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Hamlet et Freud, de la psychanalyse appliquée à  sa critique philosophique.

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par Layla Dargaud
Paris Ouest Nanterre La Défense - Master 2 Philosophie  2015
  

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b) Les effets délétères de l'÷dipianisatin d'Hamlet

La critique littéraire traditionnelle refuse ce qu'elle ressent comme à la fois la trivialité du sexuel, la désappropriation d'une création en partie soustraite à l'empire de la conscience et la mise en cause du sens préalable universel que l'humanisme veut découvrir. On continue à suggérer que les motivations et les significations du désir d'origine sexuel sont quelque peu dégradantes, déshumanisantes. ???.

Deux obstacles viennent contrecarrer le projet freudien de psychanalyse d'Ham-let : d'une part la façon dont ont été reçu les idées de Freud et sa méthode de psychanalyse appliquée; d'autre part, la perception générale que le public a de la pièce de Shakespeare.

Inversement, on repère, suite à l'appropriation et à la réécriture freudiennes de la pièce de Shakespeare, un mouvement de rejet vis-à-vis d'Hamlet, comme s'il avait contracté un pacte faustien avec le démon freudien et sa sorcière méta-

psychologique, volontiers diabolisés par l'opinion commune ???.

En somme, Hamlet est-il innocent ou coupable de sa récupération par la doctrine freudienne? Si Hamlet contient déjà les intuitions freudiennes, alors il ne

peut échapper à la fustigation ...

Freud explique l'énigme d'Hamlet par ×dipe ???. Cette tendance à réduire un personnage issu de la singularité irréductible d'un auteur a reçu de violentes critiques. Jusqu'à ses derniers textes, Freud affirmait que le complexe d'×dipe avait été sa plus grande découverte psychanalytique et pourtant c'est le concept qui suscita (et suscite encore) le plus de réticences, de malentendus, de controverses et de déformations.

On note effectivement un phénomène massif de rejet de ce que les détracteurs du freudisme nomment oedipémie , oedipianisme ou oedipia-nisation . l'×dipe leur paraît fonctionner comme une notion attrape-tout, d'où

sa radicale remise en cause.

Devant tant de bruit et de fureur autour du complexe oedipien, on en vient presque à souhaiter qu'×dipe s'efface devant Hamlet et nous laisse au sentiment d'inquiétante étrangeté suscité par l'atmosphère spectrale d'une part, de la pièce de Shakespeare, hantée par le spectre du défunt père d'Ham-let, et d'autre part, de l'oeuvre freudienne, envahie par la présence d'Hamlet.

Si le moi n'est plus le maître en sa propre demeure, c'est que ce qui a été écarté de cette demeure, comme porteur de la souillure oedipienne, peut toujours être amené à ressurgir. ×dipe annonçait déjà ce à quoi Freud attachait une très grande importance dans les vers d'Hamlet, à savoir l'existence de vérités qui ne se laissent pas révéler aisément, ces vérités interdites, ces

396. Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, PUF, Que sais-je?, Paris, 1978.

397. Freud ramènerait l'homme à ce qu'il y a de plus vil en lui, au pulsionnel, perçu négativement, comme ce qui ravale l'être humain à l'animalité.

398. Voir le tableau d'Ingres, ×dipe explique l'énigme du sphinx.

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choses du ciel et ces choses de la terre inaccessibles à la sagesse d'école 399. On comprend dès lors que si Freud revenait sans cesse à cette citation d'Hamlet toisant Horatio à cause de son scepticisme concernant l'apparition du Spectre et plus généralement l'existence de ces choses au ciel et sur la terre auxquelles sa philosophie sceptique ne peut rêver.

Cela ne veut pas dire que Freud accorderait tout d'un coup une certaine validité à la croyance populaire en l'existence des choses surnaturelles. Ce recours fréquent à ces vers d'Hamlet évoquent l'existence de vérités souterraines, non pas au-delà de ce qui existe, mais en-deçà de ce qui apparaît à la conscience. Il s'agit bien des vérités de l'inconscient, des désirs incestueux et meurtriers à l'égard des parents, ces mêmes désirs présents dans l'âme du sujet à son insu qu'il faut écarter de la conscience et dépasser afin de sortir du stade pré-÷dipien et afin d'accéder à une sexualité dite normale, la sexualité adulte. Il y a bien une positivité du refoulement qui permet de mener une vie normale, qui se distingue des déclinaisons névrotiques du refoulement qui sont en réalité des formes imparfaites de refoulement car elles ne remplissent pas leurs fonctions régulatrices de la vie psychique, ce qui rend la souffrance psychique supportable à l'être humain.

C'est d'ailleurs pourquoi toutes ces formes de souffrance auxquelles Hamlet fait référence dans son célèbre monologue apparaissent insoutenables au prince danois, celui-ci n'ayant pas résolu son complexe d'OEdipe et le refoulement n'ayant pas rempli pleinement sa fonction.

OEdipe excelle à dénouer les énigmes. Parvient-il pour autant à résoudre celle

d'Hamlet comme le prétend Freud ?

Omission accidentelle ou volontaire de l'analyse du personnage d'Ophé-lie ?

Malgré sa fascination pour la pièce de Shakespeare en général et bien qu'il s'intéresse plus tardivement au délire psychotique d'un point de vue psychanalytique 400, Freud n'a jamais tenté d'opérer une approche psychanalytique du personnage d'Ophélie. Peut-être que cet oubli ou cette évitement était lié au fait qu'il avouait lui-même que le continent de la sexualité féminine lui demeurait un mystère insondable et que son élaboration du complexe d'OEdipe n'était pour lui qu'imparfaite lorsqu'il s'agissait de l'appliquer à la femme. Nous reviendrons sur cet évitement d'Ophélie par Freud dans notre dernière partie.

Les anachronismes freudiens et l'arrachement d'Hamlet à son contexte

de production. Peut-être Freud, dans sa lecture d'Hamlet, n'a pas été
attentif à certaines problématiques propres à l'époque élisabéthaine, en extrayant l'oeuvre hors de son cadre épistémique :

La pièce de Shakespeare est contemporaine d'une époque où se défait l'image traditionnelle du cosmos ; elle voit le jour au moment

399. Sophocle, ×dipe roi, op. cit., p. 112 : « Ô Tirésias, toi qui sais tout, les vérités révélables et les vérités interdites, les choses du ciel et les choses de la terre .

400. notamment en 1911 dans les Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa, dit aussi « le président Schreber .

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où la subjectivité commence à établir son règne séparé, inaccessible par principe : Il n'y a que vous, écrit Montaigne, qui sache si vous êtes lâche et cruel, ou loyal et dévotieux; les autres ne vous voient point, ils vous devinent (III, 2). L'être et le paraître ne coïncident pas. C'est la maladie scandaleuse que dénonce Hamlet : mais il en est contaminé. L'une de ses armes défensives est le paraître dissimulateur, le masque de la déraison; sa première arme offensive est le paraître simulateur, la représentation théâtrale. [. . .] Épuisant les ressources du paraître, le théâtre n'a-t-il pas pour vertu de forcer l'être à se manifester? 401.

En effet, peut-être est-il urgent de chercher les thèmes et les motifs d'Hamlet

ailleurs que dans ×dipe.

La mélancolie.

Les effets dévastateurs de ce mal connu depuis l'Antiquité ont été analysé, peu avant l'écriture d'Hamlet, par le médecin Timothy Bright, puis, par la suite, par le moraliste Robert Burton. La mélancolie avait sa place dans le cadre de la théorie hippocratique des humeurs. Elle est cette bile noire, conduisant au dérèglement des moeurs, des croyances, des passions jusqu'au scepticisme, voire à l'athéisme. Le phénomène de la mélancolie apparaît dès lors davantage comme une détresse collective, ontologique propre à une époque, plus qu'une forme de désarroi personnel et psychologique propre au personnage shakespearien et à

son expérience singulière du deuil du père.

Le doute.

Hamlet met en lumière l'impossibilité d'atteindre quelque certitude ici-bas :

Rien n'est en soi bon ou mauvais, la pensée le rend tel 402.

La misogynie.

On peut se demander si dans Hamlet la misogynie est feinte ou réelle, et qui elle vise réellement : s'agit-il de Gertrude à travers Ophélie ou s'agit-il d'une haine et d'une méfiance généralisées vis-à-vis de la femme chez Hamlet? : la femme, origine de tous les maux de l'humanité Ophélie chargée par Hamlet de porter le fardeau de tous ses péchés. Hamlet à Ophélie : les sages savent trop bien quels monstres vous faites d'eux. Dieu vous a donné un visage et vous vous en faites un autre. la soumission de la femme : répétition de I shall obey

you par Ophélie et Gertrude.

Les relations étroites entre folie réelle et folie feinte dans l'oeuvre de Shakespeare.

Le fou apparaît souvent chez Shakespeare comme dépositaire de la vérité (ceci est encore plus exemplaire dans le cas des personnages de fous du roi). Les autres personnages recherchent des causes de la folie d'Hamlet. La folie apparaît comme le porte-parole du bon sens, d'où l'idée qu'il y aurait une méthode et un

401. Jean Starobinski, op. cit., p. XX.

402. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 243a-244a :

There is nothing either good or bad but thinking makes it so. .

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sens propres au discours du fou. Un autre problème se pose alors : contrefaire la folie mène-t-il à la folie? Guildenstern dit à propos d'Hamlet :

«Nous ne le trouvons pas disposé à se laisser sonder, Et sa folie rusée prend le large

Quand nous voulons le conduire à un aveu

De son véritable état. 403.

A propos de la folie d'Ophélie, Laërte s'exprime ainsi :

« Leçon de la folie, pensées et souvenirs associés. 404.

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Les raisons qui pousseraient au suicide sont nombreuses et sont énumérées par Hamlet dans son monologue de la scène 1 de l'acte III : « souffrances du coeur , « mille chocs naturels dont hérite la chair , «les fouets et la morgue du temps, les outrages de l'oppresseur, la superbe de l'orgueilleux, les affres de l'amour dédaigné, la lenteur de la loi, l'insolence du pouvoir, et les humiliations que le patient mérite endure des médiocres 405.

Quoi qu'il en soit, l'interdit moral et religieux (la pensée d'une vie après la mort du corps et la peur du jugement de dieu, la peur qu'il puisse exister

403. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 8-10 : Nor do we find him forward to be sounded,

But with a crafty madness keeps aloof

When we would bring him on to some confession Of his true state. .

404. William Shakespeare, Hamlet, IV, 5, 169-170 :

A document in madness, thoughts and remembrance fitted. .

405.

William Shakespeare, Hamlet, III, 1 :

Whether 'tis nobler in the mind to suffer The slings and arrows of outrageous fortune, Or to take arms against a sea of troubles, And, by opposing, end them. To die, to sleep, No more, and by a sleep to say we end The heartache, and the thousand natural shocks That flesh is heir to; 'tis a consummation Devoutly to be wish'd. [...]

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d'autres maux post mortem dont nous ne savons rien ) reprend toujours le dessus sur ce désir morbide. Ainsi, l'enterrement d'Ophélie en terre chrétienne

For who would bear the whips and scorns of time,

Th'oppressor's wrong, the proud man's contumely.

The pangs of despis'd love, the law's delay,

The insolence of office, and the spurns

That patient merit of th'unworthy takes,

When he himself might his quietus make

With a bare bodkin? Who would fardels bear,

To grunt and sweat under a weary life,

But that the dread of something after death,

The undiscover'd country, from whose bourn

No traveller returns, puzzles the will,

And makes us rather bear those ills we have

Than fly to others that we know not of?

Est-il plus noble pour l'esprit de souffrir

Les coups et les flèches d'une injurieuse fortune,

Ou de prendre les armes contre une mer de tourments,

Et, en les affrontant, y mettre fin? Mourir, dormir,

Rien de plus, et par un sommeil dire : nous mettons fin

Aux souffrances du coeur et aux mille chocs naturels

Dont hérite la chair; c'est une dissolution

Ardemment désirable. [...]

Car qui voudrait supporter les fouets et la morgue du temps,

Les outrages de l'oppresseur, la superbe de l'orgueilleux,

Les affres de l'amour dédaigné, la lenteur de la loi,

L'insolence du pouvoir, et les humiliations

Que le patient mérite endure des médiocres,

Quand il pourrait lui-même s'en rendre quitte

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pose problème. On trouve dans Hamlet, par le biais de la parole du fossoyeur, toute une réflexion sur l'injustice qui fait qu'Ophélie a le droit d'être enterrée en terre chrétienne parce qu'elle est d'une famille bien placée et non par qu'elle le

mérite (d'un point de vue religieux).

L'être et le paraître.

Seems, madam? Nay, it is, I know not seems .

[...] I have that within which passes show 406.

La conscience nous rend lâche et malheureux : le bonheur résiderait-il dans l'illusion ignorante d'elle-même? Hamlet est certes dans l'être mais il en souffre et veut entraîner tout le monde dans cette souffrance face au constat de l'être réel des choses.

A cette scission qu'Hamlet déplore entre l'être et le paraître correspond une opposition entre Nature et dénaturation. En effet, Hamlet qualifie les actes de son oncle et de sa mère de contre-natures . Par opposition, il insiste sur l'importance pour lui de rester fidèle à sa nature propre :

Ô coeur, ne perds pas ta nature! [...] Soyons cruel, mais pas dénaturé, Je la poignarderai seulement de paroles. 407 .

Par ailleurs, on trouve dans la pièce de Shakespeare une distinction entre une parole sincère, authentique et une pure parole sans contenu ( words, words, words ) : paroles sans pensées jamais ne vont au ciel408 .

D'un coup de dague? Qui voudrait porter ces fardeaux,

Pour grogner et suer sous une vie harassante,

Si la terreur de quelque chose après la mort,

Contrée inexplorée dont, la borne franchie,

Nul voyageur ne revient, ne déroutait la volonté

Et ne nous faisait supporter les maux que nous avons

Plutôt que fuir vers d'autres dont nous ne savons rien? ».

406. William Shakespeare, Hamlet, I, 2, 76-85 :

Semble, madame? Non, est. Je ne connais pas semble ».

[. . .] J'ai ceci en moi qui passe le paraître».

407. William Shakespeare, Hamlet, III, 2, 369-372 : O heart, lose not thy nature! [...]

Let me be cruel, not unnatural,

I will speak daggers to her, but use none ».

408. William Shakespeare, Hamlet, III, 3, 98 : Words without thoughts never to heaven go ».

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Le topos du monde comme scène de théâtre.

All the world's a stage ».

Nous avons vu que cette citation de la comédie shakespearienne As you like it entrait en résonance avec la devise du théâtre du Globe. Dans Hamlet, on trouve une illustration de ceci dans la mise en abyme du théâtre qui a lieu lors de la scène dans la scène. La pièce dans la pièce » est un thème baroque. Il s'agit de montrer que parfois la représentation théâtrale peut dépasser la réalité, produisant une sorte de quintessence de réalité grâce au biais scénique. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si les comédiens sont, pour Hamlet, le précis et la brève chronique du temps » 409 et que le théâtre sera la chose où [Hamlet pren-

dra] la conscience du roi » 410.

Le pessimisme vis-à-vis de l'humanité et du monde.

Les amis s'avèrent des traîtres, l'honnêteté devient l'exception à la règle, la lâcheté prévaut.

L'homme ne m'enchante plus, ni les femmes d'ailleurs 411 ».

Si l'on traite chacun selon son mérite, qui échappera au fouet? » 412.

Le corps comme prison, corps biologique et corps politique.

Hamlet compare l'État du Danemark à une prison. Rosencrantz renchérit en comparant le monde à une prison. Le monde, par ailleurs, est trop étroit pour

l'esprit d'Hamlet.

Le statut ambigu du rêve et ses rapports avec la mort. Un rêve n'est qu'une ombre » 413.

Mourir, dormir, dormir, rêver peut-être, ah! C'est là l'écueil. Car dans ce sommeil de la mort les rêves qui peuvent surgir, quand nous aurons quitté le tourbillon de vivre, arrêtent notre élan» 414.

La place de la fatalité dans le drame élisabéthain.

Hamlet compare la Fortune à une catin. Les références au ciel et à la terre ont une place prépondérante dans la tragédie de Shakespeare : Hamlet s'adressent à eux à de nombreuses reprises comme Roméo s'adressait aux astres.

Existence et culpabilité.

L'existence apparaît à Hamlet comme un fardeau :

409. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 455 they are the abstract and brief chronicles of the time .

410. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 531-532.

411. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 273-274 Man delights not me, nor women neither .

412. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460.

413. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 253a.

414. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 63-67.

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«je pourrais m'accuser de choses telle qu'il vaudrait mieux que ma mère ne m'eût pas mis au monde. 415 (III, 1).

Sa culpabilité est à double sens : d'une part, une culpabilité réelle (meurtre de Polonius, attaques verbales vis-à-vis de sa mère) et d'autre part, une culpabilité face aux actes qu'il aurait pu commettre s'il actualisait ses paroles et désirs :

« Que suis-je donc, moi qui ai un père tué, une mère souillée, pour exciter ma raison et mon sang 416.

«Je suis très orgueilleux, vindicatif, ambitieux, et j'ai plus de forfaits en réserve que je n'ai de pensées pour les concevoir, d'imagination pour leur donner forme, ou de temps pour les accomplir. 417

Les ravages de la passion et du désir. La passion fausse le jugement :

« Ce que dans la passion nous projetons de faire, La passion terminée en ruine le projet 418.

D'autres thèmes sont essentiels dans la pièce de Shakespeare tels que la réflexion sur les rapports inextricables entre la vie et la mort ou encore l'image de la na-

tion comme corps malade.

Hamlet et les philosophes.

Montaigne (1533-1592) est une source probable de Shakespeare. On peut en effet supposer que Shakespeare avait lu Les Essais. Hamlet est révélateur de ce changement d'épistémê dont font acte Les Essais, ainsi que d'une nouvelle ontologie :

« Je ne peins pas l'être, je peins le passage 419.

L'intellect humain apparaît comme mû par le paradoxe d'un sentiment d'une liberté créatrice sans borne à l'intérieur même d'un espace clos. S'ensuivent alors des doutes sur l'éminence de l'homme dans une architecture parfaite (monde clos), comme en témoigne Hamlet :

« Ô Dieu, je pourrais être enfermé dans une coque de noix et m'y sentir roi d'un espace infini, n'était que j'ai de mauvais rêves. 420.

415. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 122-123 I could accuse me of such things that it were better my mother had not borne me. ».

416. William Shakespeare, Hamlet, IV, 4, 55-57 How stand I, then, That have a father kill'd, a mother stain'd, Excitements of my reason and my blood ».

417. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 124-126 I am very proud, revengeful, ambitious, with more offences at my beck than I have thoughts to put them in, imagination to give them shape, or time to act them in. ».

418. William Shakespeare, Hamlet, III, 2, 181-182

What to ourselves in passion we propose, The passion ending, doth the purpose lose. »

419. Michel Eyquem de Montaigne, Essais, III, 2, Du repentir».

420. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 247a - 249a O God, I could be bounded in a nut shell and count myself a king of infinite space, were it not that I have bad dreams. ».

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Montaigne, récusant le recours aux seules lumières de la raison, évoque la vérité « qui nous prêche de fuir la mondaine philosophie » 421. Ceci évoque bien évidemment pour nous la fameuse citation favorite de Freud dans laquelle Hamlet s'adresse au sceptique Horatio.

Hamlet exercera une influence sur les formes philosophiques d'anti-humanisme. En effet, la représentation de l'homme comme étant confronté à la relativité des échelles de grandeur inspirera par la suite l'apologétique pascalienne (le moi haïssable) ainsi que l'expérience de pensée de la philosophie classique du « je », hanté par le scepticisme, qui se met à douter, tout en se reconnaissant seul sujet de ses doutes.

« Rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis, qui l'enferment et qui le fuient. » 422.

Chez Pascal, on retrouve également le motif de la fragilité du pouvoir qui ne repose que sur l'apparence du pouvoir : dans Hamlet, Claudius ne parvient pas à adhérer à son rôle, car il n'assume ni le fait qu'il a usurpé le trône ni sa culpabilité.

« Quel chef-d'oeuvre que l'homme! Si noble en sa raison, si infini dans ses facultés, par ses formes et ses mouvements si bien modelé et si admirable, par l'action si proche d'un ange, par la pensée si proche d'un dieu : la merveille du monde, le parangon des animaux! Et cependant, pour moi, que vaut cette quintessence de poussière? » 423.

« Quelle chimère est-ce donc que l'homme, quelle nouveauté, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige, juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d'incertitude et d'erreur, gloire et rebut de l'univers [...] » 424.

On trouve aussi en écho chez Pascal l'idée présente dans Hamlet de vanité de la position sociale et du pouvoir des grands :

« Le roi est une chose... [...] Une chose de rien. » 425.

On lit dans Hamlet comme une préfiguration des pensées pascaliennes sur l'opposition entre véritable grandeur et grandeurs d'établissement :

« être vraiment grand n'est pas s'émouvoir sans grande cause, mais

trouver grande querelle dans un fétu de paille quand l'hon-

neur est en jeu » 426.

421. Montaigne, Essais, II, 12, Apologie de Raymond Sebond .

422.

Blaise Pascal, Pensées, éd. Le Guern, Gallimard, folio classique, fr. 185.

423.

William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 268-274.

424. Blaise Pascal, op. cit., fr. 332.

425.

William Shakespeare, Hamlet, IV, 3, 24-26 : The king is a thing ... [...] Of nothing .

426.

William Shakespeare, Hamlet, IV, 5, 52-55 :

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En outre, on retrouve chez Descartes l'esprit d'Hamlet, à tel point qu'on pourrait ramener certains passages de la pièce de Shakespeare à des illustrations littéraires de la méthode cartésienne du doute et qu'on pourrait presque parler, de manière anachronique, d'un doute méthodologique Hamlet, notamment à la scène 5, de l'acte I :

me souvenir de toi, oui, des tables de ma mémoire j'effacerai toute réminiscence futile et triviale, Tous les dictons des livres, toutes les formes, toutes les impressions passées que la jeunesse et l'observation y avaient copiés 427.

De même, nous pouvons citer ce passage où Hamlet s'adresse au sceptique Horatio qui doute encore que le spectre soit le père de Hamlet et qu'il puisse être porteur d'une vérité bien plus profonde que les apparences (décrites comme trompeuses par Hamlet et le spectre). Horatio, le sceptique, dit la chose suivante:

je ne pourrais le croire,

Sans la garantie sensible et vraie

De mes propres yeux. 428.

A cela correspond les prémisses de l'hypothèse cartésienne du malin génie dans les vers d'Hamlet à la scène 2 de l'acte II :

L'esprit que j'ai vu

Est peut-être un diable, et le diable a le pouvoir

Rightly to be great,

Is not to stir without great argument, But greatly to find quarrel in a straw When honour's at the stake.

427. William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 95-101 : Remember thee,

Yea, from the table of my memory

I'll wipe away all trivial fond records,

All saws of books, all forms, all pressures past, That youth and observation copied there .

428. William Shakespeare, Hamlet, I, 1, 56-58 : I might not this believe,

Without the sensible and true avouch Of mine own eyes. .

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De revêtir une forme séduisante; oui, et peut-être, Profitant de ma faiblesse et de ma mélancolie, Car il est très puissant sur ces sortes d'humeurs, Il m'abuse pour me damner. Il me faut

Un sol plus ferme. 429.

Ainsi, cette digression nous a permis de mettre en valeur le fait qu'arracher Hamlet à son contexte de production et à son cadre épistémologique nous faisait passer à côté de nombreux aspects de la pièce de Shakespeare. C'est en ceci que la transposition du cadre psychanalytique du XXème siècle sur le drame élisabéthain du début du XVIIème siècle nuit à la juste appréhension de ce dernier. C'est en ce sens qu'on peut dire que Freud pèche par anachronisme et qu'il ne respecte pas l'incommensurabilité entre les épistémê. Nous avons vu que le cadre général de pensée propre à l'époque d'Hamlet n'était pas comparable à l'épistémê freudienne, et donc qu'il s'agirait d'une manière pour la psychanalyse d'outrepasser ses droits et d'appliquer sa méthode à des domaines qui dépassent son champ de compétence, tout simplement parce que la méthode psychanalytique ne serait pas faite pour penser une oeuvre n'ayant de sens que par rapport à l'épistémê dans laquelle elle a vu le jour.

En cherchant à agir à partir d'Hamlet sur la discipline psychanalytique, la démarche freudienne traduit une certaine répétition du refoulé. De quel refoulé s'agit-il s'il n'est pas lié à son propre inconscient qu'il croirait redécouvrir à travers l'inconscient d'Hamlet et de Shakespeare? Nous faisons l'hypothèse qu'agit à travers la répétition freudienne du thème hamlétien une forme d'inconscient machinique et collectif, de sorte qu'on peut dire que c'est bel et bien la machine Hamlet qui fonctionne dans l'oeuvre de Freud. Au sein de l'auto-analyse que Freud poursuit, peut-être malgré lui, tout au long de son oeuvre, Hamlet revêt la figure de l'analyste. Hamlet, nous l'avons vu, a été désigné par Jones comme le sphinx de la littérature moderne . S'il est la sphinge, il est cette figure féminine qui pose une énigme à ×dipe. Ceci entre en résonance avec les hypothèses

429. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 525-531 : The spirit that I have seen

May be a devil, and the devil hath power T'assume a pleasing shape; yea, and perhaps, Out of my weakness and my melancholy, As he is very potent with such spirits, Abuses me to damn me. I'll have grounds More relative than this. .

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de Freud et de Jones sur l'hystérie, l'homosexualité et la féminité d'Hamlet.

Nous avons étudié le rapport d'Hamlet aux concepts freudiens ainsi que la façon dont Freud faisait fonctionner Hamlet lui-même comme un concept opérant pour la psychanalyse. La méthode et les concepts introduits par Freud pour l'analyse des oeuvres littéraires ont suscité tellement d'émules et de variantes parfois très différentes (critique littéraire, psychanalyse, philosophie) qu'il est impossible de croire en une volonté dogmatique et impérieuse de la part de Freud de vouloir imposer sa propre lecture de la pièce. De toute évidence, Freud respectait bien trop Shakespeare et tout particulièrement Hamlet pour leur faire subir ce traitement réducteur et irrespectueux du travail de création qu'on l'a si souvent accusé de vouloir faire.

D'ailleurs le travail créateur était bien au coeur des préoccupations de la psychanalyse appliquée pour Freud. La démarche de la psychanalyse étant elle-même invention, création et production de machines désirantes, Freud était tout particulièrement apte à saisir les subtilités des mécanismes de production de la machine littéraire Hamlet.

Il ne s'agit pas chez Freud d'un mouvement général de démonstration partant de ce qui serait prédéterminé, préexistant dans Hamlet. On l'a vu, contrairement à Jones, Freud n'a jamais produit d'étude systématique sur Hamlet. On peut penser que cela n'aurait pas été souhaitable car il aurait été injuste, compte tenu de tout ce que le poète a apporté à la psychanalyse par le biais d'Hamlet, de tenter à tout prix d'intégrer Hamlet comme objet d'étude isolé dans un ouvrage à visée argumentative et ayant valeur de preuve de la validité de la doctrine psychanalytique.

Hamlet hante Freud, il hante la psychanalyse freudienne presque de manière inconsciente. Il est l'insu de la psychanalyse, l'insaisissable, l'inassignable, d'où la fascination et l'effroi qu'il produit chez celui qui cherche désespérément à le saisir ou à l'assigner à quelque chose, indépendamment des effets d'inquiétante étrangeté repérés par Freud lui-même. Hamlet surgit dans les textes de Freud comme si ce dernier ne l'avait pas délibérément voulu. Il semble presque parfois parler à la place de Freud dans une confusion des discours, entre celui, littéraire, de Shakespeare connu dans les moindres détails par Freud, lecteur de Shakespeare depuis son plus jeune âge, et celui, scientifique, du fondateur de la psychanalyse.

La langue freudienne et la langue hamlétienne font l'objet d'une rencontre heureuse, se fondent dans un même langage hamléto-freudien et c'est ce qui rend les textes de Freud si riches, à entrées multiples, laissant en réalité une marge de manoeuvre importante à son lecteur (liberté et ouverture des possibles caractéristiques de toute grande oeuvre littéraire) et dotés de qualités littéraires indéniables.

Freud passe d'abord par l'opération d'amputation consistant à résumer le texte à interpréter. Il s'agit pour lui d'embrasser un ensemble signifiant. Il doit faire pour cela le choix de certains ensembles qu'il juge plus signifiants que d'autres afin de corroborer sa propre théorie. On aurait pu mettre au jour d'autres agencements en sélectionnant d'autres passages. Freud fait le choix de certains passages du texte shakespearien dans le but d'étayer ses hypothèses, le projet d'analyse d'Hamlet est sous-tendu par une nécessité démonstrative.

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En dernière analyse, peut-on dire, comme Lacan, que l'×dipe n'est qu'un symptôme de Freud, ou, dans la perspective de Deleuze, que Freud délire-désire lorsqu'il oedipianise tout? Ne serait-ce pas plutôt Hamlet qui est à la fois un symptôme, un désir et un délire créateurs de Freud?

Notons que la création shakespearienne qu'est Hamlet peut être considérée, en son essence même, comme un acte de résistance, résistance à la psychanalyse

et symptômes des résistances de la psychanalyse.

÷dipianisation, dogmatisme et répression du désir. Pourquoi la psychanalyse ne peut-elle envisager l'enfance, la psychose et le psychismes des autres peuple autrement qu'en se référençant à ×dipe? En effet, les formations psychiques de l'enfant, du psychotique et des autres peuples sont dites extra-oedipiennes, pré-oedipienne pour l'enfant, exo-oedipienne pour le psychotique et para-oedipienne pour les autres peuples. C'est ce fonctionnement de l'×dipe comme dogme qui est contestable et contesté par Deleuze et Guat-tari.

Qu'est-ce qui dépasse les catégories psychanalytiques dans Hamlet? Nous posons qu'il s'agit de la dimension d'irréductible singularité, de la dimension d'émergence du dehors à l'intérieur du dedans ainsi que de la production ma-chinique du désir, dans son caractère irréductible aux désirs incestueux et parricides.

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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo