freud, Lettre 142 15 octobre 1897, Lettres à Fliess, op. cit., p. 342-346.

101.

William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 82. cf. aussi : Freud, Le malaise dans la

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tion à venger son père par la meurtre de l'oncle, lui qui n'a aucun scrupule à envoyer ses courtisans à la mort et qui s'empresse de tuer Laërte? 102 . Rien ne l'explique mieux que le tourment que lui procure l'obscur souvenir d'avoir pensé commettre le même acte à l'encontre du père par passion pour sa mère, et si nous sommes traités selon notre mérite, qui échapperait là à la fustigation 103. Sa conscience est sa conscience de culpabilité inconsciente. Et son détachement sexuel 104 dans la conversation avec Ophélie n'est-il pas typiquement hystérique, tout comme son rejet de l'instinct qui veut mettre au monde des enfants, enfin son transfert de l'acte, de son père au père d'Ophélie. Et ne réussit-il pas à la fin, de manière aussi étonnante que mes hystériques, à provoquer son propre châtiment en subissant le même destin que son père, celui d'être empoisonné par le même rival? Mon intérêt est exclusivement dirigé sur l'analyse que je n'ai même pas encore essayé de vérifier au lieu de mon hypothèse selon laquelle le refoulement part chaque fois du féminin et se dirige vers le masculin l'hypothèse inverse que tu m'as proposée.

Ainsi que l'explique parfaitement Henriette Michaud, la fonction Shakespeare peut se comprendre comme le fait que le psychanalyste est redevable au dramaturge de pouvoir bâtir une sorte de praticable entre la scène et l'Autre

scène 105.

Un Hamlet et L'×dipe.

Qu'est-ce, au juste, qu'être un Hamlet aux yeux du fondateur de la psychanalyse? S'agit-il pour Freud de créer une sorte de catégorie nosographique, en ce sens qu'un Hamlet serait une entité théorique possédant certaines caractéristiques générales et dont on trouverait des cas particuliers pour l'illustrer dans la vie concrète (normale et pathologique)? Cela semble davantage être le cas d'×dipe. Freud parle d'ailleurs de l'×dipe, n'utilisant jamais l'indéterminé un ou des pour le désigner. Sous la plume de Freud, en effet, ×dipe est non seulement substantivé, nominalisé, mais ce déterminant lui donne de surcroît une valeur générale, dès lors qu'il devient L'×dipe. Par contraste, Hamlet, bien qu'il accède aussi à la substantivation, au statut

culture (1929), O.C.F. XVIII (1926-1930), PUF, 1994, p. 321 (note).

102.

En réalité, il s'agit de Polonius. Cette erreur (lapsus?) de Freud apparaissait également dans les premières versions de la note de Freud sur Hamlet dans L'interprétation du rêve et sera corrigée par la suite, ce qui n'a pu être fait pour les oeuvres officieuses», comme le signale Henriette Michaud.

103.

William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460. cf. aussi Deuil et mélancolie, O.C.F. XIII (1914-1915), PUF, Paris, 1988, p. 265.

104. La n.d.t. indique qu'il s'agit littéralement d'un étrangement sexuel » et que, dans L'interprétation du rêve, Freud parlera à propos d'Hamlet d' aversion » sexuelle.

105. Henriette Michaud, Les revenants de la mémoire, Freud et Shakespeare, PUF, Petite bibliothèque de psychanalyse, Paris, 2011, p. 18.

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de nom commun, se voit précédé de l'indéterminé un . On peut être un Hamlet comme un cas parmi d'autres de l'×dipe. C'est en ce sens qu'Ham-let apparaît comme une énième subjectivation, particularisation, déclinaison, exemplification de l'invariant, du paradigme oedipien. On peut devenir, en réaction au processus de refoulement, un Hamlet et l'analyste peut observer des Hamlet dans sa pratique. Ceci signifie seulement pour Freud que le refoulement a progressé avec les siècles. A contrario on ne peut croiser, ni dans la rue, ni dans le cabinet de l'analyste, ni dans les hôpitaux, un ou des ×dipe. Comme preuve empirique de l'existence de ce complexe universel, nous n'avons accès qu'à des rejetons de l'×dipe, qu'à des symptômes observables chez des individus particuliers, qui sont autant de cas semblables à celui d'Hamlet.

Les intuitions de Shakespeare, tout particulièrement dans Hamlet, servent à Freud de preuve ultime, de chaînon argumentatif permettant de justifier ses propres vues. Freud opère de manière expérimentale : il procède par induction à partir d'Hamlet afin d'en tirer ses propres hypothèses ou encore afin de renforcer

celles-ci, de leur faire gagner en probité.

Hamlet est un concept opératoire pour la psychanalyse freudienne, sous tous ses aspects. Dans cette perspective, on est en droit de se demander si Hamlet ne serait alors qu'un outil pour la psychanalyse freudienne et si on a à faire là à une forme de réduction utilitaire. Comment passe-t-on du recours à Hamlet comme instrument conceptuel efficace, à l'application de la méthode psychanalytique à Hamlet, comme texte, oeuvre artistique et personnage fictif?

Malgré la grande méfiance de Freud vis-à-vis de l'occultisme, nous avons pu remarquer qu'il ne cesse de citer les vers d'Hamlet lorsqu'il vient de voir le spectre de son père : There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are dreamt of in your philosophy. 106, comme une sorte d'attestation littéraire de l'existence du surnaturel. Freud tenait plus que tout à maintenir l'exigence de scientificité au coeur de la psychanalyse. Ceci n'est pas incompatible avec cette tendance à citer tout particulièrement ces vers d'Hamlet. Contrairement au sceptique et au savant ( scholar ) Horatio, Hamlet se fait à maints égards métaphysicien, et l'on connaît la défiance freudienne concernant la métaphysique. De même, cette discipline théorique qu'il forgera comme fondement de la psychanalyse, il ne cessera de l'appeler la sorcière méta-psychologique . La hantise exercée par Hamlet semble être quelque chose qui rattrape le scientifique malgré lui. L'apparition du spectre de son père à Hamlet, tout particulièrement dans la scène de la chambre à coucher où il est le seul à le voir, devrait à bien des égards paraître suspecte aux yeux de Freud. Néanmoins, il ne remet jamais en question la vérité de cette vision. Pourtant l'hypothèse selon laquelle Hamlet hallucinerait du fait de son esprit survolté est tout à fait plausible et a été développée par des critiques littéraires tels que W. W. Greg 107. L'hypothèse d'une folie réelle et non feinte d'Hamlet, d'une personnalité davantage psychotique que névrotique est une piste qui n'a pas été envisagée par Freud, qui tenait à conserver son intuition initiale d'un

106. William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 164-165.

107. Walter Wilson Greg, art. Hamlet's hallucination , The Modern Language Review, Cambridge University Press, octobre 1917, volume 12, numéro 4, p. 393-421.

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lien intrinsèque entre Hamlet et l'×dipe. En outre, l'idée qu'Hamlet souffrirait d'une psychose hallucinatoire a été fortement contestée par Dover Wilson 108 qui estime qu'il faut prendre en considération les croyances de Shakespeare et de ses contemporains à propos de ces apparitions spectrales. S'il s'agit d'une hallucination de groupe, Hamlet n'est pas plus fou qu'un autre. Comme il le dit lui-même, dans des vers qui sont d'ailleurs cités par Freud, ce qui ne semble pas un hasard,

I am but mad north-north-west; when the wind is southerly, I know a hawk from a handsaw. 109.

Comme le souligne Claire Pagès 110, le scepticisme caractéristique de Freud en matière de phénomènes supra-naturels est contrebalancé par une certaine fascination pour ces mêmes phénomènes. Freud n'évacue pas l'hypothèse de l'existence de phénomènes de transfert de pensée mais rejette catégoriquement la réalité de tout phénomène de hantise (revenants, spectres, fantômes, esprits, démons, etc.).

Dire qu'Hamlet viendrait hanter Freud ne veut pas dire qu'il représente les rejetons spectraux de l'inconscient du fondateur de la psychanalyse, inconscient perçu par analogie avec une sorte de maison hantée. Ceci reviendrait, comme le rappelle Pagès, à adopter une vision romantique et peu rigoureuse de l'inconscient comme maison hantée, figure laïcisée du diable, peuplé de représentations monstrueuses. car Ce faisant, on parle de la vie psychique inconsciente comme on parlait des esprits, et on laisse planer l'idée d'un caractère mystérieux, occulte, et cultuel de la psychanalyse. 111. Que peut donc vouloir dire

que Freud est hanté par Hamlet?

Avec Hamlet, Freud introduit la variation dans la répétition d'un thème. Ce thème n'est pas à concevoir comme un invariant universel, comme un nouveau complexe oedipien, mais plutôt comme une partition à partir de laquelle Freud composerait, de manière différente à chaque fois malgré l'identité du texte shakespearien qui constitue son matériau de prédilection. Il y a une certaine résistance de Freud vis-à-vis de cette figure de la hantise incarnée par Hamlet, (Inversement, Hamlet résiste à la psychanalyse, comme nous le verrons par la suite). Hamlet surgit dans l'oeuvre freudienne de manière analogue aux phénomènes de répétition du refoulé dans la cure analytique. De manière semblable à l'analysant dans la cure, Freud répète ce qu'il n'arrive pas, en raison de résistances, à faire devenir conscient 112. Freud ne se laisse toutefois pas complètement prendre à cette hantise hamlétienne comme quelqu'un qui serait saisi par un sentiment d'inquiétante étrangeté et qui se contenterait de reproduire quelque chose de manière passive, comme s'il s'agissait d'une répétition subie et sans production de différence 113. Le fondateur de la

108. John Dover Wilson, Pour comprendre Hamlet. Enquête à Elseneur, Seuil, 1988.

109. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 312-313 :

«Je ne suis fou que par vent de nord-nord-ouest; par vent du sud, je sais reconnaître un faucon d'un héron. .

110. Claire Pagès, art. « Freud, la répétition et les figures de la hantise pulsionnelle. Pour une pensée psychanalytique de la hantise. , Conserveries mémorielles, n? 18, 2016.

111. ibid.

112. ibid.

113. ibid.

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psychanalyse connaît les ressorts inconscients du psychisme humain face à ces phénomènes étrangement inquiétants, et lorsque la compulsion de répétition du thème hamlétien se produit dans l'oeuvre de Freud, elle fonctionne comme une répétition productrice de différence, elle innove à partir du déjà-là. Freud ne se remémore pas son propre inconscient à travers Hamlet. Il répète Hamlet, tel un acteur (telle une machine actoriale , à la fois auteur, acteur et metteur en scène) qui répéterait les vers de Shakespeare avec l'intention d'y apporter sa touche personnelle.

Perhaps, though, it is not so much that Freud brought the

oedipus complex to Hamlet as that Hamlet brought the oedipus complex to Freud. 114

Par la suite, nous verrons en effet que le complexe d'×dipe n'est pas nécessairement ce qui conduit Freud à Hamlet, mais que le mouvement est davantage inverse, Hamlet ouvrant à Freud la perspective d'un complexe nucléaire. Freud lisait Hamlet depuis ses huit ans et il en connaissait des passages entiers par coeur. Une telle hypothèse d'une préséance d'Hamlet sur ×dipe a dès lors toute sa pertinence.

Freud applique des concepts psychanalytiques à Hamlet. Réciproquement, Hamlet, comme concept, est appliqué à la psychanalyse freudienne. Ce renversement est par ailleurs conceptualisé par Pierre Bayard, avec la notion de littérature appliquée à la psychanalyse 115, Pierre Bayard qui consacrera en outre un ouvrage entier au problème de Hamlet et au dialogue de sourds auquel il a donné lieu 116.

Hamlet, un concept permettant de nouer subjectivité et objectivité

Par le recours au modèle oedipien, la subjectivité (de Freud) s'objectivise, tandis que le mythe antique se subjectivise (comme expression d'une loi psychique universelle). [...] Dans un premier temps, Freud émet l'hypothèse : moi, c'est comme ×dipe; cette proposition se renverse instantanément et se formule comme une vérité historique universalisée : ×dipe, c'était donc nous. La compréhension de soi, dans l'auto-analyse, n'est possible que comme reconnaissance du mythe, et le mythe, ainsi intériorisé, sera désormais lu comme la dramaturgie d 'une pulsion. La reconnaissance la plus audacieuse, de la part de Freud, est celle qui consiste à poursuivre : Hamlet, c'est encore ×dipe, mais ×dipe masqué et refoulé, ×dipe trop actif dans l'ombre pour que celui qui l'a refoulé puisse avancer d'un seul pas. Et voici la dernière reconnaissance : Hamlet, c'est le névrosé, c'est l'hystérique dont j'ai à m'occuper quotidiennement. Tout se passe, de la sorte, comme si le report

114. Norman N. Holland, Psychoanalysis and Shakespeare, Mc Graw Hillbook company, USA, 1964, p. 59.

115. Pierre Bayard, Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, éd. de Minuit, Paris, 2004.

116. Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Les éditions de Minuit, Paris, 2002.

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de la figure d'×dipe sur Hamlet était l'étape intermédiaire indispensable pour qu'au terme de la série des reconnaissances Freud puisse lire dans l'inconscient de son malade ce qu'il a lu dans son propre passé. ×dipe et Hamlet sont les images médiatrices entre le passé de Freud et le patient de Freud : ils sont les garants d'un langage commun. Cette série de reconnaissances s'impose ainsi comme constitutive du cheminement de la pensée analytique elle-même, et non comme un exemple de son application à un domaine extérieur. La satisfaction qu'éprouvait Freud, dans la lettre du 15 octobre 1897, à voir se dénouer le mystère de l'inhibition d'Hamlet, ne concerne pas la littérature : c'était avant tout le modèle anticipé, la maquette provisoire, l'essai symbolique de tous les déchiffrages que la loi oedipienne allait permettre d'opérer dans des cures réelles, non sur des personnages dramatiques mais sur des malades bien vivants. Il y a là un coup d'audace [. . .]. Car Freud a étendu le schéma oedipien à un cas en apparence tout opposé à celui d'×dipe. Hamlet n'est pas le meurtrier de son père, mais son vengeur. [....] L'opération de Freud, d'essence grammaticale ou logique, consiste à montrer qu'une double négation est l'équivalent dégradé, fantomatique, d'une affirmation : Hamlet n'a pas commis le meurtre du père, mais d'autre part il ne parvient pas à agir contre celui qui l'a commis. C'est donc qu'il n'a cessé, inconsciemment, de désirer le commettre. Le père-fantôme reste l'objet d'un meurtre-fantôme perpétuellement inaccompli. [. . .] Après les Études sur l'hystérie, c'est l'un des premiers cas où n'intervient aucune conversion organique, et où le symptôme demeure intrapsychique. Hamlet aura de la sorte tant soit peu contribué à la différenciation de la névrose pure par rapport à l'hystérie, névrose de conversion. Quand Ernest Jones reprend et développe ce qui, dans la Traumdeutung, se présentait comme une modeste note en bas de page, l'orientation même de la recherche s'est radicalement modifiée. Non que Jones se soit montré le moins du monde infidèle à l'enseignement de Freud : l'interprétation du caractère d'Hamlet est identique. Mais cette interprétation, pour Freud, était une étape vers ce qui n'était pas encore la pensée analytique achevée; c'était un moment dans l'invention de l'analyse et de son outillage conceptuel. Bref, Freud lit Hamlet en allant vers ce qui sera la psychanalyse : Jones relit la pièce en partant de la psychanalyse constituée. Discutant les thèses adverses, apportant de nouvelles preuves à l'appui de l'interprétation oedipienne, Jones nous propose un exemple de psychanalyse appliquée. La méthode est donnée, elle n'est pas mise en question : il s'agit seulement de prouver qu'elle est opératoire. Bien que Freud aimât à répéter que le prince Hamlet avait souffert d'un complexe d'×-dipe , il ne fait pas de doute que cette lecture de la pièce de Shakespeare a toujours conservé à ses yeux un aspect propédeutique. Elle a gardé valeur de modèle, destiné à l'exercice d'une sagacité qui devra trouver ailleurs son point d'application définitif. 117.

117. Jean Starobinski, op. cit., p. XXXIV.

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On peut dire de Freud ce que Claire Parnet, dans L'Abécédaire, disait de Deleuze : la grande littérature hante toute son oeuvre et les grands écrivains y sont toujours traités comme des penseurs, bien plus que comme des illustrations ou des malades mentaux, comme on a pu le reprocher à Freud. De plus, on a l'impression que c'est à travers la littérature, plus qu'à travers les éléments constitutifs de l'histoire de la psychanalyse, que Freud inaugure une nouvelle pensée. De même que Freud reconnaissait ouvertement sa dette envers Sophocle, Shakespeare et Goethe, Deleuze dit dans L'Abécédaire 118que ce qu'il doit à Faulkner et à Fitzgerald est très grand, le concept étant branché sur les

percepts qu'on trouve dans les romans.

Le style freudien, en tant que Freud peut être considéré commeun écrivain, est comme une musique dont le thème serait Hamlet et à partir duquel le fondateur de la psychanalyse produirait des variations, des compositions.

Le concept Hamlet ne préexistait pas à l'oeuvre de Freud. Il a été fabriqué par Freud, par la nécessité de trouver une caution à ce qui allait devenir le com-

plexe nucléaire des névroses, à savoir l'×dipe.

Laisser son âme, comme le fait Freud, être agitée, subir une hantise de la part d'Hamlet, n'est-ce pas s'interdire de penser réellement le drame shakespearien? Penser, contrairement à se divertir, n'est-ce pas savoir demeurer en repos

dans une chambre? 119

A propos de l'approche psychanalytique d'Hamlet, Lacan disait la chose suivante :

On dit que c'estun exercice de ce qu'on appelle la psychanalyse appliquée alors que c'est bien tout le contraire. Au niveau où nous sommes, c'est bien de psychanalyse théorique qu'il s'agit. Au regard de la question théorique que pose l'adéquation de la psychanalyse à une oeuvre d'art, toute espèce de question clinique est une question de psychanalyse appliquée. 120.

118. L » comme littérature ».

119. Blaise Pascal, Pensées, éd. Le Guern, Gallimard, folio classique, Paris, 2004, fr. 126 :

Divertissement [. ..] tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. ».

120. Jacques Lacan, Sept Leçons sur Hamlet », dans Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation», Éditions de La Martinière, Le Champ Freudien Editeur, Paris, 2013, p. 326-327.

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Deuxième partie

La psychanalyse appliquée,

pertinence et écueils : Etude du cas

d'Hamlet 121.

121. Notons que Freud fera également une psychanalyse appliquée des oeuvres shakespeariennes suivantes Le marchand de Venise et Le roi Lear dans Le motif du choix entre les coffrets (1913) et de Richard III et Macbeth dans Quelques types de caractère dégagés par la psychanalyse (1916). Richard III représente ce à quoi toute blessure narcissique peut donner naissance et nous fournit cette leçon les renoncements à une jouissance que le patient analysant doit faire afin d'obtenir un plaisir différé mais mieux assuré (progrès du principe de plaisir au principe de réalité). Lady Macbeth représente l'échec devant le succès.

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L'expérience montre que le plaisir intellectuel s'accroît avec la compréhension, dont l'approfondissement est l'une des fonctions sociales reconnues de la critique. Or, le plaisir intellectuel englobe les formes les plus élevées du plaisir esthétique, qui ne peut que gagner

à une compréhension approfondie. 122.

De l'exploration des rêves, on fut conduit à l'analyse des créa-

tions poétiques d'abord, des poètes et des artistes ensuite [...] problèmes les plus fascinants de tous ceux qui se prêtent aux applica-

tions de la psychanalyse. 123

Le mouvement dans cette partie est l'exact contraire du mouvement de notre première partie. Il s'agit maintenant d'étudier la valeur ajoutée par la psychanalyse à Hamlet. Il est ici question de déterminer dans quelle mesure la psychanalyse (ses catégories et ses principes) peut être considérée comme applicable à Hamlet et, plus généralement, comme un instrument pour comprendre l'oeuvre littéraire (la création artistique en général et littéraire en particulier). Paul-Laurent Assoun 124 pose le problème en ces termes :

La psychanalyse est-elle une alliée ou un fléau pour la littérature? La rencontre entre l'oeuvre littéraire et la psychanalyse peut-elle être heureuse ou est-

elle, au contraire, vouée à être malheureuse?

I - Le problème d'Hamlet , un exemple de psychanalyse appliquée à la littérature.

Si Freud ne se contente plus de reconnaître en Hamlet une de ses principales sources d'inspiration et un élément de justification indispensable à la construction de son propre édifice théorique, c'est qu'il espère pouvoir ériger la psychanalyse en méthode permettant de procéder de manière hypothético-déductive, à partir des principes psychanalytiques, sur l'oeuvre littéraire. L'espoir sous-jacent est de dégager les causes explicatives de l'oeuvre. Freud affirme avoir résolu le mystère d'Hamlet en le liant au thème oedipien , chose que, selon lui, tous ses prédécesseurs (critiques littéraires, historiens, écrivains, etc.)

auraient échoué à faire.

La chose littéraire est abordée par Freud de différents manières. On peut en distinguer quatre. Premièrement, Freud s'intéresse à son contenu, à savoir les rêves, fantasmes et désirs inconscients mis en scène par son auteur. Deuxièmement, il met l'accent sur son caractère symbolique et signifiant, à savoir sur la forme et sur le langage (ce que fera de manière plus significative Lacan). Troisièmement, Freud examine la méthode employée, à savoir les moyens de figuration, de représentation et de scénarisation. Enfin, il est particulièrement attentif à son effet cathartique, qu'il met en parallèle avec le processus de la cure psychanalytique.

122. Ernest Jones, op. cit.

123. Sigmund Freud, Cinq Leçons sur la Psychanalyse.

124. Paul-Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse, op. cit.

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A partir de 1906-1907, avec Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen, Freud s'attelle à comprendre la chose littéraire de manière plus aboutie et systématique qu'il ne l'avait fait jusqu'alors dans quelques passages épars de ses premiers écrits psychanalytiques. C'est à partir de ce moment qu'elle accède réellement au statut d'objet d'étude pour la psychanalyse. Freud commence par se reconnaître une dette vis-à-vis des écrivains.

Les écrivains sont de précieux alliés et il faut attacher un grand prix à leur témoignage, car ils savent toujours une foule de choses entre ciel et terre, dont notre sagesse d'école ne peut encore rêver. Même en psychologie, ils ont beaucoup d'avance sur nous qui sommes des hommes ordinaires, parce qu'ils puisent là à des sources que nous n'avons pas encore exploitées pour la science. Si seulement cette prise de position des écrivains en faveur de la nature signifiante du rêve était moins ambiguë! [...] L'écrivain qui a qualifié son récit de Phantasie 125, ne s'est toujours pas décidé à clarifier s'il se propose de nous laisser dans notre monde décrié pour sa froide objectivité, régi par les lois de la science, ou bien de nous emmener dans un autre monde, un monde fantastique, dans lequel on attribue une réalité aux esprits et aux fantômes. Comme le montre l'exemple de Hamlet et de Macbeth, nous sommes prêts à l'y suivre sans la moindre hésitation. 126.

Bien plus tard, dans ses travaux de maturité, Freud forgera le concept d' inquiétante étrangeté (Unheimlich) et étudiera le rapport entre fiction et réalité dans la littérature. Il se référera à nouveau au personnage du spectre du père d'Hamlet.

Dans Contribution to a questionnaire on reading127 (1906-1907), on apprend que Freud citait Hamlet parmi les dix oeuvres les plus magistrales de la littérature mondiale :

You did not say : the ten most magnificent works (of world literature) , in which case I should have been obliged to reply, with so many others : Homer, the tragedies of Sophocles, Goethe's Faust, Shakespeare's Hamlet, Macbeth, etc.

Freud s'intéresse très rapidement, comme nous le verrons, aux problématiques, étroitement liées dans Hamlet, du doute, de l'amour et de l'irrésolution. Notons que ce type de questionnements touche à la fois Hamlet et Ophélie, qui, pour

ainsi dire, en mourra.

125.

production imaginaire

126. Sigmund Freud, Le Délire et les rêves dans Gradiva de W. Jensen (1907), Écrits philosophiques et littéraires, Opus seuil, p. 756-763.

127. Sigmund Freud, Freud - Complete Works, éd. Ivan Smith, 2011, édition en ligne, p. 1991.

128. Victor Hugo, William Shakespeare (1864), éd. Dominique Peyrache-Leborgne, Flammarion, GF, Paris, 2014.

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1) Différents degrés d'approche de l'oeuvre par la psychanalyse.

a) La psychanalyse héritière d'un mystère séculaire : Hamlet, sphinx de la littérature moderne .

Les prémisses de l'interprétation psychanalytique d'Hamlet. Nous savons que, dans son analyse d'Hamlet, Freud entend répondre aux grandes intuitions des écrivains héritiers de Shakespeare, et tout particulièrement, il tient à remettre en cause la vision romantique du héros shakespearien (celle qui a été véhiculée notamment par Goethe et Victor Hugo, qui en font une âme trop pure qui se plie sous le poids d'une pensée surdéveloppée.).

Notons au passage que le rapprochement entre Hamlet et ×dipe n'a rien de choquant. Victor Hugo avait déjà rapproché Hamlet d'un autre personnage de la mythologie grecque dans le but d'en livrer une interprétation qu'on pourrait presque dire pré-psychanalytique, mettant l'accent sur la différence entre conflit intérieur et conflit lié à des circonstances externes ainsi que sur la portée universelle de la tragédie de Shakespeare.

Deux Adams prodigieux [...1 c'est l'homme d'Eschyle, Prométhée, et l'homme de Shakespeare, Hamlet. Prométhée, c'est l'action. Hamlet, c'est l'hésitation. Dans Prométhée, l'obstacle est extérieur; dans Hamlet, il est intérieur. [. . .1 la volonté est plus asservie encore; elle est garrottée par la méditation préalable, chaîne sans fin des indécis. [...1 L'esclavage du dedans, c'est là l'esclavage! Prométhée, pour être libre, n'a qu'un carcan de bronze à briser et qu'un dieu à vaincre; il faut que Hamlet se brise lui-même et se vainque lui-même. Prométhée peut se dresser debout quitte à soulever une montagne; pour que Hamlet se redresse, il faut qu'il soulève sa pensée. [.. .1 Prométhée et Hamlet, ce sont deux foies à nu; de l'un coule le sang, de l'autre, le doute. [. . .1 Hamlet marche derrière Oreste, le parricide par amour filial. Cette comparaison facile, plutôt de surface que de fond , nous frappe moins que la confrontation mystérieuse de ces deux enchaînés, Prométhée et Hamlet. [...1 Prométhée et Hamlet sont au nombre de ces oeuvres plus qu'humaines [...1

oeuvres suprêmes. 128.

Pourtant, Freud ne fait aucune référence aux tentatives de conceptualisation philosophique d'Hamlet, qui ont directement précédé ses propres analyses et dont il devait certainement avoir connaissance, étant donné le grand lecteur qu'il était et la maîtrise de la pensée philosophique de ses prédécesseurs dont il faisait montre (même s'il tenait à tout prix à ne pas s'adonner à la spéculation philosophique, dont il se méfiait par ailleurs fortement).

Le Nietzsche de La naissance de la tragédie Dans La naissance de la tragédie (1872), Nietzsche tente de tirer des enseignements en terme de philosophie morale et esthétique du comportement de personnages théâtraux. C'est dans ce cadre qu'il en vient à faire une distinction entre l'homme dionysiaque et l'homme apollinien, qui s'opposent et se

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complètent pour former l'idéal moral tragique. Nietzsche étudie le personnage d'Hamlet et revient sur l'interrogation qui hante tous ceux qui se penchent sur la pièce : pourquoi Hamlet renonce-t-il sans cesse à agir?

L'homme dionysiaque s'apparente à Hamlet. L'un comme l'autre, en effet, ont, une fois, jeté un vrai regard au fond de l'essence des choses, tous deux ont vu, et ils n'ont plus désormais que dégoût pour l'action. C'est que leur action ne peut rien changer à l'essence immuable des choses, et ils trouvent ridicule ou avilissant qu'on leur demande de réordonner un monde sorti de ses gonds 129. La connaissance tue l'action, parce que l'action exige qu'on se voile dans l'illusion. 130.

A propos d'×dipe roi, Nietzsche dit que c'est la tragédie de la passivité . Par ailleurs, il ne considère pas ×dipe comme une figure tutélaire et paradigmatique.

Dionysos jusqu'à Euripide, n'a jamais cessé d'être le héros

tragique, et toutes les figures illustres du théâtre grec, Prométhée, ×dipe, etc., ne sont que des masques de ce héros primitif. 131.

Hamlet, la belle âme de L'Esthétique hégélienne. Avant Freud, Hegel avait déjà étudié l'effet de la tragédie shakespearienne sur le public, comparé la tragédie et le héros modernes avec la tragédie et le héros de l'antiquité grecque classique (en citant également ×dipe roi), analysé le type de caractère incarné par Hamlet et enfin analysé le psychisme d'Hamlet, le rapport d'Hamlet à l'action qu'il doit accomplir, aux autres personnages, à lui-même. Pour Hegel, ×dipe est à la fois innocent et coupable, innocent parce qu'il ne sait pas et ne veut pas ce qu'il fait, coupable en tant qu'individualité consciente car il ne peut que revendiquer l'objectivité de son acte malgré l'absence de conscience subjective. Les personnages shakespeariens, bien qu'au sein d'une déterminité passionnelle, ne sont jamais de simples personnifications de passions mais demeurent des êtres humains, même dans le crime. Quelque chose est présent à même le caractère shakespearien qui laisse présager le dénouement. Le drame shakespearien, poésie dramatique et donc synthèse de poésie lyrique et de poésie épique, constitue la synthèse, l'accomplissement de la poésie. Nous avons relevé dans les deux tomes de L'Esthétique hégélienne des passages significatifs où il est question d'Hamlet.

Hegel, lecteur de Goethe, lui-même lecteur d'Hamlet.

L'homme doit conserver sa liberté et son autonomie de décision. Shakespeare nous offre à ce sujet les plus beaux modèles. [...] On a reproché à Shakespeare cette inactivité et on a blâmé le fait que l'action piétine. Mais Hamlet est une nature faible sur le plan pratique, une belle âme repliée sur elle-même qui peut difficilement se décider à sortir de cette harmonie interne; il est mélancolique, rêveur, hypocondriaque et méditatif, et n'est donc pas

129. Out of joint .

130. Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, ×uvres Complètes, t. I, Gallimard, Paris, 1977, trad. fr. Philippe Lacoue-Labarthe, · 10, p. 83.

131. ibid.

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enclin à un acte de vengeance, ainsi que l'a bien dit Goethe, qui déclare que Shakespeare a voulu décrire une grande action imposée à une âme qui n'est pas faite pour l'action, et qui trouve que la pièce tout entière est élaborée en ce sens. [...1 Nous voyons là que l'apparition [du spectre de son père1 comme telle ne dispose pas à son gré de Hamlet, mais qu'il doute et veut atteindre la certitude par ses propres moyens, avant de s'embarquer dans l'action. 132

Hamlet, comme individualité douée de caractère et non comme présence spectrale et personnage faible.

Shakespeare se distingue [...1 par la force de décision et l'énergie de volonté qu'il donne à ses caractères, même lorsque leur grandeur n'est qu'apparente et qu'ils poursuivent un but mauvais. Il est vrai que Hamlet est indécis, cependant ce n'est pas sur ce qu'il a à faire, mais sur la manière dont il doit le faire. Cependant, de nos jours, même les caractères de Shakespeare sont représentés comme des fantômes et des spectres, et l'on s'imagine que la nullité ou la faiblesse d'un esprit chancelant, que ces fadaises doivent être en soi quelque chose de bien intéressant. Mais l'idéal consiste dans le fait que l'idée est réelle, et que cette réalité appartient à l'homme en tant que sujet, comme une unité fixe en elle-même. Tout cela peut suffire ici, pour ce qui concerne l'individualité douée de caractère dans

l'art. 133.

Hamlet, la belle âme et sa faiblesse sur le plan pratique de l'action.

Ces âmes profondes et silencieuses, dans lesquelles est renfermée l'énergie de l'esprit, comme l'étincelle dans les veines du caillou, qui ne savent ni développer ce qu'elles sentent ni s'en rendre compte, ne sont pas pour cela affranchies de la condition commune. Aussi, lorsque le son discordant du malheur vient troubler l'harmonie de leur existence, elles sont exposées à cette cruelle contradiction de n'avoir aucune habileté, de ne trouver aucun expédient pour se mettre au niveau de la situation et conjurer le danger. Entraînées dans une collision, elles ne savent se tirer d'affaire; elles se précipitent tête baissée dans l'action, ou, dans une passive inertie, laissent les événements suivre leur cours. Hamlet, par exemple, est un beau et noble caractère, et au fond il n'est pas faible; mais il lui manque le sentiment énergique de la réalité. Alors il tombe dans une morne et stupide mélancolie qui lui fait commettre toutes sortes de bévues. Il a l'oreille très fine; là où il n'y a aucun signe extérieur, rien qui puisse éveiller le soupçon, il voit de l'extraordinaire. Il n'y a plus pour lui rien de naturel ; il a toujours les yeux fixés sur l'attentat monstrueux qui a été commis. L'esprit de son père lui révèle ce qu'il doit faire; dès lors il est intérieurement prêt

132. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, t. I, Première partie, chap. III : B. De la détermination de l'idéal, Le Livre de Poche, coll. Les Classiques de la philosophie, Paris, 1997, p. 315-316.

133. ibid., p. 329-330.

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à la vengeance; il pense continuellement à ce devoir que son coeur lui prescrit ; mais il ne se laisse pas entraîner subtilement à l'action comme Macbeth. Il n'assassine pas, il ne s'abandonne pas à la fureur, il ne tire pas l'épée comme Laërte à la première occasion. Il reste plongé dans l'inaction d'une belle âme qui ne peut se mouvoir au dehors, s'engager dans les relations de la vie réelle. Il attend, il cherche dans la droiture de son coeur une certitude positive. Lorsqu'il l'a obtenue, il ne prend lui-même aucune ferme résolution; il se laisse conduire par les événements extérieurs. Ainsi privé du sens de la réalité, il se trompe sur ce qui l'environne; il tue, au lieu du roi, le vieux Polonius. Il agit avec précipitation quand il faudrait user de circonspection, et là, au contraire, où il est besoin de cette activité qui va droit au but, il reste absorbé en lui-même, jusqu'à ce que, sans sa participation, le développement naturel des circonstances ait amené un dénouement fatal qui paraît une conséquence de ce qui s'est passé au fond de son âme. 134.

Hamlet, héros romantique moderne et importance du caractère et du désir dans le drame de Shakespeare; ×dipe, héros classique et rôle du destin et du principe moral dans la tragédie de Sophocle.

Mais, pour faire remarquer la différence frappante qui, sous ce rapport, distingue les tragédies ancienne et moderne, je ne veux qu'indiquer Hamlet. La pièce de Shakespeare a pour base une collision semblable à celle qu'Eschyle a traitée dans les Choéphores et Sophocle dans l'Electre. En effet, pour Hamlet, aussi, c'est un père et un roi qui a été assassiné, et sa mère a épousé le meurtrier. Mais, tandis que, chez le poète grec, la mort d'Agamemnon est la revendication d'un droit moral, violé dans la personne de Clytemnestre, dans Shakespeare, le meurtre commis a toute l'apparence d'un crime de pure scélératesse, dans lequel la mère d'Hamlet est innocente. De sorte que le fils, comme vengeur, doit se tourner uniquement contre le roi qui a tué son frère, et rien ne se pose devant lui qu'il ait vraiment à respecter. La collision, par conséquent, ne consiste pas en ce que le fils, pour accomplir sa légitime vengeance, doit violer lui-même un autre principe moral. Elle réside dans le caractère personnel d'Hamlet, dont la noble âme n'est pas organisée pour cette action énergique, et qui, plein de dégoût pour le monde et la vie, chancelant dans ses résolutions et ses préparatifs d'exécution, périt par ses propres lenteurs et par la complication extérieure des circonstances. [...] Les héros de l'ancienne tragédie classique, lorsqu'ils se sont déterminés à agir d'après un principe moral qui seul répond à leur caractère ferme et arrêté, rencontrent sur leur chemin des circonstances telles qu'ils doivent nécessairement tomber en conflit avec la puissance morale opposée, également légitime. Les personnages romantiques, au contraire, se

134.

ibid., p. 716-719.

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trouvent placés, dès le début, au milieu d'une foule de rapports et de conditions accidentelles qui leur permettent d'agir de telle façon ou de telle autre. De sorte que le conflit auquel les circonstances extérieures fournissent sans doute l'occasion, dépend essentiellement du caractère même des personnages. [...1 Dans le théâtre moderne, au contraire, comme il n'est pas dans l'essence du caractère même des personnages d'embrasser une cause juste plutôt que de se laisser aller à l'injustice ou au crime, et que cela est accidentel, ils se décident d'après leurs désirs et leurs dispositions particulières ou d'après les circonstances extérieures. 135.

L'e~et cathartique d'????t sur le lecteur-spectateur, homme moderne : la conciliation des puissances de l'âme .

Le dénouement tragique se montre simplement comme l'effet des circonstances malheureuses et des accidents extérieurs, qui auraient pu aussi bien tourner autrement et avoir une issue heureuse. Dans ce cas, le seul spectacle qui nous est offert, c'est celui de la vicissitude des choses terrestres, à laquelle est soumis surtout l'homme moderne; car en raison même de ce qu'elle a de plus fortement individuel, et de la complication des circonstances, cette nature porte avec soi le destin des choses finies. Le sentiment de tristesse mélancolique qui naît de ce spectacle est, cependant, vide, et fait place, en particulier, à l'idée d'une fatalité matérielle et terrible, lorsque nous voyons des coeurs nobles, de belles natures, engagés dans une semblable lutte, périr par le malheur et le simple hasard des événements. Un pareil dénouement peut nous émouvoir fortement; néanmoins, il n'est capable que de produire la terreur, et il exige immédiatement que les accidents extérieurs s'accordent avec ce qui constitue la nature intime et propre de ces beaux caractères. Ce n'est, par exemple, que de cette façon que la mort d'Hamlet et de Juliette ne nous révolte pas, et que la paix se rétablit dans notre âme. Prise extérieurement, la mort d'Hamlet paraît amenée accidentellement par le combat avec Laërte et l'échange des fleurets. Cependant, si l'on considère le fond du caractère d'Hamlet, la mort y réside dès le commencement. Le banc de sable de l'existence finie ne le satisfait pas. Avec cette mélancolie et cette faiblesse, avec cette tristesse profonde, ce dégoût de tous les états de la vie, nous sentons que, au milieu du cercle de circonstances affreuses où il est placé, c'est un homme perdu, avant que la mort ne tombe sur luH du dehors. [...1. Mais cette tristesse, que nous éprouvons à ce spectacle, et qui nous plaît, naît d'une conciliation douloureuse entre les puissances de l'âme; c'est une félicité mélancolique dans le malheur. 136.

Nous trouvons une certaine pertinence philosophique de l'analyse d'Hamlet et un juste respect de l'oeuvre, à la fois chez Hegel et chez Freud. L'esthétique hégélienne est l'étude de l'adéquation entre la forme et le contenu. C'est précisément à ceci que Freud renonce. Pourtant la proximité entre Hegel et Freud

135. ibid., p. 631.

136. ibid., p. 702-703.

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existe bel et bien et ils partagent le même intérêt pour Shakespeare, et tout particulièrement pour l'étude de l'âme du prince danois. Claire Pagès, dans sa thèse de doctorat récemment publiée 137, mettra justement en lumière cette parenté

profonde entre Hegel et Freud.

??s ?ré??ss?s s???t??q?s ? ??????s? ??? ????ét???? Parallèlement aux analyses philosophiques d'Hamlet, des hypothèses médicales avaient déjà été faites sur la santé mentale du héros shakespearien avant Freud. Le diagnostic qui revenait alors oscillait entre hystéro-neurasthénie et mélancolie. Shakespeare aurait retenu la mélancolie comme la forme la plus théâtrale des formes de folie entraînant des hallucinations, en s'inspirant du Traité de la mélancolie de Timothy Bright (1586) 138. Tous les indices dont un médecin peut bien avoir besoin semblent être présents dans le texte shakespearien. Les autres personnages relèvent notamment des symptômes significatifs de mélancolie chez Hamlet : abattement, refus de nourriture, bizarreries de la conduite, insomnie, accès de délire, folie furieuse, désir de mort. Tout au long de la pièce, le mal d'Hamlet subira toutes sortes de tentatives de décryptage .

?r?? ???s ?t ????tré? ?????t ?? ?s?????s? Hamlet est entré dans l'÷uvre de Freud sous les traits d'un sphinx moderne 139.

Freud reprend initialement le postulat romantique de Goethe selon lequel on peut spéculer sur le caractère psychologique d'Hamlet et sur son passé, pour en faire tout autre chose. C'est là une des premières formes d'introduction par Freud de la différence dans la répétition du thème hamlétien. Nous reviendrons sur cette dimension d'introduction par la psychanalyse de quelque chose de résolument nouveau dans l'approche d'Hamlet. Si la démarche de Jones nous apparaît d'un intérêt philosophique moindre, nous noterons toutefois que la correspondance entre Jones et Freud peut être éclairante sur l'importance primordiale accordée par le fondateur de la psychanalyse à l'analyse d'Hamlet.

La correspondance entre Freud et Jones 140 est parsemée d'échanges concernant l'interprétation psychanalytique d'Hamlet, mais aussi concernant le problème de l'identité de Shakespeare, problème dont Freud estime qu'il est extra-analytique. Se référer à cette correspondance permet de mieux saisir le projet commun qui était celui de Jones et Freud d'une étude psychanalytique d'Hamlet. Parmi les lettres échangées entre Freud et Jones, certaines ont retenu tout particulièrement notre attention dans le cadre de cette étude.

La première est une lettre de Jones à Freud, dans laquelle il fait le parallèle entre un cas qu'il a rencontré dans sa pratique clinique et Hamlet.

Un cas vous intéresserait : il s'agit d'un garçon de 15 ans

qui après un léger accident a développé des symptômes d'irritation

137. Claire Pagès, Hegel et Freud. Les intermittences du sens, CNRS éditions, Paris, 2015.

138. Timothy Bright, Traité de la mélancolie, trad. Eliane Cuvelier, Éditions Jérôme Millon, Mémoires du corps, 1998.

139. Cette expression a été utilisée par Antonina Vallentin à propos de Jacqueline de Vauvenargues dans l'÷uvre de Picasso. Voir Picasso, Albin Michel, Paris, 1957.

140. Sigmund Freud, Ernest Jones, Correspondance complète (1908-1939), PUF, Paris, 1998.

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cérébrale (comme après une fracture du crâne) et l'on a cru qu'il avait une méningite. Je l'ai vu deux mois après : un beau cas de folie et de puérilité simulées (comme Hamlet). Il parlait, se conduisait et réagissait comme un enfant de 4 ans comportement qui s'est avéré déterminé par un solide complexe maternel (désir qu'elle le prenne dans son lit, etc.). Après psychanalyse, tout est parfaitement rentré dans l'ordre. 141.

La seconde est une lettre où discute les accusations de pansexualisme et de réduction au sexuel dont fait l'objet la psychanalyse freudienne, en l'occurrence au sujet d'Hamlet.

J'ai entendu parler des trois éditoriaux consacrés à mon essai sur Hamlet et j'en ai vu deux. [...] Après avoir évoqué le désert de ma critique de Hamlet l'auteur dit que, suivant mon enseignement, il faut surveiller de près l'affection naturelle que l'on porte à la mère de crainte qu'à notre insu elle ne nous circonvienne et devienne sexuelle. Or cette mise en garde, c'est du moins ce qui ressort de l'essai du Dr. Jones, n'a jamais été adressée à Hamlet par aucun de ses amis médecins; dès lors, ce qui n'était au commencement qu'affection naturelle s'est développé chez lui en cette phase d'anormalité sexuelle dont les rigueurs sont les seules choses qui invariablement retiennent l'attention des psychologues modernes... qui ajoutent aux fardeaux de la civilisation moderne en nous accablant de théories qui ruinent notre foi dans la nature humaine. Hamlet était un pessimiste, etc., et pourquoi l'encroûter d'autres défauts qui ne peuvent que nous prévenir contre la beauté personnelle des vers poétiques que Shakespeare lui met dans la bouche? L'innocence n'est pas nécessairement la note dominante de la psychologie moderne; en revanche, incombe-t-il à tous ses tenants de repérer l'anormalité sexuelle dans la quasi-totalité des actes inexpliqués des hommes d'exception? 142.

A ce même sujet, Freud répond quelques mois plus tard :

Tausig m'a remis la traduction entre les mains, sous le titre Hamlet ein Sexualprblem . Vous pouvez être assuré que j'ai rétabli le titre original. Il y a dans ce travail bien des faiblesses et mêmes des bourdes que je corrigerai tantôt avant qu'il n'aille chez l'imprimeur. 143

Jones revient un peu plus tard sur les violentes critiques qu'il a reçues au sujet de son travail psychanalytique sur Hamlet, et cherche le soutien de son maître.

Lloyd se livre à une attaque extrêmement vulgaire de mon article sur Hamlet, dont il dit que seul a pu l'écrire un pervers sexuel; son seul argument à cet effet est qu'Hamlet savait qui était sa mère, alors qu'×dipe l'ignorait : en conséquence les deux pièces n'ont aucun point commun. Penser que nos ennemis en sont réduits à de tels expédients dans leur quête de réfutation! 144.

141. Lettre 27 de Jones à Freud du 14 février 1910, dans Sigmund Freud, Ernest Jones, op. cit., p. 94-95.

142. Lettre 31 de Jones à Freud du 20 avril 1910, ibid., p. 100-102.

143. Lettre 44 de Freud à Jones, du 20 novembre 1910, ibid., p. 126.

144. Lettre 63 de Jones à Freud du 13 juillet 1911, ibid., p. 159-160.

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Il est intéressant de noter qu'aussi bien Jones que Freud refusaient de considérer le mystère d'Hamlet comme réductible à un problème d'ordre sexuel, ce que la critique reprochait justement à leur psychanalyse. Freud déplorait la mécompré-hension de la masse mais aussi celle du monde littéraire face à ses hypothèses sur le héros shakespearien. Ceci était pour lui symptomatique de la force

des résistances présentes chez ses contemporains.

Freud déléguera à Jones la responsabilité d'écrire un ouvrage entier sur l'÷uvre de Shakespeare, car la confiance qu'il a en son disciple lui permet d'être assuré que ce dernier développera bien les intuitions de la note à L'Interprétation du rêve. Il reconnaîtra à l'étude réalisée par Jones, étude davantage systématique que ses propres remarques éparses sur le sujet, une valeur inestimable, à la fois d'un point de vue purement scientifique (point de vue de la théorie de l'inconscient) et d'un point de vue littéraire (il estimera que les travaux de Jones font partie des choses les plus profondes qui ont été dites au sujet d'Hamlet).

En vérité votre article sur Hamlet est excellent et vous montre

sous un jour très avantageux. 145.

Votre travail sur Hamlet fait de vous le plus engagé dans le problème Shakespeare. 146.

Cependant, il ne cessera jamais de réfléchir sur Hamlet, même après la publication de l'article puis de l'essai de Jones 147 qu'il considère comme décisifs et ayant contribué à résoudre l'énigme du sphinx de la littérature moderne , Hamlet. Les références multiples de Freud à Hamlet sont, contrairement aux thèses de Jones, difficilement susceptibles d'être ordonnées dans un ensemble systématique cohérent, la position de Freud sur ce problème apparaissant tout au long de sa vie comme une sorte de work in progress , une analyse interminable, un travail en perpétuelle mutation. À ce titre, Freud ne clôt jamais l'analyse (même lorsqu'il feint de le faire en affirmant de manière apparemment dogmatique qu'il a résolu le problème d'Hamlet, il ne peut s'empêcher de revenir sur la question en introduisant une différence, même minime, dans la répétition de ses intuitions sur le thème d'Hamlet.) et son approche est véritablement dynamique en ce sens qu'il ne fige jamais Hamlet dans une essence immuable. Tantôt hystérique, tantôt mélancolique, tantôt névrosé obsessionnel, il ne se laisse jamais enserrer définitivement dans un carcan conceptuel ou dans une nosographie. Il est ce qui fuit sans cesse, ce qui échappe à la multitude des tentatives freudiennes de territorialisation et de reterritorialisation. En dernière analyse, c'est toujours lui qui a le dernier mot (alors que Freud croyait que la psychanalyse dirait le mot définitif sur la création littéraire). C'est toujours ses vers

145. Lettre 28 de Freud à Jones du 10 mars 1910, ibid., p. 95.

146. Lettre 521 de Freud à Jones du 11 mars 1928, ibid., p. 737-738.

147. La première publication des résultats de l'investigation de Jones date de janvier 1910 sous le titre The Oedipus-complex as an explanation of Hamlet's mystery : A study in motive dans The American Journal of Psychology . En 1923, Jones développe son article en 1923. C'est seulement en 1949, dix ans après la mort de Freud, que sort l'essai connu sous le titre Hamlet et ×dipe. C'est sans doute parce qu'il n'avait pas pu avoir connaissance de l'essai définitif que Freud estimait que Jones avait écrit des choses d'une profondeur presque inégalée sur Hamlet... Il nous semble que le caractère par trop systématique ainsi que les extrapolations présentes dans l'essai final de Jones ôte presque tout intérêt à sa démarche.

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que Freud cite, comme si la vérité littéraire était beaucoup plus probante en matière psychanalytique que n'importe quel développement scientifique.

Nous l'avons vu, Hamlet ne fait pas l'objet d'une étude systématique de psychanalyse appliquée de la part de Freud. C'est Jones qui sera chargé par le maître de cette besogne, comme si la fascination et la hantise exercées par Hamlet sur Freud l'empêchaient de céder à ce qu'il n'hésite pourtant pas à faire au sujet notamment du Roi Lear. Apparaît ici le pouvoir de castration de la littérature, et en l'occurrence d'Hamlet, sur le discours psychanalytique. Hamlet intervient pourtant dans différents essais de psychanalyse appliquée aux oeuvres d'art. En premier lieu, on trouve une citation à rôle manifestement ornemental dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, qui par ailleurs nous paraît être une tentative infructueuse d'application de la psychanalyse à l'art (peut-être que l'oeuvre picturale ne se prête pas de la même manière que l'oeuvre littéraire à l'analyse freudienne et peut-être la psychanalyse appliquée se révèle-t-elle davantage pertinente lorsqu'elle interprète un texte : oeuvre littéraire, rêve ou paroles de l'analysant durant la cure, comme l'a très bien montré Jean Bellemin-Noël 148).

Les développements d'Otto Rank.

Outre les travaux de Jones, Freud fait référence, notamment dans les rééditions de L'interprétation du rêve, à l'article 149 et au livre 150 d'Otto Rank traitant entre autres d'Hamlet.

Dans Le motif de l'inceste dans la poésie et dans la légende151, Otto Rank tire plusieurs conclusions de sa lecture psychanalytique d'Hamlet et de sa comparaison avec ×dipe roi de Sophocle et Don Carlos de Schiller.

En premier lieu, le désir de parricide, composante du complexe d'×dipe, ne serait plus un problème pour Hamlet, qui a réalisé son souhait inconscient par le biais de la scène dans la scène 152. La dimension du parricide est résolue.

148. Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, PUF, Que sais-je?, Paris, 1978, p. 86.

149. Otto Rank, art. Das Schauspiel in Hamlet , Le spectacle dans Hamlet , sous-titré Contribution à l'analyse et à la compréhension dynamique de l'÷uvre , Revue Imago, 1915.

150. Otto Rank, Das Inzest-Motiv in Dichtung und Sage (L'ouvrage date de 1912 mais aucune traduction en langue française n'est disponible à ce jour), Fachbuchverlag-Dresden, 2015. Toutefois, les critiques français y font référence sous le titre Le motif de l'inceste dans la poésie et dans la légende . Nous opterons ici pour cette traduction du titre de l'ouvrage de Rank.

151. Otto Rank, Das Inzest-Motiv in Dichtung und Sage, édition initiale Franz Deuticke, Leipzig und Wien, 1912 : ouvrage référencé et reconnu par Freud à de nombreuses reprises.

152. Il s'agit de la scène où Hamlet demande à des comédiens de rejouer le meurtre de son père afin de faire réagir l'usurpateur Claudius, afin de prendre la conscience du roi . En effet, comme il le dit lui-même, en II, 2, 531-532 :

The play's the thing

Wherein I'll catch the conscience of the king. Le théâtre sera

La chose où je prendrai la conscience du roi.

Cette pièce est surnommée la playscene ou scène dans la scène et elle prend place en

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Hamlet n'a même plus le désir inconscient de tuer Claudius, c'est pourquoi le meurtre réel arrive un peu par hasard à la fin de la pièce. S'il garde au niveau conscient cette idée qu'il doit tuer son oncle, ce n'est que du fait de son sentiment de culpabilité et de son sentiment d'un devoir vis-à-vis de son père.

Ensuite, le désir d'inceste avec la mère est ce qui est central dans Hamlet pour Rank. Lacan 153 reviendra justement sur cette centralité de la mère dans la pièce de Shakespeare.

Enfin, Otto Rank récuse l'hypothèse freudienne des débuts concernant l'hystérie d'Hamlet. Claudius aurait résolu le complexe du parricide d'Hamlet en tuant le père d'Hamlet et en se mariant avec Gertrude.

Lacan relance le débat.

Je vous l'ai montré, reste l'énigme irrésolue d'Hamlet, l'énigme que nous essayons de résoudre. Il semble en effet que l'esprit doive s'arrêter sur ce point le désir en cause, puisque c'est le désir découvert par Freud, le désir pour la mère, le désir en tant qu'il suscite la rivalité avec celui qui la possède, ce désir, mon Dieu, devrait aller dans le même sens que l'action. Que peut vouloir dire que le désir ait ici, par rapport à l'action, la fonction d'un obstacle? Commençons de le déchiffrer, ce qui nous conduira, en fin de compte, à la fonction mythique d'Hamlet, qui fait de lui un thème égal à celui d'×dipe. 154.

Non satisfait des conclusions freudiennes au sujet d'Hamlet, Lacan propose une étude approfondie de la pièce de Shakespeare dans ses 7 leçons sur Hamlet et élargit l'analyse à d'autres personnages qu'Hamlet, comme nous le verrons. Si Freud a apporté des éléments de réponse indéniables au problème d'Ham-let, il n'aurait pas résolu, comme il le prétend, son mystère. Ce monstre aux énigmes , semblable à la sphinge de la légende, n'a pas été sondé correctement par Freud. Nous reviendrons sur cette comparaison entre Hamlet et la sphinge, comparaison dont nous trouvons la raison d'être dans l'expression de Jones : Hamlet, sphinx de la littérature moderne . l'×dipe comme réponse à l'énigme du prince danois est une hypothèse qui n'est pas entièrement probante, du moins l'×dipe en tant qu'il renvoie surtout au Père. Lacan, à la suite de Rank, insiste sur la composante oedipienne de l'inceste, comme primordiale pour comprendre le mystère d'Hamlet. Plus particulièrement, il insiste sur l'importance du désir impérieux de la mère et sur ses conséquences sur l'état général d'Hamlet. Nous reviendrons également sur ce point lorsque nous envisagerons la possibilité de psychanalyser les personnages du drame shakespearien. Lacan entend revenir sur les particularités de la tragédie shakespearienne, par rapport à la tragédie sophocléenne, là où Freud insistait davantage sur les points communs entre ces deux monuments de la littérature mondiale. Il introduit aussi deux notions qui nous semblent pertinentes pour désigner ce que Freud fait à partir du matériau shakespearien : le terme de variante et celui de variation.

III, 2, juste après le monologue d'Hamlet et son altercation avec Ophélie. On y voit un jeune acteur, dans lequel certains commentateurs, dont Rank, ont voulu y reconnaître le substitut imaginaire du prince danois, qui finit par venger le meurtre de son père en tuant l'imposteur.

153. Jacques Lacan, op. cit.

154. Jacques Lacan, op. cit., p. 347.

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Il revient en outre sur l'idée centrale chez Freud de progrès du refoulement dans l'histoire de l'humanité » depuis l'époque d'×dipe roi jusqu'à celle d'Ham-let, qui serait encore la nôtre. Ce progrès s'apparente à une décadence à bien des égards, puisque c'est un progrès de la névrose humaine en somme. Lacan cherche alors une explication autre que celle de Freud à ce constat que les Modernes » sont plus inhibés et moins enclins à l'action spontanée. Ce n'est pas le refoulement qui a progressé ni le psychisme humain qui s'est dégradé ou affaibli. Il faut pour Lacan introduire la dimension du savoir du signifiant et celle de l'arbitraire du signe155. La différence fondamentale entre Hamlet et ×dipe, c'est qu'Hamlet savait (le spectre de son père lui a transmis ce savoir), tandis qu'×dipe ne savait pas. Il ne s'agit pas de savoir si Hamlet et ×dipe sont coupables ou innocents, mais de déterminer de quels signes ils disposaient chacun de leur côté, lorsqu'ils ont commis l'irréparable.

Qu'est-ce qui distingue en somme la position d'Hamlet par rapport à la trame fondamentale de l'×dipe? Qu'est-ce qui en fait cette variante si frappante dans son caractère de variation? Car enfin, ×dipe, lui, n'y faisait pas tant de façons, comme l'a fort bien remarqué Freud dans sa petite note d'explication. [...1 Mon Dieu, tout se dégrade, nous sommes dans la période de décadence nous autres modernes, nous nous tortillons six cent fois avant de faire ce que les autres, les bons, les braves, les Anciens, faisaient tout dret. Ce n'est pas une explication. La référence à l'idée de décadence doit nous être suspecte. S'il est vrai que les Modernes en soient là, nous devons bien penser, du moins si nous sommes psychanalystes, que ce doit être pour une raison autre que pour la raison qu'ils n'ont pas les nerfs aussi solides que les avaient leurs pères. [. . .1 un élément essentiel, qui est constitutif de la structure du mythe d'×dipe ×dipe, lui, n'avait pas à barguigner trente-six fois devant l'acte, il l'avait fait avant même d'y penser, et sans le savoir. [...1 Il ne savait pas. Là se place la bienheureuse ignorance de ceux qui sont plongés dans le drame nécessaire qui s'ensuit du fait que le sujet qui parle est soumis au signifiant. [. . .1 souligner l'arbitraire de la révélation initiale du père, celle dont part tout le grand mouvement d'Hamlet. Que le père révèle la vérité sur sa mort est une coordonnée essentielle d'Hamlet, qui distingue la pièce de ce qui se passe dans le mythe d'×dipe. Un voile est levé, celui qui pèse justement sur l'articulation de la ligne inconsciente. C'est ce voile que nous-mêmes, analystes, essayons de lever dans notre pratique, non sans qu'il nous donne, vous le savez, quelque fil à retordre. [...1 Dans Hamlet, la question est résolue le père savait. Et, du fait qu'il savait, Hamlet sait aussi. Autrement dit, il a la réponse.» 156.

155. Lacan reprend cette conceptualité à Ferdinand de Saussure pour l'appliquer à la psychanalyse. Dans cette perspective, il faut considérer qu'il n'existerait aucun lien naturel entre tel signifiant (image acoustique) et tel signifié (concept, sens).

156. op. cit., p. 350-351.

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b) L'élargissement de la méthode introduite dans L'interprétation du rêve .

Ce que Freud a appris de son auto-analyse et de son étude sur le rêve, c'est que l'inconscient s'organise comme un texte psychique (ce qui ne veut pas dire que l'inconscient serait structuré comme un langage , comme le stipule Lacan) à partir de l'opération fondamentale du refoulement par laquelle le sujet cherche à repousser les représentations liées à des pulsions. L'inconscient est saisissable uniquement par le biais du refoulement. Il est une façon de vouloir-ne-pas-savoir (Nichtwissenwollen), écarter et maintenir volontairement quelque chose à distance du conscient. Un rêve, une oeuvre d'art, un mot d'esprit, un lapsus, un jeu d'enfant sont autant d'indices qu'un processus de refoulement est à l'oeuvre. Ce sont a fortiori autant de domaines d'application de la psychanalyse pour Freud. C'est ainsi en analysant la tragédie de Shakespeare que Freud entend repérer les processus de refoulement actifs.

Il ne nous paraît pas intéressant de chercher à dépasser les contradictions qui grouillent littéralement dans Hamlet (ce sont ces contradictions mêmes qui ont fait dire à certains auteurs qu'Hamlet n'était finalement rien de plus qu'une pièce brouillonne et sans grand intérêt littéraire 157) car ce qui est justement édifiant, c'est de considérer ces contradictions comme constitutives de la pièce de Shakespeare et d'apprendre une multiplicité de choses à partir de celles-ci. Le rêve lui-même est un tissu de contradictions pour le sens commun. L'extension de la méthode introduite par Freud pour l'analyse des rêves au domaine de la création littéraire implique de tenir compte de cet aspect essentiel qu'est le caractère en apparence contradictoire du matériau analysé.

Notons au passage que la critique littéraire est allée beaucoup plus loin que Freud dans la psychiatrisation et dans la nosologie clinique du personnage Hamlet. C'est notamment l'un des shakespearologues les plus éminemment reconnus, Walter Wilson Greg 158, qui fit l'hypothèse qu'Hamlet n'était au fond rien

d'autre qu'un psychotique qui hallucinait.

157. Voltaire, par exemple, qualifiait Hamlet en des termes très peu flatteurs, même s'il finit par y reconnaître quelques traits de génie :

Je suis bien loin assurément de justifier en tout la tragédie d'Hamlet : c'est une pièce grossière et barbare, qui ne serait pas supportée par la plus vile populace de la France et de l'Italie. Hamlet y devient fou au second acte, et sa maîtresse devient folle au troisième; le prince tue le père de sa maîtresse, feignant de tuer un rat, et l'héroïne se jette dans la rivière. On fait sa fosse sur le théâtre; des fossoyeurs disent des quolibets dignes d'eux, en tenant dans leurs mains des têtes de morts; le prince Hamlet répond à leurs grossièretés abominables par des folies non moins dégoûtantes. Pendant ce temps-là, un des acteurs fait la conquête de la Pologne. Hamlet, sa mère, et son beau-père, boivent ensemble sur le théâtre : on chante à table, on s'y querelle, on se bat, on se tue. On croirait que cet ouvrage est le fruit de l'imagination d'un sauvage ivre. Mais parmi ces irrégularités grossières, qui rendent encore aujourd'hui le théâtre anglais si absurde et si barbare, on trouve dans Hamlet, par une bizarrerie encore plus grande, des traits sublimes, dignes des plus grands génies. Il semble que la nature se soit plut à rassembler dans la tête de Shakespeare ce qu'on peut imaginer de plus fort et de plus grand, avec ce que la grossièreté sans esprit peut avoir de plus bas et de plus détestable. »

Voir Dissertation sur la tragédie ancienne et moderne», préface à la tragédie de Voltaire, Sémiramis, 1748.

158. Walter Wilson Greg, art. cit.

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Hamlet intervient lorsqu'il est question des domaines d'application de la psychanalyse. Outre les oeuvres littéraires, les objets de la psychanalyse appliquée au sujet desquels Freud recourt à l'aide d'Hamlet sont les rêves et les mots d'esprit. Qu'y a-t-il de commun entre ces différents champs auxquels la psychanalyse peut s'appliquer? Rêve, jeu, oeuvre de fiction, fantasme sont l'accomplissement déformé d'un désir refoulé renvoyant aux premières expériences de satisfaction de l'infans 159(la relation teintée d'érotisme que le jeune enfant entretient notamment avec sa mère). Tous ces objets sont, nous l'avons vu, des formations de l'inconscient. Hamlet semble définitivement avoir son mot à dire (et ce littéralement puisque Freud s'empare directement des mots du prince danois) au sujet de ces formations de l'inconscient. Bien plus, il est une aide précieuse pour l'édification et la consolidation de la théorie freudienne de l'insu. Dans Le mot d'esprit et ses rapports à l'inconscient (1905), comme nous l'avons montré dans la première partie, Freud met en valeur le fait que les mécanismes du mot d'esprit sont similaires au travail du rêve : utilisation des processus de condensation, déplacement, représentation plastique, etc. Freud illustre sa théorie par des citations d'Hamlet. Freud reprend le mot d'Hamlet selon lequel le but d'une pièce de théâtre et de son auteur est, dès l'origine et aujourd'hui », de tendre pour ainsi dire un miroir à la nature, de montrer à la vertu ses traits, au ridicule son image, et à notre époque et au corps de notre temps sa forme et son effigie.» 160.

Pour Shakespeare, les rêves sont de pures et simples absurdités », Hamlet le dit lui-même : Un rêve n'est qu'une ombre » 161. Bien au contraire pour Freud, les rêves sont la voie royale » vers l'inconscient, la manifestation d'un désir refoulé :

Les agrégats chaotiques de nos productions imaginaires noc-

turnes ont un sens et transmettent un nouveau savoir. » 162.

c) Psychanalyser le personnage littéraire.

Psychanalyser le personnage littéraire implique de partir du postulat qu'il faut admettre que le personnage est comme un être vivant, afin de pouvoir rechercher ce qui dans son passé a pu traverser son esprit. Ceci permettrait de déterminer s'il est possible que des émotions ou des réactions du personnage durant l'action renvoient à une situation traumatisante qui aurait eu lieu avant le début de l'action. Le psychanalyste doit donc présupposer qu'Ham-let a vécu avant le début de l'action, rechercher quel genre d'homme et quel

159. Ce terme conceptualisé par Sándor Ferenczi désigne l'enfant qui ne parle pas encore, qui est en-deçà du langage.

160. William Shakespeare, Hamlet, III, 2, 20-24 :

The purpose of playing, whose end, both at the first and now, was and is, to hold, as 'twere, the mirror up to nature; to show virtue her own feature, scorn her own image, and the very age and body of the time his form and pressure. .

161. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 246a-248a : A dream itself is but a shadow .

162. Sigmund Freud, L'interprétation du rêve, op. cit., p. 156.

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enfant il était pour sentir et agir face à certaines situations comme Shakespeare l'indique et donc reconstruire son passé. Résumons les grandes lignes du raisonnement de Freud concernant le mystère du comportement d'Hamlet.

Premières conceptualisations psychanalytiques du personnage d'Ham-

let. En dehors de la tâche qui lui est assignée par le spectre, Hamlet
est loin d'être, comme le supposaient Hegel et Goethe, une belle âme faible sur le plan de l'action : il ne tue pas moins de cinq personnages au cours de l'action, il le fait tantôt de manière réfléchie (Guildenstern et Rosencrantz), tantôt de manière impulsive (Polonius), tantôt au cours d'un duel (Laërte), tantôt enfin au terme de longues tergiversations (Claudius). D'autre part, il agit en organisant le spectacle qui est censé saisir la conscience du roi, en rejetant violemment Ophélie, en interpellant sa mère alors qu'elle se trouve dans sa chambre à coucher, en sautant ensuite dans sa tombe et en acceptant de s'engager dans un duel. Hamlet n'a pas une nature faible ou douce, en témoignent son comportement condescendant et cruel envers Ophélie et envers sa mère ainsi que son absence de remords après avoir tué le père de celle qu'il prétend aimer, Polonius. Que ce soit d'un point de vue physique ou moral, Hamlet n'est pas faible mais impétueux. La seule chose qui le fait hésiter, c'est justement ce que le spectre lui a ordonné : le venger. Le problème doit donc être psychique et le conflit interne. Ce qui est mystérieux, c'est l'inhibition qui travaille Hamlet et non sa nature (les déficiences du caractère d'Hamlet, y compris sa mélancolie présente dès le début, avant la révélation du spectre, ont un caractère secondaire). Afin d'avoir une vue d'ensemble de l'idée que se fait la psychanalyse freudienne du personnage d'Hamlet, nous résumerons ici les développements d'Ernest Jones, dans Hamlet et ×dipe 163.

Hamlet, sujet d'interprétation pour Jones. Dans Hamlet, Les

traits de caractère et les réactions du personnage s'avèrent harmonieux, logiques et intelligibles dans les différentes couches de la psyché, lorsque les comportements s'accordent avec les motivations profondes, on est en droit de parler d'une parfaite oeuvre d'art . 164. La solution psychanalytique au mystère d'Hamlet part d'une thèse fondamentale : il existe une raison profonde et inexplorée par la critique littéraire aux atermoiements d'Hamlet. Le raisonnement est le suivant :

1- Le héros est capable d'agir.

2- Les difficultés de sa mission ne sont pas objectivement insurmontables.

3- Donc Hamlet est en proie à un conflit intérieur qui le répugne irrémédiablement à accomplir la vengeance.

Le problème des interprétations des prédécesseurs de Freud et de Jones tient au fait qu'elles ne peuvent répondre à cette question cruciale : pourquoi Hamlet, au cours de ses monologues, ne nous fournit-il pas d'indication sur la nature du conflit qui l'agite, s'il a bien une raison objective de souffrir de

163. Ernest Jones, op. cit.

164. ibid.

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la sorte, comme semblent le soutenir les critiques littéraires de Shakespeare?

La réponse naturelle de la psychanalyse est que le héros est inconscient des véritables raisons de sa répulsion à accomplir son devoir, il souffre d'un conflit intérieur dont l'essence lui échappe. Jones montre un certain optimisme épistémologique : en effet, certaines tendances psychologiques dérobées au sujet lui-même s'expriment souvent par des manifestations externes qu'un observateur qualifié (en l'occurrence, le psychanalyste) interprète aisément. Shakespeare ne pouvait pas expliquer l'inhibition d'Hamlet car il n'était pas lui-même conscient de sa nature, étant ignorant des mécanismes inconscients en jeu dans le processus de la création artistique. Par ailleurs, Jones montre que la déficience de la volonté d'Hamlet est localisée : il ne peut pas vouloir tuer son oncle. Son aboulie 165 est donc spécifique, et non généralisée, comme certains psychiatres en avaient fait l'hypothèse auparavant. L'analyse des aboulies spécifiques montre qu'elles découlent généralement d'une répulsion inconsciente pour l'acte à accomplir. Hamlet a à la fois sa raison qui lui dicte d'agir (le devoir envers son père lui apparaît comme évident) et un fort désir conscient. Il cherche tous les prétextes pour se dérober, jusqu'à son acceptation du duel à l'issue duquel il pressent sa propre mort (mort qui le libérerait définitivement de sa mission). Il fournit successivement des explications divergentes de sa conduite, dissimulant inconsciemment ses véritables mobiles; les motifs invoqués par Hamlet ne sont que des tentatives d'auto-aveuglement, des leurres. Le recours aux faux prétextes et à la rationalisation laisse suspecter des motifs inconscients : le désir inconscient et non avoué d'esquiver sa tâche. Jones étudie l'attitude d'Hamlet face aux crimes qu'il doit venger. Le fratricide de Claudius éveille en Hamlet indignation et désir de vengeance, alors que l'inceste commis par Gertrude éveille une horreur intense, l'idée d'une souillure est d'emblée irrémédiablement associée à la luxure de la mère. Jones fait des remarques importantes sur le comportement d'Hamlet. Au début de la pièce, avant les révélations du spectre, Hamlet souffrait déjà d'une profonde dépression (dégoût mélancolique à l'égard de la vie et de la chair) et envisageait le suicide. Dès lors, le problème d'Hamlet découlerait du choc moral provoqué par la révélation brutale de la véritable nature de sa mère 166 (hypothèse que Jones reprend au critique littéraire et shakespearologue Andrew Cecil Bradley), nature qu'il pense généralisable à la nature humaine. C'est la nature de l'émotion d'Hamlet qui l'empêche d'être conscient de ses véritables sources . La tâche du psychanalyste sera de rechercher les traces d'une prédisposition psychique, ce qui pourrait susciter originellement de tels malheurs capables de paralyser l'âme et de provoquer un tel dégoût de la vie. Si Hamlet est un cas de psychonévrose, il est nécessaire de relier son état aux pulsions intervenues pendant la prime enfance et qui continuent d'intervenir. Hamlet est en effet plongé dans l'angoisse à l'idée que son père soit remplacé par un autre dans l'affection de sa mère.

Tout se passe comme si son amour pour sa mère était à ce

165. L'aboulie, maladie du doute pour Jankélévitch, est étymologiquement la privation du vouloir. En psychopathologie, ce terme désigne un symptôme se caractérisant par un affaiblissement de la volonté et une certaine incapacité à s'engager dans une action ou un projet. Dire que l'aboulie d'Hamlet est spécifique signifie qu'elle concerne exclusivement le projet particulier de tuer Claudius, et non toute action ou projet en général.

166. Ernest Jones, op. cit.

167. ibid.

168. ibid.

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point exclusif, qu'ayant déjà trouvé difficile de le partager avec son père, il ne supportait plus de le partager avec un autre. 167.

La réalité est plus complexe. La solution psychanalytique qu'en donne Jones est la suivante :

Si Hamlet enfant, blessé d'avoir à partager l'affection de sa mère, avait considéré son père comme un rival et souhaité secrètement sa mort? Bien entendu, il aurait refoulé de telles pensées; la piété filiale et l'éducation en auraient effacé toute trace. Mais en réalisant ce voeu infantile, l'assassinat du père par un rival jaloux aurait rendu toute leur virulence à ces souvenirs refoulés. Ainsi, sous forme de dépression et d'angoisse, se serait réveillé le conflit d'enfance. Tel est, en tout cas, le mécanisme qu'on relève chez les Hamlet soumis à l'investigation psychanalytique. Hamlet ne supporte pas d'ajouter le parricide à l'inceste. De là, la frustration intime et les atermoiements face à l'exigence paternelle de vengeance. [.. .] Il est déchiré par un conflit intérieur insoluble. 168.

Jones estime qu'on peut ainsi retracer l'évolution psychologique d'Hamlet, faire, comme dirait Freud, une sorte de romantisation familiale du névrosé Hamlet. Durant sa prime enfance, Hamlet aurait éprouvé une tendre affection pour sa mère (d'où la présence dans la pièce d'éléments érotiques déguisés). Jones trouve une justification de son interprétation dans certains traits du personnage de Gertrude. Il repère en effet une sensualité marquée et une tendresse passionnée réservée exclusivement à Hamlet. Jones trouve des penchants morbides dans la relation d'Hamlet à Ophélie (extravagance du langage tenu, besoin passionné de certitude absolu quant à l'amour). La nature de ses sentiments pour elle reste, selon Jones, obscure. En avilissant Ophélie, Hamlet exprime sa déception vis-à-vis de sa mère (il y aurait une confusion des deux figures féminines dans l'esprit d'Hamlet) : il ordonne à Ophélie d'aller au couvent (le terme nunnery désigne également à l'époque une maison close ), comme il exhortera, dans la scène de la chambre, sa mère de ne pas dormir avec son oncle et de rester, au moins le temps de la nuit, abstinente. Jones repère dans la pièce de Shakespeare des indices permettant de penser que l'attraction pour la mère continue de s'exercer : les propos grivois et brutaux d'Hamlet vis-à-vis d'Ophélie en présence de la mère dans la scène de la représentation théâtrale de la souricière ( the mousetrap ). La scène de la souricière qui précède la fameuse scène dans la scène ( play-scene ) serait révélatrice de la nature sexuelle du conflit sous-jacent. La scène dans la chambre de la mère, qui suit de peu la scène que nous venons d'évoquer, nous montre un Hamlet qui stigmatise la conduite de sa mère avec son oncle, en termes de répulsion physique. Ceci est révélateur pour Jones d'un refoulement intense. Ainsi, le remariage de la mère après la mort du père conduit à l'émergence à la surface du conscient de l'association de la mère avec la représentation sexuelle, association qui était enfouie depuis la prime enfance. Le désir agréable et diffus de la prime enfance se traduit chez l'adulte, par le truchement du refoulement, par un profond dégoût. L'oncle usurpe la place qu'Hamlet voulait ravir (désir de remplacer le père auprès de la mère) et accomplit le double souhait inconscient de ce dernier. Le refoulement

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d'Hamlet conduit à une dépense d'énergie psychique énorme qui se traduit par un déplorable état psychique (mélancolie, abattement, etc.). Le refoulement sexuel est très marqué chez Hamlet, d'où les hypothèses sur son hystérie. En effet, la femme suscite principalement chez lui l'animosité : d'une part, le ressentiment à l'égard de la dame chaste dont on essuie les refus (Ophélie, comme madone virginale, sainte inaccessible) et d'autre part, la répulsion envers la créature sensuelle qui inspire de coupables tentations (Gertrude, comme créature sensuelle offerte à tous). Ces courants émotionnels contrariés s'épanchent chez Hamlet dans d'autres directions, d'où son irascibilité et ses accès de colère face aux manoeuvres des courtisans Guildenstern et Rosencrantz et face aux intrigues de Polonius. Tuer Claudius reviendrait pour Hamlet à se tuer lui-même car Claudius représente ses désirs inconscients. Jones insiste sur le fait que c'est seulement après la mort de sa mère qu'Hamlet se sent libre de tuer le roi. C'est sa propre culpabilité (son désir inconscient pour sa mère) qui l'empêchait d'agir. Le conflit intérieur d'Hamlet est une lutte que mènent les processus psychiques refoulés pour devenir conscients. L'inconscient d'Hamlet se refuse à mettre fin aux agissements incestueux de sa mère (en tuant son oncle) car il s'identifie à lui (d'où ses nombreux accès de culpabilité, ses remords, ainsi que ses moments d'autocritique aux accents presque délirants). En n'accomplissant pas la vengeance, Hamlet perpétue le péché et subit l'aiguillon d'une conscience torturée. Il opte pour la solution passive : laisser se poursuivre l'inceste par personne interposée. Hamlet est comme le névrosé qui refuse l'analyse (ou lui résiste) : il répugne à l'exploration en profondeur de son âme ( La conscience fait de nous tous des lâches ). L'attitude d'Hamlet envers la figure paternelle est ambivalente, mais ce conflit ambivalentiel n'est en aucun cas anormal, il est au contraire présent chez tout être humain. En effet, chez Hamlet, comme chez tout être humain, le père originel serait scindé en deux images correspondant à la dualité des sentiments filiaux. D'une part, un amour et un pieux respect pour le père disparu et d'autre part, une haine et du mépris pour les substituts paternels. Pour Claudius, Hamlet éprouve des sentiments conflictuels, une haine consciente et une sympathie, une identification inconsciente; Polonius fonctionne également comme un substitut paternel. Son attitude envers son père serait résolument féminine, d'où l'hypothèse d'une homosexualité passive d'Hamlet, se manifestant par une adoration exagérée, une idéalisation du père, sorte de reflet idéalisé, d'amour-miroir, d'où la proximité dans la pièce de Shakespeare entre le désir de suicide et le désir de meurtre. Jones justifie son hypothèse sur l'homosexualité sous-jacente d'Hamlet par l'attitude féminine envers le père qui constituerait une tentative de résolution du caractère intolérable des impulsions de meurtre et de castration engendrées par la jalousie. En dernière analyse, Hamlet est inhibé par sa haine refoulée envers sa mère. Ainsi, Jones repère un processus de transfert chez Hamlet : le désir du parricide est transposé du père réel aux substituts paternels. Jones met en exergue le comportement régressif d'Hamlet : il refuse en réalité de refouler ses désirs meurtriers, d'où son incapacité à punir l'homme qui a osé les accomplir. Le problème de la procrastination d'Hamlet s'éclaire à la lumière des fixations pré-génitales . Le problème d'Hamlet réside dans la non-résolution de son complexe d'×dipe. La mélancolie d'Hamlet s'explique par la perte symbolique de la mère et la perte devenue réelle d'Ophélie. Le sentiment de perte devient dans la mélancolie expérience interne d'auto-dépréciation et auto-accusations. Ceci manifeste, comme l'a montré Freud, dans Deuil et mélanclie, un appauvrissement de

169. Paul-Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse, chap. VIII, Les figures littéraires du secret oedipien. Le complexe d'Hamlet .

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l'esprit, un retrait narcissique de la libido à partir des objets externes (introjection des objets d'amour perdus). Les accusations qu'Hamlet porte contre lui-même sont en fait destinées aux objets d'amour perdus. Le moi, par cette identification aux objets d'amour perdus, devient objet du sadisme du Surmoi.

La tragédie de Shakespeare repose pour Jones sur le déroulement fatal d'un conflit intérieur qui agite l'âme du héros. Les obstacles sont internes dès lors qu'Hamlet se crée inconsciemment des dangers pour lui-même. Les seules actions qu'il accomplit le conduisent à sa propre destruction. Chez lui, la pulsion de mort prédomine sur l'instinct de vie. Le combat d'Hamlet est celui d'une lutte longue et désespérée contre le suicide, seule solution envisageable au problème. Jones conclut que Shakespeare montre ainsi que le destin de l'homme est

inhérent à son âme.

Quel intérêt philosophique y a-t-il à s'interroger sur l'application de

la psychanalyse au personnage fictif d'Hamlet ?
Bien plus qu'un objet d'interprétation, le personnage d'Hamlet est un sujet d'expérimentation pour la psychanalyse freudienne. Les faiblesses patentes de l'entreprise de Jones découlent du fait qu'il s'agit exclusivement d'un essai interprétatif de psychanalyse appliquée. Nous reviendrons sur cette prévalence chez Freud de la dimension expérimentale sur la démarche interprétative dans la der-

nière partie.

La question de déterminer s'il est du moins possible, sinon légitime de traiter des personnages - fictions littéraires - comme des individualités réelles, donc d'attribuer à ces créations ou créatures d'un écrivain des traits inconscients, symptômes et conflits 169n'est pas pertinente, même si le lecteur passionné et curieux, comme le psychanalyste, tous deux avides d'accroître leur connaissance de l'âme humaine, se laisse volontiers bercer par cette illusion. C'est en effet un jeu de l'esprit très tentant que de vouloir sonder les rejetons de l'inconscient à travers les indices que l'auteur nous livre sur son personnage. Nombre de critiques de la démarche freudienne s'y laissent d'ailleurs prendre en identifiant la psychanalyse appliquée à une tentative désespérée et vaine d'expliquer l'oeuvre littéraire en donnant les motivations inconscientes des êtres de fiction auxquels elle donne une vie de papier.

Freud avec Hamlet, Hamlet avec Freud.

Une sorte de modèle de l'analyse de l'inconscient d'un personnage imaginaire peut être dégagé de l'explication freudienne d'Hamlet par le complexe d'×dipe. Dès L'interprétation du rêve, on repère plusieurs références, dont une double page majeure qui était initialement une note de bas de page (cette même note de laquelle partit Ernest Jones pour ses propres travaux sur Hamlet). Certaines références sont l'occasion pour Freud d'illustrer des points de sa théorie comme l'idée que tout rêve typique repose sur des thèmes universels, comme l'ambivalence entre amour et haine envers les parents. Ceci permet à Freud de dégager

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le caractère universel de la jalousie née du désir incestueux et de la rivalité entre le père et l'enfant, en vue des faveurs de la mère. Le pouvoir émotionnel d'Hamlet réside dans le voilement de la jalousie qui est comparable au processus de la névrose. De même que dans la névrose, la jalousie d'Hamlet n'est visible que par l'inhibition qu'elle cause. C'est cette inhibition qui conduit à l'ajournement. Nous reproduisons ce passage central en entier car il s'agit, avec la lettre à Fliess du 15 octobre 1897, d'un moment inaugural dans la pensée freudienne d'Hamlet et plus généralement de la création littéraire.

Aujourd'hui tout autant que jadis, le rêve d'avoir un rapport sexuel avec la mère est le lot d'un grand nombre de gens, qui en font un récit indigné et étonné 170. Ce rêve, on le conçoit, est la clef de la tragédie et le pendant complémentaire du rêve de la mort du père; la fable d'×dipe est la réaction de l'imaginaire à ces deux rêves typiques. [...] Dans le même sol qu'×dipe roi s'enracine une autre grande création de la poésie tragique : le Hamlet de Shakespeare. Mais dans ce traitement modifié de la même matière se révèle toute la différence dans la vie psychique de deux périodes culturelles très éloignées l'une de l'autre, la progression séculaire du refoulement dans la vie affective de l'humanité; dans l'×dipe , la production imaginaire du désir de l'enfant, qui est au fondement de la pièce, est tirée à la lumière comme dans le rêve et réalisée; dans Hamlet elle demeure refoulée, et nous n'apprenons son existence comme c'est le cas objectivement dans une névrose que par les effets d'inhibition qu'elle induit. Il est apparu compatible, curieusement, avec l'effet très impressionnant du plus moderne des deux drames, qu'on puisse rester dans l'absence complète de clarté sur le caractère du héros. La pièce est construite sur l'hésitation de Hamlet à remplir la mission de vengeance qui lui a été impartie : le texte ne nous concède rien quant aux raisons ou motifs de cette hésitation; et les essais d'interprétation les plus divers ne sont pas parvenus à les indiquer. Selon la lecture aujourd'hui encore dominante, et argumentée par Goethe, Hamlet représente le type d'homme dont la force vive d'action est paralysée par un développement proliférant de l'activité réflexive ( Contaminée par la pâleur de la pensée 171). Selon d'autres, l'auteur a tenté de décrire

170. C'est ce même rêve qu'évoque Jocaste, mère et épouse d'×dipe, dans la tragédie de Sophocle et dont Freud tirera son intuition sur le complexe nucléaire des névroses.

171. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 84 : Thus conscience does make cowards of us all,

And thus the native hue of resolution

Is sicklied o'er with the pale cast of thought

Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches, Et ainsi la couleur première de la résolution

S'étiole au pâle éclat de la pensée

De ces trois vers, Freud retiendra, nous y reviendrons, le premier et il en fera la source de

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un caractère maladif, indécis, relevant du secteur de la neurasthénie 172. Simplement, l'intrigue de la pièce nous enseigne que Hamlet ne doit en aucun cas nous apparaître comme une personne absolument inapte à l'action. À deux reprises nous le voyons agissant, la première fois dans un mouvement passionnel d'explosion brutale, quand il estourbit l'homme qui espionnait derrière la tapisserie, et une autre fois de manière planifiée, voire perfide, en envoyant les deux courtisans à la mort destinée au départ à sa personne, avec l'insouciance totale du prince de la Renaissance. Par quoi est donc inhibé chez lui l'accomplissement de la mission que le fantôme de son père lui a confiée? L'explication qui de nouveau se suggère ici est que c'est par la nature particulière de cette mission; Hamlet peut tout faire, sauf accomplir la vengeance contre l'homme qui a éliminé son père et pris sa place auprès de sa mère, l'homme qui lun montre la réalisation de ses propres désirs infantiles refoulés. L'horreur qui devrait le pousser à la vengeance est remplacée ainsi chez lui par des reproches qu'il se fait, des scrupules de conscience qun lui objectent qu'à la lettre il n'est pas meilleur que le pécheur qu'il devrait lui-même châtier. J'ai en l'occurrence traduit vers le conscient ce qui dans l'âme du héros doit par force demeurer inconscient. Si jamais quelqu'un veut dire de Hamlet que c'est un hystérique, je ne pourrais faire autrement que reconnaître là une conséquence de mon interprétation. À cela s'accorde très bien l'aversion sexuelle qu'il exprime ensuite dans le dialogue avec Ophélie, la même aversion sexuelle que celle qui allait, au cours des années suivantes, prendre de plus en plus possession de l'âme du poète, jusqu'aux expressions qui culminent dans Timon d'Athènes. Ce que nous rencontrons dans Hamlet ne peut évidemment rien être d'autre que la vie psychique du poète; j'emprunte à l'ouvrage de Georg Brandes sur Shakespeare 173 (1896) cette remarque que le drame a été écrit immédiatement après la mort du père de Shakespeare (1601) 174, et donc dans une période de deuil filial très récent et de réanimation pouvons-nous supposer, des sentiments infantiles qui concernaient ce père. Il est bien connu par ailleurs que le fils tôt disparu de Shakespeare portait le nom d'Hamnet (identique à celui de Hamlet). De même que Hamlet traite le rapport du fils aux parents, Macbeth, qui n'est pas éloigné dans le temps, repose sur le thème de l'absence d'enfant. De même, au reste, que tout symptôme névrotique, comme le rêve lui-même, est susceptible d'une surinterprétation, et la requiert même pour être complètement compris, de même toute création poétique authentique a procédé à partir de plus d'un seul

nombre de ses réflexions sur le sentiment de culpabilité et son lien avec la conscience morale, notamment dans Le Malaise dans la civilisation.

172. Freud vise ici le médecin, philosophe et psychologue Pierre Janet qui avait apparenté Hamlet à un neurasthénique. Freud n'attachait pas beaucoup d'importance à cette catégorie nosographique. Il lui préférait celle de névrose actuelle . La neurasthénie désigne pour Janet une faiblesse de la volonté ainsi qu'une défaillance dans l'adaptation au réel.

173. Freud fait sans doute référence à William Shakespeare. A critical study, ouvrage publié en réalité en 1898.

174. La date d'Hamlet étant incertaine, de même que la vie et l'identité de son auteur, certaines hypothèses de Freud, sur lesquelles il reviendra plus tard, peuvent prêter à sourire.

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motif et d'une seule incitation dans l'âme du poète, et autorisera plus d'une interprétation. Je n'ai ici tenté que l'interprétation de la couche la plus profonde des mouvements qui se produisent dans le psychisme du poète créateur. » [Notes de Freud : Les suggestions ci-dessus visant à une compréhension analytique de Hamlet ont été complétées par E. Jones et défendues contre d'autres approches exposées dans la littérature. ( Le problème d'Hamlet et le complexe d'×dipe », 1911) ; Depuis lors, il est vrai que la tête m'a tourné face à l'hypothèse énoncée ci-dessus, selon laquelle l'auteur des oeuvres de Shakespeare était l'homme de Stratford. »] 175.

Freud ne semble cette fois plus vouloir qualifier clairement Hamlet d'hystérique comme il pouvait le faire dans sa correspondance. Il reconnaît toutefois que d'autres n'auraient pas tort de faire cette hypothèse et que cela pourrait même découler de la lecture psychanalytique qu'il fait lui-même de l'oeuvre de Shakespeare.

Cette première approche officielle » de la pièce de Shakespeare est en apparence très dogmatique et restrictive. Freud oscille en réalité entre un ton affirmatif (qui peut paraître agaçant mais qui est à la mesure de l'ampleur de la découverte freudienne concernant la vie psychique humaine) et un ton plus réservé (il rappelle fréquemment qu'il s'agit là d'hypothèses, de suppositions et non de vues définitives sur la question).

Hamlet apparaît parfois comme objet possible d'une explication psychanalytique en termes de roman familial. En outre, cette cible de prédilection de la pensée freudienne qu'est Hamlet, contrairement à Richard III (qui fait partie des exceptions»), à Lord et Lady Macbeth (qui échouent devant le succès»), n'est pas cité par Freud dans son article Quelques types de caractère dégagés par la psychanalyse ». Pourtant la dernière catégorie de caractères que Freud aborde est sans doute celle dans laquelle on trouve ×dipe et dans laquelle on se serait attendu à retrouver Hamlet : celle des criminels par sentiment de culpabilité ». Peut-être que Freud n'avait pas eu le temps de développer cette partie (étonnamment succincte par rapport aux deux autres parties) de son article et qu'il aurait sans réticence fait d'Hamlet un type de caractère » qui se prête volontiers à l'analyse psychanalytique. Si Hamlet n'est pas ouvertement décrit comme un type de caractère », il fait partie des personnages psychopathiques à la scène » mis en lumière par Freud, comme nous le verrons.

Dans un premier temps, on peut penser que la question posée par Freud est la suivante : comment qualifier cliniquement le problème d'Hamlet? Aborder les choses sous cet angle implique que la signification des conflits et souffrances d'Hamlet est susceptible de relever de la psychopathologie. Une problématique peut alors se dégager : jusqu'où peut-on discuter d'Hamlet et des autres personnages de la pièce de Shakespeare dans les termes d'une psychanalyse applicable aux êtres vivants?

Dans un essai brillant, clair et concis, Starobinski met en lumière ce que Freud voit dans le personnage d'Hamlet. Nous employons à dessein le verbe

175. Sigmund Freud, L'Interprétation du rêve (1899-1900), trad. J.-P. Lefebvre, in Écrits philosophiques et littéraires, Opus seuil, V- Matériau et sources du rêve, D- Rêves typiques, b) Rêves de la mort de personnes chères, pp. 265-266 (passage intégré au corps du texte à partir de 1914 mais qui était initialement une note de bas de page lors de la première édition).

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voir », car nous concevons Freud comme un écrivain, à la fois voyant » et entendant » des choses que la science n'aurait jamais osé avant lui concevoir.

Ainsi la figure d'Hamlet se trouve étroitement liée, dans le développement de la recherche initiale de Freud, à la découverte du penchant infantile pour la mère et à la généralisation des résultats de l'auto-analyse autour du modèle sophocléen. Hamlet, pour Freud, évoque aussitôt la symptomatologie de l'hystérie. Nous nous trouvons au confluent de l'auto-analyse, de la mémoire culturelle et de l'expérience clinique. [.. .1 En substituant l'image dynamique du refoulement à la simple soustraction énergétique de l'asthénie, Freud établit les bases d'une nouvelle interprétation d'Hamlet [...1 Un nouveau héros prend naissance à l'intérieur du héros énigmatique : l'inconscient. [...1 [La faiblesse d'Hamlet1 n'est pas simple carence : elle est l'impossibilité de surmonter le sentiment de culpabilité né du retour d'un désir infantile que la parole du père spectral et l'acte de l'oncle incestueux qualifient désormais de crime. [...1 dès la première formulation décisive, le cas Hamlet escorte le paradigme oedipien comme son ombre portée. Ce couplage des deux tragédies va se perpétuer tout au long de l'oeuvre de Freud.» 176

Alors que le personnage d'×dipe échappait résolument à toute tentative d'oe-dipianisation ou de psychologisation (pour la raison évidente, que nous développerons plus loin, qu'×dipe ne souffre pas lui-même d'un complexe d'×dipe, mais qu'il est la pulsion oedipienne à l'état pur), il ne paraît, par contre, en aucun cas dérisoire à Freud de psychologiser le personnage d'Hamlet dans une certaine mesure. On remarque ici un déplacement de l' archétype » 177 oedipien, comme instance psychique à part entière, au type de caractère psychanalytique hamlétien. Face à une transparence et à une plénitude d'×dipe, nous avons l'apparence lacunaire et le sentiment qu'il doit bien y avoir un sens caché d'Hamlet.

Il devient insupportable d'admettre, pour un héros qui nous intéresse comme le fait Hamlet, l'inexistence d'un principe explicatif intérieur par lequel les conduites et les propos contradictoires s'éclairciraient et s'unifieraient. La pièce a beau nous subjuguer par son impérieuse nécessité, il faut encore qu'à cette nécessité s'ajoute une parfaite clarté causale. [...1La succession des actes d'×dipe était conduite par la nécessité, et il n'y avait aucune question à poser sur les causes psychologiques du comportement du héros. ×dipe accomplit l'oracle, et l'oracle est à la fois nécessité et causalité. En termes modernes, ×dipe est la pulsion, ou, si l'on préfère, son répondant imagé. Dans le cas d'Hamlet qui a le relief d'une personne vivante et non la plénitude opaque et sans résidu d'une image psychique la nécessité, qui éclate dans le dénouement mortel, paraît contrariée tout au long de l'action par une gratuité proliférante; la nécessité

176. Jean Starobinski, Hamlet et Freud , préface à Ernest Jones, Hamlet et ×dipe (1949), Gallimard, Paris, 1967, pp. XI-XII; repris dans Jean Starobinski, La relation critique, L'oeil vivant t. II, Gallimard, 1970.

177. Le terme n'est pas à considérer ici dans le sens jungien de la psychologie des profondeurs (de fonds archaïque exploité par les mythes et les religions), mais dans son sens étymologique de modèle primitif ou de type suprême .

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travaille en sous-oeuvre, mue par des causes cachées. Ce que Freud postule hardiment, c'est non seulement que la gratuité peut être dissipée, que tout peut être rendu à la nécessité et au sens à partir de l'énoncé des causes cachées, mais que la cause cachée est le complexe d'×dipe, c'est-à-dire la nécessité par excellence. Le sens d'Hamlet s'achève dans et par ×dipe. L'intérêt universel suscité par Hamlet est traité par Freud comme un indice : un tel intérêt ne se justifierait guère par ce que la névrose d'Hamlet a d'individuel et de singulier : il se justifie par la présence d'×dipe (thème universel) en Hamlet. On objectera : où ne trouverait-on pas ×dipe, une fois admis qu'il est universel? À quoi Freud n'a pas de mal à répondre qu'en Hamlet, ×dipe est présent avec une intensité inaccoutumée. ×dipe n'a pas besoin d'être interprété : il est la figure directrice de l'interprétation. En revanche, les paroles et les actes (l'inaction) d'Hamlet, traités en symptômes, sont soumis à l'interprétation. Dire qu'Hamlet ne réalise pas ce qu'×dipe réalise, c'est dire aussi que la pièce de Shakespeare n'est pas l'équivalent d'un rêve collectif, et qu'on n'y voit pas un fantasme rétroactif commun rejoindre le noyau infantile commun dans l'unité du symbole. [...1 C'est dans le discours de l'interprète que l'inconscient imaginé d'Hamlet, l'inconscient imaginant-imaginé de Shakespeare et la pensée du lecteur se rencontrent en un point de fuite commun, où surgit la figure d'×dipe et où le mystère du prince mélancolique se dissipe à la lumière du mythe originaire. D'où la fluidité possible des interprétations [.. .1 Hamlet est une quasi-personne, avec sa conscience, son inconscient, ses pulsions, son sur-moi [...1 Shakespeare, prodigieux imitateur de la réalité, n'a pas créé un rôle, mais un homme complet. Mais si notre attention se déplace d'Hamlet à Shakespeare, le personnage d'Hamlet n'est plus qu'une instance partielle, un fantasme momentané dans la conscience du poète. [.. .1 Mais ce n'est pas le mythe collectif ×dipe qui se déploie devant nous, même s'il reste perceptible en filigrane, comme le garant de l'universel dissimulé dans le particulier. Nous assistons à l'essor d'un mythe personnel (Charles Mauron) constitué avec la collaboration de l'ana-

lyste. 178.

Comme nous l'avons montré dans la première partie, Freud est hanté par Hamlet. Bien que l'analyse de Starobinski nous semble pertinente à bien des égards, selon nous, Hamlet est davantage pour Freud, un fantasme, un spectre qui hante sa conscience après avoir hanté momentanément celle de Shakespeare; c'est plutôt pour Jones qu'il est une quasi-personne . ×dipe ne gît pas dans les détails de la pièce de Shakespeare, comme le garant de l'universel dissimulé dans le particulier . Il faut reconnaître l'irréductible singularité d'Hamlet, la véritable différence introduite dans le déjà-là par Shakespeare.

La clinique littéraire, telle que la perçoit Freud, n'est en aucun cas comparable à l'acte médical consistant à poser un diagnostic. Elle est écoute attentive du texte. On pourrait penser qu'il s'agit uniquement pour Freud, dans

178. Jean Starobinski, op. cit., p. XXV -XXVII.

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un premier temps, de faire une sorte de romantisation familiale de l'hystérique mâle puis, dans un second temps, d'opérer une catégorisation d'Ham-let comme névrosé mondialement célèbre atteint de surcroît de mélancolie clinique (L'aspect mélancolique n'est pas pour Freud le noyau essentiel du conflit hamlétien, il s'agirait plutôt d'un énième symptôme de ce dernier).

Pourtant, tel n'est pas l'enjeu réel de la démarche freudienne. Le tableau dressé par Jones dans Hamlet et ×dipe laisse bien moins de marge de manoeuvre. Après avoir compilé de manière doxographique les tentatives de clini-cisation du cas Hamlet, Jones propose, non sans réticence, sa propre conclusion selon laquelle Hamlet serait atteint de cyclothymie. Le ton général de l'essai de Jones, au lieu d'ouvrir une infinité de possibles et de briller par sa puissance de suggestion, nous fait l'effet de nous fermer un grand nombre de voies et de possibilités. Freud tend à esquisser un état psychologique d'Hamlet proche de celui qu'il a connu à l'époque où il introduit l'×dipe en mettant l'accent sur la dimension névrotique du personnage (dépression, angoisse, mélancolie, apathie) et en ignorant les éléments qui pourrait nous incliner à penser le personnage comme relevant davantage d'un tableau clinique de psychose, comme s'il ne pouvait souffrir l'idée de renoncer à une parenté tacite entre lui et Hamlet (ou comme s'il avait peur qu'Hamlet s'échappe par une ligne de fuite, une ligne de sorcière dès lors que la psychanalyse freudienne avoue son incompétence concernant le domaine de la psychose), ce qui peut-être traduit, si on suit le lien de causalité établi par Freud entre le personnage et son auteur, par un désir de se mettre à la place de Shakespeare au moment où il crée Hamlet. Freud ne veut surtout pas que la folie d'Hamlet quitte la sphère de la rationalité car il faut pouvoir rendre compte par le logos psychanalytique de son comportement. La folie ayant sa logique propre, il deviendrait très difficile d'expliciter l'attitude d'Hamlet si ce dernier était réellement atteint de folie pure. Par ailleurs il deviendrait impossible de mettre en scène le personnage psychopathologique d'Hamlet si tel était le cas, car cela empêcherait toute reconnaissance et identification de la part du public, dès lors que Freud exclut les cas de folie pure du domaine du représentable. Ceci expliquerait en outre le fait que Freud choisit de ne pas analyser le délire d'Ophélie. Il laisse l'analyse du délire, davantage poétique que clinique, d'Ophélie au critique littéraire. Le terme d'hystérie choisi par Freud dans un premier temps pour désigner Hamlet peut paraître à certains égards étonnant. Il est à noter que Freud accordait une place importante à l'hystérie masculine dans le domaine de la création littéraire.

L'hystérique est un écrivain indubitablement même s'il re-

présente ses fantasmes de façon essentiellement mimétique et sans égard à la compréhension des autres. 179.

Dans le cas de l'analyse d'Hamlet, il nous semble qu'il s'agit bien d'une analyse de caractère, que Freud distingue de l'analyse à but uniquement thérapeutique 180. L'analyse de caractère va au-delà du symptôme, elle est pertinente

179.

Sigmund Freud, Préface à Theodor Reik, Problêmes de la religion, 2e édition,

1919, cité par Paul-Laurent Assoun, dans Littérature et psychanalyse, op. cit., p. 211.

180. Voir Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle.

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dans le cas de types ayant des dispositions artistiques, qu'ils soient réels, dans le cas de l'artiste, ou fictifs dans le cas du personnage. D'autre part, ce n'est pas un hasard, outre la raison personnelle qui lui fait préférer un Hamlet névrosé à un Hamlet psychotique et qui lui fait préférer Hamlet à Ophélie, si Freud choisit d'illustrer ses théories psychanalytiques par des exemples de névrosés fictifs. Freud a un intérêt épistémologique et argumentatif à dépeindre Hamlet comme un névrosé car toute son analyse du drame et du personnage shakespeariens repose sur la thèse oedipienne.

La fonction oedipienne se trouve illustrée exemplairement par la position névrotique et c'est cette même fonction qui est le nerf de déchiffrement freudien de la littérature. Il serait plus juste de dire [...] la fonction hamlétienne de la littérature puisque Hamlet est le premier qui en quelque sorte montre la souffrance oedipienne comme

sujet. 181.

Nous l'avons vu, Lacan évacuait dans sa lecture de la pièce de Shakespeare la question suivante : Hamlet est-il malade et/ou coupable? La question est de savoir s'il s'agit d'une culpabilité justifiée ou alors d'une culpabilité qui serait un symptôme pathologique. L'hypothèse interprétative de Pierre Bayard 182 d'un Hamlet coupable réellement du parricide par jalousie (Bayard suppose qu'en réalité les péchés auxquels le spectre fait référence pourraient être liés à une possible aventure entre le père d'Hamlet et Ophélie) a certaines vertus explicatives concernant certains points sombres de l'oeuvre de Shakespeare, notamment le comportement d'Hamlet envers Ophélie et Polonius.

Les Études sur l'hystérie appartiennent à la préhistoire du mouvement psychanalytique. Alors que l'hystérique est définie comme étant folle de son corps , le névrosé obsessionnel est fou de sa pensée . L'acte subit une régression vers la pensée qui ainsi se sexualise. L'hystérie est dès lors décrite comme relevant du somatique, quand la névrose de contrainte appartient au domaine psychique. A première vue, ce sont deux extrêmes sur le spectre freudien des névroses, qui semblent s'exclure l'un l'autre. Toutefois, nous y reviendrons très bientôt, la figure d'Hamlet nous conduit à remettre en cause cette nosographie et cette typologie, ou du moins nous invite à nous interroger sur la possibilité que ces classes ne soient pas radicalement imperméables les unes aux autres, et que la disjonction entre elles soit davantage inclusive qu'exclusive. En effet, Hamlet passe d'une catégorie nosographique à son extrême contraire dans la classification freudienne des névroses.

Freud parle-t-il du même personnage lorsqu'il évoque Hamlet, l'hystérique convertissant sa Libido en quelque chose de somatique et lorsqu'il discourt sur Hamlet, l'obsessionnel qui ouvre à sa Libido le chemin de la pensée? Lacan répond par l'affirmative :

A quelle fin nous procédons à l'étude d'Hamlet, le sens qu'elle a pour nous. Il en va pour nous de l'expérience analytique et de l'articulation de sa structure. Quand, cette étude, nous l'aurons achevée, que pourrons-nous en garder d'utilisable, de maniable, de

181. Paul-Laurent Assun, op. cit., p. 212.

182. Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, op. cit.

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schématique pour notre propre repérage concernant le désir? [...] le désir d'Hamlet. C'est le désir du névrosé à chaque instant de son incidence. On a pu dire que le désir d'Hamlet est le désir d'un hystérique. C'est peut-être bien vrai. On a dit que c'est le désir d'un obsessionnel. Cela peut le dire, car c'est un fait qu'il est bourré de symptômes psychasthéniques, et même sévères. Mais la question n'est pas là. À la vérité, Hamlet est les deux. Il est purement et simplement la place du désir. Hamlet n'est pasun cas clinique. Hamlet, bien entendu, c'est trop évident, inutile de le rappeler, n'est pasun être réel. Hamlet est, si vous voulez, comme une plaque tournante où se situe un désir, et nous pouvons y retrouver tous les traits du désir. On peut l'interpréter, l'orienter dans le sens de ce qui se passe dans le rêve pour le désir de l'hystérique, à savoir, son désir est là à l'insu du sujet, lequel est donc forcé de le construire. C'est en cela que je dirai que le problème d'Hamlet est plus près du désir de l'hystérique, car ce problème est de retrouver la place de son désir. De plus, ce que fait Hamlet ressemble beaucoup à ce qu'un hystérique est capable de faire, c'est-à-dire de se créerun désir insatisfait. Mais il est aussi vrai que c'est le désir de l'obsessionnel, pour autant que le problème de ce sujet est de se supporter sur un désir impossible. Ce n'est pas tout à fait pareil. Les deux sont vrais. Vous verrez que nous ferons virer autant d'un côté que de l'autre l'interprétation des propos et des actes d'Hamlet. Ce qu'il faut que vous arriviez à saisir, c'est quelque chose qui est plus radical que le désir de tel ou tel, que le désir avec lequel vous épinglezun hystérique ou un obsessionnel. 183.

Le doute obsessionnel vécu par Freud à la suite d'Hamlet, découle de la compulsion à comprendre, compulsion ayant sa source dans l'épistémophilie et dans la théorie sexuelle. Si le doute obsessionnel qui envahit Hamlet tenait autant à c÷ur à Freud, c'est que ce dernier en avait expérimenté les mécanismes et le fonctionnement en lui-même. Il s'agit en fait de lier par le sens ce qui se présente à l'état délié dans la tension libidinale inassouvissable. C'est ainsi que la contrainte interprétative ressenti par Freud lorsqu'il appréhende Hamlet a sa

source dans la contrainte libidinale.

Hamlet vu par Lacan

Hamlet serait en réalité une femme, d'où le désespoir d'Ophélie.

Peut-être était-il une femme? Est-ce pour ça qu'Ophélie s'est suicidée? Alors, il y a à un certain niveau, donc, le fait que Hamlet, le rôle de Hamlet était joué très souvent par des femmes. Et, il se trouve que un critique anglo-saxon avait eu la fantaisie d'analyser Hamlet en termes justement de travesti, en prenant en quelque sorte le travesti au sérieux. Et disant, là-dedans, si Ophélie se suicide, c'est parce qu'elle s'est aperçue que Hamlet, en fait, était une

183. Jacques Lacan, op. cit., p. 342-343.

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femme. Peut-être était-il une femme. Alors, ce critique, je ne l'invoque pas par hasard, je l'invoque par, je veux dire au nom de mon savoir shakespearien et joycien, simplement parce que ça reparaît ailleurs dans Ulysse. J'essaie de limiter le plus possible les références externes. Est-ce pour cela qu'Ophélie s'est suicidée? l'énoncé anglais est légèrement différent : Why Ophelia cmmited suicide? Pourquoi Ophélie s'est-elle suicidée? ou bien : Est-ce la raison pour laquelle Ophélie s'est suicidée? 184.

Un autre passage de Lacan va dans ce sens d'une hystérie proprement féminine d'Hamlet.

L'hystoriette d'Hamlet, hystérisée dans son Saint-Père de Cocu empoisonné par l'oreille zeugma, et par son symptôme de femme, sans qu'il puisse faire plus que de tuer en Claudius l'escaptome 185 pour laisser place à celui de rechange qui fort embrasse à père-

ternité. 186.

????t ???st ??s ?érsé? ?? ?s é??tr? ? ?? ?érs??

Hamlet, je vous l'ai dit, n'est pas ceci ou cela, n'est pas un obsessionnel ou un hystérique, et d'abord pour la bonne raison qu'il est une création poétique. Hamlet n'a pas de névrose, il nous démontre de la névrose, et c'est tout autre chose que d'être névrosé. Cependant, quand nous nous regardons Hamlet sous un certain éclairage du miroir, il nous apparaît, par certaines phrases, plus près de la structure de l'obsessionnel. Cela tient à ce qui est chez l'obsessionnel l'élément révélateur de la structure, celui qui est mis en valeur au maximum par la névrose obsessionnelle, à savoir que la fonction majeure du désir consiste ici, cette heure de la rencontre désirée, à la maintenir à distance, à l'attendre. 187.

????t? à ????r? ???é????

Hamlet est toujours suspendu à l'heure de l'autre, et ceci jusqu'à la fin. [. . .] C'est à l'heure de ses parents qu'il reste là. C'est à l'heure des autres qu'il suspend son crime. C'est à l'heure de son beau-père qu'il s'embarque pour l'Angleterre. C'est à l'heure de Rosencrantz et de Guildenstern qu'il est amené à les envoyer au-devant de la mort grâce à un tour de passe-passe assez joliment accompli, dont l'aisance faisait l'émerveillement de Freud. Et c'est quand même à l'heure d'Ophélie, à l'heure de son suicide, que cette tragédie va trouver son terme, dans un moment où Hamlet qui

184. Jacques Lacan, Le Séminaire, t. XXIII, Le sinthome , Leçon du 20-01-1976.

185.

Ceci est un néologisme créé par Lacan, composé à partir de trois termes : escapade, escamoter, symptôme.

186. Jacques Lacan, Autres écrits (1938-1980), Seuil, Champ freudien, Paris, 2001, Joyce le symptôme , p. 568.

187. Jacques Lacan, Le désir et son interprétation , op. cit., p. 349.

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vient, semble-t-il, d'apercevoir que ce n'est pas difficile de tuer quelqu'un, le temps de dire one n'aura pas le temps de faire ouf. 188.

Tentatives d'approches psychanalytiques du personnage d'Ophélie.

Otto Rank : Ophélie, comme substitut de la mère et comme

s'identifiant à Hamlet.
D'après Otto Rank 189, Hamlet identifie Ophélie à sa mère (on trouvait déjà cette idée chez Goethe). Polonius fait également obstacle à la liberté sexuelle d'Ophélie :

C'est pourquoi dans la folie qui s'empare d'elle après la mort de

son père, elle tient des propos obscènes où se déchaîne sa sexualité si longtemps et si fortement refoulée 190.

Ophélie est à double titre privée de l'objet aimé : son père et Hamlet.

Pour compenser cette perte, elle choisit la voie de certaines psychoses que la psychanalyse a révélées, s'identifiant à l'une des deux personnes perdues, tout en prenant consciemment le deuil de l'autre. L'identification s'opère d'une part lorsqu'elle imite la folie d'Hamlet qu'elle tient pour réelle et en tant que névrose elle l'est effectivement -, d'autre part en tenant dans son délire des propos indécents, comme dans sa folie feinte Hamlet en avait usé envers elle. De même qu'Hamlet, elle est atteinte d'une affection mélancolique à la mort du père, ce qui nous montre que cette identification est voulue par l'auteur. Par ailleurs, pour ce qui est de la chasteté, elle doit être l'opposée de Gertrude, elle doit incarner la fidélité de la femme par-delà la mort; elle sombre dans la folie plutôt que de trahir l'aimé

(père ou mari). .

Lacan : De Ophélie comme grande figure de l'humanité , sommet de la création shakespearienne du type de la femme à Ophélie comme objet petit a d'Hamlet et comme phallus.

Ophélie, [...] ce personnage tellement éminemment pathétique, bouleversant, dont on peut dire que c'est l'une des grandes figures de l'humanité, se présente sous des traits extrêmement ambigus. Personne n'a jamais pu déclarer encore si Ophélie, c'est l'innocence même qui parle, et qui fait allusion à ses élans les plus charnels avec la simplicité d'une pureté qui ne connaît pas de pudeur, ou si elle est au contraire une gourgandine prête à tous les travaux. [. . .] Si, d'une part, Hamlet se comporte avec Ophélie avec une cruauté tout à fait exceptionnelle, qui gêne, qui, comme on dit, fait mal, et qui fait sentir la jeune femme comme une victime, on sent bien d'autre part qu'elle n'est point, bien loin de là, la créature désincarnée, ou décharnalisée, qu'en a faite la peinture préraphaélite que

188. ibid., p. 374-375.

189. Otto Rank, art. cit.

190. ibid.

191. Ophelia, Sir John Everett Millais (1851-1852), huile sur toile, Londres, Tate Britain.

192. Jacques Lacan, Le désir et son interprétation , op. cit., p. 359-367.

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j'ai évoquée 191. C'est tout à fait autre chose. [. . .1 il s'agit de savoir pourquoi Shakespeare a apporté ce personnage, qui paraît représenter une espèce de point extrême sur une ligne courbe allant de ses premières héroïnes, filles-garçons, jusqu'à quelque chose qui, par la suite, en retrouvera la formule, mais transformée, sous une autre nature. Ophélie semble être le sommet de sa création du type de la femme, au point exact où elle est elle-même un bourgeon près d'éclore, et menacé par l'insecte rongeur au coeur du bourgeon, offrant une vision de vie prête à éclore, et de vie porteuse de toutes les vies. C'est d'ailleurs ainsi qu'Hamlet la qualifie pour la repousser Vous serez la mère de pécheurs, a breeder of sinners. Ophélie, pour tout dire, nous présente une image de la fécondité vitale qui nous illustre plus qu'aucune autre création, je crois, l'équation [. . .1 girl = phallus. [...1 J'ai eu la curiosité de voir d'où venait ce nom d'Ophélie, et j'ai trouvé des références dans un article du Boissacq, le Dictionnaire étymologique du grec. [...1 Dans Homère, si mon souvenir est bon, il y a ophelio, au sens de faire grossir, enfler. Le mot est employé pour la mue, la fermentation vitale, au sens, à peu près, de laisser quelque chose changer ou s'épaissir. [...1 forme verbale de ophallos. La confusion d'Ophélie et de phallos n'a pas besoin de Boissacq pour nous apparaître. Elle nous apparaît dans la structure. Il ne s'agit donc pas d'introduire maintenant en quoi Ophélie peut être le phallus dès lors qu'elle est véritablement le phallus, comme nous le disons, il convient d'examiner comment Shakespeare lui fait remplir cette fonction. Or, l'important est ici que Shakespeare porte sur un plan nouveau ce qui lui est donné dans Belleforest. Dans la légende telle qu'elle est rapportée par ce dernier, la courtisane est l'appât destiné arracher à Hamlet son secret, au sens des sombres desseins qu'il nourrirait, et qu'il s'agit de lui faire avouer au bénéfice de ceux qui l'entourent, et qui ne savent pas très bien de quoi il est capable. Eh bien, Shakespeare transpose cela au niveau supérieur [niveau inconscient1 où se tient la véritable question Ophélie est aussi là pour interroger un secret, mais, [...1 c'est le secret du désir. [...1 Ophélie est un élément d'articulation essentiel dans le cheminement qui fait aller Hamlet à ce que j'ai appelé la dernière fois l'heure de son rendez-vous mortel, son rendez-vous avec l'acte qu'il accomplit en quelque sorte malgré lui. [...1 nous allons simplement voir comment fonctionne dans la tragédie shakespearienne ce que j'ai appelé le moment d'affolement du désir d'Hamlet [.. .1. Ophélie se situe au niveau de la lettre a. 192.

Même si nous n'adhérons en aucun cas aux conclusions de Lacan sur le personnage d'Ophélie car nous estimons qu'il ne l'analyse que par référence à Hamlet et non pour elle-même, nous reconnaissons à Lacan le mérite d'avoir compris le caractère essentiel de son personnage dans la pièce de Shakespeare. Nous reviendrons longuement sur cette centralité d'Ophélie dans la troisième partie.

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Ophélie est évidemment essentielle. Elle est liée à jamais, pour les siècles, à la figure d'Hamlet. [.. .1 Ophélie, nous en entendons d'abord parler comme de la cause du triste état d'Hamlet. Cela, c'est la sagesse psychanalytique de Polonius. [...1 On la voit apparaître à propos de quelque chose qui en fait déjà une personne très remarquable, à savoir elle fait une observation clinique. C'est elle, en effet, qui a eu le bonheur d'être la première personne qu'Hamlet a rencontrée après sa rencontre avec le ghost. À peine sorti de cette rencontre qui avait quand même quelque chose d'assez secouant, il a rencontré Ophélie, et la façon dont il se comporte avec elle vaut, je crois, la peine d'être rapportée.» 193.

Ophélie est donc bien au coeur de la pièce de Shakespeare que Lacan surnomme la tragédie du désir impossible ».

En somme, c'est dans la mesure où Ophélie est devenue un objet impossible qu'elle redevient l'objet de son désir. » 194.

Gertrude, un con béant dont l'impérieux désir prime sur les éventuels désirs inconscients d'Hamlet. Un autre personnage est essentiel à la tragédie d'Hamlet, c'est celui de Gertrude, la mère du héros, autre grande figure féminine, presque antithétique à la figure d'Ophélie.

Si nous le faisons [suivre vraiment le texte de la pièce1, nous ne saurions manquer de nous apercevoir que ce à quoi Hamlet a affaire, [...1 c'est un désir, mais qui est bien loin du sien. À le considérer là où il est dans la pièce, c'est le désir non pas pour sa mère, mais de sa mère. Il ne s'agit vraiment que de cela. Le point-pivot, c'est la rencontre avec sa mère après la play scene. [. . .1 Et alors se déroule cette longue scène, qui est un sommet du théâtre, cette scène de la chambre à coucher dont je vous disais la dernière fois que sa lecture est à la limite du supportable, où il va adjurer pathétiquement sa mère de prendre conscience du point où elle en est. [...1 Nous suivons ici le mouvement d'oscillation qui est celui d'Hamlet. Il tempête, il injurie, il conjure, et puis, c'est la retombée de son discours, un abandon qui est dans les paroles mêmes, la disparition, l'évanouissement de son appel dans le consentement au désir de la mère, les armes rendues devant quelque chose qui apparaît inéluctable. Le désir de la mère reprend ici pour lui la valeur de quelque chose qui ne saurait d'aucune façon être dominé, soulevé, levé. » 195.

Le message de cet Autre que représente la mère est le suivant :

Je suis ce que je suis, avec moi il n'y a rien à faire, je suis une vraie génitale [...1 moi, je ne connais pas le deuil. Le repas des funérailles sert le lendemain aux noces. Économie, économie! - la réflexion est d'Hamlet. Elle est simplement un con béant. Quand l'un est parti, l'autre arrive. Si Hamlet est le drame du désir, [. . .1

193. ibid., p. 379.

194. ibid., p. 396.

195. ibid., p. 332-334.

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c'est le drame qu'il y ait un objet digne et un objet indigne. Madame, un peu de propreté, je vous prie, il y a tout de même une différence entre ce dieu et cette ordure ! » 196.

André Green : Gertrude, seule coupable et cause de la folie d'Ham-let.

« Parler de la référence constante à la folie chez Shakespeare est un cliché, tout comme redire son lien à la passion. Ce rappel est pourtant nécessaire. Polonius n'est pas si fou (en un autre sens) de dire tout à la fois que ce noble fils, Hamlet, est fou et que la cause en est l'amour qu'il porte à Ophélie. Il ne se trompe que de peu refoulement oblige : c'est Gertrude qu'il aurait dû nommer. » 197

d) Psychanalyser le texte : recherche de l'inconscient du texte et textanalyse, les prolongements de la démarche freudienne dans la critique littéraire.

Certains théoriciens de la littérature, s'inspirant de la psychanalyse freudienne, ont tenté une approche « textologique » ou « textanalytique », consistant à se focaliser sur la substantialité de l'oeuvre en tant que texte, trace scripturale. Ce prolongement des hypothèses freudiennes à l'analyse d'un « inconscient du texte » est une tentation bien française. Dans Psychanalyse et littérature 198, Jean Bellemin-Noël distinguait deux degrés de lecture « tex-tanalytique » et d'écoute de l'inconscient du texte : lire du texte en faisant abstraction de l'auteur (malgré l'attachement affectif toujours déjà présent par le biais du choix de lecture) et lire un texte. Les citations et les passages choisis pour être passés au crible de la méthode « textanalytique » ont une importance cruciale. Tout commence avec cette sélection des unités textuelles, sélection qui est déjà une première forme d'interprétation et de parti pris.

« L'idée de « psychanalyser un texte » comme un patient a quelque chose d'incongru ou d'approximatif, bien sûr; il s'agit en fait de s'appuyer sur Freud pour mieux lire des textes en prenant en compte les effets de l'inconscient. » 199.

On a assisté peu à peu, depuis la seconde moitié du XX° siècle, à un

« réajustement de l'approche psychanalytique des oeuvres, à qui une vision biographique, presque médicale, enlevait tout ce qui fait leur prix, à savoir la littérarité. La parole ne sera plus cette fois aux psychanalystes et aux historiens de la littérature, mais aux critiques amoureux du texte dans la variété de leurs lectures. [...] Comment la prise en considération de l'inconscient peut, dans la pratique, éclairer un texte ? [...] Comment cela peut-il lui donner non pas « son » sens, car par principe il en a une infinité, mais un sens qui

196. ibid., p. 339.

197. André Green, La folie privée : Psychanalyse des cas-limites, Gallimard, coll. Connaissance de l'inconscient, Paris, 1990, p. 143-144.

198. Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, op. cit.

199. Jean Bellemin-Noël, La psychanalyse du texte littéraire, Introduction aux lectures critiques inspirées de Freud, Nathan Université, Paris, 1996, p. 6.

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d'ordinaire nous échappe, dont la mise au jour permet d'entrevoir pourquoi et comment les chefs-d'oeuvre en littérature mais aussi dans les autres arts, nous paraissent beaux, nous plaisent, viennent toucher en nous au plus profond.» 200.

Bellemin-Noël emprunte le concept de littérarité à Jakobson, qui définissait ce terme comme « ce qui fait d'une oeuvre donnée une oeuvre littéraire » 201.

« Lorsque certains reprochent aux lectures psychanalytiques, du fait de leur statut d'interprétations, de « toujours retrouver les mêmes histoires (de famille) », ils récusent dans la critique ce qu'ils acceptent dans l'art, puisque les plus grands romans nous offrent à l'infini des variations esthétiques sur des canevas d'une affligeante banalité. « Analyser » un récit ne consiste pas à en dégager le schéma inconscient, effectivement banal, mais à observer les variations, les variantes qui donnent chair et forme à ce squelette. » 202.

Bellemin-Noël résume le principe de l'interprétation en psychanalyse ainsi : est seule « vraie » l'interprétation qui « tombe juste », c'est-à-dire qui amène le sujet à modifier ses positions affectives et sa manière de vivre. Le critère de « vérité » d'une interprétation est dès lors sa validation empirique. Si l'interprétation freudienne d'Hamlet change en profondeur notre vision du monde et notre existence comme celles du fondateur de la psychanalyse, c'est qu'elle est plus

qu'une interprétation, elle est expérimentation.

e) Psychanalyser l'oeuvre : de l'étude systématique d'Ernest Jones aux séminaires de Lacan, dérive à partir des intuitions freudiennes

L'étude systématique de Jones, nous l'avons vu, offre un exemple d'application de la méthode psychanalytique. Jones se méfiait des interprétations hasardeuses et fondait la psychanalyse appliquée sur le principe d'un ajustement entre l'imagination du psychanalyste et celle présumée de l'auteur.

Jones opère un déplacement par rapport à l'analyse freudienne. Au centre de l'analyse de Freud, nous avions le parricide. Au coeur de l'hypothèse de Jones, comme dans les travaux de Rank, nous avons les relations d'Hamlet avec sa mère. Le déplacement ainsi fait concerne le choix de l'accent mis sur une des composantes de l'×dipe. Dans la seconde hypothèse, qui n'est pas celle de Freud 203, l'inceste apparaît comme le motif prédominant dans la pièce de Shakespeare, par rapport au motif du parricide. Dans Hamlet, il y a le crime réel d'une part, le fratricide de Claudius et d'autre part, le mariage incestueux et hâtif de Gertrude avec le frère de l'époux défunt. Des deux crimes, celui qui est le plus signifiant pour Jones et Rank est le second alors que pour Freud les deux crimes ont une importance fondamentale dans l'évolution psychopathologique du personnage au cours de l'action théâtrale. A ces crimes réels rapportés par

200. ibid.

201. Roman Jakobson, Huit questions de Poétique, Seuils, Points Essais, 1977.

202. Jean Bellemin-Noël, La psychanalyse du texte littéraire, Introduction aux lectures critiques inspirées de Freud, Nathan Université, Paris, 1996, p. 25.

203. Contrairement à ce qu'on lui a reproché, Freud ne mettait pas l'accent sur la composante du parricide, au détriment de la composante de l'inceste. Il tenait ces deux composantes comme également importantes dans leur caractère constitutif du complexe nucléaire des névroses.

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Shakespeare correspondent pour la psychanalyse des crimes fantasmés, à savoir des désirs inconscients : d'une part, le voeu de parricide (Hamlet sur son père) et d'autre part, le désir d'union incestueuse avec la mère (Hamlet vis-à-vis de Gertrude).

Otto Rank, dans son article sur Hamlet, souligne l'importance de la scène dans la scène qui est pour lui le point culminant de l'évolution dramatique et psychologique de la pièce de Shakespeare. La scène dans la scène est ce qui ouvre vers l'Autre scène, celle de l'inconscient. Hamlet présente un dispositif compliqué d'inhibitions et de tergiversations . Son personnage cherche une certitude intérieure qu'il trouvera dans le spectacle mais il reste pourtant incapable d'exercer sa vengeance. La scène dans la scène fait en quelque sorte d'Hamlet un témoin oculaire du crime. Le meurtre représenté dans la scène dans la scène représente la réalisation de son impulsion inhibée en montrant ce qu'il désire comme un fait accompli, la mise à mort de son oncle, le nouveau roi . Le spectacle a donc pour fonction de se substituer à l'acte même et non d'inciter Hamlet à agir, comme nous l'avons montré précédemment.

Par rapport à Freud qui ne s'attachait qu'à quelques citations en lien direct avec Hamlet, Lacan élargit son champ d'analyse à un nombre plus important de scènes et de personnages de la pièce, comme nous l'avons évoqué. Son analyse de la pièce est par ailleurs très différente, même son étude part des intuitions de Freud, qu'il ne reniera jamais complètement. Il s'agit pour Lacan de la tragédie du désir entravé, d'une tragédie du monde souterrain . Lacan poursuit par ailleurs ce que Freud avait inauguré : la comparaison d'Hamlet avec ×dipe.

Ce que je viens de dire du deuil dans Hamlet ne doit voiler que le fond de ce deuil, c'est, dans Hamlet comme dans ×dipe, un crime. Jusqu'à un certain point, tous les deuils qui se succèdent en cascade sont comme les suites, les séquelles, les conséquences du crime d'où part le drame. C'est en quoi Hamlet, disons-nous, est un drame oedipien, un drame que nous égalons à ×dipe, que nous mettons au même niveau fonctionnel dans la généalogie tragique. C'est la place du crime dans la tragédie d'Hamlet qui a mis Freud, et à sa suite ses disciples, sur la piste de l'importance que cette pièce revêt pour nous, analystes. Dans la tradition analytique, Hamlet se situe au centre d'une méditation sur les origines, puisque nous avons l'habitude de reconnaître dans le crime d'×dipe la trame la plus essentielle du rapport du sujet à ce que nous appelons ici l'Autre, à savoir le lieu où s'inscrit la loi. [...1 Ce n'est pas seulement de la surface des vivants que [le père d'Hamlet1 est rayé, c'est de sa juste rémunération. Il est entré avec le crime dans le domaine de l'enfer, c'est-à-dire qu'il a une dette qu'il n'a pas pu payer, une dette inexpiable, dit-il, et c'est bien là pour son fils le sens le plus terrible, le plus angoissant, de sa révélation. ×dipe, lui, a payé, il se présente comme celui qui porte dans la destinée du héros la charge de la dette accomplie, rétribuée. [...1 Une ambiguïté s'établit ici avec ce que Freud nous a indiqué d'une façon peut-être un peu fin de siècle, à savoir que nous sommes voués à ne plus vivre l'×dipe

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que sous une forme en quelque sorte faussée. 204.

Lacan replace la psychanalyse d'Hamlet dans une perspective heuristique. Bien plus, l'application de la psychanalyse lacanienne à Hamlet a une dimension propédeutique : elle est censée aider l'analyste à progresser dans ses recherches sur la place de l'objet petit a dans le désir, et non, comme le croyait Freud, à comprendre le progrès de l'×dipe pour en mieux envisager le déclin.

A la suite de quoi le complexe d'×dipe entre-t-il dans son Untergang, sa descente, son déclin, péripétie décisive pour tout développement ultérieur du sujet ? Il faut, nous dit Freud, que le complexe d'×dipe ait été éprouvé, expérimenté, sous les deux faces de sa position triangulaire. [. . .1 Le sujet a à faire son deuil du phallus. [. . .1 Le moment du déclin [. . .1 a un rôle décisif pour la suite, non seulement parce que les fragments, les détritus, plus ou moins incomplètement refoulés dans l'×dipe ressortiront au niveau de la puberté sous la forme de symptômes névrotiques, [...1 Ce que j'appelle la place de l'objet dans le désir est un terrain complètement nouveau. Notre analyse d'Hamlet est destinée à nous servir, au dernier terme, à nous faire avancer sur cette question. 205.

Après avoir replacé Gertrude et son désir au centre de la pièce de Shakespeare, Lacan nous indique que, dans Hamlet, tout tourne toujours autour du phallus réel de Claudius . Il se sert de cette hypothèse pour accentuer encore les disparités entre la pièce de Sophocle et Hamlet. Enfin, Lacan y voit un objet d'analyse pour la psychanalyse en tant qu'il l'envisage comme puissance de production de signifiants.

Nous ne pouvons manquer de faire la liaison avec ce fait manifeste dans la tragédie d'Hamlet, et qui la distingue de la tragédie oedipienne, c'est qu'après le meurtre du père, le phallus, lui, est toujours là. Il est bel et bien là, et c'est justement Claudius qui est chargé de l'incarner. Le phallus réel de Claudius, il s'agit tout le temps de ça. [...1 Le phallus est ici bel et bien réel, c'est à ce titre qu'il s'agit de le frapper, et Hamlet s'arrête toujours avant de le faire. [...1. On ne peut frapper le phallus, parce que, même s'il est là bel et bien réel, il est une ombre. [...1 Ce dont il s'agit, c'est de la manifestation tout à fait énigmatique du signifiant de la puissance comme tel. Quand il se présente sous une forme particulièrement saisissante dans le réel, comme c'est le cas dans Hamlet, celle du criminel installé en usurpateur, l'×dipe détourne le bras d'Hamlet, non pas parce qu'il a peur de ce personnage qu'il méprise, mais parce qu'il sait que ce qu'il a à frapper, c'est autre chose que ce qui est là. [...1 Ce dont il s'agit, c'est justement du phallus. Et c'est pourquoi il ne pourra jamais l'atteindre jusqu'au moment où il aura fait le sacrifice complet, et aussi bien malgré lui, de tout son attachement narcissique. C'est seulement quand il sera blessé à mort, et le sachant, qu'il pourra faire l'acte qui atteint Claudius. 206.

Au cours d'une autre série de séminaires, Lacan revient sur ces 7 leçons sur Hamlet et sa volonté de dépasser les hypothèses freudiennes.

204. Jacques Lacan, op. cit., p. 403-406.

205. ibid., p. 407-409.

206. ibid., p. 416-417.

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J'ai essayé de vous montrer que la singulière apathie d'Hamlet tient au ressort de l'action même, que c'est dans le mythe choisi que nous devons en trouver les motifs, que c'est dans son rapport au désir de la mère, à la science du père concernant sa propre mort, que nous devons en trouver la source. [...1 cette méthode implacable de

commentaire des signifiants 207.

Une réflexion sur les fantasmes suicidaires, le concept kierkegaardien de l'angoisse qui ne surgit donc comme tel qu'à la limite et d'une méditation ainsi que sur les rapports entre angoisse, deuil et mélancolie conduit Lacan à revenir une fois de plus sur le cas Hamlet comme personnage dramatique éminent qui marque l'émergence, à l'orée de l'éthique moderne, du nouveau rapport du sujet à son désir et sur sa fonction d'Hamlet , son achèvement hamlétique 208 :

C'est à proprement parler l'absence du deuil chez sa mère, qui a fait s'évanouir en lui, se dissiper, s'effondrer jusqu'au plus radical, tout élan possible d'un désir, alors que cet être nous est par ailleurs présenté d'une façon qui a permis [...1 de reconnaître chez lui le style même des héros de la Renaissance. Hamlet est un personnage dont le moins que l'on puisse dire [...1 c'est qu'il ne recule pas devant grand chose et qu'il n'a pas froid aux yeux. La seule chose qu'il ne puisse faire, c'est justement l'acte qu'il est fait pour faire, et ce, parce que le désir manque. Le désir manque en ceci que s'est effondré l'Idéal. Hamlet évoque en effet ce qu'était la révérence de son père envers un être devant lequel, à notre étonnement, ce roi suprême, le vieil Hamlet, se courbait littéralement pour lui faire hommage, tapis, de son allégeance amoureuse. Quoi de plus douteux que la sorte de rapport idolâtrique que dessinent les paroles d'Hamlet? N'y a-t-il pas là les signes d'un sentiment trop forcé, trop exalté, pour n'être pas de l'ordre d'un amour unique, mythique, d'un amour apparenté au style de l'amour courtois? Or, quand il se manifeste en dehors du champ de ses références proprement culturelles et rituelles où il s'adresse évidemment à autre chose qu'à la Dame, l'amour courtois est au contraire le signe de je ne sais quelle carence, de je ne sais quel alibi, devant les difficiles chemins qu'implique l'accès à un véridique amour. A la survalorisation par son père de la Gertrude conjugale, telle que cette attitude est présentée dans les souvenirs d'Hamlet, il est patent que correspond dialectiquement sa propre évasion animale de la Gertrude maternelle. Quand l'Idéal est contredit, quand il s'effondre, le résultat [. . .1, le pouvoir du désir disparaît chez Hamlet. [. . .1 ce pouvoir ne sera restauré en lui qu'à partir de la vision au-dehors d'un deuil, un vrai, avec lequel il entre en concurrence, celui de Laërte par rapport à sa soeur, qui est l'objet aimé par Hamlet et dont il s'est trouvé soudain séparé par la carence du désir. [...1 le travail du deuil nous apparaît, dans un éclairage à

207. Jacques Lacan, Séminaire VII, L'éthique de la psychanalyse , leçon du 25-05-1960, p. 408.

208. Jacques Lacan, Séminaire X, L'angoisse , Seuil, Le Champ Freudien, Paris, 2004, p. 43 et suivantes.

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la fois identique et contraire [à celui de Freud], comme un travail qui est fait [...] aux fins de restaurer le lien avec le véritable objet de la relation, l'objet masqué, l'objet a. 209.

Pour Lacan, la raison de l'hésitation d'Hamlet à venger le meurtre de son père ne tient pas, contrairement à ce que Freud pensait, à ses désirs inconscients mais, bien au contraire, à son manque radical de désir. Le but n'est dès lors plus la normalisation ou la disparition des désirs sous-jacents, mais, au contraire, la restauration d'un lien entre Hamlet et l'objet du désir, l'objet petit a.

Enfin, Lacan met en avant une autre dimension de la pièce shakespearienne en lien avec la figure du spectre : celle du fardeau imposé à Hamlet par la nécessité de garder le souvenir des péchés du Père et celle de la remise en cause de l'idéal paternel.

Que Freud ait doublé le mythe d'Hamlet où ce que porte le fantôme, c'est (il nous l'accuse lui-même) le poids de ses péchés, le Père le Nom-du-Père soutient la structure du désir avec celle de la Loi. Mais l'héritage du père, c'est celui que nous désigne Kierkegaard, c'est son péché [note personnelle : d'où l'angoisse comme émotion du possible ou de la liberté]. Et le fantôme d'Hamlet surgit d'où? Sinon du lieu d'où il nous dénonce que c'est dans la fleur de son péché qu'il a été surpris, fauché, que loin de donner à Hamlet les interdits de la Loi qui peut faire subsister son désir, c'est d'une profonde mise en doute de ce père trop idéal qu'il s'agit à tout instant. 210.

Comme nous avons pu le constater, les écrits et les séminaires de Lacan, à la suite de l'oeuvre de Freud, sont émaillés d'analyses d'Hamlet. Il s'agit chez Lacan de véritables analyses détaillées, tandis que chez Freud, nous l'avons vu, nous avons davantage à faire à de simples références et à des remarques éparses.

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Nous découvrons que la question : Qu'est-ce que l'Art?

nous mène directement à une autre : Qui est l'artiste? . Et la solution de cette dernière est la clef de l'histoire de l'Art. 211

Je ne sais rien de plus déchirant que la lecture de Shakespeare : que n'a pas dû souffrir un homme pour avoir un tel besoin de faire le pitre! Comprend-on Hamlet? Ce n'est pas le doute, c'est la certitude qui rend fou... Mais il faut, pour sentir ainsi, toute la

209. ibid., p. 384-388.

210. Jacques Lacan, Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse , leçon du 29-01-1964, p. 43.

211.

Ralph Waldo Emerson, Société et Solitude (1870), Rivages poche, Paris, 2010.

213. Hippolyte Taine, Histoire de la littérature anglaise (1866), t. 2, Hachette, Paris, 1905.

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profondeur de l'abîme... Nous avons tous peur de la vérité... 212

Hamlet c'est Shakespeare. Pour compléter une galerie de por-

traits comportant tous quelque chose de lui, Shakespeare s'est peint

soi-même dans le plus frappant de tous. 213

L'idée de la psychanalyse appliquée à l'auteur d'Hamlet est la suivante : Hamlet nous fournirait un indice sur les mécanismes profonds de la psyché de Shakespeare. Les conclusions faites par Jones et Freud sur le personnage et l'oeuvre Hamlet peuvent dès lors être étendues à la psychologie de Shakespeare. A travers la circulation des désirs inconscients à laquelle nous assistons dans Hamlet, nous capterions en quelque sorte l'inconscient même de Shakespeare. Les mécanismes psychiques de Shakespeare auraient pour écho le conflit d'Hamlet. Il y aurait une correspondance déguisée entre les sentiments décrits par le poète et les sentiments éprouvés par Shakespeare par le passé. D'après Jones, Hamlet marquerait un tournant dans l'état d'esprit de Shakespeare : l'expression d'un profond dégoût à l'égard de la sexualité et l'accroissement d'une certaine misogynie commenceraient à apparaître à partir de 1600, date supposée d'Hamlet. La création d'Hamlet serait alors une certaine réponse du poète à une expérience de souffrance intime (l'infidélité de Mary Fitton, femme pour qui Shakespeare éprouvait une passion idolâtre et qui l'aurait trahi par sa duplicité). Alors que Jones trouve l'origine de la scène rapportée de la mort d'Ophélie par noyade dans un événement de la vie infantile de Shakespeare (l'un des parents de Shakespeare se serait noyé durant son enfance), Freud découvre que le personnage principal de la tragédie shakespearienne serait inspiré du défunt fils de Shakespeare (Shakespeare aurait eu un fils prénommé Hamnet, mort subitement à l'âge d'un an). D'autres événements (historiques, personnels) de la vie de Shakespeare seraient également repris. À l'image d'Hamlet, Shakespeare n'aurait pas su résoudre son propre complexe d'×dipe ni échapper à son emprise. C'est pourquoi à partir de la légende d'Hamlet, il aurait fait de son personnage quelqu'un dont l'action est paralysée par des hésitations et dérobades devant la tâche à accomplir alors que le Hamlet de la légende se jetait à corps perdu dans la vengeance, sans être retenu par le moindre scrupule. Shakespeare aurait projeté ses propres émotions et pensées sur un thème qui le fascinait.

En quoi la démarche de Freud se distingue-t-elle de celle de ses prédécesseurs psychocritiques et psychobiographes ainsi que des autres tentatives plus diffuses de ramener le sens profond de l'oeuvre au psychisme de son auteur?

Shakespeare est l'un des auteurs les plus sollicités par les psychobiographes et par ailleurs, Freud est considéré comme ayant contribué fortement à l'histoire de la méthode psychobiographique moderne d'analyse des oeuvres artistiques et littéraires. Cette approche psychobiographique semble être privilégiée par Freud au début de ses analyses puis reniée en grande partie. Toutefois, Freud reviendra souvent à une approche ayant des traits en commun avec celle des psychobiographes.

212.

Friedrich Nietzsche, Ecce homo, Gallimard, Paris, 1956.

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Dans un premier temps, Freud croit en l'authenticité des oeuvres de Shakespeare et se hase sur la hiographie du dénommé Shakespeare pour interpréter Hamlet. Il souligne alors que l'écriture d'Hamlet est contemporaine du deuil du père traversé alors par Shakespeare ainsi que de la perte de son ohjet d'amour (la dénommée Mary Fitton l'aurait à cette période déçu et trahi). Il étahlit alors un lien entre Hamlet et la personnalité supposée de Shakespeare. Dans son essai, Ernest Jones prolonge l'intuition freudienne consistant à rechercher la relation du personnage à la personnalité supposée de son auteur, en insistant sur le fait que l'imagination de l'artiste mêle conscience et inconscient.

Après avoir étudié scrupuleusement les déhats sur l'identité de l'auteur d'Hamlet214, Freud estime, dans un second temps, que Shakespeare est le pseudonyme d'Edward de Vere, comte d'Oxford qui aurait perdu, enfant, un père aimé et admiré et s'était complètement détaché de sa mère qui avait contracté un nouveau mariage très peu de temps après la mort de son mari. 215.

Dans quelle mesure les hypothèses faites par Freud, dans la lettre à Fliess du 15 octohre 1897 et dans la douhle page de L'interprétation du rêve, tiendraient toujours même en l'ahsence des éléments utilisés alors pour les corrohorer (vie amoureuse et familiale de Shakespeare, date de la création d'Hamlet, identité réelle de Shakespeare et possihilité que Shakespeare ne soit que le prête-nom de

quelqu'un d'autre, etc.) ?

Une lettre de Freud à Strachey datant du 25 décemhre 1928 216 peut nous éclairer à ce sujet :

Il est impossihle de comprendre le passé avec certitude, car nous ne sommes pas capahles de faire suffisamment d'hypothèses sur les motivations des hommes et sur l'essence de leurs âmes, de sorte que nous ne pouvons interpréter leurs actes . Notre analyse psychologique n'est pas suffisante même pour ceux qui nous sont proches dans l'espace et dans le temps, à moins d'en faire l'ohjet d'années de recherches très minutieuses 217, et, même dans ce cas, elles s'interrompent devant le caractère incomplet de notre savoir et la maladresse de notre synthèse. De telle sorte qu'avec nos prédécesseurs des siècles passés, nous sommes dans une situation analogue à celle où nous nous trouvons lorsque nous sommes en face de rêves sans associations et seul un profane peut s'attendre à nous voir interpréter de tels rêves. [...] Mon intérêt pour ces choses a diminué depuis que j'ai lu l'hypothèse proposée par Thomas Looney218 que Shakespeare n'était en réalité, que le 17ème comte d'Oxford,

214. On trouve dans la correspondance de Freud, notamment avec Jones, des développements entiers sur les différentes hypothèses concernant l'identité de l'auteur d'Hamlet et sur les lectures faites par Freud à ce sujet.

215. Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse (1938), O.C.F. XX (1931-1939), PUF, 2010, p. 286-287 : Nous reviendrons sur ce passage lorsque nous analyserons le recours au complexe d'×dipe, comme principe explicatif du problème d'Hamlet.

216. Sigmund Freud, Alix Strachey, James Strachey, Perry Meisel, Walter Kendrick, Correspondance Bloomsbury, PUF, Paris, 1990, p. 372-375, cité par Henriette Michaud, dans Les revenants de la mémoire, PUF, Petite Bibliothèque de Psychanalyse, Paris, 2011.

217. Ce que Freud semble avoir fait tout au long de sa vie au sujet de Shakespeare.

218. Thomas Looney, Shakespeare Identified in Edward De Vere, Seventeenth Earl of Oxford, and the Poems of Edward De Vere (1920).

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Edward de Vere. J'ai toujours trouvé ridicule l'hypothèse Bacon 219, mais je dois admettre que le livre de Looney m'a particulièrement impressionné. Je suis, bien sûr, insuffisamment au courant et trop ignorant pour deviner ce que les experts de cette période peuvent avancer contre cette hypothèse relative à la véritable identité de Shakespeare. Peut-être ne serait-il pas difficile pour quelqu'un de démontrer le caractère erroné de telles hypothèses. Je n'en sais rien, mais j'aimerais bien savoir. De toute façon, on retrouve beaucoup de la personnalité d'Essex 220 dans de Vere. Il était, comme lui, un personnage bouillant et démesuré, et très impliqué dans les conflits d'une vie particulièrement difficile. De naissance aussi noble que celle d'Essex et tout aussi fier que lui en cela, il incarnait également le type du noble tyrannique. De plus, il apparaît certainement dans Hamlet comme étant le premier névrosé moderne.

Il y a ici un basculement remarquable du personnage à son auteur présumé.

Dans un autre extrait de sa correspondance 221, Freud a des échanges véhéments avec Arnold Zweig au sujet de l'identité de Shakespeare. Les deux amis sont en désaccord : Freud est devenu strictement anti-stratfordien tandis que Zweig ne peut concevoir que les oeuvres attribuées à Shakespeare ne soient pas du barde de Stratford-upon-Avon.

A propos de Shakespeare, nous aurons beaucoup à discuter. Je ne sais pas ce qui vous accroche encore à l'homme de Stratford? Les arguments en sa faveur ne pèsent pas lourd, comparés à ceux d'Oxford 222. Que Shakespeare prenne tout de seconde main : la névrose d'Hamlet, la folie de Lear, la confiance de Macbeth et la nature de sa Lady, la jalousie d'Othello, etc., c'est pour moi une représentation inconcevable. Cela me met presque en colère de la trouver chez

vous. .

Pour Freud, les personnages de Shakespeare ne pouvaient naître que dans un esprit en relation intime avec son propre inconscient et doué d'une surabon-

dante connaissance de l'âme. 223.

Par ailleurs, notons que Freud brise le mythe de l'artiste génial, tout comme il brise celui du grand homme. Il a commis en ce sens un meurtre, celui du père de l'oeuvre. Ceci s'apparente donc à un parricide. Le lecteur répète dans le rapport à l'artiste qu'il idolâtre un comportement infantile, ce que les hypothèses freudiennes mettent en valeur tout particulièrement dans le cas de Shakes-

219. Il s'agit d'une hypothèse, qui a séduit notamment Nietzsche, d'après laquelle Shakespeare serait en réalité le philosophe et médecin Sir Francis Bacon (1561-1626).

220. Des éléments de la biographie de Robert Devereux, second comte d'Essex (1565-1601) auraient été incorporés dans Hamlet.

221. Sigmund Freud, Arnold Zweig, Correspondance (1927-1939), Gallimard, Paris, 1973, Lettre du 2 avril 1937, p. 180.

222. L'hypothèse Oxford , qui semble avoir fortement convaincu Freud, suppose que Shakespeare est Edward de Vere (1550-1604), dix-septième comte d'Oxford.

223. Henriette Michaud, art. L'effet Shakespeare dans l'÷uvre de Freud , Le Coq-héron 2010/3, n? 202.

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peare 224.

Un autre degré d'approche psychanalytique d'Hamlet a été envisagé par André Green225, qui propose de psychanalyser la représentation et part dans son analyse de ce passage de Shakespeare:

All the world's a stage,

And all the men and women merely players : They have their exits and their entrances;

And one man in his time plays many parts 226.

André Green met ces vers de Shakespeare en parallèle avec la devise du théâtre du Globe :

Totus mundus agit histrionem 227.

2) Les principes psychanalytiques opérants pour l'analyse d'Hamlet

La psychanalyse, en tant que théorie de l'inconscient, comporte des principes et des catégories pouvant s'appliquer tout particulièrement à Hamlet. De même que pour la division de la psychanalyse en clinique, épistémologie et métapsychologie, la séparation des principes psychanalytiques n'est ici que purement formelle. En effet, l'analyse d'Hamlet mobilise souvent plusieurs de ces principes. Il est dès lors difficile de chercher à délimiter quels passages relèvent précisément de tel point de doctrine, à l'exclusion des autres. Par exemple, lorsque la théorie oedipienne est utilisée pour aborder Hamlet, il est très souvent question de la théorie sexuelle et de l'étiologie des névroses, auxquelles l'×dipe

est profondément lié.

224. Les anglais ont inventé un terme pour désigner ce phénomène : bardolatry ». La bardolâtrie » n'est pas la shakespearologie, elle est une vénération excessive de Shakespeare, surnommé depuis le dix-neuvième siècle le barde ».

225. André Green, Hamlet et Hamlet. Une interprétation psychanalytique de la représentation, Balland, Mayenne, 1982.

226. William Shakespeare, As You like it, II, 7, 140-144, dans The Complete works of William Shakespeare, The Shakespeare Head Press, Oxford, Édition, Wordsworth Éditions, 1996, p. 622 :

Le monde entier est un théâtre,

Et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs;

Ils ont leurs entrées et leurs sorties.

Un homme, dans le cours de sa vie, joue différents rôles».

227. épigraphe latine apposée au fronton du théâtre du Globe signifiant Tout le monde joue la comédie », Tout le monde fait l'acteur ».

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a) Le complexe d'×dipe et son lien originaire avec le problème d'Hamlet.

Le parallèle dressé par Freud entre OEdipe et Hamlet pourrait être exposé ainsi :

On ne saurait trop souligner la valeur de modèle qu'Hamlet n'a cessé de revêtir pour la pensée de Freud, modèle qui ne le cède pas en importance à OEdipe lui-même. Si OEdipe fixe légendairement la norme d'une orientation infantile de la libido, Hamlet devient le prototype de l'anomalie qui consiste à ne pas sortir victorieux de la

phase oedipienne. 228.

Hamlet et ×dipe dans les écrits fondateurs de la psychanalyse. Nous l'avons vu, le complexe d'OEdipe comporte deux composantes essentielles : d'une part le désir de meurtre du père, la dimension du parricide, et d'autre part, le désir d'union sexuelle avec la mère, la dimension d'inceste. Plus que viser à résoudre l'énigme de son personnage, Freud cherchait désespérément dans Hamlet la justification ultime de l' hypothèse oedipienne, ce dont témoigne la lettre au Pasteur Pfister que nous avons précédemment évoquée.

Le meurtre du père ne cesse de hanter Freud. Il n'est d'ailleurs pas étonnant que, parmi les deux composantes constitutives de l'OEdipe, Freud semble souvent mettre en avant le désir de parricide par rapport au désir d'inceste avec le parent de sexe opposé (bien qu'il nie accorder le primat à l'une ou l'autre de ces composantes). C'est ce que lui reprocheront Rank et, tacitement, Lacan. Cette primauté du désir de meurtre du père sur le désir incestueux s'expliquerait par l'extension du pouvoir du père au-delà de l'interdit à l'égard de la mère, dès lors que l'autorité paternelle exige des renoncements de plus grande envergure (pour Hamlet, on peut penser que l'obéissance au père mort implique des renoncements insoutenables : renoncement à Ophélie, renoncement à sa position princière de successeur au trône).

Les hypothèses sur l'applicabilité du complexe oedipien à Hamlet sont esquissées dans les deux passages auxquels nous avons précédemment fait référence, en insistant sur le fait qu'il s'agit de textes inauguraux d'une nouvelle manière de penser Hamlet. Il s'agit bien entendu de la lettre à Fliess du 15 octobre 1897 et de la double page, initialement présente sous forme de note de bas de

page, de L'interprétation du rêve.

Retour sur l'universalité du complexe d'×dipe et du refoulement

dans les derniers écrits de Freud. Bien que l'idée d'une possibilité
d'utiliser le complexe oedipien comme principe explicatif du problème d'Hamlet n'ait jamais quitté l'esprit de Freud, il ne la développera plus jamais aussi précisément que dans ces deux textes inauguraux des débuts de la psychanalyse. Ce n'est pas tant qu'il tenait cela pour acquis, il connaissait bien les résistances du peuple et celles du monde des lettrés à ses hypothèses, et il savait de toute manière qu'un autre s'en chargerait (et essuierait les critiques outrées

228. Jean Starobinski, op. cit., p. XXXIII.

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et véhémentes de ses contemporains à sa place), à savoir Jones. Pourtant, c'est avec force que l'hypothèse d'une application fructueuse du complexe oedipien à Hamlet revient dans le texte testamentaire et inachevé du fondateur de la psychanalyse. Freud revient alors sur l'objection principale qu'il a alors reçue et sur laquelle reviendra Lacan dans ses sept leçons sur Hamlet : ×dipe ne savait pas, tandis qu'Hamlet savait. Ce qui conduit les détracteurs de Freud à conclure que ces deux tragédies sont incommensurables. Freud insiste alors une fois de plus sur la nécessité imparable de la reconstruction et de la surinterpré-tation, constitutives de la méthode psychanalytique. Enfin, il répète à nouveau qu'il considère la découverte de la présence en tout homme d'un noyau oedipien comme la plus importante trouvaille qu'il ait faite.

On a ainsi pu entendre cette objection que la légende d'×-dipe n'avait rien à voir en fait avec la construction de l'analyse, que c'était un tout autre cas, car, bien sûr, ×dipe ne savait pas que c'était son père qu'il avait tué et que c'était sa mère qu'il avait épousée. On omet alors seulement de voir qu'une telle déformation est inéluctable lorsqu'on cherche à mettre en forme poétiquement ce matériau et qu'elle n'introduit rien d'étranger mais ne fait qu'utiliser habilement les facteurs donnés dans le thème. L'ignorance d'×dipe est la présentation légitime de l'inconscien-cialité dans laquelle a sombré pour l'adulte toute cette expérience vécue, et la contrainte de l'oracle qui innocente le héros ou devrait l'innocenter est la reconnaissance de l'inéluctabilité du destin qui a condamné tous les fils à passer par le complexe d'×dipe. Lorsque par ailleurs, du côté psychanalytique, on a fait remarquer à quel point il est facile de résoudre l'énigme d'un autre héros de la littérature, Hamlet, l'irrésolu dépeint par Shakespeare, en renvoyant au complexe d'×dipe, car le prince échoue précisément dans sa tâche consistant à punir sur quelqu'un d'autre ce qui coïncide avec le contenu de ses propres souhaits oedipiens, c'est là que l'incompréhension générale du monde littéraire montra à quel point la masse des êtres humains était prête à tenir fermement à ses refoulements infantiles. [Note de Freud : Le nom de William Shakespeare est très probablement un pseudonyme derrière lequel se cache un grand inconnu. Un homme dans lequel on croit reconnaître l'auteur des oeuvres shakespeariennes, Edward de Vere, Earl of Oxford, avait perdu, enfant, un père aimé et admiré, et s'était complètement détaché de sa mère qui avait contracté un nouveau mariage très peu de temps après la mort de son mari. ] Et pourtant, plus d'un siècle avant l'émergence de la psychanalyse, le Français Diderot avait témoigné de la significativité du complexe d'×dipe en exprimant la différence entre les temps originaires et la culture dans cette phrase : Si le petit sauvage était abandonné à lui-même, qu'il conservât toute son imbécillité, et qu'il réunît au peu de raison de l'enfant au berceau la violence des passions de l'homme de trente ans, il tordrait le cou à son père et coucherait avec sa mère. 229. J'ose dire que si la psychanalyse ne pouvait tirer gloire d'aucune autre réalisation que celle de la mise à découvert du complexe d'×-

229. Denis Diderot, Le Neveu de Rameau, Gallimard, folio classique, Paris, 2006.

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dipe refoulé, cela seul lui permettrait de prétendre à être rangée parmi les acquisitions nouvelles et précieuses de l'humanité. 230.

Notons que Freud ne s'estime pas inventeur du contenu thétique du complexe oedipien, mais il peut s'enorgueillir d'avoir été le premier à conceptualiser ce fonds fantasmatique présent de manière universelle au sein de chaque constitution psychique individuelle, et à en faire le fondement et le coeur de la discipline ainsi forgée par lui-même. On pourrait comparer le nombre d'occurrences freudiennes à Hamlet et à ×dipe 231. Contrairement à ce qu'on a pu dire, Hamlet et ×dipe n'apparaissent pas toujours côte à côte dans les écrits de Freud. Les références à ×dipe, comme concept psychanalytique et comme oeuvre littéraire, sont bien plus importantes en nombre que les références à Hamlet (nous le verrons, ceci tient sûrement à la volonté de Freud que ses conclusions sur ×dipe soient exotériques). Lorsque Freud applique la psychanalyse à Hamlet, ×dipe n'est en effet jamais très loin. Toutefois, Freud ne mobilise pas toujours Hamlet dans le but d'illustrer la doctrine psychanalytique ou de mettre en oeuvre sa méthode. Bien au contraire, nous le verrons, Hamlet n'est pas avant tout l'autre versant de l'×dipe pour Freud. De plus, les références à Hamlet, si elles sont quantitativement moins importantes que celles à ×dipe, ont une supériorité qualitative, nous y reviendrons.

Le complexe d'×dipe apparaît donc ici comme l'explication du mystère d'Hamlet, Freud n'en démord pas jusqu'à ses derniers écrits : sa méthode psychanalytique aurait résolu l'énigme du prince danois. Pourtant, nous l'avons vu, inversement, Hamlet, entendu comme complexe d'Hamlet, peut servir de concept éclairant la compréhension, aussi bien abstraite que concrète, de l'×-dipe. Le complexe d'×dipe serait-il vraiment principiel par rapport au complexe d'Hamlet qui n'en serait qu'une dérivation? Y a-t-il rapport de subordi-

230. Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse (1938), O.C.F. XX (1931-1939), PUF, 2010, p. 286-287.

231. ×dipe apparaît dans presque toutes les oeuvres de Freud. Ce dernier estime au plus haut point ce concept car il est pour lui la découverte psychanalytique la plus importante et le complexe central censé rendre compte de la vie psychique normale (comme dépassement de ce même complexe) et la névrose (comme non-dépassement). Nous avons tenté de relever les passages où apparaît ×dipe dans le corpus freudien (hors correspondance et textes non publiés dans l'oeuvre officielle), de 1900 à la mort de Freud, en 1939 : L'Interprétation du rêve; Psychopathologie de la vie quotidienne; Fragment d'une analyse d'hystérie (Dora) ; Trois essais sur la théorie sexuelle; Sur les éclaircissements sexuels apportés aux enfants lettre ouverte au Dr Fürst; Analyse d'une phobie chez un petit garçon de cinq ans (Petit Hans); Cinq leçons de psychanalyse; Un type particulier de choix d'objet chez l'homme; Totem et Tabou; L'intérêt de la psychanalyse; Le Moïse de Michel-Ange; Sur la psychologie du lycéen; Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique; Quelques types de caractères dégagés par la psychanalyse; Introduction à la psychanalyse; L'homme aux loups histoire d'une névrose infantile; Un enfant est battu; L'inquiétante étrangeté; Préface à Théodore Reik, Le Rituel psychanalyse des rites religieux; Au-delà du principe du plaisir; Psychologie des foules et analyse du moi; Psychogenèse d'un cas d'homosexualité féminine; Rêve et télépathie; Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité; Deux extraits de Une encyclopédie entrées psychanalyse et théorie de la libido ; Le Moi et le Ça; Le problème économique du masochisme; La disparition du complexe d'×dipe; Ma vie et la psychanalyse; Résistances à la psychanalyse; Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes ; Inhibition, symptôme et angoisse; La question de l'analyse profane; L'avenir d'une illusion; Le malaise dans la civilisation; Dostoïevski et le parricide; Sur la sexualité féminine; Nouvelles leçons d'introduction à la psychanalyse; Moïse et le monothéisme; Abrégé de psychanalyse.

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nation d'Hamlet à ×dipe? Pourrait-on plutôt supposer une dialectique entre Hamlet et ×dipe, susceptible de créer un éclairage mutuel? Nous explorerons cette hypothèse dans la dernière partie.

Ainsi à travers l'oeuvre de Freud, de 1897 à 1938, l'image d'Hamlet ne cesse d'apparaître comme la seconde grande figure dramatique : ce n'est pas un cas parmi d'autres. Elle appartient à la catégorie des prototypes, des thèmes exemplaires. Si ×dipe exprime par la transgression et la punition, la loi universelle qui préside à la genèse de l'être moral, le moment qui doit être nécessairement vécu et dépassé, Hamlet manifeste, lui, par son inhibition spécifique, le non-dépassement, la rémanence angoissante et masquée de la tendance infantile. 232.

Nous pouvons déjà à partir de ces quelques éléments réfléchir sur le caractère anormal ou anomal 233 de la variante hamlétienne du thème oedipien.

La variante hamlétienne serait-elle davantage anomalie qu'anormalité? Ce choix du terme anomalie nous convient davantage que la notion d' anormalité qui suggère une volonté sous-jacente de réinsertion dans un processus de normalisation psychique.

Le complexe d'×dipe semble davantage convenir à Hamlet qu'à ×dipe lui-même. Nous reviendrons sur ce point lorsqu'il s'agira de répondre à la critique formulée par Jean-Pierre Vernant, dans ×dipe sans complexe .

b) Hypothèses sur l'hystérie et étiologie des névroses : Freud et son rêve de m(h)ystérisation 234 d'Hamlet.

Nous avons là quelque chose d'une vraie phénoménologie de la vie du névrosé. 235

Pris dans son désir de comprendre le personnage shakespearien, Freud rend tout d'abord Hamlet hystérique et mystérieux, liant par là même son hystérie à son mystère, et inversement son mystère à son hystérie. Tel est le fantasme freu-

dien de m(h)ystériser Hamlet.

L'husteria, étymologiquement, c'est la matrice. Elle est d'abord supposée être une maladie essentiellement féminine (liée à un déplacement de l'utérus) et somatique. Par ailleurs, on la suspecte, encore aujourd'hui, de n'être que simulation, théâtralisation volontaire, mise en scène. Étymologiquement, phan-tasma désigne l'apparition, le spectre, le fantôme avant d'être lié à l'imagi-

naire, au fantasmatique.

232. Jean Starobinski, op. cit., p. XXX.

233. Etymologiquement, dire d'une chose qu'elle est anomale (an-omalos), c'est souligner son caractère irrégulier, non-pareil (omalos). Par opposition, anormal renvoie à l'idée d'un non-respect d'une norme, d'une règle ou d'une loi en vigueur. La distinction entre anomal et anormal est empruntée à Georges Canguilhem, dans Le Normal et le Pathologique. C'est cette même distinction conceptuelle qui aura un fort impact sur les travaux de Michel Foucault et sur ceux de Gilles Deleuze et Félix Guattari, comme le montre Anne Sauvagnargues, dans Deleuze et l'art.

234. L'expression rêve de m(h)ystérisation est de Félix Guattari, dans Écrits pour l'Anti-×dipe, éd. Stéphane Nadaud, Nouvelles Editions Lignes, Paris, 2012, p. 82.

235. Jacques Lacan, Le désir et son interprétation , op. cit., p. 383.

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Freud esquisse en quelque sorte un tableau clinique d'Hamlet. Tout part du fait que Freud n'est pas satisfait des conclusions de ses prédécesseurs concernant le mal qui affecte le personnage d'Hamlet. En effet, Freud, comme Jones, n'a jamais cru en une aboulie générale d'Hamlet ou en son inaptitude innée à l'action. Nous parlons d'étiologie car Freud cherche à isoler une cause aux symptômes d'Hamlet, qu'il a au préalable pris le soin de relever. Il conviendra pour remonter aux causes de la névrose hamlétienne de ne pas se laisser aveugler par les tentatives d'Hamlet pour dissimuler ce qui se trame en lui inconsciemment. Toutes ses tentatives pour brouiller les pistes ne sont que des mécanismes de défense, des façons de résister à l'analyse, et cela, Freud le met en parallèle avec son expérience de clinicien. Ce que Freud renomme le problème ou le mystère d'Hamlet pourrait se formuler, comme nous l'avons dit, ainsi : Pourquoi Hamlet hésite-t-il à tuer le roi? Il est clair que pour Freud la faille de l'action doit trouver sa raison d'être dans une certaine faille du psychisme humain qu'il conviendra de rechercher. Freud voit dans l'angoisse hamlétienne le signe qu'une inhibition inconsciente agit de manière cryptique. Tout ce travail scientifique conduit au préalable par Freud sur Hamlet conduira à la formulation de plusieurs hypothèses. Dans un premier temps, Freud voit en Hamlet un hystérique. Puis, à mesure que ses recherches et son expérience psychanalytique avancent, Freud en vient à changer de perspective et à faire d'Hamlet l'exemple même du névrosé obsessionnel.

L'hypothèse freudienne des débuts (1897-1904) : L'hystérie d'Ham-let.

L'inhibition hystérique que Freud repère chez Hamlet ne doit en aucun cas être conçue comme la manifestation d'une faiblesse psychique (Freud conteste fortement la nosologie faite par Janet d'Hamlet, ramenant son incapacité à agir à une forme de neurasthénie), mais devient la résultante d'un conflit intérieur où s'opposent de violentes forces. Freud repère chez Hamlet des symptômes qu'il a lui-même pu observer dans sa pratique clinique : le fait qu'Hamlet parle en énigmes; dans le cadre de sa folie feinte, sa conduite stupide et insensée, une certaine puérilité, une inclination à la drôlerie absurde et à l'ineptie.

Dans la lettre à Fliess du 15 octobre 1897, on repère des passages frappants où Freud évoque l'hystérique Hamlet et son détachement sexuel 236 dans la conversation avec Ophélie [...] typiquement hystérique, tout comme son rejet de l'instinct qui veut mettre au monde des enfants, enfin son transfert de l'acte, de son père au père d'Ophélie. 237.

Rappelons que pour Freud l'hystérie est une classe de névrose parmi lesquelles on peut distinguer l'hystérie d'angoisse, l'hystérie de conversion, l'hystérie de défense, l'hystérie de rétention, l'hystérie hypnoïde et l'hystérie traumatique 238. Il n'est pas nécessaire que le tableau clinique de l'hystérique comprenne soit la dimension de conversion du conflit psychique en symptômes somatiques, soit la dimension de l'angoisse phobique fixée sur un objet ex-

236. Ainsi que nous l'indique une note du traducteur, Freud parle littéralement d'« étrangement sexuel ; dans L'interprétation du rêve, Freud parlera à propos de la conduite d'Hamlet d' « aversion sexuelle .

237. Sigmund Freud, Lettres à Fliess, op. cit., p. 342-346.

238. Nous empruntons cette typologie de l'hystérie à Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pon-talis, « Hystérie , Vocabulaire de la psychanalyse (1967), PUF, Quadrige, Paris, 2007.

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terne dès lors que la spécificité de l'hystérie est cherchée dans la prévalence d'un certain type d'identification, de certains mécanismes (notamment le refoulement souvent manifeste), dans l'affleurement du conflit oedipien qui se joue principalement dans les registres libidinaux phallique et oral. 239. Par ailleurs, la mise à jour de l'étiologie psychique de l'hystérie va de pair avec les découvertes principales de la psychanalyse (inconscient, fantasme, conflit défensif et refoulement, identification, transfert, etc.). 240.

Le problème de la nosographie d'Hamlet est qu'elle vacille entre deux hypothèses antithétiques et complémentaires. La maladie hamlétienne a été rapportée par Freud aux deux versants opposés du conflit névrotique, à savoir la névrose obsessionnelle et la névrose hystérique. Ceci n'est en aucun cas à mettre au compte d'un flottement ou d'une lacune dans l'approche freudienne. Freud n'excluait pas en effet que la névrose obsessionnelle et l'hystérie puissent se combiner dans un même tableau clinique, dans certains cas. Tel semble être le cas d'Hamlet. L'expression hystérie de défense était au début utilisée par Freud pour mettre l'accent sur le processus du refoulement à l'oeuvre, sur l'activité de défense que le sujet exerce contre des représentations susceptibles de provoquer des affects déplaisants. 241. Cette dimension sera très tôt reconnue par Freud comme propre à la classe des névroses hystériques en général et non à tel type d'hystérie en particulier. L'hystérie de défense apparaît comme le prototype des psychonévroses de défense 242. L'hystérique est incapable d'abréagir. Ce qu'il est important de retenir dans cette esquisse d'étiologie de la névrose hamlétienne, c'est précisément le mécanisme de défense et le refoulement, peu importe qu'ils soient liés à une névrose obsessionnelle ou à une hystérie. La défense est définie comme le processus fondamental de l'hystérie et le modèle du conflit défensif 243 est étendu aux autres types de névroses.

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La névrose obsessionnelle se manifeste par le fait que les malades sont préoccupés par des idées auxquelles ils ne s'intéressent pas, éprouvent des impulsions qui leur paraissent tout à fait bizarres et sont poussés à des actions dont l'exécution ne leur procure aucun plaisir, mais auxquelles ils ne peuvent échapper. 244.

Si une obsession résiste aux épreuves de la réalité, c'est qu'elle n'a pas sa source dans la réalité 245 mais dans le fantasme. Hamlet aurait-il fantasmé l'apparition du fantôme de son défunt père? Son obsession à venger son père

239. op. cit., p. 178.

240. ibid.

241. op. cit., p. 180.

242. op. cit., p. 181.

243. ibid.

244. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1979, p. 240.

245. Sigmund Freud, op. cit.

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aurait sa source dans ce phantasma, ce spectre illusionné par Hamlet, cette machine à fantasmes246.

Dans Hamlet, le dysfonctionnement lié à l'×dipe ressemble à un processus de dénégation dès lors que le personnage formule le contenu refoulé (en accusant l'oncle d'être un meurtrier et sa mère d'être engagée dans une liaison incestueuse) tout en niant qu'il lui appartienne.

La psychonévrose, contrairement à la névrose actuelle (dans la névrose actuelle, le trouble de la fonction sexuelle est vécu au présent et les symptômes sont somatiques et non psychiques; elle ne concerne pas la psychanalyse 247), se caractérise par l'importance déterminante d'une conictualité psychique liée à l'enfance, le maintien du contact avec la réalité et l'échec du refoulement. Une forme de psychonévrose toutefois s'apparente à la psychose : il s'agit de la psychonévrose narcissique dans laquelle le Moi est coupé du réel, les hallucinations et le délire fonctionnent comme autant de tentatives de reconstruire un réel perdu. Le déni y tient une place importante. On pense à Ophélie qui sombre dans un délire où tout ce qu'elle a perdu (l'amour d'Hamlet, son père) semble dénié.

L'étiologie des névroses est une étiologie sexuelle de l'inconscient. Lors-qu'Hamlet est dépeint comme souffrant de névrose obsessionnelle, il faut entendre qu'il souffre d'une régression à la phase anale.

Dans Cinq Psychanalyses (1909), Freud observe une coexistence chronique entre l'amour et la haine dans le psychisme humain. Il conceptualise cela sous l'appellation de conictualité ambivalentielle . La haine est le plus souvent refoulée dans la prime enfance. Quant à l'amour, il ne parvient pas à éteindre la haine mais seulement à la rendre inconsciente. Devenue inconsciente, cette haine persiste et grandit parfois. En résulte un doute obsessionnel plutôt que des symptômes hystériques (d'où sans doute l'évolution de la position de Freud concernant le tableau clinique d'Hamlet). L'indécision se généralise à d'autres domaines que la vie amoureuse. Si un amour et une haine intenses coexistent, on assiste à une paralysie de la volonté (qui peut prendre diverses formes comme l'aboulie ou l'acrasie, toutefois ce ne sont pas ces formes qui attirent l'attention de la psychanalyse mais le processus qui a mené à cet état). Le névrosé obsessionnel a tendance à utiliser la défense du déplacement. Freud compare l'un de ses cas cliniques de névrose de contrainte au cas Hamlet :

Par là est établi le règne de la contrainte et du doute, tels que nous les rencontrons dans la vie d'âme des malades de contrainte. Le doute correspond à la perception interne de l'irrésolution qui, par suite de l'inhibition de l'amour par la haine, s'empare du malade à chaque intention d'agir. C'est à proprement parler un doute sur l'amour, amour qui devrait bien être la chose subjectivement la plus assurée, doute qui a diffusé sur tout le reste et s'est de préférence

246. Nous empruntons la distinction entre machine réelle », machine qui produit quelque chose d'effectif et machine à fantasmes », machine de prestidigitation », machine à illusions », à Gilles Deleuze, dans Délire et désir», émission consacrée à Deleuze par L'Atelier de création radiophonique. On retrouve cet enregistrement datant du 22 octobre 1972 sur le site de l'INA. Deleuze y alterne commentaires et dialogues autour de L'Anti-×dipe avec des étudiants de Nanterre.

247. La neurasthénie attribuée par Janet à Hamlet est une forme de névrose actuelle pour Freud.

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déplacé sur la toute petite chose, la plus indifférente. Celui qui doute de son amour n'est-il pas en droit, et même n'est-il pas forcé aussi, de douter de toutes les autres choses, qui sont plus futiles? [note de Freud : Vers d'amour de Hamlet à Ophélie : Doubt thou the stars are fire, Doubt that the sun doth move, Doubt truth to be a liar, But never doubt I love. 248]. C'est ce même doute, menant, dans les mesures de protection, à l'incertitude et à la répétition continuelle pour conjurer cette incertitude, qui parvient finalement à ce que ces mesures de protection deviennent aussi inexécutables que la résolution d'aimer originellement inhibée. 249

Or, Freud remarque que ce doute peut chez Hamlet être également étendu à son amour pour Ophélie. Le doute est omniprésent dans Hamlet : concernant, la relation entre Ophélie et Hamlet évoquée par Freud dans ce passage, d'une part, nous avons le doute de l'amour d'Hamlet pour Ophélie que celui-ci cherche à éradiquer dans l'esprit de la jeune fille par la fameuse lettre évoquée par Polonius dans la scène 2, de l'acte II et d'autre part, Hamlet fait croire aux autres et à Ophélie en premier lieu qu'il doute de son amour pour lui. Enfin, le doute d'Hamlet le fait remettre en cause l'amour de sa mère pour son défunt père.

Ce souvenir littéraire, glissé dans un essai clinique, éclaire de surcroît tout un aspect d'Hamlet. L'amour a été proclamé indubitable. Mais il va se glacer et tarir. Ce n'est pas seulement la reine qui manque à la promesse d'amour illimité qu'elle avait donnée au roi défunt; c'est encore Hamlet qui devient incapable de persister (tout au moins en ses discours) à aimer Ophélie; c'est Ophélie elle-même, trop docile aux conseils de son père et de son frère, trop soumise au rôle trompeur qu'on lui impose, qui trahit son premier sentiment. L'empire du doute, avec son vertige mortel, s'élève sur ce retrait de l'amour. 250.

La légendaire mélancolie d'Hamlet d'un point de vue clinique. Dans Deuil et mélancolie (1914-16) 251, Freud compare le deuil normal à

248.

William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 115-118 : Doute que l'étoile est de feu,

Doute que le soleil se meut,

Doute de la vérité même,

Mais jamais ne doute que j'aime. »

249. Sigmund Freud, Remarque sur un cas de névrose de contrainte (névrose obsessionnelle) », dit aussi L'homme aux rats», dans le chapitre sur la vie instinctuelle des névrosés obsessionnels et les origines de la compulsion et du doute (1909), in O.C. IX (1908-1909), PUF, Paris, 1998, p. 208 (la référence à Hamlet apparaît dans la note de bas de page).

250. Jean Starobinski, op. cit., p. XXXI.

251. Sigmund Freud, Deuil et mélancolie (partie de la Métapsychologie, 1915-1917, publiée indépendamment en 1917), O.C.F. XIII (1914-1915), PUF, Paris, 1988, p. 265. Autre traduction utilisée pour les citations ci-dessous : tr. Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Métapsychologie, Gallimard, Folio Essais, 1968, p. 145-171.

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la mélancolie : les souffrances sont semblables mais la mélancolie s'accompagne d'une baisse significative de l'estime de soi conduisant à des auto-reproches, un rabaissement de soi et à un sentiment de culpabilité, culminant dans l'attente illusoire d'un châtiment. Normalement, le travail du deuil atteint son terme lorsque le moi est libéré et désinhibé à nouveau. Dans la mélancolie, les auto-reproches sont imperméables à la rationalité, le mélancolique trouvant toujours des justifications à ses auto-accusations (il a le sentiment d'une lucidité accrue par rapport à autrui). Freud dresse un tableau clinique de la mélancolie : le moi est dissocié d'une partie de lui-même et cette partie se constitue contre le moi et le juge sévèrement (instance de la conscience, censure qui joue alors un rôle devenu vicié).

Cet essai comparatif de Freud peut être mobilisé pour une description psychanalytique précise de l'état d'Hamlet, bien que la référence au prince danois ne se fasse que par le biais d'une citation, en outre très explicite et utilisée par ailleurs par Freud. Nous l'avons vu, dans le passage clé de L'interprétation du rêve sur Hamlet, Freud ne souscrit pas à l'opinion de ses prédécesseurs concernant le mal qui ronge Hamlet. L'un de ces prédécesseurs, et non le moins illustre aux yeux de Freud, est Goethe, qui s'inspire dans son interprétation de la pièce de Shakespeare (notamment dans Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister) du passage du monologue d'Hamlet, à l'acte III, scène 1 :

Et ainsi la couleur première de la résolution S'étiole au pâle éclat de la pensée 252.

Goethe s'appuie sur ces vers d'Hamlet pour étayer son idée selon laquelle Hamlet représente le type d'homme dont la force vive d'action est paralysée par un développement proliférant de l'activité réflexive , ainsi que le résume Freud dans L'interprétation du rêve. Du monologue d'Hamlet, Freud retiendra avant tout ce vers qui précède immédiatement celui sur lequel s'appuie Goethe et auquel il ne cessera de revenir :

Thus conscience does make cowards of us all .

Si Freud a toujours refusé de définir avant tout Hamlet comme un mélancolique (ainsi que le voulait la tradition littéraire), c'est qu'il ne souscrivait pas à ce que le terme de mélancolie connotait alors. Dans le cas d'Hamlet, il ne faut pas s'attarder sur les dimensions d'acrasie et de surinvestissement intellectuel qu'on rattache souvent à l'état mélancolique, encore moins faut-il chercher à justifier, comme l'ont fait d'autres, l'hésitation d'Hamlet par une certaine disposition neurasthénique et apathique. C'est pourquoi la reproblématisation opérée par Freud au sujet du concept de mélancolie et sa mise en parallèle avec le concept de deuil ouvre la possibilité d'une approche beaucoup plus fine de la mélancolie d'Hamlet, mélancolie qui n'exclut pas son pendant maniaque ou dans une moindre mesure hypomaniaque :

La particuliarité la plus singulière de la mélancolie [. . .] c'est la

tendance à se renverser dans l'état dont les symptômes sont opposés, la manie. 253.

Freud évoque à cet égard la notion de folie cyclique . C'est une exigence thé-
rapeutique de traiter ensemble ces deux aspects d'un même mal, étant donné

252. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 82-83.

253. Sigmund Freud, op. cit.

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que les deux affections luttent contre le même complexe auquel il est vraisemblable que le moi a succombé dans la mélancolie alors que dans la manie il l'a maîtrisé ou écarté . Cette mélancolie ne doit pas être comptée au nombre des psychoses, bien qu'elle n'exclut pas certaines formes délirantes comme le délire de petitesse . Elle est bien au contraire, plus qu'un symptôme, une dimension de la névrose hamlétienne. D'autres aspects traditionnels, davantage somatiques, de l'affection mélancolique sont préservés par Freud et, en effet, ce sont des éléments que l'on retrouve directement dans la pièce de Shakespeare : insomnie, jeûne, apathie, désintérêt pour le monde extérieur, auto-accusations véhémentes, sentiment exacerbé de culpabilité, etc.

Le deuil est défini par Freud comme un affect normal , un comportement non pathologique . Il s'agit, dans cet essai, de déterminer l'essence de la mélancolie comme le négatif de cet affect. Freud prévient d'emblée que son étude en ce domaine n'aura pas une valeur typologique et universelle, du fait de la grande variété des cas concernés. L'analyse métapsychologique se fait selon trois aspects 254 (les dimensions étant inextricablement liées, nous ne diviserons pas l'analyse freudienne) : le point de vue économique (théorie des quantités d'énergie psychique, laquelle est susceptible de circulation et de quantification , du moins métaphoriquement), le point de vue dynamique (théorie des forces) et le point de vue topique (théorie des lieux, systèmes ou instances de

l'appareil psychique).

Le deuil est la réaction à la perte d'une personne aimée ou d'une abstraction mise à la place , et il comporte les même traits 255 que la mélancolie, mis à part le trouble du sentiment d'estime de soi . Dans la mélancolie, on note l' existence d'une prédisposition morbide . Du point de vue psychique, on repère chez le mélancolique plusieurs symptômes :

dépression profondément douloureuse, suspension de l'intérêt pour le monde extérieur, perte de la capacité d'aimer, inhibition de toute activité, diminution du sentiment d'estime de soi qui se manifeste par des auto-reproches et des auto-injures et va jusqu'à l'attente délirante du châtiment 256.

Contrairement à celui qui traverse un deuil, le mélancolique ne parvient pas à ce que le principe de réalité l'emporte et la Libido ne parvient pas à se désinvestir de l'objet d'amour perdu. Au terme du travail du deuil, le moi est censé redevenir libre et sans inhibitions .

La mélancolie, si elle est, en règle générale, tout comme le deuil réaction à la perte , réelle ou morale, d'un objet aimé , implique que la perte d'objet est soustraite à la conscience . C'est d'ailleurs ce qui rend la mélancolie si énigmatique : l'ignorance de ce qui absorbe si complètement les malades . Freud décrit ainsi le phénomène mélancolique :

254. Paul-Laurent Assoun, Freud , Vocabulaire des philosophes, t. IV, Ellipses, Paris, 2002.

255. Même état d'âme douloureux, même perte d'intérêt pour le monde extérieur, dans la mesure où ce dernier ne rappelle pas le défunt, même perte de la capacité de choix d'un nouvel objet d'amour, car cela voudrait dire qu'on remplace celui dont on est en deuil, même abandon de toute activité n'étant pas en relation avec le souvenir du défunt, etc.

256. Sigmund Freud, op. cit.

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diminution extraordinaire de son sentiment d'estime du moi, un immense appauvrissement du moi. Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie, c'est le moi lui-même. Le malade nous dépeint son moi comme sans valeur, incapable de quoi que ce soit et moralement condamnable : il se fait des reproches, s'injurie et s'attend à être jeté dehors et puni. Il se rabaisse devant chacun, plaint chacun des siens d'être lié à une personne aussi indigne que lui. [. . .1 étend au passé son auto-critique; il affirme qu'il n'a jamais été meilleur. Le tableau de ce délire de petitesse principalement sur le plan moral se complète par une insomnie, par un refus de nourriture et, fait psychologiquement très remarquable, par la défaite de la pulsion qui oblige tout vivant à tenir bon à la vie. Il serait scientifiquement aussi bien que thérapeutique-ment infructueux de contredire le malade qui porte de telles plaintes contre son moi. Il doit bien avoir, en quelque façon, raison et décrire quelque chose qui est tel qu'il lui paraît. 257.

Ce passage renvoie sans doute aussi à celui sur la résistance du névrosé où Freud fait référence à Rosencrantz et Guildenstern qui essayent de jouer de l'instrument animique d'Hamlet. Hamlet s'indigne lorsque les autres personnages manifestent leur stupeur face à ses propres auto-accusations. Il ne supporte pas qu'ils remettent en cause sa culpabilité morale. Bien avant la métapsychologie, l'enjeu est tout d'abord pour la psychanalyse à la fois clinique et épistémologique.

Dans certaines de ses autres plaintes contre lui-même, il nous semble également avoir raison, et ne faire que saisir la vérité avec plus d'acuité que d'autres personnes qui ne sont pas mélancoliques.[.. .1 pourquoi l'on doit commencer par tomber malade pour avoir accès à une telle vérité. Car il ne fait aucun doute que celui qui s'est découvert tel et qui exprime devant les autres une telle appréciation de soi une appréciation comme celle que le prince Hamlet tient en réserve pour lui-même et pour tous les autres [note de Freud : Use every man after his desert, and who should escape whipping? 2581, celui-là est malade, qu'il dise bien la vérité ou qu'il se montre plus ou moins injuste envers lui-même. [. . .1 il n'existe, selon notre jugement, aucune correspondance entre l'importance de l'auto-dépréciation et sa justification réelle. [...1 le mélancolique ne se comporte malgré tout pas tout à fait comme quelqu'un qui est, de façon normale, accablé de remords et d'auto-reproches. Il manque ici la honte devant les autres qui, avant toute chose, caractériserait ce dernier état, ou du moins cette honte n'apparaît pas de manière frappante. On pourrait presque mettre en évidence chez le mélancolique le trait opposé : il s'épanche auprès d'autrui, de façon importune, trouvant satisfaction à s'exposer nu. [...1 Ce qui doit plutôt nous retenir, c'est qu'il nous décrit correctement sa situation psychologique. Il a perdu le respect de soi et doit avoir pour cela une bonne raison. 259.

257. ibid.

258. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460.

259. ibid.

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On pense ici au passage d'Hamlet, repris ailleurs par Freud, dans lequel est mise au jour une méthode et une certaine vérité se dégageant de la folie hamlé-tienne 260.

Freud s'interroge ensuite sur le processus par lequel le moi se clive de lui-même pour porter sur lui une appréciation critique, se prenant ainsi pour objet et sur la manière dont parallèlement l'instance critique acquiert une certaine autonomie par rapport au moi.

Dans le tableau clinique de la mélancolie, c'est l'aversion morale à l'égard de son propre moi qui vient au premier plan, avant l'étalage d'autres défauts : infirmité corporelle, laideur, faiblesse, infériorité sociale, sont beaucoup plus rarement l'objet de son auto-appréciation [...] On tient en main la clef du tableau clinique lorsqu'on reconnaît que les auto-reproches sont des reproches contre un objet d'amour, qui sont renversés de celui-ci sur le moi propre.» 261.

Dans la mélancolie, le retrait de la Libido de l'objet perdu devient finalement envisageable car, bien que la fixation à l'objet d'amour demeure forte, la résistance de l'investissement d'objet est en réalité faible; en revanche, son déplacement sur un nouvel objet d'amour est impossible. Freud explique ce paradoxe apparent en stipulant une base narcissique à tout phénomène mélancolique :

La perte de l'objet s'était transformée en une perte du moi et

le conflit entre le moi et la personne aimée en une scission entre la critique du moi et le moi modifié par identification » 262.

Il parle de régression, à partir d'un type de choix d'objet, jusqu'au narcissisme originaire », jusqu'à la phase orale de la libido ». Nous le savons par ailleurs, Freud et Jones estiment qu'Hamlet souffre d'une régression de sa libido au stade pré-génital. Freud fait le lien avec les névroses de transfert et en l'occurrence avec l'hystérie (qui, nous l'avons vu, fait partie pour Freud du thème hamlétien tel qu'il le concevait dans un premier temps) :

Dans les névroses de transfert, non plus, les identifications

avec l'objet ne sont pas rares du tout; elles sont au contraire un

260. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 201-207 : POLONIUS

Though this be madness, yet there is method in't.

[...]

How pregnant sometimes

his replies are! A happiness that often madness hits on, which reason and sanity could not so prosperously be delivered of.

261. Sigmund Freud, op. cit.

262. ibid.

263. ibid.

264. ibid.

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mécanisme bien connu de la formation de symptôme, particulièrement dans l'hystérie. » 263

Concernant le cas d'Hamlet, Freud ne tranche pas entre «identification narcissique » propre à la mélancolie dans laquelle « l'investissement d'objet est abandonné » et « identification hystérique » dans laquelle l'investissement d'objet « persiste et exerce une action , qui habituellement se limite à certaines actions et innervations isolées », de même qu'il n'a pas voulu apposer une étiquette définitive sur Hamlet, les hypothèses avancées allant tantôt vers l'interprétation en termes de névrose obsessionnelle tantôt vers celle en termes de névrose de transfert (bien que cette hypothèse semble plutôt être celle des débuts avec la lettre à Fliess du 15 octobre 1897 et L'Interprétation du rêve). La mélancolie se situe, dans son processus même, entre le deuil et la régression narcissique.

Au sujet de la névrose obsessionnelle, Freud évoque la présence d'un « conflit ambivalentiel » entre la haine et l'amour, la pulsion de mort et l'Eros, conflit que l'on retrouve parfois au nombre des « conditions présupposées par la mélancolie ». Ce conflit ambivalentiel, d'après le point de vue topique, a lieu dans le système inconscient, « royaume des traces mnésiques de choses ». Cette ambivalence est constitutionnelle du psychisme du mélancolique. Le deuil peut, semble-t-il, prendre une forme pathologique dans la névrose obsessionnelle sans qu'on ait à faire à un cas de pure mélancolie :

« Dans ce genre de dépressions névrotiques-obsessionnelles survenant après la mort de personnes aimées, nous sommes en présence de ce que le conflit ambivalentiel produit à lui seul lorsque ne s'y ajoute pas le retrait de la libido. [...] la haine entre en action sur cet objet substitutif en l'injuriant, en le rabaissant, en le faisant souffrir et en prenant à cette souffrance une satisfaction sadique. La torture que s'inflige le mélancolique et qui, indubitablement, lui procure de la jouissance, représente, tout comme le phénomène correspondant dans la névrose obsessionnelle, la satisfaction de tendances sadiques et haineuses.» 264.

On comprend dès lors, outre la réticence due au profond respect de l'oeuvre shakespearienne et aux résistances du monde littéraire et de ses contemporains à l'interprétation oedipienne, la difficulté et la réticence qu'éprouve Freud à délimiter précisément la « pathologie » d'Hamlet, certains symptômes décrits dans la pièce renvoyant à plusieurs affections différentes (mélancolie, hystérie ou névrose de transfert, névrose obsessionnelle ou névrose de contrainte). On peut aussi voir sous un nouveau jour la réaction d'Hamlet vis-à-vis d'Ophélie, comme une façon de détourner l'auto-punition en tirant « vengeance des objets originaires et en tortur[ant] ceux qu'il aime par le moyen de [sa] maladie, après s'être réfugié dans la maladie afin de ne pas être obligé de leur manifester directement [son] hostilité. ». De même, un éclairage est jeté sur les idées suicidaires que l'on voit poindre chez Hamlet :

« Seul ce sadisme vient résoudre l'énigme de la tendance au sui-

cide qui rend la mélancolie si intéressante et si dangereuse. [...]

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un névrosé n'éprouve pas d'intention suicidaire qui ne soit le résultat d'un retournement sur soi d'une impulsion meurtrière contre autrui. 265.

Freud insiste sur le fait qu'il s'agit d'un phénomène de psychologie individuelle ou ontogénétique et non d'un phénomène explicable d'un point de vue psycho-génétique.

Hamlet, le cyclothymique de Jones.

Jones va plus loin en faisant, nous l'avons dit, une véritable analyse systématique de la pièce de Shakespeare. Il scrute dans les paroles et dans le comportement d'Hamlet le moindre détail qui pourrait venir corroborer une nosographie véritablement scientifique du personnage. Il recense, par exemple, huit accès hypomaniaques (excitation exacerbée), qui viennent ponctuer les moments de dépression et de mélancolie profondes. Il se prononce d'ailleurs, à la suite de Freud, sur la nature de la maladie psychique d'Hamlet :

Si j'avais à définir l'état d'Hamlet en termes cliniques ce que

je répugne à faire je dirais qu'il s'agit d'un cas sévère d'hystérie sur fond cyclothymique. 266.

On parle de cyclothymie, plutôt que de psychose maniaco-dépressive, car l'oscillation est très rapide et heurtée entre les moments d'intense excitation et les moments de dépression profonde, contrairement à la psychose maniaco-dépressive dans laquelle on peut plus facilement distinguer les périodes dites maniaques des périodes dites dépressives .

Notons que Freud avait également employé une expression semblable à propos d'Hamlet, celle de folie cyclique .

Jones explique l'angoisse d'Hamlet par le fait qu'il se reconnaît dans la personne du meurtrier (Claudius). Ceci conduit à une paralysie de son action dès lors qu'il ne peut s'auto-punir : il envisage la possibilité du suicide mais ne peut s'y résoudre, de même qu'il ne peut se décider à tuer Claudius, qui est en réalité un personnage substitutif de lui-même.

Ce que les anglo-saxons nomment la procrastination d'Hamlet est en fait une forme de paralysie dont le symptôme est seulement intrapsychique, et non organique, comme cela avait été supposé par les analyses des prédécesseurs de

Freud et Jones.

Jones accorde vite ses conclusions avec celles de Freud en affirmant qu'Ham-let souffrirait plutôt de névrose pure que d'hystérie (névrose de conversion). Concernant le diagnostic à établir sur la santé mentale d'Hamlet (s'agit-il d'une folie simulée ou de maladie mentale ?), Jones repère une attitude psycho-névrotique se caractérisant par un discours voilé (emploi d'équivoques, souci pointilleux de vérité verbale), une technique réelle de simulation (discours obscur et déguisé, divagation sans but, indolence et inertie, comportement puéril, parfois imbécile, ce qui rappelle la sottise feinte propre à l'hystérique.). Jones cite le poète, dramaturge et critique littéraire Thomas Stearns Eliot :

265. ibid.

266. Ernest Jones, op. cit.

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La folie d'Hamlet est moins que de la folie et plus que feinte. 267.

L'histoire d'Hamlet, c'est pour Jones la vaine lutte d'un héros contre un esprit dérangé . La méthode préconisée par Jones consiste à chercher des motifs de son action (ou plutôt de son inaction) comme s'il était vivant et non imaginaire, même si on sait qu'il n'a pas d'existence objective.

c) Théorie sexuelle, désir et refoulement

Ainsi que l'a bien montré Assoun 268, Freud est attentif à suivre la logique du désir dans le concret de sa rigueur . La théorie du refoulement était déjà centrale dans l'épistémologie freudienne des débuts, mais c'est avec la métapsychologie qu'elle devient pierre d'angle sur quoi repose tout l'édifice de la psychanalyse et même la pièce la plus essentielle de celui-ci. 269.

Notons qu'il n'y a pas de pansexualisme chez Freud. Il n'y a pas une sexualité infantile (pré-génitale) qui viendrait se surajouter à et précéder la sexualité adulte car l'enfant devient le père de l'homme . Ce qui justifie l'usage de l'expression sexualité infantile qui a suscitée nombre de résistances, c'est la présence dès l'origine d'une énergie singulière et archaïque, d'un facteur sexué, la Libido.

Entre 1910 et 1917, Hamlet permet à Freud d'illustrer ses hypothèses sur la sexualité infantile et la régression au stade pré-génital. Rappelons que le stade génital est associé à la capacité de contrôle du désir propre à la sexualité adulte dite normale , à un dépassement du complexe d'×dipe. Hamlet est typique de cette fixation de l'analysant 270 à un stade pré-oedipien et de ce sentiment tacite chez l'analyste d'une impossibilité de dissolution de l'×dipe.

Dans les névroses où la fixation est partielle, les instincts ont été refoulés et opèrent par le biais de l'inconscient. Se développe à partir de ce point de fixation une défaillance dans la structure de la fonction sexuelle . Dans ×dipe roi, la barrière de l'inceste est franchie explicitement. De même Hamlet a son origine dans ce complexe d'inceste mais cela est implicite, déguisé. La libido d'Hamlet reste fixée sur les premiers objets d'amour que sont les parents.

267. Thomas Stearns Eliot, Hamlet and his problems (1919).

268. Paul-Laurent Assoun, Les fondements philosophiques de la psychanalyse, Histoire de la psychanalyse, op. cit.

269. Sigmund Freud, Pour une histoire du mouvement psychanalytique (1914).

270. Nous préférons le terme analysant , introduit par Lacan, à ceux de patient ou d' analysé car nous considérons la possibilité pour la personne engagée dans une analyse de devenir progressivement agent de son propre désir à mesure que la cure progresse. Il ne s'agit pas pour l'analyste de dire la vérité de son patient . Au contraire, l'analyste doit demeurer dans une attitude d'écoute passive et bienveillante. Il n'impose rien à l'analysant. Il ne cherche en aucun cas à poser un diagnostic médical sur lui et à le guérir ouvertement de ses symptômes. C'est l'analysant qui trouve lui-même le cheminement vers sa propre guérison et non l'analyste qui lui indique un méthode prête-à-l'emploi et une grille d'usage et de compréhension de ses propres symptômes.

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Dans sa quatrième leçon de psychanalyse (1909-1910) 271, Freud traite en particulier du rôle de la sexualité dans le développement du psychisme de l'enfant et de l'importance du complexe d'×dipe. La démarche psychanalytique de l'étiologie des névroses permet de remonter au facteur sexuel comme une des causes principales de celles-ci. Pourtant, cette cause n'est pas évidente et requiert un travail analytique subtil car le comportement des malades est loin de faciliter les choses. Au lieu de nous fournir volontiers les informations sur leur vie sexuelle, ils cherchent à dissimuler celle-ci par tous les moyens 272. Il est nécessaire de remonter aux premières expériences de l'enfance et de rendre conscients les souvenirs qui lui sont apparentés pour comprendre la maladie actuelle et pouvoir espérer en guérir les symptômes. Ce sont les fantasmes et désirs associés à ces souvenirs infantiles que Freud qualifie pour la plupart de sexuels . On peut ainsi comprendre la névrose d'Hamlet comme résultant d'un trouble du passage de la sexualité infantile à la sexualité dite normale de l'adulte. La question du choix de l'objet tient ici une importance d'envergure. La psychanalyse freudienne a mis en lumière la fixation d'Hamlet au stade préoedipien , pré-génital et ses tendances à la féminité, voire à l'homosexualité. La sexualité infantile se caractérise par une certaine indifférenciation entre les deux sexes. Le choix d'un objet qui soit une personne extra-familiale est censé permettre le passage au stade génital, au terme duquel toute la vie sexuelle se met au service de la reproduction . Le dégoût d'Hamlet pour la fonction reproductrice et sa misogynie apparaissent sous un jour nouveau dès lors que le comportement du héros peut être expliqué comme résultant d'un certain infantilisme général de la vie sexuelle . Freud précise que ce trouble de la fonction sexuelle est loin d'être rare et va de pair avec une certaine disposition aux névroses présente chez nombre de personnes. Dans le cas des névroses, les composantes pulsionnelles, porteuses et formatrices de symptômes (que l'on retrouve également dans les perversions) agissent depuis l'inconscient; elles ont donc subi un refoulement mais ont pu, en dépit de celui-ci, s'affirmer dans l'inconscient. La psychanalyse nous fait discerner qu'une manifestation excessivement forte de ces pulsions au tout début de la vie conduit à une sorte de fixation partielle qui constitue dès lors un point faible dans les structures de la fonction sexuelle. . Freud rappelle que le terme sexualité ne doit pas être employé dans le sens restreint de reproduction sexuée . Il poursuit sa leçon en comparant les manifestations psychiques aux manifestations somatiques de la vie sexuelle dans le cadre d'un développement sur le complexe d'×dipe :

Le choix d'objet primitif de l'enfant, qui dérive de son besoin d'être secouru, sollicite à présent notre intérêt. Ce choix se porte d'abord sur toutes les personnes qui s'occupent de l'enfant, mais qui ne tardent pas à s'effacer derrière les parents. La relation des enfants à leurs parents, comme le montrent de façon concordante l'observation directe de l'enfant et plus tard l'étude analytique de l'adulte, n'est nullement dépourvue d'éléments d'excitation sexuelle annexe. L'enfant prend ses deux parents et l'un d'eux en particulier

271. Sigmund Freud, Cinq conférences sur la psychanalyse (1909-1910, appelé aussi Leçons de psychanalyse), 4ème conférence ( Sur les complexes pathogènes et les désirs refoulés des névrosés ), Écrits philosophiques et littéraires, Opus seuil, p. 866-873.

272. Sigmund Freud, op. cit., p. 867.

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pour objet de ses désirs érotiques. Ce faisant, il suit habituellement lui-même une incitation des parents, dont la tendresse a les caractères les plus nets d'une activité sexuelle, même si celle-ci est bloquée quant à ses buts. Le père préfère en règle général la fille, et la mère le fils; l'enfant réagit à cela en désirant en tant que fils être à la place du père, et en tant que fille à la place de la mère. Les sentiments suscités dans ces relations entre parents et enfants et dans les relations entre frères et soeurs, qui s'appuient sur celles-ci, ne sont pas seulement du genre positif et tendre, mais aussi du genre négatif et hostile. Le complexe ainsi formé est destiné à être bientôt refoulé, mais il exerce encore depuis l'inconscient une action de grande ampleur et durable. Il nous est permis de supposer qu'avec ses ramifications il constitue le complexe nucléaire de toute névrose, et nous ne serons pas surpris de le rencontrer dans d'autres domaines de la vie psychique, où il ne sera pas moins agissant. Le mythe d'×dipe roi tuant son père et prenant sa mère pour femme est une révélation encore peu modifiée du désir infantile contre lequel se dresse plus tard la barrière interdisant l'inceste. Le Hamlet de Shakespeare repose sur la même base du complexe de l'inceste, mieux voilé dans ce cas. [...] Il est inévitable et tout à fait normal que l'enfant fasse de ses parents les objets de son premier choix amoureux. Mais il ne faut pas que sa libido reste fixée sur ces premiers objets, il faut qu'elle les prenne par la suite seulement comme modèle et qu'à l'époque du choix d'objet définitif elle glisse d'eux à des personnes extérieures.» 273.

C'est justement ce que ne parvient pas à faire Hamlet, comme l'illustrent les scènes où il tente en vain d'interagir avec Ophélie (la relation à l'objet semble inévitablement manquée dans ce cas) qui lui est pourtant dévouée.

Freud revient sur l'étiologie psycho-sexuelle de la névrose hamlétienne dans les Leçons d'introduction à la psychanalyse (1916-17) 274 où il montrera que le névrosé reste prisonnier du complexe d'×dipe et ne parvient pas à détacher ses désirs libidinaux de sa mère pour les transférer sur un objet sexuel extérieur et se réconcilier avec son père. Hamlet représente le type même du névrosé. Hamlet est un thème exemplaire du mythe oedipien.

Freud rappelle que ses découvertes sur la sexualité infantile ou pré-génitale (pré-oedipienne) conservent le statut d'hypothèses et n'ont aucune prétention à l'universalité. Plutôt que d'attaquer les prétendus pansexualisme et dogmatisme freudiens, il convient de reconsidérer l'usage que nous faisons du terme sexualité » afin d'en élargir les acceptions, au-delà de la réduction du sexuel à la fonction de reproduction, au génital.

La plupart des événements et tendances psychiques, anté-

rieurs à la période de latence, sont alors frappés d'amnésie infantile, tombent dans cet oubli dont nous avons déjà parlé et qui nous cache

273. ibid.

274. Sigmund Freud, Leçons d'introduction à la psychanalyse (1916), O.C.F. XIV (19151917), PUF, Paris, 2000, Doctrine générale des névroses», Leçon XXI- Développement de la libido et organisations sexuelles », p. 347-350. Voir aussi : autre trad. utilisée de S. Jankélévitch, Introduction à la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 1979, p. 300 - 318.

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et nous rend étrangère notre première jeunesse. La tâche de toute psychanalyse consiste à faire revivre le souvenir de cette période oubliée de la vie, et on ne peut s'empêcher de soupçonner que la raison de cet oubli réside dans les débuts de la vie sexuelle qui coïncident avec cette période, que l'oubli est, par conséquent, l'effet du refoulement. 275

Notons au passage que sur l'importance des constructions dans l'analyse, Freud dit dans cet essai la chose suivante :

«C'est seulement grâce à l'étude psychanalytique des névroses qu'on se trouva à même de découvrir des phases encore plus reculées du développement de la libido. Sans doute, ce ne sont là que des constructions, mais l'exercice pratique de la psychanalyse vous montrera que ces constructions sont nécessaires et utiles. 276.

Freud explique le dépassement de l'organisation pré-génitale de la « première période , celle de la prime enfance, et évoque ainsi la nécessité du renoncement aux désirs oedipiens inconscients :

« Le développement ultérieur poursuit [. . .] deux buts : 1? re-noncer à l'auto-érotisme, remplacer l'objet faisant partie du corps même de l'individu par un autre qui lui soit étranger et extérieur; 2? unifier les différents objets des diverses tendances et les remplacer par un seul et unique objet. [. . .] Il ne peut [. . .] être obtenu qu'à la condition qu'un certain nombre de tendances soient éliminées comme inutilisables. 277.

C'est précisément ce processus constitutif du passage à une sexualité dite normale qui n'aboutit pas pour Hamlet. La mère est « le premier objet d'amour de l'enfant, avant le choix d'un objet extérieur. L'amour est défini ici par Freud comme la primauté des « tendances psychiques de l'instinct sexuel sur les « exigences corporelles ou « sensuelles qui passent dès lors au plan inconscient et subissent un refoulement nécessaire. Le complexe d'×dipe apparaît à nouveau comme concept explicatif des névroses et objet des plus grandes résistances à la psychanalyse. C'est alors que Freud évoque la pièce de Sophocle et notamment le passage fameux du rêve de Jocaste :

« Il arrive au cours du dialogue que Jocaste, la mère-épouse aveuglée par l'amour, s'oppose à la poursuite de l'enquête. Elle invoque, pour justifier son opposition, le fait que beaucoup d'hommes ont rêvé qu'ils vivaient avec leur mère, mais que les rêves ne méritent aucune considération. Nous ne méprisons pas les rêves, surtout les rêves typiques, ceux qui arrivent à beaucoup d'hommes, et nous sommes persuadés que le rêve mentionné par Jocaste se rattache intimement au contenu étrange et effrayant de la légende. 278.

Freud reproche à Sophocle de se tirer de l'embarras que susciterait une pièce aussi immorale qu'×dipe roi du point de vue de la responsabilité humaine face aux penchants criminels « en proclamant que la suprême moralité exige l'obéissance à la volonté des dieux, alors même qu'ils ordonnent le crime :

275. Sigmund Freud, op. cit., trad. Samuel Jankélévitch, p. 306.

276. ibid., p. 307.

277. ibid.

278. ibid.

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279. ibid.

Je ne trouve pas que cette morale constitue une des forces de la tragédie, mais elle n'influe en rien sur l'effet de celle-ci. Ce n'est pas à cette morale que l'auditeur réagit, mais au sens et au contenu mystérieux de la légende. Il réagit comme s'il retrouvait en lui-même, par l'auto-analyse, le complexe d'×dipe; comme s'il apercevait, dans la volonté des dieux et dans l'oracle, des travestissements idéalisés de son propre inconscient. [.. .1 Il est tout à fait certain qu'on doit voir dans le complexe d'×dipe une des principales sources de ce sentiment de remords qui tourmente si souvent les névrosés. 279.

Le complexe d'×dipe est de nature spontanée chez l'enfant.

L'inceste avec la mère est l'un des crimes d'×dipe, l'autre est le meurtre du père. Soit dit en passant, ce sont aussi les deux grands crimes que prohibe la première institution socioreligieuse des hommes, le totémisme. De l'observation directe de l'enfant, tournons-nous à présent vers l'investigation analytique de l'adulte devenu névrosé. Qu'apporte l'analyse pour une connaissance plus poussée du complexe d'×dipe? Eh bien, cela peut se dire brièvement. L'analyse le fait voir tel que la légende le raconte; elle montre que chacun de ces névrosés a lui-même été un ×dipe, ou, ce qui revient au même, qu'il est devenu, en réaction au complexe, un Hamlet. Naturellement, la présentation analytique du complexe d'×dipe est un agrandissement et une schématisation de l'esquisse infantile. La haine contre le père, les souhaits de mort à son encontre, ne sont plus indiqués de manière timide, la tendresse pour la mère avoue son but : la posséder en tant que femme. Sommes-nous vraiment en droit de prêter à ces tendres années d'enfance ces motions de sentiment crues et extrêmes, ou bien l'analyse nous trompe-t-elle en y mêlant un nouveau facteur? [.. .1 ce serait un vain effort de vouloir expliquer l'ensemble du complexe d'×dipe par le rétrofantasier et de vouloir le rapporter à des époques ultérieures. Le noyau infantile subsiste [. . .1 Le fait clinique qui se présente à nous derrière la forme, analytiquement établie, du complexe d'×-dipe est donc de la plus haute significativité pratique. [...1 l'individu humain doit se consacrer à la grande tâche de se détacher des parents, et ce n'est qu'après s'en être acquitté qu'il peut cesser d'être un enfant pour devenir un membre de la communauté sociale. La tâche consiste pour le fils à détacher de la mère ses souhaits libidinaux pour les employer au choix d'un objet d'amour réel étranger et à se réconcilier avec le père s'il est resté en rivalité avec lui, ou à se libérer de sa pression si, en réaction à la révolte infantile, il est entré dans un état de soumission à son égard. [. . .1 Les névrosés, eux, ne réussissent absolument pas à s'en acquitter. Le fils reste sa vie durant courbé sous l'autorité du père et il n'est pas en mesure de transférer sa libido sur un objet sexuel étranger. [...1 le complexe d'×dipe passe à juste titre pour être le noyau des névroses. [...1 Otto Rank a montré, dans un livre plein de mérite, que les auteurs

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dramatiques de tous les temps ont emprunté leurs sujets principalement au complexe d'×dipe et d'inceste, à ses variations et formes camouflées. Il ne faut pas non plus oublier de mentionner que les deux souhaits criminels du complexe d'×dipe ont été reconnu bien avant l'époque de la psychanalyse 280 comme les véritables représentants de la vie pulsionnelle non inhibée. [. . .] des placements de la libido et des investissements d'objet infantiles-précoces, abandonnés depuis longtemps pour ce qui est de la vie consciente, qui se révèlent encore présents nuitamment et, en un certain sens, capables d'agir. [.. .] Les névrosés nous montrent seulement, sous une forme agrandie et schématisée, ce que l'analyse du rêve nous révèle aussi chez le bien portant. Et c'est là l'un des motifs pour lesquels nous avons fait précéder l'étude des symptômes névrotiques de celle des rêves.» 281.

On comprend ainsi l'impossibilité pour Hamlet de devenir un adulte membre de la communauté sociale : comportement puéril et indigne d'un prince; expatriation, désintérêt pour le trône dans son sens politique, ce qui compte étant pour Hamlet la place du roi (que ce soit Hamlet père ou Claudius) dans le coeur de la mère; refus d'assumer son statut de prince du Danemark.

Contrairement aux apparences, l'Hamlet de Freud n'est pas qu'une variation ou une variante à partir du complexe d'×dipe. C'est au contraire Freud qui fait des variations et des variantes à partir d'Hamlet, comme Jacques Lacan et Hen-

riette Michaud l'ont suggéré.

d) Théorie freudienne de la représentation (mécanisme et effets), théâtralité et Autre scène inconsciente .

Hamlet est l'utilisation de la névrose sur la scène. » 282.

Hamlet, premier drame moderne.

Concomitamment à l'introduction d'Hamlet comme contre-exemple de technique psychanalytique, Freud développe, dans Personnages psychopathiques à la scène (1901-1905), sa conception de l'esthétique comme oeuvre de réconciliation du public avec lui-même et de l'Inconscient comme Autre scène.

Se pose alors la problématique suivante : Comment peut-on trouver du plaisir à voir représentés sur la scène des personnages psychopathiques? Dans quelle mesure peut-on faire d'un névrosé un héros de pièce de théâtre? Freud part de la théorie aristotélicienne de la catharsis 283 : l' effet saisissant de la tragédie » ainsi que son aptitude à éveiller la sympathie » 284 tiennent au fait qu'elle met en scène l'exacte représentation d'une passion » (par le procédé de la mimesis). Le processus de la catharsis est ce qui inspirera à Freud la

280. Freud fait ici référence au passage cité précédemment du Neveu de Rameau de Denis Diderot.

281. Sigmund Freud, op. cit., trad. O.C.F. PUF.

282. Sigmund Freud, Personnages psychopathiques à la scène (1905- 1906), in O.C.F. VI (1901-1905), PUF, Paris, 2006, p. 324-326.

283. Aristote, Poétique, Le Livre de Poche, classiques, Paris, 1990.

284. Jean Starobinski, op. cit., p. IX.

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méthode cathartique caractéristique de la talking cure psychanalytique, nouvel avatar de la purgation des passions, avec l'avantage que cette purgation est loin d'être purement passive puisqu'elle requiert la relation dynamique entre l'analysant et l'analyste ainsi que toute la force psychique du patient . Ainsi que l'a bien démontré Jean Starobinski 285, la participation intense à la passion représentée permet au spectateur de dépenser les énergies correspondant à cette passion et par là même de les liquider. La méthode cathartique (qu'il s'agisse de représentation théâtrale ou de cure analytique) permet le retour du refoulé. De même, Starobinski montre que Freud propose une théorie de la reconnaissance pour le spectateur, qui, en se reconnaissant en ×dipe, élargit son identité consciente en devenant le héros mythique et accède ainsi à la possibilité de déchiffrer la parole-pulsion encore inconsciente, alors que la reconnaissance chez Aristote touchait principalement les acteurs. La reconnaissance chez Freud nécessite cet événement où les personnages de la tragédie découvrent une identité demeurée obscure , elle implique ×dipe comme vérité du passé redécouvert . La jouissance éprouvée correspond au soulagement produit par une décharge émotionnelle profonde accompagné d'une excitation de nature sexuelle. Le public s'identifie au héros (idéal du Moi) sans la souffrance réelle de ce dernier. Ceci fonctionne aussi comme un mécanisme de défense, d'où le fait que le dramaturge contribue paradoxalement à renforcer la résistance tout en favorisant la libération. Le spectateur bénéficie d'une économie d'efforts en prenant conscience de pulsions qu'il n'a plus à refouler.

Freud distingue le drame psychologique 286 qui est un conflit mental entre deux pulsions égales en intensité (amour et devoir par exemple) du drame psychopathologique. Ce dernier est présent dans les pièces dites modernes où le conflit a lieu entre une pulsion consciente et une pulsion refoulée. Ce type de conflit existe seulement chez le névrosé. C'est en ce sens qu'Hamlet est qualifié par Freud de premier drame psychopathologique . La condition préalable de la jouissance est que le spectateur soit lui aussi névrosé. C'est de la souffrance psychique que le spectateur tire plaisir. Chez le névrosé, le refoulé peut à tout moment ressurgir. La reconnaissance théâtrale peut épargner au névrosé l'effort sans cesse renouvelé qu'il met à maintenir le refoulement. Freud note trois points importants.

En premier lieu, Hamlet n'est pas psychopathique mais le devient pendant la durée de l'action.

Deuxièmement, la pulsion refoulée peut être universalisée : ce désir refoulé est le même chez tout un chacun et ce refoulement remonte à une phase précoce de notre développement individuel. L'identification à Hamlet est ainsi aisée car nous sommes victimes du même conflit.

Enfin, cette pulsion refoulée n'est pas définie clairement, même si elle est repérable, ce qui permet au public d'être ému sans être choqué ou traumatisé. Ainsi la résistance n'est pas totalement abattue. Elle est amoindrie, comme lors d'une cure analytique. Ce sont les dérivés des idées refoulées qui deviennent conscients et non le refoulé lui-même. Dès lors, la tâche du dramaturge est de nous transporter dans la même maladie , ce qui est facilité lorsque le spectateur suit le même développement que le personnage.

285. ibid.

286. Sigmund Freud, op. cit.

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Freud précise qu'il y a des limites à l'utilisation de personnages anormaux sur la scène. Le dramaturge peut à son gré recourir à des personnages névrosés mais pas à des personnages psychotiques (la folie, l'aliénation complète sont exclues de la représentation car elles ne peuvent être à l'origine de la catharsis recherchée). Si Hamlet était un simple cas de folie, il ne capterait pas à ce point notre attention (Ophélie qui perd entièrement la raison est vite oubliée et on s'identifie rarement à elle, si l'on suit Freud).

Le théâtre ne doit pas seulement avoir des effets de libération psychique, mais aussi consolider nos défenses. 287.

La fonction de réconciliation de la tragédie passe par l'opération d'identification.

En outre, Freud fait une analogie entre l'enfant qui joue et le spectateur adulte qui assiste à une pièce de théâtre 288. On remarque en effet une continuité, une similitude de fonction dans les deux cas. Le spectateur s'identifie au héros d'autant plus qu'il ne lui arrive rien d'important au quotidien (Freud va dans le sens de la thèse selon laquelle l'origine du théâtre résiderait dans l'ennui), il bénéficie d'une économie des peurs et des dangers inhérents au véritable héroïsme, et obtient ainsi la satisfaction de savoir que ce n'est qu'un jeu et que c'est un autre qui en souffre et en subira les conséquences. Le Moi, en tant que narcissisme, lieu des reflets et identifications, lieu de manifestation de tout personnage et figuration, est le lieu de l'imaginaire. L'inconscient est dramaturgie, parole, mise en scène. Il est important de rappeler que ce texte n'était pas destiné à la publication et qu'il n'a été publié que de manière posthume, Freud manifestant d'emblée sa méfiance vis-à-vis d'éventuelles dérives des pathographies ou applications rigides de la psychanalyse à la littérature .

C'est donc avec beaucoup de prudence qu'il esquisse ce qui est apparu par la suite comme une tentative de réduction d'Hamlet à une pathologie accessible à la psychanalyse, ce à quoi Freud s'opposait vigoureusement.

Après avoir expliqué le passage du drame religieux , du drame de caractère et du drame social au drame psychologique ayant lieu dans la vie d'âme du héros , Freud évoque la mutation du drame psychologique en drame psychopathologique . Dans le drame psychologique, il s'agit d'un combat générateur de souffrance entre diverses motions, combat qui doit forcément se terminer, non pas par la disparition du héros, mais par celle d'une motion, donc par le renoncement. . Il y a, au contraire, drame psychopathologique dès lors que

Ce n'est plus le conflit de deux motions à peu près également conscientes, mais celui entre une source consciente et une source refoulée de la souffrance auquel nous prenons part et d'où nous sommes censés tirer du plaisir. La condition de la jouissance est ici que le spectateur soit aussi un névrosé. Car c'est seulement au névrosé que la mise à nu et la reconnaissance en quelque sorte consciente de la motion refoulée peuvent procurer du plaisir au lieu d'une simple aversion; chez le non-névrosé cette mise à nu rencontrera simplement de l'aversion et suscitera la propension à répéter

287. Octave Mannoni, Clefs pour l'Imaginaire ou l'Autre Scène, Seuil, Points, Paris, 1969.

288. Sigmund Freud, L'écrivain et l'imagination (1908), Écrits philosophiques et littéraires, op. cit.

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l'acte du refoulement, car celui-ci a ici réussi la motion refoulée est pleinement contrebalancée par la dépense de refoulement, faite en une seule fois. Chez le névrosé le refoulement est sur le point d'échouer, il est labile et a constamment besoin d'une nouvelle dépense, laquelle est épargnée par la reconnaissance. Chez lui seul existe un tel combat, qui peut être objet du drame, mais chez lui aussi l'auteur produira non seulement une jouissance de libération, mais aussi de la résistance. 289.

En l'occurrence, le drame psychopathologique que constitue Hamlet se caractérise par un conflit (non ouvert) entre une motion consciente (tâche morale et sociale approuvée par la conscience d'Hamlet : impulsion de vengeance et tâche pieuse imposée par le spectre du père) et une motion inconsciente (tendance refoulée, responsable de son inhibition dont la source réside dans des pulsions cachées, les désirs enfouis de la petite enfance).

Freud poursuit donc son raisonnement en introduisant l'exemple d'Hamlet :

Le premier de ces drames modernes est Hamlet. Le thème dont il traite est le suivant : comment un homme jusque-là normal devient, de par la nature particulière de la tâche qui lui est assignée, un névrosé chez qui une motion jusque-là heureusement refoulée cherche à se faire valoir. Hamlet se distingue par trois caractères qui semblent importants pour notre question.

1. Le fait que le héros n'est pas psychopathique, mais le devient seulement au cours de l'action qui nous occupe.

2. Le fait que la motion refoulée fait partie de celles qui chez nous tous se trouvent refoulées de la même manière et dont le refoulement fait partie des fondements de notre développement personnel, alors que la situation vient précisément ébranler ce refoulement. Avec ces deux conditions il nous devient facile de nous retrouver dans le héros; nous sommes capables du même conflit que lui, car qui dans certaines circonstances ne perd pas sa raison n'en a pas à perdre [Gotthold Ephraïm Lessing, Emilia Galotti, acte IV, scène 7].

3. Mais cela semble être une condition de cette forme d'art que la motion luttant pour accéder à la conscience soit aussi sûrement reconnaissable qu'elle est peu clairement nommable, si bien que le processus s'effectue de nouveau dans l'auditeur avec une attention détournée et qu'il est saisi par des sentiments, au lieu de s'expliquer les choses. Par là est certes épargnée une part de résistance, comme on le voit dans le travail analytique où les rejetons du refoulé, par suite d'une moindre résistance, parvienne à la conscience, laquelle se refuse au refoulé lui-même. Le conflit dans Hamlet est effectivement à ce point caché qu'il m'a fallu d'abord le deviner. Il est possible que par suite de la non-observance de ces trois conditions, bien d'autres figures psychopathiques deviennent tout aussi inutilisables pour la scène qu'elles le sont pour la vie. Car le névrosé malade est pour nous un homme dans le conflit duquel nous ne pouvons arriver à voir clair, dès qu'il l'apporte déjà constitué.

289. Sigmund Freud, Personnages psychopathiques à la scène, op. cit.

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Inversement, si nous connaissons ce conflit, nous oublions qu'il est un malade, tout comme lui, quand il a connaissance de ce conflit, cesse lui-même d'être un malade. Ce serait la tâche de l'auteur de nous placer dans la même maladie, ce qui se fait au mieux si nous prenons part au même développement que lui. En particulier cela sera nécessaire là où le refoulement n'existe pas déjà chez nous, donc doit d'abord être instauré, ce qui, dans l'utilisation de la névrose sur la scène, constitue un pas au-delà d'Hamlet. Confrontés à la névrose étrangère et déjà constituée, nous appellerons dans la vie le médecin et tiendrons ce type de personne pour inapte à la scène. [...] En général on pourrait dire que la labilité névrotique du public et l'art de l'auteur consistant à éviter les résistances et à donner un plaisir préliminaire sont seuls à pouvoir déterminer la limite d'utilisation de caractères anormaux.» 290.

Sans nier toute sa valeur à la reprise freudienne des processus cathartiques à l'oeuvre lorsqu'un spectateur assiste à une représentation théâtrale, il nous paraît contestable de postuler comme le fait Freud une normalité du psychisme d'Hamlet avant l'annonce du Spectre. Dès les premiers vers, Hamlet est présenté (par Gertrude et Claudius) et se présente comme souffrant de mélancolie, d'idées suicidaires, de perte d'appétit, d'insomnie, etc. Freud le sait d'ailleurs pertinemment, lui qui connaissait chaque détail de la pièce de Shakespeare sur le bout des doigts.

Notons que Freud reprend ici la métaphore déjà souvent utilisée par lui au sujet de l'inconscient de l'opposition entre clarté et obscurité.

Effets d'Hamlet sur le psychisme humain Dans Le Moïse de Michel-

Ange291 (1913-14), Freud utilise Hamlet pour illustrer sa compréhension de l'impact de l'art et de l'intention de l'artiste. La psychanalyse appliquée procède ainsi : elle utilise des concepts psychanalytiques pour comprendre ce qui se dissimule derrière les diverses opinions et le conflit entre des critiques divergentes à propos d'une même oeuvre.

Freud reconnaît que ce qui retient son attention dans une oeuvre d'art est davantage le contenu », le fond que la forme, la technique de l'artiste. C'est en quoi il se dit un profane » en matière d'art et invite son lecteur à considérer ses tentatives de psychanalyse appliquée à une oeuvre d'art avec indulgence ». Il indique que le domaine de prédilection de la psychanalyse appliquée à l'art sera les oeuvres littéraires et plastiques plutôt que les oeuvres picturales.

Freud tenait à rendre intelligible ce qui relève en premier lieu de l'émotion, de l'affect face à l'oeuvre en tentant d'expliciter la manière dont les oeuvres agissent sur lui, par quoi elles font leur effet ».

C'est à cette occasion qu'il avoue ne parvenir à ressentir du plaisir au contact d'une oeuvre que s'il réussit à comprendre ses mécanismes d'action et son contenu :

290. ibid.

291. Sigmund Freud, Le Moïse de Michel-Ange (1914), Écrits philosophiques et littéraires, Opus seuil, p. 1137-1138.

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Une disposition rationaliste ou peut-être analytique se refuse,

en moi, à ce que je sois ému sans pouvoir savoir pourquoi je le suis ni par quoi. 292.

Freud récuse l'idée répandue selon laquelle le désarroi de notre entendement conceptuel face aux grandes oeuvres d'art est une condition nécessaire aux plus grands effets qu'une oeuvre d'art est censée provoquer .

Cette présomption semble aller de pair avec une autre que Freud pointe du doigt, celle de la sacralisation de l'artiste et de l'oeuvre d'art, sacralisation qui serait rétive à toute approche psychanalytique, jugée dégradante. La simple supposition qu'il pourrait y avoir une clef de l'énigme derrière l'oeuvre irait à l'encontre de l'idée qu'il existerait une supériorité de la sensibilité exacerbée comme prérequis à la bonne appréhension de l'oeuvre sur la rationalité analytique. À ceux qui veulent faire de l'oeuvre d'art un objet intouchable, ineffable et insaisissable par le discours et la logique analytiques, Freud répond :

Ce qui nous cause un tel saisissement, ce ne peut pourtant être,

à mon avis, que l'intention de l'artiste, pour autant qu'il a réussi à l'exprimer dans l'oeuvre et à nous la faire comprendre. 293.

L'artiste fait donc pour Freud un travail plus descriptif que suggestif et il cherche à nous faire saisir plutôt que sentir son dessein. Freud poursuit, pressentant d'éventuelles objections à sa conception en apparence inadéquatement intellectualiste,

Je sais qu'il ne peut s'agir d'une compréhension seulement intellectuelle; il faut que la disposition affective, la constellation psychique qui a donné chez l'artiste l'énergie motrice de la création soit suscitée à nouveau en nous. Or, pourquoi l'intention de l'artiste ne serait-elle pas susceptible d'être indiquée et formulée verbalement comme n'importe quel autre fait de la vie psychique? Peut-être que, s'agissant des grandes oeuvres d'art, on n'y parviendra pas sans recourir à l'analyse. L'oeuvre elle-même doit pourtant nécessairement rendre cette analyse possible, si cette oeuvre est l'expression, faisant effet sur nous, des intentions et émotions de l'artiste. Et pour deviner cette intention, je dois bien tout d'abord découvrir le sens et le contenu de ce qui est représenté dans l'oeuvre, donc pouvoir l'interpréter. Il est donc possible qu'une telle oeuvre d'art nécessite l'interprétation, et que ce soit seulement après m'être livré à celle-ci que je pourrai savoir pourquoi j'en ai subi une impression aussi puissante. Je caresse moi-même l'espoir que cette impression ne s'atténuera nullement une fois que nous aurons réussi une telle analyse. Pensons maintenant à Hamlet, le chef-d'oeuvre plus que tricentenaire de Shakespeare. Je suis les publications psychanalytiques et je souscris à l'affirmation selon laquelle il a fallu attendre la psychanalyse pour que, ramenant le sujet au thème d'×dipe, elle résolve l'énigme de l'effet provoqué par cette tragédie. Mais auparavant, quelle profusion de tentatives d'interprétation différentes et incompatibles, quel choix d'opinions sur le caractère du héros et les intentions de l'auteur! Est-ce que Shakespeare a sollicité notre sympathie pour un malade, ou pourun médiocre incapable, ou pour un

292. Sigmund Freud, op. cit.

293. ibid.

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idéaliste juste trop bon pour le monde réel? Et combien de ces interprétations nous laissent froids, au point qu'elles n'apportent rien qui explique l'effet de l'oeuvre, et qu'elles nous réduisent plutôt à fonder son charme sur l'impression des idées et l'éclat de la langue! Et cependant, ces efforts eux-mêmes ne disent-ils pas qu'un besoin se fait sentir de trouver une autre source à cet effet? » 294.

Freud insiste ici sur le fait qu'il ne cherche pas dans cet essai à résoudre l'énigme de l'oeuvre à proprement parler mais « l'énigme de l'effet provoquée par cette tragédie ».

La psychanalyse, en effet, n'est pas là pour apporter une clef interprétative réutilisable à l'infini et de manière universelle. Elle n'est pas cette discipline « magique » (que critiquait Lévi-Strauss) qui, grâce à une grille intangible et multi-applicable, s'octroierait le droit d'avoir son mot à dire sur toute production humaine. Elle agit plutôt avec subtilité en s'intéressant à l'effet individuel qu'une oeuvre d'art particulière peut avoir sur la personne qui y est confrontée. Ceci est particulièrement saillant à propos d'Hamlet dont il convient d'analyser précisément l'effet qu'il provoque sur nous, plutôt que d'extraire par un tour de passe-passe interprétatif le sens mystérieux de l'oeuvre. La psychanalyse appliquée à l'oeuvre littéraire n'a rien à voir avec l'exégèse de textes hermétiques. Comme nous le verrons, elle ne dévoile pas un sens herméneutique, la vérité immuable celée derrière le texte mais elle libère une multiplicité de signes et c'est cette multiplicité qu'il importe d'analyser .

L'inconscient comme Autre scène Notons que le comportement névrotique peut parfois prendre des aspects théâtraux et que par ailleurs, comme l'a noté Starobinski, « L'inconscient n'est pas seulement langage : il est dramaturgie, c'est-à-dire parole mise en scène, action parlée. » 295. La métaphore théâtrale, avec cette idée de l'existence d'une « Autre scène», était utilisée par Freud

lui-même pour désigner l'instance inconsciente.

e) Culture, conscience morale et sentiment de culpabilité.

«La conscience (morale) fait de nous tous des lâches» 296.

Dans Malaise dans la culture (1927-31), Freud analyse l'importance de ce qu'implique cette citation d'Hamlet pour la psychanalyse. Freud entend expliquer la relation entre le sentiment de culpabilité et la conscience (il s'agit là pour Freud de la conscience morale, c'est lui-même qui ajoute l'adjectif « morale » à la citation de Shakespeare). Le sentiment de culpabilité est une variante de l'angoisse, comme peur du Surmoi.

« Qu'on ait mis à mort le père ou qu'on se soit abstenu de l'acte,

cela n'est vraiment pas décisif, dans les deux cas on ne peut que

294. ibid.

295. Starobinski, op. cit., p. XIX.

296.

Il s'agit, comme nous l'avons vu, d'un vers du célèbre monologue d'Hamlet, en III, 1, 82.

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se trouver coupable, car le sentiment de culpabilité est l'expression du conflit d'ambivalence du combat éternel entre l'Eros et la pulsion de destruction ou de mort. [...] aussi longtemps que cette communauté ne connaît que la forme de la famille, ce conflit doit nécessairement se manifester dans le complexe d'×dipe, instituer la conscience morale, créer le premier sentiment de culpabilité. 297.

Freud explique que les progrès menant de la dimension familiale à celle de l'humanité et de la culture sont indissociablement liés à un accroissement du sentiment de culpabilité porté peut-être à des hauteurs que l'individu trouve difficilement supportables. 298. Freud rappelle l'aisance supérieure avec laquelle le Dichter pressent des choses que le psychanalyste peine à saisir :

Et l'on peut bien pousser un soupir quand on reconnaît qu'il est donné à tels ou tels êtres humains de faire surgir du tourbillon de leurs propres sentiments, à vrai dire sans peine, les vues les plus pénétrantes vers lesquelles nous autres avons à nous frayer le chemin en nous tourmentant dans l'incertitude et en tâtonnant sans répit. Parvenu au terme d'un tel chemin, l'auteur ne peut que prier ses lecteurs de l'excuser de n'avoir pas été pour eux un guide habile, de ne pas leur avoir épargné l'expérience de parcours arides et de dé-

tours pénibles. 299.

Freud met ensuite en avant l'intention de son essai qui est la suivante :

Mettre en avant le sentiment de culpabilité comme le problème le plus important du développement de la culture, et de montrer que le prix à payer pour le progrès de la culture est une perte de bonheur, de par l'élévation du sentiment de culpabilité. [note de Freud : C'est ainsi que la conscience morale fait de nous tous des lâches... - Thus conscience does make cowards of us all... .] 300.

C'est ce passage du monologue d'Hamlet que Freud retient tout particulièrement, contrairement à nombre de commentateurs qui retiendront surtout l'alternative existentielle To be or, not to be (notons que, de manière plus originale, Winnicott s'attardera sur le not to be 301).

De toute évidence, Freud ne pouvait analyser l'importance du sentiment de culpabilité dans la vie psychique individuelle et supra-individuelle sans se référer à son mentor . En effet, Hamlet offre à Freud un exemple saisissant de psychisme embarrassé par une conscience de culpabilité trop envahissante et dont l'objet n'est pas déterminé pour le sujet qui l'éprouve ainsi que d'une acti-

vité inhibée par cette même conscience.

Sartre répondrait sans doute ironiquement à Freud que c'est davantage l'inconscient qui fait de nous tous des lâches! Pourtant, c'est bien parce que

297. Sigmund Freud, Le malaise dans la culture (1929), O.C.F. XVIII (1926-1930), PUF, 1994, p. 320.

298. ibid., p. 320.

299. ibid., p.321.

300. ibid., p. 321 (La référence à Hamlet apparaît en note de bas de page).

301. Donald Woods Winnicott, Jeu et réalité. L'espace potentiel, Gallimard, coll. Connaissance de l'inconscient, Paris, 1975.

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Hamlet est envahi par cette culpabilité diffuse qu'il peut tout faire sauf accomplir la vengeance ordonnée par le spectre. C'est précisément sa conscience de culpabilité inconsciente 302 qui le rend lâche et de mauvaise foi !

Freud explicite cette référence en pointant du doigt le comportement puritain consistant à dissimuler à l'être adolescent quel rôle la sexualité jouera dans sa vie mais avant tout un certain abus des exigences éthiques dont le but serait de faire croire en une possibilité d'atteindre une certaine idée du bonheur par un comportement irréprochable et vertueux. L'analyse prend sens dans l'étude du rapport du sentiment de culpabilité à notre conscience 303. Freud étudie ces mécanismes dans le cas de la névrose de contrainte ou névrose obsessionnelle 304 :

Dans l'une de ces affections, la névrose de contrainte, le sentiment de culpabilité s'impose à la conscience en parlant à très haute voix, il domine le tableau de la maladie tout comme la vie des malades, ne laissant guère apparaître autre chose à côté de lui. Mais dans la plupart des autres cas et formes de névrose, il reste totalement inconscient, sans manifester pour autant des effets de moindre importance. [. . .] il y a aussi dans la névrose de contrainte des types de malades qui ne perçoivent pas leur sentiment de culpabilité ou qui ne l'éprouvent comme un malaise tourmentant, comme une sorte d'angoisse, qu'au moment où ils sont empêchés d'exécuter certaines actions. [.. .] le sentiment de culpabilité n'est au fond rien d'autre qu'une variété topique de l'angoisse; dans ses phases tardives, il coïncide tout à fait avec l'angoisse devant le surmoi. [...] D'une manière ou d'une autre, l'angoisse se cache derrière tous les symptômes, mais tantôt elle accapare bruyamment la conscience, tantôt elle se dissimule si parfaitement que nous sommes obligés de parler d'angoisse inconsciente, ou [. . .] de possibilités d'angoisse. [...] surmoi, conscience morale, sentiment de culpabilité, besoin de punition, remords, [...] Tous se rapportent au même état de choses, mais en en dénommant des aspects différents. 305.

Il est ici intéressant de noter avec quelle minutie Freud tient à distinguer des degrés de conscience, ce qui évacue le préjugé d'un psychisme découpé réellement en parties incommensurables. C'est ainsi que Freud peut qualifier le sentiment de culpabilité de partiellement , totalement ou encore aucunement inconscient.

Hamlet vient ici appuyer les thèses freudiennes sur les interactions entre conscience et inconscient lors des mécanismes névrotiques liés à l'angoisse et au sentiment de culpabilité.

Inspiration et illustration, médecin de la civilisation et cas pour l'étude psychanalytique, Hamlet n'a pas uniquement servi à l'élaboration du complexe

302. Voir la lettre à Fliess du 15 octobre 1897.

303. ibid., p. 322.

304. Rappelons qu'après avoir souscrit à l'hypothèse d'un Hamlet hystérique, Freud bascule dans son étiologie de la névrose hamlétienne en lui prêtant précisément une névrose de contrainte.

305. ibid., p. 322-323.

114

oedipien.

Hamlet, ou la présentation voilée et indirecte du désir. Dans un autre court essai de psychanalyse, appliquée initialement aux Frères Karamazov de Dostoïevski 306, Freud revient sur l'importance de ses hypothèses sur le sentiment de culpabilité et la conscience morale pour la compréhension d'Hamlet.

Ainsi que Freud l'avait déjà expliqué dans Personnages psychopathiques à la scène, l'intention universelle de parricide ainsi que le désir universel envers la mère (liée au complexe d'×dipe) doivent être voilés dans les oeuvres littéraires pour produire un effet thérapeutique sur le lecteur-spectateur.

Freud rapproche trois grands chefs-d'oeuvre de la littérature mondiale : Les Frères Karamazov, ×dipe roi et Hamlet. Le personnage d'Hamlet est analysé comme un névrosé souffrant d'un sentiment de culpabilité dû à son complexe d'×dipe (c'est là que résiderait l'origine de son incapacité à agir).

Ce n'est guère un hasard si trois chefs-d'oeuvre de la littérature de tous les temps traitent le même thème, celui de la mise à mort du père : l'×dipe Roi de Sophocle, le Hamlet de Shakespeare et Les frères Karamazov de Dostoïevski. Dans tous les trois, le motif de l'acte, la rivalité sexuelle pour la femme, est également mis à nu. On en trouve la présentation certainement la plus franche dans le drame qui se rattache à la légende grecque. Ici, c'est encore le héros lui-même qui a accompli l'acte. Mais sans atténuation ni camouflage, l'élaboration poétique n'est pas possible. L'aveu tout cru de l'intention de mettre à mort le père, tel que nous y arrivons dans l'analyse, paraît insupportable sans préparation analytique. Dans le drame grec, alors même que les faits sont maintenus, leur indispensable adoucissement est amené de façon magistrale, car le motif inconscient du héros est projeté dans le réel, en tant que contrainte du destin, qui lui est étrangère. Le héros commet l'acte sans en avoir l'intention et apparemment sans influence de la femme, et pourtant cette corrélation est prise en compte du fait qu'il ne peut conquérir la reine mère qu'après avoir répété l'acte sur le monstre qui symbolise le père. Une fois sa coulpe mise à découvert, rendue consciente, il ne s'ensuit aucune tentative pour s'en décharger en faisant appel à cette construction adjuvante qu'est la contrainte du destin, mais au contraire elle est reconnue et punie comme une coulpe pleine et entière, consciente, ce qui ne peut qu'apparaître injuste à la réflexion, mais est psychologiquement parfaitement correct. La présentation du drame anglais est plus indirecte, ce n'est pas le héros qui a accompli lui-même l'action, mais un autre pour qui elle n'a pas la signification d'un meurtre du père. Le motif choquant de la rivalité sexuelle vis-à-vis de la femme n'a

306. Sigmund Freud, Dostoïevski et la mise à mort du père (1928), in O.C.F. XVIII (192630), PUF, 1994, pp. 219-220. On retrouve justement cet essai de Freud dans la préface de l'édition Gallimard, folio classique (1994) au dernier roman (1880) de Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov.

308. Yves Bonnefoy, Préface à William Shakespeare, Hamlet, trad. Yves Bonnefoy, Gallimard, folio classique, Paris, 1978, p. 10.

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pas besoin par conséquent d'être voilé. De même nous apercevons le complexe d'×dipe du héros, pour ainsi dire dans une lumière réfléchie, en apprenant l'effet qu'a sur lui l'acte de l'autre. Il devrait venger l'acte, curieusement il s'en trouve incapable. Nous savons que c'est son sentiment de culpabilité qui le paralyse; d'une manière tout à fait conforme aux processus névrotiques, le sentiment de culpabilité est déplacé sur la perception qu'il a de sa déficience quand il s'agit d'accomplir cette tâche. Il y a des indices montrant que le héros ressent cette coulpe comme étant supra-individuelle. Il ne méprise pas moins les autres que lui-même : Traitez chaque homme selon son mérite, qui sera alors à l'abri des coups? » 307».

Le pessimisme freudien rejoint le pessimisme d'Hamlet. Le moi n'est plus maître en sa propre demeure, de même que l'homme moderne se sait n'être plus le centre d'un cosmos ordonné, sensé et fini. Le doute est au coeur d'Hamlet comme de l'oeuvre de Freud. Plus de salut possible pour l'homme moderne qui porte sans savoir pourquoi le fardeau d'une culpabilité insoutenable. Hamlet serait alors un cas typique de la conscience moderne torturée par une culpabilité de prime abord indéterminée, dont la nature réelle est inaccessible à la conscience de celui qui l'éprouve.

Yves Bonnefoy considère que la cause de l'hésitation d'Hamlet est davantage intellectuelle et philosophique que psychopathologique ou somatique. Il s'agirait du scepticisme qui sape son énergie et le détourne d'agir » 308, un scepticisme caractéristique de la modernité émergente qui se reflète dans le drame shakespearien. Pourtant Hamlet semble loin de la figure du sceptique incarné dans le

drame shakespearien par Horatio.

L'analyse du cas Hamlet » évolue dans l'oeuvre de Freud.

Durant la période de la première topique, allant des première oeuvres aux oeuvres de maturité, il s'agit de rendre compte des processus en jeu dans les psychonévroses de défense (hystérie, phobie, névrose obsessionnelle) afin d'élaborer une théorie générale de l'appareil psychique divisé symboliquement en trois instances : Conscient Préconscient Inconscient. C'est également cette période qui permettra à Freud d'accumuler de la matière pour sa clinique, de mettre en perspective ses hypothèses théoriques et de prendre en compte progressivement des phénomènes qu'ils n'osaient pas d'emblée aborder, tels que les phénomènes psychotiques, les états mélancoliques, les phénomènes paranoïaques, des phénomènes plus universels et moins liés à la psychopathologie comme le deuil, ainsi que les productions culturelles.

Peu à peu, Freud remet en cause les cadres explicatifs utilisés dans un premier temps afin de refondre massivement l'édifice théorique de la psychanalyse.

307.

William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460 :

Use every man after his desert, and who shall scape whipping?

Traitez chaque homme selon son dû, et qui échappera au fouet?

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En effet, Freud se rend compte qu'il n'est désormais plus possible de ramener systématiquement la névrose à un conflit entre une motion consciente et une motion inconsciente, refoulée, bien que cela reste pertinent dans certaines névroses individuelles comme c'est le cas de la névrose hamlétienne.

Des essais d'application des concepts issus de la seconde topique au personnage d'Hamlet ont été entrepris, notamment par Ella Sharpe309, de manière plutôt insatisfaisante. Freud ne sautera pas le pas de relire Hamlet autrement que par les concepts issus de la première topique et des débuts de la psychanalyse.

Dès lors que l'ensemble de l'édifice théorique freudien se maintient avec cohérence malgré les évolutions, nul n'est besoin de changer d'un iota la concep-tualité choisie dès le départ pour l'analyse d'Hamlet.

II- Intérêt(s) de la psychanalyse appliquée dans le cas d'Hamlet.

Dans le cas de l'oeuvre littéraire en général et de Hamlet en particulier, le rôle assigné par Freud à la psychanalyse ne se cantonne pas à la tentative de dégager les principes inconscients qui prétendraient rendre compte du sens de l'oeuvre. Hamlet intervient dans bien des passages chez Freud où il n'est aucunement question d'imposer, de l'extérieur et de manière systématique, une forme d'expression 310 à cette matière que constitue l'oeuvre littéraire.

Ce que [Freud] fait n'est pas une application de la psychanalyse à l'art : il n'applique pas à l'art, de l'extérieur, une méthode appartenant à une sphère qui lui serait étrangère. Si la méthode est une, c'est parce que chacun des objets d'étude n'est qu'une répétition différente du même. Ainsi, l'interprète, médiateur d'un genre nouveau, travaille-t-il au service d'Eros : résoudre les énigmes que sont pour Freud (comme toute production psychique) les oeuvres d'art, en tant qu'elles sont des compromis, c'est

rétablir un contact. 311.

1) Consonance entre la vérité qui se dégage de la littérature et la vérité mise au jour par la psychanalyse.

Freud a eu le courage de faire entrer dans l'espace du savoir scientifique la figure du Dichter, le poète tenu sévèrement à l'écart par l'Académie de son époque. Il a fait du poète un des interlocuteurs majeurs de son oeuvre. Il reconnaissait dans la Dichtung un ac-

309. Ella Sharpe, L'impatience d'Hamlet » (1929), dans Ernest Jones, op. cit.

310. Gilles Deleuze, Critique et Clinique, Les éditions de Minuit, Paris, 1993, La littérature et la vie », p. 11.

311. Sarah Kofman, L'enfance de l'art. Une interprétation de l'esthétique freudienne, Payot, Bibliothèque scientifique, Paris, 1970, p. 10.

117

cès privilégié à la vérité psychique. 312.

L'écriture littéraire vient ici en position illustrative : illustrer veut dire ici donner à lire la loi générale sur l'exemple, rendre clair le sens d'une loi ou d'une vérité, les manifester de façon éclatante ou exemplaire. Le texte est au service de la vérité, et d'une vérité ailleurs enseignée. [...] la vérité [psychanalytique] à laquelle s'ordonnera l'illustration littéraire la plus décorative et la plus pédago-

gique. 313

La littérature est élue par Freud comme le domaine privilégié de la psychanalyse appliquée au domaine artistique. Il est édifiant de constater un niveau de profondeur dans l'analyse bien plus saisissant lorsqu'il s'agit d'oeuvres littéraires que lorsqu'il s'agit d'oeuvres picturales par exemple 314. La passion de Freud pour la littérature ainsi que sa grande érudition et son talent d'écrivain (il affirme avoir ressenti très tôt en lui une agitation littéraire et il lisait Shakespeare dans le texte dès l'âge de huit ans) n'y sont sans doute pas pour rien.

Dans le cas d'Hamlet, la force significative de Freud est d'avoir su décliner son analyse tout au long de son oeuvre, abordant divers aspects presque incidemment et n'adoptant jamais une vision systématique. Contrairement à ses travaux sur Goethe et sur Jensen notamment, Hamlet apparaît dans le corpus freudien sous forme de remarques incidentes, de notes de bas de page et de citations, tantôt exactes, tantôt réécrites, de telle sorte qu'on pourrait parler d'une atmosphère hamlétienne qui traverserait l'oeuvre du fondateur de la psychanalyse.

Nous avons vu que Freud esquissait une sorte de roman familial du névrosé Hamlet. Par ailleurs, Freud insiste sur le lien entre romantisation familiale des névrosés et le complexe d'×dipe. Certains vers d'Hamlet, dans lesquels on remarque une survalorisation du père, viennent corroborer cette hypothèse.

A was a man, take him for all in all, I shall not look upon his like again. 315.

Derrida repère chez Freud la pratique psychanalytique consistant à demander à la littérature des exemples, des illustrations, des témoignages et une confirmation de savoirs, de vérités, de lois explicités dans d'autres textes et sur un autre mode, cette fois-ci proprement scientifiques.

312. Edmundo Gomez Mango, Jean-Bertrand Pontalis, Freud avec les écrivains, op. cit., p. 20-21.

313. Jacques Derrida, La carte postale : de Socrate à Freud et au-delà, Flammarion, Paris, 2004, Spéculer - Sur Freud , p. 454.

314. Nous l'avons vu, l'essai freudien de psychanalyse appliquée à l'oeuvre picturale de Léonard de Vinci, La Vierge, l'Enfant Jésus et sainte Anne, est une tentative maladroite et peu probante. Voir Sigmund Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Gallimard, folio bilingue, Paris, 1991.

315. William Shakespeare, Hamlet, Hamlet à Horatio, I, 2, 187-188 :

C'était un homme, accompli en tout, Jamais je ne reverrai son pareil. .

118

L'inquiétante étrangeté apparaît pour Derrida, faisant une étude comparative entre Freud et Lacan, comme cette résistance toujours relancée de la fiction littéraire à la loi générale du savoir psychanalytique. 316.

2) Ouverture à de nouveaux degrés de lecture de l'oeuvre littéraire.

Sur le plan de la critique littéraire, l'utilisation de la psychana-

lyse permet de comprendre mieux l'÷uvre, de l'enrichir de sens nou-

veaux, sans la dévaloriser pour autant. 317.

La méthode freudienne permet, au-delà de la psychanalyse du personnage littéraire (dont Freud avoue qu'elle est un leurre, malgré le fait qu'elle n'est pas dénuée d'intérêt), de son auteur (dimension biographique que Freud n'abandonnera jamais complètement) et du texte (une entreprise à laquelle Freud a ouvert la voie), différents degrés de lecture, moins immédiats mais non moins essentiels.

Si la psychanalyse appliquée à l'÷uvre littéraire est enrichissante pour la critique littéraire, qu'en est-il de son apport proprement philosophique?

Nous reprenons ici des aspects mis en exergue par Jean Bellemin-Noël dans

Psychanalyse et littérature318.

a) Lire de la production d'inconscient à même Hamlet.

Lire la fiction avec le regard de la psychanalyse permet à la fois d'offrir aux textes une autre dimension et d'observer l'écriture dans sa genèse et dans son fonctionnement. L'activité littéraire y gagne un régime de sens supplémentaire, et d'être reconnue subversive en tant que travail de l'Autre [l'Inconscient]. Les structures universelles et l'ineffable singularité du sujet humain s'en trouvent peut-être appréciées avec plus de justesse; donc plus de justice. 319.

Freud et l'Unheimliche. L'artiste tire les mêmes bénéfices de sa création artistique que l'analysant de sa cure analytique. Il produit, il libère de l'inconscient. La prime enfance comporte une masse d'émotions, de fantasmes et de pulsions demeurés inconscients (pulsion de destruction, jalousie, haine, pulsions meurtrières). Ce sont ces aspects de la psyché infantile qui sont pour Freud la source des grandes tragédies poétiques. D'après Jones, Hamlet aurait eu l'effet d'une réelle thérapie pour Shakespeare, en lui servant à apaiser ses tourments, le

préservant ainsi de la folie.

316. Jacques Derrida, ibid., p. 455.

317. Anne Clancier, Psychanalyse et critique littéraire, Editions Privat, Nouvelle Recherche, Toulouse, 1973.

318. Jean Bellemin-Noël, op. cit.

319. Jean Bellemin-Noël, op. cit.

320. Sigmund Freud, L'inquiétante étrangeté, Écrits philosophiques et littéraires, Opus seuil, p. 1204-1221.

119

Par ailleurs, une autre manière de produire de l'inconscient pour l'écrivain consiste dans l'exploitation de ce que Freud nomme des sentiments d' inquiétante étrangeté (das Unheimliche). Dans l'essai de psychanalyse appliquée, L'inquiétante étrangeté (1919) 320, Freud dit la chose suivante :

L'écrivain suscite bien en nous, au début, une incertitude en ne nous laissant pas, sans doute délibérément, deviner tout d'abord s'il va nous faire entrer dans un monde réel ou dans un monde imaginaire à sa guise. Car enfin il a notoirement le droit de faire l'un ou l'autre, et si par exemple il a choisi pour théâtre de ce qu'il décrit un monde où interviennent des esprits, des démons et des fantômes, comme Shakespeare dans Hamlet, Macbeth, ou dans un autre sens, dans La Tempête et Le songe d'une nuit d'été, nous sommes bien obligés de lui céder là-dessus et, pendant le temps où nous nous y consacrons, de traiter comme une réalité le monde régi par ses présuppositions. [...] L'écrivain peut aussi s'être créé un monde qui, moins fantastique que celui du conte, s'écarte néanmoins du monde réel en faisant une place à des êtres spirituels surhumains, des démons, des esprits de défunts. Toute l'étrangeté qui pourrait s'attacher à ces personnages est alors exclue, dans la mesure où s'appliquent les présupposés de cette réalité poétique. Les âmes de l'enfer de Dante ou les esprits qui apparaissent chez Shakespeare, dans Hamlet, Macbeth, Jules César, peuvent être passablement lugubres et effrayants, mais au fond ils ont aussi peu d'inquiétante étrangeté que le monde lumineux des dieux d'Ho-mère. Nous adaptons notre jugement à cette réalité fictive due à l'écrivain, et nous traitons âmes, esprits et fantômes comme s'ils existaient de plein droit tout comme nous-mêmes dans la réalité matérielle. Cela aussi est un cas où l'étrangeté est épargnée. .

Que signifie l'expression inquiétante étrangeté pour Freud? Il s'agit d'un concept presque insaisissable. Tentons d'éclaircir ce à quoi Freud faisait référence lorsqu'il parlait de phénomènes d'inquiétante étrangeté dans la littérature et lorsqu'il proposait d'en faire l'objet d'analyse de la psychanalyse appliquée. Les rêves dans la littérature possèdent les mêmes caractéristiques que ceux de la vie réelle et procèdent au même travail du rêve. Freud prend l'exemple du spectre dans Hamlet comme type de symbole pouvant apparaître dans un récit, de telle sorte que nous sommes contraints d'accepter sa réalité dans le cadre du récit, de la même manière que nous acceptons comme vrais les symboles dans nos rêves. L'effet dramatique vient de l'ambiguïté entre réalité et imagination qui cause un déséquilibre momentané chez le lecteur-spectateur, déséquilibre semblable à celui du personnage dans la narration. La confusion réalité-imaginaire doit être exclue pour l'appréciation intellectuelle (seule véritable façon d'apprécier une oeuvre littéraire pour Freud) de l'oeuvre. Dans Hamlet, le roi et la reine ne sont pas capables d'assister à la représentation organisée par Hamlet (la souricière , scène qui introduit le théâtre dans le théâtre et qui met en scène, par un procédé de mise en abîme, le meurtre

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perpétré par le roi) car ils ne peuvent avoir le détachement nécessaire au spectateur. Le public d'une oeuvre théâtrale doit considérer les personnages scéniques comme réels et non simplement fictifs. La production de sentiments d'inquiétante étrangeté dans la littérature, ces facteurs de silence, de solitude et de noirceur », sont les éléments qui durant la prime enfance étaient générateurs d'angoisse et que le spectateur-lecteur n'est pas encore parvenu à dépasser.

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les démarches des critiques littéraires, à mi-chemin entre littérature et psychanalyse, on peut citer celle de Jean Bellemin-Noël, à laquelle nous avons déjà fait référence, qu'il intitule lui-même textanalyse ». Il s'agit, pour analyser un texte, d'étudier le travail inconscient qui s'y effectue. Dans ce cadre l'auteur est conçu à la fois comme personne réelle disposant de certaines structures de désir » et comme porteur d'un certain projet d'écriture». Il met en garde contre certaines tentations inhérentes à ce type de démarche :

Il ne s'agit pas pour autant de se laisser aller sur le discours de l'écrivain à tel délire interprétatif où se complairait le lecteur saisi par le freudisme. Tout écrit littéraire est le lieu d'une torsion, d'un forcement, d'un forcénement du sens. » 321.

L'inconscient du texte prime ici sur l'inconscient de son auteur, l'homme derrière l'oeuvre. Il s'agit par là de contrer toute tentative psychobiographique ou psychocritique, telle que le beuvisme 322.

Déjà la psychanalyse se distinguait de la psychobiographie dans sa démarche. Jean Bellemin-Noël revendique comme méthode de ne jamais imposer de principes figés à l'oeuvre, de ne jamais construire son analyse sur le même modèle, la même intention, le même angle d'approche, mettant ainsi en valeur le caractère absolument unique et singulier de chaque texte littéraire. Il ne s'agit pas d'unifier toute la création littéraire en cherchant un principe moteur ou un processus qui serait identique partout, mais il s'agit de procéder par touches successives dans l'analyse textuelle. Dans ce contexte, la psychanalyse doit servir de moyen d'investigation des mécanismes par où s'exprime le désir inconscient. Le rapport s'inverse car chez Freud la création littéraire était un moyen d'investigation, un outil pour la psychanalyse. Le texte littéraire n'est pas assignable à un je » qui serait une source continue car celui-ci subit des éclipses.

La fiction littéraire se raconte, elle ne raconte pas quelque chose ou quelqu'un.

A viser l'écrivain, autant vouloir psychanalyser la mère d'un patient et confondre fantasme et fantôme. » 323.

321. Jean Bellemin-Noël, Vers l'inconscient du texte, PUF, écriture, Paris, 1992.

322. On appelle beuvisme la démarche de l'écrivain et critique littéraire Charles-Augustin Sainte-Beuve, consistant à ramener l'oeuvre à son auteur, en estimant qu'elle reflète la vie de ce dernier et qu'on peut dès lors comprendre l'oeuvre en parallèle avec la vie de son auteur. C'est ce type de biographisme contre lequel s'insurgera Marcel Proust, dans Contre Sainte-Beuve.

323. ibid.

121

Jean Bellemin-Noël propose le concept d' analecture pour qualifier l'opération qui consiste à remonter aux instances qui auraient fait pression sur l'agencement des mots, des phrases, des motifs, des figures inscrites dans le récit. Ce processus permettrait à terme de mettre au jour la présence de l'×dipe et celle de l'Autre scène où ça parle. L'écrit littéraire n'est pas soluble dans une topique, en ce sens qu'il serait un lieu simple, localisable, ponctuellement descriptible en termes de nature, de fixité ou de monosémie. Le texte est un espace topologique où se joue quelque chose. Comme tel, il est inassignable à un point d'ancrage particulier comme la figure de l'auteur.

La textanalyse propose de situer un espace de fonctionnement de cette parole conçue comme décentrée, irréductible à un système de pensée ou à une structure qui lui préexisterait. Le problème de la psychanalyse, lorsqu' elle s'attelle à la compréhension de la création littéraire, c'est qu'il y a derrière cela une démarche heuristique, l'analyste usant de procédures d'étude qui consistent à ruser sans cesse avec le matériau littéraire envisagé comme terrain de manoeuvre. Le logos psychanalytique devrait renoncer à ses prétentions à expliquer ce qu'elle croit être le système de l'oeuvre singulière, à éclairer le psychisme de l'écrivain ainsi qu'à rendre compte de la valeur esthétique et de l'effet de l'oeuvre littéraire.

Hamlet, comme révélateur des Hamlet . Alors qu'×dipe visait

l'inconscient universel et la théorie de la sexualité infantile, Hamlet permet de capter l'inconscient individuel, celui de l'échec du refoulement conduisant à la névrose individuelle. Hamlet est révélateur des Hamlet . Il n'a pas une portée universelle uniforme car il ne touche pas tous les individus de la même manière. Freud précise que cela dépend de leur équilibre psychopathologique, du degré de névrose présent chez chaque individu. Tout le monde peut être touché par ×dipe roi, mais Hamlet, au contraire, ne parlerait pas à tout un chacun!

Dans ses 7 leçons sur Hamlet 324, Lacan s'oppose à l'idée selon laquelle il s'agirait dans Hamlet d'on ne sait quelle fabulation moderne, et que, par rapport à la stature des Anciens, les Modernes seraient de pauvres dégénérés. .

Se pose alors la question : Pourquoi les Modernes seraient-ils plus névrosés que les Anciens? . Ce à quoi Lacan répond qu'il s'agit d'une pétition de principe .

La méthode prescrite par Lacan pour l'analyse d'Hamlet consiste dans l'articulation qui est consubstantielle au signifiant et sans laquelle il n'y a que continuité ou discontinuité . Ainsi Lacan explique le cheminement psychanalytique :

Nous procédons par une sorte de comparaison des fibres homologues dans l'une et l'autre phases, l'×dipe et l'Hamlet 325.

Il s'agit par là même de trouver la sorte de causalité dont il s'agit dans ces drames .

L'idée de départ, c'est donc que le plus instructif pour nous,

ce sont les modifications corrélatives. Les dégager et les noter de

324. Jacques Lacan, op. cit.

325. ibid., p. 289.

326. ibid.

122

façon quasi algébrique nous permet de rassembler les ressorts du signifiant et de les rendre plus ou moins utilisables par nous. 326.

Lacan propose alors sa propre lecture des signifiants qui se dégageraient de la pièce de Shakespeare. Il tient, nous l'avons vu, à distinguer très clairement Hamlet d'×dipe. Il estime que le conflit oedipien est effectivement à l'oeuvre dans Hamlet, mais la différence avec ×dipe roi, c'est que ce conflit commence dès le début de l'action, alors que dans la pièce de Sophocle, il débutait à la fin de la tragédie. Lacan définit alors Hamlet, par contraste avec ×dipe roi, comme la tragédie du désir par excellence. Toutefois, nous l'avons vu, contrairement à l'idée freudienne, le désir en jeu ici est celui de la mère et non celui d'Hamlet. Lacan note par ailleurs que le problème psychanalytique d'Hamlet touche à la fois la partie la plus spéculative et la dimension clinique de la science de l'inconscient.

La question qui se pose est de savoir ce que signifie l'acte qui se propose à lui. [...1 l'acte qui se propose à Hamlet n'a rien à faire avec l'acte oedipien, la révolte contre le père, le conflit avec le père, au sens où il est, dans le psychisme, créateur. Ce n'est pas l'acte d'×dipe. L'acte d'×dipe soutient la vie d'×dipe. Il en fait le héros qu'il est avant sa chute, tant qu'il ne sait rien. Il donne son caractère dramatique à la conclusion de l'histoire. Lui, Hamlet, sait qu'il est coupable d'être. Il lui est insupportable d'être. Avant tout commencement du drame, il connaît le crime d'exister. C'est à partir de ce commencement qu'il est devant un choix à faire, où le problème d'exister se pose dans les termes qui sont les siens, à savoir, To be, or not to be, ce qui l'engage irrémédiablement dans l'être, comme il l'articule fort bien. C'est justement parce que, dans Hamlet, le drame oedipien est ouvert au commencement et non pas à la fin que le choix se propose au héros entre être et ne pas être. Et c'est justement parce qu'il y a cet ou bien, ou bien que s'avère qu'il est pris de toute façon dans la chaîne du signifiant, dans ce qui fait que, de ce choix, il est de toute façon la victime. [...1 Cette longue suite de variations s'étendant sur des siècles et des siècles n'est pas autre chose qu'une espèce de longue approximation qui fait que le mythe, à être serré au plus près de ses possibilités, finit par entrer à proprement parler dans la subjectivité et dans la psychologie. Je soutiens, et je soutiendrai sans ambiguïté et, ce faisant, je pense être dans la ligne de Freud que les créations poétiques engendrent, plus qu'elles ne reflètent, les créations psychologiques. [...1 ce qui distingue La tragédie d'Hamlet, prince de Danemark, j'espère vous le faire sentir, c'est essentiellement d'être la tragédie du désir. [...1 la question à résoudre ne concerne pas l'assassin, mais qu'il s'agit essentiellement, d'ores et déjà et tout de suite, de la mère. La consigne que donne le ghost n'est pas en elle-même une consigne. Ce qu'il énonce met d'ores et déjà au premier plan, et comme tel, le désir de la mère. [...1 Peut-être certains d'entre vous croient-ils [...1 que nous sommes loin de la clinique. Ce n'est pas vrai du tout, nous y sommes en plein. Ce dont il s'agit étant de situer le sens du désir, du désir humain, le mode de repérage auquel nous procédons

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sur ce qui est au reste un des grands thèmes de la pensée analytique depuis le début, ne saurait d'aucune façon nous détourner de ce qui est, de nous, requis comme le plus urgent. [...1 il y a dans le rapport d'Hamlet à celui qui l'appréhende, soit comme lecteur, soit comme spectateur, un phénomène qui est de l'ordre d'une illusion. [...1 Une illusion, ce n'est pas le vide. Pour produire sur la scène un effet fantomatique de l'ordre de ce que représente [...1 mon petit miroir concave avec l'image réelle qui surgit et qui ne peut se voir que d'un certain angle et d'un certain point, il faut toute une machinerie. Qu'Hamlet soit une illusion, l'organisation d'une illusion, voilà qui n'est pas du même ordre d'illusion que si tout le monde rêve à propos du vide. [...1 C'est l'une des fonctions d'Hamlet que de faire tout le temps des jeux de mots, des calembours, des doubles sens, de jouer sur l'équivoque. [...1 Le jeu de signifiants appartient à la texture même d'Hamlet. [...1 Le fait qu'Hamlet soit plus qu'un autre personnage angoissant ne doit pas nous dissimuler que, par un certain côté, cette tragédie porte au rang de héros quelqu'un qui est, au pied de la lettre, un fou, un clown, un faiseur de mots. [...1 Il ne s'agit donc pas seulement d'un jeu de dissimulation, mais d'un jeu d'esprit, qui s'établit au niveau des signifiants et dans la dimension du sens. Cette disposition ambiguë fait de tous les propos d'Hamlet, et, du même coup, de la réaction de ceux qui l'entourent, un problème où le spectateur lui-même s'égare en s'interrogeant sans cesse.» 327.

Lacan ajoute également que le deuil bien réel d'Ophélie fait sortir Hamlet de sa mélancolie. Il fait l'expérience insoutenable de la mort de l'autre, ce qui crée un trou dans le réel », trou qui se trouve offrir la place où se projette précisé-

ment le signifiant manquant. ».

Apparaît ici en filigrane l'idée d'Hamlet comme machine à illusions pour son lecteur. Lacan ramène malheureusement cela au jeu des signifiants ». Nous le verrons, il nous semble plus pertinent de considérer la machine Hamlet comme étant potentiellement machine à fantasmes, d'une part et machine réelle, d'autre part. Quoi qu'il en soit la machine Hamlet, que ce soit celle de Shakespeare, celle du lecteur ou celle du psychanalyste, se caractérise par le fait qu'elle produit quelque chose d'inédit, et non par quelque jeu entre des signifiants.

b) Se lire soi-même à travers Hamlet

Tragédie du caractère, tragédie du destin.

Hamlet apparaît de manière significative 328 lorsque Freud fait retour sur sa pratique individuelle d'analyste et qu'il met ceci en perspective en dressant une esquisse d'histoire du mouvement psychanalytique. Tout d'abord, intéressons-

327. ibid., p. 293-394.

328. Puisque nous verrons qu'Hamlet est, bien plus qu'une simple curiosité psychanalytique pour Freud, un problème que Freud prend personnellement à coeur, dans les écrits à consonance autobiographique.

329. Sigmund Freud, Autprésentatin, O.C.F. XVII (1923-1925), PUF, 1992, p. 110-112.

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nous à la distinction que fait Freud entre Hamlet comme tragédie du caractère et ×dipe roi comme tragédie du destin.

Dire qu'Hamlet est une tragédie du caractère signifie que la tragédie d'Ham-let est en lui-même, qu'il s'agit d'un conflit avant tout intérieur, d'où la possibilité pour la psychanalyse d'aborder le héros en proie à ce conflit intrapsychique comme s'il s'agissait de l'analyse d'un névrosé. La tragédie d'Hamlet ne découle pas de difficultés externes mais d'un conflit familial et personnel (la paralysie de l'action ne tient pas principalement à ses possibles conséquences : devoir de dénoncer le fratricide tout en manquant de preuves irréfutables pour accuser Claudius).

Dans Autoprésentation (1925) 329, Freud rappelle le rôle qu'ont joué les hommes de lettres, tout particulièrement en France, dans la diffusion de la psychanalyse. Avec L'interprétation du rêve, la psychanalyse a franchi les limites d'une affaire purement médicale et Freud a mis en lumière la possibilité d'une application de la psychanalyse à divers domaines culturels, dont la littérature. Ainsi, dans un mouvement d'apport réciproque, la littérature est connectée à la science grâce à la psychanalyse et elle est jugée essentielle pour comprendre la psychanalyse elle-même.

Toute une série d'incitations procédèrent pour moi du complexe d'×dipe, dont je reconnaissais peu à peu l'ubiquité. Si, depuis toujours, le choix, voire la création de ce matériau horrifiant avaient été énigmatiques, tout comme l'effet bouleversant de sa présentation poétique et l'essence de la tragédie du destin en général, tout cela s'expliquait par la reconnaissance du fait qu'ici avait été saisie dans sa pleine signification affective une conformité aux lois propre à l'advenir animique. Fatalité et oracle n'étaient que les matérialisations de la nécessité intérieure; que le héros péchât à son insu et contre son intention se comprenait comme l'expression exacte de la nature inconsciente de ses tendances criminelles. De la compréhension de cette tragédie du destin, il n'y avait alors qu'un pas jusqu'à l'éclaircissement de la tragédie de caractère de Hamlet, qu'on admirait depuis trois cent ans sans pouvoir en indiquer le sens ni deviner les motifs du poète. N'était-il pas remarquable que ce névrosé créé par le poète échoue sur le complexe d'×dipe comme ses nombreux compagnons dans le monde réel car Hamlet se voit assigner la tâche de venger sur un autre les deux actes qui constituent le contenu de l'aspiration oedipienne, cependant que son propre sentiment de culpabilité obscur peut bien paralyser son bras. Le Hamlet a été écrit par Shakespeare très tôt après la mort de son père [note de Freud, ajout de 1935 : C'est là une construction que je voudrais expressément retirer. Je ne crois plus que l'acteur William Shakespeare de Stratford est l'auteur des oeuvres qui lui ont été si longtemps attribuées. Depuis la parution du livre Shakespeare identified de Looney, je suis à peu près convaincu que derrière ce pseudonyme se cache en fait Edward de Vere, Earl of

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Oxford. . 330]. Mes indications en vue d'une analyse de ce poème tragique ont connu ultérieurement une élaboration approfondie de la part de Ernest Jones 331. C'est le même exemple qu'Otto Rank a pris ensuite comme point de départ de ses investigations sur le choix des matériaux chez les poètes dramatiques. Dans son grand livre sur le motif de l'inceste 332, il a pu montrer avec quelle fréquence les poètes choisissent précisément de présenter les motifs de la situation oedipienne, et a pu s'attacher aux transformations, modifications et atténuations de ce matériau à travers la littérature universelle. 333.

Il est nécessaire de comprendre au préalable la différence entre ces deux types de tragédies afin de saisir par la suite ce qui distingue en propre leurs héros. En effet, ainsi que Starobinski l'explique,

Le rapport entre la tragédie du caractère et la tragédie du destin [.. .] est analogue et proportionnel à celui qu'entretiennent la variante (ou flexion) névrotique avec le modèle (ou radical) premier de la pulsion oedipienne. 334.

A propos de la note de Freud qui apparaît dans cet extrait, nous trouvons quelques explications dans la correspondance de Freud, dans une lettre datant du 29 août 1935 :

En ce qui concerne la note Shakespeare-Oxford, votre proposition me met dans la situation insolite de montrer mon opportunisme. Je ne peux comprendre l'attitude anglaise à l'égard de cette question : Edward de Vere était certainementun aussi bon Anglais que Will Shakespeare. Mais comme le sujet est si éloigné de l'intérêt analytique, et comme vous attachez tant d'importance à ma réticence, je suis prêt à supprimer la note, ou à ajouter simplement une phrase comme : Pour des raisons particulières, je préfère ne pas insister sur ce point. Choisissez vous-même. Par contre, je souhaiterais que la note soit conservée telle quelle dans l'édition américaine. On n'a pas à redouter là-bas la même sorte de défense narcissique. .

Il est intéressant de noter que, dans cette lettre, Freud tient pour un problème ne relevant pas de la psychanalyse celui de la réelle identité de l'auteur d'Hamlet.

Peu importe l'auteur authentique de l'oeuvre, les hypothèses psychanalytiques faites sur celle-ci tiennent toujours, même si elles impliquent quelque chose commeun auteur, une entité Shakespeare . Freud n'étant pas catégorique sur la question de l'auteur de Hamlet, on peut mettre en parallèle les perspectives ouvertes par ces notes et extraits de la correspondance de Freud avec les écrits de Deleuze sur la question de l'auteur et de la romantisation familiale des névrosés. La question de l'identité du père d'Hamlet obsédera

330. Cette note n'a été ajoutée que dans l'édition américaine car Freud fut confronté à des réticences de la part des éditeurs anglais.

331. Ernest Jones, art. Le complexe d'×dipe comme explication du mystère d'Hamlet , The American Journal of Psychology, Janvier 1910, p. 72-113.

332. Otto Rank, op. cit.

333. Sigmund Freud, ibid.

334. Jean Starobinski, op. cit., p. XXVIII.

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Freud toute sa vie. Il explorera les diverses hypothèses faites par ses contemporains érudits. Ceci est crucial car nous sommes par là même poussés à reconsidérer les suggestions de Freud sur l'inconscient de Shakespeare à l'oeuvre dans Hamlet.

Il semblerait que les éléments biographiques, la vérité matérielle ne soient pas ce qui intéresse Freud en premier lieu. Il s'agit plutôt de mettre au jour l'idée que la psychanalyse et la création littéraire puisent dans le même matériau inconscient, que vérité analytique et vérité poétique se recoupent sans qu'il soit nécessaire de les référer à une vérité factuelle. William Shakespeare, John Florio, Edward de Vere, ... cela importe peu du point de vue strictement analytique. Pourtant, cela intéressait Freud au plus haut point mais il s'agissait d'un intérêt extra-analytique comme il le précise dans la note que nous venons de citer.

A partir de l'analyse du progrès du refoulement de ×dipe à Hamlet et de la résolution de l'énigme hamlétienne par le concept psychanalytique du complexe oedipien, Freud peut enchaîner sur un autre problème fondamental relatif à la création artistique, problème suscité notamment par sa fréquentation assidue du Hamlet de Shakespeare. Ceci est d'ailleurs une des dimensions essentielles de la psychanalyse appliquée à la littérature. Aborder à nouveau le mystère d'Hamlet est donc l'occasion pour Freud d'enchaîner sur une mise au point concernant la démarche et les enjeux de la psychanalyse appliquée :

On était porté, à partir de là, à s'attaquer à l'analyse de l'activité de création poétique et artistique en général. On reconnut que le royaume de la fantaisie était une réserve , qui avait été aménagée lors du passage douloureusement ressenti du principe de plaisir au principe de réalité, afin de permettre un substitut pour une satisfaction pulsionnelle à laquelle il avait fallu qu'on renonce dans la vie effective. L'artiste, comme le névrosé, s'était retiré de la réalité effective insatisfaisante et retranché dans ce monde de la fantaisie, mais, contrairement au névrosé, il s'entendait à en sortir en trouvant le chemin du retour et à reprendre pied dans la réalité effective. Ses créations, les oeuvres d'art, étaient des satisfaction en fantaisie de souhaits inconscients, tout comme les rêves avec lesquels elles avaient aussi en commun le caractère de compromis, car il fallait qu'elles aussi évitent le conflit ouvert avec les puissances du refoulement. Mais à la différence des productions de rêve, asociales et narcissiques, elles escomptaient la participation d'autres hommes, elles pouvaient animer et satisfaire chez ceux-ci les mêmes motions de souhait inconscientes. En outre, elles se servaient du plaisir de perception de la beauté formelle comme prime d'appât . Ce que la psychanalyse pouvait apporter, c'était à partir de la mise en relations réciproques des impressions de la vie, des destins fortuits et des oeuvres de l'artiste de construire sa constitution et les motions pulsionnelles à l'oeuvre en elle, donc ce qu'il y a en lui d'universellement humain. ???

335.

Sigmund Freud, ibid., p. 112-113.

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Ainsi, Freud part de l'analyse de l'inconscient du personnage Hamlet pour en arriver à l'analyse des processus inconscients à l'oeuvre dans l'activité créatrice, dans le fantasmer (phantasieren) de l'écrivain.

Freud explique également le rôle de la dimension formelle de l'oeuvre d'art. Nous avons vu que la psychanalyse freudienne stipulait que le contenu de l'oeuvre primait sur sa forme. Freud poursuit ici sa réfutation des thèses de l'esthétique kantienne sur le désintéressement propre à l'émotion esthétique de la contemplation de l'oeuvre d'art. Ce n'est nullement un hasard pour Freud si l'oeuvre d'art a cette capacité de plaire universellement. Le fait qu'il s'agisse d'une belle oeuvre d'art n'offre qu'une prime d'appât . Ce qui, en dernier ressort, suscite le plaisir dans la confrontation à l'oeuvre d'art, ce sont les soubassements inconscients constitutifs de son contenu profond. A ses détracteurs qui estimaient que la prise de connaissance des hypothèses issues de la psychanalyse appliquée risquaient d'amoindrir le plaisir ressenti au contact de l'oeuvre, Freud répond :

Il ne s'est pas produit que la jouissance tirée de l'oeuvre d'art soit gâchée par la compréhension analytique ainsi obtenue. .

Par opposition, Freud prévient également que la psychanalyse appliquée n'a en aucun cas pour but d'apporter au profane des solutions aux deux problèmes, qui sont vraisemblablement ceux qui l'intéressent le plus , à savoir celui du don artistique et celui de la technique artistique .

Chaque individu, un minimum névrosé, peut se reconnaître dans le prince danois et prend du plaisir à être ainsi héroïsé, élevé au rang de grand personnage littéraire de la modernité par le fondateur de la psychanalyse. Freud ramène les petites névroses modernes à des grands mythes, à la grande littérature et à l'épopée de l'humanité. Freud alimente ainsi notre hybris, il nous flatte peut-être sans s'en rendre compte en nous faisant l'égal d'Hamlet, peut-être pour compenser cette blessure narcissique qu'il avait infligée au préalable à l'humanité en mettant au jour le fait que le moi n'était plus le maître en sa propre demeure.

Tandis que Freud semble se focaliser davantage sur le personnage et l'auteur, notons que Lacan s'intéresse tout particulièrement à la lettre du texte shakespearien, à la pièce Hamlet.

Qu'on me donne mon désir! Tel est le sens que je vous ai dit qu'avait Hamlet pour tous ceux, critiques, acteurs, ou spectateurs, qui s'en emparent. [...] s'il en est ainsi, c'est en raison de l'exceptionnelle, de la géniale rigueur structurale où le thème d'Hamlet en

arrive dans cette pièce 336.

c) Lire l'être humain en général à travers Hamlet.

Tous les vrais romanciers sont à l'écoute de cette sagesse supra-

personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un

peu plus intelligents que leurs auteurs. 337.

336. Jacques Lacan, Le désir et son interprétation , op. cit., p. 345.

337. Milan Kundera, L'art du roman, Gallimard, folio, Paris, 1995.

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La tragédie qui est vraiment la nôtre propre, celle d'Hamlet, celle sur laquelle je me suis longuement livré au repérage de la place comme telle du désir, désignant par là ceci qui a pu paraître étrange jusque-là que, très exactement, chacun y ait pu lire le sien. 338.

Lacan, dans son Séminaire Le transfert dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses excursions techniques. parle du drame originel de l'homme moderne, d'Hamlet 339.

La méthode psychanalytique ainsi appliquée à Hamlet donne des clefs pour résoudre les problèmes psychologiques posés par les mobiles obscurs de l'action et du désir humains.

Peut-on psychanalyser les hommes à travers cette oeuvre, ses personnages et son auteur?

Tout être humain peut reconnaître son histoire personnelle dans le mythe et la tragédie, qui ne sont que l' expression impersonnelle et collective 340

de quelque chose que chaque individu peut éprouver subjectivement. L'histoire infantile subjective, grâce à Hamlet, trouve la possibilité de revêtir une dimension explicite et universelle. Ceci permet à chacun (au niveau ontogénétique) de mieux comprendre certaines tendances présentes de manière latente.

La légende d'Hamlet et sa reprise shakespearienne sont l'expression d'un désir réalisé, malgré la force du refoulement (qui a progressé depuis l'époque

du mythe oedipien et de son expression dans la tragédie de Sophocle), désir

enfoui universellement dans toutes les subjectivités particulières, à tel point
qu'on peut parler d'une subjectivité de l'humanité . Starobinski parle des

rapports entre Hamlet et ×dipe en termes d'objectivation de la subjectivité

et de subjectivation du mythe. La progression séculaire du refoulement
transparaît avec une certaine acuité à la lecture psychanalytique d'Hamlet. Les

désirs inconscients n'étaient pas si voilés dans ×dipe roi. Freud explique ceci

par le fait que la tragédie sophocléenne avait vu le jour à une époque où le
refoulement n'était pas encore la loi générale et la norme historique de l'espèce

humaine (du point de vue phylogénétique). C'est désormais le cas à l'époque de Shakespeare, c'est pourquoi la tragédie d'Hamlet est exemplaire de l'avènement de la subjectivité moderne et de ses inhibitions dues à l'importance que le refoulement a désormais au sein des mécanismes psychiques de l'être humain.

Freud s'identifie régulièrement à Shakespeare par son aptitude à mettre au jour les symptômes d'un fait humain universel refoulé. Freud insiste sur l'attrait

universel pour Hamlet qui parvient à littéralement séduire les publics les plus

divers. Il en trouve la raison dans le fait qu'Hamlet mobiliseraitun thème pro-
fond touchant les profondeurs de l'humanité. Ainsi, Hamlet est surnommé par

Jones sphinx de la littérature moderne , de la même manière que le sphinx de Thèbes était celui de la littérature antique. Le conflit d'Hamlet trouve un écho dans la psyché des spectateurs, bien qu'ils ignorent les sources du conflit qui a fait naître en eux ces émotions. Hamlet, comme tout homme civilisé, est

338.

Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XV L'acte psychanalytique , leçon du 06-12-1967.

339. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VIII : Le transfert, Seuil, Le Champ Freudien, Paris, 2001, Leçon du 03-05-1961, p. 277.

340. Jean Starobinski, op. cit.

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travaillé par des pulsions associées à une culpabilité d'origine incestueuse. Tout homme possède une conscience donc tout homme est un lâche selon le raisonnement d'Hamlet : traduit en termes psychanalytiques, ceci veut dire que tout homme répugne à l'exploration en profondeur de son âme. L'étude de la névrose d'Hamlet, comme l'étude des névroses en général, permettrait de connaître les mobiles fondamentaux qui mènent les hommes. C'est dans la perspective d'illustrer des modèles de comportement universels que Freud invoque Hamlet.

La tendance commune à sacraliser l'oeuvre littéraire et l'écrivain ne rend pas justice à la création littéraire car, à vouloir à tout prix préserver le mystère de l'oeuvre, on risque de passer à côté de bien des aspects de celle-ci, qui mériteraient pourtant d'être éclairés par une lumière plus vive ? afin de rendre plus profonde sa résonance . Nous risquons également d'oublier que l'auteur est un homme comme nous et qu'il est absurde ?? d' affirmer de tous les grands poètes qu'ils siègent dans un ciel à part au-delà de l'humanité, échappant comme par miracle à la condition d'homme, au lieu d'être des miroirs d'élection où cette condition d'homme [...] trouve à se refléter ??.

Si nous sommes émus par une pièce de théâtre, ce n'est pas en raison de ce qu'elle représente d'efforts difficiles, ni de ce qu'à son insu un auteur y laisse passer, c'est en raison, je le répète, de la place qu'elle nous offre, par les dimensions de son développement, pour y loger ce qui est en nous recelé, à savoir notre propre rapport à notre propre désir. Si cette possibilité nous est ouverte d'une façon éminente par Hamlet, ce n'est pas parce que Shakespeare est pris à ce moment-là dans un drame personnel, c'est parce que cette pièce réalise et, par certains côtés, au maximum la superposition de dimensions, de plans ordonnés, qui est nécessaire à donner sa place à ce qui est en nous, pour que ce drame vienne y retentir. ?

3) Une position subtile et nuancée : Hamlet n'est pas réductible à ×dipe mais il est une figure oedipienne paradigmatique.

Notons que dans une de ses lettres à Fliess, Freud fait l'hypothèse que le refoulement de l'hystérique partirait du féminin pour se diriger vers le masculin. Et si le refoulement partait du personnage d'Ophélie plutôt que de celui de Ger-

trude dans le cas d'Hamlet?

Même au sein du cercle freudien, les psychanalystes ne sont pas d'accord sur l'importance qu'il faut accorder aux composantes oedipiennes chez Hamlet.

On a reproché à Freud, nous l'avons vu, d'accorder une importance sur-puissante au Père et d'y voir le principal générateur des névroses. Otto Rank

341. Michel Leiris, note à Jean-Paul Sartre, Baudelaire, Gallimard, folio essais, Paris, 1988.

342. Ceci est d'ailleurs à l'origine de bien des égarements : une sorte de vouloir-ne-pas-savoir qui refuse de comprendre les mécanismes profonds de l'÷uvre et qui s'en tient à vénérer son aura.

343. ibid.

344. Jacques Lacan, Séminaire Le désir et son interprétation , op. cit., p. 325.

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reprochera à Freud et à Jones d'avoir beaucoup trop centré leur analyse d'Ham-let sur la figure du père. La composante oedipienne essentielle à ses yeux dans la pièce de Shakespeare est bien plutôt l'inceste. Lacan insistera aussi sur ce point en développant l'analyse du personnage de la mère d'Hamlet. En effet, ce qui compte dans Hamlet, bien plus que de comprendre pourquoi l'accomplissement de la vengeance ordonnée par le spectre est ajournée jusqu'à la scène finale et d'expliquer ceci par la dimension oedipienne du parricide, c'est de s'intéresser au désir de la mère comme à ce qui freine inconsciemment le prince danois. L'inhibition d'Hamlet n'est pas tant liée aux voeux inconscients de meurtre du père qu'au désir impétueux et obscène de la mère.

Si de tels désaccords ont pu voir le jour à l'intérieur même du champ psychanalytique, cela veut-il dire qu'Hamlet résiste, envers et contre tout, à toute ten-

tative de récupération psychanalytique?

III- Résistances de Hamlet et fantasmes de l'analyste... Délire, désir et machine interprétative.

Certes, toute oeuvre maîtresse révèle à un examen plus approfondi des trésors cachés : c'est la raison même des réflexions infinies auxquelles donnent lieu les grandes productions culturelles. Mais dans le cas d'Hamlet cette opacité, cette résistance de l'oeuvre à notre compréhension est au premier plan. Autrement dit le travail de rationalisation qui se fait spontanément en nous, habituellement, pour nous fournir une explication - évidemment fausse mais néanmoins apaisante - de ce qui nous a touché, est ici en échec. Le spectateur, le lecteur, voire le critique se trouvent eux-mêmes hamlétisés . Car de même qu'Hamlet est le premier à s'interroger sur les motifs qui l'empêchent d'agir et parfois le poussent à ne pas agir, motifs qui resteront sans réponse jusqu'au bout de la tragédie, de même le spectateur, le lecteur, voire le critique vont chercher, nouveaux Hamlets, la réponse à ce mystère. ??.

André Green fait un parallèle entre le délire et la théorie freudienne qui tous deux contiennent un noyau de vérité et ceux malgré [leurs] inévitables déformations ??. L'analyste, comme le délirant, veulent tout analyser, tout rationaliser, ce qui revient à utiliser le mécanisme de la projection comme défense. Le but est de sauver son propre pouvoir interprétatif par le processus consistant à rationaliser ses propres interprétations, sans tenir compte de leur

exactitude ou de leur inexactitude.

Bien plus, Deleuze identifiait désir et délire. Le désir freudien d'analyser Hamlet le conduit-il à délirer?

D'autre part, si Freud peut être considéré comme un écrivain, alors son

oeuvre est-elle une sublimation?

345. André Green, Hamlet et Hamlet, une interprétation psychanalytique de la représentation, Balland, 1982, Mayenne, p. 14.

346. André Green, La folie privée, op. cit., p. 192.

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Dans son essai La folie privée347, Green montre que le fantasme prend le relais sur la réalisation hallucinatoire du désir. Le transfert pose une limite au modèle idéal de l'analyse des processus inconscients. C'est peut-être ce qui limite radicalement la tentative freudienne d'interprétation, d' analyse de l'inconscient d'Hamlet : le fait que des processus de transfert et de contre-transfert entre Freud-analyste-analysant et Hamlet-analysé-analyste entrent en jeu. Il n'est désormais plus possible de rêver d'une méthode pure d'étude des processus inconscients, dès lors que l'analysant vient troubler la pureté de l'analyse. C'est pourquoi, on peut parler d'une mésalliance entre l'analyste et l'analysant.

Pourtant, le transfert reste le moteur de la cure. C'est d'ailleurs pourquoi selon Freud les psychotiques sont inanalysables, étant incapables de transfert.

1) Une démarche scientifique faussée par un lien trop étroit et personnel entre Freud et Hamlet?

Dans un premier temps, Freud voit en Hamlet un hystérique puis son analyse du personnage évolue au fur et à mesure que la psychanalyse évolue. Par crainte qu'Hamlet ne lui échappe, Freud ne chercherait-il pas toujours à accorder ce personnage qui le hante à l'actualité de ses recherches? Plus profondément, le rapport intime qu'entretenait Freud avec l'oeuvre de Shakespeare n'aurait-il pas tendance à fausser la démarche à prétention scientifique? Les désirs inconscients de Freud et la machine paranoïaque (qui est aussi machine désirante) viennent s'immiscer entre la volonté consciente d'objectivité scientifique

et l'objet d'étude Hamlet.

Dans sa correspondance avec Fliess, Freud fait implicitement un parallèle entre Hamlet (oeuvre charnière à la date incertaine, entre deux siècles : 1599-1603) et son Interprétation du rêve (aussi à cheval entre deux siècles), les deux ouvrages ayant été écrits peu après la mort du père de leur auteur.

Plutôt que de dire à la suite d'André Green que Hamlet, création de Shakespeare, fait apparaître le spectre de Shakespeare à travers Hamlet 348, nous pourrions avancer la chose suivante : aux yeux de Freud, Hamlet fait apparaître son propre spectre. Ainsi nous pourrions lire les passages où Freud aborde Hamlet comme la révélation de la présence spectrale de Freud lui-même à travers son

interprétation du personnage fictif.

Nous l'avons vu, Hamlet est comme un miroir dans lequel vient se refléter le psychisme de tout être humain, y compris celui du fondateur de la psychanalyse. Pourtant, ne serait-il pas plus juste de dire que Freud a cru voir dans Hamlet une valeur universelle parce qu'il s'agissait avant tout d'un miroir tendu à sa propre âme? Freud paraît en effet impliqué personnellement dans sa lecture d'Hamlet, ne serait-ce que par la sélection qu'il opère de certains passages dans le texte. Carmelo Bene avait souhaité faire un Hamlet de moins 349, en procédant par amputation à partir de la trame shakespearienne. On pourrait considérer le travail opéré par Freud sur Hamlet comme

347. André Green, op. cit.

348. André Green, Hamlet et Hamlet, op. cit., p. 41.

349. Un Amleto di meno , Italie, 1973, réalisation, direction et scénario de Carmelo Bene.

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une entreprise similaire d'amputation. Freud se focalise sur ce qui le touche en propre et ignore totalement de nombreux éléments de la pièce de Shakespeare lorsqu'il l'appréhende à travers le prisme analytique. Le personnage d'Ophélie, nous le verrons, est relégué entièrement au second plan, dans l'ombre d'Hamlet.

Il est amusant de repérer dans la correspondance de Freud avec Fliess, dans la fameuse lettre du 15 octobre 1897 introduisant le complexe d'×dipe et son lien intrinsèque avec Hamlet??, un lapsus calami?? où Laërte, sous la plume de Freud, prend la place de Polonius derrière le rideau lors de la scène 4 de l'acte III ???. Hamlet vient résonner à la manière d'un symptôme dans le discours de freudien. Hamlet semble posséder un certain pouvoir de castration sur Freud. Bien plus qu'à celui d'Hamlet, il semble qu'Hamlet renvoie au roman familial de Freud lui-même, ce que ce dernier ne manque pas de reconnaître ???.

De la même manière que Delacroix, dans sa variation autour du thème ham-létien, s'est dépeint lui-même dans un Autoportrait en Hamlet , Freud nous livre une sorte d'autobiographie en Hamlet, par le biais de son oeuvre. Inversement, Hamlet nous apparaît comme un Hamlet freudien et non plus comme l'Hamlet de Shakespeare. Il y a un peu de Freud dans cet Hamlet qu'il évoque et

qui le hante et beaucoup d'Hamlet dans Freud.

Freud ne se contente pas de répéter le thème hamlétien. Sa répétition s'accompagne d'une modification propre à toute opération de sublimation. L'oeuvre freudienne peut être comprise comme une oeuvre littéraire et peut dès lors être analysée elle-même sous l'angle de la sublimation. Freud a besoin de faire ce transfert sur la figure d'Hamlet-analyste pour mener à bien la suite de son auto-analyse. La relation entre Freud et Hamlet ne puise pas sa source dans une situation effective mais dans les relations infantiles de Freud-analysant (analyste-analysé). Il le reconnaît lui-même.

D'une part, il ne s'agit pas de considérer Hamlet comme une personne réelle. D'autre part, les désirs inconscients qu'il prête à Hamlet sont exactement ceux qu'il a pu constater dans son auto-analyse et tout particulièrement dans l'analyse de ses propres rêves. Le transfert est apparent et à demi avoué dès la fameuse lettre à Fliess du 15 octobre 1897. Freud, en ce sens, ferait un transfert sur Hamlet, transfert qui mobiliserait non seulement des éléments du passé, mais également des éléments du présent et de l'avenir.

Freud se sent proche de Shakespeare ou du moins de l'auteur d'Hamlet. Il met en évidence, nous l'avons vu, le fait que l'écriture d'Hamlet suit de peu la mort du père de Shakespeare. De même Freud qui est alors en train de

350. Sigmund Freud, Lettre 142, op. cit., p. 342-346.

351. Une erreur commise en écrivant, phénomène qui consiste à substituer une chose à une autre, rapporté par Freud à une formation de l'inconscient. Voir Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2001.

352. Il s'agit de la scène entre Hamlet et sa mère ayant lieu dans la chambre à coucher de celle-ci, juste après la fameuse scène dans la scène dite play-scene . Polonius se cachait derrière une tenture afin d'observer Hamlet et ce dernier, se sachant espionné et prétendant croire - ou croyant réellement - qu'il s'agissait du roi Claudius, le tue de sang froid d'un coup de dague.

353. Freud explique cette tendance à substituer le nom du frère au nom du père dans Psychopathologie de la vie quotidienne, op. cit., p. 276.

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travailler sur L'interprétation du rêve vient de perdre son père. Freud manifestera jusqu'au bout ce sentiment d'une connivence avec l'auteur d'Hamlet et ce, peu importe son identité et sa biographie effectives. Freud suivra de près les débats autour de l'identité de Shakespeare, sans que cela fasse changer d'un iota l'importance qu'il octroie à la figure de l'auteur dans la compréhension psychanalytique de l'oeuvre. Il tenait effectivement, jusqu'au bout, à maintenir le parallèle dressé entre l'inconscient du héros et l'inconscient de l'auteur, le second conditionnant le premier.

Par ailleurs, il refusera toujours l'explication de l'oeuvre par le génie artistique. L'affection toute particulière de Freud pour le prince danois semblait découler de cette proximité qu'il ressentait entre lui et Shakespeare. On peut penser que Freud se sentait membre avec Shakespeare d'une certaine communauté spirituelle dans le choix de et la sensibilité à certains thèmes, et d'une certaine communauté de vécu, se caractérisant par une façon similaire de traverser le deuil vis-à-vis du père par le biais de l'écriture d'une oeuvre décisive.

Hamlet tout comme L'interprétation du rêve apparaissent dès lors comme des symptômes réactionnels à la mort du père, le traumatisme vécu réveillant les sensations de l'enfance. Rappelons que pour Freud la mort du père est l'événement le plus significatif dans la vie d'un homme, la perte la plus radicale . Il est amusant de voir que Freud se faisait le reproche (ou peut-être regrettait-il de ne pas avoir choisi la voie de l'écriture littéraire au lieu de celle de la science?) d'aborder ces objets d'étude à la manière d'un poète et non d'un chercheur, d'un scientifique.

Freud articule les expériences récentes de sa propre vie avec sa découverte majeure, à savoir la conictualité oedipienne et son lien avec la culpabilité hamlétienne. La perte de son père a refait surgir des sentiments remontant à la prime enfance. Freud s'imagine donc, qu'au moins inconsciemment, Shakespeare, lorsqu'il écrit Hamlet peu après la mort de son père, réactualise des désirs refoulés apparus lorsqu'il était enfant. Dans cette perspective, Hamlet et L'interprétation du rêve apparaissent comme des oeuvres permettant la traversée du passage de la figure du fils coupable des péchés du père à la figure d'un père d'une descendance, ou en l'occurrence du créateur d'une grande oeuvre. Hamlet n'étant qu'un personnage et non un individu réel, il ne peut accomplir cette traversée et reste coupable jusqu'à la fin. La mort d'Ophélie signe sa propre mort. Le rejet de la jeune femme qui l'a précédé montre qu'Hamlet a renoncé à sa propre descendance pour rester cette exemplification de la culpabilité d'un fils qui porte les péchés de son défunt père comme s'ils étaient les siens. De la même manière, Hamlet enjoindra Ophélie à se souvenir de tous ses péchés :

The fair Ophelia! Nymph, in thy orisons

Be all my sins remember'd. ??.

354. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 88-89 :

La belle Ophélie! Nymphe, dans tes prières,

Souviens-toi de tous mes péchés. .

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Ophélie ne supportera pas cette hantise hamlétienne, ces revenants de la mémoire d'Hamlet, contrairement à Freud, et elle choisira une autre voie que celle consistant, comme Hamlet, à se courber sous le poids des rejetons du refoulé oedipien : comme nous le verrons dans la troisième partie, elle choisira la voie de la déterritorialisation par rapport au codage oedipien, la voie de la différence schizo, la voie du délire où se manifestent inconscient et désir machiniques, et la voie du devenir-végétal, du devenir-eau, du devenir-monde.

Se dessine alors, ainsi que l'a suggéré Henriette Michaud dans son essai sur Freud et Shakespeare, toute une conception de l'oeuvre, en l'occurrence du chef-d'oeuvre, comme dépassement du deuil vis-à-vis du père. Faire oeuvre, c'est en quelque façon être père de son oeuvre et donc s'inscrire dans le mouvement de la filiation à son tour. L'oeuvre apparaît ainsi dans sa fonction thérapeutique comme l'équivalent d'une formation de compromis, tout comme la représentation théâtrale de la pièce de Shakespeare pouvait, à certains égards, revêtir les mêmes attributions que la cure analytique. Freud s'intéresse à l'énigme de la création en ce sens qu'il est attentif au rapport entre l'oeuvre et son auteur. La matière de la création a également son importance, de même que les effets de vérité qu'elle induit à la fois sur l'auteur, le lecteur, le critique et le public.

Sa propre expérience, que Freud estime analogue à celle de l'auteur d'Hamlet, est le déclencheur de ce qu'il ressent comme une lucidité supérieure, celle qui le fera lire dans la pièce de Sophocle une configuration psychique susceptible d'être universalisée. Freud dit lui-même que la métapsychologie, qu'il qualifie par ailleurs de sorcière , se situe à mi-chemin entre la littérature (la poésie, la Dichtung) et la recherche scientifique (la Forschung), et qu'elle jette dans l'obscurité quelques rayons de lumière vers l'espace de ces choses entre le ciel et la terre que la philosophie ne peut même pas rêver . ???.

La Traumdeutung, sur le plan du savoir, veut être l'équivalent de ce que fut Hamlet dans le développement de l'oeuvre théâtrale de Shakespeare. Le poète est un rêveur qui ne s'est pas analysé, mais qui a néanmoins abréagi dramatiquement; Freud est un Shakes-

peare qui s'est analysé. ???

L'interprétation psychanalytique d'une oeuvre littéraire implique un investissement (affectif) personnel : après s'être identifié à Hamlet suite à la mort de son père, Freud s'identifie plus tard au personnage du roi Lear (Freud avait également trois filles) dans Le motif du choix entre les coffrets (1913) ???.

Dans le cadre de l'interprétation freudienne d'Hamlet, il est clair que le facteur personnel a une fonction organisatrice. Les contributions de Freud à l'entreprise, devenue séculaire, d'interprétation d'Hamlet interfèrent avec son his-

toire personnelle.

La lecture psychanalytique, étant une reconstruction, se distingue de la biographie ordinaire qui se base sur une vérité matérielle incommensurable avec la

355. Henriette Michaud, op. cit., p. 59.

356. Jean Starbinski, op. cit., p. XVI.

357. Sigmund Freud, Le motif du choix entre les coffrets (1913), Écrits philosophiques et littéraires, op. cit., p. 1121-1131.

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vérité analytique. La vérité poétique est encore toute autre. Il y a une fonction Shakespeare chez Freud, comme l'a bien montré Henriette Michaud. Freud construit son propre Shakespeare et donc son propre Hamlet en reconstruisant, d'une part, l'histoire individuelle de son auteur présumé et, d'autre part, une sorte de romantisation familiale du personnage fictif, antérieure au début de

l'action théâtrale.

Un discours de la méthode psychanalytique ??? applicable, de manière mécanique, à tout texte littéraire n'est pas envisageable. Il convient de statuer au cas par cas. Les mots d'un personnage littéraire sollicités dans un ouvrage théorique ne sont jamais de pures et simples illustrations. À travers l'÷uvre freudienne, le personnage conceptuel d'Hamlet énonce la pensée du fondateur

de la psychanalyse.

2) Quelle plus-value de sens la psychanalyse apporte-t-elle par rapport à ce qui est déjà contenu dans les intuitions fulgurantes du poète?

Si l'écrivain connaît (intuitivement) par avance ce que la psychanalyse peine à découvrir, qu'est-ce que le psychanalyste pourrait dire de plus sur Hamlet que ce que l'auteur nous en dévoile?

On a pu suspecter la psychanalyse appliquée à la littérature de rapprocher à tel point psychanalyse et littérature que leurs objets respectifs venaient à être confondus. Or, Freud refuse catégoriquement une telle confusion entre psycha-

nalyse et littérature ???.

Hamlet, sphinge de la littérature, sphinge de la psychanalyse. Hamlet est celui qui pose une énigme à ×dipe, celui qui vient interroger le fondement même de toute la psychanalyse et par qui l'analyste, confronté à luH, se mue en analysant-analysé.

Freud essaie-t-il de réparer les dégâts causés par la blessure narcissique que la psychanalyse a infligé au moi, en flattant son lecteur,

en en faisant un noble prince?

L'hypothèse analogique ou métaphorique : Ne serait-ce pas comme... Pour Freud, l'énigme, le sphinx, c'est l'hystérie, c'est la névrose. Hamlet, qui dès le début de la pièce parle en énigmes (énigmes intentionnelles, doubles et triples sens, d'abord déchiffrables, puis indéchiffrables par leur accumulation même), s'offre, comme en première ligne, à toutes les tentatives d'interprétation qui visent à travers lui la névrose dont il est l'emblème. Il est, après Freud lui-même, le second sujet d'expérimentation. Expérimentation qui, au lieu de s'effectuer in anima vili, s'applique in anima

358. Paul-Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse, op. cit.

359. Ceci est rappelé par Jean-Bertrand Pontalis et Edmundo Gomez Mango, op. cit.

360. Jean Starbinski, op. cit., p. XXXIII- XXXIV.

361. Sigmund Freud, Psychologie collective et analyse du moi, Payt, Paris, 1962, chap. 12.

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nbili. Il en restera quelque chose dans la psychanalyse, chaque névrosé devenant un prince de Danemark, ce qui est parfois trop d'honneur. 360.

Hamlet apparaît en effet, nous y reviendrons, comme un sujet d'expérimentation sur un pied d'égalité avec Freud lui-même, bien plus, nous l'avons vu, que

comme un objet d'interprétation.

La concentration sur le mythe créé autour du héros Hamlet est une manière de se délester d'une culpabilité universelle. Hamlet, portant tout le poids de la culpabilité des hommes face au désir du parricide et de l'inceste, permet par là même aux hommes de continuer à vivre dans le mensonge originaire. D'autre part, l'histoire d'Hamlet étant héroïsée, il est loisible pour le lecteur-spectateur de faire comme s'il ne se doutait de rien, et peut-être est-ce réellement le cas, du moins consciemment.

La création d'Hamlet est la façon qu'a trouvé Shakespeare d' infléchir la réalité dans le sens de son désir 361 . Le poète agit par le vecteur que représentent les mots de l'oeuvre. Pour lui dire, c'est faire , pourrait-on parodier. C'est en ce sens que la fiction permet paradoxalement un retour dans la réalité. Le passage du mythe littéraire au dogme scientifique peut s'expliquer de la sorte. Ce qui est caché dans l'oeuvre ( son mystère, son secret) est énoncé sans détour par la psychanalyse. Ainsi la psychanalyse construit un mythe scientifique . L'oeuvre littéraire offre une méthode au sens étymologique de voix et de cheminement, un préliminaire, un prolégomène, une propédeutique à la psychanalyse. La littérature a déjà pré-écrit le discours psychanalytique. Ceci n'est pas contradictoire avec l'idée que Freud procède avec Hamlet comme s'il faisait une réécriture d'un thème déjà écrit. Hamlet peut être conçu comme un échantillon de pré-écriture psychanalytique de même que la lecture psychanalytique que fait Freud d'Hamlet peut être conçue comme une réécriture psychanalytique du texte shakespearien (lui-même étant une réécriture de la légende nordique, pris dans un processus de mise en abyme vertigineux).

Penser en psychanalyste c'est se ressouvenir de ce qui était déjà inconsciemment présent dans le discours des poètes. La différence entre la psychanalyse et la littérature réside dans la méthode employée pour traiter un même objet depuis les mêmes sources. C'est tout le problème que pose d'emblée Freud lorsqu'il aborde pour la première fois le lien entre Hamlet et ×dipe. La psychanalyse cherche des lois qui régissent l'activité inconsciente et le traitement susceptible de réprimer le symptôme pathologique lié au refoulement. L'écrivain met en acte, c'est-à-dire en mots, cet inconscient, il l'exprime, à son insu peut-être, dans ses oeuvre et ne tâche ni d'étouffer les désirs insus qui sourdent de l'écriture même, ni de résoudre les conflits inconscients qui sous-tendent cette même oeuvre (car ces paramètres sont justement ce qui rend possible l'oeuvre en tant

que telle).

Même si l'analyse, faite par les écrivains dans leurs oeuvres, puise dans les mêmes matériaux inconscients bruts, le psychanalyste a tout à gagner à repartir à nouveau du remodelage opéré par l'écrivain à partir de ce matériau brut comme s'il s'agissait d'un nouveau matériau ayant subi un travail d'élaboration

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secondaire, comme dans le rêve, et devenu par là même d'autant plus enrichissant pour le psychanalyste. L'apport de l'écrivain est si hautement estimable pour Freud qu'il ne semble pouvoir s'en passer et qu'il n'hésite pas à recourir à des citations de ces auteurs de prédilection, comme si ces derniers lui avaient mis à disposition leurs fulgurances afin de lui épargner des tâtonnements supplémentaires sur le chemin de la découverte des processus à l'oeuvre dans la psyché humaine. Il est évident que Freud se sent membre d'une communauté des esprits similaire à celle que dépeignait Sénèque. La psychanalyse trouverait une source fiable dans la parole des poètes qui, s'ils font une oeuvre fictive, inventée et donc mensongère par définition, ne le font pas moins de manière bien plus vraie que n'importe quel élément accessible à l'expérience clinique.

La clinique de la littérature la clinique d'Hamlet semble bien plus intéresser Freud qui se plaignait volontiers de son expérience de ce qu'il considérait comme un fardeau inévitable, à savoir la clinique thérapeutique des patients réel. La clinique littéraire est d'ailleurs davantage estimée pour ses résultats que la clinique thérapeutique, du moins celle exercée en institution, Freud considérant que son travail en cabinet était bien plus enrichissant, même si les apports critiques semblent parfois moins fulgurants et plus laborieux que ceux acquis par le biais de la clinique littéraire. Les lois de l'inconscient traverse l'oeuvre littéraire comme elles régissent le psychisme humain. L'analyse de l'oeuvre littéraire permet un gain certain par rapport à l'observation scientifique aux yeux de Freud. Les figures, les caractères et les motifs présents dans l'oeuvre fonctionnent de fait comme des vignettes cliniques [. . .] justement parce que le symptôme inconscient contient une tragédie de caractère en puissance! 362.

Hamlet, la psychanalyse et l'anamnèse. Nous pouvons mettre en parallèle trois formes de discours dans Hamlet, qui ont sûrement beaucoup inspirés Freud dans sa propre conception des mécanismes du ressouvenir des éléments du passé, durant la cure analytique.

En premier lieu, nous avons le discours d'Hamlet à Ophélie, qui est une injonction à se souvenir de tous ses péchés, comme nous l'avons vu :

Nymph, in thy orisons,

Be all my sins rememb'red. 363

Ensuite, nous avons le discours du Spectre, ce même discours qui pèse sur le personnage d'Hamlet durant toute la durée de l'action :

Remember me 364.

Enfin, nous avons le discours d'Ophélie qui propose des fleurs incitant à se souvenir :

362. Paul-Laurent Assun, Littérature et psychanalyse, op. cit., p.210.

363.

William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 88-89.

364.

William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 91.

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There's rosemary, that's for remembrance 365.

Toutes ces formes du discours shakespeariens sont une exhortation à l'effort de remémoration, de ressouvenir, des incitations à l'anamnèse. De même, le psychanalyse permet au patient de se remémorer ce qui était enfoui.

3) Surdétermination des signes et surinterprétation : Et si Hamlet était irrécupérable?

La psychanalyse appliquée à Hamlet est-elle une forme d'extrapolation, de divagation ou encore de délire interprétatif ? Les mots d'Hamlet, les mots de Shakespeare renvoient-ils aux maux d'Hamlet et aux maux de Shakespeare, ou bien ne renvoient-ils à rien d'autre qu'à leur pure et simple littéralité?

Il convient de distinguer en psychanalyse la surinterprétation de la surdétermination. Jean Bellemin-Noël définit la surdétermination comme le fait qu'une formation renvoie à des éléments inconscients multiples qui peuvent s'organiser en des séquences significatives différentes, dont chacune, à un certain niveau d'interprétation, possède sa cohérence propre . Par contraste, la surin-terprétation est une interprétation qui se dégage secondairement alors qu'une première interprétation cohérente et apparemment complète a pu être fournie. La surinterprétation trouve sa raison d'être essentielle dans la surdétermina-

tion. .

S'il est un phénomène que Freud reconnaît voire revendique dans le cas de son approche d'Hamlet, et plus généralement dans toute tentative psychanalytique d'appréhension d'une oeuvre littéraire, c'est bien la surinterprétation.

De même, au reste, que tout symptôme névrotique, comme le rêve lui-même, est susceptible d'une surinterprétation, et la requiert même pour être complètement compris, de même toute création poétique authentique a procédé à partir de plus d'un seul motif et d'une seule incitation dans l'âme du poète, et autorisera plus d'une

interprétation. 366.

Et si le psychanalyste se trouvait en proie à son propre désir, ou, ce qui revient au même, et s'il délirait, lorsqu'il interprète Hamlet?

Dans un article du Magazine littéraire 367, Stéphane Legrand remet en perspective les rapports entre Hamlet et la psychanalyse. Hamlet est pour lui une

365.

William Shakespeare, Hamlet, IV, 5, 167.

366. Sigmund Freud, L'interprétation du rêve, op. cit., p. 265-266 (passage intégré au corps du texte à partir de 1914 mais qui était initialement une note de bas de page lors de la première édition) .

367. Stéphane Legrand, art. Dans le cabinet d'Hamlet , Le Magazine littéraire, juin 2014, n?544, p.54-55.

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pièce qui remet constamment en cause les subjectivités et accule au délire, les commentateurs analysent moins Hamlet qu'ils ne sont analysés par lui .

Et si Hamlet était le complexe de la psychanalyse? [...] Hamlet constituerait pour la psychanalyse, au coeur de son inconscient théorique, un noeud insoluble de représentations et d'affects qui ressurgit inlassablement comme symptôme. Et à chaque fois qu'un psychanalyste lit Hamlet, c'est en réalité l'oeuvre qui agit en lui et retourne sur lui le geste herméneutique [...]. De ce point de vue, la pièce de Shakespeare illustrerait paradigmatiquement la belle formule d'André Green sur l'oeuvre d'art : face à elle l'analyste devient alors l'analysé du texte 368 . [...] Ce tourbillon de vivre 369 dans lequel la pièce nous entraîne semble avoir pour but d'empêcher toute fixation d'une position subjective ou d'une temporalité assignable des crises traumatiques, et peut-être est-ce pour cela que les psychanalystes, lorsqu'ils croient être en train d'analyser Hamlet, s'allongent en fait sur le divan de Hamlet. Et, depuis cette obscure posture inversée, ils transfèrent...J'entends qu'ils ne cessent d'associer librement en insérant Hamlet/Hamlet, le héros/la pièce, dans l'écheveau de leurs propres fantasmes, et vont jusqu'à la réécrire de fond en comble à l'image de leur désir. Freud y voit son complexe d'×dipe . [...] En d'autres termes, ils délirent. C'est que Hamlet, avant d'être un ensemble de significations interprétables, est un dispositif à défaire les positions subjectives. Ce n'est pas une histoire, c'est une machine. Une machine à rendre fou. .

Hamlet apparaît d'ores et déjà comme une machine infernale 370.

Le problème n'est pas la psychanalyse en elle-même, mais toute méthodologie qui opère en plaquant une grille d'interprétation sur un objet. Par exemple, une interprétation du délire d'Ophélie de type dictionnaire des symboles où chaque fleur, chaque élément invoqué serait ramené à un symbole, à une clef de compréhension, serait tout aussi néfaste qu'une application rigide de la doctrine psychanalytique sur le texte de Shakespeare. Il vaut envisager une certaine plasticité de la psychanalyse par rapport à Hamlet si l'on veut comprendre ce qui se joue réellement lorsque Freud s'attaque à ce monument de la littérature mondiale. Il ne s'agit pas de tirer à tout prix une signification à partir d'un matériau docile, fini et muet. Freud le sait pertinemment, l'oeuvre à laquelle il a à faire ne se laisse pas aisément dompter, elle est infinie par les possibles qu'elle ouvre à son lecteur et elle ne cessera jamais de se taire même si les mots qu'elle nous livre sont inscrits dans un matériau textuel désormais stable (les éditions du Hamlet de Shakespeare concordent depuis un certain moment pour reconnaître la supériorité du second quarto Q2 sur le folio F et sur le premier quarto Q1).

Freud le sait, la surinterprétation est inévitable lorsqu'il s'agit des domaines d'application de la psychanalyse, que ce soit le rêve, le symptôme névrotique ou

368. André Green, La déliaisn, Les Belles Lettres, Paris, 1992.

369. This mortal coil : voir William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 68.

370. Nous faisons ici allusion à la réécriture faite par Jean Cocteau de l'histoire d'×dipe, dans La Machine infernale, Larousse, coll. Petits classiques, Paris, 1998.

140

encore la création littéraire. La surinterprétation est même une condition sine

qua non de leur pleine compréhension.

A la surinterprétation freudienne (et surtout à l'usage qu'en fait Lacan en introduisant la notion de signifiant dans la psychanalyse) on pourrait opposer dans une certaine mesure la surdétermination deleuzo-guattarienne des signes. Alors que le signe renvoie nécessairement par définition à d'autres signes et ouvre à une multiplicité d'agencements inédits, le signifiant freudien renvoie toujours aux déterminations familiales. La surdétermination est synonyme de libération, de déterritorialisation alors que la surinterprétation nous ramène, peut-être bien malgré nous, au carcan hamléto-oedipien et nous reterritorialise, en réinjectant du papa-maman dans ce qui était agencement inédit de signes.

4) Une perspective intellectualiste qui ne tient pas compte de la beauté de l'oeuvre?

Un ou deux amis m'ont reproché le fait que mon travail sur Hamlet a diminué le plaisir esthétique que leur procurait la pièce. Je ne peux m'empêcher de penser toutefois qu'une meilleure compréhension de l'÷uvre de Shakespeare, de sa profonde vérité, de sa constante justesse psychologique, de la profondeur de son inspiration, ne peut qu'accroître énormément le plaisir que nous prenons à

cette merveille. 371.

La perspective introduite par la psychanalyse appliquée sur Hamlet risque-t-elle de produire une forme d'amoindrissement du plaisir esthétique face à l'÷uvre?

Freud circonscrit d'emblée le domaine d'application de la psychanalyse en ce qui concerne l'art. La dimension esthétique et formelle ainsi que la question du don artistique, nous l'avons vu, sont évacuées comme n'intéressant pas la psychanalyse.

Serait-ce précisément parce que ces aspects résistent à l'outil psychanalytique? Les déclarations de Freud à ce sujet n'apparaissent pas vraiment comme un aveu d'incompétence de la part de la psychanalyse mais plutôt comme un rejet de ces problèmes qui seraient l'affaire des métaphysiciens et théoriciens de l'esthétique, vus comme des spéculations vaines et dénuées d'intérêt scientifique.

La volonté de Freud de se démarquer de l'esthétique et des discours traditionnels sur l'oeuvre d'art conduit-elle pour autant à adopter une perspective cognitiviste, en affirmant que seul le plaisir intellectuel découlant de la compréhension de l'oeuvre compte? La question kantienne du plaisir esthétique ( Est beau ce qui plaît universellement, sans concept 372) est jugée inapte à rendre compte de ce qui se joue réellement dans l'expérience de l'oeuvre.

371. Ernest Jones, op. cit.

372. Immanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Critique du jugement (1790), Flammarion, GF, Paris, 2015.

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Derrida, tout en ne cessant de souligner la pertinence philosophique de la psychanalyse dans nombre de ses ouvrages, condamnera sa dimension mé-tapsychologique comme désuète et inapte à résister à l'examen critique ???.

Dans l'imaginaire populaire, la psychanalyse appliquée est perçue comme une violence faite à l'oeuvre, une véritable menace faite à l'autonomie de l'oeuvre, à la liberté de l'auteur et du lecteur ainsi qu'à toute idéalité. Par ailleurs, elle peut apparaître comme une extrapolation hasardeuse.

La question saillante devient alors : quelles raisons peuvent justifier l'application de la méthode psychanalytique à l'oeuvre littéraire? De quel droit la psychanalyse se permet-elle de s'immiscer indiscrètement dans la tragédie ?? ? Quelle légitimité peut-il y avoir dans cette démarche? Contrairement à l'analysant, l'oeuvre littéraire, telle qu'elle se donne à l'analyste, ne dispose pas de cette liberté propre à l'être humain.

Elle n'a à sa disposition aucun des droits qui rendent l'analyse supportable. [...] L'oeuvre se présente dans un mutisme obstiné, elle est refermée sur elle-même, désarmée, devant le traitement que l'analyste pourrait être tenté de lui faire subir. ???.

A ce titre Hamlet ne peut être que passivement analysé, là où le patient dans la

cure est analysant.

Se réclamer de la psychanalyse dans le cadre d'une analyse littéraire est toujours problématique . Plutôt qu'une application de la psychanalyse, il faudrait peut-être parler de pratique intertextuelle ??? entre le texte freudien et le texte shakespearien. On peut dire que Freud informe la lecture de Hamlet . Contrairement au critique littéraire, le psychanalyste prend en compte la réalité

du créateur et s'interroge sur la création artistique.

5) Une réduction et une subordination d'Hamlet à ×dipe qui pose de multiples problèmes?

CRÉON : Le Sphinx, avec ses chants insidieux, ne nous laissait pas le loisir de résoudre l'énigme.

OEDIPE : Eh bien, ce mystère, je remonterai à sa source, moi, et je l'éclaircirai ???.

Étudier des variantes à partir d'un thème archétypique, n'est-ce pas négliger l'absolue singularité, l'irréductibilité, la multiplicité, la surabondance et le renouvellement constant qui caractérisent ces variations, aussi bien lorsqu'on ramène Hamlet au type oedipien que lorsqu'on parle d'Hamlet en général

373. Jacques Derrida, Elisabeth Roudinesco, De quoi demain... Dialogue, Champs Flammarion, Paris, 2001.

374. André Green, Un oeil en trop, cité par Anne Clancier, Psychanalyse et critique littéraire, op. cit.

375. ibid.

376. Patrick Di Mascio, art. Hamlet et le texte freudien : phénoménologie de l'interprétation , Sillages critiques, 1 / 2000, PUPS, Paris, 2000.

377. Sophocle, ×dipe roi, Théâtre complet, Flammarion, GF, Paris, 1964, p. 108.

142

sans insister sur l'unicité de chaque variation à partir du thème hamlétien?

a) Une interprétation d'Hamlet fondée sur une approche psychanalytique d'un autre texte littéraire, elle-même contestable.

La lecture freudienne d'×dipe roi de Sophocle pose de multiples problèmes et cela a des conséquences sur la lecture freudienne de la pièce de Shakespeare, d'où sa remise en question. Dans l'analyse du mythe, il faut reconnaître aussi un certain arbitraire de l'approche freudienne, ce qui a des répercussions sur la psychanalyse appliquée à Hamlet, dès lors que Freud lie originairement les

deux tragédies.

Claude Lévi-Strauss et la dénonciation de la prétention à l'universa-

lité du complexe d'×dipe.
Pour Lévi-Strauss, une névrose est un mythe individuel». Dans l'Anthropologie structurale 378 ainsi que dans La Potière jalouse379, on trouve l'idée que l'interprétation freudienne du mythe d'×dipe n'est qu'une variante comme l'était la pièce de Sophocle. La psychanalyse y est comparée au chamanisme, à la pensée magique. L'universalité du complexe d'×dipe et l'univocité du sens que Freud accorde à ×dipe sont fortement remises en question. Dans l'analyse du mythe, il faut reconnaître aussi un certain arbitraire du signe. À la psychanalyse freudienne, Lévi-Strauss oppose l'analyse structurale, inspirée de la linguistique saussurienne. Au fond, l'analyse freudienne ne serait qu'un discours littéraire sur le mythe, au même titre qu'×dipe roi ou Hamlet seraient des discours littéraires sur les légendes originaires. Lévi-Strauss critique le code psycho-organique employé par la psychanalyse pour expliquer le mythe et lui reproche

sa prétention totalisante, englobante.

Vernant, ×dipe sans complexe .

En quoi une oeuvre littéraire appartenant à la culture de l'Athènes du Vème siècle avant J.-C. et qui transpose elle-même de façon très libre une légende thébaine bien plus ancienne, antérieure au régime de la cité, peut-elle confirmer les observations d'un médecin du début du XXème siècle sur la clientèle de malades qui hantent son cabinet? [...] l'interprétation du mythe et du drame grecs ne paraît faire [aux yeux de Freud] problème d'aucune façon. Ils n'ont pas à être déchiffrés par des méthodes d'analyse appropriées. Immédiatement lisibles, entièrement transparents à l'esprit du psychiatre, ils livrent d'emblée une signification dont l'évidence apporte aux théories psychologiques du clinicien une garantie d'universelle validité. Mais où se situe ce sens » qui se révélerait ainsi directement à Freud, et après lui, à tous les psychanalystes comme si, nouveaux Tirésias, un don de double vue leur avait été octroyé pour atteindre,

378. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, coll. Agora, Paris, 1958.

379. Claude Lévi-Strauss, La Potière jalouse, Plon, coll. Agora, Paris, 1985.

143

par-delà les formes d'expression mythiques ou littéraires, une vérité invisible au profane? Ce sens n'est pas celui que recherchent l'helléniste et l'historien, un sens présent dans l'oeuvre, inscrit dans ses structures, et qu'il faut laborieusement reconstruire par une étude à tous les niveaux du message que constitue un récit légendaire ou une fiction tragique. » 380

Vernant s'attaque à l'analyse faite par Freud de l'effet de la tragédie de Sophocle sur le public, effet qui serait réductible pour le fondateur de la psychanalyse à celui d'une cure psychanalytique. En effet, d'après l'helléniste, la démonstration freudienne sur le pouvoir d'attraction constant et universel exercé par ×dipe roi sur nous

a toute l'apparente rigueur d'un raisonnement fondé sur un cercle vicieux [...] une théorie élaborée à partir de cas cliniques et de rêves contemporains trouve sa confirmation » dans un texte dramatique d'un autre âge. Mais ce texte n'est susceptible d'apporter cette confirmation que dans la mesure où il est lui-même interprété par référence à l'univers onirique des spectateurs d'aujourd'hui, tel au moins que le conçoit la théorie en question. Pour que le cercle ne fût pas vicieux, il eût fallu que l'hypothèse freudienne, au lieu de se présenter au départ comme une interprétation évidente et allant de soi, apparaisse au terme d'un minutieux travail d'analyse comme une exigence imposée par l'oeuvre elle-même, une condition d'intelligibilité de son ordonnance dramatique, l'instrument d'un entier dé-

cryptage du texte. »381.

Vernant reproche à Freud de ne pas tenir compte du contexte ( historique, social, mental ») dans son analyse d'×dipe . Ainsi, Freud part d'un vécu intime, celui du public, qui n'est pas historiquement situé ; le sens attribué à ce vécu est alors projeté sur l'oeuvre indépendamment de son contexte socioculturel. ». Au contraire, Vernant stipule que c'est bien le contexte qui donne au texte son poids de signification ». La problématique analytique forgée par Freud n'a rien à voir avec la problématique tragique des Grecs ». Plusieurs éléments sont à prendre en compte et viennent appuyer l'idée que les deux problématiques sont incommensurables.

La problématique freudienne part de la psychanalyse naissante et non du texte en lui-même. Par opposition, la problématique tragique qui est celle de l'oeuvre de Sophocle ne peut, selon Vernant, pas faire abstraction d' un certain état de la société », d' un champ idéologique défini », des modes de pensée», de formes de sensibilité collective » ainsi que d' un type particulier d'expérience humaine » propres au Vème siècle. Si on change le contexte et le cadre, comme le fait maladroitement Freud, on ne peut plus saisir toutes les valeurs signifiantes, tous les traits pertinents [qui se dégagent] du texte ».

Freud ne saisit en ×dipe roi que sa propre idéologie et son propre inconscient et pèche par anachronisme en voulant changer ×dipe de cadre et transpo-

380. Jean-Pierre Vernant, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, ×uvres, t. I, Seuil, Centre National du Livre, coll. Le grand livre du mois, Paris, 2007, ×dipe » sans complexe», p. 1133- 1153.

381. ibid.

144

ser le cadre psychanalytique à une oeuvre qui ne s'y prête pas. D'après Vernant, ×dipe roi exprime

une interrogation angoissée concernant les rapports de l'homme à ses actes : dans quelle mesure l'homme est-il réellement la source de ses actions? Lors même qu'il semble en prendre l'initiative et en porter la responsabilité, n'ont-elles pas ailleurs qu'en lui, leur véritable origine? Leur signification ne demeure-t-elle pas en grande partie opaque à celui-là même qui les commet, de telle sorte que c'est moins l'agent qui explique l'acte, mais plutôt l'acte qui, révélant après coup son sens authentique, revient sur l'agent, éclaire sa nature, découvre ce qu'il est, et ce qu'il a réellement accompli sans le

savoir. 382.

Fonder l'effet tragique d'une pièce de théâtre sur la seule présence de rêves oedipiens est pour Vernant une grave méprise, étant donné que cela revient à discréditer toute tragédie qui ne se conforme pas à cette définition freudienne :

Dans la perspective de Freud, ce caractère historique de la tragédie demeure entièrement incompréhensible. Si la tragédie puise sa matière dans un type de rêve qui a valeur universelle, si l'effet tragique tient à la mobilisation d'un complexe affectif que chacun de nous porte en soi, pourquoi la tragédie est-elle née dans le monde grec au tournant du VIème et du Vème siècle? Pourquoi les autres civilisations l'ont-elles entièrement ignorée? Pourquoi, en Grèce même, la veine tragique s'est-elle si rapidement tarie pour s'effacer devant une réflexion philosophique qui a fait disparaître, en rendant raison, ces contradictions sur lesquelles la tragédie construisait son univers dramatique? [...] Comment Freud peut-il oublier qu'il existe bien d'autres tragédies grecques qu'×dipe roi et que, parmi celles qui nous ont été conservées d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, la quasi-totalité n'a rien à voir avec les rêves oedipiens? [...] Si les anciens les admiraient, si le public moderne est par certaines d'entre elles bouleversé comme devant ×dipe Roi, c'est parce que la tragédie n'est pas liée à un type particulier de rêve, que l'effet tragique ne réside pas dans une matière, même onirique, mais dans la façon de mettre cette matière en forme pour donner le sentiment des contradictions qui déchirent le monde divin, l'univers social et politique, le domaine des valeurs et faire ainsi apparaître l'homme lui-même comme un thauma383, un deinon384, une sorte de monstre incompréhensible et déroutant, à la fois agent et agi, coupable et innocent, maîtrisant toute la nature par son esprit industrieux et incapable de se gouverner, lucide et aveuglé d'un délire envoyé par les dieux. Contrairement à l'épopée et à la poésie lyrique où jamais l'homme n'est présenté en tant qu'agent, la tragédie situe d'emblée l'individu au carrefour de l'action, face à une décision qui l'engage tout entier; mais cet inéluctable choix s'opère dans un monde de forces obscures et ambiguës, un monde divisé où une justice lutte

382. ibid.

383. en grec, un étonnement .

384. quelque chose d' inquiétant .

385. ibid.

145

contre une autre justice , un dieu contre un dieu, où le droit n'est jamais fixé, mais au cours même de l'action se déplace, tourne et se transforme en son contraire. L'homme croit opter pour le bien; il s'y attache de toute son âme; et c'est le mal qu'il a choisi, se révélant, par la souillure de la faute commise, un criminel. C'est tout ce jeu complexe de conflits, de renversements, d'ambiguïtés qu'il faut saisir à travers une série de distances ou de tensions tragiques. 385.

Vernant insiste sur le fait qu'×dipe ne savait pas qu'il avait été adopté et que Mérope et Polybe n'étaient pas ses géniteurs. Cette remarque sera reprise, comme nous l'avons vu, par Lacan qui contrastera la situation de non-savoir d'×dipe à celle d'Hamlet qui, lui, sait.

Les psychanalystes visés par Vernant sont en l'occurrence Freud et Didier Anzieu qui feraient dire au texte le contraire de ce qu'il énonce si clairement , s'appuyant sur un passage de la tragédie de Sophocle qui irait dans le sens d'un certain auto-aveuglement (celui-là symbolique) ou encore d'un manque de sincérité d'×dipe, passage au cours duquel ×dipe évoque une insulte qu'il aurait subi, celle d'être un fils supposé .

De plus, ces psychanalystes méconnaissent le rôle de l'hybris dans la destinée d'×dipe, hybris qui cause la perte d'×dipe et constitue un des ressorts de la tragédie .

A l'issue de la tragédie, ce qui doit nous saisir c'est cette dualité d'×dipe , à la fois roi adulé qui a sauvé la cité et souillure, bouc émissaire (pharmakos). Ainsi, la leçon à tirer d'×dipe roi serait, loin des spéculations sur l'existence d'un complexe universel et intemporel, qu' au regard des dieux, celui qui s'élève au plus haut est aussi le plus bas . L'approche psychanalytique de la tragédie est fondée sur une méprise volontaire. Elle ne forcerait pas seulement le texte, elle en fausserait le sens afin d'arriver à son but théorique et démonstratif.

Pourquoi Anzieu est-il ainsi dès le départ conduit à fausser le sens du drame en supposant, contre l'évidence du texte, qu'×dipe sait bien que ses parents ne sont pas ceux qui passent pour tels? Cette méprise n'est pas le fait du hasard. Elle est une absolue nécessité pour l'interprétation psychanalytique. En effet, si le drame repose sur l'ignorance d'×dipe quant à sa véritable origine, s'il se croit réellement, comme il l'affirme à tant de reprises, le fils aimant et chéri des souverains de Corinthe il est clair que le héros d'×dipe roi n'a pas le moindre complexe d'×dipe . [...]Dans la vie affective d'×dipe, le personnage maternel ne peut donc être que Mérope, et non cette Jocaste qu'il n'avait jamais vue avant son arrivée à Thèbes, qui n'est en rien pour lui une mère et qu'il épouse, non par inclination personnelle, mais parce qu'elle lui a été donnée sans qu'il la demande, comme ce pouvoir royal qu'il a gagné en devinant l'énigme du Sphinx, mais qu'il ne pouvait occuper qu'en partageant le lit de la reine en titre. [...] Des relations du type oedipien, au sens moderne du terme, entre ×dipe et Jocaste auraient été directement contre l'intention tragique de la pièce, centrée sur

386. ibid.

387. ibid.

146

le thème du pouvoir absolu d'×dipe et de l'hubris qui nécessairement en découle. [...] une vision oedipienne des personnages et de leurs rapports ne saurait éclairer le texte; elle le fausse. 386.

Rappelons que Freud accorde une importance toute particulière au passage où Jocaste rassure ×dipe en lui disant qu'il est très courant de rêver avoir déjà partagé la couche maternelle . Il y voit un ultime élément à l'appui de son hypothèse.

Or, d'après Vernant,

Pour les Grecs [...] le rêve d'union avec la mère - c'est-à-dire avec la terre qui tout engendre, où tout retourne - signifie tantôt la mort, tantôt la prise de possession du sol, la conquête du pouvoir. Il n'y a pas trace, dans ce symbolisme, d'angoisse ni de culpabilité proprement oedipiennes. Ce n'est donc pas le rêve, posé comme une réalité anhistorique, qui peut contenir et livrer le sens des oeuvres de culture. Le sens d'un rêve apparaît lui-même, en tant que phénomène symbolique, comme un fait culturel relevant d'une étude de

psychologie historique. 387.

Dans notre perspective d' être juste avec Freud , nous pouvons d'ores et déjà objecter à Vernant qu'×dipe ne vient pas seulement appuyer une doctrine freudienne qui serait déjà existante mais qu'il est au coeur de la naissance de la psychanalyse, et c'est d'ailleurs ce pour quoi Freud en extraira le concept central de la psychanalyse, complexe nucléaire des névroses .

C'est ×dipe roi et parallèlement Hamlet qui permettent à Freud de forger tout l'édifice conceptuel qui donnera naissance et consistance à cette nouvelle discipline qu'est la psychanalyse et non l'inverse.

Freud ne cessera de le rappeler : il a contracté une dette vis-à-vis des écrivains et de la littérature, au sein de laquelle ×dipe roi et Hamlet occupent une place de choix.

D'autre part, Freud n'a jamais prétendu donner la clef ultime de déchiffrement du texte de Sophocle. Il a bien conscience d'ajouter quelque chose au matériau littéraire qui se trouve à sa disposition, c'est d'ailleurs pourquoi il insiste si fortement sur le caractère inévitable en psychanalyse de la surinter-prétation. Si certaines formules freudiennes peuvent paraître péremptoires ou dogmatiques, notamment lorsqu'il annonce que la psychanalyse a résolu le mystère d'Hamlet, ceci est surtout une réaction au doute perpétuel qui assaillait Freud, nouveau Hamlet, et aux résistances auxquelles il devait se confronter sans cesse.

En outre, lorsque Vernant parle de la nécessité de reconstruire le sens littéraire et historique à partir du texte, il met en évidence l'écart de la reconstruction psychanalytique par rapport à cette reconstruction laborieuse à laquelle s'attellent les hellénistes et les historiens, sans tenir compte du fait que ce sont deux types de reconstruction incommensurables et que la reconstruction psychanalytique d'×dipe roi a sa valeur, valeur qui n'est pas du même ordre que la reconstruction menée par Vernant.

388. ibid.

147

La reconstruction psychanalytique de l'oeuvre littéraire n'a aucune prétention à la littéralité ni à l'historicité. Sa valeur est circonscrite au champ de la théorie de l'inconscient psychique et à la doctrine des névroses. La problématique et le cadre de référence freudiens sont strictement psychanalytiques, scientifiques et n'ont pas pour but d'apporter une pierre de touche à la critique littéraire et historique.

Vernant reproche à Freud de n'être pas mythologue , reproche qui, semble-t-il n'a pas lieu d'être étant donné que Freud ne s'est jamais voulu rien d'autre que scientifique, ayant renoncé dans ses jeunes années à l' agitation littéraire

qui l'animait.

La tragédie oedipienne peut être envisagée sur le plan psychanalytique, bien que cela ne soit pas littéralement inscrit dans le texte qui lui comporte la conictualité entre le plan humain ( enquête sur l'homme comme agent responsable ) et le plan divin (vanité de l'homme par rapport aux forces religieuses).

La construction et la surdétermination des signes dans le cadre de la psychanalyse est inévitable et c'est ce qui fait sa force inédite.

Vernant poursuit sa critique véhémente de l'interprétation freudienne de la tragédie sophocléenne en soulignant que le choix d'×dipe comme principe explicatif est purement et simplement arbitraire :

C'est en respectant, dans leurs liens et dans leurs oppositions, tous ces plans de la tragédie qu'il faut aborder l'analyse de chaque oeuvre tragique. Si, en revanche, on procède comme Freud par simplification et réduction successives - de toute la mythologie grecque à un schéma légendaire particulier, de toute la production tragique à une seule pièce, de cette pièce à un élément singulier de l'affabulation, de cet élément au rêve -, on pourra s'amuser aussi bien à soutenir, en substituant par exemple l'Agamemnon d'Eschyle à l'×dipe roi de Sophocle, que l'effet tragique provient de ce que chaque femme ayant fait le rêve d'assassiner son époux, c'est l'angoisse de sa propre culpabilité qui, dans l'horreur du crime de Clytemnestre, se réveille et la submerge. 388.

Il accuse Freud et la psychanalyse de contraindre la matière légendaire à se plier aux exigences du modèle oedipien qui préexisterait déjà à l'analyse minutieuse du texte et s'auto-proclamerait vérité indiscutable de celui-ci.

Effectivement, ×dipe n'a pas de complexe d'×dipe puisqu'il est ce complexe même. Le complexe d'×dipe ne s'applique pas à ×dipe lui-même. Il est une configuration, une structure pulsionnelle originaire qui pourra par la suite s'appliquer à d'autres êtres, humains ou fictifs. Il est la base sur laquelle toute la psychanalyse a pu s'ériger peu à peu.

×dipe, dramaturgie mythique à l'état pur, est la pulsion mani-

festée avec le minimum de retouches. ×dipe n'a donc pas d'inconscient, parce qu'il est notre inconscient, je veux dire : l'un des rôles

148

capitaux que notre désir a revêtus. Il n'a pas besoin d'avoir une profondeur à lui, parce qu'il est notre profondeur. Si mystérieuse que soit son aventure, le sens en est plein et ne comporte point de lacune. Rien n'est caché : il n'y a pas lieu de sonder les mobiles et les arrières-pensées d'×dipe. Lui attribuer une psychologie serait dérisoire : il est déjà une instance psychique. Loin d'être l'objet possible d'une étude psychologique, il devient l'un des éléments fonctionnels grâce auxquels une science psychologique entreprend de se constituer. Freud n'eût pas récusé ici la notion d'archétype, à la condition de la limiter au seul personnage d'×dipe. Il n'y a rien dans ×dipe, parce qu'×dipe est la profondeur même. Hamlet, en revanche, nous invite à poser de mille façons l'irritante question de ce qu'il y a derrière Hamlet : ses mobiles, son passé, son enfance, tout ce qu'il dissimule, tout ce dont il n'est pas conscient, etc. Le spectateur, le lecteur a le sentiment d'une lacune; il se demande même si l'auteur n'a pas eu l'intention délibérée d'écrire une pièce dont l'effet tragique serait lié à la représentation d'un univers cosmique, politique, psychologique traversé d'une lacune. 389.

Un problème se pose alors : si le raisonnement sur lequel est fondé l'élaboration freudienne du complexe d'×dipe est un cercle vicieux, qu'en est-il de l'approche psychanalytique du problème d'Hamlet? Est-elle toujours possible étant donné le lien étroit posé d'emblée par Freud entre Hamlet et ×dipe? Une approche analytique d'Hamlet sans ×dipe peut-elle avoir une certaine pertinence? Peut-on penser un Hamlet désoedipianisé, un Hamlet sans complexe, tout en préservant dans l'interprétation freudienne l'inconscient ici à l'oeuvre?

Par ailleurs, y a-t-il des limites consubstantielles à toute approche analy-

tique 390 de l'÷uvre littéraire?

Hamlet, sphinx d'×dipe.

Hamlet, sphinx de la modernité, ne peut-il pas être envisagé au contraire comme celui qui vient questionner ×dipe de telle sorte qu'au lieu de postuler un inconscient oedipianisé, il conviendrait de constater une hamlétisation progressive du psychisme humain, le drame psychique ayant lieu au sein de l'individu moderne n'étant plus tragédie du destin mais tragédie du caractère ? N'est-ce pas ce vers quoi toute la psychanalyse freudienne tend de manière subreptice si l'on lit attentivement la correspondance et l'oeuvre officielle de Freud?

Hamlet a accompagné la naissance de la psychanalyse et la découverte de l'inconscient. Il continuera de hanter Freud jusqu'à ses derniers écrits.

Contrairement à ce qu'il fit à partir de sa relecture de la tragédie sopho-cléenne (création d'un concept à portée scientifique et universelle), Freud n'utilisera pas sa lecture psychanalytique d'Hamlet aux mêmes fins. Contrairement

389. Jean Starobinski, op. cit., p. XIX- XX.

390. Nous entendons ici analyse non seulement au sens de psychanalyse , mais aussi dans le sens de l'exercice académique de type commentaire de texte dans les disciplines littéraires.

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au complexe d'×dipe qui deviendra la clef de voûte de la science de l'inconscient et qui bénéficiera (ou pâtira...) d'une vaste entreprise de vulgarisation et de diffusion (si bien que tout le monde croit savoir de quoi il s'agit lorsque l'on parle du complexe d'×dipe ), la résolution psychanalytique du mystère d'Hamlet ne sera jamais rendue accessible aux yeux de tous.

Tout d'abord, les passages de l'oeuvre de Freud où il est question du problème de Hamlet de manière claire et délimitée sont soit extraits de sa correspondance privée soit issus de notes de bas de page destinées à l'approfondissement d'un point de détail, soit évoqués dans des ouvrages techniques ou des conférences réservés aux initiés. Peut-être Freud voulait-il échapper aux résistances outrées que sa lecture d'Hamlet pouvait susciter (elle qui avait déjà heurté la sensibilité de ses proches et de ses confrères pourtant bien au fait des perspectives ouvertes par la psychanalyse freudienne sur la littérature notamment et plus généralement sur le psychisme humain) chez des lecteurs non avertis, Hamlet apparaissant beaucoup plus proche de la subjectivité et du psychisme modernes qu'×dipe . Il fallait sans doute éviter qu'Hamlet ne vienne trop éclairer ×dipe .

Il ne pouvait être envisageable d'infliger une énième blessure narcissique à l'humanité en affirmant que chacun de ces névrosés a lui-même été un ×dipe , ou, ce qui revient au même, qu'il est devenu, en réaction au complexe, un Hamlet. , la frontière étant si labile et floue entre normal et pathologique que tout être humain peut ici se sentir visé par Freud. La révélation de la proximité de Hamlet (en qui il est si aisé de se reconnaître sans rougir) avec ×dipe aurait été quelque chose de trop insoutenable et inacceptable pour le commun des mortels.

On trouve dans la correspondance de Freud avec Fliess d'autres lettres que la lettre inaugurale du 15 octobre 1897, moins systématiques et plus anecdotiques, où il est question d'Hamlet. Dans une lettre du 5 novembre 1897, Freud relance Fliess au sujet d'Hamlet et de son rapprochement avec ×dipe, ce qui conforte l'idée selon laquelle ceci était d'emblée très important aux yeux de Freud d'un point de vue psychanalytique. Il cherche une confirmation de l'intérêt de son hypothèse chez son ami. Freud place ici résolument la littérature au-dessus de la démarche scientifique et de la clinique. Par ailleurs, Freud se plaint de tâtonner dans son travail de médecin ainsi que dans l'élaboration de la psychanalyse, aussi bien du point de vue de son auto-analyse que de l'analyse de ses patients. Cette lettre témoigne justement de ce que nous venons de suggérer, à savoir une réserve de la part de Freud concernant la publication du résultat de ses recherches concernant l'idée d'un fondement commun à Hamlet et à ×dipe, qui conduire à la volonté de garder ses conclusions sur Hamlet ésotériques, contrairement à celles sur ×dipe qu'il diffusera à un plus large public.

Je frémis à l'idée de toute la psychologie qu'il va me falloir, dans les années à venir, aller chercher dans les livres. En ce moment je ne peux ni lire ni penser. L'observation m'absorbe complètement. [...] Tu ne m'as rien écrit à propos de mon interprétation d'×dipe roi et d'Hamlet. Comment je ne parle de cela à personne d'autre, parce que je peux imaginer à l'avance le refus décontenancé que cela provoquerait, j'aimerais que tu me dises brièvement ce que tu en

150

penses. 391.

Dans une autre lettre datant du 27 octobre 1899 392, Freud fait allusion au fait qu'un de ses amis avait des objections à faire à sa conception d'Hamlet après la sortie de L'Interprétation du rêve. Il est hors de question pour Freud de risquer de subir la même surabondance de railleries, de contresens, de mécompré-hensions et de critiques injustifiées, de la part de personnes non-initiés à l'esprit de la psychanalyse, au sujet de son appréhension de l'oeuvre de Shakespeare que ce qu'il a connu lors de l'exposition des grandes lignes de ce qui deviendra en

1910 le complexe d'×dipe.

Bien plus tard, dans l'Abrégé de psychanalyse, Starobinski note que Freud a opéré une dernière tentative pour réhabiliter le complexe d'×dipe ainsi que la conception du problème d'Hamlet qui s'ensuit.

Dans l'ouvrage inachevé de 1938 (Abriss der Psychoanalyse), les mêmes idées reparaissent, mais avec un accent plus vif d'apologétique. Du côté des critiques et des historiens de la littérature, l'interprétation d'Hamlet n'avait pas été très bien accueillie. Freud ri-

poste. 393.

Hamlet est un personnage beaucoup plus proche de nous que peut l'être ×dipe

.

De même, nous arrivons plus facilement à nous représenter la tragédie de caractère, le drame psychopathologique caractéristique d'Hamlet que la tragédie du destin que constitue ×dipe roi.

Avec ×dipe, le lecteur-spectateur peut se rassurer en demeurant dans l'illusion que ceci ne le concerne pas, ce qui est beaucoup plus difficile à concevoir au sujet d'Hamlet. Mettre en lumière, comme le fait Freud, le lien structurel unissant Hamlet et ×dipe ne pouvait que susciter des résistances psychiques et des défenses narcissiques fortes de la part de ses lecteurs.

Dans un passage des oeuvres complètes de Freud394, il est simplement précisé par l'éditeur, en guise d'introduction à cette allocution, que Freud avait donné une conférence en 1911 (peu après la publication de l'article d'Ernest Jones) consacrée au problème d'Hamlet ( Das Hamlet-Problem ) devant les membres de la fraternité B'nai B'rith, association juive humanitaire à buts culturels et caritatifs . Il s'agit de toute évidence d'une conférence exotérique et aucune trace écrite de cette intervention de Freud (présupposée être la seule analyse complète du problème d'Hamlet entreprise par Freud 395) n'a été à ce jour publiée. À la demande de ses disciples, Freud y expliciterait ce qui n'apparaît dans son oeuvre officielle que sous la forme de notes et de suggestions évasives, donnant ainsi un exposé plus systématique du problème d'Hamlet.

391. Sigmund Freud, Lettre 145, op. cit., p. 350-352.

392. Sigmund Freud, lettre 221, op. cit.

393. Jean Starobinski, op. cit., p. XXIX.

394. Sigmund Freud, Allocution aux membres de la société B'nai B'rith (1926), O.C.F. XVIII, PUF, Paris, 2015.

395. Voir Dennis B. Klein, Jewish Origins of the Psychoanalytic Movement, The University of Chicago Press, Chicago, 1985, p. 161-162.

151

b) Les effets délétères de l'÷dipianisatin d'Hamlet

La critique littéraire traditionnelle refuse ce qu'elle ressent comme à la fois la trivialité du sexuel, la désappropriation d'une création en partie soustraite à l'empire de la conscience et la mise en cause du sens préalable universel que l'humanisme veut découvrir. On continue à suggérer que les motivations et les significations du désir d'origine sexuel sont quelque peu dégradantes, déshumanisantes. ???.

Deux obstacles viennent contrecarrer le projet freudien de psychanalyse d'Ham-let : d'une part la façon dont ont été reçu les idées de Freud et sa méthode de psychanalyse appliquée; d'autre part, la perception générale que le public a de la pièce de Shakespeare.

Inversement, on repère, suite à l'appropriation et à la réécriture freudiennes de la pièce de Shakespeare, un mouvement de rejet vis-à-vis d'Hamlet, comme s'il avait contracté un pacte faustien avec le démon freudien et sa sorcière méta-

psychologique, volontiers diabolisés par l'opinion commune ???.

En somme, Hamlet est-il innocent ou coupable de sa récupération par la doctrine freudienne? Si Hamlet contient déjà les intuitions freudiennes, alors il ne

peut échapper à la fustigation ...

Freud explique l'énigme d'Hamlet par ×dipe ???. Cette tendance à réduire un personnage issu de la singularité irréductible d'un auteur a reçu de violentes critiques. Jusqu'à ses derniers textes, Freud affirmait que le complexe d'×dipe avait été sa plus grande découverte psychanalytique et pourtant c'est le concept qui suscita (et suscite encore) le plus de réticences, de malentendus, de controverses et de déformations.

On note effectivement un phénomène massif de rejet de ce que les détracteurs du freudisme nomment oedipémie , oedipianisme ou oedipia-nisation . l'×dipe leur paraît fonctionner comme une notion attrape-tout, d'où

sa radicale remise en cause.

Devant tant de bruit et de fureur autour du complexe oedipien, on en vient presque à souhaiter qu'×dipe s'efface devant Hamlet et nous laisse au sentiment d'inquiétante étrangeté suscité par l'atmosphère spectrale d'une part, de la pièce de Shakespeare, hantée par le spectre du défunt père d'Ham-let, et d'autre part, de l'oeuvre freudienne, envahie par la présence d'Hamlet.

Si le moi n'est plus le maître en sa propre demeure, c'est que ce qui a été écarté de cette demeure, comme porteur de la souillure oedipienne, peut toujours être amené à ressurgir. ×dipe annonçait déjà ce à quoi Freud attachait une très grande importance dans les vers d'Hamlet, à savoir l'existence de vérités qui ne se laissent pas révéler aisément, ces vérités interdites, ces

396. Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, PUF, Que sais-je?, Paris, 1978.

397. Freud ramènerait l'homme à ce qu'il y a de plus vil en lui, au pulsionnel, perçu négativement, comme ce qui ravale l'être humain à l'animalité.

398. Voir le tableau d'Ingres, ×dipe explique l'énigme du sphinx.

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choses du ciel et ces choses de la terre inaccessibles à la sagesse d'école 399. On comprend dès lors que si Freud revenait sans cesse à cette citation d'Hamlet toisant Horatio à cause de son scepticisme concernant l'apparition du Spectre et plus généralement l'existence de ces choses au ciel et sur la terre auxquelles sa philosophie sceptique ne peut rêver.

Cela ne veut pas dire que Freud accorderait tout d'un coup une certaine validité à la croyance populaire en l'existence des choses surnaturelles. Ce recours fréquent à ces vers d'Hamlet évoquent l'existence de vérités souterraines, non pas au-delà de ce qui existe, mais en-deçà de ce qui apparaît à la conscience. Il s'agit bien des vérités de l'inconscient, des désirs incestueux et meurtriers à l'égard des parents, ces mêmes désirs présents dans l'âme du sujet à son insu qu'il faut écarter de la conscience et dépasser afin de sortir du stade pré-÷dipien et afin d'accéder à une sexualité dite normale, la sexualité adulte. Il y a bien une positivité du refoulement qui permet de mener une vie normale, qui se distingue des déclinaisons névrotiques du refoulement qui sont en réalité des formes imparfaites de refoulement car elles ne remplissent pas leurs fonctions régulatrices de la vie psychique, ce qui rend la souffrance psychique supportable à l'être humain.

C'est d'ailleurs pourquoi toutes ces formes de souffrance auxquelles Hamlet fait référence dans son célèbre monologue apparaissent insoutenables au prince danois, celui-ci n'ayant pas résolu son complexe d'OEdipe et le refoulement n'ayant pas rempli pleinement sa fonction.

OEdipe excelle à dénouer les énigmes. Parvient-il pour autant à résoudre celle

d'Hamlet comme le prétend Freud ?

Omission accidentelle ou volontaire de l'analyse du personnage d'Ophé-lie ?

Malgré sa fascination pour la pièce de Shakespeare en général et bien qu'il s'intéresse plus tardivement au délire psychotique d'un point de vue psychanalytique 400, Freud n'a jamais tenté d'opérer une approche psychanalytique du personnage d'Ophélie. Peut-être que cet oubli ou cette évitement était lié au fait qu'il avouait lui-même que le continent de la sexualité féminine lui demeurait un mystère insondable et que son élaboration du complexe d'OEdipe n'était pour lui qu'imparfaite lorsqu'il s'agissait de l'appliquer à la femme. Nous reviendrons sur cet évitement d'Ophélie par Freud dans notre dernière partie.

Les anachronismes freudiens et l'arrachement d'Hamlet à son contexte

de production. Peut-être Freud, dans sa lecture d'Hamlet, n'a pas été
attentif à certaines problématiques propres à l'époque élisabéthaine, en extrayant l'oeuvre hors de son cadre épistémique :

La pièce de Shakespeare est contemporaine d'une époque où se défait l'image traditionnelle du cosmos ; elle voit le jour au moment

399. Sophocle, ×dipe roi, op. cit., p. 112 : « Ô Tirésias, toi qui sais tout, les vérités révélables et les vérités interdites, les choses du ciel et les choses de la terre .

400. notamment en 1911 dans les Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa, dit aussi « le président Schreber .

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où la subjectivité commence à établir son règne séparé, inaccessible par principe : Il n'y a que vous, écrit Montaigne, qui sache si vous êtes lâche et cruel, ou loyal et dévotieux; les autres ne vous voient point, ils vous devinent (III, 2). L'être et le paraître ne coïncident pas. C'est la maladie scandaleuse que dénonce Hamlet : mais il en est contaminé. L'une de ses armes défensives est le paraître dissimulateur, le masque de la déraison; sa première arme offensive est le paraître simulateur, la représentation théâtrale. [. . .] Épuisant les ressources du paraître, le théâtre n'a-t-il pas pour vertu de forcer l'être à se manifester? 401.

En effet, peut-être est-il urgent de chercher les thèmes et les motifs d'Hamlet

ailleurs que dans ×dipe.

La mélancolie.

Les effets dévastateurs de ce mal connu depuis l'Antiquité ont été analysé, peu avant l'écriture d'Hamlet, par le médecin Timothy Bright, puis, par la suite, par le moraliste Robert Burton. La mélancolie avait sa place dans le cadre de la théorie hippocratique des humeurs. Elle est cette bile noire, conduisant au dérèglement des moeurs, des croyances, des passions jusqu'au scepticisme, voire à l'athéisme. Le phénomène de la mélancolie apparaît dès lors davantage comme une détresse collective, ontologique propre à une époque, plus qu'une forme de désarroi personnel et psychologique propre au personnage shakespearien et à

son expérience singulière du deuil du père.

Le doute.

Hamlet met en lumière l'impossibilité d'atteindre quelque certitude ici-bas :

Rien n'est en soi bon ou mauvais, la pensée le rend tel 402.

La misogynie.

On peut se demander si dans Hamlet la misogynie est feinte ou réelle, et qui elle vise réellement : s'agit-il de Gertrude à travers Ophélie ou s'agit-il d'une haine et d'une méfiance généralisées vis-à-vis de la femme chez Hamlet? : la femme, origine de tous les maux de l'humanité Ophélie chargée par Hamlet de porter le fardeau de tous ses péchés. Hamlet à Ophélie : les sages savent trop bien quels monstres vous faites d'eux. Dieu vous a donné un visage et vous vous en faites un autre. la soumission de la femme : répétition de I shall obey

you par Ophélie et Gertrude.

Les relations étroites entre folie réelle et folie feinte dans l'oeuvre de Shakespeare.

Le fou apparaît souvent chez Shakespeare comme dépositaire de la vérité (ceci est encore plus exemplaire dans le cas des personnages de fous du roi). Les autres personnages recherchent des causes de la folie d'Hamlet. La folie apparaît comme le porte-parole du bon sens, d'où l'idée qu'il y aurait une méthode et un

401. Jean Starobinski, op. cit., p. XX.

402. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 243a-244a :

There is nothing either good or bad but thinking makes it so. .

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sens propres au discours du fou. Un autre problème se pose alors : contrefaire la folie mène-t-il à la folie? Guildenstern dit à propos d'Hamlet :

«Nous ne le trouvons pas disposé à se laisser sonder, Et sa folie rusée prend le large

Quand nous voulons le conduire à un aveu

De son véritable état. 403.

A propos de la folie d'Ophélie, Laërte s'exprime ainsi :

« Leçon de la folie, pensées et souvenirs associés. 404.

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Les raisons qui pousseraient au suicide sont nombreuses et sont énumérées par Hamlet dans son monologue de la scène 1 de l'acte III : « souffrances du coeur , « mille chocs naturels dont hérite la chair , «les fouets et la morgue du temps, les outrages de l'oppresseur, la superbe de l'orgueilleux, les affres de l'amour dédaigné, la lenteur de la loi, l'insolence du pouvoir, et les humiliations que le patient mérite endure des médiocres 405.

Quoi qu'il en soit, l'interdit moral et religieux (la pensée d'une vie après la mort du corps et la peur du jugement de dieu, la peur qu'il puisse exister

403. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 8-10 : Nor do we find him forward to be sounded,

But with a crafty madness keeps aloof

When we would bring him on to some confession Of his true state. .

404. William Shakespeare, Hamlet, IV, 5, 169-170 :

A document in madness, thoughts and remembrance fitted. .

405.

William Shakespeare, Hamlet, III, 1 :

Whether 'tis nobler in the mind to suffer The slings and arrows of outrageous fortune, Or to take arms against a sea of troubles, And, by opposing, end them. To die, to sleep, No more, and by a sleep to say we end The heartache, and the thousand natural shocks That flesh is heir to; 'tis a consummation Devoutly to be wish'd. [...]

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d'autres maux post mortem dont nous ne savons rien ) reprend toujours le dessus sur ce désir morbide. Ainsi, l'enterrement d'Ophélie en terre chrétienne

For who would bear the whips and scorns of time,

Th'oppressor's wrong, the proud man's contumely.

The pangs of despis'd love, the law's delay,

The insolence of office, and the spurns

That patient merit of th'unworthy takes,

When he himself might his quietus make

With a bare bodkin? Who would fardels bear,

To grunt and sweat under a weary life,

But that the dread of something after death,

The undiscover'd country, from whose bourn

No traveller returns, puzzles the will,

And makes us rather bear those ills we have

Than fly to others that we know not of?

Est-il plus noble pour l'esprit de souffrir

Les coups et les flèches d'une injurieuse fortune,

Ou de prendre les armes contre une mer de tourments,

Et, en les affrontant, y mettre fin? Mourir, dormir,

Rien de plus, et par un sommeil dire : nous mettons fin

Aux souffrances du coeur et aux mille chocs naturels

Dont hérite la chair; c'est une dissolution

Ardemment désirable. [...]

Car qui voudrait supporter les fouets et la morgue du temps,

Les outrages de l'oppresseur, la superbe de l'orgueilleux,

Les affres de l'amour dédaigné, la lenteur de la loi,

L'insolence du pouvoir, et les humiliations

Que le patient mérite endure des médiocres,

Quand il pourrait lui-même s'en rendre quitte

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pose problème. On trouve dans Hamlet, par le biais de la parole du fossoyeur, toute une réflexion sur l'injustice qui fait qu'Ophélie a le droit d'être enterrée en terre chrétienne parce qu'elle est d'une famille bien placée et non par qu'elle le

mérite (d'un point de vue religieux).

L'être et le paraître.

Seems, madam? Nay, it is, I know not seems .

[...] I have that within which passes show 406.

La conscience nous rend lâche et malheureux : le bonheur résiderait-il dans l'illusion ignorante d'elle-même? Hamlet est certes dans l'être mais il en souffre et veut entraîner tout le monde dans cette souffrance face au constat de l'être réel des choses.

A cette scission qu'Hamlet déplore entre l'être et le paraître correspond une opposition entre Nature et dénaturation. En effet, Hamlet qualifie les actes de son oncle et de sa mère de contre-natures . Par opposition, il insiste sur l'importance pour lui de rester fidèle à sa nature propre :

Ô coeur, ne perds pas ta nature! [...] Soyons cruel, mais pas dénaturé, Je la poignarderai seulement de paroles. 407 .

Par ailleurs, on trouve dans la pièce de Shakespeare une distinction entre une parole sincère, authentique et une pure parole sans contenu ( words, words, words ) : paroles sans pensées jamais ne vont au ciel408 .

D'un coup de dague? Qui voudrait porter ces fardeaux,

Pour grogner et suer sous une vie harassante,

Si la terreur de quelque chose après la mort,

Contrée inexplorée dont, la borne franchie,

Nul voyageur ne revient, ne déroutait la volonté

Et ne nous faisait supporter les maux que nous avons

Plutôt que fuir vers d'autres dont nous ne savons rien? ».

406. William Shakespeare, Hamlet, I, 2, 76-85 :

Semble, madame? Non, est. Je ne connais pas semble ».

[. . .] J'ai ceci en moi qui passe le paraître».

407. William Shakespeare, Hamlet, III, 2, 369-372 : O heart, lose not thy nature! [...]

Let me be cruel, not unnatural,

I will speak daggers to her, but use none ».

408. William Shakespeare, Hamlet, III, 3, 98 : Words without thoughts never to heaven go ».

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Le topos du monde comme scène de théâtre.

All the world's a stage ».

Nous avons vu que cette citation de la comédie shakespearienne As you like it entrait en résonance avec la devise du théâtre du Globe. Dans Hamlet, on trouve une illustration de ceci dans la mise en abyme du théâtre qui a lieu lors de la scène dans la scène. La pièce dans la pièce » est un thème baroque. Il s'agit de montrer que parfois la représentation théâtrale peut dépasser la réalité, produisant une sorte de quintessence de réalité grâce au biais scénique. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si les comédiens sont, pour Hamlet, le précis et la brève chronique du temps » 409 et que le théâtre sera la chose où [Hamlet pren-

dra] la conscience du roi » 410.

Le pessimisme vis-à-vis de l'humanité et du monde.

Les amis s'avèrent des traîtres, l'honnêteté devient l'exception à la règle, la lâcheté prévaut.

L'homme ne m'enchante plus, ni les femmes d'ailleurs 411 ».

Si l'on traite chacun selon son mérite, qui échappera au fouet? » 412.

Le corps comme prison, corps biologique et corps politique.

Hamlet compare l'État du Danemark à une prison. Rosencrantz renchérit en comparant le monde à une prison. Le monde, par ailleurs, est trop étroit pour

l'esprit d'Hamlet.

Le statut ambigu du rêve et ses rapports avec la mort. Un rêve n'est qu'une ombre » 413.

Mourir, dormir, dormir, rêver peut-être, ah! C'est là l'écueil. Car dans ce sommeil de la mort les rêves qui peuvent surgir, quand nous aurons quitté le tourbillon de vivre, arrêtent notre élan» 414.

La place de la fatalité dans le drame élisabéthain.

Hamlet compare la Fortune à une catin. Les références au ciel et à la terre ont une place prépondérante dans la tragédie de Shakespeare : Hamlet s'adressent à eux à de nombreuses reprises comme Roméo s'adressait aux astres.

Existence et culpabilité.

L'existence apparaît à Hamlet comme un fardeau :

409. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 455 they are the abstract and brief chronicles of the time .

410. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 531-532.

411. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 273-274 Man delights not me, nor women neither .

412. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460.

413. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 253a.

414. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 63-67.

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«je pourrais m'accuser de choses telle qu'il vaudrait mieux que ma mère ne m'eût pas mis au monde. 415 (III, 1).

Sa culpabilité est à double sens : d'une part, une culpabilité réelle (meurtre de Polonius, attaques verbales vis-à-vis de sa mère) et d'autre part, une culpabilité face aux actes qu'il aurait pu commettre s'il actualisait ses paroles et désirs :

« Que suis-je donc, moi qui ai un père tué, une mère souillée, pour exciter ma raison et mon sang 416.

«Je suis très orgueilleux, vindicatif, ambitieux, et j'ai plus de forfaits en réserve que je n'ai de pensées pour les concevoir, d'imagination pour leur donner forme, ou de temps pour les accomplir. 417

Les ravages de la passion et du désir. La passion fausse le jugement :

« Ce que dans la passion nous projetons de faire, La passion terminée en ruine le projet 418.

D'autres thèmes sont essentiels dans la pièce de Shakespeare tels que la réflexion sur les rapports inextricables entre la vie et la mort ou encore l'image de la na-

tion comme corps malade.

Hamlet et les philosophes.

Montaigne (1533-1592) est une source probable de Shakespeare. On peut en effet supposer que Shakespeare avait lu Les Essais. Hamlet est révélateur de ce changement d'épistémê dont font acte Les Essais, ainsi que d'une nouvelle ontologie :

« Je ne peins pas l'être, je peins le passage 419.

L'intellect humain apparaît comme mû par le paradoxe d'un sentiment d'une liberté créatrice sans borne à l'intérieur même d'un espace clos. S'ensuivent alors des doutes sur l'éminence de l'homme dans une architecture parfaite (monde clos), comme en témoigne Hamlet :

« Ô Dieu, je pourrais être enfermé dans une coque de noix et m'y sentir roi d'un espace infini, n'était que j'ai de mauvais rêves. 420.

415. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 122-123 I could accuse me of such things that it were better my mother had not borne me. ».

416. William Shakespeare, Hamlet, IV, 4, 55-57 How stand I, then, That have a father kill'd, a mother stain'd, Excitements of my reason and my blood ».

417. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 124-126 I am very proud, revengeful, ambitious, with more offences at my beck than I have thoughts to put them in, imagination to give them shape, or time to act them in. ».

418. William Shakespeare, Hamlet, III, 2, 181-182

What to ourselves in passion we propose, The passion ending, doth the purpose lose. »

419. Michel Eyquem de Montaigne, Essais, III, 2, Du repentir».

420. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 247a - 249a O God, I could be bounded in a nut shell and count myself a king of infinite space, were it not that I have bad dreams. ».

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Montaigne, récusant le recours aux seules lumières de la raison, évoque la vérité « qui nous prêche de fuir la mondaine philosophie » 421. Ceci évoque bien évidemment pour nous la fameuse citation favorite de Freud dans laquelle Hamlet s'adresse au sceptique Horatio.

Hamlet exercera une influence sur les formes philosophiques d'anti-humanisme. En effet, la représentation de l'homme comme étant confronté à la relativité des échelles de grandeur inspirera par la suite l'apologétique pascalienne (le moi haïssable) ainsi que l'expérience de pensée de la philosophie classique du « je », hanté par le scepticisme, qui se met à douter, tout en se reconnaissant seul sujet de ses doutes.

« Rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis, qui l'enferment et qui le fuient. » 422.

Chez Pascal, on retrouve également le motif de la fragilité du pouvoir qui ne repose que sur l'apparence du pouvoir : dans Hamlet, Claudius ne parvient pas à adhérer à son rôle, car il n'assume ni le fait qu'il a usurpé le trône ni sa culpabilité.

« Quel chef-d'oeuvre que l'homme! Si noble en sa raison, si infini dans ses facultés, par ses formes et ses mouvements si bien modelé et si admirable, par l'action si proche d'un ange, par la pensée si proche d'un dieu : la merveille du monde, le parangon des animaux! Et cependant, pour moi, que vaut cette quintessence de poussière? » 423.

« Quelle chimère est-ce donc que l'homme, quelle nouveauté, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige, juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d'incertitude et d'erreur, gloire et rebut de l'univers [...] » 424.

On trouve aussi en écho chez Pascal l'idée présente dans Hamlet de vanité de la position sociale et du pouvoir des grands :

« Le roi est une chose... [...] Une chose de rien. » 425.

On lit dans Hamlet comme une préfiguration des pensées pascaliennes sur l'opposition entre véritable grandeur et grandeurs d'établissement :

« être vraiment grand n'est pas s'émouvoir sans grande cause, mais

trouver grande querelle dans un fétu de paille quand l'hon-

neur est en jeu » 426.

421. Montaigne, Essais, II, 12, Apologie de Raymond Sebond .

422.

Blaise Pascal, Pensées, éd. Le Guern, Gallimard, folio classique, fr. 185.

423.

William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 268-274.

424. Blaise Pascal, op. cit., fr. 332.

425.

William Shakespeare, Hamlet, IV, 3, 24-26 : The king is a thing ... [...] Of nothing .

426.

William Shakespeare, Hamlet, IV, 5, 52-55 :

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En outre, on retrouve chez Descartes l'esprit d'Hamlet, à tel point qu'on pourrait ramener certains passages de la pièce de Shakespeare à des illustrations littéraires de la méthode cartésienne du doute et qu'on pourrait presque parler, de manière anachronique, d'un doute méthodologique Hamlet, notamment à la scène 5, de l'acte I :

me souvenir de toi, oui, des tables de ma mémoire j'effacerai toute réminiscence futile et triviale, Tous les dictons des livres, toutes les formes, toutes les impressions passées que la jeunesse et l'observation y avaient copiés 427.

De même, nous pouvons citer ce passage où Hamlet s'adresse au sceptique Horatio qui doute encore que le spectre soit le père de Hamlet et qu'il puisse être porteur d'une vérité bien plus profonde que les apparences (décrites comme trompeuses par Hamlet et le spectre). Horatio, le sceptique, dit la chose suivante:

je ne pourrais le croire,

Sans la garantie sensible et vraie

De mes propres yeux. 428.

A cela correspond les prémisses de l'hypothèse cartésienne du malin génie dans les vers d'Hamlet à la scène 2 de l'acte II :

L'esprit que j'ai vu

Est peut-être un diable, et le diable a le pouvoir

Rightly to be great,

Is not to stir without great argument, But greatly to find quarrel in a straw When honour's at the stake.

427. William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 95-101 : Remember thee,

Yea, from the table of my memory

I'll wipe away all trivial fond records,

All saws of books, all forms, all pressures past, That youth and observation copied there .

428. William Shakespeare, Hamlet, I, 1, 56-58 : I might not this believe,

Without the sensible and true avouch Of mine own eyes. .

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De revêtir une forme séduisante; oui, et peut-être, Profitant de ma faiblesse et de ma mélancolie, Car il est très puissant sur ces sortes d'humeurs, Il m'abuse pour me damner. Il me faut

Un sol plus ferme. 429.

Ainsi, cette digression nous a permis de mettre en valeur le fait qu'arracher Hamlet à son contexte de production et à son cadre épistémologique nous faisait passer à côté de nombreux aspects de la pièce de Shakespeare. C'est en ceci que la transposition du cadre psychanalytique du XXème siècle sur le drame élisabéthain du début du XVIIème siècle nuit à la juste appréhension de ce dernier. C'est en ce sens qu'on peut dire que Freud pèche par anachronisme et qu'il ne respecte pas l'incommensurabilité entre les épistémê. Nous avons vu que le cadre général de pensée propre à l'époque d'Hamlet n'était pas comparable à l'épistémê freudienne, et donc qu'il s'agirait d'une manière pour la psychanalyse d'outrepasser ses droits et d'appliquer sa méthode à des domaines qui dépassent son champ de compétence, tout simplement parce que la méthode psychanalytique ne serait pas faite pour penser une oeuvre n'ayant de sens que par rapport à l'épistémê dans laquelle elle a vu le jour.

En cherchant à agir à partir d'Hamlet sur la discipline psychanalytique, la démarche freudienne traduit une certaine répétition du refoulé. De quel refoulé s'agit-il s'il n'est pas lié à son propre inconscient qu'il croirait redécouvrir à travers l'inconscient d'Hamlet et de Shakespeare? Nous faisons l'hypothèse qu'agit à travers la répétition freudienne du thème hamlétien une forme d'inconscient machinique et collectif, de sorte qu'on peut dire que c'est bel et bien la machine Hamlet qui fonctionne dans l'oeuvre de Freud. Au sein de l'auto-analyse que Freud poursuit, peut-être malgré lui, tout au long de son oeuvre, Hamlet revêt la figure de l'analyste. Hamlet, nous l'avons vu, a été désigné par Jones comme le sphinx de la littérature moderne . S'il est la sphinge, il est cette figure féminine qui pose une énigme à ×dipe. Ceci entre en résonance avec les hypothèses

429. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 525-531 : The spirit that I have seen

May be a devil, and the devil hath power T'assume a pleasing shape; yea, and perhaps, Out of my weakness and my melancholy, As he is very potent with such spirits, Abuses me to damn me. I'll have grounds More relative than this. .

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de Freud et de Jones sur l'hystérie, l'homosexualité et la féminité d'Hamlet.

Nous avons étudié le rapport d'Hamlet aux concepts freudiens ainsi que la façon dont Freud faisait fonctionner Hamlet lui-même comme un concept opérant pour la psychanalyse. La méthode et les concepts introduits par Freud pour l'analyse des oeuvres littéraires ont suscité tellement d'émules et de variantes parfois très différentes (critique littéraire, psychanalyse, philosophie) qu'il est impossible de croire en une volonté dogmatique et impérieuse de la part de Freud de vouloir imposer sa propre lecture de la pièce. De toute évidence, Freud respectait bien trop Shakespeare et tout particulièrement Hamlet pour leur faire subir ce traitement réducteur et irrespectueux du travail de création qu'on l'a si souvent accusé de vouloir faire.

D'ailleurs le travail créateur était bien au coeur des préoccupations de la psychanalyse appliquée pour Freud. La démarche de la psychanalyse étant elle-même invention, création et production de machines désirantes, Freud était tout particulièrement apte à saisir les subtilités des mécanismes de production de la machine littéraire Hamlet.

Il ne s'agit pas chez Freud d'un mouvement général de démonstration partant de ce qui serait prédéterminé, préexistant dans Hamlet. On l'a vu, contrairement à Jones, Freud n'a jamais produit d'étude systématique sur Hamlet. On peut penser que cela n'aurait pas été souhaitable car il aurait été injuste, compte tenu de tout ce que le poète a apporté à la psychanalyse par le biais d'Hamlet, de tenter à tout prix d'intégrer Hamlet comme objet d'étude isolé dans un ouvrage à visée argumentative et ayant valeur de preuve de la validité de la doctrine psychanalytique.

Hamlet hante Freud, il hante la psychanalyse freudienne presque de manière inconsciente. Il est l'insu de la psychanalyse, l'insaisissable, l'inassignable, d'où la fascination et l'effroi qu'il produit chez celui qui cherche désespérément à le saisir ou à l'assigner à quelque chose, indépendamment des effets d'inquiétante étrangeté repérés par Freud lui-même. Hamlet surgit dans les textes de Freud comme si ce dernier ne l'avait pas délibérément voulu. Il semble presque parfois parler à la place de Freud dans une confusion des discours, entre celui, littéraire, de Shakespeare connu dans les moindres détails par Freud, lecteur de Shakespeare depuis son plus jeune âge, et celui, scientifique, du fondateur de la psychanalyse.

La langue freudienne et la langue hamlétienne font l'objet d'une rencontre heureuse, se fondent dans un même langage hamléto-freudien et c'est ce qui rend les textes de Freud si riches, à entrées multiples, laissant en réalité une marge de manoeuvre importante à son lecteur (liberté et ouverture des possibles caractéristiques de toute grande oeuvre littéraire) et dotés de qualités littéraires indéniables.

Freud passe d'abord par l'opération d'amputation consistant à résumer le texte à interpréter. Il s'agit pour lui d'embrasser un ensemble signifiant. Il doit faire pour cela le choix de certains ensembles qu'il juge plus signifiants que d'autres afin de corroborer sa propre théorie. On aurait pu mettre au jour d'autres agencements en sélectionnant d'autres passages. Freud fait le choix de certains passages du texte shakespearien dans le but d'étayer ses hypothèses, le projet d'analyse d'Hamlet est sous-tendu par une nécessité démonstrative.

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En dernière analyse, peut-on dire, comme Lacan, que l'×dipe n'est qu'un symptôme de Freud, ou, dans la perspective de Deleuze, que Freud délire-désire lorsqu'il oedipianise tout? Ne serait-ce pas plutôt Hamlet qui est à la fois un symptôme, un désir et un délire créateurs de Freud?

Notons que la création shakespearienne qu'est Hamlet peut être considérée, en son essence même, comme un acte de résistance, résistance à la psychanalyse

et symptômes des résistances de la psychanalyse.

÷dipianisation, dogmatisme et répression du désir. Pourquoi la psychanalyse ne peut-elle envisager l'enfance, la psychose et le psychismes des autres peuple autrement qu'en se référençant à ×dipe? En effet, les formations psychiques de l'enfant, du psychotique et des autres peuples sont dites extra-oedipiennes, pré-oedipienne pour l'enfant, exo-oedipienne pour le psychotique et para-oedipienne pour les autres peuples. C'est ce fonctionnement de l'×dipe comme dogme qui est contestable et contesté par Deleuze et Guat-tari.

Qu'est-ce qui dépasse les catégories psychanalytiques dans Hamlet? Nous posons qu'il s'agit de la dimension d'irréductible singularité, de la dimension d'émergence du dehors à l'intérieur du dedans ainsi que de la production ma-chinique du désir, dans son caractère irréductible aux désirs incestueux et parricides.

164

Troisième partie

Hamlet, comme objet

d'expérimentations

psychanalytiques:

La machine Hamlet et son

fonctionnement dans l'oeuvre

freudienne.

165

Psychanalyse interprétative, approche analytique et
÷dipianisation de l'inconscient :

Comment résoudre le conflit d'intérêts entre psychanalyse et littérature, en particulier en ce qui concerne l'objet d'étude

Hamlet?

Dans cette dernière partie, nous tenterons de voir comment il est possible de considérer Freud avec Hamlet et Hamlet avec Freud sans qu'il faille à tout prix concevoir un rapport de hiérarchie ou de dépendance de l'un à l'autre. Notre conviction est qu'une coexistence à la fois pacifique et enrichissante sur le plan critique et clinique est possible. Nous pensons que considérer concomitamment Freud avec Hamlet et Hamlet avec Freud ouvre une multiplicité de possibles à la fois à la littérature, comme activité critique et comme création artistique, à la psychanalyse comme dialectique entre théorie et pratique et à la philosophie comme création d'un laboratoire conceptuel. Plutôt que de chercher à tout prix à déterminer ce qui s'est réellement passé dans Hamlet ou ce que Hamlet peut bien vouloir dire, nous chercherons plutôt à nous demander :

Comment ça fonctionne, comment ça marche, comment ça s'agence dans Hamlet?

I- Vers une critique de la raison psychanalytique?

1) En quoi consisterait une entreprise philosophique de critique du logos psychanalytique?

L'oeuvre d'interprétation à laquelle se livre Freud a elle-même des racines libidinales. C'est pourquoi il n'est pas étonnant de trouver chez Freud l'idée que le texte littéraire est un objet attirant pour l'examen analytique. Freud emploie également les termes trouble et fascination au sujet de l'effet produit sur lui par l'oeuvre d'art. Freud entend rendre intelligible cet effet de fascination qu'il a expérimenté sur lui-même au contact de l'oeuvre. Nous l'avons vu, Freud fait l'épreuve du texte shakespearien depuis ses huit ans. Il connaît les moindres détails d'Hamlet et sait réciter de mémoire des passages entiers. Son expérience d'Hamlet l'a éprouvé et enrichi, sur le plan personnel, intellectuel et professionnel. Freud, lorsqu'il lit et répète Hamlet à travers sa propre oeuvre, se fait machine désirante, qu'il oriente la machine vers la machine interprétative, machine paranoïaque qui voit un sens caché là où il n'y a que littéralité, ou alors qu'il fasse fonctionner la machine vers la pointe de sa déterritorialisation, lorsqu'il introduit du nouveau dans le déjà-là.

Au coeur du domaine culturel et artistique, l'objet de prédilection de Freud est le texte littéraire, et parmi la production littéraire, celui qui revient sans arrêt, c'est Shakespeare, et tout particulièrement Hamlet. Avant l'édification de la psychanalyse, entre 1883 et 1897, Freud se focalise surtout sur la possibilité d'expliciter le lien entre l'auteur et l'oeuvre. En ce sens, faire une psychanalyse de l'oeuvre d'art ne serait rien d'autre que contribuer à esquisser une psychologie

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du ça et de ses effets sur le Moi, à l'époque de la formation d'un édifice théorique nouveau. C'est pourquoi, aussi bien ce qui est au-delà que ce qui est en deçà du Ça, ne relève pas du travail de l'analyste. Ainsi, le travail de l'artiste, en tant qu'il est tributaire d'une psychologie du Moi, relèvera de la science de l'esthétique à laquelle Freud n'accorde pas grande importance et dont il souligne la caducité. De même, la question du don et du génie artistiques échappe pour Freud à toute science, elle ne sera donc pas abordée par la psychanalyse. Face à une telle délimitation du champ d'investigation que se propose la psychanalyse appliquée à la littérature, on est en droit de se demander si n'est pas évacué, par là même, l'essentiel de l'oeuvre d'art.

Si la psychanalyse ne touche justement pas à ce qui apparaît sacré (et, à ce titre, supposé intouchable) dans l'oeuvre d'art aux yeux de certains, alors pourquoi son approche rencontrera-t-elle de telles résistances et sera-t-elle soupçonnée de proposer un projet réducteur? Ce qui semble poser problème, c'est que la psychanalyse élargit son champ d'investigation à autre chose que l'explication des phénomènes psychiques et qu'à la compréhension des symptômes névrotiques. Supposons que la psychanalyse, dans sa dimension métapsychologique et spéculative, tende à outrepasser les limites de ce qu'elle est à même d'observer dans la clinique et de conceptualiser ensuite par des méthodes empiriques (en procédant par induction, à partir d'un certain nombre de phénomènes névrotiques afin d'en extraire des principes généraux ré-applicables par la suite). Cela signifie-t-il qu'il faille entreprendre quelque chose comme une critique de la raison psychanalytique? D'ailleurs, en quoi consisterait une telle entreprise?

Dans le cadre qui est le nôtre, une critique de la raison psychanalytique pourrait se définir comme l'examen des conditions de possibilité de l'appréhension de l'oeuvre littéraire par le logos psychanalytique, et plus particulièrement par la langue et la rationalité propres à la métapsychologie.

Si une telle démarche a un sens, c'est qu'il doit bien y avoir des problèmes liés aux fondements mêmes de la doctrine psychanalytique.

Toute l'entreprise de Sartre consiste à refonder la psychanalyse sur des bases théoriques qu'il juge plus solides. C'est ce qu'il nommera l' analyse existentielle , qu'il appliquera d'ailleurs aux oeuvres de Baudelaire ?, de Genet ? et de Flaubert??.

Sartre conserve l'idée d'un événement archaïque déterminant et de l'importance des premières expériences infantiles, sans l'inconscient et sans le complexe d'×dipe entant que tel. La conscience est transparente et libre. Il est nécessaire de tenir compte du sens et de l'intentionnalité. Comme le complexe d'×dipe, le projet fondamental sartrien renvoie au monde interpersonnel de l'enfance. Comme la psychanalyse freudienne, la psychanalyse existentielle entend découvrir l'événement crucial de l'enfance et la cristallisation psychologique autour de cet événement. ??. Peut-être y a-t-il là lieu d'y voir, comme chez Freud, une certaine limitation de la richesse du texte, ainsi ramené au projet d'être originel pré-réflexif de son auteur. La psychanalyse existentielle sartrienne ap-

430. Jean-Paul Sartre, Baudelaire (1947), Gallimard, Folio essais, Paris, 1988.

431. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard, Paris, 1952.

432. Jean-Paul Sartre, L'Idiot de la famille, t. I et II, Gallimard, Paris, 1988.

433. Jean-Paul Sartre, L'Etre et le Néant, Gallimard, tel, Paris, 1976, p. 629.

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pliquée à la littérature se focalise sur l'auteur (alors que Freud s'intéresse à la fois aux personnages, aux oeuvres et à l'auteur).

Pour Sartre, c'est bien plutôt l'inconscient qui fait de nous tous des lâches car postuler l'existence en nous d'un inconscient revient à chercher à se déresponsabiliser, à ne pas assumer sa liberté (sous prétexte d'être mû par un déterminisme psychique) et donc à adopter une conduite de mauvaise foi. L'analyse existentielle doit considérer les patients comme conscients afin qu'il puisse, par la réflexion, revoir leur projet d'être fondamental. Contrairement à l'analyse freudienne qui est essentiellement tournée vers le passé (régressive), l'analyse existentielle se caractérise par sa méthode progressive-régressive.

Nous avons là une intense circulation des concepts autour d'×dipe, de la littérature et de l'inconscient, entre Freud, Sartre et Deleuze et Guattari.

Deleuze joue [...] Sartre contre Sartre en radicalisant sa perspective. [. . .] Il n'y a aucune raison pour supprimer le sujet et la personne tout en gardant l'individu ni, non plus, pour conserver la conscience : le champ transcendantal ne doit pas seulement être impersonnel et a-subjectif mais aussi pré-individuel et inconscient. Il devient plan d'immanence. La psychanalyse est désormais possible mais ce n'est pas pour Deleuze la meilleure façon d'aborder l'inconscient. C'est même ce qu'il reproche à Sartre : ce dernier a supprimé l'inconscient mais gardé ce qu'il y avait de pire dans la psychanalyse, l'×dipe et ses avatars. C'est le geste contraire qu'il aurait fallu accomplir : se libérer de l'×dipe tout en conservant l'inconscient. ?.

Notons que Sartre n'a pas gardé l'×dipe en tant que tel. Il a insisté sur l'importance de certaines déterminations du passé (y compris familiales) sur le présent mais il n'y a jamais eu chez Sartre l'équivalent d'un complexe oedipien, dont l'évolution (la disparition ou au contraire le non-dépassement) déterminerait

strictement le psychisme actuel d'une personne.

Deleuze et Guattari tiennent à garder la notion d'inconscient, tout en lui faisant subir une redéfinition profonde, une radicale refonte conceptuelle. La bête noire, c'est l'×dipe, dont il ne faut rien garder d'un point de vue philosophique, puisque de toute manière les forces de re-territorialisation risquent toujours d'opérer dans le sens d'un retour au codage oedipien. En effet, une dé-territorialisation par rapport à l'×dipe peut réussir au prix d'efforts soutenus, mais, cette déterritorialisation étant provisoire, difficilement acquise et fragile, au moindre relâchement et à la moindre minute d'inattention, tout peut se territorialiser à nouveau vers papa-maman. L'inconscient machinique est toujours menacé par le spectre de l'inconscient personnel, la libération du désir d'Ophélie toujours mise en péril par les pleurnicheries d'Hamlet au sujet de sa famille et son obsession de trouver un moyen de fixer et de réparer des choses ayant eu lieu dans un passé révolu. N'oublions pas qu'Hamlet est celui qui est voué à re-territorialiser ce qui a été disjoint, en l'occurrence il est né pour redresser le cours du temps, désormais hors de ses gonds .

434. Pedro Cordoba, Lacan et l'origine du monde. Pour un devenir deleuzien du structuralisme , Revue Critique, Les éditions de Minuit, 800-801, Paris, janvier-février 2014, Où est passée la psychanalyse? , p. 7.

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The time is out of joint : O cursed spite, That ever I was horn to set it right! ??.

Deleuze et Guattari, tout comme Sartre, reprochent à Freud de se focaliser sur le passé du sujet, les premiers contestent l'idée d'un inconscient passéiste, le second reproche au complexe d'×dipe de ne pas prendre en compte la dimension du projet fondamental d'être et ainsi de déresponsahiliser l'homme, en en fai-

sant le résultat des déterminations du passé.

Concernant la question de savoir sur la démarche freudienne mérite une éventuelle critique de la raison psychanalytique, notons que Freud lui-même était très attentif aux prohlèmes liés à toute entreprise spéculative pure . La psychanalyse étant avant tout nouage entre théorie et pratique, toute démarche s'écartant de l'empirie et du phénoménal doit être surveillée de près, selon le fondateur de la psychanalyse. Sans ancrage sensihle, ni possihilité de vérification factuelle, il n'est guère possihle d'élahorer autre chose que des hypothèses prohahles.

Ainsi, la sorcière métapsychologique est-elle une hranche délicate de la psychanalyse et elle est développée par Freud avec la plus grande prudence. Freud ne cesse de le répéter : l'élahoration de la métapsychologie est parsemée de tâtonnements, d'avancées seulement prohahles (sur lesquelles il est impos-sihle d'avoir encore la distance critique suffisante) et de retours au point de départ récurrents. Freud avait horreur de se livrer à la spéculation pure, car il ne voulait en aucun cas que la discipline psychanalytique soit considérée comme un énième système métaphysique, et dès lors réduite à une vision du monde (Weltanschauung) parmi d'autres. Il tenait à l'exigence de scientificité et à la rigueur de la méthode psychanalytiques. C'est pourquoi, dès que possihle, les réflexions métapsychologiques étaient d'ahord fondées sur des conclusions épistémologiques, elles-mêmes issues d'ohservations cliniques. La métapsychologie n'est donc jamais vraiment coupée des phénomènes vitaux.

Si ni l'esprit psychanalytique ni le texte littéraire ne sont des prétextes servant à autre chose, alors il faut considérer que

La psychanalyse de la littérature serait de peu d'utilité si elle revenait à vérifier en quelque sorte le savoir de l'inconscient au moyen des textes ou si elle revenait à une paraphrase littéraire de l'inconscient. Chaque acte interprétatif d'un texte singulier remet en jeu et en cause tout le savoir de l'inconscient, justement en le mettant à l'épreuve. [...] Le grand texte se reconnaît à la résistance qu'il oppose à l'interprétation analytique, à condition que de cette résistance même ressorte une relance de l'effet de vérité de la psychanalyse . ??.

Une critique de la raison psychanalytique, lorsque cette dernière s'applique à la littérature, impliquerait de déterminer ce que l'interprétation psychana-

435. William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 185-186 : Le temps est disloqué. Ô destin maudit,

Pourquoi suis-je né pour le remettre en place! .

436. Paul-Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse, op. cit., p. 6 et suivantes.

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lytique d'une oeuvre ne doit pas être, et ne peut être, sans se révéler stérile. 437.

Assoun pose le problème des rapports entre psychanalyse et littérature en ces termes : le psychanalyse doit-elle être considérée comme un fléau pour la littérature, à savoir comme une menace pour l'autonomie et les idéaux de l'oeuvre, ou bien doit-elle être envisagée au contraire comme une sorte d'instrument pro-

videntiel d'intelligibilité du secret de l'oeuvre?

Nous verrons qu'il s'agit là d'un faux-problème, la psychanalyse n'étant ni menace ni instrument providentiel pour la littérature, mais simplement une ma-

nière parmi d'autres d'expérimenter l'oeuvre.

On pourrait remplacer la question Pourquoi donc tous les lecteurs d'×dipe-roi et d'Hamlet se seraient-ils sentis obligés de relire la pièce de Sophocle et celle de Shakespeare à la lumière de la pensée de Freud, si les conclusions freudiennes étaient à ce point dépourvues de tout fondement ? , par le problème suivant : Comment fonctionne la machine Hamlet de Freud pour parvenir à introduire du nouveau dans le déjà-là? Comment Freud soumet les pièces de Sophocle et de Shakespeare à une expérimentation inédite? .

2) Un faux-problème : la question de la légitimité et des limites de la psychanalyse appliquée à la littérature.

Le projet de Deleuze et Guattari n'a pas uniquement pour finalité de dénoncer les dérives d'une psychanalyse appliquée épistémologiquement incontrôlée 438. On ne cherche pas à faire une critique de la raison psychanalytique afin d'en déterminer les objets légitimes ainsi que les limites patentes. Il s'agit dans l'Anti-×dipe d'une critique interne à la psychanalyse 439 qui débouchera sur la proposition d'une nouvelle théorie de la causalité du désir, corrélative d'un remaniement du concept de l'inconscient 440.

l'×dipe n'est pas à rejeter à tout prix. Il est bien au contraire considéré, mais il est relativisé dès lors qu'il n'apparaît plus désormais que comme une possibilité, un agencement de subjectivation parmi d'autres. Le but est, en dernière analyse, d' opérer une transformation DANS la psychanalyse pour créer de nouvelles connexions HORS de la psychanalyse. 441. Il s'agit d'ouvrir les possibilités de production de machines désirantes au lieu de dissoudre le désir dans le

champ oedipien.

La question de la légitimité de la psychanalyse appliquée nous apparaît à bien des égards comme illégitime. Bien plus, nous la suspectons d'être un faux-problème recouvrant d'un voile des enjeux bien plus fondamentaux.

437. ibid.

438. Guillaume Sibertin-Blanc, Deleuze et l'Anti-×dipe, la production du désir, PUF, Paris, 2010, p. 15.

439. ibid.

440. ibid.

441. ibid. (Nous soulignons).

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Les critiques philosophiques contemporaines sont redevables à la psychanalyse de l'ouverture de tout un champ de problématisation inédit jusqu'alors. Deleuze et Guattari étaient d'ailleurs les premiers à le reconnaître.

Nous avons vu, dans la première partie, que Freud subissait une hantise de la part d'Hamlet. Quelle vérité spectrale 442 transparaît à travers l'Hamlet de Freud? L'approche freudienne d'Hamlet n'est-elle que le symptôme d'un mal qui guette toujours l'analyste, à savoir le risque de dévier vers le délire interprétatif?

Reprocher à la psychanalyse de sombrer dans le délire interprétatif présuppose qu'on accorde une certaine importance à l'interprétation. On se trompe peut-être de cible en accusant la psychanalyse de faire violence au texte, car estimer que la psychanalyse fait un usage détourné du matériau littéraire implique l'idée qu'il y aurait un bon usage de ce dernier, bien plus, qu' il s'agirait du détournement du sens de celui-ci. Or, nous refusons aux notions de sens, de signification et d'interprétation, la moindre pertinence dans l'appréhension des éventuels apports de la psychanalyse à la pièce de Shakespeare. Nous ne croyons pas non plus à l'idée d'une dette inexpiable et unilatérale de la psychanalyse freudienne envers le poète, car nous estimons qu'il y a bien un mouvement dialectique permettant au texte littéraire également de s'enrichir de l'expérimentation

analytique donc il fait l'objet.

Le problème d'Hamlet et sa résolution que met en lumière Freud ne sont en réalité que faux-problèmes et dès lors fausse résolution. Le véritable problème d'Hamlet n'est pas lié à papa-maman mais, nous le verrons, à Ophélie, en tant qu'elle ne renvoie pas à des déterminations oedipiennes.

La figure de l'auteur, cette supposée instance créatrice originaire, à laquelle Freud ne pouvait s'empêcher de revenir comme à un fondement ultime, un principe explicatif ou une raison suffisante, n'est pour Deleuze que la face la plus manifeste d'une multiplicité de modes référentiels. Outre les tendances interprétatives de la psychanalyse, Deleuze pointe du doigt l'écueil consistant à parler sur l'oeuvre littéraire, sur l'auteur, sur les personnages, à la place de ceux-ci.

Hamlet ne doit pas conçu comme soumis aux présupposés de la psychanalyse mais bien plutôt comme étant de nature à transformer les hypothèses psychanalytiques. Ce qui compte c'est l'oeuvre Hamlet en tant qu'elle est machine, multiplicité et non en tant qu'elle a été écrite par Shakespeare ou quelque autre prête-nom que ce soit. Hamlet est bien plutôt un agencement où l'auteur et le contenu se confondent avec l'oeuvre et l'expression du contenu.

Ce n'est plus la psychanalyse qui s'applique à la littérature pour la contraindre à livrer ses secrets ou à valider la performance de ses concepts, c'est la littérature qui, appliquée à la psychanalyse, lui permet de se ressourcer, de reproduire et d'affiner ses concepts [. . .] L'homologie structurale des champs de la littérature et de la psy-

442. Cette expression est de René Major, dans l'art. concernant l'actualité du texte de Freud, L'homme Moïse et la religion monothéiste, La vérité spectrale de L'Homme Moïse», Revue Germanique internationale, CNRS éditions, n? 14 Sigmund Freud», Paris, 2000, p. 165-172.

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chanalyse permet de substituer une clinique littéraire à la psychanalyse appliquée 443.

Le mythe oedipien ne constituera jamais une recette, une panacée à appliquer . C'est ce qu'Ernest Jones n'a pas compris. Le long essai qu'il a consacré à Hamlet, pour riche qu'il soit, a brouillé les pistes, noyant le lecteur sous une avalanche d'exemples explicatifs et applicatifs , comme s'il fallait prouver comme le dit ailleurs Freud, les vertus dormitives de l'opium. 444.

3) Le véritable problème : la psychanalyse et la philosophie, comme puissances d'expérimentation de la création littéraire.

Pour comprendre ce qui se joue réellement dans la rencontre entre Hamlet et la psychanalyse, nous nous trouvons face à la nécessité de dépasser le conflit d'interprétations. La psychanalyse est pertinente comme discipline non herméneutique, par le biais de laquelle, peut-être malgré elle, est possible une analyse

non interprétative de l'oeuvre littéraire.

Les résistances à la psychanalyse appliquée s'originent dans les préjugés issus de l'esthétique du XVIIIème et du XIXème siècles, dont le principe était la distinction entre le fond et la forme et la séparation entre les facultés et tout particulièrement la scission entre l'intelligence et la sensibilité.

L'oeuvre freudienne opère un mouvement de réconciliation, en ce sens que Freud effectue la jonction entre la forme et le fond et entre l'affect et sa représentation. Il donne la primauté à l'effet produit sur le lecteur, élément qui sera définitif dans l'analyse scolaire des oeuvres littéraires en classe de français, dans l'enseignement secondaire notamment.

Freud souligne par ailleurs l'impossibilité du désintéressement total par rapport à l'oeuvre d'art. Cette dernière implique toujours un certain rapport au refoulé. C'est pourquoi l'oeuvre est symbolique et symptomatique de quelque chose d'autre. Ces symboles et ces symptômes sont déchiffrables à partir de traces qui sont autant d'indices que le refoulement a, du moins partiellement, échoué.

S'ouvre ainsi un espace de lisibilité du symptôme et du symbole à travers l'oeuvre.

Dans la première partie de notre recherche, nous avons analysé Hamlet comme le modèle de la connaissance des processus psychiques. Puis, dans la seconde partie, Hamlet nous est apparu comme un texte à déchiffrer. Tout ceci nous a permis de mettre en valeur un mouvement dialectique entre le thème principal, oedipien, et un autre thème, qu'on pourrait qualifier d'hamlétien.

De sa correspondance de jeune fondateur de la psychanalyse à ses tous derniers écrits, Freud a toujours considéré le refoulement universel du complexe d'×dipe comme la découverte majeure de la psychanalyse. Le complexe d'×-dipe est, à bien des égards, le trait distinctif de la pensée freudienne. Le complexe d'×dipe s'étend effectivement à des domaines aussi variés que la culture,

443. Jean-Charles Huchet, Littérature médiévale et psychanalyse. Pour une clinique littéraire, PUF, écriture, Paris, 1990, p. 21-22.

444. Henriette Michaud, op. cit., p. 44.

445. Sarah Kofman, L'Enfance de l'art. Une interprétation de l'esthétique freudienne, op. cit.

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l'organisation sociale et politique, la morale, le Droit, la religion et la sublimation. Le domaine d'application initial de ce complexe nucléaire des névroses est l'être humain en général, l'ensemble de la vie psychique et psycho-sexuelle, normale ou pathologique.

Puisque le problème d'Hamlet est étroitement lié au complexe d'×dipe, peut-on supposer qu'il pourrait atteindre une certaine propension générale, du moins pour une certaine classe d'individus qui souffriraient davantage des effets délétères du refoulement que la plus grande majorité des hommes?

Si Hamlet est bien ce sphinx de la littérature moderne dont parle Jones, alors, nous l'avons vu, il est celui qui vient questionner ×dipe, celui qui pose une énigme, un problème à ×dipe et qui lui enjoint de répondre car il est le seul capable de résoudre l'énigme du sphinx Hamlet.

Outre l'×dipe parental, la pièce de Sophocle comporte la dimension du filicide, comme désir symétrique aux tendance parricides. Rappelons que dans la légende, c'est Laïos qui a en premier lieu voulu tuer son fils à la naissance.

Le spectre du père d'Hamlet ne reproduit t-il pas ce comportement en envoyant son fils se venger de celui qu'il sait être un assassin?

Plutôt que de concevoir le complexe d'×dipe comme une structure, on peut le voir comme un facteur dynamique, en ce sens qu'il reflète les désirs incons-

cients de l'enfant.

Ce qui est important, c'est ce que Shakespeare fait à partir de la légende d'Ham-let et ce que Freud fait à partir des textes de Sophocle et de Shakespeare a fortiori. Bien plus qu'une interprétation ou une réinterprétation, nous avons affaire là à des réécritures, à la création de quelque chose de nouveau à partir de ce qui

était déjà là.

Hamlet n'est-il qu'une variante du thème oedipien dans l'esprit de Freud? Si l'on suit Freud à la lettre, tel semble être le cas. Pourtant rien n'est moins sûr, et Freud nous a montré à plusieurs reprises qu'il en disait souvent plus qu'il n'y paraissait. C'est en ce sens que Sarah Kofman pouvait dire qu'il était loisible de lire dans le texte de Freud autre chose et plus que ce qu'il dit dans sa littéralité ?.

Le phénomène de résistance explique la tendance générale à maintenir caché le fantasme oedipien. L'origine du complexe d'×dipe est double : d'une part, la théorie ontogénétique et d'autre part, l'hypothèse phylogénétique, que l'on retrouve dans Totem et tabou avec la théorie de la horde primitive et les hypothèses sur l'interdiction de l'inceste et sur l'exogamie.

La conception que se fait Freud du père dans Hamlet découle directement de son idée selon laquelle celui-ci se décline en différentes figures. En effet, il y a le père réel, l'imago paternel, le père comme figure tutélaire et personnage du scénario du parricide, celui-là même qui imprègne la mémoire collective et le patrimoine de l'humanité.

Le complexe d'×dipe est une réalité psychique, et ce peu importe s'il est basé ou non sur un événement historique ou textuel réel.

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Hamlet comme sphinx soumet ×dipe à une épreuve, sa propre épreuve de lui-même, de même qu'il soumet Freud à l'analyse de son propre inconscient. Si dans la légende ×dipe a su jadis résoudre l'énigme du Sphinx, il finit aveugle.

Peut-on concevoir un pouvoir de castration symbolique d'Hamlet sur ×dipe, de même qu'il existerait un pouvoir de castration de la littérature sur la psychanalyse, ce à quoi semble se résoudre Freud? Hamlet doit-il rester subordonné à ×dipe? N'est-il pas lui-même une figure primitive dont l'existence conditionne la validité du complexe d'×dipe? Dire que la condition d'Hamlet est celle du névrosé moderne et le fait du progrès du refoulement à travers les siècles dans l'âme humaine, n'est-ce pas ôter délibérément à Hamlet la possibilité d'être porteur d'intensités et de forces d'un tout autre ordre?

Réciproquement dans la légende, c'est ×dipe qui donne clarté et raison à l'oracle du Sphinx. Dans la mythologie, le Sphinx est une figure féminine. Il s'agit d'ailleurs en réalité de la sphinge. La sphinge représente la mère et le verbalisme.

Tirons les conséquences de cette comparaison entre Hamlet et la sphinge dans la tragédie de Sophocle. Ceci semble aller dans le sens des hypothèses de Freud et de Jones sur la féminité du caractère d'Hamlet et sur son éventuelle homosexualité latente.

×dipe, au contraire, représente la lignée des pères et le règne du réel.

En ce sens, il nous semble intéressant d'être attentifs à ce qu'on pourrait appeler un devenir-femme, un devenir-Ophélie d'Hamlet, et ce, tout particulièrement à partir de la scène du cimetière, scène décisive qui donne l'impulsion à l'exécution de la vengeance d'Hamlet et qui pourtant n'a rien à voir avec papa-maman ni avec ×dipe.

Le véritable inconscient à l'÷uvre dans la pièce de Shakespeare, l'inconscient machinique et la puissance de vérité d'Hamlet seraient à rechercher plutôt dans le personnage d'Ophélie, ou davantage dans Ophélie comme corps sans organes, puisque la véritable machine infernale se déclenche à partir de la mort de la jeune fille, de cette dissolution ardemment désirable 446 évoquée par Hamlet lors du monologue de la scène 1 de l'acte 3.

Le cheminement freudien qui mène à l'édification de la psychanalyse est le suivant : tout d'abord, nous avons accès à des fragments d'auto-analyse occasionnels, puis l'auto-analyse se fait plus systématique, notamment dans la correspondance. Ensuite, les hypothèses sur le rêve viennent parachever les premières esquisses auto-analytiques et élargir l'analyse de l'inconscient à d'autres psychismes que le sien. C'est seulement une fois ce socle présent que peut être construite une théorie générale des névroses.

Hamlet a sa place à chacune de ces étapes menant à la fondation de la discipline psychanalytique. De même, il aura sa place à chacune des grandes étapes théoriques franchies par la psychanalyse et aura son mot à dire. Alors que paradoxalement Freud ne semble plus avoir de mot à dire sur Hamlet, ce sont les mots du prince danois qui ont quelque chose à dire à la psychanalyse. Ceci est flagrant dans les écrits de maturité. Freud reprendra Hamlet comme objet

446. a consummation devoutly to be wish'd , voir Hamlet, III, 1, 62-63.

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de la psychanalyse dans les tous derniers écrits, après l'avoir en quelque sorte laissé devenir son égal, sujet, acteur et moteur de la création en psychanalyse.

Hamlet serait une figure actoriale fondatrice de la psychanalyse, luttant en sous-main contre un retour à la figure auctoriale, du créateur et père de l'oeuvre (Freud ou Shakespeare).

Avec Hamlet, on a l'impression qu'il s'agit pour Freud d'un problème personnel, de quelque chose de bien plus fondamental et intensément vécu que le complexe d'×dipe. Freud fait lui-même le parallèle entre l'état dépressif et angoissée dans lequel il se trouvait à l'époque où il exposait à son ami ses premières in-

tuitions sur Hamlet.

D'après le spécialiste de théâtre et traducteur de Sophocle Robert Pi-gnarre?, le sphinx, cette figure féminine au même titre qu'Hamlet pour Freud, s'apparente au démon personnifiant les âmes en peine qui, avide d'amour et de sang, hante le sommeil des vivants . Dans ×dipe roi, on peut lire enfants, rejetons nouveaux de l'ancêtre .

×dipe est celui qui a permis l'affranchissement du fardeau imposé par le

monstre aux énigmes .

Hamlet est-il justement ce monstre aux énigmes dont il est question dans la pièce de Sophocle? Certains passages de la pièce de Shakespeare, qui semblent déjà annoncer, ainsi que nous l'avons suggéré, certains des plus beaux passages des Pensées de Pascal, nous donnent à penser que tel est le cas.

Toutefois, lorsque Hamlet évoque l'idée d'une monstruosité ainsi que celle d'énigme, il s'agit de l'être humain en général, comme chez Pascal.

Si tout névrosé, voire tout homme, est un Hamlet, c'est qu'il y a en lui cette dimension à la fois grotesque et pathétique, terrifiante et ridicule, tragi-comique, ni tout à fait ange, ni tout à fait bête.

En somme l'homme est une galéjade, une farce grotesque, mais également une farce effrayante qui ferait pâlir n'importe quelle créature. On retrouve dans cette définition de l'homme toute l'atmosphère du théâtre de Shakespeare qui mêle si habilement, ainsi que Hugo l'a souligné, le sublime et le grotesque, le tra-

gique et le comique.

Entre Hamlet et ×dipe, nous avons vu que Freud note une identité de racine, de source et de matière, mais une différence de moyens et de contexte. Depuis la tragédie de Sophocle le refoulement a progressé dans l'histoire affective de l'humanité, et la vie intellectuelle n'est plus la même, ce qui implique la nécessité de mettre en oeuvre différemment cette source et cette matière identiques. Avec ×dipe, le refoulement en est à un stade antérieur à celui que l'homme moderne connaît. ×dipe doit avoir recours à des processus d'élaboration et de fabulation. Par contraste le refoulement chez Hamlet se manifeste par des actions d'inhibition.

Freud entend extraire de la pièce de Shakespeare le caractère de son héros et les motifs de ces hésitations. Il entend définir précisément la nature de la tâche que le héros doit s'accomplir. Déterminer précisément ceci aura une fonction explicative pour les développements à venir concernant la recherche des symp-

tômes du refoulement d'Hamlet.

447. Robert Pignarre, Notes à ×dipe roi, Théâtre complet de Sophocle, op. cit.

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Il n'y a pas de sujet dans l'inconscient freudien. Le retour à

Freud consiste à surtout ne pas en mettre! [...] On met en place des unités de production. 448».

Guattari reprend l'expression hégélienne de belle âme », qui se référait, comme nous l'avons vu, dans L'Esthétique à la figure exemplaire d'Hamlet, pour désigner un type de paranoïaque :

désert intériorisé de la belle âme », sur un fond des flux décodés » 449.

Guattari décrit la grande machine psychanalytique, machine paranoïaque par excellence, dans laquelle justement le paranoïaque mondialement célèbre », pourrait-on dire pour parodier Freud, Hamlet hallucinant un père spectral et de l'inceste partout, et surinterprétant tous les signes qui se donnent à lui dans le cours de la pièce comme des éléments de preuve signifiant la culpabilité, renvoyant en dernière instance à l'éternel papa-maman, occupe une place d'exception.

L'exprimé (le déplacé », le transféré) est tributaire de son rapport exclusif à la machine: représentation-refoulante, représentant-refoulé (les effets de sens » de la parole sont tributaires du briquetage de significations de la langue. [...] Tu en passeras par ma grille », Tu en passeras par mon écriture, par mon ×dipe, par mon

capital, par mon État. » » 450.

Hamlet possède, nous l'avons vu, un pouvoir heuristique. Il nous semble pertinent de recourir à l'outillage conceptuel de Deleuze et Guattari pour aborder Hamlet. La schizo-analyse semble avoir des avantages pour l'étude de la littérature que la psychanalyse n'a pas. Toutefois, si la méthode schizo-analytique, la critique-clinique fonctionne en littérature, seule la psychanalyse est reconnue comme thérapie et comme outil interprétatif, à mettre en parallèle avec d'autres

méthodes et d'autres outils.

L'approche que l'on fait d'Hamlet ne se décline pas en lectures (le terme lecture » semble renvoyer à la notion d'interprétation) mais en usages (fonc-

tionnements, expérimentations) possibles.

Réduire toute forme ou trace de folie à la maladie mentale peut avoir des conséquences désastreuses, notamment lorsqu'il s'agit de réduire la créativité, l'irréductible part de folie inhérente à chacun et qui échappe à la rationalité, ce qui est de l'ordre de l'expérimentation, du processus et du vital, de l'errance positive à une pathologie synonyme de dégradation, de chute, de déflagration, de retombée du processus désirant. Réduire Hamlet à sa supposée névrose obsessionnelle ou hystérie, c'est risquer d'échapper à ce qui fait le propre du

448. Félix Guattari, Écrits pour l'Anti-×dipe, Lignes, imec, Paris, 2012, p. 50.

449. ibid., p. 55.

450. ibid.

176

processus désirant. C'est en somme se focaliser sur des désirs censés être présents inconsciemment chez tout être humain, de manière homogène et universelle et pouvant être ramenés à des déterminations parentales, qui ne tolèrent que très peu de variantes, et ce, quelle que soit la forme que ceux-ci prennent.

Dans L'Île déserte et antres textes, Deleuze insiste sur l'urgence qu'il y a à purger la folie de la maladie mentale ?). La clinique deleuzienne est une clinique sans symptômes, sans malade et sans médecin (si ce n'est le créateur, véritable médecin de la civilisation , d'après la définition nietzschéenne reprise par Deleuze). L'urgence n'est pas de soigner le délire, mais de voir dans le délire l'expression machinique du désir, et en ce sens, un véritable moyen de guérison et de libération ainsi que d'investissement direct du champ socio-politique. Le délire est ce cheminement hors-sillons et hors-limites qui permet justement de retrouver une prise concrète sur le réel, désormais non biaisé par les représentations fantasmatiques.

Pour Lacan, avec les oeuvres littéraires, nous sommes déjà au-delà de la cure psychanalytique. C'est pourquoi ce n'est qu'à partir de celles-ci, tout comme ce n'est qu'à partir de la fin de la cure analytique, que le véritable voyage peut commencer ??. Lacan dit par ailleurs, dans ses Antres écrits, que l'écrivain, l'artiste précède toujours le psychanalyste et que le psychanalyste n'a donc pas à faire le psychologue là où l'artiste lui fraie la voie. ??. Le texte littéraire est censé nous faire oublier la perspective de la cure. Toutefois, la démarche lacanienne est encore plus tributaire que celle de Freud de la domination du signifiant et c'est pourquoi elle est bien plus violemment attaquée par Deleuze et Guattari. La clinique lacanienne est une symptomatologie des maladies mentales en tant que telles, mais cette clinique est centrée sur le discours en tant qu'il est signifiant, et c'est là l'écueil.

Nous verrons que la recherche des signifiants dans le discours shakespearien devient caduque dès lors que Shakespeare fait délirer la langue par le biais du

délire d'Ophélie.

Ce n'est pas par hasard que le névrosé se fait un roman familial , et que le complexe d'×dipe doit être trouvé dans les méandres de ce roman. Avec le génie de Freud, ce n'est pas le complexe qui nous renseigne sur ×dipe et Hamlet, mais ×dipe et Hamlet qui nous renseignent sur le complexe. On objectera qu'il n'y a pas besoin d'artiste, et que le malade suffit à faire lui-même le roman, et le médecin à l'évaluer. Mais ce serait négliger la spécificité de l'artiste, à la fois comme malade et médecin de la civilisation : la différence entre son roman comme oeuvre d'art et le roman du névrosé. ?.

Expérimenter Hamlet, c'est privilégier sa littéralité. La littéralité deleuzienne est ce processus qui opère entre les significations partagées par l'usage, pour

451. Gilles Deleuze, L'Île déserte et autres textes (1953-1974), éd. David Lapoujade, Les éditions de Minuit, coll. Paradoxe, Paris, 2002, p. 280.

452. Jacques Lacan, Écrits, t. I, Seuil, Points essais, Paris, 1966, p. 97

453. Jacques Lacan, Autres écrits, Seuil, Le Champ freudien, Paris, 2001, p. 192-193.

454. Gilles Deleuze, Logique du sens, Les éditions de Minuit, Paris, 1969, p. 277, Des aventures d'Alice .

177

les mettre en état de rencontre et de co-implication ou encore d'hétéroge-

nèse. ??.

Ophélie est au-delà de l'être, dans l'autrement qu'être, au-delà de son intéressement à soi-même, là où Hamlet métaphysicien est tout entier focalisé sur l'alternative entre l'être et non-être. Hamlet n'a pas conscience que seule Ophé-lie est dans l'authenticité. C'est l'amour qui porte Ophélie là où être ou ne pas

être n'est pas la question ??.

Dans la pièce de Shakespeare, on a l'impression de n'avoir à faire qu'à des fragments d'Ophélie face à une machine dominante, la machine Hamlet qui lisse, unifie par ses beaux monologues impeccablement structurés, ce qu'il y a de hiatus et de contradiction dans le délire d'Ophélie. Ce sont justement ces multiplicités fragmentaires d'Ophélie qui demandent à être reconsidérées, reprises, rejouées.

II- Cartographies schizo-analytiques d'Hamlet.

La démarche schizo-analytique consiste à renoncer à se demander ce que veut dire l'auteur, ce que à quoi renvoie tel ou tel signifiant, ce que signifie tel ou tel symbole pour se poser la question : Comment ça marche? Qu'est-ce qui circule? .

Face à Hamlet, il faut cesser de hiérarchiser l'importance des scènes, des personnages, des dialogues et des monologues afin de tout replacer sur un même plan d'immanence. Tout traiter sur le même plan (Ophélie, Hamlet, les fleurs, l'eau, les remparts d'Elseneur, Horatio, la scène dans la scène, le dialogue entre Ophélie et Hamlet qui suit le célèbre monologue, etc.) permet de mieux saisir les différences, les réseaux, les rapports entre les plans.

La schizo-analyse est décentrée par rapport à toute problématique du sujet comme être pensant ou être affectif. Elle est chargée d'extraire les deux pôles constitutifs de l'inconscient que sont le pôle réactionnaire et le pôle révolutionnaire. Elle doit entraîner une déterritorialisation et ainsi une libération de l'inconscient, produire un agencement d'énonciation analytique et défaire les illusions que sont l'×dipe, le Moi, l'identité et l'unité individuelles.

La schizo-analyse ne se définit pas en premier lieu comme une thérapeutique, ses champs d'application étant davantage la littérature et la politique. La schizo-analyse appliquée à la littérature permet l'extraction du caractère révo-

lutionnaire et novateur du texte étudié.

Tracer les cartographies d'Hamlet consiste à voir la pièce de Shakespeare comme un agencement rhizomatique qui n'est justiciable d'aucun modèle

455. François Zourabichvili, La question de la littéralité , La littéralité et autres essais sur l'art, PUF, Lignes d'art, Paris, 2015.

456. Emmanuel Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Le livre de poche, Biblio essais, Paris, 1990.

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structural ou génératif et qui est étranger à toute idée d'axe génétique, comme de structure profonde ??. Ces cartographies sont schizo-analytiques car elles ne renvoient pas à un schème névrotique, à un codage oedipien.

La double perspective onto- et phylo-génétique adoptée par Freud ne semble pas pertinente pour comprendre le cas Hamlet. Guattari proposait de faire une hétérogenèse de la subjectivité ??, tenant compte des multiplicités et agencements travaillant en profondeur le sujet qui n'est plus maître dans sa propre maison depuis la découverte de l'inconscient, comme aimait à le rappeler Freud.

Il serait ainsi possible de mettre en valeur un Hamlet désoedipianisé, sans complexe et la présence d'un inconscient machinique à l'oeuvre dans Hamlet. En partant de la machine Hamlet de Freud, on se dirigerait progressivement vers un Hamlet-machine , machine à produire de l'inconscient, inconscient qui ne

préexistait pas à l'oeuvre de Shakespeare.

Avec Lacan, on en reste à un sujet enserré dans sa dépendance vis-à-vis d'un signifiant despotique alors que l'inconscient machinique est a-subjectif et a-signifiant.

La culpabilité freudienne, qui se décline en conscience de culpabilité et qui fait, d'après Freud reprenant les vers d'Hamlet, de nous tous des lâches , témoigne d'une tentative pour tout recentrer sur l'individu privé et son inconscient oedipien. C'est ce mode privé et culpabilisé qui cantonne la psychanalyse freudienne à la dimension du familialisme et qui la fait passer à côté de l'étude de l'agencement des signes, dont elle tirerait pourtant un grand bénéficie du point de vue conceptuel et clinique.

Ainsi que l'explique Anne Sauvagnargues dans Deleuze et l'art??, le signe deleuzo-guattarien se définit comme affect et comme rapport de forces et s'oppose de ce fait au signifiant psychanalytique. On ne cherche dès lors plus à faire ressortir un sens ou une signification, mais on cherche à repérer le fonctionnement des machines. Tout est machine, apprenait-on dans l'Anti-×dipe.

Comment fonctionne la machine Hamlet créée par Freud? Comment fonctionne le personnage d'Hamlet comme machine? Comme ça marche dans Hamlet? Ophélie est-elle aussi machine ou corps sans organe? C'est ce type de questionnement et de problèmes (rappelons la supériorité que Deleuze accordait à la question et au problème sur la simple interrogation) qu'une cartographie schizo-analytique d'Hamlet tenterait de poser.

Ceci implique bien évidemment de renoncer au type d'interrogations analytiques qui concerne aussi bien l'analyse académique de textes littéraires (dont le modèle est l'explication ou le commentaire de texte) que la psychanalyse appliquée à la littérature :

De quoi s'agit-il dans Hamlet? Que veut dire l'auteur? Quel est l'effet produit sur le lecteur spectateur? Par quels moyens, par quels signifiants

457. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Les éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 19.

458. Félix Guattari, Chasmse, Galilée, coll. L'espace critique, Paris, 1992.

459. Anne Sauvagnargues, Deleuze et l'art, PUF, Lignes d'art, Paris, 2005.

179

l'auteur parvient-il à cet effet? Que représente tel ou tel personnage? Que signifie telle ou telle scène? Etc, etc. En somme, tout ceci n'est bien en effet qu'interrogations, discussion, bavardage insignifiant digne d'un Polonius (Polo-nius, le bavard », était l'objet des railleries d'Hamlet et, à sa suite, de Freud.).

Dresser des cartographies schizo-analytiques d'Hamlet passe par le repérage de son fonctionnement empirique : il s'agit de rendre sensibles les devenirs de la pensée ». Freud et Deleuze se rejoignent par le même intérêt constant qu'ils accordent à l'analyse de l'oeuvre littéraire (qui occupe une place privilégiée au sein du domaine artistique) et par l'usage de l'oeuvre comme terrain d'expérimentation et de validation » 460. La méthode à suivre pour cartographier de manière schizo-analytique Hamlet consiste donc à s'intéresser aux devenirs en jeu dans Hamlet, à ne pas chercher à faire une téléologie de l'oeuvre ni à recourir au mythe de l'intériorité comme clef ultime, explicative du sens » de Hamlet, et à être attentif au processus de déplacement de concepts dès lors que le chef-d'oeuvre de Shakespeare ne met pas seulement en mouvement des percepts et des affects.

La méthode est dite externaliste » car il s'agit, avant toute analyse classique » ou lecture suivie de l'oeuvre, de tracer des lignes dans l'oeuvre, de se focaliser sur le surgissement du nouveau à même le déjà-là. Anne Sauvagnargues repère une tension problématique qui relie la pensée de Deleuze et Guattari à celle de Freud. L'attention est portée par Deleuze et Guattari sur l'expression matérielle, sensible du signe.

Avec le personnage d'Hamlet, on semble en rester au discursif et au verbalisme, tandis qu'avec Ophélie s'offre à nous une multiplicité de signes non discursifs et d'images, elle introduit une sorte de rupture asignifiante à même la pièce de Shakespeare.

Tandis qu'Hamlet se prête davantage à l'interprétation de type psychanalytique, Ophélie est (schizo-)analysable en termes de forces.

La méthode deleuzo-guattarienne qui s'applique à la littérature considère l'oeuvre littéraire sur le mode asubjectif impersonnel » et comme étant irréductible à la figure de l'auteur, ou à celle du génie privé [...] individualité d'exception, livrant ses souvenirs personnels et autres sales petits secrets ». 461».

Choisir de minorer » ou d' amputer » Hamlet, c'est renoncer à (re)produire des logorrhées de plus sur le personnage du prince danois pour produire quelque chose de nouveau à partir du personnage d'Ophélie, personnage pour une large part ignoré, ou du moins méconnu, des analystes, et pourtant privilégié par les peintres dans leurs oeuvres picturales s'inspirant de la pièce de Shakespeare. Ophélie, dans son discours délirant, fait sortir la langue de ses sillons, elle l'a fait littéralement délirer, comme dirait Deleuze dans Critique et clinique. Sa mort même est agencement de séries disparates, production de lignes de fuite, déterri-torialisation.

Dans Cartographies schizo-analytiques462, contre la machine psychanalytique perçue comme assujettissement à la dictature du signifiant, Guattari pro-

460. ibid., p. 10.

461. ibid., p. 17.

462. Félix Guattari, Cartographies schizo-analytiques, Galilée, Paris, 1989.

180

pose l'idée d'une machine d'art comme libération par rapport au dualisme signifiant-signifié.

La machine est productrice d'une certaine forme de subjectivité dans les deux cas. Avec Ophélie, on sort de la centration sur le sujet autoréférentiel et auto-consistantiel. Pour Guattari, tous les systèmes de modélisation sont acceptables uniquement dans la mesure où leurs principes d'intelligibilité renoncent à toute prétention universaliste et admettent qu'il n'ont d'autre mission que de concourir à la cartographie de territoires existentiels impliquant des univers sensibles, cognitifs, affectifs, esthétiques, etc.

La méthode proposée par Guattari n'implique pas de repérer des axes si-gnificationnels ou des état de sens mais de mettre en acte des cristallisations existentielles s'instaurant, en quelque sorte, en-deçà des principes de base de la raison classique. 463, dont la raison psychanalytique est un avatar.

Il s'agit de critiquer le rationalisme borné qui ne tient pas compte des traits intensifs , de ce qui fait que l'existence peut-être singularisée, de ce qui ne peut être saisi par des modes rationnels de connaissance discursive.

La schizo-analyse entend conjoindre ce qu'il y a de plus universel avec ce

qu'il y a de plus contingent.

1) Un Hamlet de moins : comment minorer et déprésenter Hamlet?

Lire Hamlet, le réécrire, le mettre en scène, le jouer, c'est se créer son propre Hamlet et faire surgir alors quelque chose de nouveau à partir d'un matériau déjà présent, le texte de Shakespeare.

Partant des expérimentations faites par Carmelo Bene sur Hamlet, nous proposerons plusieurs pistes pour une approche schizo-analytique d'Hamlet. Un Hamlet de moins de Carmelo Bene suit, non sans ironie, les développements de Freud sur Hamlet et ×dipe, tout en s'inspirant de la réécriture de Laforgue dans Hamlet, les suites de la piété liale464. Carmelo ne considérait pas ses textes comme une énième réinterprétation de l'Hamlet de Shakespeare, lui-même étant tout comme Deleuze et Guattari rétif à la notion d'interprétation, mais comme une restitution de ce que Klossowski définissait comme le sens métaphysique du théâtre .

Minorer Hamlet consiste à soustraire la littérature, soustraire le texte, une partie du texte et voir ce qui advient, ceci constitue pour Deleuze une approche qui comporte plus d'amour pour Shakespeare que tous les commentaires 465.

Et si Hamlet était en réalité psychotique? Nous avons vu que

l'hypothèse qu'Hamlet hallucinerait, notamment en voyant le spectre de son père, avait été explorée par Greg dans son article Hamlet's hallucination 466.

463. Félix Guattari, op. cit., p. 12.

464. Jules Laforgue, Carmelo Bene, Hamlet & suite, éditions vagabonde, 2013.

465. Gilles Deleuze, Un manifeste de moins , dans Carmelo Bene, Gilles Deleuze, Superpositions, Les éditions de Minuit, Paris, 1979.

466. Walter Wilson Greg, art. cit.

467. Sigmund Freud, Sur la dynamique du transfert , in O.C.F. XI (1911-1913), PUF, Paris, 2005.

181

A cela Freud répondrait sans doute qu'il ne s'agit pas d'une hallucination psychotique, mais que c'est la capacité hallucinatoire de l'inconscient » 467qui

en est la cause.

L'Hamlet de Freud, c'est toujours la névrose. Même si Hamlet peut revêtir sous la plume freudienne diverses variantes névrotiques (hystérie, obsession, mélancolie), ce qui dans son comportement et dans son état pourrait éventuellement renvoyer vers l'autre de la névrose, à savoir son versant négatif», la psychose, est toujours relégué au second plan, et interprété comme un symptôme névrotique déguisé et qui ne franchit pas les limites de la nosographie du névrosé.

Considérer la psychose uniquement comme le négatif de la névrose et la renvoyer à son caractère ineffable et inanalysable nous semble une dérobade facile de la part de Freud. Si d'un point de vue strictement clinique et thérapeutique, une approche schizo-analytique nous semble de moindre utilité voire hasardeuse, d'un point de vue théorique et littéraire, une analyse des manifestations s'apparentant davantage à la psychose qu'à l'éternelle névrose privée nous paraît être une voie que n'a pas assez exploré Freud (bien qu'il se soit tout de même intéressé aux phénomènes psychotiques, ses conclusions tendaient toujours à les exclure du champ d'investigation psychanalytique).

La machine de guerre Hamlet. On peut considérer qu'Hamlet fait fonctionner le théâtre comme véritable machine de guerre contre la machine à illusions, la machine à fantasmes qu'il observe sans cesse dans le jeu de ses proches, personnages avançant toujours masqués (le terme latin persona » désigne à la fois le personnage et le masque), jouant un rôle pour dissimuler la triste vérité de ce qu'ils sont réellement.

Seems, madam? Nay, it is, I know not seems ».

'Tis not alone my inky cloak, good mother,

Nor customary suits of solemn black,

Nor windy suspiration of forc'd breath,

No, nor the fruitful river in the eye,

Nor the dejected haviour of the visage,

Together with all forms, moods, shapes of grief,

That can denote me truly. These indeed seem,

For they are actions that a man might play.

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But I have that within which passes show,

These but the trappings and the suits of woe. 468. Hamlet ne doit plus être conçu comme tragédie littéraire.

Il ne peut pas y avoir d'oeuvre tragique parce qu'il y a nécessai-

rement une joie de créer : l'art est forcément une libération qui fait

tout éclater, et d'abord le tragique. 469.

Représentation et déprésentation. Deleuze et Guattari reprochaient

à la psychanalyse freudienne de donner une importance prépondérante à la dimension de la représentation. Pourtant, Bachelard reconnaissait déjà à la psychanalyse de lui avoir fourni une méthode pour penser l'homme en termes de dynamisme, d'énergie vitale, de forces agissantes alors qu'il était jusque là envisagé d'après la double dimension de l'intellect et de la représentation. Que peut

bien vouloir dire déprésenter Hamlet ?

Prenons un exemple interne à la pièce de Shakespeare qui a suscité beaucoup de commentaires, notamment de la part d'Otto Rank en psychanalyse 470.

Hamlet dit qu'il veut capturer la conscience du meurtrier Claudius par le biais de cette mise en scène. La scène dans la scène serait le miroir de l'âme dans

lequel pourrait se réfléchir la conscience du roi.

468. William Shakespeare, Hamlet, I, 2, 76-86 :

Semble, madame? Non, est. Je ne connais pas semble .

Ce n'est pas seulement mon manteau d'encre, tendre mère,

Ni les habits coutumiers d'un noir solennel,

Ni les soupirs haletants d'une respiration forcée,

Non, ni la prodigue rivière dans l'÷il,

Ni la mine accablée du visage,

Ni aucune des formes, modes ou figures du chagrin,

Qui peuvent me peindre au vif. En effet, elles semblent,

Car ce sont des actions qu'un homme peut jouer.

Mais j'ai ceci en moi qui passe le paraître,

Et tous ces harnachements et habits de la douleur. .

469. Gilles Deleuze, L'Île déserte et autres textes, op. cit., p. 186.

470. Voir Otto Rank, art. Le spectacle dans Hamlet , art. cit.

183

N'est-il pas possible de considérer cette mise en abîme shakespearienne autrement que comme une re-présentation d'un crime qui a eu lieu par ailleurs réellement dans le passé?

Considérer cette scène uniquement sous son angle de répétition du même, au sens des grandes répétitions psychanalytiques (la compulsion de répétition qui fait répéter au névrosé exactement les mêmes comportements sans marge de manoeuvre, sans possibilité d'irruption du nouveau), n'est-ce pas passer à côté d'une dimension importante?

Ne pourrait-on pas au contraire imaginer cette répétition d'un événement passé comme une répétition au sens deleuzien, à savoir qu'il s'agirait de répéter quelque chose différemment, et non de reproduire à l'identique, de mimer exac-

tement quelque chose?

De même, la ritournelle d'Ophélie n'est pas une fixation au passé, renvoyant directement au père mort et à l'amour déchu.

La grande ritournelle s'élève à mesure qu'on s'éloigne de la

maison, même si c'est pour y revenir, puisque plus personne ne nous reconnaîtra quand nous reviendrons. ?.

Le délire d'Ophélie est tout entier désir, logique de la sensation et de l'existence, vie.

Et les trois ensemble. Forces du chaos, forces terrestres, forces

cosmiques : tout cela s'affronte et concourt dans la ritournelle. ??.

Le théâtre est lieu de l'expérience, de la vie, du réel et non lieu de la représentation, des fantasmes. Il est machine réelle, productrice et non la machine à illusions, la machine de prestidigitation.

Un Hamlet de moins [...] fait se rencontrer Laforgue et Freud au chevet du solitaire d'Elseneur . il s'agit d'une tentative d'envisager le théâtre comme lieu de destruction organisée consciente et délirante à la fois de l'illusion du représenter, du donner vie au dé-

doublement légalisé du moi sur la scène. ??.

Le théâtre minoritaire est attentif à ce qui couve, aux zones d'ombre que le fait majoritaire a éclipsé en attirant toute la lumière sur lui (la folie d'Ophélie éclip-

sée par la nécessité de la vengeance d'Hamlet).

471. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie?, Les éditions de Minuit, Paris, p. 181.

472. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Les éditions de Minuit, coll. Critique, Paris, 1980, p. 384.

473.

David Sanson, Préface à Hamlet & suite, op. cit., p. 11.

184

Les complexes de subjectivation et les agencements repérables dans

Hamlet. Dans Chaosmose474, Guattari parle de réviser les modèles
d'inconscient qui ont cours actuellement » afin de considérer ce qui produit machiniquement de la subjectivité. Pour cela, il faut considérer le caractère hétérogène des composantes qui agencent la production de la subjectivité. À côté des composantes sémiologiques signifiantes » qu'il ne s'agit pas de renier à tout prix en faisant preuve d'un anti-freudisme primaire, on trouve des éléments fabriqués par l'industrie des média, du cinéma, etc.» 475 ainsi que des dimensions sémiologiques asignifiantes mettant en jeu des machines informationnelles de signes fonctionnant parallèlement ou indépendamment du fait qu'elles produisent et véhiculent des significations et des dénotations, et échappant donc aux axiomatiques » 476. La possibilité pour une personne de se re-singulariser et de sortir des impasses répétitives passe par la constitution de complexes de subjectivation.

Dans le cas de l'analyse d'Hamlet on peut envisager un complexe de subjec-tivation individu - Ophélie - groupe - autres personnages - machine. La machine Hamlet est embranchement du délire d'Ophélie sur quelque chose de l'ordre du trans-subjectif ». Guattari rappelle que l'attention ne doit pas être portée sur les dimensions déjà-là de la subjectivité, cristallisées dans des complexes structuraux » 477 mais bien plutôt partir d'une création ». Le caractère inventif de l'approche schizo-analytique préfère au paradigme scientiste, un paradigme éthico-esthétique ».

Le thérapeute s'engage, prend des risques, met en jeu ses

propres fantasmes, et crée un climat paradoxal d'authenticité existentielle assorti d'une liberté de jeu et de simulacre. » 478.

Il faut prendre en considération les agencements collectifs d'énonciation qui travaillent en profondeur la subjectivité. L'adjectif collectif » ne fait pas référence au social, mais à la multiplicité, à ce qui est au-delà de l'individu et en-deçà de l'individu, c'est-à-dire les intensités pré-verbales et la logique des affects. C'est pourquoi au binôme freudien ontogenèse-phylogenèse, Guattari oppose une hé-

térogenèse de la subjectivité.

La psychanalyse distingue le fantasme de la réalité. Par opposition, Deleuze et Guattari considèrent que les fantasmes sont directement branchés sur les objets de la réalité. Ça machine. Deleuze donne une définition du désir comme délire dans son Abécédaire :

L'inconscient n'est pas un théâtre. Ce n'est pas un endroit où il y a ×dipe et Hamlet qui jouent éternellement leur scène. Ce n'est pas un théâtre, c'est une usine, c'est de la production, c'est le contraire de la vision psychanalytique de l'inconscient où il s'agit toujours d'Hamlet et d'×dipe à l'infini. On délire le monde, on ne délire pas sa petite famille. Le délire n'a rien à voir avec ce que la psychanalyse en a fait. On ne délire pas sur papa-maman. La psychanalyse ramène tout à des déterminations familiales, elle

474. Félix Guattari, Chaosmose, op. cit., p. 12-20.

475. ibid.

476. ibid.

477. ibid.

478. ibid.

185

n'a jamais rien compris à des phénomènes de délire. On délire sur le

monde entier. 479.

Chez Hamlet, la puissance de redondance se sclérose en réitérations dans le cadre de sa névrose obsessionnelle, qui marque un appauvrissement de sa vie psychique. Il est la parfaite occasion pour Freud de s'adonner à son tour à une sorte de compulsion de répétition, lorsqu'il fait revenir Hamlet tout au long de ses écrits.

Au contraire, Ophélie n'a pas contracté de dette avec la psychanalyse et inversement la psychanalyse ne lui doit rien : elle est liberté, répétition libre.

La répétition de la tragédie shakespearienne par Freud serait-elle en dernière

analyse comique, pathétique, histrionique?

La ritournelle d'Ophélie résonnera toujours dans notre esprit et la maintiendra à l'existence à travers l'imaginaire poétique, tandis qu'Hamlet retournera au silence et au néant, à savoir aux logorrhées des psychanalystes et des critiques littéraires.

La répétition est puissance de production et de transformation des cultures. On pense à l'impact d'Ophélie sur l'histoire de l'art.

Hamlet peut-il être conçu comme ritournelle freudienne?

Hamlet peut être pensé comme moi larvaire, car il fourmille aujourd'hui des habitudes des singularités rencontrées sur son chemin depuis sa création par Shakespeare. En effet, les subjectivités et les habitudes de pensée de Goethe, de Freud et de Carmelo Bene ont transformé en profondeur ce moi hamlétien. Hamlet, comme personnage, se modifie au contact des singularités des autres personnages. Hamlet, comme oeuvre séculaire, subit encore des transformations à la rencontre des multiples individus qui souhaitent en faire l'expérimentation.

C'est le premier qui répète tout les autres. C'est Hamlet qui répète toutes ces

tentatives de réécriture.

Dans Littérasophie et filosophiture 480, Deleuze ramène le désir d'interprétation à la paranoïa. Il y a deux types de personnes dangereuses selon lui : d'une part ceux qui ne savent qu'interpréter et d'autre part, ceux qui s'offrent à l'interprétation, Freud d'une part et Hamlet d'autre part.

Le démon d'interpréter, le psychanalyste, le paranoïaque sommeille en nous. Il faut dès lors lutter extérieurement pour s'empêcher d'interpréter.

2) Vers un Anti-Hamlet : de la dés÷pianisatin à la nécessité d'une déshamlétisatin.

Peut-on concevoir un Hamlet dont la vie psychique serait en réalité régie par des éléments anti-oedipiens ? Hamlet n'est-il qu'une instance d'×-

479. Gilles Deleuze, Claire Parnet, Abécédaire, éditions Montparnasse, Paris, 2004, d comme désir .

480. Gilles Deleuze, Hélène Cixous, Littérasophie et philosoture , émission Dialogues du 11 septembre 1973, débat organisé à l'Université de Vincennes, archives INA.

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dipe 481 ? Hamlet n'est-il qu'une énième variation à partir du thème oedipien, invariant à valeur universelle?

Si l'invariant, le référent n'est plus d'actualité ou n'est plus pertinent, la variation hamlétienne peut-elle se maintenir? Hamlet est-il un thème à part entière et non une simple variante? Hamlet n'est-il au contraire qu'une exemplifi-

cation du paradigme oedipien?

Qu'est-ce que la raison psychanalytique refoule au point de faire preuve d'un tel aveuglement? Aurait-elle oublié, comme le souligne Vernant, qu'il est avant tout question dans la tragédie antique (mais également dans le drame élisabéthain, tragédie de la Renaissance) de l'hybris, comme source de cette conjonction observable entre folie et passion et comme productrice des sentiments mêlés d'horreur et de pitié, et non de complexes inconscients?

Si Hamlet est aussi touché par cette démesure et que cette dernière est la cause de ses maux et de sa propre perte, alors peut-être pouvons-nous dire de surcroît qu'Hamlet lui-même est sans complexe. Il n'a ni complexe d'×dipe, ni même de problème puisque c'est lui qui pose des problèmes (dans un sens dynamique, il donne à penser), et à ce titre pose problème à la psychanalyse (dans un sens de sclérose, de castration, de la psychanalyse par la résistance qu'Hamlet lui oppose.

Face à Hamlet, la psychanalyse devrait en être réduite au silence. Au lieu de cela, elle se perd en logorrhées incessantes : des mots, des mots, des mots », aimait à répéter Freud, à la suite d'Hamlet; et ne produit plus rien de nouveau, malgré les fulgurances qu'elle contient pourtant concernant la subjectivation du

désir et l'étude de ses forces, de ses flux.

Le triomphe de la raison psychanalytique passe par le refoulement de la déraison et de la passion, comme l'a bien montré Foucault dans son Histoire de la folie482 car ce qui relève de la psychose, ou disons, de manière plus archaïque ou romantique, de la folie pure, n'est pas susceptible d'être analysé.

C'est pourquoi Ophélie est l'inalysable par excellence, contrairement à Hamlet qui se prête à l'analyse en termes de concepts et surtout de complexes psychanalytiques. L'analyse de la névrose passe par la purgation de l'élément passionnel et de la dimension de folie. La folie, en tant qu'elle obéit à la logique du pathos, modifie le rapport du sujet au réel car elle lui fait réorganiser sa perception du monde. Le moi est aliéné dans la folie.

Faut-il opposer d'une part, la machine à illusions et le fantasme hamlétique et d'autre part, l'inconscient machinique et producteur ( Anti-Hamlet ») ?

Un Anti-Hamlet » allant de pair avec l'Anti-×dipe se dessine en filigrane. La machine Hamlet de Freud laisse alors la place à un Hamlet-machine dont l'inconscient est une usine, et non un théâtre de représentations. Cette intuition nous vient du sentiment que la psychanalyse manque de reconnaître l'irréductible singularité des oeuvres que constituent chaque variation», chaque répétition » d'×dipe comme d'Hamlet, au lieu de chercher de faire d'Hamlet et d'×-

481. Albert Louppe, art. ×dipe en instances, Revue française de psychanalyse 5/2012 (Vol. 76) , p. 1293-1368.

482. Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, tel, Paris, 1972.

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dipe des phases du développement psycho-sexuel dans le cadre d'une ontoge-

nèse et d'une phylogenèse.

L'×dipe agit comme une forme d'expression dominante qui prétend s'imposer 483 au matériau hamlétien ( matière vivante ) alors même que ce dernier est tout entier traversé par des devenirs, une composante de fuite qui se dérobe à leur propre formalisation 484.

Hamlet ne se laisse pas enserrer dans la forme de l'×dipe car il fuit sans arrêt, il devient-femme, il devient-spectre, il devient-crâne, il devient-épée. De même Ophélie n'est pas que la forme substitutive de la mère ou de la femme en général, elle est devenir-végétal, devenir-cosmique, devenir-eau. Hamlet comme Ophélie, mais aussi comme Claudius, Gertrude, Laërte, Polonius vont jusqu'au devenir-imperceptible.

Écrire n'est pas raconter ses souvenirs, ses voyages, ses amours et ses deuils, ses rêves et ses fantasmes. C'est la même chose de pécher par excès de réalité, ou d'imagination : dans les deux cas c'est l'éternel papa-maman, structure oedipienne qu'on projette dans le réel ou qu'on introjette dans l'imaginaire. C'est un père qu'on va chercher au bout du voyage, comme au sein du rêve, dans une conception infantile de la littérature. On écrit pour son père-mère. [...] la littérature [...] ne se pose qu'en découvrant sous les apparentes personnes la puissance d'un impersonnel qui n'est nullement une généralité, mais une singularité au plus haut point [. . .]. Certes, les personnages littéraires sont parfaitement individués, et ne sont ni vagues ni généraux; mais tous leurs traits individuels les élèvent à une vision qui les emportent dans un indéfini comme un devenir trop puissant pour eux. 485.

Il s'agit là d'une infantilisation et d'une psychanalysation de la littérature que Deleuze rejette vertement. C'est toute la démarche de la psychanalyse freudienne appliquée à la littérature qui est ici visée, et en particulier celle de Marthe Robert 486 qui a poussé jusqu'au paroxysme les conclusions freudiennes sur la romantisation familiale des névroses. Ailleurs, Deleuze dit :

On n'écrit pas avec son moi, sa mémoire et ses maladies. 487.

Dans Critique et clinique, Deleuze parle de fuir sur une ligne de sorcière où les traits individuels qui caractérisent le personnage littéraire acquièrent la puissance de l'indéfini . Évidemment, il ne s'agit pas de rejoindre la ligne dominante de cette sorcière métapsychologique au fondement de la psychanalyse freudienne, mais de brancher le personnage en question sur une ligne de fuite.

Deleuze et Guattari citent Max Brod qui évoque la faiblesse d'une interprétation oedipienne des conflits même infantiles qui consisterait uniquement en de grossières approximations et qui ne tiendrait pas compte des dé-

483. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 11.

484. ibid.

485. ibid., La littérature et la vie , p. 12-17.

486. Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Gallimard, tel, Paris, 1977.

487. Gilles Deleuze, Pourparlers, Les éditions de Minuit, Paris, 1990, p. 196.

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tails , ne pénétrerait pas jusqu'au coeur du conflit 488.

Une éventuelle issue à cette oedipianisation néfaste est proposée par Deleuze et Guattari :

Bref, ce n'est pas ×dipe qui produit la névrose, c'est la névrose, c'est-à-dire le désir déjà soumis et cherchant à communiquer sa propre soumission, qui produit l'×dipe. ×dipe, valeur marchande de la névrose. Inversement, agrandir et grossir ×dipe, en rajouter, en faire un usage pervers ou paranoïaque, c'est déjà sortir de la soumission, redresser la tête et voir par-dessus l'épaule du père ce qui était en question de tout temps dans cette histoire-là : toute une micro-politique du désir, des impasses et des issues, des soumissions et des rectifications. Ouvrir l'impasse, la débloquer. Déterritorialiser ×dipe dans le monde, au lieu de se reterritorialiser sur ×dipe et dans la famille. 489.

Afin de déterritorialiser ×dipe dans Hamlet, on pourrait envisager de remplacer le triangle familial Hamlet-Gertrude-Claudius, portant en germe ce renvoi incessant à la configuration oedipienne, par d'autres triangles infiniment plus actifs 490, comme par exemple le triangle Ophélie - fleurs - eau ou encore le triangle Hamlet - crâne - tombe. Cartographier Hamlet, c'est chercher à y saisir la plus grande différence, la différence schizo 491.

Dresser une cartographie d'Hamlet c'est y repérer les signes asignifiants, les flux déterritorialisés, les agencements, les multiplicités, les intensités, les devenirs inassignables, plutôt que d'y chercher un sens, une signification et de vouloir tout rabattre sur papa-maman ou sur la supposée personnalité de l'auteur.

On trouve chez Freud l'idée de la nécessité de re-lier une angoisse déliée, laissée libre, sans objet à un objet dans le cadre de la cure analytique des hystéries d'angoisse. On peut penser que l'angoisse pure (non attachée à un objet) ressentie par le processus empathique, décrit par Freud 492, consistant à souffrir de manière atténuée et en quelque sorte salutaire du point de vue de notre équilibre et de notre économie psychiques, a nécessité la re-liaison de ce qui avait été ainsi délié, le re-codage oedipien de ce qui avait été décodé, la re-territorialisation de

ce qui avait été déterritorialisé.

Au-delà de cette angoisse pure que nous partageons de manière édulcorée avec le héros shakespearien, l'angoisse que nous éprouvons lorsque l'illusion d'une résolution du mystère d'Hamlet tombe est une conséquence de la dé-territorialisation que nous avons fait subir à Hamlet par rapport au codage oedipien. Si Hamlet n'est plus restreint par un inconscient familial ni opprimé par le tyran oedipien, c'est parce qu'il n'est désormais plus relié nécessairement à quoi que ce soit.

488. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Un ×dipe trop gros , Kafka, Pour une littérature mineure, Les éditions de Minuit, Paris, 1975, p. 17.

489. ibid., p. 19.

490. ibid., p. 20.

491. ibid., p. 26.

492. Notamment dans ses réflexions sur Hamlet et le rôle thérapeutique de la représentation théâtrale de conflits inconscients : voir Personnages psychopathiques à la scène (1905-1906), O.C.F. VI (1901-1905), PUF, Paris, 2006, p. 324-326.

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Ceci ouvre la voie à une infinité de branchements possibles, à une multitude d'agencements nouveaux. Cette émotion du possible, ce sentiment de liberté est générateur d'angoisse, d'où la tentation de re-territorialisation, de re-oedipianisation d'Hamlet. La recherche d'un sens, d'un signifiant à l'oeuvre dans la pièce, d'une explication rationnelle à Hamlet apporte certes un réconfort, une impression lénifiante. Ceci satisfait également notre désir de maîtriser ce qui nous échappe. Pourtant, l'insatisfaction face à la solution freudienne se fait très vite sentir et, même si l'on sent que Freud a touché là à quelque chose d'essentiel, ce qui compte dans sa démarche n'est pas forcément ce que l'on croit.

De l'approche freudienne d'Hamlet, nous préférons évacuer ×dipe pour retenir l'idée d'un processus inconscient qui fonctionne dans cette pièce. L'oedi-pianisation de l'inconscient d'Hamlet paraît être un obstacle de taille à la libre circulation des flux inconscients au sein de la machine Hamlet. On ne peut comprendre ni le fonctionnement d'Hamlet comme machine dans l'oeuvre de Freud ni l'inconscient machinique opérant dans toute la pièce et non uniquement à travers le personnage d'Hamlet, si on s'en tient à l'explication oedipienne et à son codage familialiste.

La problématique que Freud développe à partir d'Hamlet pâtit de l'intervention de ce référent familial et entache l'objectif même de la cure analytique, à savoir la libération du sujet de ses déterminations internes, en cherchant à réinsérer les singularités existentielles dans un certain type d'agencement restreint et,

ce faisant, à agir insidieusement sur celles-ci.

La littérature ne nous dévoile pas une vérité obscure. Elle est, dans son essence, la vie véritable, tout comme Deleuze, à la suite de Proust, aimait le rappeler. L'écriture permet une confusion heureuse des temporalités passé, présente et future, là où la psychanalyse freudienne nous rive au passé et où la vie quotidienne nous fait nous contenter d'attendre de vivre493.

Ce n'est ni la conscience, ni l'inconscient, mais ×dipe qui fait de nous tous des lâches, des individus à la fois nostalgiques et terrorisés à cause d'événements révolus. La croyance en l'×dipe chez Freud implique que l'analyse doit fixer le personnage ou l'auteur dans un passé en grande partie fantasmé (qui serait antérieur à ce que le texte dit réellement) et présupposer que la clef de compréhension du comportement et des mots de cet auteur ou de ce personnage réside dans un événement archaïque, obscur et tout-puissant.

La littérature déborde la logique de la rationalité des partis pris. La vérité qui en découle est singulière et n'est pas imputable à l'universalité d'une vérité mythologique à laquelle elle renverrait. Il ne s'agit pas de chercher chez Hamlet la reproduction déguisée d'un même événement archétypique ou la présence de fantasmes ayant trait au genre humain en général. Nous avons toujours à faire à des singularités, qu'elles soient individuelles ou collectives, réelles ou fictives.

Choisir ×dipe comme clef du mystère d'Hamlet, c'est résolument choisir de ne plus choisir, renoncer à ce qui nous apparaît comme primordiale dans la cure analytique, expérimenter, libérer des agencements et s'affranchir par là-même de la dictature du signifiant, de la tyrannie oedipienne, et non interpréter, oedipianiser, tout ramener au passé et à papa-maman. Renoncer à l'×dipe tout

493. Blaise Pascal, Pensées, Le Guern fr. 43. :

Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre .

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en gardant un inconscient redéfini, c'est quitter une expérience en vases-clos entre un passé encombrant peuplé de spectres et un avenir en grande partie conditionné par un déterminisme psychologique, à laquelle l'explication par ×dipe nous renvoyait indéfiniment.

Dans un livre comme dans toute chose, il y a des lignes d'articulation ou de segmentarité, des strates, des territorialités; mais aussi des lignes de fuite, des mouvements de déterritorialisation et de déstratification. [...] Un livre est un tel agencement, comme tel inattribuable. C'est une multiplicité [...]. On ne demandera jamais ce que veut dire un livre, signifié ou signifiant, on ne cherchera rien à comprendre dans un livre, on se demandera avec quoi il fonctionne, en connexion de quoi il fait ou non passer des intensités, dans quelles multiplicités il introduit et métamorphose la sienne, avec quels corps sans organe il fait lui-même converger le sien. Un livre n'existe que par le dehors et au-dehors. ?.

La pensée freudienne conçoit à tort Hamlet comme un livre-racine , un livre classique , doté d'une belle intériorité organique, signifiante et subjective dont on pourrait extraire une loi de la réflexion. Le livre est ainsi conçu comme une réalité spirituelle ??. Avec cette conception d'Hamlet comme livre-racine, on passe complètement à côté de la multiplicité d'agencements potentiellement contenus dans cette pièce. Au contraire, penser Hamlet comme livre-rhizome, c'est enfin se donner la possibilité d'en saisir la richesse et la singularité. On ne trouvera la notion d'une unité oedipienne englobant Hamlet que si on laisse advenir une prise de pouvoir par le signifiant, ou un procès correspondant de subjectivation sur cette multiplicité. En réalité, penser Hamlet comme livre-rhizome, permet d'écarter le danger d'un surcodage oedipien dès lors qu' un rhizome ou multiplicité ne se laisse pas surcoder, ne dispose jamais de dimension supplémentaire au nombre de ses lignes ??.

Prenons l'exemple de l'opération de minoration ou d'amputation entreprise par Carmelo Bene sur Hamlet dont le but annoncé est de se déshamlétiser intégralement ??. Une sorte d'Anti-Hamlet se dessine dans la démarche de Carmelo Bene derrière l'Anti-×dipe de Deleuze et Guattari, de même que le problème d'Hamlet était toujours présent en filigrane dans le corpus freudien dès lors qu'il s'agissait du complexe d'×dipe.

Il ne s'agit pas de critiquer Shakespeare, ni d'un théâtre dans le théâtre, ni d'une parodie, ni d'une nouvelle version de la pièce, etc. CB ?? procède autrement et c'est plus nouveau. Supposons qu'il ampute la pièce originaire d'un de ses éléments. Il soustrait quelque chose de la pièce originaire. Précisément, sa pièce sur Hamlet, il ne l'appelle un Hamlet de plus, mais un Hamlet de moins , comme Laforgue. Il ne procède pas par addition, mais par soustraction, amputation. Comment il choisit l'élément

494. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Rhizome , p. 10.

495. ibid., p. 11.

496. ibid., p. 15.

497. Jules Laforgue, Carmelo Bene, Hamlet & suite, vagabonde, Senouillac, 2013, p. 63.

498. Carmelo Bene.

501. Jules Laforgue, Hamlet ou les suites de la piété filiale, dans Hamlet & suite, op. cit., p. 27-59.

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à amputer, c'est une autre question, nous verrons tout à l'heure. Mais, par exemple, il ampute Roméo, il neutralise Roméo dans la pièce originaire. Alors, toute la pièce parce qu'il y manque maintenant un morceau choisi non arbitrairement, va peut-être basculer, tourner sur soi, se poser sur un autre côté. Si vous amputez Roméo, vous allez assister à un étonnant développement, le développement de Mercuzio qui n'était qu'une virtualité dans la pièce de Shakespeare. Mercuzio meurt vite chez Shakespeare, mais, chez Bene, il ne veut pas mourir, il ne peut pas mourir, n'arrive pas à mourir puisqu'il va constituer la nouvelle pièce. » 499.

Ainsi nous nous dirigerions vers un Anti-Hamlet non encore écrit en tant que tel, mais qui sous-tendrait en filigrane toute l'entreprise deleuzo-guattarienne de l'Anti-×dipe.

Pour se déshamlétiser intégralement, une seule brutale exécution ne suffirait pas ([. . .] Un Hamlet de moins, prévient Jules, mais la race n'en est pas perdue.). »[...] Quant aux tenaces écrits en carton-pâte : métathéâtre dans le théâtre », tragédie de la parole » (des paroles), drame de la paternité » (jamais si frustrée et négligée), le refus (obtus) de l'amour », l'attention morbide » (incongrue) du non-héros réservée à la fragilité incestueuse de sa mère, la criminalité gratuite et désinvolte (désintégrer des comparses stupides et un vieillard imprudent, sans aucun profit, hors-sujet), ne sont que des symptômes alarmants d'une pathologie qui, non sans raison, a intéressé la psychanalyse (le barde anglais en

serait-il le fondateur? » 500.

Nous comprenons l'intérêt qu'a suscité chez Bene le texte de Laforgue, Hamlet ou les suites de la piété filiale (1877), dont il exploite le matériau pour sa version collage », lorsque nous lisons des passages comme ceux-ci :

Oui, ce qui manque à Hamlet, c'est la liberté [...] Ah! C'était LE DÉMON DE LA RÉALITÉ! L'allégresse de constater que la Justice n'est qu'un mot, que tout est permis et pour cause, nom de Dieu! [...] l'ordre social existant est un scandale à suffoquer la Nature! Et moi, je ne suis qu'un parasite féodal. Mais quoi! Ils sont nés là-dedans, c'est une vieille histoire, ça n'empêche pas leurs lunes de miel, ni leur peur de la mort; et tout est bien qui n'a pas de fin. [...] si elle parle et côtoie l'hamlétisme sans y tremper, Hamlet est perdu! Perdu et gagné! [...] Un Hamlet de moins; la race n'en est pas per-

due, qu'on se le dise! » 501.

499. Gilles Deleuze, Un manifeste de moins , op. cit., p. 92-97 et suivantes.

500.

Carmelo Bene, Hamlet suite, version collage d'après Jules Laforgue, préface, p. 63-65.

502. Référence au tableau de Francisco de Goya, El sueño de la razon produce monstruos, Le sommeil de la raison produit des monstres, peint en 1799.

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Dans cette perspective, le mythe n'est plus conçu comme producteur d'un scénario typique ni comme raison suffisante ou argument d'autorité en faveur de la validité d'une hypothèse et de son applicabilité à un spectre très large de cas (les

Hamlet souffrant de l'×dipe).

A l'Anti-×dipe et à la désoedipianisation précèdent, et non pas succèdent (comme Hamlet succédait pour les psychanalystes à ×dipe, étant l'exemple même du névrosé moderne et l'actualisation de l'×dipe originaire), un Anti-Hamlet et une déshamlétisation. De la même façon que les thèses freudiennes sur Hamlet avaient un caractère beaucoup plus discret et ésotérique que les conclusions faites sur ×dipe, la machine à déshamlétiser de Deleuze, Guattari et Carmelo Bene opère subrepticement dans l'oeuvre de ces auteurs.

Comme un prolongement naturel de ces siècles d'interrogation et d'analyse d'Hamlet et comme quelque chose qui découlerait justement de cette altercation entre la schizo-analyse deleuzo-guattarienne et la psychanalyse freudo-lacanienne, une pièce de théâtre australienne de Mark Wilson, intitulée Anti-Hamlet , sera jouée dès novembre 2016 à Saint Kilda, en Australie. Hamlet y apparaîtra comme un corps sans organes, un ingrat privilégié, un cynique désespéré, un procrastinateur en série, un déviant politique et par-dessus tout comme une machine désirante, peut-on lire sur le site internet du groupe de théâtre indépendant New working group dont fait partie l'auteur et metteur en scène de cet Anti-Hamlet . La pièce revisitée mettra en scène le défunt père d'Hamlet, sa mère qui désire devenir grand-mère et son thérapeute qui n'est autre que le fondateur de la psychanalyse. De plus, il sera question de la monarchie danoise sur le point de s'effondrer et de l'irruption d'un nouveau chef envisageant un Danemark prospère, dévoué à la liberté, à l'individu et au marché. L'Anti-Hamlet de Wilson est présentée comme le point culminant d'une trilogie théâtrale qui creuse les pièces les plus célèbres de Shakespeare jusqu'à la pointe de leur déterritorialisation. Cette pièce s'affiche comme une charge contre Freud et revendique le fait de s'appuyer sur Deleuze et Guattari.

Vers une hamlétisation d'×dipe : peut-on renverser l'oedipinianisa-tion d'Hamlet, en inversant l'ordre causal? Hamlet apparaît dans des passages très intéressants de l'Anti-×dipe.

L'inconscient a ses horreurs, mais elles ne sont pas anthropomorphiques. Ce n'est pas le sommeil de la raison qui engendre des monstres 502, mais plutôt la rationalité vigilante et insomniaque. [...] Aussi le problème pratique de la schizo-analyse [...] Désoedi-pianiser, défaire la toile d'araignée du père-mère, défaire les croyances pour atteindre à la production des machines désirantes, et aux investissements économiques et sociaux où se joue l'analyse militante. Rien n'est fait tant qu'on ne touche pas aux machines. Cela implique des interventions très concrètes en vérité : à la pseudo-neutralité bienveillante de l'analyste oedipien, qui veut et n'entend que du

505. ibid., p. 187.

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père et mère, substituer une activité malveillante, ouvertement malveillante tu me fais chier avec ×dipe, si tu continues on arrête l'analyse, ou bien un choc électrique, cesse de dire papa-maman bien sûr, Hamlet vit en vous, comme Werther vit en vous », et ×dipe aussi, et tout ce que vous voulez, mais [. . ..1 Êtes-vous né Hamlet? N'avez-vous pas plutôt fait naître Hamlet en vous? Pourquoi revenir au mythe? » [citation de Henry Miller, Hamlet ??1 En renonçant au mythe, il s'agit de remettre un peu de joie, un peu de découverte dans la psychanalyse. [...1 Dira-t-on que le schizo non plus n'est pas joyeux? Mais sa tristesse ne vient-elle pas de ce qu'il ne peut plus supporter les forces d'oedipianisation, d'hamlétisation qui l'enserrent de toutes parts? Plutôt fuir, sur le corps sans organes, et s'enfermer en lui, le refermer sur soi. La petite joie, c'est la schizophrénisation comme processus, non pas le schizo comme entité clinique. [...1 Monter des unités de production, brancher des machines désirantes.» ?.

La petite joie, c'est, pourrait-on ajouter, la processus de schizophrénisation d'Hamlet et d'Ophélie et non toutes les tentatives de figer ces personnages dans des entités cliniques.

Celui qui aurait dû épouser la mère, c'est donc l'oncle utérin. Première conséquence dès lors : l'inceste avec la soeur n'est pas un substitut de l'inceste avec la mère, mais au contraire le modèle intensif de l'inceste comme manifestation de la lignée germinale. Et puis, ce n'est pas Hamlet qui est une extension d'×dipe, un ×dipe au second degré : au contraire un Hamlet négatif ou inversé est premier par rapport à ×dipe. Le sujet ne reproche pas à l'oncle d'avoir fait ce que lui désirait faire; il lui reproche de ne pas avoir fait ce que lui, le fils, ne pouvait pas faire. Et pourquoi l'oncle n'a-t-il pas épousé la mère, sa soeur somatique? Parce qu'il ne devait le faire qu'au nom de cette filiation germinale, marquée des signes ambigus de la gémellité et de la bisexualité, d'après laquelle le fils aurait pu le faire aussi bien, et être lui-même cet oncle en rapport intense avec la mère-jumelle. Se ferme le cercle vicieux de la lignée germinale (le double bind primitif) : l'oncle non plus ne peut pas épouser sa soeur, la mère; ni le sujet dès lors, épouser sa propre soeur. » ??.

Pourquoi avoir accordé à la représentation mythique et tragique ce privilège insensé? Pourquoi avoir installé des formes expressives, et tout un théâtre là où il y avait des champs, des ateliers, des usines, des unités de production? [.. .1 En remontant aux temps héroïques de la vie, vous détruisez les principes mêmes de l'héroïsme, car le héros, pas plus qu'il ne doute de sa force, ne regarde jamais en arrière. Hamlet se prenait sans aucun doute

503. Henry Miller, Hamlet, en collaboration avec Michael Fraenkel, en deux vol. (premier volume New York, Carrefour, 1939; second volume New York, Carrefour, 1941).

504.

Gilles Deleuze, Félix Guattari, Anti-×dipe, Les éditions de Minuit, Paris, 1972-1973, p. 133-134.

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pour un héros, et pour tout Hamlet-né, la seule voie à suivre est la voie que Shakespeare lui a tracée. Mais il s'agirait de savoir si nous sommes des Hamlet-nés. Êtes-vous né Hamlet? N'avez-vous pas plutôt fait naître Hamlet en vous? Mais la question qui me semble la plus importante est celle-ci : pourquoi revenir au mythe? . . . Cette camelote idéologique dont le monde s'est servi pour bâtir son édifice culturel est en train de perdre sa valeur poétique, son caractère mythique, parce qu'à travers une série d'écrits qui traitent de la maladie, et par conséquent des possibilités d'en sortir, le terrain se trouve déblayé, de nouveaux édifices peuvent s'élever [.. . . Ce qui me conduit à l'idée, non pas d'un nouvel édifice, de nouvelles superstructures qui signifient culture, donc mensonge, mais d'une naissance perpétuelle, d'une régénération, de la vie...Il n'y a pas de vie possible dans le mythe...Cette faculté de donner naissance au mythe nous vient de la conscience, la conscience qui se développe sans cesse. [... [Henry Miller, Hamlet . Il y a tout dans ces pages de Miller : la menée d'×dipe (ou d'Hamlet) jusqu'au point d'auto-critique, la dénonciation des formes expressives, mythe et tragédie, comme croyances ou illusions de la conscience, rien que des idées, la nécessité d'un nettoyage de l'inconscient, la schizo-analyse comme curetage de l'inconscient, l'opposition de la fente matricielle à la ligne de castration, la splendide affirmation d'un inconscient-orphelin et producteur, l'exaltation du processus comme processus schizophrénique de déterritorialisation qui doit produire une nouvelle terre, et à la limite le fonctionnement des machines désirantes contre la tragédie, contre le funeste drame de la personnalité , contre la confusion inévitable du masque et de l'acteur . Il est évident que Michael Fraenkel, le correspondant de Miller, ne comprend pas. Il parle comme un psychanalyste, ou comme un helléniste du XIXème : oui, le mythe, la tragédie, ×dipe, Hamlet sont de bonnes expressions, des formes prégnantes; ils expriment le vrai drame permanent du désir et de la connaissance . . . Fraenkel appelle au secours tous les lieux communs, Schopenhauer, et le Nietzsche de la Naissance de la tragédie 506. Il croit que Miller ignore tout cela, et ne se demande pas un instant pourquoi Nietzsche a lui-même rompu avec la Naissance de la tragédie, pourquoi il a cessé de croire à la représentation tragique... 507.

Deleuze et Guattari ont lu attentivement Freud et ils soulignent le paradoxe qui sous-tend toute la psychanalyse freudienne. D'une part, Freud avait bien compris que le désir pouvait se penser en termes d'économie, de flux, de forces et il avait découvert

la nature subjective ou l'essence abstraite du désir [. . . par-delà toute représentation qui les rattacherait à des objets, des buts ou même des sources en particulier. Freud est donc le premier à dégager le désir tout court [. . . et par là la sphère de la production

506. Nous renvoyons le lecteur, au sujet de Nietzsche et Hamlet, à notre deuxième partie.

507.

ibid., p. 354-359.

195

508. ibid.

qui déborde effectivement la représentation. [...1 le désir subjectif abstrait est inséparable d'un mouvement de déterritorialisation, qui découvre le jeu des machines et des agents sous toutes les déterminations particulières qui liaient encore le désir ou le travail à telle ou telle personne, à tel ou tel objet dans le cadre de la représentation. Machines et productions désirantes, appareils psychiques et machines du désir, machines désirantes et montage d'une machine analytique apte à les décoder : le domaine des libres synthèses où tout est possible, les connexions partielles, les disjonctions incluses, les conjonctions nomades, les flux et les chaînes po-lyvoques, les coupures transductives et le rapport des machines désirantes comme formations de l'inconscient avec les formations molaires qu'elles constituent statistiquement dans les foules organisées, l'appareil de répression-refoulement qui en découle...Telle est la constitution du champ analytique; et ce champ sub-représentatif continuera de survivre et de fonctionner, même à travers ×dipe, même à travers le mythe et la tragédie qui marquent pourtant le réconciliation de la psychanalyse avec la représentation. [...1 Comment expliquer cette ambivalence très complexe de la psychanalyse? [...1 En premier lieu, la représentation symbolique saisit bien l'essence du désir, mais en la référant à de grandes objectités comme à des éléments particuliers qui lui fixent objets, buts et sources. C'est ainsi que le mythe rapporte le désir à l'élément de la terre comme corps plein, et au code territorial qui distribue les interdits et prescriptions; et la tragédie, au corps plein de despote et au corps impérial correspondant. [...1 La méthode psychanalytique est tout autre : au lieu de rapporter la représentation symbolique à des objectités déterminées et à des conditions sociales objectives, elle les rapporte à l'essence subjective et universelle du désir comme libido. Ainsi, l'opération de décodage dans la psychanalyse ne peut plus signifier ce qu'elle signifie dans les sciences de l'homme, à savoir découvrir le secret de tel ou tel code, mais défaire les codes pour atteindre à des flux quantitatifs et qualitatifs de libido qui traversent le rêve, le fantasme, les formations pathologiques aussi bien que le mythe, la tragédie et les formations sociales. L'interprétation psychanalytique ne consiste pas à rivaliser de code, à ajouter un code aux codes déjà connus, mais à décoder de manière absolue, à dégager quelque chose d'incodable en vertu de son polymorphisme et de sa polyvocité [Note de Deleuze et Guattari : Freud le signalait déjà à propos du rêve : il ne s'agit pas d'un déchiffrement suivant un code. 1. Il apparaît alors que l'intérêt de la psychanalyse pour le mythe (ou la tragédie) est un intérêt essentiellement critique, puisque la spécificité du mythe, objectivement compris, doit fondre au soleil subjectif de la libido : c'est bien le monde de la représentation qui s'écroule, ou tend à s'écrouler. 508.

Nous pourrions dès lors envisager Hamlet ET ×dipe , plutôt

que Hamlet EST l'×dipe .

Félix, Guattari, L'inconscient machinique. Essai de schizo-analyse, Encres, éditions recherches, Clamecy, 1979.

196

Pour Guattari, l'inconscient machinique n'est pas un inconscient de spécialiste de l'inconscient, pas un inconscient cristallisé dans le passé, gélifié dans un discours institutionnalisé, mais au contraire tourné vers l'avenir, l'inconscient dont la trame ne serait autre que le possible lui-même 509.

L'énoncé freudien du complexe d'×dipe prétend à l'universalité. Lorsqu'elle est subordonnée à l'agencement oedipien, la machine Hamlet de Freud obéit aux exigences d'un pouvoir dominant (le pouvoir psychanalytique, la tyrannie oedipienne et la dictature du signifiant).

Repérer un agencement oedipien dans Hamlet est une possibilité parmi d'autres. On peut, à profit, mettre en valeur une infinité d'autres agencements tout aussi pertinents. Le problème est de vouloir faire fonctionner ×dipe comme un agencement général qui viendrait surplomber tous les autres agencements. Par ailleurs, si l'on suit Guattari, nous devons admettre qu'il est tendancieux de ramener Hamlet à une causalité oedipienne, dès lors qu'une causalité fonctionnant à sens unique est problématique. On pourrait très bien, à l'inverse, ramener ×dipe à une causalité hamlétienne. C'est d'ailleurs ce que suggèrent les passages de l'Anti-×dipe où il est question d'Hamlet.

Prolongeant malgré lui les réflexions d'Otto Rank sur Polonius comme substitut du père pour Hamlet, nous pouvons faire l'hypothèse que si tel est le cas, alors la relation entre Hamlet et Ophélie est incestueuse. Il s'agit bien d'une forme d'inceste schizo entre frère et soeur, telle que Deleuze et Guattari l'ont décrit. La schizo-analyse s'intéresse à l'inceste schizo entre frère et soeur : Ophélie et Laërte, d'où la rivalité entre Hamlet et le frère de la jeune femme? Ophélie et Hamlet, en tant que relation incestueuse d'un point de vue symbolique (si Ophélie est le substitut de la mère ou si Polonius est le substitut du père pour Hamlet, on n'échappe pas à l'inceste, version psychanalyse ou version schizo).

Hamlet a malgré lui donné lieu à une sagesse d'école, cette même sagesse d'école dont il méprise l'inaptitude à saisir ces choses au ciel et sur la terre . La machine désirante d'Hamlet est détraquée : il aurait préféré que sa mère ne l'ait pas mis au monde et il aspire à retourner au néant, il ne produit plus rien.

La psychanalyse freudienne appliquée à Hamlet est une machine paranoïaque. En tant que création, Hamlet est machine de machines, machine à produire des machines, comme la machine Hamlet de Freud.

Paranoïa, persécution et fantôme : il s'agissait déjà de ceci lorsque nous parlions des spectres d'Hamlet dans l'oeuvre freudienne et de Freud se sentant hanté par Hamlet. Nous avons vu qu'il était ainsi possible de retourner la machine paranoïaque psychanalytique contre la machine Hamlet qui devient à son tour l'objet de la persécution freudienne. La machine paranoïaque étant aussi une machine désirante, quand le psychanalyse interprète, il délire donc il désire. Le processus de désoedipianisation ayant suivi son cours, il semble que le problème se soit déplacé vers la nécessité d'un Anti-Hamlet.

509.

197

3 ) Analyse d'un personnage mineur : Ophélie comme vérité d'Hamlet.

Ophélie ou l'introduction de la différence schizo dans la répétition

du thème hamlétien.

La tâche du schizo-analyste sera d'écouter le disjoint dans l'évolution du personnage d'Ophélie au cours de la pièce de Shakespeare, et tout particulièrement de s'attarder sur l'agencement inédit dont son délire est porteur. Nous ne prétendons pas donner une analyse systématique du personnage d'Ophélie, mais nous essayons de proposer quelques lignes de schizo-analyse à ce sujet. Il est dès lors possible d'entrer dans cette sous-section par le milieu car elle est une sorte

d'agencement d'agencements.

Ophélie n'est ni un signifiant, ni un représentant, ni un substitut. Elle ne renvoie à rien d'autre qu'à elle-même et aux agencements qu'elle est susceptible de produire.

N'y a-t-il pas grand intérêt à faire subir à des auteurs considé-

rés comme majeurs un traitement d'auteur mineur, pour retrouver leurs potentialités de devenir? Shakespeare, par exemple? 510.

A partir d'une oeuvre littéraire, deux opérations sont possibles : d'une part, élever au majeur , c'est-à-dire normaliser au lieu de reconnaître et d'admirer; d'autre part, minorer , ce qui implique de dégager des devenirs contre l'Histoire, des vies contre la culture, des pensées contre la doctrine, des grâces ou disgrâces contre le dogme. 511, autrement dit minorer Hamlet, en l'amputant justement du personnage d'Hamlet, afin de développer le personnage mineur d'Ophélie.

Deleuze poursuit :

Quand on voit ce que Shakespeare subit dans le théâtre tradi-

tionnel, sa magnification-normalisation, on réclame un autre trai-
tement, qui retrouverait en lui cette force active de minorité. 512

On pourrait alors, comme a effectivement tenté de le faire Carmelo Bene, faire subir à la pièce de Shakespeare un autre traitement, une opération critique d'amputation, de soustraction. C'est toute la raison d'être de son Hamlet de moins . Ce travail se ferait en trois grandes phases que décrit Deleuze.

Tout d'abord, il s'agit de retrancher les éléments stables (Hamlet comme figure de la noblesse de l'époque, du Pouvoir, le métaphysicien, la névrose comme normalité de la vie psychique), éliminer tout ce qui fait pouvoir et qui est d'ordinaire représenté au théâtre (les figures du pouvoir : Roi, Prince, Système, Maître) et le pouvoir du théâtre lui-même (Texte, Dialogues, Monologues, Acteur, Metteur en scène, Structure).

Ensuite, il convient de tout mettre en variation continue et ainsi de mettre en exergue le délire d'Ophélie 513.

Enfin, ceci nous conduit à tout transposer en mineur, ce qui implique une critique du sujet (au double sens de thème et de moi ) et de la forme :

510. Gilles Deleuze, Un manifeste de moins , op. cit.

511. ibid.

512. ibid.

513. Voir le délire d'Ophélie dans la pièce de Shakespeare : Hamlet, Acte IV, scène V, Folio Théâtre, éd. bilingue, trad. J.-M. Déprats, 2002, pp. 257 à 273.

198

Rien que des affects et pas de sujet, rien que des vitesses et pas de forme. [...] dès lors, faire passer toute chose par la variation continue, comme sur une ligne de fuite créatrice, qui constitue une langue mineure dans le langage, un personnage mineur sur la scène, un groupe de transformation mineur à travers les formes et sujets dominants.» ?.

Le théâtre reste représentatif quand il prend pour objet les conflits, contradictions, oppositions car ces derniers sont déjà normalisés, codifiés, institutionna-

lisés ».

Il importe de mettre en lumière un autre problème lié à ce personnage mineur ». Pourquoi la psychanalyse freudienne résiste-t-elle si ardemment à comprendre positivement le phénomène psychotique? Pourquoi est-ce sur le personnage d'Hamlet uniquement que Freud se focalise, ignorant par là même la détresse d'Ophélie?

Freud semble choisir la facilité en s'attachant au conflit normalisé et nor-malisable, représenté et figurable d'Hamlet, et en évitant d'aborder le conflit sans doute plus profond d'Ophélie.

Quand un conflit n'est pas encore normalisé, c'est parce qu'il dépend d'autre chose de plus profond, c'est parce qu'il est comme l'éclair qui annonce autre chose et qui vient d'autre chose, émergence soudaine d'une variation créatrice, inattendue, sub-représentative. [.. .] Comme Hamlet, [le théâtre] cherche une formule plus simple, plus humble. [...] La variation continue ne serait-elle pas précisément cela, cette amplitude qui ne cesse pas de déborder, par excès ou par défaut, le seuil représentatif de l'étalon majoritaire? La variation continue ne serait-elle pas le devenir minoritaire de tout le monde, par opposition au fait majoritaire de Personne? Alors le théâtre ne trouverait-il pas une fonction suffisamment modeste, et pourtant efficace? Cette fonction anti-représentative, ce serait de tracer, de constituer en quelque sorte une figure de la conscience minoritaire, comme potentialité de chacun. Rendre une potentialité présente, actuelle, c'est tout à fait autre chose que représenter un conflit.» ??.

On trouve chez Otto Rank tout de même quelques développements sur Ophé-lie ??.

Pour le psychanalyste dont les travaux sur Hamlet ont fait l'objet d'une recension élogieuse par Freud à plusieurs reprises, Ophélie prend son sens uniquement lorsqu'elle est rapportée à Hamlet et à son complexe oedipien vis-à-vis de sa mère Gertrude. Aux yeux de Rank, Ophélie n'est que le représentant », l'image ou le substitut » de l'unique objet d'amour que constitue la mère. On a ici toujours à faire à la même tentative psychanalytique obstinée de re-

514. ibid.

515. ibid., p. 122-125.

516.

Otto Rank, Le spectacle dans Hamlet , art. cit.

199

territorialisation de ce qui échappe, de ce qui déborde, de ce qui fuit de toutes parts.

« Cependant Polonius ne fait pas seulement obstacle à la liberté sexuelle d'Hamlet, mais à celle de sa fille Ophélie bien davantage lorsqu'il l'exhorte à la vertu et à la chasteté. C'est pourquoi dans la folie qui s'empare d'elle après la mort de son père, elle tient des propos obscènes où se déchaîne sa sexualité si longtemps et si fortement refoulée. Maintenant, il est vrai, elle est à double titre privée de l'objet aimé puisque Hamlet s'est détourné d'elle. Pour compenser cette perte, elle choisit la voie de certaines psychoses, que la psychanalyse a révélée, s'identifiant à l'une des deux personnes perdues tout en prenant consciemment le deuil de l'autre. [...] Dans un sens plus caché, Ophélie est pour Hamlet un substitut maternel évident et alors Polonius a raison de supposer que «1'origine et 1e commencement de sa douleur provient d'un amour dédaigné.», car dès sa première entrée en scène, Hamlet confie que c'est l'infidélité de la mère qui l'a fait douter de lui-même et du monde. Des nombreuses allusions, souvent très subtiles, à l'identification d'Ophélie à la mère d'Hamlet, nous ne soulignerons que la plus nette, car elle nous ramène à la scène sur la scène Lorsque Hamlet s'adresse à Ophélie en lui prêchant la chasteté exactement d'ailleurs comme il le fera

à sa mère » 517.

Il est intéressant de noter que, la source originaire de la légende scandinave d'Hamlet (dont la première écriture littéraire est L'Amlethus, de Saxo Grammaticus518) ne comprend pas le personnage d'Ophélie en tant que tel (même si une ébauche de ce personnage est présente dans l'histoire dès le début, il s'agit d'une jeune femme inconnue mais qui n'a pas le même rôle que dans la pièce de Shakespeare), ni celui de son père et son frère. Une analyse psychanalytique de l'apport fait par Shakespeare dans sa reprise du thème hamlétien et de l'inédit introduit par la dimension que prend le personnage féminin serait envisageable. Le « motif de l'inceste » est déjà présent dans la réécriture faite par le français Belleforest dans ses Histoires tragiques (vol. 5) de la légende d'Hamlet 519 tandis que la dimension sous-jacente du parricide apparaît dès les premières élaborations écrites de la légende par Saxo Grammaticus : en effet, la trame de son Amleth, Prince of Denmark est tissée autour du meurtre du père par l'oncle et de la vengeance du fils.

Shakespeare apporte un élément fondamental : le délire d'Ophélie branché sur la folie d'Hamlet, la folie familiale au sein de laquelle s'agencent les personnages et, de manière plus générale, la folie politique (l'état de guerre et de corruption du pays auquel il est fait allusion) et la folie cosmique (celle que l'on

517. Otto Rank, art. cit.

518. Saxo Grammaticus (1150- 1220), The Revenge of Amleth, The Norse Hamlet, Sources of Shakespeare, Hythloday Press, 2013.

519. François de Belleforest, The Hystorie of Hamblet (1570), François de Belleforest, in The Norse Hamlet, op. cit.

520. Jacques Lacan, Le Séminaire, VI, Le désir et son interprétation , op. cit., p. 291.

521. ibid.

200

saisit à travers notamment les monologues d'Hamlet), celle d'un monde dans lequel la subjectivité même est touchée par l'incertitude et devient, comme le rêve, une ombre.

C'est cette irruption de la nouveauté dans le déjà-connu (la légende hamlé-tienne déjà écrite à trois reprises) que permet le dramaturge qui doit compter comme usine shakespearienne productrice de signes, bien plus que le thème oedipien déjà développé de l'inceste et du parricide. C'est l'inconscient machinique et non oedipien à l'oeuvre dans cette scène qui nous paraît d'une extrême impor-

tance pour une tentative de schizo-analyse d'Hamlet.

De même que Rank, Lacan réduit Ophélie à Hamlet en en faisant l'objet petit a par excellence. Ophélie est chez lui réduite à n'être que l'objet du désir d'Hamlet, le lieu et l'heure de la vérité étant ailleurs, dans le discours signifiant, l'acte de parole, le discours de l'Autre, le grand Autre, le lieu où repose l'ensemble du système des signifiants, le langage. Ophélie, comme objet, thème et personnage, est l'élément qui permet à Lacan de démontrer que la pièce de Shakespeare est bien la tragédie du désir , du désir humain tel qu'il se présente dans la pratique analytique.

Ophélie est très évidemment l'une des créations les plus fasci-

nantes qui ait été proposée à l'imagination humaine. Ce que nous
pouvons appeler le drame de l'objet féminin, le drame du désir. 520.

Là encore, même si on est forcé de reconnaître à Lacan le mérite d'avoir au moins consacré une partie de son analyse d'Hamlet à Ophélie, contrairement à Freud, Ophélie semble inextricablement subordonnée à Hamlet et rapportée à

son horreur de la féminité comme telle .

Si Hamlet prend (davantage de) sens lorsqu'on considère sa relation à Ophé-lie, il n'en a pas moins une importance en tant que personnage autonome, indépendamment d'Ophélie. En revanche, sous la plume des psychanalystes, Ophé-lie ne paraît pas avoir de valeur en tant que telle puisqu'il s'agit à travers son personnage de saisir la corrélation essentielle entre l'évolution que connaît la position d'Hamlet envers Ophélie et ce qui détermine sa position d'ensemble à l'endroit du désir 521. Le personnage d'Ophélie n'est qu'une occasion de comprendre ce dont il s'agit dans la mélancolie d'Hamlet mais elle n'est pas l'ob-

jet réel du désir d'Hamlet.

Elle est tantôt substitut de la figure maternelle, tantôt image de la femme dont la figure renvoie précisément au conflit ambivalentiel entre l'Eros et la haine, entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, au sein du psychisme d'Ham-let.

Dès qu'il s'agit d'aborder le personnage d'Ophélie, Freud, comme Rank, Jones et Lacan à sa suite, se borne à considérer le problème uniquement du point de vue de Hamlet mais cela ne nous apprend rien sur Ophélie.

À maints égards, il semblerait que le personnage mineur d'Ophélie revête des aspects particulièrement pertinents, qu'on ne retrouve aucunement en se

201

cantonnant à l'analyse du personnage majeur Hamlet.

Dans une toute autre perspective, Bachelard produit un basculement très intéressant du complexe d'Hamlet au complexe d'Ophélie 522. En effet, il entreprend une démarche qui se réclame de la psychanalyse appliquée sur le personnage d'Ophélie, bien qu'il ne fasse que très rarement référence à Freud. La psychanalyse est ainsi conçue comme un instrument de pensée adaptable à l'objet d'étude choisi et au chercheur qui en entreprend l'analyse. Il s'agit pour lui d'étudier les rêveries inconscientes qui reçoivent leur vraie fonction du psychisme créateur . Bachelard reproche à la psychanalyse traditionnelle de se satisfaire trop vite quand elle arrête son enquête aussitôt qu'elle a découvert l'interprétation d'un symbole 523.

L'eau dans la mort apparaît dans le cas d'Ophélie comme un élément désiré . Bachelard, reprenant les propos de Marie Bonaparte dans son Edgar Poe 524, souligne que Le genre de mort choisi par les hommes, que ce soit dans la réalité pour eux-mêmes par le suicide, ou dans la fiction pour leur héros, n'est en effet jamais dicté par le hasard, mais, dans chaque cas, étroitement déterminé psychiquement. . Bachelard poursuit lui-même :

Par certains côtés même, on peut dire que la détermination psychologique est plus forte dans la fiction que dans la réalité, car dans la réalité les moyens du fantasme peuvent manquer. Dans la fiction, fins et moyens sont à la disposition du romancier. [...] Le romancier, qu'il le veuille ou non, nous révèle le fond de son être, encore qu'il se couvre littéralement de personnages. En vain il se servira d'une réalité comme d'un écran. C'est lui qui projette cette réalité, c'est lui surtout qui l'enchaîne. [...] Le roman n'est vigoureux que si l'imagination de l'auteur est fortement déterminée, que si elle trouve les fortes déterminations de la nature humaine. Comme les déterminations s'accélèrent et se multiplient dans le drame, c'est par l'élément dramatique que l'auteur se révèle le plus profondément. 525.

Bachelard en vient à comparer en littérature le crime, qui dépend inévitablement de circonstances extérieures ainsi que du caractère du meurtrier , au suicide qui se prépare au contraire comme un long destin intime .

Pour un peu, le romancier voudrait que l'Univers entier par-

ticipât au suicide de son héros. Le suicide littéraire est donc fort susceptible de nous donner l'imagination de la mort. 526.

Cette puissance évocatrice du mythe d'Ophélie semble dépasser les méditations abstraites et désabusées d'Hamlet sur le suicide et sur la mortalité humaine.

L'eau qui est la patrie des nymphes vivantes est aussi la pa-

trie des nymphes mortes. Elle est la vraie matière de la mort bien

522. Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves (1942), Le livre de poche, biblio essais, Paris, 1993, p.95-106.

523. Jean-Claude Pariente, Bachelard , Le vocabulaire des philosophes, vol. IV, op. cit.

524. Marie Bonaparte, Edgar Poe. Etude psychanalytique, deux t., Denoël et Steele, Paris, 1933.

525. Gaston Bachelard, op. cit.

526. ibid.

202

féminine. [...1 L'eau est l'élément de la mort jeune et belle, de la mort fleurie, et, dans les drames de la vie et de la littérature, elles est l'élément de la mort sans orgueil ni vengeance, du suicide masochiste. L'eau est le symbole profond, organique de la femme qui ne sait que pleurer ses peines. 527.

Cette mort typiquement féminine d'Ophélie réveillera en Hamlet le désir d'agir, son amour pour la jeune défunte (c'est seulement à ce moment que le désir d'Hamlet parvient à viser un objet d'amour extérieur et ainsi à s'extérioriser dès lors qu'il devient capable d'exprimer haut et fort qu'il aimait Ophélie, plus que tout autre) et la nécessité de dépasser la passivité dans laquelle il était plongé depuis le début de la pièce, cette faiblesse ou fragilité , autre nom pour lui de la féminité 528.

Voici la belle Ophélie! Nymphe, en tes oraisons, souviens-toi de tous mes péchés [Hamlet, III, 11. Dès lors, Ophélie doit mourir pour les péchés d'autrui, elle doit mourir dans la rivière, doucement, sans éclat. Sa courte vie est déjà la vie d'une morte. Cette vie sans joie est-elle autre chose qu'une vaine attente, que le pauvre écho du monologue de Hamlet? 529.

A nos yeux, la figure d'Ophélie est bien plus que ce pâle reflet du soliloque hamlétien.

Bachelard rappelle la présence de symboles phalliques dans la description de la mort d'Ophélie par la reine. Il souligne en outre que le doute sur le caractère volontaire de sa mort n'est pas possible : Qui joue avec l'eau perfide se noie, veut se noyer 530.

Cette image littéraire du suicide féminin, bien qu'elle ne soit aucunement réaliste, nous touche tout particulièrement comme l'explique Bachelard.

Un tel réalisme, loin d'éveiller des images, bloquerait plutôt l'essor poétique. Si le lecteur, qui peut-être n'a jamais vu un tel spectacle, le reconnaît cependant et s'en émeut, c'est parce que ce spectacle appartient à la nature imaginaire primitive. C'est l'eau rêvée dans sa vie habituelle, c'est l'eau de l'étang qui d'elle-même s'ophélise , qui se couvre naturellement d'êtres dormants, d'êtres qui s'abandonnent et qui flottent, d'êtres qui meurent doucement. [...1 l'image d'Ophélie se forme à la moindre occasion. Elle est une image fondamentale de la rêverie des eaux. [...1 On n'a pas sans risque, comme [Jules Laforgue1 dit, mangé du fruit de l'Inconscience . Hamlet reste, pour Laforgue, le personnage étrange qui a fait des ronds dans l'eau, dans l'eau, autant dire dans le ciel 531. L'image synthétique de l'eau, de la femme et de la mort ne peut pas se disperser. 532.

527. ibid.

528. Voir William Shakespeare, Hamlet, I, 2, 146 :

Frailty, thy name is woman! .

529. Gaston Bachelard, op. cit.

530. ibid.

531. Jules Laforgue, op. cit.

532. Gaston Bachelard, op. cit.

203

De même qu'Hamlet faisait l'objet d'une substantification par Freud lorsqu'il disait que tout névrosé était en réalité un Hamlet », Ophélie produit des ophélies » comme le montre Bachelard citant Saint-Pol Rouz. La vision d'une chevelure flottante», celle d'Ophélie allongée dans l'eau, joue le rôle du détail créateur dans la rêverie » et anime à elle seule tout un symbole de la psychologie des eaux », explique presque, à elle seule, tout le complexe d'Ophélie ».

Nul n'est donc besoin de recourir à Hamlet et à son complexe oedipien pour expliquer de manière détournée le rôle de la figure d'Ophélie. Faire dépendre le complexe d'Ophélie de celui du prince danois serait une méprise nuisible à l'appréhension de l'importance et de la complexité du rôle joué par le personnage d'Ophélie dans la pièce de Shakespeare, nullement réductible à celui d'Hamlet.

On oedipianise Hamlet puis on hamlétise Ophélie... Pourquoi dès lors ne pas ophéliser » Hamlet? De même, pourquoi ne pas examiner le complexe ham-létien et le complexe d'Ophélie de manière indépendante, sans toutefois ignorer

les agencements susceptibles de se former?

Cette figure d'Ophélie ouvre la voie pour tout être humain à une rêverie complexuelle », selon Bachelard.

Au fil du cours de l'eau dans lequel vient se noyer Ophélie, tout se déforme, se dissolve, flue » si bien que le complexe d'Ophélie se déguise peu à peu et devient inconscient de la personne qui en souffre.

Les images élémentaires poussent très loin leur production; elles deviennent méconnaissables; elles se rendent méconnaissables en vertu de leur volonté de nouveauté. Mais un complexe est un phénomène psychologique si symptomatique qu'un seul trait suffit à le révéler tout entier. [...1 Finalement, l'imagination littéraire qui ne peut se développer que dans le règne d'image d'image533, qui doit traduire déjà les formes, est plus favorable que l'imagination picturale pour étudier notre besoin d'imaginer. » 534.

La force libératrice de signes propre à Ophélie réside également dans le fait que

L'image d'Ophélie résiste même à sa composante macabre que les grands poètes savent effacer. [...1 L'eau humanise la mort et mêle quelques sons clairs aux plus sourds gémissements. Parfois une douceur accrue, des ombres plus habiles tempèrent à l'extrême le réalisme de la mort. [...1 Comme tous les grands complexes poétisants, le complexe d'Ophélie peut monter jusqu'au niveau cosmique. Il symbolise alors une union de la Lune et des flots. Il semble qu'un immense reflet flottant donne une image de tout un monde qui s'étiole et qui meurt. [...1 La lune, la nuit, les étoiles jettent alors, comme autant de fleurs, leurs reflets sur la rivière. Il semble que, lorsque nous le contemplons dans les flots, le monde étoilé s'en aille à la dérive. [...1 Une telle rêverie réalise dans toute la force du terme la mélancolie de la nuit et de la rivière. Elle humanise les reflets et les ombres. Elle en connaît le drame, la peine. Cette rêverie participe au combat de la lune et des nuages. Elle leur donne une

533. C'est Bachelard qui souligne.

534. Gaston Bachelard, op. cit.

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volonté de lutte. Elle attribue la volonté à tous les fantasmes, à toutes les images qui bougent et varient. [...1 cette rêverie énorme prend la lune qui flotte pour le corps supplicié d'une femme trahie; elle voit dans la lune offensée une Ophélie shakespearienne. [...1 les traits d'une telle image [...1 sont produits par une projection de l'être rêvant. [...1 puisque toujours le nom d'Ophélie revient sur les lèvres dans les circonstances les plus différentes, c'est que cette unité, c'est que son nom est le symbole d'une grande loi de l'imagination. L'imagination du malheur et de la mort trouve dans la matière de l'eau une image matérielle particulièrement puissante et naturelle. [...1 L'eau mêle ici ses symboles ambivalents de naissance et de mort. Elle est une substance pleine de réminiscences et de rêveries divinatrices. Quand une rêverie, quand un rêve vient ainsi s'absorber dans une substance, l'être entier en reçoit une étrange permanence. Le rêve s'endort. Le rêve se stabilise. Il tend à participer à la vie lente et monotone d'un élément, il y vient fondre toutes ses images. Il se matérialise. Il se cosmose . Albert Béguin a rappelé que, pour Carus, la vraie synthèse onirique est une synthèse en profondeur où l'être psychique s'incorpore à une réalité cosmique. Pour certains rêveurs, l'eau est le cosmos de la mort. L'eau communique avec toutes les puissances de la nuit et de la mort. ???.

D'après Bachelard, l'image poétique offre la possibilité de vivre l'in-vécu ???.

La méthode psychanalytique ne s'y prête donc pas puisqu'il s'agit de retrouver dans l'oeuvre littéraire ou picturale, ce qui renvoie à la vie passée de son auteur (ou, de manière plus artificielle, au vécu antérieur de son personnage). Le problème de la psychanalyse est qu'elle ancre l'image poétique dans un passé et estime que l'oeuvre a ce pouvoir de fascination et de communication car elle renvoie à un complexe universel de l'humanité.

La psychanalyse ignore que le symbole a une existence autonome, indépendamment de ce qu'il symbolise. Ophélie, par exemple, existe indépendamment d'Hamlet et de son supposé complexe oedipien, elle n'est pas que le symbole d'un substitut maternel pour Hamlet. Elle est eau, végétation, fleurs, arbre, branches et c'est pourquoi son délire peut si aisément se brancher sur quelque chose de tout autre que l'×dipe, quelque chose qui n'a pas trait à l'inconscient personnel et familial mais au délire-monde du schizo qui donne lieu à une multiplicité

d'agencements inédits ???.

Bachelard revendique l'existence d' une sublimation qui ne sublime rien .

Dans cette perspective qui nous convainc volontiers, Shakespeare n'aurait rien sublimé de ses tendances inconscientes en créant la figure poétique d'Ophé-lie. Hamlet, pas plus qu'Ophélie, ne devrait dès lors pas être conçu comme le résultat d'un mécanisme de défense du psychisme contre le retour d'un refoulé

535. ibid.

536. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace (1957), Puf, Quadrige, Paris, 1998, p. 13.

537. Comme on peut le voir avec les machines d'art inspirés d'Ophélie, le renouvellement du thème d'Ophélie est, à chaque variation, radical et absolument singulier : L'évolution de l'appréhension d'Ophélie en peinture nous fait passer de la représentation avec Delacroix, Cabanel et Millais, à la dépresentation , avec Redon.

205

ancré dans les traumatismes infantiles, une compensation ou une formation de

compromis de la part de son créateur.

Il convient toutefois de rendre justice à Freud en reconnaissant à ses découvertes leur tonalité inaugurale même si la psychanalyse ne livre pas une méthode fiable et pertinente qui s'adapterait à l'analyse de l'image poétique. La méthodologie psychanalytique, en matière de littérature notamment, souffre de surcharges conceptuelles (la recherche des causes, la référence au passé du rêveur, la réduction du symbole au symbolisé) [que Bachelard] souhaite éviter 538, ce qui découle de sa vocation scientifique et de sa prétention à l'objecti-

vité et à l'universalité.

Le délire étant dans sa définition deleuzienne désir, Ophélie permettrait, par l'introduction d'un délire à la fois singulier et cosmique dans l'oeuvre littéraire,

la production de machines désirantes.

Une des clefs psychanalytiques de la lecture d'Hamlet consiste à le considérer dans sa part féminine et de s'attarder sur son rapport à la femme et les mécanismes identificatoires qui s'opèrent au cours de la pièce. Dès lors, on est en droit de se demander s'il n'y aurait pas dans la pièce de Shakespeare une sorte de

devenir-femme, un devenir-Ophélie d'Hamlet.

Avec Ophélie, on quitte la sphère privée du sujet dominé par la dictature du sens et du signifiant, et on atteint une dimension cosmique à la fois infra-et supra-individuelle, rendant possible la libération des possibles et des signes.

Hamlet n'est dès lors plus l'envers ou le pendant d'×dipe , il devient un monde à part, il fait monde, il produit des signes et ouvre des possibles. Il ne renvoie pas à un inconscient personnel et oedipien, à un théâtre intime de représentations mais à un inconscient productif, à une machine désirante, au niveau du moi larvaire et non à celui du Moi, instance psychique. Le délire d'Ophélie ne manque de rien, tout comme le désir n'est pas manque, impossibilité, mais sur-

plus, excès, ouverture d'une multitude de possibles.

Dans le cas d'Ophélie, où le délire psychotique aigu semble surgir sur fond d'une personnalité névrotique, il semble que l'inconscient perce bel et bien mais de manière non-oedipienne. Autrement dit, il ne s'agit pas de chercher les causes du délire d'Ophélie dans sa prime enfance mais de mettre en lumière les branchements qui font que ça fonctionne, les agencements multiples en jeu.

Ophélie hante l'imaginaire des peintres et fascine Lacan et Bachelard : de même que pour Hamlet, des médecins et des critiques se penchèrent sur le cas de la jeune fille aux fleurs. Ophélie serait atteinte de chlorose , la maladie des vierges ( mrbus virgineus ). Il s'agit d'une forme d'anémie qui touche les jeunes filles et qui est présupposée, de l'Antiquité grecque au XXème siècle, s'originer soit dans un trouble d'ordre sexuel soit dans un trouble nerveux (hystérie). C'est un trouble typiquement féminin. Le terme chlorose fait référence au teint pâle, verdâtre de ces jeunes filles, qui s'apparente au feuillage pri-

538. Jean-Claude Pariente, op. cit., p. 386.

206

mavéral.

Par le biais du personnage d'Ophélie, Shakespeare se fait véritablement grand écrivain et entraîne la langue hors de ses sillons coutumiers, il la fait délirer. » 539. Créant ainsi 540 une langue étrangère dans la langue», Shakespeare conduit le langage tout entier » à tendre vers une limite asyntaxique », agrammaticale » » et à communiquer avec son propre dehors. » 541.

Ophélie semble remettre en question la belle structure rassurante et signifiante de l'×dipe. Elle vient faire travailler Hamlet, le renouveler comme objet d'expérimentation et non plus seulement, comme objet d'interprétation et

d'analyse interminables.

Il s'agit de substituer à la psychanalyse freudienne dominée par le cliché de la normalité psychique la schizo-analyse, qui reste bien une analyse de l'inconscient, mais le terme inconscient » subit une refonte conceptuelle profonde, de même que les fondements idéologiques de la méthode analytique nouvelle qui se dessine ainsi sont tout autres.

La théorie schizo-analytique est inspirée par le marxisme, c'est pourquoi elle s'intéresse si profondément aux mécanismes de production à l'oeuvre dans l'inconscient, qu'on peut désormais qualifier de machinique.

Au modèle oedipien, névrotique et centré sur la personne, Deleuze et Guat-tari proposent de substituer un modèle psychotique non-oedipien, impersonnel

et politique.

Ophélie, la psychotique, la véritable folle, le corps sans organes, la décentrée, la désaxée devient le modèle de l'analyse d'Hamlet de Shakespeare et non plus Hamlet le névrosé oedipien autocentré.

Tout n'est pas à jeter dans l'inconscient freudien, bien au contraire : la notion d'économie pulsionnelle garde une importance cruciale. Toutefois il convient d'ajouter à cette économie pulsionnelle, la prise en considération des dispositifs sur lesquels elle vient se brancher, plutôt que de se focaliser sur la

sphère individuelle familiale et privée.

Ophélie est bien plus pertinente dans le cadre d'une schizo-analyse d'Hamlet dès lors que la folie et la psychose acquièrent grâce à elle une valeur d'expérimentation pratique. D'une part, sa folie atteint des enjeux socio-politiques : place de la femme dans la société de l'époque; dénonciation des privilèges accordés aux plus riches : Ophélie a le droit à une sépulture car elle est de bonne condition alors que sa mort est suspecte; critique d'une forme de lutte des classes entre la noblesse (Hamlet, Gertrude, Claudius) et la bourgeoisie (Polo-nius, Laërte, Ophélie) ; déploration presque pascalienne du caractère relatif et non absolu de la justice ici-bas; stigmatisation et tentative d'excommunication de toute forme de déraison : Hamlet, supposé fou, est exilé hors du royaume et Claudius commandite sa mort, la mort d'Ophélie liée à sa folie est sujette à calomnies, comme le fossoyeur le suggère, etc.

539. Gilles Deleuze, Critique et clinique, Les éditions de Minuit, Paris, 1993, p. 9-10.

540. Comme le disait Proust repris par Deleuze dans différents textes.

541. ibid.

207

Par ailleurs, sa folie possède une valeur culturelle incontestable : l'image devenue presque archétypale de la jeune fille noyée, la beauté poétique et l'ouverture d'une infinité d'univers possibles inhérents à son délire, la place de la ritournelle dans son délire, etc. Toutes ces dimensions gagneraient à être analysées précisément. L'art apparaît ainsi, de manière exemplaire dans le cas d'Ophélie, dans son rôle de clinique de la société. Ophélie, comme beaucoup de créatures littéraires, qu'elles soient personnelles ou impersonnelles, individuelles ou collectives, témoigne d'un nouveau type de subjectivation.

La description de ce qui se présente à Ophélie dans son délire relève d'un examen clinique et le relevé des forces et des signes qui sourdent à travers son personnage fait l'objet d'une critique en ce sens nietzschéen-deleuzien. Ophélie est anomale, inégale. Elle est la pointe de déterritorialisation dans Hamlet. Elle n'est pas anormale, elle ne contredit aucune règle et ne peut se définir en fonction de caractéristiques génériques. Elle est ce qui échappe à toute tentative de rationalisation ou de récupération dans un carcan conceptuel.

Freud n'a d'ailleurs jamais tenté de saisir ce personnage si complexe, hétérogène et opaque, lui préférant la quasi-transparence d'un Hamlet. Ophé-lie, comme anomale, est une déviation, un point qui se meut au sein d'une multiplicité, d'un agencement, d'un complexe machinique. Son délire est si fascinant car il porte la langue jusqu'à sa limite agrammaticale. La figure littéraire d'Ophélie nous ouvre la possibilité d'explorer les marges psychiques propres à cette différence schizo qu'elle introduit dans la pièce de Shakespeare.

Le délire d'Ophélie et sa dissolution en corps sans organes créent en nous un sentiment d'inquiétante étrangeté. La logique du délire est le type même de ce qui n'obéit pas à la logique psychanalytique de recherche d'une signification, d'une rationalisation car la psychose littéraire d'Ophélie obéit à une pure logique de la sensation. Le délire n'a pas de contenu signifiant mais il n'en est pas moins intelligible du point de vue de cette logique de la sensation. Le délire est une forme de création, de restitution d'une néo-réalité.

André Green ?? s'intéresse justement au délire du psychotique, en montrant les insuffisances de la psychanalyse freudienne qui s'était focalisée sur le modèle névrotique oedipien. Bien plus, pour lui, Hamlet n'est en aucun cas réductible à ce modèle névrotique. Il le rappelle bien : on ne sait pas si Hamlet est fou ou s'il simule la folie. Sa folie, feinte ou simulée, est dès lors difficilement assignable à un type, qu'il soit névrotique ou psychotique.

Par contre, pour ce qui est du personnage d'Ophélie, il n'y a nul doute. Il s'agit bien d'un cas littéraire de psychose délirante et de déviance qui inté-

resse la critique-clinique deleuzienne.

Ophélie met en valeur le fait qu'il y a des limites réelles à l'analysabilité.

Freud avouait [...1 qu'il n'avait pas réussi à percer le mystère

de la féminité [...1 et qu'il n'avait guère de goût pour les psychotiques. ??

542. André Green, La folie privée, op. cit.

543. ibid..

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A ce titre, Ophélie est doublement inalysable.

Pourquoi les psychanalystes s'obstinent-ils à vouloir envisager Ophélie comme un signifiant de quelque chose d'autre, comme un substitut maternel?

Il s'agit d'une tentative pour re-territorialiser, ré-oedipianiser cette déviante Ophélie qui échappe au logos psychanalytique. Ophélie n'est pas interprétable en termes de sens et de signification. Elle ne renvoie à rien d'autre qu'à elle-même, en tant que productrice d'images et de signes. À ce titre, Ophélie fait réellement penser, poser des problèmes, questionner, là où Hamlet suscite les interrogations incessantes des psychanalystes, demandant sans cesse «de quoi s'agit-il dans Hamlet? Qu'est-ce que ça veut dire? À quoi cela renvoie-t-il ?.

Dans la scène 5 de l'acte IV, on note une « utilisation pragmatique du délire qui contribue à prêter un sens de plus en plus politique à l'action, non tributaire de la seule « âme prophétique d'Hamlet. ?

On retrouve ici l'idée de Guattari et Deleuze selon laquelle le délire est socio-politique et irréductible à l'intériorité individuelle. Le délire d'Ophélie marque « une nouvelle phase de la tragédie . Certaines chansons (ritournelles) d'Ophélie ont fait l'objet d'une censure scénique, preuve qu'avec le personnage d'Ophélie, Shakespeare touchait là à quelque chose de gênant et que le public n'était pas prêt à renoncer à ses résistances pour affronter sans ambages cette levée des interdits sur l'obscénité affectant le langage d'Ophélie. Le délire d'Ophélie a longtemps été perçu, notamment en peinture (Delacroix, Millais, Cabanel), en poésie (Rimbaud) et en philosophie (Bachelard), comme relevant d'un certain imaginaire poétique et métaphorique.

Cependant, le délire d'Ophélie ne raconte ni ne représente pas quelque chose d'autre. Il est directement branché sur le réel et c'est ce en quoi il s'apparente à

ce point aux délires réellement observables.

Ophélie est la figure du psychotique qui délire, elle est un véritable personnage conceptuel anti-oedipien, elle produit des forces, une machine de guerre contre la psychanalyse interprétative. Son délire fait rhizome, il est connecté,

branché sur toute une série de choses.

Dans Lignes de fuite??, Guattari critique la dictature du signifiant qui impose arbitrairement le choix d'un possible au prix du refoulement d'une infinité d'autres possibles. La schizo-analyse s'intéresse à agir afin de faire advenir des possibles et donc à l'irruption du nouveau.

L'exigence d'objectivité scientifique tend à faire manquer les connexions désirantes. La méthode schizo-analytique permet l'ouverture sur d'autres mondes de possibles ainsi que l'ouverture pragmatique sur une économie du désir. Elle s'intéresse à l'ordre des signes et nécessite une sensibilité au détail échappant aux stéréotypes.

Ophélie peut paraître un détail dans Hamlet par rapport au type de caractère incarné par le prince danois pourtant elle est le détail qu'une méthode schizo-analytique n'ignorerait pas. Dresser des cartographies schizo-analytiques

544. Gisèle Venet, notes à William Shakespeare, Hamlet, éd. Folio théâtre, op. cit..

545. Félix Guattari, Lignes de fuite. Pour un autre monde de possibles, Les éditions de l'aube, La Tour d'Aigues, 2014.

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de la pièce de Shakespeare consiste à fuir par des chemins de traverse, vers des terres inexplorées. Il ne s'agit dès lors pas de dévoiler quelque chose qui serait caché pour l'interpréter mais d'expérimenter, d'inventer, de bricoler une méthodologie appropriée car la méthodologie appropriée aux textes se choisit in situ et est indécidable a priori (en ce sens, parler de méthode psychanalytique qu'on pourrait appliquer et réutiliser à l'infini est une aberration).

Le délire d'Ophélie peut être conçu comme agencement collectif d'énonciation et Ophélie comme machine désirante, corps sans organes. C'est ainsi qu'elle permet l'ouverture d'un espace où le désir peut se déployer. On peut alors imaginer de nouvelles machines favorisant la prolifération des lignes de fuite porteuses de désir. La contagion désirante entre les machines conduira ainsi à la formation

de rhizomes.

La méthode schizo-analytique permet de voir que l'essentiel gît peut-être dans le détail du délire d'Ophélie et que l'analyse dominante de la pièce shakespearienne conduit à conditionner notre jugement et à focaliser toute notre attention sur Hamlet, nous faisant ainsi passer à côté du reste des points de fuite qui ouvriraient pourtant maints possibles encore inexplorés. Le délire d'Ophé-lie fait rhizome : n'importe quel point peut se connecter avec n'importe quel autre, de manière aléatoire. Le délire d'Ophélie, en apparence anarchique et contingent, fraierait des cheminements nouveaux, ouvrirait des passages, des connexions inédites. C'est en ce sens qu'on peut dire qu'il est expérimentation de la liberté.

Des machines de l'inconscient sont à l'oeuvre dans Hamlet et les grilles interprétatives utilisées par la psychanalyse sont des machines d'assujettissement des machines désirantes de l'inconscient, comme telles elles sont asigni-fiantes, bien qu'elles prétendent être ce qui donne son sens à l'objet interprété. La méthode schizo-analytique cherchera plutôt à repérer les machines de signes asignifiantes dès lors que nous ne sommes jamais confrontés ni à du signifiant ni à du signifié mais à une créativité machinique. L'impérialisme du signifiant conduit à la perte de la polyvocité des composantes d'expression et à l'illusion que les choses ont un sens profond. La dépendance au signifiant est un instrument de contrôle qui permet de baliser certaines voies autorisées, certains sens interdits et certains écarts tolérés. Ceci ne correspond en aucun cas à une expression libre du désir. La méthode schizo-analytique renonce à ce qui était constitutif de la méthode psychanalytique, à savoir le fait de partir de complexes, de noeuds structuraux, universels ou de paramètres simples constitutifs de champs complexes. Ophélie ne touche pas qu'au niveau individuel mais aussi au niveau infra- et supra-individuel.

Du point de vue de l'empirisme transcendantal deleuzien, Ophélie nous permet d'accéder à la structure profonde de l'expérience en libérant des percepts purs, là où Hamlet vacillait sans arrêt, incapable de se décider entre concept, affect et percept. La perception de l'artiste Shakespeare, telle que la conçoit Bergson dont s'inspire Deleuze pour sa conception renouvelée de l'esthétique, saisit les choses en elles-mêmes, indépendamment des cadres de la perception ordinaires qui, comme le cadre psychanalytique, sont orientés vers l'efficacité d'une recherche de l'action sur les choses. Deleuze propose de prendre comme point de départ un champ transcendantal impersonnel, sans la figure du sujet. L'empirisme radical de Deleuze entend redonner la primauté à l'immanence.

210

Il se satisfait dès lors davantage de ce qu'il expérimente dans le désir d'Ophélie, que ce que la figure hamlétienne lui suggère, cette figure étant tout de même lestée inextricablement de consonances psychanalytiques (ce n'est pas un hasard si Hamlet a tant inspiré Freud. Il y a bel et bien quelque chose de la psychanalyse contenu dans le texte de Shakespeare) et se prêtant plus à l'activité d'interprétation qu'à une éventuelle expérimentation.

Le délire d'Ophélie ne doit pas être interprété selon un modèle naturaliste de la folie. Ce délire est en effet branché sur le réel, mais il n'en n'est pas pour autant un exemple de cas clinique. La ritournelle d'Ophélie est en réalité une balade de la Saint-Valentin très connue à l'époque (véhiculant l'idée que l'amour consommé entraîne le désamour) branchée sur une déploration funèbre du défunt père. Dans Hamlet, on peut lire les vers quelque peu sibyllins de Gertrude à propos d'Ophélie :

Qu'elle se dévoile par peur d'être dévoilée. 546 .

La tentation serait grande pour le psychanalyste de chercher dans le délire d'Ophélie un sens caché au-delà de la littéralité, de ce qui se donne empiriquement à voir, à sentir et à entendre.

Pourtant, le délire d'Ophélie est à prendre au sens littéral, il n'est pas signifiant mais marque plutôt une rupture asignifiante. Ophélie était au départ représentée comme une belle et pure jeune femme et on insistait sur la dimension pathétique de sa destinée et sur sa beauté virginale. Puis, Ophélie a été récupérée par le discours psychiatrique et on a tenté de faire de son état un diagnostic clinique et réaliste permettant d'en faire un cas de démence. Cependant, il semble que nous n'ayons à faire ni à l'une, ni à l'autre de ces propositions.

Le délire littéraire d'Ophélie a bien fonction de diagnostic clinique mais pas dans le sens qu'il viendrait rejoindre d'autres cas cliniques et serait susceptible d'une reterritorialisation dans une catégorie nosographique. Le délire d'Ophélie est désir, machine, agencement. Il est précisément ce qui ne se laisse ni récupérer, ni reterritorialiser.

Dans une même tentative de ramener l'irruption du nouveau introduite par Ophélie à quelque chose de déjà connu, on a voulu interpréter la ritournelle d'Ophélie de différentes façons : Ophélie aurait été séduite puis abandonnée par Hamlet, elle souffrirait de frustration sexuelle ou encore tout ceci serait lié au sentiment que les hommes sont déraisonnables et incompréhensibles.

Ainsi, l'obscénité qui inonde la ritournelle d'Ophélie ne serait qu'un symptôme de sa frustration ou alors de sa culpabilité à l'égard de ses relations avec Hamlet. Voici encore une tentative claire de reterritorialiser Ophélie vers le papa-maman, dans l'hamlétisme et dans l'oedipianisme.

Au contraire, le délire d'Ophélie est pure expérimentation, il est vie et ne se laisse pas interpréter. Il est ce qui renvoie toutes les tentatives herméneutiques à

leur propre vanité.

L'idée même de vérité (ce qu'il y a de vrai dans le délire, la folie) intéresse moins Deleuze que la fécondité d'un agencement inédit.

546. William Shakespeare, Hamlet, IV, 5, 20-21 : It spills itself in fearing to be spilt. .

211

Lorsqu'il parle de la nécessité des constructions dans l'analyse, Freud explique que lorsque l'analyste ne peut plus interpréter, il est obligé de reconstruire l'histoire de son patient. Deleuze explique que ceci est l'équivalent dans la pensée de l'analyste du délire chez son patient. Le patient a d'une certaine façon raison de délirer car dans le délire il y a quelque chose de sa souffrance qui se met en forme autrement, il y a bien un gain de vérité dans le délire. Le désir met toujours en jeu plusieurs facteurs et plusieurs agencements.

On ne peut en effet réduire le délire d'Ophélie, comme l'ont fait les psychanalystes, au seul facteur oedipien (Ophélie porteuse des péchés d'Hamlet; Ophé-lie, objet du désir d'Hamlet; Ophélie pleurant sur la mort du père). L'inconscient se caractérise par sa multiplicité et le délire est délire-monde et non délire-famille. Ceci nous semble se manifester de manière exemplaire chez Ophélie.

Alors qu'Hamlet offrait pour Freud la possibilité de capter l'inconscient individuel, Ophélie permet une capture de forces et de flux désindividualisés et complètement déliés de la composante oedipiennes.

On repère une grande circulation des éléments cosmiques dans le délire et dans la mort d'Ophélie qui est réabsorbée dans le cycle des éléments, de même que les éléments sont par elle ophélisés .

Ophélie est la déterritorialisation absolu. Désormais orpheline, Ophélie se déterritorialise en se fondant dans la nature, en s'entourant de fleurs et en se noyant dans le ruisseau. L'eau ne reflète pas, ne reproduit pas l'image d'Ophélie car l'eau se déterritorialise à son tour par le biais d'Ophélie, dont le corps sans

organes modifie le cours.

Jusqu'à l'événement déclencheur du suicide d'Ophélie, Hamlet est figé, englué dans l'être qu'il oppose au paraître, il ne voit que l'alternative To be, or not to be , il ne voit que des figures spectrales qui vivent à peine. Hamlet est métaphysicien, mais il croit en une métaphysique de l'Un, de l'Être (on est bien loin là de l'ontologie deleuzienne du multiple).

Avec l'événement rapporté de la mort suspecte d'Ophélie et la scène du cimetière où Hamlet se retrouve dans la tombe de son aimée, on quitte la dimension de l'être opposé au non-être. C'est seulement à partir de là que Hamlet devient vivant véritablement. Il n'est plus cet avatar spectral de son père, à la fois vivant et mort. C'est alors que le dénouement, l'agir devient possible, même si Hamlet semble dans une large mesure agi par le désir des autres personnages (désir de l'oncle, désir de la mère, désir du frère d'Ophélie), l'impulsion de quitter la sphère de l'être est donnée par Ophélie.

Passer à l'autre de l'être, autrement qu'être. Non pas être

autrement, mais autrement qu'être. Ni non plus ne pas être, passer n'équivaut pas ici à mourir. ??.

La mort d'Hamlet n'est pas un simple ne pas être car il a justement dépassé cette dimension du faux dilemme existentiel. Elle est un événement, elle est arrachée au terme d'un combat des plus singuliers où ce qui aurait pu être épique devient grotesque, truqué et pourtant d'une intensité presque inégalée.

Ne reste à la fin que des agencements de corps sans organes. Aucun déterminisme psychologique, aucune fatalité extérieure n'aurait pu prévoir un tel cataclysme tragi-comique.

547. Emmanuel Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op. cit., p. 3.

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Horatio, le sceptique qui ne croit pas aux divagations métaphysiques d'Ham-let, sera le seul survivant de cette hécatombe.

Par opposition, Ophélie n'est jamais figée dans l'alternative être-ne pas être. Son existence n'est pas engluée dans l'être, elle est réellement authentique. Alors qu'Hamlet tergiverse et disserte sur la possibilité du suicide, Ophélie agit. Ophélie est vraiment engagée dans l'existence, elle est toute entière liberté, possible, devenir-autre. Elle est ce qui est en surplus, en excès sur l'être, sur la signification. Elle est intensité, multiplicité, hétérogénéité, devenir-imperceptible, au-delà de toute éventuelle réification dans une essence, dans une entité substantielle ou même dans une instance psychologique localisable. Elle déborde tout cela, elle est inassignable et asignifiante, irrécupérable.

Alors qu'Hamlet était obsédé par l'équivocité, la pluralité et l'incommunicabilité des mots, découlant de la complexité du rapport entre signifiant et signifié, qu'il en restait à la conception du sens comme signification, Ophélie agence des signes asignifiants, elle ne cherche ni à imiter ni à décrypter le réel, elle produit un grossissement du réel et c'est en cela que son délire est communicatif, contagieux : quelque chose coule, passe, ça machine, ça fonctionne, là où les mots d'Hamlet étaient renvoyés à leur vanité et à leur inanité.

La promenade du schizophrène, c'est un meilleur modèle que le névrosé couché sur le divan. 548.

Le délire d'Ophélie est mouvement, il fait machine là où Hamlet souhaite renoncer à sa dimension vitale et machinique sans jamais y parvenir.

Ophélie libère le passage des flux et des devenirs, elle ouvre la possibilité d'une action (qui semblait n'avoir jusque là pas vraiment commencé, laissant place à l'auto-réflexion d'Hamlet), d'un dénouement au drame shakespearien. Ce passage était justement bloqué par le caractère même d'Hamlet, qui voulait tout ramener à la fixité de l'être, dans un espoir vain pour faire tomber les masques du paraître.

La vie, le fait intensif du corps se manifeste dans le délire et même dans la mort d'Ophélie où la sensation prend une allure spasmodique et excessive jusqu'à la rupture de l'activité organique, jusqu'au démembrement, jusqu'à la dissolution aqueuse, jusqu'au devenir-élément, devenir-cosmique s'il en est.

Jusque là, Hamlet avait vécu son corps comme un tombeau (soma-sema), son organisme comme ce qui emprisonnait sa vie. Hamlet, en objet exemplaire de l'étude psychanalytique, ne parvient pas à défaire son moi ni à trouver son corps sans organes avant qu'Ophélie n'intervienne en dissolvant elle-même son moi et en se faisant corps sans organes. Elle donne l'exemple à Hamlet en expérimentant ce qui dépasse notre connaissance dans le corps et ce qui va au-delà de notre conscience dans l'âme.

La subjectivité signifiante du névrosé le plus célèbre de la littérature n'intéresse pas le schizo-analyste. Ce qui importe, c'est que, dès lors qu'il réalise qu'Ophélie n'est plus, Hamlet cesse de faire le pitre et cesse de se perdre dans des divagations métaphysiques.

Freud stipulait qu'Hamlet était libre de tuer Claudius seulement à partir du moment où il savait sa mère et lui-même condamnés.

Nous supposons, au contraire, qu'Hamlet est libre (non libre de faire quelque chose comme tuer l'oncle-substitut du père, car là n'est pas le problème ,

548. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Anti-×dipe, op. cit., p. 7.

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mais libre absolument) dès lors qu'il est capable de se défaire de ses préjugés hylémorphiques d'une union substantielle de l'âme et du corps, afin de défaire l'organisme et de décentrer de son triste moi subjectif afin d' «ouvrir le corps à des connexions qui supposent tout un agencement, des circuits, des conjonctions, des étagements et des seuils, des passages et des distributions d'intensités, des territoires et des déterritorialisations mesurées à la manière d'un arpenteur. » ??.

L'inconscient schizo-analytique, à l'image de l'inconscient machinique à l'oeuvre dans le délire d'Ophélie, est en rapport avec les puissances naturelles. Il est fait de la même matière que la réalité, à savoir fait d'agencements ma-chiniques, de flux qui coulent ou sont interrompus, de corps sans organes, de codes et de lignes de fuite décodantes.

Nous faisons l'hypothèse que dans Hamlet se libère une multiplicité de flux de désir, sous l'impulsion du personnage « mineur » d'Ophélie.

La véritable machine désirante, c'est la machine schizo d'Ophélie :

« Primat : du délire sur la parole attribuable [...1. Fin de la culpabilité, de la mort et du sujet qui doublent toute représentation. [...1 Au lieu du phallus comme « puissance du signifiant » [...1 on a le signe (le travail du point-signe dont la forme de l'expression peut être atomique, biologique, littéraire, etc.) comme machine désirante et puissance de la répétition. [. . .1 circuits signifiants, fous et fermés sur eux-mêmes, de l'×dipe, à la tangente de la grande débinade schizophrènique [...1 plutôt que de bêler aux pertes du père, du pénis, de l'amour maternel, pourquoi ne pas se convertir à une autre échelle au genre de dingueries d'un Samuel Beckett.» ??.

L'inconscient schizo-analytique est orphelin. Le mythe oedipien tue le nouveau, de même que la réduction de l'inconscient à la signification et à la représentation.

Le psychanalyste est metteur en scène, interprète tandis que le schizo-analyste est mécanicien. Le but est de mener ×dipe à son propre point d'autocritique.

III- Comment conserver l'héritage de la psychanalyse freudienne sans les présupposés et les lourdeurs qu'une psychanalyse de l'oeuvre littéraire est susceptible de contenir?

Le carcan psychanalytique peut-il, comme tout carcan, être considéré comme le moteur d'une libération possible?

Le texte de Shakespeare se caractérise par son ambiguïté et la logique du multiple qui y règne, d'où la pertinence d'une approche schizo-analytique, hété-rogénétique.

549. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 198

550.

Félix Guattari, Écrits pour l'Anti-×dipe, op. cit., p.78-108.

214

Peut-être que l'inconscient à prendre en considération est bien plus celui du lecteur que celui de l'auteur ou du personnage ou encore la fonction du texte. Freud lui-même le soulignait en mettant l'accent sur l'effet produit par l'oeuvre sur le lecteur. Nous n'avons jamais à faire à un même texte Hamlet (le texte n'existe pas en tant que substrat stable, immuable) mais à une multitude, à des agencements produits comme autant de machines désirantes à partir d'une oeuvre commune, comme référent historiquement identifiable (quoique cette dernière affirmation soit relative, dès lors que l'identité de l'auteur et la date sont des éléments incertains en ce qui concerne Hamlet, de même que la forme et le fond de la pièce ont connu des changements significatifs : Q1, Q2, Folio. Enfin, le titre a évolué).

L'oeuvre ouvre un monde dont l'édifice est construit par les lectures successives, multiples et singulières qu'elle suscite. Elle devient alors comme un topos, un lieu psychique avec ses propres instances conscientes et inconscientes. Contrairement aux apparences, l'approche de Freud ne tend pas à mettre fin à tout dialogue critique à partir de l'oeuvre. S'il prétend résoudre l'énigme expliquant le comportement du personnage d'Hamlet, il n'entend pas dire le mot définitif sur l'oeuvre de Shakespeare. Il estime son hypothèse d'une pertinence supérieure à celle de ses prédécesseurs, en ce sens qu'elle a le pouvoir d'éclairer certains aspects d'Hamlet encore inabordés, du moins inabordés sous cet angle et dès lors inappréciés à leur juste valeur. Jamais Freud n'a prétendu qu'il fournissait une explication nécessaire et suffisante qui épuiserait l'infinie richesse de l'oeuvre.

Ce caractère inépuisable d'Hamlet, il ne cessera de le clamer jusqu'à sa mort. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles il ne cherche pas à unifier la diversité des interprétations en démontrant caricaturalement que la sienne est la seule valable scientifiquement, car son hypothèse se base sur le postulat théorique qui est au fondement de toute la doctrine psychanalytique. Contre ses détracteurs qui voient en lui un scientiste borné, Freud n'évacue pas la dimension interprétative (disons plutôt inventive et créatrice, en ce sens que Freud produirait quelque chose de l'ordre d'un surplus, d'un excès, dans un sens positif, par rapport au matériau initial) de sa démarche. Il ne s'agit pas simplement de procéder de manière hypothético-déductive en partant de principes immuables pour les plaquer mécaniquement sur le texte de Shakespeare.

La perspective de Freud va bien au-delà de la démonstration scientifique et de la recherche de preuves justificatives de sa théorie. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la note sur Hamlet prend place dans son ouvrage sur l'interprétation du rêve. La méthode employée est la psychanalyse dont il faut prendre en considération tous les aspects, ces aspects qui font d'elle une discipline si riche, fascinante et complexe, à mi-chemin entre les sciences humaines et les sciences de la nature. Nous l'avons vu, toute la psychanalyse freudienne est traversée de paradoxes, ou disons d'un dilemme hamlétien (to be a scientist, or not to be, la tentation est toujours grande chez lui de céder à cette agitation littéraire qu'il a dit lui-même avoir éprouvé un jour dans sa jeunesse) qui est celui de son fondateur.

215

1) Être juste avec Freud 551 comme lui était juste avec Shakespeare.

Contrairement à ce que stipule Jean-Pierre Vernant 552, Freud n'a jamais prêté à ×dipe même un complexe d'×dipe. Si Hamlet souffre lui bel et bien d'un complexe d'×dipe, ce à quoi Freud ne renoncera semble-t-il jamais, ×dipe est l'incarnation brute et originaire du pulsionnel, comme l'a bien montré Starobinski 553. Il est le complexe d'×dipe mais n'en a pas.

a) Freud, bien plus lecteur passionné qu'observateur scientifique (peut-être malgré lui).

La question d'une incommensurabilité entre le domaine littéraire et le domaine de la psychanalyse est également un faux-problème. Il conviendrait plutôt de se focaliser sur les points communs entre littérature et psychanalyse. En effet, ces deux domaines d'expérimentation, bien plus que nous offrir une interprétation du monde et de l'homme, nous renvoient au réel et à la vie. Freud avait une culture littéraire classique et affirmait que ses maîtres avaient été tous les monuments de la littérature mondiale et qu'il leur devait nombre de ses découvertes psychanalytiques.

Notons que Freud avait songé à devenir écrivain dans sa jeunesse. Selon ses dires, il sentait en lui une agitation littéraire . D'ailleurs on repère ce talent d'écrivain en lien avec sa pratique de la psychanalyse dans la narration que fait

Freud de ses cas cliniques.

A bien des égards, Freud peut être considéré comme un écrivain et ce n'est d'ailleurs pas un hasard s'il reçoit le prix littéraire Goethe en 1930. La psychanalyse freudienne, comme oeuvre avant tout littéraire (avant d'être scientifique) et tentative de compréhension (plutôt que d'explication), est en tant que telle thérapeutique et peut viser la dimension deleuzo-guattarienne de l'expérimentation libératrice.

C'est l'écriture du cas clinique qui revêt la forme littéraire, plus que le cas littéraire (le personnage d'Hamlet en l'occurrence) qui s'informe dans et par l'expression psychanalytique.

De même, on peut penser ce qu'on nomme l'interprétation freudienne d'Hamlet comme une réécriture du mythe hamlétien, une variation à partir de la répétition d'une légende originaire. C'est en ce sens que Freud expérimente plus qu'il n'interprète lorsqu'il se confronte à Hamlet. Il crée ainsi quelque chose de nouveau, il libère des signes inexplorés à partir de la matière vivante du texte shakespearien mais n'extrait pas (peut-être à son grand désarroi) un sens profond de l'oeuvre par le biais d'une méthode herméneutique.

Avec ses variations hamlétiennes, Freud introduit la différence dans la répétition. Il ne se contente pas de reprendre une légende préexistante mais il

551. Expression employée par Derrida, Être juste avec Freud . L'histoire de la folie à l'âge de la psychanalyse , Penser la folie. Essais sur Michel Foucault, Galilée, débats, Paris, 1992. Notons que Derrida ne proposait pas un retour à Freud, une répétition sans différence, mais qu'il souhaitait rebondir à partir de Freud.

552. Jean-Pierre Vernant, ×dipe sans complexe , Mythe et tragédie en Grèce ancienne, op. cit.

553. Jean Starobinski, op. cit.

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ouvre une multiplicité de champs de possibles à partir de cette béance présente à même l'oeuvre de Shakespeare. Comme cela a déjà été souligné, c'est bien la dimension lacunaire du texte d'Hamlet qui rend possible cette libération de signes hétérogènes.

Shakespeare réécrit le mythe d'Hamlet à partir d'un Hamlet originaire qu'on supposé être de Thomas Kyd ( Ur-Hamlet ). Auparavant, le matériau mythique avait déjà été réélaboré par Saxo Grammaticus et Belleforest.

Freud réagence ce que Shakespeare crée à partir de ce qui existe déjà. C'est alors tout naturellement que des auteurs comme Bernard-Marie Koltès554, Heiner Müller 555 ou encore Carmelo Bene 556 reprendront le même matériau, matériau plus shakespearo-freudien que mythique, pour leurs réécritures.

Notons que la plupart des shakespearologues reconnaissent l'intérêt et l'impact de l'appropriation psychanalytique d'Hamlet de telle sorte qu'il semble qu'après une telle ouverture d'un ensemble de possibles par la psychanalyse freudienne, nul ne pourra appréhender Hamlet comme avant.

L'influence de Freud sur Hamlet ou la dette d'Hamlet vis-à-vis de Freud apparaît ici de manière vive. Hamlet s'est enrichi d'un ensemble inédit de possibles grâce à la psychanalyse et cette dernière a ouvert la voie à des chefs-d'oeuvre cinématographiques comme le Hamlet de Laurence Olivier, ce dernier reconnaissant le rôle décisif joué par cet enchaînement non prédéterminé et inattendu opéré par Freud entre Hamlet et ×dipe 557.

Toutefois, il nous faudrait ré-interroger cette notion même de dette pour repenser les rapports intimes entre Freud et Hamlet. Derrida parle de don sans

dette et sans culpabilité 558.

Dans une lettre du 24 mars 1898 559, Freud annonce à Fliess le plan de son ouvrage (L'interprétation du rêve) et le prévient qu'il compte y intégrer des remarques sur ×dipe roi et Hamlet. Notons que dans cette lettre Freud ne souligne pas le titre des oeuvres, comme s'il fallait déjà comprendre que la perspective freudienne ne se limiterait jamais à la simple psychanalyse appliquée à l'oeuvre littéraire. Le référent peut tout aussi bien être ici les personnages qui donnent nom à ces tragédies, ou bien s'agit-il déjà de quelque chose de portée plus générale par le biais de cette référence. Freud affirme qu'il a encore besoin d'accroître sa connaissance de la légende d'×dipe avant d'en parler dans son oeuvre. Compte tenu du grand sérieux intellectuel dont faisait preuve Freud, on peut imaginer qu'il avait dû faire de même pour Hamlet, oeuvre et personnage eux-mêmes basés sur une légende et sur un mythe remontant à bien avant Shakespeare.

Freud reconnaît que les matériaux qui correspondraient aux types de formations psychologiques anormales (rêve, phobie, hystérie, obsession, délire) et

554. Bernard-Marie Koltès, Le jour des meurtres dans l'histoire d'Hamlet (1974), Les éditions de Minuit, Paris, 2006.

555. Heiner Müller, Hamlet-machine (1979), Les éditions de Minuit, Paris, 1985.

556. Carmelo Bene, Hamlet suite, dans Jules Laforgue, Carmelo Bene, Hamlet & suite, op. cit.

557. Voir documentaire visuel Olivier, Hamlet et ×dipe par Sarah Hatchuel, Hamlet de Laurence Olivier (1948), éd. collector 2 dvd, Global entertainment.

558. Jacques Derrida, Spectres de Marx, l'État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Galilée, Paris, 1993, p.53.

559. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., Lettre 162, p. 386-387.

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que l'on pourrait retrouver dans la littérature ne peuvent qu'être inutilisables 560, inexploitables dès lors que l'analyse du symptôme n'est jamais séparable d'une analyse du caractère névrotique au sein duquel il voit le jour.

Freud se définit comme un auteur qui n'est pas un poète mais un homme de science , comme s'il déplorait cette situation. Or, l'apport que peut aujourd'hui avoir la doctrine freudienne est bien plutôt celle d'un penseur profondément humaniste, qui a su mettre en exergue quelque chose d'universel en l'homme. Freud repère des déterminations jouant un rôle important dans le psychisme humain, ce qui ne veut pas dire que Freud est déterministe. Rappelons que le but de la cure est justement d'agir comme un processus de libération par rapport aux contraintes qui s'exercent inconsciemment sur le psychisme humain.

L'approche freudienne d'analyse du texte littéraire qui semble affleurer à la lecture du corpus freudien (oeuvre dont la postérité retiendra davantage le caractère littéraire et philosophique que l'apport scientifique, ce qu'il déplorerait sans doute fortement) n'est pas comparable aux autres méthodes (par exemple, lorsqu'il s'agit de l'étiologie et de mécanisme des psychonévroses) par le biais desquelles Freud espérait parvenir à hisser la psychanalyse au rang de science à part entière.

Freud semble s'incliner devant la puissance suggestive et le caractère insaisissable du texte littéraire. Les leçons qu'il tire de la littérature le déconcertent lui-même en premier lieu car elles semblent être contenues dans le texte, en être l'émanation, sans que soit nécessaire le recours à tout un appareillage théorique et à la méthodologie scientifique. Freud semble décontenancé par cette facilité presque nonchalante avec laquelle l'écrivain parvient à restituer ce que lui, Freud, peine à démontrer et à exposer via la doctrine psychanalytique. Il envie également le caractère davantage saisissant et fascinant du mode d'expression littéraire par rapport au mode d'exposition psychanalytique. Lorsque Freud affirme être un homme de science et non un poète , ceci apparaît comme l'expression d'un regret profond, plus que d'une fierté ou d'une éventuelle présomption de supériorité scientifique (ce dont on a voulu l'affubler contre son gré), Freud ayant longtemps hésité entre les Humanités et les études de médecine lorsqu'il était plus jeune.

Étonnamment, on pourrait lire l'oeuvre de Freud comme faisant la jonction entre ces deux aspirations de jeunesse, et a fortiori entre les disciplines littéraires et artistiques d'une part, et les disciplines théoriques et scientifiques (les sagesses d'école ) d'autre part. Ce pont construit par Freud entre deux univers à l'époque incommensurables et imperméables l'un à l'autre était une entreprise audacieuse, compte tenu des préjugés scientifiques de son temps concernant l'idée d'une science pure qui pâtirait d'être mêlée aux supposées impures et peu rigoureuses disciplines littéraires.

Ces quelques lignes d'Hamlet à Horatio reprises à de nombreuses reprises par Freud expriment parfaitement l'aspiration profonde de Freud et son sentiment que tout ce que pourra atteindre la psychanalyse, au prix d'un labeur acharné et de tâtonnements incessants, apparaîtra toujours bien insuffisant, insatisfaisant, toujours à contre-temps et fade comparé à ce que nous apprennent les écrivains

560. Sigmund Freud, L'Interprétation du rêve, op. cit., p. 29.

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sur l'âme humaine, la plénitude, la beauté et la fulgurance de leurs moyens d'expression, le type de vérité spécifique dont ils ont l'apanage, le fait qu'ils ont toujours une longueur d'avance sur la recherche psychanalytique, etc.

Ainsi, Freud ne prétend à aucun moment détenir la bonne méthode d'analyse ou la vérité du texte littéraire, de même qu'il n'entend pas faire de la doctrine psychanalytique un carcan ou une grille interprétative infaillible et rigide pour comprendre le sens du texte. Hamlet est l'exemple même de cette émanation de l'imaginaire du poète que le théoricien ne pourra jamais complètement saisir, même à l'issue d'efforts répétés et de tergiversations.

Contrairement à Jones, Freud n'a jamais tenu pour définitives les hypothèses successives (dont le fond reste commun) qu'il faisait à partir d'Hamlet. Hamlet semblait bien plutôt accompagner son travail théorique et clinique, lui offrant des intuitions pertinentes, intervenant parfois comme exemple saisissant, parlant à la place de Freud au point qu'on puisse mettre au jour un style hamlétien à même la langue freudienne, ou encore se donnant à voir dans sa dimension typique et légendaire comme élément complémentaire essentiel à la compréhension du mythe universel de l'×dipe. Si Hamlet semble hanter et comme persécuter Freud, plus que n'importe quelle oeuvre ou personnage littéraire (plus même qu'×dipe car il n'est jamais parvenu à le figer dans une essence stable ni à l'intégrer réellement et définitivement dans ses propres catégories conceptuelles ni dans son système de pensée).

Enfin, Freud finira par abandonner l'espoir de récupérer Hamlet dans un concept véritablement opératoire au même titre que l'×dipe, pour revenir au substrat de ses intuitions initiales à savoir le lien profond qui unit Hamlet à ×dipe, et non Hamlet comme type psychologique, comme catégorie conceptuelle applicable à la clinique psychanalytique.

×dipe est bien un type, voire un archétype et il se décline en cas. Ces cas, ce sont les différentes variations hamlétiennes, les potentialités hamlétiques différemment présentes chez chaque individu. Ce revirement permet de préserver la dimension absolument individuelle, singulière et irréductible de l'oeuvre de Shakespeare. Peut-être qu'au fur et à mesure qu'il clarifiait et approfondissait ses propres vues, Freud s'était-il rendu compte que ce n'était pas rendre justice au drame shakespearien que de lui faire subir le même sort qu'à la tragédie sophocléenne, les deux oeuvres ne relevant pas du même type de tragédie et Hamlet n'étant pas qu'une énième variation oedipienne.

Hamlet n'a pas cessé pourtant, et ce jusqu'à la fin, de hanter l'écriture de Freud. Toutefois, Freud mobilisait le plus souvent le texte shakespearien afin de le laisser parler de lui-même, sans s'efforcer de le réintégrer dans la conceptua-

lité analytique.

b) Une approche bien plus nuancée et respectueuse de l'oeuvre qu'on ne pourrait le croire.

L'usage de la théorie psychanalytique comme outil apporte-t-il vraiment quelque chose à la critique littéraire et à la compréhension d'une oeuvre? [. . .] Les études de Freud ne sont-elles pas tant des essais d'application de la psychanalyse à la littérature que des explorations d'une oeuvre littéraire, ou de son écoute, dans le but

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de se saisir de ce que l'auteur a pu entendre ou pressentir du fonctionnement psychique? 561.

Freud a été accusé, en grande partie injustement, de plusieurs choses. Concernant notre sujet, les accusations qui pourraient porter préjudice à l'approche freudienne d'Hamlet sont les suivantes : tout d'abord, la théorie freudienne de la sexualité infantile serait un pansexualisme. D'autre part, l'inconscient freudien serait résolument passéiste. Enfin, la psychanalyse freudienne nierait la liberté en introduisant déterminisme et entraves au sein même de ce qui paraissait la chose la plus noble et sans contraintes, à savoir l'âme humaine.

A ceci, nous répondrons en rappelant que Freud tenait à mettre au jour les potentialités créatrices de la sexualité, de même que le pouvoir créateur et dynamique de l'inconscient, qui n'est pas, comme les détracteurs de Freud le présentent, exclusivement synonyme de régression et de regard tourné vers le passé.

Binswanger, à propos d'un séminaire donné par Freud sur Hamlet en février 1910, a dit la chose suivante :

Freud lui-même remarqua que, dans le thème traité ce jour-là, il ne pouvait s'agir que de rendre quelque chose plus ou moins plausible, et non pas de découvrir des faits immuables! En même temps, il insista sur la fonction d'exercice que de telles recherches revêtaient. 562.

Il est important d'aborder les oeuvres avec une réserve prudente et de considérer l'approche psychanalytique comme une lecture parmi d'autres. André Green disait dans Un oeil en trop. Le complexe d'×dipe dans la tragédie, que la psychanalyse n'avait pas à imposer sa version et que toute lecture [était] déjà interprétative . En ce sens, n'importe quel exégète, même le plus humble, dote le texte qu'il étudie de sens.

Toutefois la psychanalyse ne brime pas la production littéraire car l'investigation qu'elle propose à partir du texte sollicite une vision nouvelle , et suppose que l'oeuvre est encore capable de produire 563.

C'est ce concept de production couplé à celui d'expérimentation, que nous opposons à celui d'interprétation, qui doit guider notre conception de la démarche psychanalytique appliquée à Hamlet. La psychanalyse ne propose pas un énième commentaire paraphraseur d'emblée exposé au risque de sa mise en question.

C'est entre autres motifs parce qu'elle est cette mise en question, cette interrogation conjecturale, cet appel à ce qui ne se donne pas d'emblée comme cause d'un effet que la psychanalyse peut prendre part à ce renouvellement de la critique 564.

La psychanalyse met en valeur le caractère essentiellement polysémique et équivoque du texte littéraire, c'est une des raisons pour lesquelles elle est productrice d'enrichissement.

561. Joël Bernat, Freud, entre littérature et psychanalyse , dans Corps-image-texte chez Deleuze, dir. Françoise Lartillot, Peter Lang, AG, Internationaler Verlag Der Wissenschaften, Berne, 2010, p. 7. Dans cet essai, Joël Bernat suggère l'idée d'une communauté de symptomatologie entre la littérature et la psychanalyse.

562. Ludwig Binswanger, cité par Jean Starobinski, op. cit., p. XXXIX.

563. Anne Clancier, Psychanalyse et critique littéraire, op. cit.

564. Anne Clancier, op. cit.

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Green 565 note que le psychanalyste, qu'il s'agisse d'une personne réelle dans le cadre de la clinique traditionnelle ou d'un personnage fictif dans le cadre de la clinique littéraire, ne peut opposer à la construction du patient qu'une autre construction dont le caractère est hypothétique et qui relève du domaine du vraisemblable.

La vie de Freud a toujours été constamment hantée par le doute, il ne faut dès lors pas s'arrêter aux passages du corpus freudien où il semble très affirma-

tif, définitif ou dogmatique.

c) Aucune prétention à l'exhaustivité ni au caractère définitif de ses conclusions : l'évolution de l'analyse freudienne d'Hamlet et de l'orientation de ses recherches, marquant son aveu d'incompétence face à la grandeur et à l'intarissable richesse de l'oeuvre.

L'explication d'Hamlet par le complexe d'×dipe n'a pas vocation à être une interprétation exhaustive et exclusive. Le personnage littéraire n'offre aucune représentation achevée d'une maladie. Dès lors, la psychanalyse ne prétendra pas offrir une explication totale de l'oeuvre littéraire. On ne fait une psychanalyse du texte réductrice que lorsqu'on a une connaissance lacunaire (donc réduite) de la psychanalyse. La psychanalyse n'est pas un répertoire de symboles ou de signifiants, comme s'agissait d'autant de clefs de lecture du texte shakespearien. Hamlet véhicule des signes, il produit de l'inconscient irréductible à toute grille d'interprétation.

Les tentatives de rationalisation psychanalytiques auxquelles la pièce de Shakespeare a donné lieu permettent d'enrichir l'imaginaire qui se construit autour d'Hamlet dès lors que chacune de ces tentatives ne s'octroie pas le monopole sur les autres et ne cherche pas à réduire les qualités esthétiques d'une oeuvre au signifiant d'autre chose qui serait « plus profond », moins évident que ce qui se donne immédiatement dans l'expérience empirique.

2) Supériorité de l'analyse interminable (sans fin) sur l'analyse systématique (atteignant une forme de clôture auto-satisfaite dans l'interprétation).

« Sans cesse recommencée et à reprendre, l'interprétation est

interminable comme l'analyse thérapeutique. Et comme cette der-
nière, on ne l'interrompt que sur la satisfaction momentanée. » 566.

Sans réemployer le terme d'interprétation, nous estimons qu'une expérimentation authentique d'Hamlet passe par l'acceptation du caractère interminable de cette démarche. Une analyse finie de Hamlet ne serait pas souhaitable. L'intérêt de la psychanalyse de l'oeuvre littéraire tient à l'ouverture d'un champ de possibles, à la libération de signes, jamais dogmatiques. Elle permet à la fois au lecteur, à l'auteur et à l'oeuvre d'affirmer leur liberté comme émotion du pos-

565. André Green, La folie privée, op. cit.

566. Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, op. cit.

221

sible, vertige, angoisse.

Paradoxe seulement apparent : c'est parce qu'il n'y a pas d'élément indivisible ou d'origine simple que l'analyse est interminable. La divisibilité, la dissociabilité et donc l'impossibilité d'arrêter une analyse, comme la nécessité de penser la possibilité de cette indéfi-nité, telle serait peut-être, si l'on y tenait, la vérité sans vérité de la déconstruction. 567.

Freud a choisi de se heurter à la difficulté du mystère d'Hamlet, problème ayant suscité les plus diverses interprétations et semblant nous conduire à la conclusion qu'il s'agit là d'une aporie. Il est en effet impossible de trancher parmi les plus pertinentes de ces interprétations. Toutefois, le noeud du problème ne semble pas résider dans un problème d'interprétations conflictuelles. Freud n'a jamais renoncé à l'épreuve de ces apories , qui sont pour Derrida la chance de la pensée 568. Dans cette perspective, Hamlet, comme aporie de la modernité, est tout sauf [une] impasse accidentelle qu'il faudrait tenter de forcer selon des modèles théoriques reçus 569.

Freud ne souhaitait pas ériger l'outil psychanalytique au rang d'instrument tutélaire pour rendre compte de l'intelligibilité ultime de l'oeuvre littéraire.

La voie ouverte par Green sur la psychanalyse d'Hamlet. Il peut

y avoir un noyau psychotique, une forme de folie privée, au coeur même de la névrose. Ce noyau psychotique est distinct de la psychose apparente. Cette idée de Green est éclairante pour comprendre l'ambiguïté du personnage d'Hamlet. S'il semble relativement facile à saisir, Hamlet demeure équivoque dans son rapport à l'aliénation mentale. Plutôt que de parler d'application de la psychanalyse à Hamlet, on pourrait parler de mise en oeuvre vivante et créative à partir de ce savoir.

Nous ne pouvons accepter que nos théories soient des fantasmes. Le mieux est probablement d'accepter qu'elles soient non pas l'expression de la vérité scientifique, mais une approximation un analogon de celle-ci. Alors, il n'y a pas de mal à construire un mythe des origines si nous savons que ce ne peut être qu'un mythe. [...] Je dirai que notre figure mythique est aujourd'hui Hamlet plutôt qu'×dipe. 570.

Hamlet est un cas-limite pour Green, il frise la folie mais aucune distinction précise, qui permettrait de séparer en lui ce qui relève de la folie de ce qui n'en relève pas, ne peut être opérée. En ce sens, névrose et psychose ne s'excluraient pas mutuellement. La défense névrotique a pour fonction de contrer la psychose.

567. Jacques Derrida, Résistances de la psychanalyse, Galilée, coll. La philosophie en effet, Paris, 1996, p. 48.

568. ibid., p. 103.

569. ibid.

570. André Green, La folie privée, op. cit., p. 101-103.

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3) Hamlet sans ×dipe : Freud avec Guattari et Deleuze, la machine Hamlet comme dispositif à l'oeuvre chez Freud.

Incontestablement les découvertes freudiennes, que je préfère qualifier d'invention, ont enrichi les angles sous lesquels on peut aujourd'hui aborder la psyché. Aussi n'est-ce nullement dans un sens péjoratif que je parle ici d'invention! [. . .] les diverses sectes freudiennes ont sécrété une nouvelle façon de ressentir et même de produire l'hystérie, la névrose infantile, la psychose, la conictualité fa-

miliale, la lecture des mythes, etc. » ??.

Notons que le titre grec original de la pièce de Sophocle est Oidípus túranns », ×dipe le tyran???.

En quoi ×dipe tyrannise Hamlet et comment une analyse pertinente de l'inconscient d'Hamlet sans ×dipe pourrait-elle voir le jour?

Par ailleurs, ne peut-on pas imaginer que la clinique littéraire de Deleuze puisse se conjuguer avec la clinique psychanalytique de Freud?

Brecht proposait de changer le code si cela ne fonctionnait pas. En transformant le codage oedipien en quelque chose d'autre, peut-on réussir à faire fonctionner Hamlet de manière davantage pertinente?

Comment cesser d'osciller entre l'issue schizo et l'impasse oedipienne?

Freud connecte la petite machine »???, le livre Hamlet de Shakespeare, à la grande machine dominante qu'est la psychanalyse afin de produire un nouvel agencement : ce sera la machine Hamlet de Freud.

Deleuze aimait à citer ce passage de Proust :

Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu'on fait sont beaux.» ??.

Il faut rendre justice à la beauté du contresens freudien fait à propos du beau

livre Hamlet.

Tout comme Deleuze, Freud critiquait fortement la conception de l'art comme ce qui est censé imposer une forme à une matière.

Écrire n'est certainement pas imposer une forme (d'expres-

sion) à une matière vécue. La littérature est plutôt du côté de l'in-

571. Félix Guattari, Chaosmose, op. cit., p. 23-24.

572. Bernard m. Knox, art. Why is Oedipus called tyrannos? , The classical journal, vol.50, number 3 December 1954, p. 97-102.

573. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 10 : un livre étant lui-même une petite machine [...] .

574.

Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélange et suivi

de Essais et articles, éd. de P. Clarac, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1971, p. 305.

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forme, ou de l'inachèvement [...]. Écrire est une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue. C'est un processus, c'est-à-dire un passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu. L'écriture est inséparable du devenir : en écrivant, on devient-femme, on devient-animal ou végétal, on devient-molécule jusqu'à devenir-imperceptible. 575.

Nous l'avons vu, cette vision de la création artistique se fondait pour Freud sur plusieurs préjugés issus de l'esthétique du XVIIIème et du XIXème siècles, encore prisonnière des a priori hylémorphistes, ce que Guattari et Deleuze constataient aussi volontiers.

Tout d'abord, la dichotomie fond-forme est visée.

Ensuite, Freud comme Deleuze et Guattari contestaient l'idée d'une séparation entre affect et représentation.

Enfin, ces auteurs ont également ceci en commun qu'ils accordent une attention toute particulière à l'effet produit sur le lecteur-spectateur.

Peut-être convient-il de mettre au jour les continuités et discontinuités entre Hamlet et la psychanalyse, plutôt que de chercher à articuler à tout prix Hamlet et ×dipe.

Contre la méthode d'unification, de synthèse et de réduction du multiple à un schème identique, prônée par Lacan, le cheminement pertinent passerait alors par un intérêt pour la différence et la variation au coeur de la répétition.

Dans la perspective même qui est celle de Freud mais dans un vocabulaire deleuzo-guattarien, Hamlet peut être compris comme un agencement, un composé de percepts, d'affects mais aussi de concepts. En effet, dans Hamlet et à partir de lui 576, affects, percepts et concepts sont interconnectés en permanence. Hamlet nous apprend ce que penser, ce qu'avoir une idée veut dire. La machine Hamlet procède par mobilisation d'affects, de percepts et de concepts, aussi bien pour Freud que pour tout être humain un peu sensible à la chose littéraire. Face à Hamlet, la distinction entre théoricien et artiste, entre homme de science et homme de lettres, entre philosophe, écrivain et peintre, devient caduque.

La révolution copernicienne reconnue par Guattari et Deleuze à Freud n'est pas d'avoir fait prendre conscience au moi qu'il n'était pas maître dans sa propre maison 577 mais celle qui a permis la subjectivation du désir.

Le complexe d'×dipe, comme tout complexe, est un certain type d'agencement mais un agencement dominant, un outil de surveillance, de contrôle et de normalisation des subjectivités et des signes.

Il y a sans doute une territorialité, une ligne d'articulation oedipienne dans Hamlet mais elle est loin d'être la seule ligne qui traverse la pièce. En effet,

575. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 11.

576. Voir l'étonnante destinée de la pièce de Shakespeare dans des domaines aussi variés que la littérature, la peinture, le cinéma, la médecine, la psychanalyse, la musique classique, l'opéra.. et même la variété française!

577. Sigmund Freud, 'Une difficulté de la psychanalyse (1929), Essais de Psychanalyse appliquée, Idées Gallimard, 1971.

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Hamlet est parcouru par des lignes de fuite et des mouvements de déterritoriali-sation. C'est en ce sens qu'on peut parler de l'agencement Hamlet, de la machine

hamlétienne impersonnelle, inassignable et asignifiante.

Il est donc urgent, comme nous l'avons vu, de libérer l'Hamlet de Freud du carcan oedipien :

Les lois ne doivent être que les bases sur lesquelles il y a la possibilité de s'épanouir. ???.

Si la loi oedipienne ne permet pas de fonder la possibilité pour Hamlet d'une émancipation par rapport à elle, alors c'est bien cette loi qu'il faut remettre en cause et non l'intégralité du travail entrepris par Freud. Le problème d'Hamlet est ramené d'emblée à un fondement oedipien mais, on le constate par la suite, cette loi de l'×dipe est ce qui freine l'analyse de Freud et le fait tourner en rond. Freud en a bien conscience : quelque chose lui résiste en Hamlet. C'est d'ailleurs ce qui transparaît dans la lettre à Pfister lorsque Freud, non sans humour, se lamente de ne pouvoir arracher à Hamlet des aveux concernant l'existence chez lui d'un complexe d'×dipe. Pourtant, lorsqu'il fait des variations à partir d'Hamlet en le citant ou en analysant d'autres dimensions de la pièce sans la ramener à ×dipe, Freud nous paraît beaucoup plus convaincant et pertinent.

C'est qu'en effet, un procédé revient très fréquemment dans les écrits de Freud : celui qui consiste à citer les vers d'Hamlet, ou ce que nous avons appelé les variations hamlétiennes de Freud. Il est intéressant de concevoir la pratique freudienne, qui consiste à citer Hamlet de manière récurrente tout au long de son oeuvre à propos de sujets disparates et dans des contextes épistémologiques distincts, de cette manière :

Citer c'est avant tout ouvrir un texte de l'intérieur à sa propre nomadisation. C'est en extraire une ligne de désir qui vient affoler toute position identitaire et toute souveraineté signifiante par la multiplication illimitée des connexions possibles à partir de la production en droit tout aussi illimitée de nouveaux contextes d'énonciation. [...1 faire fonctionner un texte comme une machine désirante, c'est multiplier à son endroit les modes opératoires impliqués dans tout acte de lecture : décontextualiser pour recontextualiser, découper pour déplacer, extraire pour réagencer dans un contexte inédit d'utilisation.[...1 La lecture comme pragmatique du désir [...1. C'est la lecture comme agencement nomadisant dans l'hétérogène à partir de l'horizon ouvert et disséminant du désir. On ne reproduit pas en lisant (un texte, un sens, l'intentionnalité d'un auteur), on produit des différences par son entrée dans un espace anarchique de circulation du sens à entrées et sorties multiples. ???.

Ainsi Freud ne se place plus dans la position classique du lecteur, position de surplomb, centrale et totalisante par rapport au sens dont le livre serait porteur (dans cette perspective, on présumerait naïvement que ce sens

578. Paul Klee, Cours du Bauhaus - Weimar 1921 - 1922, Éd. des Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg, 2004.

579. Alexandre Zavadil, préface à Stéphane Vedel, Nos désirs font désordre, Lire L'Anti-×dipe, L'Harmattan, Paris, 2013, p. 13 et suivantes.

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accessible au lecteur donnerait la vérité de l'oeuvre ainsi que celle de son auteur) mais bien plutôt dans une position de nomadisation .

De même, Freud n'a pas le même rapport à ????t que celui qu'il décrit chez le lecteur-spectateur névrosé , qui s'identifie, de façon mimétique, aux passions représentées dans l'oeuvre. Un lecteur nomade comme Freud est capable de se détacher, en dernière analyse, des approches herméneutiques ou au contraire passionnelles d'????t, afin de produire une machine Hamlet, objet d'expérimentation constitué par son lecteur. Une multiplicité de sens et de mondes de possibles peut ainsi circuler, sans risque que ces sens ne viennent se scléroser dans un signifiant précis, univoque, totalisant et réducteur.

Inconsciemment peut-être, Freud parvient à se décentrer (il ne s'agit plus dans ces moments-là de Freud se reconnaissant dans Hamlet et dans son auteur, et faisant de l'analyse d'????t un problème personnel) et à détacher Hamlet d'×dipe par ce processus même de la citation. Un Hamlet anti-oedipien est alors rendu possible à même la machine Hamlet usinée par Freud.

La prise en considération de la totalité des références à ????t dans l'oeuvre freudienne est importante car on passe à côté d'une dimension essentielle du rapport de Freud à ????t si on se focalise sur les textes relevant de l'interprétation et de la psychanalyse appliquée. La démarche freudienne d'interprétation d'????t est synthétisée par Pontalis de manière frappante :

Hamlet qualifié de névrosé universellement célèbre devrait-il sa célébrité au fait qu'il est plus actuel, plus moderne que l'×dipe de la légende? ×dipe, en effet, meurtrier de son père , époux de sa mère, est mû et contraint par le destin que personnifie l'oracle. Il obéit à un Fatum, à ce qui lui est édicté, à ce qui le précède. Il est agi et, en ce sens, n'est pas l'auteur des actes qu'il commet. Comme a pu le dire, avec quelque ironie à l'endroit des psychanalystes, Jean-Pierre Vernant, ×dipe est sans complexe , autrement dit, il n'a pas d'inconscient. Ce à quoi Starobinski répond : Il n'a pas d'inconscient parce qu'il est notre inconscient. [. . .1 Hamlet n'est pas ×dipe. Le refoulement collectif est passé par là, le travail de la civilisation, le ?tr?r???t a fait son oeuvre. Le désir transgressif de posséder sa mère, celui d'évincer le père et de le tuer sont toujours actifs, mais ils se dissimulent, ils se masquent, se travestissent. Hamlet n'est pas aveugle comme ×dipe, mais ses souhaits infantiles d'inceste et de meurtre restent tapis dans l'ombre. [...1 Hamlet est un héros plus tragique qu'×dipe [...1 car la tragédie se joue sur sa scène intérieure : la discorde, le déchirement, l'incohérence, si manifestes dans les propos qu'il tient sont en lui. Deux forces antagonistes et d'égale puissance se combattent sans relâche sur cette scène intérieure : agir ou ne pas agir, venger l'assassinat de son père en devenant à son tour meurtrier ou mourir soi-même, t ?? r ?t t ??. Il est voué d'un bout à l'autre, de l'apparition du spectre jusqu'à sa propre mort, à la souffrance. Hamlet est l'homme de la souffrance. Son acte de vengeance restera, telle une lettre qui ne parvient pas à son destinataire, toujours en souffrance . Ernest Jones, lui, en disciple zélé de Freud, s'est em-

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ployé, en multipliant les preuves de bien-fondé de la thèse de son maître, à voir en Hamlet un nouvel ×dipe. Mais, là encore, Sta-robinski trouve la juste formulation : Le cas Hamlet escorte le paradigme oedipien comme son ombre portée. » Une ombre portée n'est pas une copie ressemblant à l'original. L'ombre portée d'un arbre connaît une autre extension, plus grande, plus incertaine ses frontières sont mal délimitées que l'arbre qui lui a donné naissance. [...1 Le spectre paternel d'Hamlet, lui, commande à son fils : Ne m'oublie pas. » Hamlet est aussi une tragédie de la mémoire. Freud dit, dans une formule un peu abrupte, qu'×dipe Roi est une tragédie du destin » tandis qu'Hamlet est une tragédie du caractère ». Le mot caractère » n'est sans doute pas approprié, car il désigne des traits immuables, voire innés. [. . .1 Or ce qui caractérise Hamlet, c'est un conflit non résolu à l'origine de son inhibition. Voyons en lui un névrosé qui, comme beaucoup d'entre nous, ne se résout pas à se séparer de ses premiers objets d'amour et de haine. [...1 Freud a qualifié Hamlet d'hystérique. S'il fallait le définir, cet indéfinissable, ce serait bien plutôt un mélancolique, un endeuillé permanent. Mais un mélancolique d'un genre bien particulier : un mélancolique fébrile, agité.» 58O.

C'est ce que la postérité a retenu du rapport de Freud à Hamlet et c'est pourquoi l'idée même d'un lien entre la psychanalyse et Hamlet suscite autant de résistances.

Toutefois, nous l'avons vu, Freud ne fait pas que chercher désespérément à appliquer la psychanalyse à Hamlet et son approche n'est pas uniquement interprétative, bien au contraire.

Pour comprendre la machine Hamlet de Freud, il faut tenir compte du caractère hétérogène des modes d'entrée et de sortie d'Hamlet dans le corpus freudien. Il est très étonnant de constater la multiplicité des modes d'apparition d'Hamlet dans les écrits de Freud : analyse construite, interprétation, démonstration scientifique, exemple, citation, etc. Certes, l'Hamlet de Freud est aussi une figure oedipienne mais il n'est en aucun cas réduit à cela par Freud lui-même.

Hamlet est l'occasion pour Freud de montrer la richesse de sa pensée ainsi que ses talents d'écrivain et sa grande sensibilité littéraire. Si l'on peut entrer dans l'oeuvre de Freud par de multiples ouvertures, par le biais de ces références à Hamlet, alors on peut dire que la machine Hamlet de Freud est bien rhizomatique.

Il faut dès lors se méfier des nombreuses études consacrées à Freud et Shakespeare ou à Hamlet et la psychanalyse qui tendent de centrer leur analyse sur les quelques textes (au demeurant peu nombreux, au regard de la totalité des occurrences à Hamlet dans le corpus freudien) où Freud tente d'appliquer la psychanalyse à Hamlet : ceci risquerait de nous faire croire que Freud voulait uniquement surcoder » Hamlet et le rabattre sur une photo de famille », comme il l'avait fait avec le Petit Hans, d'après Deleuze et Guattari581. Il ne

580. Jean-Bertrand Pntalis, Avec Shakespeare , Freud avec les écrivains, op. cit., p. 33-37.

581. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 22.

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nous semble pas que Freud ait à tout prix tenu à ce que le signifiant oedipien prenne le pouvoir sur Hamlet. Nous pouvons dès lors comprendre la machine Hamlet opérant dans l'oeuvre freudienne ainsi :

Il y a donc des agencements très différents cartes-calques,

rhizomes-racines, avec des coefficients de déterritorialisation va-

riables. 582.

Comment fonctionne la machine Hamlet dans l'oeuvre de Freud?

La psychanalyse, nous l'avons vu, peut-être conçue comme une forme particulière de littérature, en ce qu'elle se donne à lire comme une succession de récits, qu'il s'agisse de la narration par Freud des cas rencontrés dans sa pratique thérapeutique ou de la mise en paroles dynamique des maux de l'analysant sous l'impulsion de l'analyste durant la séance.

Sa fonction thérapeutique même peut découler de son aspect littéraire. En effet, la psychanalyse comme cure est le traitement de la souffrance psychique à travers la narrativité et la communication de ce qui, auparavant, ne trouvait à s'exprimer que sur le mode d'un mal diffus et de symptômes. Le rôle des mots dans la cure et l'importance octroyée à la forme donnée à ces éléments de langage par le patient, sont mis en évidence par Freud qui, d'ailleurs, ne cesse de répéter que le matériau principal sur lequel se base la psychanalyse, comme mouvement dialectique entre expérience clinique de la cure et élaboration théorique, trouve une désignation adéquate dans ces vers d'Hamlet que Freud sollicite à plusieurs reprises : words, words, words .

Notons, par ailleurs, au sujet de ces vers, que Freud met en évidence l'aparté de Polonius dans cette scène (II, 2). En effet, Polonius s'étonne que les paroles d'Hamlet, bien qu'en apparence dénuées de sens, soient porteuses d'une signification, d'une vérité sans doute plus saisissante que n'importe quelle vérité ordinaire ou même savante :

How pregnant sometimes his replies are! a happiness that often madness hits on, which reason and sanity could not so prosperously be delivered of. 583

Plutôt que de traduire pregnant par grosses de sens , on pourrait le traduire par fécondes ou riches . Cela éviterait la connotation malheureuse de signifiant que le terme sens a pour nous aujourd'hui et tout particulièrement dans ce contexte. On pourrait alors comprendre cette fécondité du discours fou d'Hamlet en termes d'intensités, de signes asignifiants, de forces, de ux. Toutefois, Polonius se trompe sur le contenu latent des jeux de mots et du discours volontairement énigmatique d'Hamlet. Il y voit les traces d'un amour fou pour sa fille Ophélie alors qu'il s'agit en réalité de ce que le bon sens de la mère d'Hamlet a formulé en réaction aux élucubrations de ce vieux bavard de Polonius si tourné en ridicule par Freud :

I doubt it is no other but the main;

582. op. cit., p. 23.

583. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 204-207 :

Comme ses répliques sont parfois grosses de sens! Un bonheur d'expression que souvent trouve la folie, et dont la saine raison ne pourrait accoucher avec autant de prospérité. .

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His father's death, and our o'erhasty marriage. 584.

Cette idée d'une fécondité inhérente aux apparentes inepties d'Hamlet renvoie Freud aux paroles de l'analysant dans la cure analytique, paroles qui peuvent sembler stériles à l'analysant lui-même mais qui sont en réalité marquées par le sceau des désirs inconscients que l'analyste est chargé de mettre au jour. Polonius (tout comme par la suite les deux courtisans Guildenstern et Rosencrantz), en piètre psychanalyste improvisé ( sauvage ), renforce les défenses d'Hamlet, incapable de contribuer à faire se dévoiler Hamlet, en le libérant de ce qui l'inhibe. Il est de ce fait un contre-exemple de technique psychanalytique. Ceci renvoie également à l'histoire du mouvement psychanalytique, dans laquelle la découverte des bénéfices de la talking cure apparaît comme un des premiers éléments distinctifs de la spécificité de la thérapie analytique par rapport aux autres formes de traitement des maladies psychiques.

Hamlet, contrairement à ×dipe roi, n'obéit pas une logique du sens, de la cohérence mais à une logique de la sensation, des signes. Les sens sont multiples et parcellaires dans Hamlet, ce qui tranche fortement avec la plénitude symbolique du sens dans ×dipe roi.

Hamlet se dérobe à nous par son caractère multiple, par les agencements qu'il fait fonctionner (d'où sans doute le fait que la pièce a été suspectée d'être un réagencement d'éléments disparates, ce qui expliquerait le manque de cohérence globale et le supposé rendu brouillon du drame shakespearien), par les

éléments de ruptures a-signifiantes qui le traversent.

Freud et Deleuze font un même usage de l'art comme image de la pensée.

Interpréter est une entreprise par essence réductrice dans la mesure où il s'agit de remonter à du déjà connu et donc de se couper de toute possibilité de production nouvelle. Avoir un sens ne signifie pas seulement avoir une signification, un sens asignifiant est possible dès lors qu'il y a entrée en résonance de ce

sens avec du réel.

Il est désormais possible d'entrer dans Hamlet par le milieu, d'où la pertinence des réécritures (Bene, Laforgue, Müller, Koltès) et des déprésenta-tions (filmiques et scéniques) d'Hamlet qui réagencement les éléments par rapport à l'agencement shakespearien initial, soutirant ainsi une petite différence à la répétition : par exemple, le suicide d'Ophélie comme élément déclencheur qui n'a rien à voir avec des complexes liés au noyau familial.

Rappelons qu'Hamlet fait, mais n'agit pas. Il est agi par Ophélie. L'événement tragique qu'est le suicide d'Ophélie lui dicte la conduite à tenir, là où son comportement et ses discours étaient, c'est le moins que l'on puisse dire, incohérents voire aberrants jusque là. Les événements précédents (mort du père, remariage hâtif de la mère, découverte par Hamlet du crime de l'oncle sur son père, assassinat de Polonius puis de ses anciens amis courtisans, réa-

584. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 56-57 : Rien d'autre, je le crains, que l'essentiel,

La mort de son père et notre mariage trop précipité. .

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lisation par Hamlet de la duplicité de ses proches, de la volonté qu'a son oncle de l'envoyer à la mort, de la nature charnelle de sa mère, etc.), pourtant liés directement ou indirectement avec des déterminations familiales et pouvant dès lors être reconnectés sur de l'×dipe, n'avaient pas suffi à déclencher chez Hamlet le désir de faire quelque chose pour régler la situation.

Contre la réduction de la psychanalyse à une discipline herméneutique supposée être un moyen de faire surgir la vérité unique et individuelle, la psychanalyse peut être conçue comme une entreprise d'émancipation, de libération par rapport aux contraintes intérieures et extérieures.

Écrire pour Deleuze, c'est libérer la vie de partout où elle est emprison-

née 585.

Les hypothèses de l'esthétique kantienne concernant le caractère désintéressé de l'expérience esthétique et l'idée d'une autonomie de l'art ne sont plus d'actualité. Freud a bien pris acte de cette rupture par rapport à l'esthétique XVIII-XIXèmes siècle.

Par sa conception de l'art, Heidegger nous a enseigné que la vérité était distincte de la scientificité et qu'elle pouvait siéger dans l'oeuvre d'art même.

Rendre justice à Freud passe par le fait de reconnaître qu'il n'a jamais été réductionniste ni scientiste. La vérité propre à l'art réside dans sa fonction de révélation, d'exagération, de grossissement du réel et non dans sa dimension de signification, de représentation, de dénotation, de référentiel. Il y a quelque chose dans la littérature de plus profond, de l'ordre de l'insondable, de l'ineffable, d'une vérité métaphysique sur l'être qui n'a rien à voir avec le discours scienti-

fique, rationnel.

Il devient urgent, nous insistons, de désoedipianiser Hamlet, voire de désham-létiser Hamlet. Dans Hamlet, il n'y a pas expression de significations, mais circulation de complexes d'agencements, de connexions entre personnages et objets (fleurs, eau, crâne, épée, etc.), production de productions, machines de machines, etc.

Si Freud rappelle si souvent les mots d'Hamlet à Horatio ( There are more things... ) et si Deleuze prônait la nécessité de sortir de la philosophie par la philosophie, c'est que les limites inhérentes à toute sagesse d'école imposent un retour au réel, au concret, au bouillonnement du réel et du désir. Il ne s'agit en aucun de mettre au jour dans Hamlet la vérité d'un sujet personnel dont le sens nous serait voilé par le déroulement du drame, mais de repérer une pluralité de vérités cosmiques.

La vérité d'Hamlet n'est pas dans un schéma de type papa-maman mais dans Ophélie car avec elle, ça fonctionne, ça marche, ça machine tandis qu'avec Hamlet, quelque chose bloque, les voies de circulations des flux sont obstruées. Ce qui fait barrage, c'est justement l'×dipe dont Freud affuble Hamlet, et à juste titre car si on s'en tient au personnage d'Hamlet, on trouve effectivement des déterminations oedipiennes, mais avec l'introduction d'Ophélie, comme éclairage de la complexité hamlétienne, circulant en-deçà de son appa-

585. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 14.

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rente labilité à se laisser couler dans le schéma oedipien, on sort des sillons et des chemins déjà tracés par le déterminisme oedipien, on délire littéralement.

C'est seulement ainsi que l'on peut comprendre la libération des machines désirantes en-deçà et au-delà de leur récupération dans la grande machine psychanalytique. Retrouver l'élément de délire, c'est-à-dire cartographier les lignes de fuite où le désir peut librement circuler dans la pièce de Shakespeare, est la voie royale vers l'inconscient machinique.

Dans Hamlet, il y a bien ×dipe et Hamlet qui se donnent en représentation à la psychanalyse, mais il y a aussi Ophélie qui parvient à désoedipianiser et de surcroît à déshamlétiser Hamlet au cours de la pièce, et dont la mort est déprésentée. Le délire feint d'Hamlet comporte des limites évidentes. N'étant que machine de prestidigitation et non véritable manifestation d'un inconscient machinique, la folie feinte d'Hamlet, symptôme de sa névrose obsessionnelle et donc machine à fantasmes, l'amène à multiplier les insinuations afin de tenter de faire éclore la vérité des autres personnages, en vain.

La raison pour laquelle ça ne fonctionne pas, ça ne machine pas dans le délire d'Hamlet en est qu'il s'agit d'un faux délire, qui au lieu de permettre une sortie hors des chemins balisés, impose un retour à papa-maman. Au contraire, avec le véritable délire d'Ophélie, ça fonctionne, ça machine. La vérité des autres parvient à éclore à travers le délire-monde d'Ophélie, ceci est d'ailleurs corroboré par les vers de Gertrude dans cette scène. Seul le délire psychotique est porteur d'une vérité plus profonde, inaudible, a-signifiante et frappante à laquelle n'accède pas le névrosé. L'étude systématique de Jones laisse peu d'espace pour le développement de la pensée. Elle renvoie davantage à une forme de sclérose et de renfermement des possibles. Elle est en quelque sorte la bêtise selon Deleuze. Freud ne franchira jamais ce pas avec Hamlet, c'est sans doute pourquoi ses intuitions demeureront dignes d'intérêt tandis que la longue étude de Jones sera

passée aux oubliettes.

Il y a un véritable dialogue présent en filigrane dans le corpus freudien entre Hamlet et le fondateur de la psychanalyse. Hamlet dirait la vérité de Freud, une vérité cosmique, infra- et supra-individuelle, a-personnelle (sur une psyché collective et non un inconscient personnel). La vérité d'Hamlet est dans la puissance désirante, irréductible à une quelconque pulsion de mort, qu'elle met en oeuvre et dans le désir comme excès, et non comme manque.

La littérature, comme le désir, est toujours en excès, en surplus. Il est souhaitable de penser Freud avec Deleuze et Guattari, et Deleuze et Guattari avec Freud.

Il faut laisser la philosophie être inquiétée par la démarche psychanalytique. Une critique de la raison psychanalytique ne serait pas souhaitable. Ceci consisterait à rester dans le fondationnel alors que philosophie et psychanalyse pourraient être tenues ensemble. La question transcendantale, celle de droit, de la légitimité n'est justement pas légitime, contrairement à la question fondamentale du sujet du désir. Deleuze, Guattari et Foucault sont reconnaissants envers Freud car il a permis justement cette subjectivation du désir et la compréhension du désir en termes de flux quantifiables et de forces dynamiques.

Les questions de droit en psychanalyse sont parfois des leurres. La dimension symptomatique peut être gardée dès lors qu'il ne s'agit plus de demander : à quel signifiant cela renvoie-t-il? Qu'est-ce que ça veut dire? ni De quel

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droit la psychanalyse viole-t-elle la sacro-sainte oeuvre d'art? mais de se demander Selon quel désir ce passage d'Hamlet peut-il être compris? Sous quelles conditions réelles et matérielles de désir...?.

Il y a toujours une dimension d'arbitraire dans le choix de telle voie d'approche plutôt qu'une autre, dès lors qu'on n'entend pas dépasser le plan du délire-désir (rappelons que le délire pour Deleuze est aussi le propre de la psychanalyse, ce qu'il ne dit pas nécessairement en un sens péjoratif car le délire est quelque chose de positif et de productif), mais cela ne veut pas dire qu'on suit une voie erratique ou hasardeuse. Cela fait sens mais pas en tant que signification ni en tant que rapport de signifiant à signifié.

Ce qui fait sens c'est l'irruption de la différence, du nouveau dans ce qui nous apparaissait comme déjà-donné. Le déjà-là du drame de Shakespeare ne prend sens que par l'appropriation délirante-désirante que nous en faisons. La neutralité et le désintéressement ne sont pas souhaitables. Il faut préserver cette marge de contingence dans la lecture des textes. Dès lors qu'on érige une certaine lecture en méthode universellement applicable et déterminable, on régresse vers une forme de déterminisme, là où la méthode de lecture devrait être libération, émancipation du complexe d'agencements lecteur auteur texte person-

nages histoire.

Avec l'approche herméneutique de la psychanalyse, il s'agit de s'intéresser à la dimension d'au-delà, à la recherche du sens. Il s'agit de comprendre.

Le sens, défini comme signification, direction et ordre, n'est pas l'enjeu. Ramener tout au sexuel n'est pas herméneutique, ça n'a pas de sens car c'est de l'ordre de l'énergétique, de l'économie libidinale et de la dynamique pulsionnelle (deux dimensions de la métapsychologie qui seraient gardées par Deleuze et

Guattari, contrairement à la dimension topique).

L'oeuvre de Freud répond à la définition d'une oeuvre inaugurale. Freud introduit quelque chose d'absolument nouveau et qui changera définitivement les modes de problématisation philosophiques, littéraires et psychologiques. La psychanalyse ne se contente pas de construire et de reconstruire, elle déconstruit

également beaucoup de ce qui l'a précédée.

L'art, la littérature, la philosophie, la psychanalyse sont des formes de pensée, d'où l'ambiguïté qui résulte de toute pensée : elle peut être libératrice comme elle peut être aliénante, répressive, elle peut permettre de sortir des sillons, de se déterritorialiser mais elle peut inversement renvoyer au carcan et au codage, re-territorialiser.

Freud produit de la détéritorrialisation, il déconstruit mais pour réintroduire du territoire à même ce qui lui avait ouvert des perspectives inédites, à savoir ×dipe roi et Hamlet, pour reconstruire quelque chose à partir du matériau littéraire, quelque chose qu'il érigera par la suite en machine interprétative, machine délirante, machine paranoïaque : la machine Hamlet, elle-même dépendante du codage oedipien.

Ophélie est supérieure à Hamlet comme personnage conceptuel adjuvant à la schizo-analyse car, pourrait-on dire, elle ne peint pas l'être mais le passage , contrairement à Hamlet qui défie quiconque de le dépeindre

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avec exactitude ( denote me truly ), d'extraire l'être derrière son paraître.

Comme chez Freud, l'oeuvre d'art est pour Deleuze et Guattari moyen en vue d'une libération et non fin en soi. Ce que l'oeuvre littéraire libère de sens est un sens inédit, nouveau mais qui, par essence, est fuyant, se dérobe sans cesse.

Le théâtre shakespearien n'est pas un miroir où viendraient se refléter nos désirs conscients et inconscients, comme le voudraient Hamlet et Freud, il ne renvoie pas une image du monde, de même qu'il n'est pas le réceptacle d'un sens caché qu'il conviendrait de retrouver.

La machine Hamlet est un agencement avec le dehors, avec le réel. Minorer Hamlet, produire un Hamlet de moins , comme l'a dit et fait Carmelo Bene, c'est soustraire d'Hamlet tout ce qui renverrait à un éventuel sens secret, c'est minorer les significations. Freud, au contraire, élève Hamlet au majeur, il l'éternise, le normalise, et écrase tous les flux de devenirs qui traversent pourtant la

pièce de Shakespeare.

Il ne s'agit, ni chez Freud, ni chez Carmelo Bene, d'interprétations d'Hamlet, mais d'expérimentations, de productions de quelque chose de nouveau à partir d'Hamlet, de variations à partir d'un thème initial, d'introduction de différences

par la répétition.

Hamlet, comme toute grande oeuvre littéraire, sert bien à quelque chose. Il opère comme rouage d'un agencement libérateur et non comme partie d'une argumentation ou comme exemple justificatif, preuve à l'appui d'une théorie. C'est en ce qu'Hamlet a libéré la pensée freudienne de sa rigidité scientifique et objectiviste qu'il est fondamentalement utile à la psychanalyse.

Dans un livre, il n'y a rien à comprendre mais beaucoup à se

servir. Rien à interpréter, ni à signifier, mais beaucoup à expérimen-
ter. Le livre doit faire machine avec quelque chose, il doit être un pe-

tit outil sur un dehors. 586.

Hamlet n'exprime, ne représente, ne signifie rien. Il fonctionne comme concept dans l'oeuvre de Freud. Il est l'objet d'une expérimentation psychanalytique et non sujet d'une interprétation. L'inauguration d'un laboratoire conceptuel inédit à partir d'Hamlet tient au fait que le fondateur de la psychanalyse fait apparaître un sens dans Hamlet qui ne préexistait pas à son expérimentation par Freud. La machine conceptuelle Hamlet est en ce sens autopoëtique . L'expérimentation freudienne de la machine Hamlet ne renvoie pas à autre chose qu'à elle-même, elle ne délivre pas la signification profonde de l'oeuvre de Shakespeare. Le Hamlet de Freud et le Hamlet de Shakespeare possèdent cha-

cun leur autonomie, l'un ne reflète pas l'autre.

Aucune libération ne peut être entreprise sans carcan, sans contraintes, d'où le recours de Freud au codage oedipien. Afin de pouvoir libérer Hamlet, de pouvoir le déterritorialiser, le désoedipianiser et en dernière instance le désham-létiser, il faut au préalable délimiter les puissances de territorialisation qui le

586. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Rhizome.

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ramènent aux déterminations oedipiennes. Il faut donc examiner l'expérimentation que fait Freud d'Hamlet, car c'est elle qui rend possible la création de nouveaux agencements, la possibilité de l'émergence de quelque chose de résolument nouveau, d'une multiplicité d' Hamlet de moins » et d' Anti-Hamlet».

Peut-on imaginer une autre ligne de fuite que celle qui aboutit dans Hamlet à la dissolution de tous les personnages principaux en corps sans organes? La valorisation de l'anorganique et de l'asignifiant entre apparemment en contradiction avec la position vitaliste de Deleuze. En réalité, les lignes de fuite dans Hamlet ne débouchent pas en dernière instance sur la mort mais sur une certaine sérénité : the rest is silence », les relations entre la Norvège et le Danemark sont en voie de pacification grâce à la sagesse du sceptique Horatio et tout ce qui menaçait le calme de la nature et du monde n'est plus en état de nuire.

Pour Deleuze et Guattari, il n'y a pas une réalité psychique qui serait distincte du réel matériel. La machine produit sans modèle qui guiderait cette production.

Avec Ophélie, bien plus qu'avec Hamlet dont le personnage semble déjà constitué et dont les préoccupations n'évolueront que peu, on assiste réellement à la constitution d'un personnage sur la scène elle-même ».

Hamlet n'est pas qu'un moment, une passade dans l'oeuvre et la vie de Freud si bien qu'on ne peut pas situer quelque chose comme un moment Hamlet » qui correspondrait aux premières tendances dites interprétatives (les grandes tentatives herméneutiques d'extraction d'un sens des mythes et des grandes oeuvres littéraires) de la psychanalyse, moment qui prendrait fin à mesure que la psychanalyse s'écarterait de la voie purement herméneutique. Même si de nombreuses références de Freud à Hamlet dans les écrits de maturité et dans les derniers écrits laissent penser que l'oeuvre de Shakespeare n'est désormais qu'une occasion pour Freud d'orner son écriture, préservant par là même toute la beauté et le mystère des vers du poètes, tel n'est pas le cas.

Que ce soit dans sa correspondance, lors de séminaires restreints dont on trouve péniblement quelques traces ou encore dans des écrits techniques ou testamentaires, tout laisse à penser que Freud n'a jamais complètement abandonné ses intuitions initiales, malgré les fortes résistances rencontrées. Il a simplement tenu à réserver l'avancée de ses recherches et de ses conclusions sur Hamlet à un public davantage initié, laissant au profane » le temps de s'accoutumer au choc éprouvé à la prise de connaissance de la théorie oedipienne. Si l'on admet que la psychanalyse n'a jamais été en premier lieu pure méthode d'interprétation et d'extraction du signifié derrière le signifiant, alors on peut redonner cohérence à la voie d'approche menée par Freud concernant Hamlet : il s'agit d'une libération de flux inconscients à l'oeuvre dans la pièce de Shakespeare, à des fins de libération du propre inconscient de Freud et sensée servir de modèle pour la cure analytique, dont le but est la libération par rapport aux contraintes.

Legs, légation, délégation, diérance de transfert : l'analyste [...] n'a pas besoin d'être là » en personne. » 587.

587. Jacques Derrida, La carte postale, Spéculer - sur Freud , op. cit., p. 442-443.

234

Et si l'analyste de Freud-analysant-analysé était en dernière instance Shakespeare, ou plutôt sa création littéraire, cet Hamlet que Freud s'approprie par

l'usage du possessif nôtre ?

La frontière est infime entre les passages où Freud-écrivain prête sa plume aux poètes et les passages où Freud-scientifique se livre à des spéculations.

Que se passe-t-il dans le déchiffrement psychanalytique d'un texte quand celui-ci, le déchiffré, s'explique déjà lui-même? Quand il en dit plus long que le déchiffrant (dette plus d'une fois reconnue par Freud) ? Et surtout quand il inscrit de surcroît en lui la scène et dérive le procès analytique, jusque dans son dernier mot, par exemple la vérité? [...1 Qu'est-ce qui se passe [...1 quand [...1 une fiction littéraire [...1 met la vérité en scène? 588.

C'est dans le texte littéraire que Freud croit reconnaître ses propres théories comme s'il y avait antériorité de la théorie freudienne (inconsciemment et anachroniquement : sorte de plagiat par anticipation , comme dirait Pierre Bayard) dans l'esprit de l'écrivain et que le texte n'était que l'occasion de l'expression de cette théorie.

Freud n'imagine pas plaquer sa théorie de l'extérieur sur le texte ni extrapoler à partir du texte. Ce serait le texte lui-même qui ferait signe vers l'intériorité inconsciente de l'auteur comme des personnages et non Freud qui utiliserait le texte comme une illustration de sa propre doctrine. Si le texte vient confirmer les intuitions de Freud, c'est qu'il semble inconcevable qu'il ait pu émerger sans cette même doctrine. Le texte apparaît alors comme une émanation de l'incons-

cient de son auteur.

Au lieu de recourir au mythe de l'intériorité et à la figure de l'Auteur, ne pourrait-on pas postuler que le texte ferait plutôt signe vers son propre dehors, vers la pointe de sa déterritorialisation, vers quelque chose comme une exagération du réel? C'est ce type même de pistes que nous avons ici tentées d'ouvrir au sujet d'Hamlet.

588. ibid.

235

Conclusion

236

Avec la répétition du thème hamlétien, Freud poursuit le travail thérapeutique entrepris dans son auto-analyse en faisant un réel travail de remémoration, qui va bien au-delà de la démarche consistant à se ressouvenir de traumatismes infantiles, réels ou fantasmés, vécus dans le passé. À partir de cette hypothèse de la présence d'un inconscient machinique (qui dépasse l'inconscient familial, personnel et oedipien) à l'oeuvre dans la compulsion de répétition freudienne d'Hamlet, on peut tracer des cartographies schizo-analytiques.

Freud s'est contenté de ramener Hamlet à la névrose et à l'×dipe. Ce faisant, il a enclenché la machine infernale qu'est Hamlet, même si la façon dont il l'a faite fonctionner nous semble aujourd'hui lacunaire à bien des égards.

Etre juste avec Freud , c'est aussi reconnaître cette capacité qu'il a eu de créer un certain concept d'Hamlet et de le faire fonctionner comme une machine dans le champ psychanalytique, alors que la pièce de Shakespeare était l'apanage des érudits et des critiques littéraires. Freud a réussi à faire fuir Hamlet hors de son domaine initial en le faisant passer du champ littéraire au champ scientifique, à déterritorialiser Hamlet, de sorte que désormais l'intérêt pour Hamlet transcende les cloisonnements entre les champs littéraires, scientifiques, philosophiques, picturaux, cinématographiques, etc.

La psychanalyse pourrait être conçue comme puissance de production de signes, plutôt que comme une machine oppressive d'interprétation des signifiants.

Parallèlement, la littérature opère comme une machine à produire des concepts-clés pour la psychanalyse. C'est en ce sens qu'on a parlé d'une machine Hamlet à l'oeuvre chez Freud. Shakespeare a exercé une influence formatrice sur Freud sur le développement de la psychanalyse. Les pièces de Shakespeare aidaient Freud à comprendre des problèmes complexes de sa propre vie (échec, mort), mais également à élargir les conclusions ainsi obtenues aux cas qu'il étudiait, puis au psychisme humain en général. Les références à Shakespeare abondent dans la correspondance de Freud mais aussi dans ses oeuvres scientifiques officielles. L'impact de Shakespeare sur Freud est à la fois personnel et professionnel. Hamlet est exemplaire de cet attachement de Freud à Shakespeare pour des raisons subjectives et objectives, privées et scientifiques.

Hamlet fait partie de ces matériaux bruts dans lesquels Freud puise pour construire la psychanalyse. La relation intertextuelle entre Freud et Shakespeare est repérable sous plusieurs formes : l'interprétation, la citation et l'allusion. Certaines allusions à Hamlet paraissent tellement ancrées dans la langue freudienne et dans son esprit qu'on pourrait penser que Freud ne s'en rendait pas compte et en oubliait qu'il ne s'agissait plus de ses propres mots, la limite entre sa parole et celle de Shakespeare devenant si poreuse et infime.

La machine Hamlet peut être conçue comme une propédeutique à la métapsychologie et à l'épistémologie psychanalytiques. Par ses effets et par son fonctionnement, la machine Hamlet rend visible 589 aux yeux de Freud ce qu'×dipe répugnait à voir et ce pour quoi il finit par se rendre lui-même littéralement aveugle. La machine Hamlet est à l'origine de la production, de la création freudienne du complexe nucléaire des névroses et cette invention doit être appréhendée pour ce qu'elle s'est finalement avérée être, à savoir une nouvelle

589. Klee disait bien l'art ne reproduit pas le visible, il rend visible .

237

création ou production littéraires, une idée au sens deleuzien, idée à mi-chemin entre le percept esthétique et le concept philosophique, bien plus qu'une découverte scientifique majeure.

Hamlet apprend à Freud ce que penser veut dire.

Hamlet comme grande santé de Freud.

La littérature est une santé. [...1 Toute oeuvre est un voyage, un trajet, mais qui ne parcourt tel ou tel chemin extérieur qu'en vertu des chemins et trajectoires intérieurs qui la composent [...1. On n'écrit pas avec ses névroses. La névrose, la psychose ne sont pas des passages de vie, mais des états dans lesquels on tombe quand le processus est interrompu, empêché, colmaté. [...1. Aussi l'écrivain comme tel n'est-il pas malade, mais plutôt médecin, médecin de soi-même et du monde. [...1 La littérature apparaît alors comme une entreprise de santé [...1 On n'écrit pas avec ses souvenirs. [.. .1 La littérature est délire, mais le délire n'est pas affaire du père-mère : il n'y a pas de délire qui ne passe par les peuples, les races et les tribus, et ne hante l'histoire universelle. Tout délire est historico-mondial. [...1 But ultime de la littérature, dégager dans le délire cette création d'une santé, ou cette invention d'un peuple, c'est-à-dire une possibilité de vie. [...1 Ces visions ne sont pas des fantasmes, mais de véritables Idées que l'écrivain voit et entend dans les interstices du langage, dans les écarts de langage.» 590.

L'écrivain, à travers son oeuvre, se fait médecin de son lecteur. Hamlet analysera Freud, dans le sens d'une déliaison, il le libérera et le soignera. C'est ainsi que s'explique le transfert que Freud fait sur Hamlet, comme s'il s'agissait de son propre analyste : le transfert que Freud fait sur Hamlet entraîne une réédition inconsciente de tendances, attitudes, fantasmes, sentiments que le patient [Freud1 nourrit ou nourrissait à l'égard d'une personne et qui dans la cure prennent le médecin [Hamlet1 pour objet » 591.

Hamlet est la grande santé de Freud. Il est ce qui l'empêche de céder définitivement à la tentation de réduire la chose littéraire au symptôme névrotique. Il est ce qui résistera toujours, du moins en partie, à la machine psychanalytique, même si cette dernière cherchera toujours à le reterritorialiser, à le re-oedipianiser. D'après Deleuze, dans Critique et Clinique, le délire en littérature est santé, contrairement au délire clinique qui est délétère dans la mesure où les

mots ne peuvent plus déboucher sur rien.

L'inconscient machinique à l'oeuvre dans cette relation entre Freud et Hamlet s'ouvrirait sur l'actualité à la fois de la recherche psychanalytique et de la pièce de Shakespeare et sur l'appréhension future de celles-ci. En effet, Hamlet, à la fois en tant que figure fictive, concept, texte littéraire, pièce de théâtre et matérialisation de l'imaginaire et de l'inconscient de Shakespeare, a accompagné la psychanalyse dans son développement. Freud n'a cessé de vouloir relier Hamlet à l'actualité de ses recherches et inversement, les critiques littéraires se

590. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 9-13.

591. Claire Pagès, art. cit.

238

sont sentis contraints de considérer les hypothèses psychanalytiques sur Hamlet en particulier et sur la chose littéraire en général.

De même, Hamlet a ouvert des perspectives nouvelles à la psychanalyse, non seulement freudienne mais aussi lacanienne (son influence n'a d'ailleurs pas cessé, Hamlet ayant intéressé à leur tour notamment André Green, Henriette Michaud et Élisabeth Roudinesco). Il a constamment inspiré Freud et Lacan tout au long de leurs oeuvres et la mobilisation d'Hamlet n'était jamais pure répétition des mêmes conclusions car toujours quelque chose de nouveau venait s'ajouter à l'analyse, telle une différence dans la répétition, une variation à partir de ce qui s'affichait au préalable comme l'invariant oedipien.

Inversement, la psychanalyse a ouvert des portes à la critique littéraire d'Hamlet à tel point que nul spécialiste n'est censé ignorer les hypothèses faites par Freud sur Hamlet lorsqu'il entend aborder la tragédie shakespearienne. C'est ainsi que bon nombre de shakespearologues et d'érudits s'entendent pour tenir compte de l'importance de l'interprétation freudienne d'Hamlet dans leurs commentaires de l'oeuvre, même s'ils n'y adhèrent pas le moins du monde. La plupart des éditions critiques (anglo-saxonnes et françaises) du texte de Shakespeare contiennent au moins un développement sur l'approche psychanalytique qui en a été faite. Celle de Freud est généralement retenue. Les développements de Jones dans Hamlet et ×dipe ainsi que les séminaires de Lacan sur Hamlet sont bien moins souvent référencés.

C'est dès lors tout naturellement que cette hantise exercée par Hamlet sur Freud est bénéfique à ce dernier. La machine hamlétienne fonctionne dans l'oeuvre freudienne de telle sorte qu'il s'agit d' un type de hantise qui, tout en se tramant dans le dos et à l'insu du sujet, peut lui être favorable 592.

Cette hantise touchant à quelque chose de l'ordre d'un inconscient a-subjectif et a-signifiant, la machine Hamlet est opérante à un niveau qui dépasse l'inconscient personnel du fondateur de la psychanalyse et l'inconscient de l'individu privé. La façon dont fonctionne la machine Hamlet dans l'oeuvre de Freud est irréductible à une simple répétition des hypothèses freudiennes sur le complexe d'×dipe d'Hamlet.

Certes, pour Freud, il s'agissait bien de cela : démontrer que la psychanalyse était parvenue à résoudre le mystère d'Hamlet par le complexe oedipien. Toutefois, de manière effective, la machine Hamlet fonctionne tout autrement. Il ne s'agit pas d'une machine théâtrale, d'une machine à fantasmes oedipiens ou à illusions métaphysiques mais d'une machine qui produit des effets réels, en tout premier lieu sur la vie, sur la pratique et sur la théorie freudiennes. C'est pourquoi les relations entre Hamlet et Freud ne peuvent en aucun cas se résumer à dire que Freud a vu en Hamlet les rejetons de l'×dipe, même s'il s'agit aussi de cela. Le rapport de Freud à Hamlet est beaucoup plus complexe.

Derrière la démarche freudienne, il n'y a pas que la volonté de maîtriser ce qui tente toujours de fuir, il n'y a pas que l'apparente rigueur dogmatique avec laquelle il entend couler Hamlet dans le moule oedipien en le surcodant, en le surdéterminant, en le surinterprétant. Il y a la machine Hamlet, machine réelle qui fonctionne dans l'oeuvre de Freud en ponctuant ses grandes découvertes de citations toujours appropriées, en créant une atmosphère toute hamlétienne dans certains passages (même très techniques et scientifiques), en redonnant

592. Claire Pagès, art. cit.

239

son acuité et son caractère saisissant à des hypothèses déjà vieillissantes mais surtout en fournissant l'impulsion nécessaire à la création, au développement et au peaufinage des concepts analytiques centraux (complexe d'×dipe, névrose obsessionnelle, hystérie, deuil et mélancolie, résistance, refoulement, etc.).

Le plaisir que nous tirons de la répétition que fait Freud du thème hamlétien tient à sa nouveauté et au renouvellement opéré par rapport au matériau initial. Le plaisir que nous éprouvons à lire Freud lui-même parlant d'Hamlet nous révèle certainement plus que ce que Freud tente d'expliquer sur l'effet produit par Hamlet sur le spectateur et la nécessité que ce dernier soit névrosé pour être touché par le drame shakespearien.

Pour parodier ces vers d'Hamlet que Freud aimait à citer : il y a plus de choses dans Hamlet et dans l'appréhension freudienne d'Hamlet que n'en peut rêver la sagesse d'école psychanalytique.

Freud n'aurait sans doute pas eu idée de tous les développements qui seraient entrepris par la suite uniquement à partir d'une lettre issue d'une correspondance privée avec un ami et d'une note de bas de page à L'Interprétation du rêve.

Par la répétition du thème hamlétien, Freud assure à son psychisme une certaine maîtrise de ce qui arrive dans Hamlet au lieu de subir passivement la narration de l'enchaînement inéluctable des scènes jusqu'au drame final. C'est en ce sens que la maîtrise d'Hamlet recherchée par Freud est liée à la satisfaction du principe de plaisir, dès lors qu'elle est un moyen de contrôle des excitations que Freud semble se refuser de ressentir à la lecture de l'÷uvre de Shakespeare. Freud l'a soutenu et Jones est venu renforcer cette thèse justement dans Hamlet et ×dipe : la compréhension de l'÷uvre doit toujours primer sur la prétendue recherche d'un plaisir esthétique désintéressé qui n'est, en dernière analyse, qu'un leurre. Il s'agit en premier lieu de rendre raison de Hamlet pour éventuellement espérer saisir l'effet qu'il produit sur nous. Le plaisir intellectuel est premier par rapport au plaisir esthétique, le plaisir esthétique n'étant lui-même qu'une des dimensions du plaisir intellectuel et n'étant dès lors plus conçu comme désintéressé.

Freud sait pertinemment qu'il n'est pas aisé d'aborder le névrosé dans la cure car il peut se heurter à des résistances, de même que les courtisans Rosen-crantz et Guildenstern ne parvenaient pas à jouer de l'instrument animique d'Hamlet. C'est ainsi qu'un analyste qui provoquerait chez son patient un transfert négatif risquerait d'annihiler le caractère thérapeutique de la cure analytique et de ce fait de faire échouer cette dernière dès lors que le transfert négatif a pour effet d' abolir totalement la situation analytique .

C'est pourquoi lorsque Freud essaie de jouer avec Hamlet, de jouer la partition du thème hamlétien, c'est bien souvent Hamlet qui se joue de lui et résiste. Freud, s'inspirant de la théorie aristotélicienne de la catharsis, estimait que le public, face à une pièce de théâtre et en particulier face à Hamlet, abréagissait de manière accidentelle ou provoquée. Il nous semble que verbaliser les impressions ressenties au contact d'Hamlet permet à Freud d'abréagir spontanément en se libérant de ses tendances refoulées et de ses obsessions liées à un traumatisme affectif de l'enfance, en déchargeant affects et tensions émotives. C'est la réaction de défense choisie par Freud pour contrecarrer le surplus d'émotions qui nuirait à la rationalisation, à l'intellectualisation et la conceptualisation de

240

la pièce de Shakespeare dès lors que le plaisir intellectuel découlant de l'approche psychanalytique est annoncé comme primordial.

Freud poursuit ainsi sa propre cure, son entreprise d'auto-libération en forçant l'accès de ses émotions littéraires à la conscience. Ainsi, Freud se ressaisit de son altérité intrapsychique, il s'assure une certaine maîtrise sur ses émotions en les formulant et annule de ce fait le caractère pathogène et passif qu'elles avaient initialement.

La hantise hamlétienne que subit Freud est paradoxale en ce sens qu'elle comporte un versant positif pour le sujet qui en tire quelque chose d'un point de vue personnel, intellectuel et pratique. Il ne s'agit donc pas d'une forme de hantise pure dans le sens d' une expérience sans mélange de l'étrangeté, [qui] signifierait une persécution complète du sujet et s'effectuerait sans aucun

gain . ???.

Hamlet est une machine productrice d'automatismes de répétition au sein de l'÷uvre freudienne mais ce mécanisme n'est pas purement itération du même, il est dispositif créateur de nouveauté par le biais même de la répétition. Dans le cas d'Hamlet, la compulsion de répétition produit réellement de la différence. Il ne s'agit jamais d'un éternel retour du même qui prendrait une forme du type Hamlet = ×dipe refoulé.

La réappropriation que fait Freud du thème hamlétien vient relever (aufhe-ben) dialectiquement la répétition.

Dans le cas du personnage d'Hamlet, on semble avoir à faire à une forme de hantise pure au sein de laquelle la pulsion de mort acquiert une forme d'indépendance par rapport à la pulsion de vie, à l'Eros. Même si dans Hamlet, on peut avoir l'impression d'un destin implacable qui pousse le héros à agir ainsi, tel n'est pas le cas. C'est d'ailleurs la raison principale qui motive Freud à distinguer Hamlet, comme tragédie du caractère, d'×dipe roi comme tragédie du destin. Dans Hamlet, la contrainte n'est pas extérieure mais interne et inconsciente. Elle n'est pas non plus liée à l'idée d'une nature du personnage, nature qui serait faible, passive (hypothèse de Goethe) ou d'une maladie paralysante telle que la psychasthénie, l'aboulie, l'apathie, l'apragmatisme ou l'acrasie. La contrainte est liée au caractère et à la vie d'âme du personnage.

C'est pourquoi Hegel n'était pas loin de la vérité lorsqu'il imputait la réticence d'Hamlet à agir, non à son incapacité à agir ni à sa tendance à l'ajournement car Hamlet se montre maintes fois capable d'agir au cours de la pièce, mais

à sa belle âme .

Il y a un apport indéniable de la psychanalyse freudienne à la critique littéraire d'Hamlet et à la pratique philosophique qui l'ont suivie. Sans les intuitions de Freud, pas de Jones, pas de Lacan, pas d'Anti-×dipe ni de schizo-analyse ni

d'inconscient machinique.

L'art est capture de forces et l'effet de l'art est irréductible à sa dimension discursive et signifiante. Au-delà de l'explication psychanalytique, qui, nous l'avons vu, n'est en aucun cas dépourvue d'intérêt (bien que son intérêt soit quelque peut biaisé par le fait que l'explication serve justement la théorie psychanalytique, qu'elle ait une utilité pratique et théorique pour Freud), pour

593. Claire Pagès, art. cit.

Il faut considérer Freud avec Hamlet et Hamlet avec Freud. Le chef-d'oeuvre se caractérise par cette ouverture sur une infinité de possibles, sur le sentiment

241

comprendre l'effet de Hamlet, il faut recourir à une sémiotique ou logique de la sensation. Ophélie se prête davantage à une appréhension en termes de signes et d'agencements que le prince danois (même si une interprétation d'Hamlet comme machine désirante ou comme corps sans organe est possible et a été envisagée).

L'expérience de l'art permet de réformer l'image de la pensée. L'art ne doit pas être conçu comme un énième divertissement. Il est directement en prise sur le réel. C'est pourquoi, Hamlet ne nous détourne pas de l'angoisse (telle que Pascal et Kierkegaard l'ont définie) et de notre liberté mais nous y renvoie. Les images et les signes produits par Hamlet sont la matière même de la réalité et non une de ses représentations. L'imaginaire hamlétien est bien connecté au réel, à l'empirique et au sensible. Il n'est pas distraction culturelle, mensongère, fictive, irréelle et subjective. Par ailleurs, les images et les signes dont il est question ne doivent pas être envisagés comme des symboles renvoyant à autre chose qu'à eux-mêmes, comme des signifiants psychanalytiques ou linguistiques. Il convient, au contraire, de considérer ces signes et ces images d'un point de vue littéral. On peut bien dégager une intelligibilité d'Hamlet mais cette dernière n'est pas réductible à une signification (rationnelle, langagière, symbolique ou discursive).

La place du lecteur dans la question de la démarche psychanalytique appliquée à l'oeuvre littéraire nous conduit à nous interroger sur le processus caractéristique de l'activité psychique de tout être humain consistant à former des compromis entre la fiction et la réalité, entre la réalité psychique et la réalité physique, entre le monde réel et le monde imaginaire, entre la personne vivante et le personnage de fiction. Les frontières sont poreuses entre ce qui relève de la singularité individuelle et de la sphère affective et intellectuelle personnelle (la valeur subjective d'une interprétation) et ce qui peut prétendre à l'universalité, à l'acquisition d'une valeur objective. Le régime de vérité d'Hamlet n'est pas celui des énoncés logiques. Il ne s'agit pas de démêler le vrai du faux. Il y a une vérité dans l'oeuvre de Shakespeare qui dépasse la pure vérité logico-mathématique. C'est d'ailleurs ce qui fascine tant Freud.

Pourtant si l'on est attentif à l'oeuvre, on peut élever ce qui semblait inextricablement lié à la sensibilité particulière de l'auteur au rang de machine d'art littéraire susceptible de produire entre autres de l'universalité, de l'objectivité, de la scientificité. Toutefois il est important de considérer cette production ma-chinique comme accidentelle et non comme une nécessité inhérente à Hamlet.

La machine Hamlet est une création de Freud, elle n'est pas l'essence du Hamlet de Shakespeare. La machine d'art Hamlet est liée à un inconscient ma-chinique. Elle est productrice de multiplicités et elle abhorre la bi-univocité.

À partir de cette machine Hamlet on ne peut plus s'en tenir au ou bien... ou bien kierkegaardien, ou bien Freud a raison... ou bien Freud a tort. Freud a à la fois raison et tort lorsqu'il tente d'appliquer la méthode et les concepts psychanalytiques à Hamlet et lorsqu'il transfigure Hamlet en concept-outil à part entière pour éclairer les mécanismes de la psyché humaine.

242

d'une liberté existentielle authentique, sur le dépassement du règne du ou bien ... ou bien .

Lire Hamlet c'est en ce sens faire l'expérience de sa propre liberté, d'où l'angoisse (que l'on confond souvent avec une angoisse qui mimerait l'angoisse supposée du personnage lorsqu'il s'interroge sur le sens et la valeur de l'existence humaine) face à l'abîme alors entrouvert. Le vertige provoqué par l'oeuvre n'est pas tant lié aux questionnements métaphysiques d'Hamlet sur l'existence, la mort et le temps, sur la possibilité toujours présente du suicide rendue possible par notre liberté, mais au vertige des résonances conscientes et inconscientes qu'Hamlet peut avoir sur le lecteur qui devient, à la suite de Freud, subitement hanté par Hamlet.

Le problème n'est donc pas celui que Freud avait mis en lumière, à savoir la reconnaissance par le lecteur de son statut de nouvel Hamlet, de sa névrose hamlétienne. De même on n'apprécie pas de lire ou de voir représenté Hamlet parce qu'on souffre d'une névrose analogue à celle d'Hamlet mais on apprécie de lire, d'écouter ou de voir Hamlet car nous avons par là même la liberté de créer nous-mêmes nos propres machines hamlétiques, de produire à notre tour un nouveau faisceau de signes, de nouveaux agencements multiples à partir des forces à l'oeuvre dans Hamlet. C'est ainsi que se dégage l'inconscient machi-nique à même Hamlet, inconscient machinique davantage susceptible de rendre compte de la puissance de la machine créée par Shakespeare que la référence à l'inconscient supposé d'un personnage fictif (inconscient personnel et oedipien, renvoyant lui-même en dernière analyse à l'instance auctoriale dotée elle-même d'un inconscient renvoyant à l'éternel papa-maman).

La hantise qu'exerce sur nous Hamlet n'est pas liée à l'histoire de vengeance sur fond de laquelle la machine infernale d'Hamlet s'enclenche. L'histoire de vengeance déjà présente dans la légende reste banale, surtout pour l'époque. De plus, puisque cet élément existe déjà dans la légende, il n'apporte rien à la compréhension de la machine infernale créée par Shakespeare. Nous précisons que nous distinguons une machine infernale Hamlet créée par Shakespeare et une machine hamlétienne créée par Freud, à partir de ce premier agencement machinique.

C'est l'agencement machinique produit par Hamlet (écriture - personnages - histoire - contexte - discours conscient - discours inconscient - objets naturels et artificiel, etc.) qui agit sur les sujets que nous sommes. C'est alors que nous nous grevons sur cette agencement machinique pour faire corps avec lui, sur cette agencement collectif d'énonciation pour parler avec Hamlet et cesser de parler d'Hamlet, comme s'il nous était extérieur, étranger, comme s'il n'était qu'un objet d'étude parmi d'autres.

Parler avec Hamlet avec Freud, et non parler de Freud qui parle d'Hamlet, tel est le cheminement qui nous semble le plus pertinent d'un point de vue philosophique.

Si la psychanalyse, comme la schizo-analyse, ont suscité de si houleux débats accompagnés d'un mouvement de rejet, c'est essentiellement par peur de l'irruption de quelque chose de nouveau au sein d'une pensée dominante et consensuelle. Jung appelait ce phénomène de résistance aux idées nouvelles, due aux préjugés, misonéisme ??. Le misonéisme, tel que Jung l'a défini, est la peur

594. Carl Gustav Jung, L'homme et ses symboles, 1964.

243

éprouvée par certains devant des théories nouvelles.

La machine Hamlet de Freud, la machine littéraire de la schizo Ophélie, ainsi que la machine de guerre en lutte contre l'hamlétisation et l'oedipianisation de Deleuze et Guattari sont des dispositifs inédits de production de sens nouveaux, d'ouverture à des mondes de possibles encore inexplorés. Tel est l'effet de l'art : Hamlet ne nous permet pas de résoudre nos conflits inconscients, mais ses effets réels résident dans l'inauguration de nouveaux modes de subjectivation, de nouvelles machines désirantes et de nouvelles possibilités existentielles.

La lecture de Freud modifie l'oeuvre de Shakespeare. Guattari explique qu'on peut imaginer que ce qui est venu après puisse modifier ce qui était avant ???. On observe en effet des formes d'interaction et de circulation de flux déterritorialisés entre Freud et Shakespeare, entre leurs oeuvres respectives.

Nous l'avons vu, Freud procède par amputation du matériau tragique en sélectionnant uniquement certains éléments d'Hamlet. En ce sens, il produit égale-

ment un Hamlet de moins .

Notons que le Hamlet-Machine ??? de Heiner Müller fait partie pour son auteur de la Shakespeare-factory . Hamlet-Machine est une expérimentation. Ce titre a été choisi en référence aux machines désirantes de Deleuze et Guattari. Nous voyons ainsi que le rapprochement fait par Freud entre ×dipe et Hamlet a eu des enjeux postmodernes brûlants. Heiner Müller, dans son Hamlet-Machine, met en valeur le devenir-Ophélie, le devenir-femme, le devenir-psychotique d'Hamlet, lorsqu'il nous présente un Hamlet demandant à Ophélie de lui tendre un masque de putain . Un personnage appelé l'interprète d'Hamlet intervient pour dire que le drame d'Hamlet n'a plus lieu.

Le drame psychopathologique du premier des névrosés modernes serait-il devenu caduc? La part d'universel qu'il recelait alors serait-elle devenue imperceptible pour le spectateur actuel? L'interprète d'Hamlet fait référence aux acteurs comme à des gens que mon drame n'intéresse pas, pour des gens qu'il ne concerne pas ???, le public. Hamlet ou son interprète, dans une confusion des identités, dit de lui-même: je suis la machine à écrire . Ophélie ici a le dernier mot. Elle prend la parole en s'identifiant à Électre : c'est elle qui prend à son compte les paroles mélancoliques qui ressortent des monologues d'Hamlet dans

la pièce de Shakespeare.

Toute chose qui compte dans le monde est susceptible d'une double lecture, à condition que la double lecture ne soit pas quelque chose qu'on fait au hasard, en tant qu'autodidacte, quelque chose qu'on fait à partir de ces problèmes venus d'ailleurs. C'est en tant que philosophe que j'ai une perception non musicale de la musique ???

595. Félix Guattari, L'Inconscient machinique, op. cit.

596. Heiner Müller, op. cit.

597. ibid., p. 75.

598. Gilles Deleuze, Claire Parnet, Abécédaire, N comme Neurologie .

599. Michel Foucault, Leçons sur La Volonté de savoir, Cours au Collège de France (19701971), Gallimard, Seuil, Hautes études, Paris, 2011, Le savoir d'×dipe , p. 225-253.

244

C'est cela que Deleuze appelle avoir une idée. De même Freud, en tant que psychanalyste, a une perception non littéraire d'Hamlet et c'est pour cette raison

que la pièce l'émeut autant.

La partition entre différents types d'analyse d'Hamlet n'a plus lieu. Il n'y a pas une série de lectures d'Hamlet imperméables entre elles (lectures philosophique, littérale, poétique, métaphorique, psychanalytique, schizo-analytique, etc .) mais dont l'addition donnerait une sorte de vérité générale de l'oeuvre.

Il y a des variations presque musicales à partir d'un thème hamlétien dont la beauté et la richesse font écho à celles de l'oeuvre shakespearienne.

Que faire désormais d'Hamlet d'un point de vue conceptuel? Vers une histoire de l'évolution d'Hamlet à l'âge classique, à l'âge de la psychanalyse et à l'âge postmoderne?

On pourrait envisager une étude foucaldienne des modes d'appréhension d'Hamlet au fil des époques.

En effet, à chaque époque semble correspondre un type de société et certaines problématiques liées au type de société en question : à Shakespeare, une société de souveraineté (faut-il excommunier Hamlet ?), à Freud une société d'enfermement (faut-il enfermer Hamlet ?), et à Deleuze et Guattari une société de contrôle (faut-il surveiller et punir Hamlet ?). La question qu'il devient nécessaire de poser au prince danois évolue en fonction des périodes historiques et des contextes épistémiques.

Dire que toute la psychanalyse freudienne était déjà contenue potentiellement dans Hamlet revient t-il à coller a posteriori un cadre de pensée, une épistémê sur une oeuvre ancrée dans un contexte particulier et de ce fait donner raison à la conception freudienne de l'inconscient?

Hamlet s'ancre davantage dans des problématiques appartenant à un certain contexte épistémique, comme nous avons pu le voir. La pièce de Shakespeare renvoie à des problématiques que l'on retrouve chez Montaigne, Pascal, Descartes en philosophie et chez Calderón en littérature.

Dans ses Leçons sur La Volonté de savoir599, Foucault montre qu'×dipe roi n'est pas l'expression d'une pulsion à l'état pur : celle du double désir de mise à mort du père et d'union incestueuse avec la mère. La pièce de Sophocle expose une lutte entre les savoirs (savoir auditif, savoir visuel, savoir rapporté, savoir des dieux, savoir des chefs, savoir des esclaves, savoir sous forme de prescription, de prédiction, de témoignages, savoir se retirant sous forme d'énigmes, savoir sur l'auteur de la souillure, savoir sur la naissance d'×dipe).

L'enjeu d'×dipe roi le plus profond est celui des rapports entre pouvoir et savoir et non la question de la culpabilité ou de l'innocence d'×dipe. De même, il y a un savoir d'Hamlet qui est lié à son incapacité à agir.

On pourrait dès lors mettre en lumière la complexité des rapports entre savoir et pouvoir également dans Hamlet. Contre Freud, Foucault soutient qu'il y a un lien entre désir, volonté et connaissance. Ceci donnerait des pistes intéressantes pour une éventuelle tentative d'analyse foucaldienne d'Hamlet.

245

Relevé non exhaustif des passages

où intervient Hamlet dans le

corpus freudien

246

Il n'est pas facile de dénombrer avec exactitude les références de Freud à Hamlet, tant celles-ci sont nombreuses et éparses. On en note au moins trente-quatre dans l'÷uvre officielle. Notons tout de même qu'il s'agit de la troisième référence principale de Freud après la Bible et le Faust de Goethe. Bien que Freud n'y ait pas consacré un ouvrage spécifique, les références à Hamlet sont l'occasion pour lui d'introduire ou d'expliciter des fragments clés de la théorie de l'Inconscient. Le découpage de l'÷uvre freudienne en trois périodes est emprunté à Jean-Michel Quinodoz 600.

Premiers écrits psychanalytiques :

Lettres à Wilhelm Fliess (1887-1904; références à Hamlet de 1897 à 1899), L'interprétation du rêve (1900), De la psychothérapie (1904), Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient (1905), Personnages psychopathiques à la scène (1905- 1906), Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen (1907), Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle - L'homme aux rats (1909), Cinq conférences sur la psychanalyse (1909).

Importance d'autres écrits dans cette période de développement : Études sur l'hystérie (1895), Trois essais sur la théorie sexuelle (élaboration progressive de ce qui apparaîtra dans l'oeuvre de Freud, dès 1910, sous le nom de complexe d'×dipe ) (1905), Fragment d'une analyse d'hystérie - Dora (1905).

Écrits de la période de maturité :

Totem et tabou (1912-1913, note de bas de page, citation d'Hamlet), Le Moïse de Michel-Ange (1914, passage où il est évident que l'intérêt psychanalytique d'Hamlet n'a pas pâli une seule seconde aux yeux de Freud), A partir de l'histoire d'une névrose infantile, I- Remarques préliminaires (1914, note de bas de page, citation), Deuil et mélancolie (1914-1915, passage très important pour l'analyse du mal qui touche Hamlet), Leçons d'introduction à la psychanalyse (1916, passage sur Hamlet central où Freud reprend et développe ses premières intuitions sur l'idée de progrès séculaire du refoulement), L'inquiétante étrangeté (1919, référence à la pièce sans développer).

Derniers écrits où intervient Hamlet :

Autoprésentation (1925, passage important car souligne justement la place occupée par Hamlet dans l'histoire du mouvement psychanalytique, le rôle d'adjuvant qu'il a joué dans le développement de la clinique et de la doctrine analytiques), La question de l'analyse profane (1926, citation), Dostoïevski et la mise à mort du père (1928, analyse comparative très intéressante entre ×dipe-Roi, Hamlet et Les Frères Karamazov ; c'est ici avant tout d'Hamlet en tant qu'÷uvre tragique, et non en tant que personnage, qu'il s'agit), Le malaise dans la culture (1929, citation), Constructions dans l'analyse (1937, référence à des vers de Polonius dans Hamlet), Abrégé de psychanalyse (1938-40, Freud parle à nouveau de résolution réussie de l'énigme du personnage d'Hamlet grâce

à l'outil psychanalytique).

600. Lire Freud, découverte chronologique de l'÷uvre de Freud, PUF, Paris, 2004.

247

Note concernant les annexes :

Annexe 1 : Hamlet, ×dipe et les peintres, tout un imaginaire qui marque les psychanalystes.

Annexe 2 : L'imaginarium d'Hamlet : de l'interprétation à l'expérimentation.

Ce travail de recherche est accompagné de deux annexes dont le but est de mettre en valeur l'étonnante circulation des percepts, des affects et des concepts autour d'Hamlet.

248

Bibliographie

Bibliographie principale

William Shakespeare :

- The Complete works of William Shakespeare, The Shakespeare Head Press, Oxford, Edition, Wordsworth Editions, 1996.

- Hamlet, éd. Gisèle Venet, Gallimard, folio théâtre, trad. Jean-Michel Dé-prats, 2002.

- Hamlet, trad. Yves Bonnefoy, Gallimard, folio classique, Paris, 1978.

Sigmund Freud:

- Lettres de jeunesse, Gallimard, Connaissance de l'inconscient , Paris,

1990.

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- Lettres à Wilhelm Fliess (1887-1904), édition complète, PUF, Paris, 2006.

- Psychologie de la vie amoureuse, Payot, Paris, 2010.

- ×uvres Complètes de Freud (O.C.F.), vol. VI (1901-1905), PUF, Paris,

2006.

- O.C.F., vol. X (1909-1910), PUF, Paris, 2009.

- O.C.F., vol. XI (1911-1913), PUF, Paris, 2005.

- O.C.F., vol. XIII (1914-1915), PUF, Paris, 1988.

- O.C.F. vol. XIV (1915-1917), PUF, Paris, 2000.

- O.C.F., vol. XV, 1916-1920, PUF, 2002.

- O.C.F., vol. XVII (1923-1925), PUF, 1992.

- O.C.F., vol. XVIII (1926-1930), PUF, 1994, rééd. 2015.

- O.C.F., vol. XX (1931-1939), PUF, 2010.

- Résultats, idées, problèmes, t. I, PUF, Paris, 1984.

- Résultats, idées, problèmes, t. II (1921-1938), PUF, Bibliothèque de Psy-

chanalyse, Paris, 1998.

- Études sur l'hystérie (en collaboration avec Josef Breuer), PUF, Biblio-

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- Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, Gallimard, coll. idées,

Paris, 1930.

- Écrits philosophiques et littéraires, Seuil, opus, Paris, 2015.

- Au-delà du principe de plaisir, PUF, Quadrige, Paris, 2013.

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- Psychologie collective et analyse du moi, Payot, Paris, 1962.

- Correspondance Bloomsbury (avec Alix Strachey, James Strachey, Perry

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- Correspondance avec Arnold Zweig (1927-1939), Gallimard, Paris, 1973.

- Correspondance complète avec Ernest Jones (1908-1939), PUF, Paris,

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- Complete Works, éd. Ivan Smith, 2011, édition en ligne.

- Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, folio essais, Paris, 1989.

- Correspondance (1909-1939) avec le pasteur Pfister, Gallimard, tel, Paris,

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Gilles Deleuze et Félix Guattari :

- Qu'est-ce que la philosophie ?, Les éditions de Minuit, Paris, 1991.

- Capitalisme et schizophrénie 1 : Anti-×dipe, Les éditions de Minuit, Paris,

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- Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Les éditions de Minuit,

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- Kafka, pour une littérature mineure, Les éditions de Minuit, Paris, 1975.

Gilles Deleuze :

- Superpositions (avec Carmelo Bene), Les éditions de Minuit, Paris, 1979. - Logique du sens, Les éditions de Minuit, Paris, 1969.

- L'Île déserte et autres textes (1953-1974), éd. David Lapoujade, Les éditions de Minuit, coll. Paradoxe, Paris, 2002.

- Pourparlers, Les éditions de Minuit, Paris, 1990.

- Abécédaire (avec Claire Parnet), éditions Montparnasse, Paris, 2004.

- Littérasophie et philosofiture (avec Hélène Cixous), émission Dialogues du 11 septembre 1973, débat organisé à l'Université de Vincennes, archives INA. - Délire et désir , émission par L'Atelier de création radiophonique du 22

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Félix Guattari :

- Chaosmose, Galilée, coll. L'espace critique, Paris, 1992.

- Cartographies schizo-analytiques, Galilée, Paris, 1989.

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- Écrits pour l'Anti-×dipe , éd. Stéphane Nadaud, Nouvelles Éditions Lignes,

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Minuit, Paris, janvier-février 2014.

- Derrida, Jacques, Résistances de la psychanalyse, Galilée, coll. La philo-

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- Derrida, Jacques, Spectres de Marx. L'État de la dette, le travail du deuil

et la nouvelle Internationale, Galilée, La philosophie en effet, Paris, 1993.

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- Derrida, Jacques, Roudinesco, Elisabeth, De quoi demain... Dialogue,

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- Lévi-Strauss, Claude, Anthropologie structurale, Plon, coll. Agora, Paris,

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- Diderot, Denis, Le Neveu de Rameau, Gallimard, folio classique, Paris, 2006.

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- Bellemin-Noël, Jean, Psychanalyse et littérature, PUF, Que sais-je?, Paris, 1978.

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- Clancier, Anne, Psychanalyse et critique littéraire, Éditions Privat, Nouvelle Recherche, Toulouse, 1973.

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- Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre VIII Le transfert », Seuil, Le Champ Freudien, Paris, 2001,

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- Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse ». Seuil, Le Champ Freudien, 1973.

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- Lacan, Jacques, Les Séminaires (1952-1978), édition hors commerce en ligne destinée aux membre de l'Association Lacanienne Internationale.

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- Rank, Otto, Das Inzest-Motiv in Dichtung und Sage (L'ouvrage date de 1912 mais aucune traduction en langue française n'est disponible à ce jour), Fachbuchverlag-Dresden, 2015.

- Rank, Otto, art. Le spectacle dans Hamlet », sous-titré Contribution à l'analyse et à la compréhension dynamique de l'÷uvre », Revue Imago, 1915.

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- Sharpe, Ella, art. L'impatience d'Hamlet (1929), dans Ernest Jones, Hamlet et ×dipe, Gallimard, tel, 1967.

- Starobinski, Jean, Hamlet et Freud , dans Ernest Jones, Hamlet et ×dipe, Gallimard, tel, Paris, 1967.

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- Winnicott, Donald Woods, Jeu et réalité. L'espace potentiel, Gallimard,

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Ouvrages de référence :

- Jaccard, Roland (dir.), Histoire de la psychanalyse, Hachette, Paris, 1982. - Laplanche, Jean, Pontalis, Jean-Bertrand, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Quadrige, Paris, 2007.

- Quinodoz, Jean-Michel, Lire Freud, PUF, Paris, 2004.

- Zarader, Jean-Pierre (dir.), Vocabulaire des philosophes, t. IV- Philosophie

contemporaine (XX? siècle), Ellipses, Paris, 2002.

Autres :

- Bene, Carmelo (réalisation, direction et scénario), Un Amleto di meno , Italie, 1973.

- Bloom, Harold, Shakespeare : The Invention of the Human, Riverhead Books, 1998.

- Jakobson, Roman, Huit questions de Poétique, Seuils, Points Essais, 1977. - Bright, Timothy, Traité de la mélancolie, trad. Eliane Cuvelier, Éditions Jérôme Millon, Mémoires du corps, 1998.

- Dover Wilson, John, Pour comprendre Hamlet. Enquête à Elseneur, Seuil, 1988.

- Greg, Walter Wilson, art. Hamlet's hallucination , The Modern Language Review, Cambridge University Press, octobre 1917, volume 12, numéro 4.

- Jarry, Alfred, Manifeste du théâtre, Les éditions de Londres.com, 2012. - Klee, Paul, Cours du Bauhaus - Weimar 1921 -1922, éd. des Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg, 2004.

- Knox, Bernard, art. Why is Oedipus called tyrannos? , The classical journal, vol.50, number 3 December 1954.

- Looney, Thomas, Shakespeare Identified in Edward De Vere, Seventeenth Earl of Oxford, and the Poems of Edward De Vere, Nabu Press, 2014.

- Miller, Henry, Hamlet, en collaboration avec Michael Fraenkel, en deux vol. (premier volume : New York, Carrefour, 1939; second volume: New York, Carrefour, 1941).

- Taine, Hippolyte, Histoire de la littérature anglaise, t. II, Hachette, Paris, 1905 - Vallentin, Antonina, Picasso, Albin Michel, Paris, 1957.

- Vernant, Jean-Pierre, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, ×uvres, t. I, Seuil, Centre National du Livre, coll. Le grand livre du mois, Paris, 2007.

254

Table des matières

PARTIE I : Freud, hanté par Hamlet? Spectres d'Hamlet... (p. 5 - 42)

I- Hamlet, paradigmatique de l'usage que fait Freud des personnages et oeuvres de fiction : Hamlet fonctionne comme un concept dans le corpus freu-

- 25)

dien. (p. 8

1) Hamlet, un concept pour la clinique psychanalytique. (p. 11 - 17)

2) Hamlet, un concept pour l'épistémologie freudienne. (p. 17 - 21)

3) Hamlet, un concept pour la métapsychologie (p. 21 - 25)

II- Dialectique serrée entre clinique et théorie psychanalytique : Hamlet, un pont jeté par Freud entre théorie psychanalytique et pratique clinique. (p. 25

- 42)

1) Insusance de l'approche herméneutique : La psychanalyse, comme opé-

- 31)

ration de libération. (p. 25

2) Le paradoxe freudien : Entre exigence de scientificité et extrême sensibi-

lité littéraire. (p. 31- 35)

3) Nouage du concept et de la vie de manière exploratoire et expérimentale.

(p. 35- 42)

PARTIE II : La psychanalyse appliquée, pertinence et écueils : Étude du cas

Hamlet. (p. 43 - 163)

I - ~ Le problème de Hamlet , un exemple de psychanalyse appliquée à la lit-

-

térature. (p. 44

1) Différents degrés d'approche de l'oeuvre par la psychanalyse. (p. 46 - 85)

a) La psychanalyse héritière d'un mystère séculaire : Hamlet, sphinx de la

littérature moderne .

(p. 46- 56)

 

b) L'élargissement de la méthode introduite dans L'Interprétation du rêve : les différents domaines d'application de la psychanalyse. (p. 57 - 58)

255

c) Psychanalyser le personnage littéraire : principalement Hamlet, mais la démarche peut s'élargir aux autres personnages de la pièce. (p. 58 - 76)

d) Psychanalyser le texte : recherche de l'inconscient du texte et textanalyse, les prolongements de la démarche freudienne dans la critique littéraire. (p. 7677)

e) Psychanalyser l'oeuvre : de l'étude systématique d'Ernest Jones aux séminaires de Lacan, dérive à partir des intuitions freudiennes. (p. 77-81)

f) Psychanalyser Shakespeare : de la psychobiographie à l'inconscient de

l'auteur, Shakespeare derrière Hamlet. (p. 81 - 85)

2) Les principes psychanalytiques opérants pour l'analyse d'Hamlet. (p. 85 - 116)

a)

86

Le complexe d'×dipe et son lien originaire avec le problème d'Hamlet. (p.

- 89)

b)

Théorie sexuelle et désir. (p. 100

- 105)

Hypothèses sur l'hystérie et étiologie des névroses. (p. 89 - 100)

c)

d) Théorie freudienne de la représentation (mécanisme et effets), théâtralité

et Autre scène inconsciente . (p. 105

- 111)

 

e) Culture, conscience morale et sentiment de culpabilité (p. 111 - 116)

II- Intérêt(s) de la psychanalyse appliquée dans le cas d'Hamlet (p. 116 - 1) Consonance entre la vérité qui se dégage de la littérature et la vérité mise

au jour par la psychanalyse (p. 116

- 118)

2) Ouverture à de nouveaux degrés de lecture de l'oeuvre littéraire (p. 118 -

a) Lire de la production d'inconscient à même Hamlet (p. 118 - 123)

b) Se lire soi-même à travers Hamlet. (p. 123 - 127)

c) Lire l'être humain en général à travers Hamlet (p. 127 - 129)

3) Une position subtile et nuancée : Hamlet n'est pas réductible à ×dipe mais il est une figure oedipienne paradigmatique (p. 129 - 130)

III- Résistances de Hamlet et fantasmes de l'analyste...Délire, désir et ma-

-

chine interprétative. (p. 130

II- Cartographies schizo-analytiques d'Hamlet. (p. 177 - 213)

256

1) Une démarche scientifique faussée par un lien trop étroit et personnel

entre Freud et Hamlet? (p. 131 - 135)

2) Quelle plus-value de sens la psychanalyse apporte-t-elle par rapport à ce qui est déjà contenu dans les intuitions fulgurantes du poète? (p. 135 - 138)

3) Surdétermination des signes et surinterprétation : et si Hamlet était irré-

cupérable? (p. 138- 140)

4) Une perspective intellectualiste qui ne tient pas compte de la beauté de

l'÷uvre? (p. 140 - 141)

5) Une réduction et une subordination d'Hamlet à ×dipe qui pose de mul-

- 163)

tiples problèmes? (p. 141

a) Une interprétation d'Hamlet fondée sur une approche psychanalytique d'un autre texte littéraire, elle-même contestable : les problèmes posés par la lecture freudienne d'×dipe Roi de Sophocle et les conséquences que cela engendre pour la psychanalyse appliquée à Hamlet. (p. 142 - 151)

b) Les effets délétères de l'÷dipianisation d'Hamlet. (p. 151 - 163)

* Sur la réception des idées de Freud et de sa méthode de psychanalyse appliquée.

* Sur la perception d'Hamlet : mouvement de rejet vis-à-vis d'Hamlet, comme s'il avait contracté un pacte faustien avec le démon freudien et sa sorcière métapsychologique. Hamlet, innocent ou coupable de sa récupération par

la doctrine freudienne?

PARTIE III : Hamlet, comme objet d'expérimentations psychanalytiques : la machine Hamlet et son fonctionnement dans l'÷uvre freudienne. (p. 164 - 235)

(Psychanalyse interprétative, approche analytique et ÷dipianisation de l'inconscient :

Comment résoudre le conflit d'intérêts entre psychanalyse et littérature, en

particulier en ce qui concerne l'objet d'étude Hamlet ?)

I- Vers une critique de la raison psychanalytique? (p. 165 - 177))

1) En quoi consisterait une entreprise philosophique de critique du logos psy-

chanalytique? (p. 165-169)

2) Un faux-problème: la question de la légitimité et des limites de la psycha-

nalyse appliquée à la littérature. (p. 169- 171)

3) Le véritable problème : la psychanalyse et la philosophie, comme puissances d'expérimentation de la création littéraire. (p. 171 - 177)

257

1) Un Hamlet de moins » : comment minorer et dépresenter Hamlet? (p.

180 - 185)

2) Vers un Anti-Hamlet : de la dés÷pianisation à la nécessité d'une désham-

létisation. (p. 185 - 197)

3 ) Analyse d'un personnage mineur » : Ophélie comme vérité d'Ham-

let. (p. 197 213)

III- Comment conserver l'héritage de la psychanalyse freudienne sans les présupposés et les lourdeurs qu'une psychanalyse de l'÷uvre littéraire est sus-

- 235)

ceptible de contenir? (p. 213

1) Être juste avec Freud», comme lui était juste avec Shakespeare (p. 215 - 220)

a) Freud, bien plus lecteur passionné qu'observateur scientifique (peut-être malgré lui). (p. 215 -218)

b) Une approche bien plus nuancée et respectueuse de l'÷uvre qu'on ne pourrait le croire. (p. 218 -220)

c) Aucune prétention à l'exhaustivité ni au caractère définitif de ses conclusions : L'évolution de l'analyse freudienne d'Hamlet et de l'orientation de ses recherches, marquant son aveu d'incompétence face à la grandeur et à l'intaris-

sable richesse de l'÷uvre. (p. 220)

2) Supériorité de l'analyse interminable (sans fin) sur l'analyse systématique (atteignant une forme de clôture auto-satisfaite dans l'interprétation). (p. 220 - 222)

3) Hamlet sans ×dipe : Freud avec Guattari et Deleuze, la machine Hamlet comme dispositif à l'÷uvre chez Freud. (p. 222 -234)

Conclusion. (p. 235 - 244)

Relevé non exhaustif des passages où intervient Hamlet dans le corpus freudien.

(p. 245 - 246)

Note concernant les annexes. (p. 247)

Bibliographie. (p. 248 - 253)






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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote