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Shin-hanga : synthèse d'une sensibilité esthétique propre à  l'époque moderne du Japon


par Paul Minvielle
Université Paris 1-Sorbonne - Master Philosophie et Histoire de l'Art 2019
  

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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

UFR 10

M2 Parcours « Philosophie et Histoire de l'Art »

Shin-Hanga : synthèse d'une sensibilité esthétique propre à l'époque moderne du Japon ?

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Présenté par Paul Minvielle (n°étudiant : 11439598) Sous la direction d'André CHARRAK

2018/2019

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Introduction:

« Portraiture had never obtained such a prominent place in our art. Why should we perpetuate this evanescent thing, this cradle and nest of lust and mean desires. We have no desire to glorify the human body as the Greeks did, or to give special reverence to man as the image of God. The nude does not appeal to us at all. We have not, therefore, conceived an ideal type of human beauty. We have no Apollo Belvedere, we have no Venus of Melos...The Eastern artist tried to take from nature what was essential. He did not take in all details but chose what he thought the most important. His work was therefore an essay on nature instead of an imitation of nature. » (L'art de portraiturer n'a jamais eu une place aussi importante dans notre art. Pourquoi devrions-nous perpétuer cette chose évanescente, ce berceau et nid de la convoitise et des mauvais désirs. Nous n'avons pas le désir de glorifier le corps humain comme les Grecs l'avaient, ou de donner des étranges vénérations à des images de Dieu. La nudité ne nous charme absolument pas. Nous n'avons, par ailleurs, nullement imaginé un idéal de beauté humain. Nous n'avons pas d'Apollon du Belvédère, ni de Vénus de Milo...L'artiste oriental tend à soustraire de la nature ce qu'il pense essentiel. Il ne la soustrait pas dans tous ses détails mais choisi ce qu'il pense être le plus important. Son travail était davantage un essai sur la nature plutôt qu'une imitation de la nature »)1

La position d'Okakura Kakuzo (1863-1913), à la fin du XIXème siècle, nous montre le lien difficile de la pensée japonaise avec la pensée occidentale. Le problème s'avère encore plus complexe. « La pensée japonaise », incarnant aussi

1 Okakura Kakuzo, Nature in East Asiatic Painting, dans "Collected English Writings », vol 2, Heibonsha, 1984 , p. 147-148.

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bien une valeur identitaire que représentant un ensemble structuré, unifié, en concepts, n'apparait que lors de l'ère Meiji (1868-1912). Sur le plan politique, l'ère Meiji représente une ouverture des frontières japonaises aux forces occidentales la pensée occidentable, faisant suite alors à la politique de fermeture (Sakoku) instaurée lors de la période Edo (1641-1853). Cette ouverture du territoire japonais amène alors un contact avec les forces occidentales. Contact qui s'apparente davantage à une assimilation rapide, voire forcée, d'un mode de vie occidentale et qui s'accompagne d'une une importante modernisation du Japon.

Les sciences sociales ne dérogent pas à la règle. Les multiples champs disciplinaires japonais s'imprègnent des concepts occidentaux. La pensée occidentale est assimilée, dans un premier temps, puis enseignée par de nombreux penseurs japonais. C'est du moins la démarche qu'on peut observer dans le domaine de l'histoire de l'art, et plus particulièrement de l'Esthétique. L'influence du professeur Fenollosa (1853-1908) va ainsi représenter une étape déterminante dans la découverte et l'apprentissage de l'esthétique occidentale auprès de nombreux élèves à la fin du XIXème siècle. Le terme ästhetik, mot employé dans la philosophie hégélienne et kantienne alors majoritairement enseignée trouve son équivalent supposé (Bigaku). C'est alors l'université de Tokyo qui dès 1886 propose des cours d'esthétique, sous l'influence du professeur américain Ernest Fenollosa. Cette assimilation ne se départage pas d'une situation néanmoins extrêmement complexe dans l'élaboration d'une esthétique proprement japonaise. En effet et d'une part, « l'Esthétique japonaise », et plus généralement la pensée japonaise, construite sur divers facteurs tels que la religion, la morale, la société, et englobant la vie quotidienne...semble se prêter difficilement aux modèles occidentaux fondés sur des concepts précis alors dispensés en Occident. Comme le

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résume habilement Donald Richie : « L'une des raisons de c2ette situation était l'absence de rubrique dans laquelle faire entrer les idées esthétiques « prémodernes ». [...] En réalité, les enjeux esthétiques et les affaires de goût étaient autrefois si courants dans la vie japonaise qu'une quelconque hypothèse centrale doit avoir semblé superflue. »2 D'une autre part, l'assimilation de l'esthétique, de la pensée occidentale est vécue comme une contrainte pour l'identité de la pensée japonaise par les théoriciens de l'ère Meiji. On retrouve ainsi tout un débat entre Wakon Yosai (âme japonaise, savoir étranger) et Wakon Wasai (âme japonaise, savoir japonais) au sein de l'opinion japonaise.3 En effet, l'expression forgée par Sakuma Shozan(1811-1864), Wakon Yosai, contient en germe la volonté de conserver une identité japonaise, par la tradition, malgré la nécessité d'une modernisation à l'occidentale : « L'opinion japonaise fut alors divisée au sujet de la conduite à tenir, et Shozan préconisa une politique d'ouverture reconnaissant franchement la supériorité des grandes puissances et visant à éviter la colonisation du Japon grâce à l'introduction de la civilisation occidentale, des sciences, et des techniques, surtout pour renforcer la nation ».4

Cet ensemble de facteurs va amener rapidement les théoriciens japonais à élaborer une esthétique japonaise propre, en accord avec une tradition japonaise. C'est notamment sous l'impulsion de penseurs comme Nishida Kitaro (1870-1945), Okakura Kakuzo, ou même Takayama Chogyu(1871-1902) qu'une esthétique japonaise verra le jour. C'est, en effet, dans la continuité des cours d'Ernest Fenollosa, que Nishi Amane(1829-1897) va, le premier, proposer une première

2 Donald Richie, Trait d'esthétique japonaise, Le Prunier Sully, 2007, Paris, p. 24-25.

3 La pensée Japonaise, dir. Sylvain Auroux, Quadrige, 2019, p. 101- 104.

4 Ibid.

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ébauche d'une « Esthétique japonaise »5 appelée alors Zenbigaku (la science du bon et de la Beauté), utilisant aussi bien un référentiel occidental que confucéen. Okakura Kakuzo, à son tour, cherche à critiquer les thèses occidentales, notamment Hégélienne, alors enseigné à l'Université Impériale de Tokyo. Takayama Chogyu cherche lui à définir une esthétique propre à la nation japonaise.6 Il est néanmoins important de mentionner ici que ces différents théoriciens ne se détachent finalement pas des catégories occidentales dans l'élaboration d'une esthétique japonaise. Comme nous le verrons par la suite, on observe que l'esthétique japonaise (Bigaku) se construit finalement en prenant appui sur les concepts d'esthétique occidentaux. La notion même de « Nature », à laquelle fait référence Okakura Kakuzo dans la citation précédente, renvoie à la notion philosophique élaborée et pensée en Occident depuis l'Antiquité. De la même manière Nishi Amane réemploie les catégories conceptuelles de « Physique » et de « Psychologie » pour catégoriser dans l'esthétique japonaisequ'il rattache davantage à un mode psychologique que physique). 7

On observe ainsi l'enjeu à l'Ere Meiji pour les théoriciens de l'Esthétique japonaise de produire un ensemble conceptuel singulier, en adéquation avec les prérogatives du Gouvernement Japonais. En effet, cette construction n'est pas innocente. Elle répond à un désir de la part du gouvernement japonais de moderniser le pays et de faire du Japon une puissance non moins « inférieure » aux puissances occidentales. Se cache en effet un désir de proposer à l'échelle mondiale une esthétique japonaise en adéquation avec un marché de l'art (des estampes) grandissant. En effet, c'est à

5 Nishi Amane, Hyakuichi-Shinron, 1874

6 Takayama Choguy, Modern Aesthetics (Kinsei Bigaku),1899, Japon

7 « Nishi Amane, The introduction of Aesthetics », dans Modern Japanese Aesthetics : A reader par Michelle Marra, University of Hawai'i press, 1999, p. 20.

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cette même période, logiquement, que nait le « Japonisme » en France et que le Japon constitue un nouveau centre d'intérêt pour de nombreux artistes. Il reste que, comme le mentionne Tomomobu Imamuchi(1922-2012) dans l'article intitulé Esthétique de l'art contemporain au Japon, l'esthétique japonaise conserve en germe, par son histoire, une forme « d'esthétique du caché » difficilement compatible, dès son origine, avec le processus de modernisation : « L'histoire a donc imposé au Japon une esthétique de raffinement, de polissage et de miniaturisation. Le pays accueille, assimile, mais ne transmet pas. Et progressivement, les Japonais accordent plus d'importance à l'esthétique de ce qui est caché. [...] L'esthétique traditionnelle japonais n'est pas à sa place dans une gigantesque cité moderne...Cette esthétique du raffinement et de la dissimulation doit donc impérativement évoluer vers la transmission. Ne pas envelopper, mais développer, ne pas se contenter d'accueillir, mais contribuer, par la création, au profit culturel de l'humanité tout entière. »8. L'ensemble de « notions » esthétiques existantes déjà à l'ère Meiji pose dès lors un problème d'adaptation. Des concepts tels que le yûgen (beauté profonde) ou même Iki (raffinement) posent ainsi un problème d'adaptation. Il s'agit alors de trouver la bonne définition herméneutique, comprenant le sens adéquat à la notion. On le voit donc, le problème de la constitution d'une esthétique japonaise, lié aussi bien à sa nature qu'aux enjeux qu'elle soutient, reste encore un problème contemporain. Car en effet, si les principaux penseurs vont mettre en place les premiers jalons d'une esthétique japonaise à l'Ere Meiji, le problème que celle-ci pose n'a de cesse de questionner les théoriciens japonais des ères suivantes Taisho (1912-1926), Showa(1926-1989).

8 « Esthétique de l'art contemporain au Japon » par Tomomobu Imamuchi dans L'esthétique contemporain du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir. Akira Tamba, CNRS Editions, Paris, 1997, p. 29.

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Et c'est probablement à travers l'histoire de l'art japonais moderne que l'on retrouve la contraction de cette difficulté à définir une identité proprement japonaise. En effet, le discours des théoriciens japonais sur l'esthétique de l'ère Meiji destinée à la construction d'une sensibilité japonaise et à la définition de sa culture propre influence probablement la pratique artistique des artistes du XXème siècle.

La production artistique dès l'époque Meiji va évoluer dans de multiples sens. Déjà dès l'époque Edo, on trouve une multitude d'écoles d'art dont les plus célèbres sont l'Ecole Rinpa ou l'école Kano. La découverte et l'apprentissage des techniques occidentales à l'époque Meiji va ouvrir le champ, à l'instar des débats philosophiques, à différentes tendances. D'une part, la tendance Yo-ga (peinture occidentale) dont le plus grand promoteur reste Kuroda Seiki (1866-1924), avec pour volonté de « s'aligner » sur un style de peinture occidentale. Les peintres partent se former en Europe, à l'image de Kuroda Seiki auprès du peintre académicien Louis-Joseph-Raphaël Collin (entre 1888 et 1893). Revenu au Japon, ils dispensent un enseignement aux jeunes élèves japonais, notamment à l'Académie des Beaux-arts qui ouvrent sa première section Yo-ga en 1896. Les peintres adoptent alors un style académique, enseigné aux Beaux-Arts de Paris. Il est à noter que ces peintres ne cherchent pas à assimiler les styles d'avant-garde que l'on trouve alors en Europe. Dans son article Un nouveau regard sur Kuroda Seiki9, Brigitte Koyama-Richart montre combien, pour elle, les jeunes peintres japonais durant leur séjour tendent plutôt vers l'école de Barbizon alors reconnu, à l'inverse de l'impressionnisme : «Pendant son séjour en France, Kuroda restera fermé à

9 : « Un nouveau regard sur Kuroda Seiki » in Kuroda Seiki, Recueil Documents en français. Par Tôkyô Bunkazai Kenkyûjo, 2010, Tokyo

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l'impressionnisme». Nombreux autres peintres vont suivre cette tendance, tels qu'Asai Chu ou encore Kume Keichiro. Néanmoins, ces peintres ne se départissent pas totalement d'une tradition japonaise. Si la technique est principalement occidentale : peinture à l'huile, usage de la perspective, utilisation de modèle et respect des proportions, certains thèmes traditionnels japonais colorent leurs peintures. Un bon exemple reste l'huile sur toile de Kuroda Seiki peinte en 1893, intitulé Maiko (figure 1) actuellement conservée au musée national de Tokyo où l'on peut voir une femme en tenue traditionnelle japonaise assise sur une structure en bois où apparait une « Shoji » (porte coulissante en bois japonaise) élément traditionnel de l'architecture en bois japonaise. Le titre même de l'oeuvre se réfère indéniablement à la tradition japonaise, la meiko étant une apprentie geisha que l'on trouvait à Kyoto.

On retrouve d'autre part, la tendance Nihon-ga (peinture japonaise) dont la volonté est de conserver l'art traditionnel japonais déjà enseigné à l'ère Edo. On retrouve alors un usage de l'estampe, de couleurs spécifiques, de peinture à l'encre noire ou des supports tels que la peinture sur soie. C'est notamment sous l'impulsion d'Ernest Fenollosa et de son ouvrage La vérité des Beaux-Arts (Bijutsu Shinsetsu) publié en 1882 que le Nihon-ga va connaître une véritable impulsion. Fenollosa, puis à sa suite, Okakura Kakuzo, vont contribuer à former ce courant artistique dont la fonction élémentaire est d'incarner un art proprement national. La revue Kokka (fleurs de la nation)i fut ainsi lancée dès 1889, par Kuki Ryûchi, Okakura Tenkin et Takashi Kenzô, dans le but d'offrir aux publics des formes d'art proprement nationales A travers la publication d'études approfondies sur l'art classique japonais, chinois, et de textes de présentation d'artistes contemporains en accord avec cette tradition, Kokka représenta une étape incontournable pour la formation

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d'un art Nihon-ga et fût considérée comme la plus grande revue d'histoire de l'art du Japon. Il est intéressant d'observer la sélection de caractéristiques artistiques qui fut réalisée en amont de la création de cette tendance par ces 3 penseurs japonais. En effet, Nihon-ga fît l'objet d'une véritable réflexion quant aux choix des caractéristiques appropriées à sa nature. Alors qu'une première étape fût de définir, via une observation attentive, les caractéristiques propres à la peinture occidentale (yo-ga) en vue de délimiter la nature même de Nihon-ga (les missions officielles en Europe et aux Etats-Unis de Fenollosa et d'Okakura Tenshin en constituent la principale ressource), une seconde étape visa à opérer une sélection des médiums artistiques au sein des productions artistiques japonaises. Connaître les qualités fondamentales du Nihon-ga se fît alors au regard d'un tri entre les différents types d'oeuvres que l'on pouvait trouver au Japon : « « Et quels furent donc les repères de ce qui était appelé à devenir la nouvelle peinture japonaise (shin-nihonga) ? Tout d'abord, des balises strictes avaient été posées par Fenollosa dans Kokka. N'est pas art : 1) ce qui est destiné à un usage concret (jitsuyô) ou décoratif ; 2) ce qui a comme principale qualité d'être le fruit d'une maitrise technique (giryô) ; 3) ce dont le seul objectif est le divertissement (kairaku).[...] Se retrouvaient ainsi directement menacés, par exemple, la céramique, les okimono et l'ukiyo-e. »10. La peinture à l'huile ainsi que la statuaire bouddhique, la peinture de paysage à l'encre dans le style des lettrés chinois, les rouleaux narratifs sont alors privilégiés. L'objectif final de cette démarche est de proposer un enseignement adapté à l'Ecole des Beaux-Arts alors récemment ouverte, à travers un enseignement nommé « Bijutsu » (beaux-arts) calqués en grande partie sur l'enseignement que l'on trouve à la même époque en Occident. Des artistes tels que Hashimoto Gahô et Kawabata

10 Michael Lucken, L'art du Japon au vingtième siècle : pensées, formes et résistances, Hermann, Editeurs des sciences et des arts, 2001, Paris, p. 37.

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Gyokusho enseignèrent alors dans la section Nihon-ga. C'est probablement à partir de la démission de Okakura Tenshin du poste de directeur de l'école des Beaux-arts de Tokyo en 1898 que le Nihon-ga prit son plein essor. Okakura Tenshin fonde alors un atelier, l'institut des Beaux-Arts du Japon (Nihon bijutsu-in) où il réunit une vingtaine d'élèves. Au sein de cet atelier, ils continuèrent à développer une production artistique adéquate conforme aux qualités esthétiques proprement japonaises.

Ce processus distinctif entre Nihon-ga et Yo-ga tient davantage d'une nécessité intellectuelle d'ordonner plusieurs tendances artistiques japonaises à la fin de l'ère Meiji, que d'une réalité pratique. En effet, nombreux sont les artistes qui vont s'inspirer de ses deux tendances) réemployant les techniques traditionnelles japonaises pour représenter des motifs occidentaux ou inversement. C'est le cas d'un artiste comme Yokoyama Taikan (1868-1958) dont l'oeuvre «Petits villageois regardant un vieux singe 11 montre un véritable souci de conformité à la réalité, à travers l'usage d'une certaine perspective et d'une composition harmonieuse centrée où le sujet se trouve au premier plan. De plus, on peut déjà voir « un souci d'adapter la peinture fluide du nihonga aux exigences modernes de conformité avec un réel, si ce n'est scientifique, du moins empirique » chez cette artiste recherchant une nouvelle forme plastique.12 Pour autant Taikan appartient bel et bien au courant Nihon-ga et l'usage d'un médium comme la soie le montre bien. Il structure néanmoins l'ensemble des productions artistiques du

11 Yokoyama Taikan, Petits villageois regardant un vieux singe(Sondo en.ô o miru), pigments sur soie, Musée des Archives de l'université des Arts, Tôkyô.

12 Michael Lucken, L'art du Japon au vingtième siècle : pensées, formes et résistances, Hermann, Editeurs des sciences et des arts, 2001, Paris, p. 39.

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XXème siècle, créant ainsi deux tendances majeures auxquelles chacun des nouveaux mouvements s'identifieront.

C'est peut-être avec le courant pictural Shin-hanga (le renouveau de l'estampe) que se syncrétise le plus parfaitement cette complexité esthétique. A plusieurs égards, Shin-hanga représente un véritable problème à l'échelle de l'histoire de l'art. Ce courant artistique nait autour des années 1910 et s'achève autour des années 1950. Il se réunit autour de l'éditeur Watanabe Shozaburo(1885-1962), et se présente comme l'agglomération d'une multitude d'artistes dont le seul point commun reste finalement la pratique de l'estampe. Le mouvement, qui s'étend sur une vaste période, voit naitre une multitude de thèmes, aussi bien traditionnels que nouveaux. On peut répertorier néanmoins une récurrence de représentations de paysages, dont Kawase Hasui(1883-1957) ou même ito Shunsui(1898-1912), en sont les représentants les plus célèbres ; de « beauté féminine »(bijinga) à la manière de Haschiguchi Goyo(1880-1920) ; de thèmes traditionnels comme la représentation d'acteur de Kabuki, à l'instar de Natori Shunsen(1886-1960). Parmi tous ces thèmes mentionnés, qui se réfèrent directement à la tradition des Ukiyo-e de l'époque Edo (1604-1868), les estampes de Shin-hanga ne se départagent pas d'un regard sur les effets de la modernité sur la société japonaise. On trouve ainsi, à de rares occasions, des représentations de scènes de la vie quotidienne. Bien que ce regard appartienne bien plutôt au mouvement Sosaku Hanga (l'estampe créative) dont la revendication est de s'éloigner des estampes traditionnelles et de se rapprocher d'une conception occidentale de l'art, le courant Shin-Hanga emploie différentes techniques appartenant à l'art Occidental. Au sein de la production d'estampes du début du XXème siècle, on retrouve finalement la même dualité que l'on connait au début de l'ère Meiji : approbation d'un art occidental face à une

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revendication d'un art traditionnel. On note alors de nombreuses différences entre les deux courants : la place de l'artiste est prépondérante au sein du Sosaku hanga là où la division du travail prime au sein du Shin-hanga ; la prédominance du sujet face à une importante représentation de paysage naturel ; un regard tourné vers les avant-gardes occidentales face au réemploi de thèmes traditionnels. Encore une fois, les limites conceptuelles des deux courants sont très rhétoriques et l'on constate que de nombreux artistes alternent, dans leur production, entre les deux tendances. Nous nous intéresserons exclusivement au mouvement Shin-hanga afin d'observer comment la production artistique de l'époque reflète les questionnements esthétiques des intellectuels du début du XXème siècle. La l'importance de l'estampe comme médium artistique pose d'emblée un problème vis-à-vis des revendications mises en avant par Fenollosa et Okakura Tenshin. En effet, comme nous avons pu le voir, l'estampe n'appartient pas au corpus des médiums artistiques recevables auprès des théoriciens d'une esthétique traditionnelle. Elle est d'emblée reléguée au rang d'oeuvre utile car jugée divertissante (à l'image des estampes de l'époque Edo). C'est ce qui explique probablement l'absence de ce mouvement dans de nombreux manuels retraçant l'histoire de l'art du XXème siècle. A cela s'ajoute une nécessité commerciale à laquelle la production des estampes Shin-hanga est sujette. En effet, c'est aussi en vue de répondre à la forte demande américaine d'estampes japonaises que des ateliers de Shin hanga ouvrent leurs portes.

Ainsi le mouvement Shin-hanga se trouve au croisement de différents enjeux. D'une part, il s'agit pour les artistes de reproduire une image traditionnelle en vue de répondre à une clientèle internationale. Conserver l'essence de l'époque Edo et la reproduire. Et à travers cette reproduction, véhiculer des concepts

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esthétiques traditionnels désormais disparue à l'époque Edo, une sensibilité appartenant à une époque désormais révolue. Des concepts tels que Iki (rattaché au raffinement des geishas du quartier de Shimabara de Tokyo) conservent-ils encore une puissance effective et substantielle à l'époque Meiji ? N'a-t-on pas finalement une reproduction vide, figée et morte de concepts esthétiques traditionnels à travers cette production de nouvelles estampes ?

D'une autre part, la production picturale de Shin-hanga se fait en parallèle, si ce n'est au regard, des recherches sur l'esthétiques de la part des intellectuels japonais du XXème siècle. Ne peut-on pas envisager à travers les oeuvres du courant un lien avec l'élaboration d'une nouvelle esthétique japonaise que prône les intellectuels japonais à l'époque moderne (allant de l'ère Meiji aux années 1950), malgré le rejet significatif de Fenollosa, puis des penseurs de la revue Kokka, de l'estampe de la catégorie des arts. Une sensibilité encore discrète, acquise par la correspondance entre les recherches plastiques des artistes et les textes modernes sur l'esthétique, se profile alors au sein des oeuvres d'art de l'époque moderne.

Finalement, il s'agit pour nous de comprendre comment le mouvement Shin-hanga synthétise les différentes tendances de l'esthétique japonais de l'époque moderne, aussi bien traditionnelles que nouvelles ?

Pour ce faire nous analyserons le mouvement Shin-hanga selon une plage temporelle précise allant de 1915- à 1950, traversant l'ère Showa et Taisho, tout en sélectionnant quelques oeuvres d'artistes. Nous choisirons notamment l'estampe de Kawase Hasui : Pluie à Maekawa, Soshu(Soshu Maekawa no ame)13 (figure n°2) peinte en 1932, ainsi que sur l'oeuvre d'Ito Shunshui : Une femme habillée d'un

13 Kawase Hasui, Pluie à Maekawa Soshu(Soshu Maekawa no ame), 1932,impression en couleurs sur bois, 38,9x26cm, Musée Nihon no Hanga, Amsterdam

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long kimono14 (figure n°3, peinte en 1927 et conservée actuellement au musée d'art Honolulu, ainsi que l'oeuvre Cerisiers en fleurs de Kumoi (Kumoi-Zakura)15(figure n°4) de Hiroshi Yoshida, datée de 1920 et conservée au musée des arts de Tolède.

Nous chercherons d'abord à étudier l'ensemble des recherches esthétiques, ou plutôt le regard porté par les théoriciens japonais sur « l'esthétique japonais ». Ces ensembles de réflexions nous permettront d'analyser les estampes choisies, propre au mouvement Shin-hanga, afin de vérifier leurs éventuelles adéquations. Pour ce faire, nous présenterons d'abord le courant Shin-hanga, puis nous chercherons à analyser les caractéristiques communes à ce nouveau regard porté sur l'esthétique japonaise et à la production picturale Shin-hanga. Cette étape sera aussi l'occasion pour nous de nous interroger sur la valeur et la pertinence d'une éventuelle présence de concepts esthétiques antérieurs à l'ère Meiji, principalement Iki et Yungen et Mono no Aware, au sein de cette production picturale.

Nous nous aiderons, afin de comprendre ce lien, sur divers ouvrages, comprenant des ouvrages scientifiques tels que : La pensée japonaise rédigé par Sylvain Auroux ; Modern japanese aesthetics : a reader de Michelle Marra ; L'esthétique contemporaine du Japon de Tomonobu Imamichi et Akira tamba ; L'art du Japon au vingtième siècle de Michael Lucken ; Japanese aesthetics and culture par Nancy G.Hume ; l'ouvrage Literary and Art theories in Japan de Makoto Ueda ; L'Art du Japon par Miyeko Murase

14 Ito Shinsui, Femme habillé d'un long kimono, 1927, impression en couleur sur bois, 42,9cmx27,2cm, Muséed'art d'Honolulu

15 Hiroshi Yoshida, Cerisiers en fleurs Kumoi, 1920, Impression en couleurs sur bois, 29,4x45,1cm, Musée de Tolède

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Quelques ouvrages littéraires : Traité d'esthétique japonaise de Donald Richie ; L'éloge de l'ombre de Janichuro tanizaki ou encore Le livre du thé d'Okakura Kakuzo ; ainsi que Appreciations of Japanese Culture de Donald Keene

Diverses monographies retraçant l'histoire de l'art japonaise moderne dont celle proposée par la fondation Custodia écrite à l'occasion de l'exposition « Vagues et renouveau : estampes japonaises modernes 1900-1960 : chefs-d'oeuvre du musée Nihon no hanga » rédigé par Chris Uhlenbeck, Amy Reigle Newlad et Maureen de Vries, ainsi que l'ouvrage Autoportrait de l'art japonais par Nobuo Tsuji

Certains articles numériques tels que « L'universalisme de l'esthétique chez Okakura Kakuzo (dit Tenshin) et Ernest Fenollosa . critique et actualité » ( https://journals.openedition.org/ebisu/1138) ainsi que « Le monde intelligible de Nishida » ( https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_1998_num_18_1_1003)

Il est à noter que parmi l'ensemble des ouvrages mentionnés ci-dessus aucun ne traitent véritablement du lien que nous essayons de comprendre et d'analyser. Alors que des ouvrages scientifiques, tels que Modern Japanese aesthetics . A reader , cherchent à retracer l'histoire de la formation d'une esthétique japonaise au début du XXème siècle, la monographie portant sur le mouvement Shin-hanga : Vagues et renouveau . estampes japonaises modernes 1900-1960 se présente plus comme une typologie des artistes de ce courant artistique, ne prenant alors pas en compte les considérations esthétiques de l'époque. L'ouvrage de Michael Lucken jongle subtilement entre production de pensée et adaptation picturale bien qu'il se présente néanmoins comme le parcours historique de l'art

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japonais au XXème siècle. La majorité des autres ouvrages s'ancrent dans l'une de ces tendances, portant soit sur la philosophie de l'esthétique propre au Japon au cours du XXème siècle ; soit sur une analyse historique des arts japonais à l'époque moderne.

Nous utiliserons pour ce faire une méthode qui emprunte aussi bien à la démarche épistémologique de Foucault, de manière plus effective, à la méthode de la « theorical review » propre à la revue de littérature. 16 En effet, notre démarche qui consiste à analyser des textes scientifiques, ainsi qu'une production artistique en vue de produire une connaissance sur une époque donnée, et à retracer la sensibilité propre au peuple japonais à l'ère moderne n'est pas sans rappeler la démarche de Foucault dans Les mots et les choses17 publié en 1966. Néanmoins, ne pouvant être certain de la pertinence et de l'adéquation de nos choix en vue d'observer le phénomène que nous voulons mettre au jour, nous nous fonderons sur la méthode scientifique propre aux revues littéraires. Selon la définition donnée au sein de l'article « Synthezin information systems knowledge : A typologie of littérature reviews », notre mémoire s'inscrit dans une logique propre au revue théorique : « 18The next two forms of research synthesis aim at explanation building. First, a theoretical review draws on existing conceptual and empirical studies to provide a context for identifying, describing, and transforming into a higher order of theoretical structure and various concepts,

16 Guy Paré, Marie-Claude Trudel, Spyros Kitsiou, Synthezing information systems knowledge: A typology of literature reviews, Elsevier, 2014

17 Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966

18 Guy Paré, Marie-Claude Trudel, Spyros Kitsiou, Synthezing information systems knowledge: A typology of literature reviews, Elsevier, 2014, p.188.

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constructs or relationships. Their primary goal is to develop a conceptual framework or model with a set of research propositions or hypotheses» ( Les deux prochaines formes de synthèse de recherche tendent à la construction d'explication. Premièrement, une revue théorique puise dans les idées conceptuelles et les travaux empiriques qui fournisse un contexte afin de s'identifier,se décrire et transformer en un ordre supérieur de structure théorique et de concepts variés, construction ou rapports. Leur but premier est de développer une structure conceptuelle ou modèle via un nombre de propositions ou d'hypothèse de recherches.» Ainsi, nous élaborerons plusieurs hypothèses au cours de notre recherche que nous chercherons à observer en dernière partie, moment précis où il s'agira de savoir si la production artistique du Shin-Hanga recèle le discours esthétique qu'on lui soupçonne.

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I : Une première pensée esthétique japonaise moderne 1.1: Une tradition japonaise menacée par l'occidentalisation

L'esthétique japonaise, dès ses débuts, pose un problème d'interprétation. Avant l'arrivée de l'influence occidentale on peut déjà voir en germe une sensibilité esthétique issue directement de la tradition du Bouddhisme Zen. Ainsi, comme l'avance Robert Heinemann dans son article Pensée et spiritualité japonaises : « La culture japonais, en fait, lie, de façon inextricable, philosophie, religion et les arts qui sont fondés sur le concept de la « voie ». « C'est une des grandes caractéristiques de cette culture, et il important de le reconnaître avant même de discuter le caractère philosophique de ses doctrines. »19 Et l'on peut voir à travers cette citation combien le rôle du Bouddhisme est déterminant pour la formation d'une sensibilité japonaise en amont de l'intégration des catégories occidentales. Que l'on prenne le concept de Yugen20, propre à la période Kamakura(1185-1333) et Muromachi (1336-1573) rattaché à l'histoire du Bouddhisme ou encore le concept de Mono no Aware propre à la période Heian, on peut voir l'influence que joue le Bouddhisme dans la construction d'une sensibilité japonaise.

C'est avant tout Nishida Kitaro qui va permettre la jonction entre Bouddhisme Zen et une pensée orientale. Il se sert de la méthodologie occidentale, issue de la phénoménologie husserlienne et de la terminologie de la philosophie occidentale. Ainsi il puise dans la spiritualité bouddhique, en se fondant sur sa propre expérience du zazen. Ces théories sont construites à partir de ce qu'il nomme « expérience pure ». L'expérience pure est envisagée alors comme un mode de conscience non

19 « La pensée japonaise », dir.Sylvain Auroux, quadrige, 2019, Paris, p. 35.

20 Toyo Izutsu, The Theory of Beauty in the classical Aesthetics of Japan

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objectivant, réflexif et immédiat. Il en parle ainsi dans son ouvrage publié en 1911 : Zen no kenkyu (Études sur le bien). Le concept est une réinterprétation propre de l'auteur de concept psychologique d'expérience pure développé par le psychologue allemand Wilhelm Wundt au XIXème siècle, notamment dans son livre Völkerpsychologie21. L'ouvrage ouvre alors un nouveau chemin dans l'élaboration d'une esthétique. Ce rapprochement de l'esthétique occidentale et japonaise apporte un nouveau regard et manifeste l'importante du lien entre l'Occident et le Japon. De ce fait, par le compromis qu'il trouve entre pensée bouddhique et pensée occidentale, Nishida Kitaro se présente comme un des premiers penseurs à dépasser la simple polémique : pensée occidentale face à la pensée orientale. En effet, dans un contexte où « Les uns reconnaissaient des philosophies à l'intérieure du shinto, du bouddhisme et du confucianisme : les autres n'y voyaient que l'aspect religieux, philologique ou archéologique »22 Nishida Kitaro représente une des premières philosophies originales en se situant « au point de jonction de deux courants, spiritualité traditionnelle du bouddhisme, en particulier du Zen, et philosophie occidentale, qui, à cette époque, voit son premier épanouissement au Japon23 ». De la même manière, sa théorie de la poïesis contient en germe les jalons d'une première esthétique proprement japonaise. Ce concept, apparu pour la première fois, sous forme d'ébauche, dans son article Essence du beau, s'articule en quatre points définissables : 1) L'important en Art réside dans les fondements ontologiques a priori de l'objet esthétique ; 2) La création artistique répond à un mouvement d'affectivité pure, ne trouvant une coordination que sous l'égide d'une

21 Wihlem Wundt, Völkerpsychologie: eine Untersuchung der Entwicklungsgesetze von Sprache, Mythus und Sitte, Wihl, 1900

22 Ibid, p. 35.

23 Ibid, p. 35.

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volonté absolue transcendant les effets divers de la volition qui procure le son et les formes de la artistique par le dynamisme ;3) La visée de l'art s'identifie au mouvement même de la vie, et c'est dans la saisie de cette conscience qu'elle s'incarne dans les oeuvres ; 4) La connaissance artistique devient une expressivité corporelle.24 Fondamentalement, son concept de poïesis est envisagé comme une intuition active de la part de l'artiste se trouvant au fondement de l'acte créateur où objet et sujet se lient. Comme celui-ci l'avance : « Sous l'effet de l'intuition active, le soi s'assimile irrémédiablement à la chose et c'est dans la trajectoire du moi vers les choses que s'élabore ce que l'on appelle art, tandis que, à l'inverse, c'est dans la propension des choses à s'identifier au moi, dans le parcours des choses vers le moi, dans la trajectoire où le soi s'engendre au travers des choses que s'élabore le lieu de la pratique ».25 Cette théorie, qu'il reprend des travaux de Konrad Fiedler et Aloïs Riegl, montre en germe une relation directe avec la conception bouddhiste du rapport au monde. En effet, on voit ici, en arrière-fond, une des caractéristiques de la pensée japonaise de la Nature, envisagée selon un principe de non-dualité et non selon un principe dialectique. En effet, comme nous pouvons le voir la création artistique est envisagée comme l'union entre l'artiste et l'objet, l'un interagissant sur l'autre et vice-versa plus qu'un agir de l'artiste « sujet » sur un objet artistique. Mais c'est probablement la distinction qu'il opère entre une esthétique occidentale et une esthétique extrême-orientale qui nous intéresse le plus ici. Nishida distingue finalement les deux esthétiques selon une conception matérielle (occidentale) de la réalité ou spirituelle (extrême-orientale). Ainsi : « La seconde proposition, plus discrète, concerne les caractéristiques de l'art extrême-oriental, envisagé de ce

24 « La théorie de la poïesis chez Nishida : L'art et la genèse historique » par Yûjirô Nakamura dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 32.

25 Nishida Kitaro, De l'identité des contraires absolus, IX, p. 111.

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même point de vue. Si l'art occidental vise à saisir l'espace matériel des objets, l'art extrême-oriental vise, lui, un espace mental. Or l'espace historique est constitué que, si l'art occidental s'érige une détermination spatiale, le mouvement d'abstraction qui le sous-tend ne s'affranchit pas, pour autant, de la tendance à l'empathie. En revanche, dans sa recherche de l'abstraction, l'art extrême-oriental, loin de se résumer à un formalisme géométrique, témoigne avant tout d'une abnégation du moi dans un espace absolu. « L'espace de l'art oriental n'existe pas par rapport au soi, mais en chacun de soi »26 On voit à travers cet exemple ce qui détermine le caractère particulier d'un art extrême-oriental : « l'espace intérieur ». C'est ce caractère propre à l'art extrême-oriental qui permet une appréhension de la réalité originale, intériorisée. Cet élément constitue un point de différence avec l'esthétique occidentale et définit, du même coup, les caractères propres à une esthétique japonaise en délimitant une frontière conceptuelle entre les deux esthétiques. Pour reprendre les termes de Yûjirô Nakamura : « L'art extrême-oriental cherche davantage, mais sans se départir de la modestie quotidienne, à subsumer l'univers dans un bol à thé en laque »27

De la même manière que Nishida Kitaro trace une ligne d'analyse comportant des éléments de distinction entre l'Occident et l'Orient. Okaku Kakuzo, relativement à la même époque, pose les premiers jalons d'une théorie esthétique proprement japonaise.

Ainsi, proposant un remaniement du rituel traditionnel du thé (chanoyu), Le livre du thé28 d'Okakura Kakuzo produit une pensée singulière à partir d'une cérémonie

26 Nishida Kitaro, Fonction de l'art dans la genèse de l'histoire, X, p. 240-241.

27 « La théorie de la poïesis chez Nishida : L'art et la genèse historique » par Yûjirô Nakamura dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 40.

28 Okakura Kakuzô, Le livre du thé, Éditions Philippe Picquier, 2006, Paris

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traditionnelle propre à la culture japonaise. Sa pensée, comme le thème qu'il choisit, s'ancre dans une tradition bouddhiste. Comme l'avance Shen Soshitsu dans la préface dédiée au Livre du thé : « Si elle repose sur sa profonde maitrise du chinois, la vision d'Okakura s'enracine également dans les valeurs religieuses du bouddhisme, du taoïsme et du confucianisme. Dans cette perspective, l'art se dresse contre le mensonge, l'attachement et l'égoïsme. Okakura l'affirme clairement : « Si nous ne pardonnons jamais à autrui, c'est parce nous nous savons fautifs. Nous chérissons notre égo par crainte de dire la vérité aux autres. Nous nous réfugions dans l'orgueil par peur de révéler notre propre vérité »29. Comme on peut le voir, la relation qu'entretient la cérémonie du thé ne se départage pas d'une pensée bouddhiste. Pour autant, la cérémonie du thé, et plus spécifiquement le thé, représente aux yeux d'Okakura, un idéal esthétique japonais. Mieux encore, il représente l'aboutissement d'une culture proprement japonaise : « Loin d'être une simple esthétique, dans le sens ordinaire du terme, la philosophie du thé exprime, en même temps qu'une éthique et une religion, notre conception globale de l'homme et de la nature »30 La conception d'Okakura tend à retracer l'origine de ce rituel proprement japonais à l'aune du bouddhisme Zen. C'est ainsi qu'il retrace l'histoire, dans son ouvrage, des deux mouvements Taoisme et Zen afin d'aborder le sens esthétique qu'incarne la cérémonie. Ainsi, « Au fond, l'idéal du thé est l'aboutissement même de cette conception zen : la grandeur réside dans les plus menus faits de la vie. Le Taoïsme a fourni les fondements d'un idéal esthétique, le Zen les a mis en pratique ».31 Et Shen Soshitsu ne dit pas autrement dans sa postface dédiée au livre, écrite en 1989, lorsqu'il tente de résumer l'aspect spirituel que

29 Ibid,. p. 18.

30 Ibid,. p. 24.

31 Ibid, p. 73.

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revête la cérémonie : « Ce « thé » devint une façon de vivre - une voie pratique d'accomplissement spirituel. Ce « thé », c'était le « cha-no-yu ». Fondé sur l'idée que nous ne saurions atteindre la paix intérieure sans un effort délibéré visant à nous affranchir des préoccupations et des désirs de ce monde, le « cha-no-yu » nous offrait un moyen de transcender les attachements du quotidien et de creuser jusqu'aux racines de notre être. »32 Son observation de l'histoire de la cérémonie du thé s'accompagne aussi d'une critique du modernisme japonais crée à partir de l'ère Meiji. En effet, on retrouve dans son ouvrage, différentes observations sur les effets du modernisme sur la société japonaise. Il critique alors l'appauvrissement des goûts individuels et la consommation de masse irréfléchie des Japonais : « Aujourd'hui, chose combien regrettable, la plus grande part de notre enthousiasme apparent pour l'art ne repose sur aucun sentiment réel. En une époque démocratique comme la nôtre, les hommes réclament à cor et à cri - et sans même tenir compte de leurs propres sentiments - ce que la majorité considère comme la meilleur ». 33 C'est d'ailleurs ce constat qui est à la genèse de la rédaction de son ouvrage. Okakura Kakuzo vit alors la consommation de masse uniforme de ses contemporains à la manière d'une crise identitaire de la tradition japonaise. C'est ainsi que l'observe, dans la postface du Livre du thé, Shen Soshitsu : « Okaku rédigea le Livre du thé en 1906, lors même que le Japon, confronté à un afflux massif d'idées et d'institutions occidentales, se voyait menacé de perdre ses repères culturels ».34 C'est probablement cette volonté de conserver cette tradition qui amenèrent aussi nombreux intellectuels japonais à réfléchir sur la sensibilité esthétique des époques précédentes. Ainsi Okakuza Kakuzo lui-même analyse le

32 Ibid,.p. 143.

33 Ibid,.p. 107.

34 Ibid,. p. 141.

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concept du Wabi-Sabi qu'il associe à la cérémonie du thé. C'est par l'usage des ustensiles, fracturés, abimés, voire vieillots que le Wabi-Sabi (la patine de l'âge) se dévoile dans sa plus parfaite incarnation. Ce concept esthétique, qui apparait sous l'impulsion des premiers maîtres de thé au XV-XVIème siècle, traduit par l'imperfection de l'objet, un regard sur le temps et l'évanescence du monde réel. Okakura Kakuzo parle alors d'un « Culte de l'imparfait » que la pratique de la cérémonie du thé permet de mettre en exergue : « Il exprime ainsi son goût pour ce qui constitue sans doute la marque distinctive des ustensiles de thé les plus précieux : l'absence de symétrie et de perfection formelle [...] pour le taoïsme comme pour le zen, seul celui qui a achevé en esprit l'inachevé peut découvrir la véritable beauté. La vigueur de la vie et de l'art réside dans leurs possibilités de croissance. »35 Ainsi, si l'introduction à la vie occidentale constitue une des clefs de voute du modernisme de l'ère Meiji, on peut voir que dès le début du XXème siècle, nombreux sont les penseurs qui vont chercher à se départir de ce processus. L'important nombre d'ouvrages traitant des concepts esthétiques antérieurs à l'ère Meiji induit la grande nécessité pour ces penseurs de conserver, voir restaurer une culture traditionnelle japonaise. L'esthétique, et ces concepts, semblent alors l'issue pour aboutir à la réalisation d'une culture propre. Étudier et comprendre la sensibilité des époques antérieures de la société japonaise devient un enjeu majeur en vue de traduire une identité propre à la civilisation japonaise. L'histoire de ces sensibilités permettraient alors de construire l'histoire d'une nation. On le comprend, se mélangent alors sensibilité esthétique et revendication nationale. Le livre du thé ne déroge pas à cette règle. L'enjeu pour Okakura Kakuzo est moins d'établir une filiation d'un rituel quotidien avec une tradition bouddhique que

35 Ibid,. p. 165.

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d'offrir des concepts esthétiques propres à une identité japonaise. Une édification du sensible qui vise, comme l'indique le premier chapitre de son ouvrage, à offrir une nouvelle image du Japon aux étrangers.

1.2: D'anciens concepts esthétiques mis au goût du jour

L'enjeu des recherches faites sur ces anciens concepts esthétiques est donc double : Proposer un symbole, une sensibilité proprement japonaise, qui sert alors de vecteur à un avancement civilisationnel ainsi que de symbole à une nation, en vue de modifier la perception du Japon, et plus globalement de l'Orient auprès des grandes nations occidentales ; Retracer l'histoire d'une sensibilité esthétique et l'actualiser, et par cet acte, ériger un rempart face à l'occidentalisation du Japon.

Cette démarche va connaître ainsi de nombreuses répercussions. Kuki Shuzo, dans son ouvrage Structure de l'iki publié en 1930, propose une analyse du concept de l'« Iki »(raffinement). Ce philosophe, qui a fait ses études à Paris au cours du premier quart de siècle du XXème siècle, propose d'adapter la méthode formelle pour analyser ce concept propre à l'époque Edo. Son livre se divise ainsi en différentes étapes. Alors que la première cherche à analyser d'abord la connotation du terme en vue de lui donner une définition, la seconde établit un lien direct entre une expression plastique, les estampes et l'architecture de l'époque Edo, et ce concept. Dans son ouvrage, il opte rapidement pour une approche herméneutique, en vue de restituer le concept selon le sens qu'on lui attribue. Cette décision s'explique probablement vis-à-vis de la complexité du concept esthétique, plus propice à cette dernière approche que l'approche formelle : « Bien que du moins, Kuki ait été assez fidèle à la logique formelle et fit avancer le fil de son raisonnement objectivement, le sujet de ce traité, l'« iki », qui n'est pas un objet

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réel mais une idée esthétique, fût trop profondément ancré au-dedans de soi-même pour être complétement objectivé et logiquement analysée. C'est la raison pour laquelle sa réflexion devint plutôt herméneutique que logique »36. Ce choix de Shuzo pour une approche herméneutique s'explique notamment en raison de la complexité du concept. Celui-ci devient plus facilement analysable selon une approche herméneutique que formelle. Ce choix montre combien par ailleurs la majorité des études qui sont faites par les penseurs de la fin de l'ère Meiji s'emparent des méthodes d'analyses occidentales en vue d'étudier des concepts traditionnels. On observe ainsi les différentes méthodes utilisées par Shuzo Kuki, allant de la méthode formelle à la méthode herméneutique. Cet aspect semble d'autant plus paradoxal quand l'enjeu derrière cette utilisation est l'affirmation d'une identité proprement japonaise. Son analyse en deux temps détermine le concept de l'« iki », puis ensuite révèle ses expressions objectives. L'exemple de la Geisha est alors choisi : « Je voudrais attirer l'attention des lecteurs sur ce fait que tous les exemples de l'expression naturelle de l'iki que Kuki appartiennent, où au moins se rapportent à la geisha, sujet sur lequel il écrivit un manuscrit très bref en français pendant son séjour à Paris. Selon l'explication qu'il donne dans ce manuscrit « Au Japon, les « geishas » occupent à peu près le même rang que celui des hétaïres, courtisanes de l'ancienne Japon. »37 L'expression connait une réalité effective dans la vie quotidienne. C'est ainsi une des particularités des concepts esthétiques japonais : l'ancrage dans une réalité effective. On retrouve le même procédé auparavant avec le Wabi-Sabi élaborée par Okakuza Kakuzo. C'est à travers la pratique du rituel de la cérémonie du thé que le Wabi-sabi devient effectif.

36 « L'esthétique de Shûzo Kuki » écrit par Akira Kuno dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 52.

37 Ibid,. p. 35.

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Ainsi, comme l'avance Akira Kuno dans son article visant à expliquer la démarche de Shûzô Kuki : « L' « iki », cet « idéal à la fois moral et esthétique », qui est une unité harmonieuse de la volupté et de la noblesse », ne peut demeurer abstrait. Il a besoin de se concrétiser. Et c'est aux « geishas » qu'on demanda de le réaliser, en s'y impliquant totalement, et de constituer le plus fidèle exemple possible de l'iki. Leur entraînement eut pour but de réaliser en s'y impliquant totalement, et de constituer le plus fidèle exemple possible de l'« iki » ».38

Il existe encore d'autres exemples similaires synthétisant une recherche de concepts plus ou moins esthétiques tels que les recherches faites sur le concept du « Basho » (lieu) par Nishida Kitaro 39ou encore les textes portant sur le concept propre à l'époque Heian « Mono no aware » (l'empathie pour les choses) remis au gout du jour par Motoori Norinaga au cours du XVIIIème siècle, puis étudié sous ère Meiji par Onishi Yoshinori(1888-1959). Bien que ce dernier, dont nous reparlerons par la suite, est majoritairement contribué à la résurgence (ou création) et délimitation de tels concepts au sein de son ouvrage majeur Bigaku( Aesthetics)40, il apparait que la démarche de Tetsuro Watsuji(1889-1960) nous apparait la plus pertinente en vue d'expliquer cette introspection historique de l'histoire des sensibilités japonaises. En effet, Tetsurô Watsuji, dans la préface de son ouvrage Kabuki to Ayatsuri-Jyôrur (Le Kabuki et le théâtre de poupées Jyôruri)41 publié en 1955, raconte comment face aux « Jyoruri-geki » (drames issus du théâtre de poupées), il connait une

38 Ibid,. p. 55.

39 Jacynthe Tremblay, Le monde intelligible de Nishida, Ebisu, 1998, p. 75-146. ( https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_1998_num_18_1_1003)

40 Onishi Yoshinori, Bigaku, vol. 2 :Biteki Hanchu Ron (Tokyo Kobundo,1960)

41 « Tetsurô Watsuji et la dimension transcendantale de la culture » par Megumi Sakabe dans esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 43.

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sensation « exotique » qui le pousse à rechercher l'esthétique propre à l'époque Muromachi et son théâtre de Kabuki. Cette recherche « archéologique « qu'il entreprend tout au long de son ouvrage nous informe aussi bien sur le théâtre que la sensibilité propre à une époque donnée. Il s'agit alors d'étudier « l'imaginaire à l'époque Muromachi »42 : « Sollicité par ce souvenir d'enfance, Watsuji entreprend de faire dans « Kabuki to Ayatsuri-Jyôri » une sorte d'étude archéologique de fond, qui le conduit à constater que son « impression d'étrangeté exotique et de scintillement surnaturel » a pour origine le monde imaginaire né au sein même du peuple à l'époque Muromachi (du XIVème au XVème siècle). »43 Cette impression qui dès le début de sa vie le mène donc à étudier les premières oeuvres d'art bouddhique japonaises inspirées de l'art du Gandhara dans son ouvrage Koji Junrei (Pèlerinages aux vieux temples) publié en 1919 trouve dans son ouvrage final son apogée. Il étudie alors différentes pièces du théâtre Kabuki pour mettre au grand jour cette esthétique propre à l'imaginaire de l'époque Muromachi, notamment une pièce intitulée Amida no Muné-wari (Déchirement de la poitrine d'Amida) où il observe la récurrence d'un thème , celui du « Dieu souffrant »44. Il présuppose alors cette répétition à un contexte historique propre à l'époque Muromachi, moment précis où le christianisme pénètre le territoire japonais : « Je n'ai jamais su clairement si une pièce comme Amida no Munéwari avait été créée ou non sous l'influence du christianisme. Ces figures ou statues ensanglantées expriment toutes, en tout cas, un amour profond. Dans le cas d' « Amida », cet amour s'exprime par le mot « jihi »(compassion). Dans cette pièce, la compassion d'Amida s'incarne dans son sacrifice volontaire accompli à la place de la malheureuse princesse

42 Ibid,. p. 43.

43 Ibid,.p. 43.

44 Watsuji, T., Kabuki to Ayatsuri-Jyôruri, in Watsuji Tetsuro, Zenshû(Oeuvres complètes), vol, IX, p. 7-21.

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Tenshu. Parmi les nombreuses façons de représenter un sacrifice de ce genre, n'est-ce pas l'une des plus profondes ? Mais la figure de Jésus-Christ crucifié est la représentation d'un sacrifice accompli pour l'humanité toute entière par l'acceptation des péchés du monde depuis Adam ».45 Watsuji raccorde finalement son « impression d'étrangeté exotique et de scintillement surnaturel » à un cheminement de la culture traditionnelle japonaise à travers les âges. Son analyse lui permet ainsi de « s'enraciner profondément dans la dimension transcendantale - verticale et diachronique - de la culture japonaise contemporaine dont l'origine principale se situe à l'époque Muromachi ».46

Il est intéressant d'observer que l'expérience personnelle de Watsuji cache probablement en germe cette sensibilité propre à l'ère Meiji que nous essayons de montrer. Peut-être, finalement que cette « impression d'étrangeté exotique et de scintillement surnaturel » qui le marque dès son enfance, sous-tend une prise de conscience d'une tradition japonaise en train de s'estomper Les époques antérieures résonnent alors comme « exotique » et il devient impératif de les restaurer. Une restauration qui se fait aussi bien par la reconnaissance des faits historiques que par la sensibilité et l'imaginaire qui leurs appartiennent.

1.3: Archéologie d'une sensibilité esthétique

Les périodes qui suivent l'époque Meiji marque une volonté importante de vouloir édifier une esthétique proprement japonaise. Si l'on peut considérer que l'ère Meiji se pare d'une logique Wakon Yosai (âme japonaise, savoir étranger), on peut dire

45 Ibid,. p. 48.

46 Ibid, . p. 49.

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que les ères suivantes, Taisho et Showa se rattachent plus à une logique Wakon Wasai (âme japonaise savoir japonais). En effet, les écrits tendent davantage à inscrire l'esthétique dans le cadre d'une production nationale qu'à la comparer à une esthétique occidentale (comme pouvait le faire Nishida Kitaro ou Okakura Kakuzô).

Ainsi la position de Takayama Chogyu(1871-1902) fut décisive, vers la fin de l'ère Meiji, pour permettre cette transformation. Si l'oeuvre de Chogyu se concentre avant tout sur la recherche de la formation d'un esprit national japonais, ses oeuvres ultérieures correspondent à un regard, non empreint d'une forme de nationalisme, sur une esthétique japonaise. On retrouve ces réflexions sur l'esthétique dans une de ses oeuvres les plus importantes : « Biteki Seikatsu wo Ronzu » (Discussions sur la vie esthétique) alors publiée dans le journal Taiyo en 1901.47 Le geste de Chogyu a pour volonté de « libérer » l'art de la pratique de la critique d'art. Il déporte alors l'art sur un plan social, voire quotidien. L'art, à ses yeux, est à envisager selon une manière de vivre: « If someone should approach me and ask what I mean by « aesthetic life, » I would answer that it is service to life, and body, which are far superior to food and clothing.48( Si quelqu'un venait à m'approcher et me demander ce que j'entends par « vie esthétique », je répondrai que c'est un besoin de la vie, et du corps, bien supérieur à la nourriture et aux vêtements ». Comme l'indique ainsi Michelle Marra, la position de Chogyu se départit de celle de ses prédécesseurs : «With Fenollosa, for example, knowledge of the philosophy of art was deemed necessary for the actual practice of art criticism. Ernest fenollosa and Okakura

47 « The Aesthetics of the Nation: Takayama Chogyu» dans Modern Japanese Aesthetics : A reader, Michele Marra, University of Hawai'I Press, 1999, United States of America, p. 94.

48 Takayama Chogyu Shu, Anezaki Chofu Shu, Sasakawa Rinpu Shu, GNBZ 13 (Tokyo : Kaizosha, 1956), p. 206.

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Kakuzo were instrumental in giving the field of art autonomy with respect to the pragmatic views of art prior to the Meiji period. They did not, however, keep the field of aesthetics separate from the pragmatic of aesthetic judgement applied to concrete forms of art.» (Avec Fenollosa, par exemple, la connaissance de la philosophie de l'art a été jugée nécessaire pour la pratique actuelle de la critique d'art. Ernest Fenollosa et Okakuza Kakuzo ont été déterminant en élaborant une discipline artistique autonome tout en respectant les ambitions pragmatiques de l'art précèdent la période Meiji. Ils n'ont pas, cependant, garder le champ de l'esthétique séparé de l'aspect pragmatique du jugement appliqué à des formes concrètes d'art.)49 C'est Chogyu qui établit cette distinction, rattachant l'art à un domaine plus concret, plus proche de la vie quotidienne. De ce fait, il devient le caractère propre de la vie japonaise, rendant compte d'un aspect plus personnel et individuel.

C'est probablement Onishi Yoshinori qui contribua le plus fortement à édifier, catégoriser et définir l'esthétique japonaise. En effet, la publication de son ouvrage Bigaku (Aesthetics) publié en 2 volumes, le premier en 1959 dédié à l'histoire des concepts esthétiques occidentaux , le second consacré à l'analyse et la construction des « catégories » esthétiques japonaises tels que Yugen, yuen, aware, sabi... Son ambition est alors de rendre un discours clair, précis et compréhensible de concepts laissés pour ésotériques à travers l'histoire du Japon : « According to Onishi, it was the responsibility of the aesthetician to deal in terms of « aesthetic categories »(biteki hanchu) when addressing traditionnal aesthetic terms, rather than confining them to the esoteric discourse of Japanese medieval poetics (shigaku) » (« Selon Onishi, c'était de la responsabilité du philosophe de l'esthétique de communiquer en termes de « catégories esthétiques » lorsqu'il

49 Ibid,.p. 93.

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abordait les termes esthétiques traditionnels plutôt que de se confiner dans le discours ésotérique de la poésie médiévale ».50 Il opère alors toute une analyse formelle selon une méthode rigoureuse pour définir un des concepts esthétiques les plus spécifiques de la société japonaise : « Mono no aware (le « pathos » des choses) ». Il réemploie alors les travaux du poète du XVIIIème siècle, Motoori Norinaga, pour approfondir ce concept. Selon lui, Norinaga perçoit en partie la puissance effective du concept. Néanmoins, il considère que la démarche, plus psychologique que véritablement objective, de Norinaga ne correspond pas à une analyse globale du concept : « Yet the « sorrow » of « aware » cannot be explained simply as a psychological movement of a subject that is involved in a situation of shareable experience. » (Ainsi, la « tristesse » de « aware » ne peut être simplement expliquer comme un mouvement psychologique d'un sujet qui est impliqué dans une situation d'une expérience partageable)51. Cette analyse l'amène ainsi à rattacher le concept de Mono no aware à une époque précise, l'époque Heian (7941185). On retrouve ici une certaine similitude avec la démarche de Watsuji consistant à analyser et restituer l'imaginaire et la sensibilité d'une époque. Son analyse se propose d'aller encore plus loin car il compare alors l'époque Heian à ce qu'il appelle une « culture de l'esthétique ». « Culture de l'esthétique » qui est alors la manière dont l'aristocratie japonaise de l'époque Heian a su « transformer la vie en objet artistique, rendant la vie belle (vie esthétique ou biteki seikatsu) »52 Cette notion met le jour sur une distinction que veut démontrer Onishi : l'esthétique propre à l'époque Heian n'est pas une esthétique érigée selon des principes philosophiques ou encore un système de pensée. Il s'agit davantage d'une manière

50 « Onishi Yoshinori and the category of aesthetic» dans Modern Japanese Aesthetics : A reader, Michele Marra, University of Hawai'I Press, 1999, United States of America, p. 115.

51 Ibid,. p. 116.

52 Ibid, p. 117.

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de répondre à un « mal de vivre », de trouver un mot sur une sensibilité perçue auprès d'une classe sociale donnée.53 On fait face alors à une intuition esthétique liée à l'observation de la nature, du changement des quatre saisons (qui constitue un thème récurrent dans la poésie de cette époque) plus ? qu'un système philosophique. Cette particularité de l'analyse d'Onishi nous informe sur la perception dont peut être sujet un concept comme le Mono no Aware auprès des penseurs de l'époque moderne. La nature d'un concept comme Mono no Aware, bien qu'il fasse l'objet d'une analyse objective et rationnelle, est envisagée à la manière d'une forme de sensibilité. Les penseurs japonais de l'époque moderne, conscients de la particularité et de la complexité des concepts esthétiques traditionnels japonais, regardent ces concepts selon des catégories relevant d'une intuition psychologique plus que formelle. Cette définition de Mono no aware nous informe sur le regard que portent les philosophes japonais de l'époque moderne sur leurs propres concepts esthétiques. La portée du travail d'Onishi est particulièrement intéressante à nos yeux car elle vise à apporter une dimension philosophique à un concept natif...et ainsi, par ce biais, mettre en lumière un ancien concept : « My original scientific concern was to include afresh all Japanese notions related to beauty in the logical network of discourses on aesthetic categories, as well as to further develop these debates from within the system of aesthetics in general» ( Ma préoccupation scientifique et première était d'inclure de nouveau toutes les notions japonaises liées à la beauté au sein d'un réseau logique de discours sur les catégories esthétiques ainsi que d'approfondir plus loin ces débats au sein même du système esthétique en général »54

53 Ibid,.p. 118.

54 Onishi Yoshinori, Yugen to Aware(Tokyo : Iwanami Shoten, 1939à, p. 1.

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Ainsi, comme nous avons pu le voir, l'enjeu pour Onishi, Yoshinori, et plus globalement pour les philosophes de l'époque moderne, a été aussi bien d'élaborer une esthétique proprement japonaise que d'adapter des formes anciennes de sensibilité esthétique en concept esthétique. Si les premières pensées sur l'esthétique sont encore marquées par la volonté d'adapter une pensée occidentale à une culture extrême-orientale, se parant ainsi de multiples comparaisons entre l'Occident et l'Extrême-Orient (dont le chapitre « Une coupe pour l'humanité » du Livre du thé d'Okakura Kakuzo en constitue un des meilleurs exemples)55, l'époque allant de la fin de l'ère Meiji à la fin de l'ère Taisho marque un tournant dans la pensée esthétique japonaise. En effet, des penseurs comme Tetsuro Watsuji, Shuzo Kuki ainsi qu'Onishi Yoshinori s'attache à retracer l'histoire de la pensée esthétique japonaise traditionnelle, chacun à une période esthétique différente (époque Heian, Muromachi et Edo). Cette investigation a pour but finalement de restituer une intuition esthétique, voire une sensibilité propre à une époque désormais révolue. Cette démarche, qui peut-être s'accompagne d'une certaine nostalgie, nous apprend finalement une caractéristique importante de la perception historique de la tradition japonaise à l'ère moderne. Ces philosophes constatent le caractère révolu de ces concepts et cette réhabilitation n'a pas tant pour objectif de revitaliser ces mêmes concepts que de mettre au gout du jour des imaginaires esthétiques en train de disparaitre. C'est probablement l'Occidentalisation du Japon qui entraine ce besoin d'opérer une recherche presque archéologique de ce qui constitue une sensibilité proprement indigène. Il n'est pas absurde de dire que finalement l'aspect hermétique, presque intraduisible de chacun de ces concepts cache en germe le caractère le plus authentique, le plus singulier du peuple japonais. Cette recherche

55 Okakura Kakuzô, Le livre du thé, Ed. Philippe Picquier, 2006, paris, p. 23-38.

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intègre finalement un désir de revendication à une culture commune, à une tradition proprement japonaise.

Il reste que les méthodes employées sont exclusivement des méthodes d'analyse occidentale. Aussi bien l'approche herméneutique employée par Kuki Shuzô pour analyser le concept Iki que l'approche structuraliste utilisée par Tetsuro Watsuji pour décrypter l'imaginaire de l'époque Muromachi nous montrent combien les méthodes employées restent occidentales. Ainsi le travail intellectuel opéré par Onishi Yoshinori sur le concept de Mono no Aware n'est pas aussi sans rappeler la méthode épistémologique utilisée dans Les mots et les choses56, notamment lorsque Michel Foucault s'attarde à analyser la sensibilité d'une époque à partir du tableau de Diego Vélazquez, Les ménines57 dans sa préface. A la manière du philosophe français, Yoshinori intègre l'analyse de sa pièce de théâtre à un imaginaire historique, celui de l'époque Muromachi. Une phrase comme « Peut-être y a-t-il dans ce tableau de Vélasquez, comme la représentation de la représentation classique, et la définition de l'espace qui s'ouvre »58 fait alors écho à l'« impression d'étrangeté exotique et de scintillement surnaturel » qui marque tant Yoshinori dans son enfance, et dans laquelle il perçoit un fragment de l'imaginaire de l'époque Muromachi.

Il nous reste désormais à comprendre quel est le lien qui unit ces recherches esthétiques sur la tradition japonaise avec le courant Shin-hanga dans une période historique précise allant de 1915 à 1960.

56 Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966

57 Diego Vélazquez, Les ménines, huile sur toile, 1656, 3,18x2,76cm, Musée du Prado,

58 Michel, Foucault, Les mots et les choses, 1966, Gallimard, chapitre 1

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II : Shin-Hanga, un courant artistique comme reflet d'une

époque ?

2.1 : L'origine du Shin-Hanga

Shin-hanga, comme nous l'avons brièvement expliqué en introduction apparait à une époque de grands changements politiques, sociaux et culturels. L'art de l'estampe, en partie liée à l'élaboration d'un discours philosophique qui le discrédite, connait un déclin dès les années 1900. Avec l'ouverture vers une production et des pratiques occidentales, un phénomène nouveau voit le jour dès les années 1890, l'utilisation de peintures comme matériaux de base pour des estampes, une importante production d'estampes Ukiyo-e, et parallèlement la reproduction de peinture au sein de publications d'art. Un des aspects les plus singuliers de cette fin d'ère Meiji est probablement l'apparition d'une industrie de reproduction de chefs-d'oeuvre à l'identique. Comme l'avancent Chris Uhlenbeck et Amy Reigl Newland dans leur article « Les estampes japonaises du début du XXème siècle : vagues de renouveau, vagues de changement »59 : « La fin du XIXème siècle correspond également à l'essor d'une industrie de reproduction « pure »(fukuseiga) visant à recréer des chefs-d'oeuvre du passé à partir de nouvelles planches.[...]On peut citer aussi les extraordinaires reproductions d'estampes au format « chuban » (environ 18x25cm) de Suzuki Harunobu (vers 1725-1770) et les tirages au format « oban » (environ 39x24cm) du Tour des chutes d'eau de différentes provinces (Shokoku taki megari) de Hokusai, publiés par Matsui Eikichi(Matsueido) ».60 Cette production nous montre combien le regard porté sur les époques antérieures jouent un rôle important, aussi bien dans la pensée

59 « Les estampes japonaises du début du XXème siècle : vagues de renouveau, vagues de changement » dans Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960), Chris Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018

60 Ibid,.p. 17.

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japonaise que dans la production artistique moderne. Cette situation cache de plus une perte de vitesse de la production des estampes sur bois du début du XXème siècle. Cela s'explique notamment par l'apparition de nouveaux médiums artistiques entrainant alors une perte de vitesse de la production d'estampes mis en concurrence avec d'autres formes d'art : « Les artistes de l'estampe entraient désormais en concurrence avec les peintres et les illustrateurs au sein d'un paysage médiatique en évolution rapide, caractérisé par une myriade de méthodes de reproductions. [...]Les revues et les journaux offraient un débouché aux jeunes artistes. Le médium de la gravure sur bois, cependant, perdit du terrain car il était plus cher et nécessitait un temps de production plus long.».61 Cette perte de vitesse nous renseigne aussi sur le regard que porte les Japonais sur une production traditionnelle au moment précis où les productions artistiques occidentales, comprises au sein de l'enseignement Yo-ga, apparaissent à travers le Japon. C'est d'ailleurs cette double tendance qui se cristallise auprès de ces deux courants que nous avons mentionnés en introduction : Shin-hanga et Sosaku hanga. Soucieux de conserver une certaine tradition, la production de Shin-hanga va se concentrer uniquement sur la méthode classique de production des estampes. L'estampe Shin-hanga ne peut s'expliquer sans le rôle décisif qu'eut Watanabe Shozaburo. Son entreprise « Shobido » qui débute à Hama-cho propose dès 1906, une production moderne d'estampes via l'artiste Takahashi Hiroaki. Le terme utilisé par Watanabe Shozaburo pour décrire ses estampes est alors celui de « Shinsaku hanga » (« estampes faites récemment »). Ce style d'estampe représente alors à ses yeux une nouveauté par rapport aux estampes ukiyo-e : Imprégné de réalisme, le « shinsaku hanga » allait toutefois au-delà de l'estampe « ukiyo-e » traditionnelle et de ses

61 Ibid,.p. 18.

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lignes de contour fortement marquées. Watanabe considérait ces estampes comme « nouvelles », mais il les classait résolument parmi les objets touristiques. »62 Watanabe contribue par la suite à entretenir le commerce de Shinsaku hanga tout en cherchant à rééditer les oeuvres des maîtres anciens. Son oeuvre Ukiyo-e hanga kessakushu (Collection de chefs-d'oeuvre de l'ukiyo-e) publiée en 1916 nous montre ainsi son désir finalement de préserver une tradition. Son ambition est d'autant plus grande qu'à travers son ouvrage, l'enjeu principal est alors de vouloir « assurer la continuité du savoir-faire de l'estampe sur bois. En même temps, il espérait réveiller l'intérêt des Japonais pour l'Ukiyo-e. »63 Cette première forme de production n'est qu'une première étape d'une ambition qu'il comblera par la suite dans les années 1920 jusqu'à la fin de sa vie en 1962 : « son ambition était de trouver des artistes capables de créer des oeuvres correspondant à sa vision d'une tradition renouvelée, qui ne soient pas, selon ses propres termes, prisonniers de modèles traditionnels ni ne cherchent à « rivaliser avec tracé au pinceau »64 C'est finalement la compréhension rapide de la nécessité de se tourner vers une clientèle étrangère, particulièrement américaine, ainsi qu'une production en continue de sa maison d'édition, qui lui permit de se revendiquer comme le premier éditeur de Shin-hanga tout au long de la première moitié du XXème siècle. Ainsi : « Le succès de Watanabe était dû au modèle commercial mis au point par son mentor Kobayashi Bunshichi, qui conjuguait intelligemment la commercialisation d'estampes Ukiyo-e anciennes et la publication de reproductions et de nouvelles oeuvres. Watanabe comprit le potentiel du marché d'exportation et l'importance d'une clientèle

62 Ibid,. p. 20.

63 Ibid, .p. 20.

64 Ibid, .p. 20.

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étrangère, et sut travailler au sein d'une communauté de marchands et de collectionneurs compétitive, ouverte à l'international. »65

Nous l'avons évoqué en introduction, l'estampe Shin-hanga contient une multitude de genres. On peut néanmoins les classer selon quatre genres principaux : Les paysages (Fukeiga), les images de belles femmes (Bijinga), les acteurs (Yakusah-e) et les motifs de fleurs et d'oiseaux (Kachoga). Nous nous intéresserons uniquement aux deux premiers. Le paysage est à bien des égards, le genre le plus important des productions de Shin hanga. Ces paysages ne se départissent pas d'une certaine nostalgie. On peut voir, aux travers de ces représentations de paysage, l'expression d'une « esthétique de la mélancolie » dont le paysage s'en fait le réceptacle. En effet, apparait toute une connexion entre la représentation paysagère et un mode de vie traditionnel : « Koyama Shuko souligne qu'au début du XXème siècle les écrivains et les artistes s'intéressaient de plus en plus à la vie et à la culture rurale, avec une vague de nostalgie pour les modes de vie traditionnels face à la modernisation connue par le Japon pendant cette période. Cherchant à saisir l'essence de la vie rurale, le « shin hanga » excluait les traces de l'activité humaine. Ces oeuvres expriment au contraire la force de la nature, une force débordante de « japonité » et vierge de toute modernité...Pour les éditeurs comme pour les artistes, le but était de représenter une terre idéalisée et non modernisée »66 De ce fait, Chris Uhlenbeck et Amy Reigl Newland n'hésitent pas à employer le terme de « revitalisation » du Japon afin d'expliquer ce choix de genre dans la production de Shin-hanga. Il en est de même pour le genre du Bijinga où « peut-être ces images étaient-elles destinées à évoquer une culture du passé »67

65 Ibid,. p. 25.

66 Ibid,. p. 26.

67 Ibid,. p. 28.

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L'usage de ces catégories n'est néanmoins pas une simple réutilisation d'anciens thèmes populaires de l'Ukiyo-e, mais bien plutôt une adaptation d'anciens genres. Il reste un dernier point à aborder : l'aspect commercial des Shin Hanga. Les estampes Shin-Hanga connurent un grand succès commercial auprès d'une clientèle américaine en raison de divers facteurs. C'est notamment la présence d'un nombre important d'expositions, un réseau de vente efficace aux États-Unis et une importante diffusion via les éditeurs ou même les artistes-entrepreneurs. Une des différences notables avec la vente d'Ukiyo-e est l'attention portée par les éditeurs aux affinités et au gout de leur clientèle. En effet, alors que les estampes Ukiyo-e étaient vendues en tant qu'objet achevé et intemporel, accepté pour ses qualités esthétiques ; le Shin-Hanga a su s'adapter aux désirs d'une clientèle étrangère. Ainsi, « Pourtant, dans le cas du shin hanga alors naissant, l'ampleur des ventes stimula une nouvelle production, en apportant des capitaux et en suscitant des commentaires qui permirent aux éditeurs d'adapter leur offre au désir des consommateurs. Bien que ces allers-retours constants entre information et création aient permis au shin Hanga de gagner des parts de marché, aller dans le sens des goûts établis étouffa sans doute l'innovation et contribua au déclin du mouvement ».68 L'aspect commercial que l'on connaissait déjà avec les estampes Ukiyo-e constitue de la même manière une toile de fond pour le mouvement Shin-Hanga. Il est à noter aussi que le système de diffusion était par ailleurs différent du système de diffusion de l'époque Edo par rapport aux Ukiyo-e. Pour permettre la diffusion des estampes Shin-hanga, le mode de diffusion principale fût les « Hanpukai (clubs de diffusion) ». Ces sortes de clubs permettaient aussi bien

68 « La commercialisation du Shin-hanga aux Etats-Unis » par Kendal H.Brown dans Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960), Chris Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018

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d'obtenir ou d'acheter des estampes, que de sponsoriser des projets. En effet, Les « hanpukai (clubs de diffusion) de « Shin-hanga » prenaient généralement la forme d'associations qui permettaient à leurs membres d'acheter des oeuvres à des prix raisonnables.[...] Ces « hanpukai » jouaient un rôle de sponsor, et dans le cas de groupes tels que l'Association de recherche sur l'« Ukiyo-e »(Ukiyo-e Kenkyukai) et la Société pour la connaissance des images de l'époque Edo(Edo-e Kanshokai), les fonds devaient être réunis avant le lancement et la réalisation des projets. »69

Ainsi, comme nous pouvons le voir, les estampes Shin-hanga font l'objet d'une forme de commercialisation. C'est cette valeur marchande prégnante autour des estampes Shin-hanga qui probablement amène Okakura Kakuzo et ses suiveurs à penser les estampes sous l'angle de l'artisanat et non de l'art. En effet, derrière chaque estampe, reproductible en très grand nombre, se cache un intérêt économique non propice au désintéressement souhaité et appelé par la revue Kokka (porte-parole d'un discours artistique de l'époque moderne. Il s'avère finalement que l'enjeu principal des artistes du Shin-hanga fût de renouer avec le poids des traditions tout en le réadaptant : « L'estampe japonaise du XXème siècle dut affronter le poids de la tradition : il lui fallut apprendre à se situer par rapport aux quelque trois cents ans d'histoire de l'« Ukiyo-e ». Le contact avec des modes de représentations artistique étrangers et les idéologies qui les accompagnaient fut à l'origine de nouveaux défis artistiques ; »70I l nous reste maintenant à présenter et analyser un corpus d'oeuvres propres au courant Shin-hanga en vue de pouvoir

69 « Les modes de distribution - Les clubs de diffusion : Hanpukai » par Setsuko Abe et Junko Nishiyama » dans Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960), Chris Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018

70 « Les estampes japonaises du début du XXème siècle : Vagues de renouveau, vagues de changement » par Chris Uhlenbeck et Amy Reigle Newland, dans Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960), Chris Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018

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opérer une analyse sur la présence d'une sensibilité esthétique propre aux trois ères modernes de l'histoire du Japon, comprenant d'une part un regard nostalgique sur le passé, intégrant alors de manière systématique des formes anciennes de concepts esthétiques japonais au sein de leurs productions, et s'inscrivant, d'autre part, dans le lignage des discours théoriques des penseurs modernes de l'esthétique japonaise.

2.2 : trois artistes, une même sensibilité

Les trois artistes que nous avons décidé de choisir, Kawase Hasui, Ito Shinshui ainsi que Hiroshi Yoshida, pour observer le parallèle qui existe entre un discours théorique et une production artistique sont à certains égards les artistes les plus importants du courant Shin-Hanga dans leurs genres respectifs.

Kawase Hasui (1883-1957), né à Tokyo, et qui fût en contact, par l'intermédiaire d'une connaissance familiale, avec le monde de l'estampe (nishiki-e) dès son enfance, entreprend à partir de 1908 des études de peinture de style occidentale Yo-ga à l'institut Aoibashi de peinture occidentale (Aoibashi Yoga Kenkyujo). Ce sont alors des peintres à l'huile telle Okada Saburosuke (1869-1939) ainsi que Kishida Ryusei (1891-1929) qui lui apprennent les bases de la peinture occidentale. Formation qui ne l'empêche pas d'intégrer en 1910 l'atelier du peintre nihonga Kaburaki Kiyokata, lequel assure la transition de la peinture Ukiyo-e et Shin-Hanga. Sa rencontre avec Watanabe Shozaburo en 1916 est déterminante. Ce dernier lui propose de dessiner des estampes pour lui. Il garde une forte impression des estampes d'Ito Shinsui qui lui serviront de modèles pour ses propres estampes. A sa

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mort, il compte environ 700 gravures, composées au fil de ses voyages au Japon, faisant de lui un des artistes les plus prolifique de la gravure japonaise

du XXème siècle. Son oeuvre, Pluie à Maekawa Soshu présente ainsi une des particularités de l'oeuvre de Kawase Hasui, la représentation d'un paysage nocturne. En effet, ce thème, ici s'imprégnant d'un jeu de lumière et d'ombre, appartient à un registre qu'apprécie Kawase Hasui. En effet, Narazaki Muneshige (1904-2001) parle en ses termes pour désigner cette oeuvre : « Par une nuit pluvieuse, une rangée de maisons au toit de chaume borde une rue - une image traditionnelle de l'estampe sur bois et l'une des préférées de Hasui. »71 On y aperçoit alors au premier plan centré, une figure solitaire se détacher sur une rue vide par une nuit pluvieuse. La rangée de fenêtres lumineuses se reflète sur le trottoir gorgé d'eau. Un paysage boisé est reconnaissable sur le côté et constitue une rupture avec le cheminement de la rue. L'effet de pluie est créé par l'alternance entre des lignes imprimées sombres et les lignes blanches de la feuille laissées vierge. De vagues nuages sont reconnaissables et paraissent constituer le prolongement de l'arbre. L'oeuvre est teintée d'une forme de beauté mystérieuse, presque indicible où finalement transparait un jeu d'apparition et de disparition, à travers les nuages disparaissant dans la brume ou encore la figure (peut-être d'un homme, peut-être d'une femme) où le visage se dérobe à notre regard.

Cette beauté mystérieuse, où l'on perçoit un lointain écho au concept du Yugen que l'on trouve déjà dans les peintures à l'encre de l'époque Muromachi tel que

71 Brown, 2003, vol.1 p. 85.

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Dialogue entre un pêcheur et un bucheron de Sesshu Toyo(1420-1506) (figure

n°5)72

De la même manière, l'oeuvre Cerisiers en fleurs de Kumoi (Kumoi-Zakura)73 de

Hiroshi Yoshida (1876-1950) datée de 1920 retrace la triste mélancolie, ou l'empathie pour les choses (Mono no Aware), déjà visible à l'époque Heian. Hiroshi Yoshida, né à Kurume, se rend dès 1893 à Kyoto pour étudier la peinture de style occidental dont il prolongea l'apprentissage à Tokyo (l'académie Fudosha). Son intérêt pour la xylogravure apparait autour de 1920-1922, lorsqu'il travaille pour l'éditeur Watanabe Shozaburo. Il entreprend un voyage pour les États-Unis et constate alors le succès des estampes de style Nihon-ga, bien plus que ses aquarelles de style occidental, qui l'amène alors à fonder son propre atelier une fois rentrée au Japon. Pour autant, son style ne se départit jamais de sa formation d'aquarellistes et ses sujets s'inspirent de ses voyages à l'étranger comme au Japon. 74 En effet, dans son oeuvre Cerisiers en fleurs Kumoi on retrouve par le traitement des branches de cerisiers en aplats de couleurs fins, utilisant une touche légèrement humide, une similitude avec le processus de l'aquarelle. Cette oeuvre nous montre ainsi un cerisier en fleurs dont les longues branches recouvrent l'entièreté de la composition. Au pied de l'arbre, deux figures féminines habillées d'un kimono semblent se retourner sous notre regard. La composition, éclairée par la peine lune montre un dégradé de bleu, atténué au centre de la composition, autour de la sphère lunaire. Alors que l'estampe de Kawase Hasui propose un dégradé de noir, plus ou moins

72 Sesshu Toyo, Dialogue entre pécheur et bucheron, peinture à l'encre, 50,4x38,5cm, Sen-oku Hakuko Kan, Kyoto,

73 Hiroshi Yoshida, Cerisiers en fleurs Kumoi, 1920, Impression sur couleurs en bois, 29,4x45,1cm, Musée de Tolède

74 « Hiroshi Yoshida » dans Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960), Chris Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018, p. 157.

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foncé pour exprimer la nuit, l'oeuvre de Hiroshi Yoshida se pare d'une pluralité de couleurs se faisant écho l'une à l'autre. Il est intéressant d'observer que les deux figures humaines viennent rompre l'aspect circulaire de la composition amorcé par la lumière de la lune, circulaire, ainsi que la courbure de l'arbre. Ces deux figures féminines, qui semblent se retourner à notre contact devait probablement contempler le cerisier en fleurs. On voit ainsi la mise sous toile de Hanami (la contemplation des cerisiers en fleurs). Moment précis où il s'agit d'observer, par la floraison des cerisiers, le passage des saisons. Passage des saisons qui est pensée comme inéluctable, éphémère, empreint d'une certaine tristesse. On retrouve, par ce geste et ce thème, une allusion possible aux peintures de l'époque Heian mettant en scène ce sentiment. Ainsi, cette oeuvre entretient une certaine affinité avec l'oeuvre Les pousses de printemps (Wakana : jo)(figure n°6) de Tosa Mitsunobu (1469-1522)75 qui illustre le chapitre 34 du Dit du Genji (genji monogatari)76 rédigé par Murasaki Shikibu au XIème siècle après J.C. On y voit des cerisiers en fleurs représentés aux côtés de paravents à l'intérieur d'un jardin. Autour de ces cerisiers, des hommes en actions, dont un qui lève la tête vers les cerisiers. A leur droite, de l'autre côté des paravents, des femmes assises contemplent ces cerisiers. Cette scène appartenant à une série de 54 albums peints illustre néanmoins une scène précise où les hommes s'affairent à jouer au Kemari alors qu'une princesse les regarde et joue avec un chat. On retrouve néanmoins dans chacun des deux cas, cette même importance accordée au passage des saisons et au Mono no aware (empathie ou tristesse des choses) incarnés par la présence de ces cerisiers fleuris. Rapprochement qui n'est pas sans rappeler le travail de Yoshinori à propos du

75 Tosa Mitsunobu, Les pousses du printemps (illustration du Dit du genji), XVème siècle, encre, couleur,feuille d'or sur papier, 24,1x18cm, musée d'art d'Harvard

76 Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji, XIème siècle après J.C

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concept qu'il définit, rappelons-le, selon « The metaphorical reading of the passing of the four seasons as a constant reminder of human morality(memento mori)-as well as the tense relationship between the constancy of the natural law that determinate teomporal progression and the cycles of change(mujo) that the seasons represent»(L'observation métaphorique du passage des quatre saisons à la manière d'un rappel constant de la morale humaine - aussi bien que le rapport intense entre la constance des lois naturelles qui déterminent la progression temporelle et le cycle de changement que les saisons représentent)77. Il rapproche alors ce concept d'une forme de tristesse ou d'ennui. On retrouve cette sensibilité à travers le regard inexpressif des deux femmes de l'oeuvre d'Hiroshi Yoshida.

Ito Shinshui(1898-1972), quant à lui, représente probablement le peintre le plus réputé et célèbre du mouvement Shin-hanga. Tenté par une carrière artistique, Ito Shinsui se forme, dès 1911, auprès de Kaburi Kiyokata, peintre Nihon-ga. Pour sa production artistique, il fût reçu rapidement à la seconde exposition de l'Inten (1914-1915) et au Bunten en 1915. C'est par la suite en 1922 qu'il est reçu pour l'exposition de Tokyo pour la paix (Heiwa Kinen Tokyo Hakurenkai). C'est en 1916 qu'il rencontre l'éditeur Watanabe Shozaburo et produit une importante production de Shin-hanga. En 1933, Ito Shinsui devient alors juré au Teiten. Il procède à de nombreux voyages comme artistes de guerre. C'est en 1948 qu'il reçoit le prix de l'Académie japonaise des beaux-arts dont il devient membre en 1958. Son oeuvre, marquée par une importante production de Bijinga, s'attache davantage à représenter des scènes d'intérieures, plus intimistes que les deux premières oeuvres montrées ci-dessus. C'est notamment le cas de son oeuvre, Femme habillée

77 « Onishi Yoshinori and the category of aesthetic» dans Modern Japanese Aesthetics : A reader, Michele Marra, University of Hawai'I Press, 1999, United States of America, p. 121.

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d'un long kimono78 peinte en 1927 montrant alors le portrait d'une femme de dos, en train de se coiffer. La composition très sobre est caractéristique de l'art de Shinsui. On ne décèle aucun autre plan que celui de la femme en train de se coiffer. Le second plan ne repose sur aucune profondeur, ne préside uniquement que le mica de la feuille. Son visage ne laisse qu'entrevoir la paupière d'un de ses yeux. Un des aspects les plus étonnants de cette oeuvre, outre la grande sobriété sur laquelle elle repose, se trouve dans la courbe effectuée par les pans du kimono. Ainsi, sa main gauche se levant pour prendre le peigne laisse tomber en cascade une multitude de plis du kimono. Ces mêmes plis que l'on retrouve à divers endroits du kimono, notamment crées par la torsion du kimono par le Obi (ceinture) rigide. Cette démonstration stylistique n'est pas sans rappeler les Ukiyo-e des estampes de l'époque Edo. Ito Shinsui s'inscrit dans la continuité d'artistes comme Kitagawa Utamaro(1753-1806) ou même Chobunsai Eishi(1756-1829). On décèle ainsi l'atmosphère de l'époque Edo, ainsi que cette sensibilité de l'Iki (raffinement) dans chacun des gestes de cette jeune femme peinte par Shunsui, probablement une geisha, en kimono.

2.3 : Shin-Hanga : Wakon Yosai

La particularité de ces nouvelles estampes se situent à plusieurs niveaux. Comme nous avons pu l'observer, deux de ses peintres connaissent une formation à l'occidentale, style Yo-ga, avant de réaliser leurs estampes pour le courant Shin-Hanga. Et chacun des trois, peut-être Ito Shunsui le moins, empruntent au répertoire de l'art occidental pour réaliser leurs oeuvres. Néanmoins comme nous avons tenté de le démontrer, Shin-hanga se présente comme un courant cherchant, au-delà de

78 Ito Shunsui, Femme habillé d'un long kimono, 1927, impression en couleur sur bois, 42,9cmx27,2cm, Muséed'art d'Honolulu

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simplement répondre à une clientèle américaine, à réadapter un style, si ce n'est l'imaginaire, d'une époque au travers de l'estampe. Le courant s'apparente ainsi à une recherche aussi bien tournée vers le passé que le futur, vers la tradition tout en utilisant des techniques picturales modernes. Si l'on prend l'exemple d'Hiroshi Yoshida, on peut voir que le traitement de ce sujet tiré de l'époque Heian ne se départit pas d'une utilisation à l'aquarelle. La composition qui respecte un système de premier plan et de second plan se structure selon un respect des proportions. L'arbre, placé en arrière des deux figures, permet de créer une perspective au sein de la composition. On peut même noter l'utilisation du raccourci, presque jamais employé avant l'ère Meiji, pour représenter la deuxième figure humaine. De la même manière, l'usage de dégradé de couleurs reste unique dans l'histoire de l'estampe japonaise...les aplats de couleurs lui étant préférés. Il est ainsi fort probable qu'Hiroshi Yoshida ait retravaillé son estampe une fois après avoir procédé à l'estampage des différentes couches de couleurs afin d'accentuer certaines nuances. L'emploi de ces techniques occidentales est pourtant au service d'un regard sur le passé. Les postures extrêmement figées des figures humaines, voire archaïsantes, ainsi que la représentation des fleurs de cerisiers au Mokkotsu (technique de peinture sans os où l'on représente des motifs sans les délimiter par un trait de contour), n'est pas sans rappeler une inspiration des peintures à l'encre de l'époque Heian ou du moins, les Ukiyo-e de l'époque Edo. A titre de comparaison, une autre estampe du même peintre : Mémoires du Japon 79 (figure n°7) nous montre une composition beaucoup plus moderne. Trois femmes sont ainsi représentées, assises sur un champ de fleurs, et semblent discuter entre elles. Les postures beaucoup plus dynamiques semblent être tirées, aussi bien que la touche

79 Hiroshi Yoshida, Mémoires du Japon, fin XIXème siècle(1899 probablement), impression de couleurs sur bois 69,7x90.3cm, L'institut d'Art de Détroit.

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fine du pinceau, directement du répertoire impressionniste, où les personnages inscrits dans un cadre champêtre semblent être saisis sur le vif. On est alors plus proche d'une scène de genre que d'une représentation symbolique. Cette comparaison nous permet, de la même manière, de montrer l'originalité de la peinture du Shin-hanga, qui n'hésite pas à élaborer de nouvelles représentations. De nombreuses estampes d'Hiroshi Yoshida sont inédites pour l'originalité de la représentation, empruntant ainsi aux représentations picturales occidentales de la fin du XIXème siècle. Et quand bien même la composition moderne de Mémoires du Japon nous rappelle les recherches esthétiques occidentales, le titre Mémoires du Japon, quant à lui, ne laisse aucune place au doute. Hiroshi Yoshida et plus globalement le courant Shin hanga ont le regard tourné vers le passé de leurs pays, qui peut-être s'incarne au creux même de cette conversation anodine entre trois femmes sous les cerisiers en fleurs. Cette observation est encore plus clairvoyante au travers des yeux d'Ito Shinsui. Ces femmes, représentées dans des actes intimes, reprennent à l'identique le thème des « Bijinga » de l'époque Edo. La nouveauté d'Ito Shinsui se fait par le traitement de ces femmes. La chose, généralement la plus frappante, est probablement le cadrage qu'il utilise pour les représenter . On a souvent à faire à un cadrage légèrement en plongée ou en contreplongée, rarement frontal comme peuvent l'être ceux de l'époque Edo. Cela est particulièrement visible dans une oeuvre comme La chevelure80( figure n°8) où le cadrage est pris légèrement en contreplongée, entre le visage de la femme et le seau d'eau, ou encore dans une oeuvre comme Devant le miroir81 (figure n°9) ou le cadrage semble être pris en plongée. L'aspect le plus singulier des oeuvres, lesquelles peut-être

80 Ito Shunsui, La chevelure, 1952, impression en couleurs sur bois, 52,2x37.4cm, Musée Nihon no hanga, Amsterdam

81 Ito Shunsui, Devant le miroir, 1916, impression en couleurs sur bois, 44x28.9cm, Institut de l'art à Chicago

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contrastent justement avec les « Bijinga » de l'époque Edo, est que ces femmes sont représentées dans des postures dynamiques, souvent en train de se préparer. A l'inverse, Utamaro se focalisait davantage sur le visage des femmes ainsi que sur leurs tenues élégantes signifiées par un jeu de courbes importants. Ito Shinsui insiste particulièrement sur l'acte de la toilette, de l'habillement. Cette variation du thème montre la volonté de l'artiste à vouloir rendre ces compositions plus modernes, moins figées et plus proches des scènes intimistes tels qu'on les retrouve dans certaines peintures de Henri Toulouse-Lautrec (1864-1901) ou même Henri Fantin-Latour(1836-1904), que des Bijinga de l'époque Edo. Pour autant, le fait que ces femmes soient absorbées dans leurs activités, où ne semblent pas remarquer le spectateur, représentent une des caractéristiques issues de la tradition de l'époque Edo. En effet, absorbées par leurs toilettes, les femmes des oeuvres Femme habillée par un long kimono ou même l'oeuvre La chevelure ne prêtent pas attention au spectateur. Caractéristique qui confère de l'intensité à la valeur intimiste du tableau et que l'on trouve déjà dans les représentations de l'époque Edo. Une nouvelle fois, une des particularités des estampes d'Ito Shunsui est de vouloir insister sur une action précise plus que de vouloir représenter la perfection du visage féminins. Nous en parlerons à nouveau plus tard. Finalement l'observation de peintures occidentale lui permet de perpétuer la tradition des Bijinga. Le cas le plus complexe de notre corpus d'oeuvres est probablement celui de Kawase Hasui. Si on retrouve de nombreuses allusions à la culture nippone, au travers de l'architecture des maisons en bois ou dans le traitement des nuages, représentés de manière filiforme selon les peintures à l'encre chinoise puis, plus tard, les estampes, l'ensemble de la représentation suit un traitement occidental. Ainsi, la rue s'inscrit dans un principe de perspective ; on note plusieurs échelles de plan, au premier la silhouette humaine

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marchant sous la pluie, au second les maisons en enfilades et au dernier, l'arbre qui rompt la perspective créée par la rue. Le cadrage apparait comme centré et la luminosité semble, par l'alternance de couleur noire et blanche, jaune, appartenir bien plus à un procédé de clair-obscur que celui d'une représentation d'un paysage nocturne japonais. Et c'est probablement avec la technique employée par Kawase Hasui que l'on trouve un usage original de l'estampe. En effet, l'alternance de stries, entre papier vierge et couleur noire, pour produire l'effet de la pluie montre une forme d'originalité sur le travail du matériau. L'art Japonais, comme le dit Akira Tamba dans son article82 se caractérise par « une esthétique du raffinement » qui trouve son apogée à l'époque Edo : « C'est ainsi qu'aucun pays au monde n'a autant d'écoles ou de groupements artistiques que le Japon, où l'on maintient le beau par la répétition. C'est la raison pour laquelle le niveau technique des artistes et des artisans est très élevé. »83 Cette art du raffinement se conçoit comme le maintien d'une certaine perfection technique édifiée sur une méthode de répétition laissant peu de place à une forme d'originalité : « Mais au Japon, l'art a toujours été un principe éducatif ayant pour but la formation d'un peuple culturellement homogène. On peut dire sans exagération qu'il n'existe pas un écolier qui n'ait pas appris à faire des poèmes de forme « haïku » ou « tanka », ou qui n'ait pas l'expérience de la calligraphie »84 Ainsi, la démarche propre à Kawase Hasui cherchant à opérer un mode de stries en laissant vierge la feuille, étant obligé d'utiliser des calques spécifiques s'avère originale. Si l'on compare cette estampe

82 « Esthétique de l'art contemporain au Japon »par Tomonobu Imamichi dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 29.

83 « Esthétique de l'art contemporain au Japon »par Tomonobu Imamichi dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 30.

84 « Esthétique de l'art contemporain au Japon » dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 30.

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à celle d'un autre artiste du mouvement Shin-hanga, Hirano Hakuho(1879-1957) et de son oeuvre Dotonbori85 on peut voir que le traitement de la pluie est différent. Ce dernier, pour représenter la pluie, dispense des aplats de couleurs au sol permettant de rappeler les flaques d'eau en prenant leurs formes. Hirano Hakuho reste alors dans le registre du dessin et de la signification picturale là ou Kawase Hasui travaille directement le matériau. On peut voir le geste propre aux avant-gardes européennes du début du XXème siècle dont les réflexions portent sur les mediums artistiques. A l'image de Picasso qui élabore ses premiers collages dès 1912, Kawase Hasui réfléchit sur les possibilités qu'offrent un médium artistique tel que l'estampe. En découle ainsi une oeuvre originale avec un effet singulier créé par un procédé original : l'alternance de lignes imprimées sombres et la feuille laissée vierge dans la planche.

Nous le voyons donc, la production artistique de ces trois artistes reflète ce que Sakuma Shozan nomma « Wakon Yosai » (âme japonaise, savoir étranger). Les oeuvres du Shin-hanga concentrent en elles cette double tendance : l'utilisation de techniques étrangères, l'affirmation d'une identité japonaise. D'une part, le courant Shin-hanga s'inscrit au sein d'une tradition dont les thèmes évoqués, les méthodes de production ne sont pas sans rappeler celles des époques précédentes. De manière générale, cette période historique du premier quart du XXème siècle, ne se départage pas de cette volonté de revenir, de conserver et de maintenir une tradition culturelle, esthétique du Japon. Ainsi, comme l'avance Akira Tamba « De la dernière décennie du XIXème siècle aux alentours de 1920 s'amorce un retour à la tradition dans un effort de rééquilibrage, en réaction contre l'intrusion massive de

85 Hirano Hakuho, Dotonbori, Impression en couleurs sur bois, 39,1x26,3cm, Musée Nihon no hanga, Amsterdam

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la civilisation occidentale avec la restauration de Meiji. »86 Ainsi ces trois oeuvres que nous analyserons plus en détail par la suite, s'inscrivent parfaitement dans cette tendance « à l'intrusion massive de la civilisation occidentale » au sein d'un mouvement qui pourtant revendique cette position de réaction. Néanmoins, pour des motifs liées à leur formation, ainsi qu'à la nécessité de plaire à un public étranger, occidental, leur art « s'occidentalise ». L'occidentalisation est alors gage de modernisation. Ainsi, et peut-être, les mots d'Akira Tamba ne peuvent qu'être plus éclairants pour illustrer ce phénomène unique à la culture japonaise : « Par ailleurs, ce panorama de la vie artistique dans le Japon contemporain met en évidence un fait remarquable : à aucun moment la civilisation occidentale n'a été rejetée, tout comme la civilisation importée de la Chine n'avait jamais été reniée. C'est au contraire à la lumière du rationalisme occidental que la tradition japonaise a été remise en question. Ainsi est née la « bipolarisation » qui, depuis un siècle, entraîne une oscillation constante entre une appréhension rationnelle conforme à l'épistémologie de souche occidentale et une appréhension psychosensorielle issue d'un mode de pensée orientale. On voit également comment le syncrétisme japonais aboutit à une structure feuilletée, qui permet de greffer des apports hétérogènes sur un tronc commun artistique où coule toujours la sève qui alimente une même quête d'identité culturelle. L'artiste parvient alors à fondre sa personnalité dans le flux de l'histoire qui la légitime au sein d'une communauté »87 Ces mots nous montrent combien née à l'époque Meiji ce que nomme Akira Tamba, la « bipolarisation » de la culture japonaise. Aspect de la culture japonaise qui se

86 « Présentation génerale» d'Akira Tamba dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 17.

87 « Présentation générale » par Akira Tamba dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 17.

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cristallise alors dans les estampes du Shin-hanga par l'emploi et le mélange de deux approches, mais qui s'observe surtout par cette double tendance au sein de la production d'estampes : le Shin-hanga et le Sosaku-hanga. Il reste que comme le dit Akira Tamba, ce syncrétisme japonais ne se départage pas, sur le plan artistique, d'un tronc commun artistique où viennent s'ajouter des apports occidentaux. Ainsi, n'importe laquelle des trois oeuvres analysées précédemment montrent ce tronc commun issue des cultures précédentes comme celle de l'époque Heian, Muromachi ou Edo. Il nous reste alors à analyser comment ces trois oeuvres communiquent avec les différents textes théoriques précédemment montrées et analysées en vue d'observer si oui ou non, le mouvement Shin-hanga reflète, malgré sa position inadaptée à une expression artistique, une forme de sensibilité propre à l'ère Meiji et aux époques qui suivirent jusqu'en 1950. Forme de sensibilité que nous essayerons alors d'expliquer comme une certaine « mélancolie » ou « nostalgie du passé », issue elle-même de la considération historique d'une culture proprement indigène de la part du peuple japonais.

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III : Shin hanga : cristallisation d'une sensibilité esthétique

japonaise moderne

3.1 : Réceptacle des concepts esthétiques antérieures

Ainsi comme nous l'avons esquissé précédemment, la production de Shin-hanga se présente sous l'angle d'une quête visant à réadapter un imaginaire esthétique antérieure. Comme nous l'avons rapidement évoqué, l'oeuvre de Kawase Hasui, Pluie à Maekawa Soshu, est à mettre en lien avec le concept de Yûgen que l'on rencontre dans les premières peintures à l'encre noire japonaise, dès l'époque Muromachi. En effet, comme Toyo Izutsu le montre dans son ouvrage The theory of Beauty in the Ckassical Aesthetics of Yûgen88 le concept se rattache à des termes comme « immatérialité » ou obscurité dont le caractère même Yu renverrait directement à l'idée d'ombre. Dans le même ordre d'idée, Gen renvoie à l'obscurité, si profonde que « la vue ne pourrait voir cette profondeur. »89 Définition que l'on retrouve presque à l'identique dans l'ouvrage écrit par Lionel Guillain90, Le théâtre Noh et les arts contemporains, où ce dernier traduit Yu par « difficile à voir ». Donald Keene rattache Yûgen à une forme de solitude. Autant de définitions que finalement Lionel Guillain résume assez clairement par une image « Ce n'est qu'au coeur de la forêt que nous le (Yûgen) comprendrons, par la profondeur de ses chemins et qu'accoutumées à son obscuritéì, nos pensées seront plus profondes. Car l'observation de loin n'est rien et nous devons pénétrer la forêt pour saisir les mystères de la sombre forêt de la montagne. »91 Enfin, la définition la plus générale proposée est surement celle de Daisetz T. Suzuki : « Yugen » est un mot composé,

88 Toyo Izutsu, The theory of Beauty in the classical Aesthetics of Yûgen, p. 98.

89 Ibid., p. 98.

90 Lionel Guillain, Le théâtre Noh et les arts contemporains, p. 52-55.

91 Ibid., p. 56.

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chaque partie, yu et gen, signifiant « nuageuse impénétrabilitéì » et la combinaison des deux signifiant « obscurité », « inconnaissance », « mystère », « au-delàÌ des calculs intellectuels », et non « totale obscuritéì ». Le terme qui provient à l'origine d'un kanji chinois, était compris comme ce qui est « si mystérieusement vague et profond qu'il dépasse la perception et compréhension humaine. »92. N'est-ce pas justement cette forme de mystère qui entoure l'oeuvre ? Déjà, on distingue le thème de la solitude à travers la présence de la seule figure humaine marchant sur la rue. Le thème de la solitude se manifeste particulièrement dans la correspondance entre les maisons composées de lucarnes éclairant le sol d'une lumière intérieure face à la figure humaine marchant seul dans l'obscurité. Ces chaumières probablement habitent des familles, une multitude de personnes auxquelles fait face la figure humaine cachée par son ombrelle. Se compose un jeu entre espace intérieur, certainement chaleureux, et la froideur de l'espace extérieur, assailli d'obscurité. On peut retracer l'esthétique de Yûgen par la présence d'une nature à peine distinguable. Nous l'avons dit, Yûgen se manifeste par le truchement de deux termes obscurité et mystère. L'arbre dont il est impossible de deviner la nature et l'espace qui lui est dédié au sein de la composition répond parfaitement à ces critères. En effet, on ne connait ni sa grandeur, ni son type, ni à quel plan exactement il se situe. Il manifeste sa présence par son branchage mais recèle une certaine part de mystère et d'obscurité. C'est probablement le rapport qu'entretiennent les nuages avec les branchages qui définissent le mieux l'aspect mystérieux de cette conception. En effet, les branchages et les nuages entretiennent un lien très étroit. Les branchages que l'on aperçoit dans la partie supérieure de la composition, partant du tronc d'arbre et s'étirant vers les chaumières, donnent place à des formes nuageuses à

92 Daisetz T. Suzuki, Zen and Japanese Culture, New York, 1959, p. 220-21.

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demi distinguables. La frontière entre les deux éléments est alors floue au même titre que la partie finale de la rue empruntée par le personnage, qui se perd alors entre les chaumières et la nature. On retrouve ici un procédé relativement similaire aux peintures à l'encre de l'époque Muromachi où la nature se présente sous un angle mystérieux et où la figure humaine semble se perdre, voire se confondre à celle-ci. En effet, si l'on prend l'exemple de Dialogue entre un pêcheur et un bucheron de Sesshu Toyo, on peut voir que les deux figures humaines, celle du pêcheur et du bucheron semblent se perdre dans la nature qui les entoure. A peine distinguable à la manière de cette figure humaine dont on peut ne pas prêter attention tant la composition semble plongée dans une obscurité totale. Ainsi, au sein de la conception de Kawase Hasui sommeille une beauté indéfinissable que l'on peut rapprocher des mots du moine Shotetsu : Yûgen peut être appréciéì par le coeur mais ne peut être exprimé en mot. Il repose dans les filets de nuages cachant la lune, ou dans le délicieux effet de la brume d'automne sur les feuilles écarlates d'automne dans les montagnes. Si quelqu'un demande où se trouve le yûgen dans tous cela, il serait vraiment difficile de répondre. Les personnes qui ont un manque de compréhension du yûgen répondront naturellement « La lune est plus belle lorsqu'elle brille dans la claire surface des cieux. »93

Il y a ainsi une forme de réadaptation d'une esthétique de beauté mystérieuse qui correspond aux types de recherches qu'a entrepris par exemple Watsuji sur l'époque Muromachi à la même époque. On a affaire à un regard tourné sur le passé où chacun d'eux défriche l'imaginaire de l'époque Muromachi. Alors que l'oeuvre de

93 Brower Robert H.et Earl Miner,Japanese Court Poetry,Palo Alto: Standford University press, 1961, p. 266.

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Kawase Hasui peut encore être l'objet d'une observation interprétative où finalement l'abondance de thème nocturne dans la production artistique de Kawase Hasui serait issue d'une démarche inconsciente. La représentation d'une Bijin (belle femme) par Ito Shinsui ne laisse aucun doute quant à son rapprochement avec le concept Iki. On perçoit ici le lien qu'entretient alors la production artistique des années 1920 avec la production théorique de la même année. En effet, il est fort probable qu'Ito Shinsui se soit inspiré d'Utamaro pour réaliser ses Bijin. Et l'on sait que Kuki Shuzo dans son Structure sur l'Iki propose les estampes d'Utamaro pour observer son concept. Ainsi, « Comme le corps est le support de l'expressivité, une silhouette fine et une taille souple comme un sailve doivent être considérées comme une expression objective de l''iki'. Utamaro a défendu ce point de vue avec une ferveur presque fanatique.94 Il y a donc une trace matérielle commune aux deux, leur source de référence. De plus, nombre de caractéristiques élaborées par Kuki Shuzo pour expliquer le concept de l'Iki, correspondent aux estampes d'Ito Shinsui. Ainsi, le caractère longiligne des silhouettes féminines représentées au sein des estampes d'Ito Shinshui, les couleurs ternes, le kimono porté en dégageant la nuque. Nous nous concentrerons sur certaines d'entre elles. La figure féminine de Femme habillée d'un long kimono nous donne ainsi un grand nombre de comparaisons possibles. Le fait de porter un habit léger est déjà l'expression de l'iki ainsi que l'utilisation de couleurs précises. Le kimono (ou plus probablement le yukata) de la femme habillée représentée selon une silhouette féminine, de couleur brun gris n'est pas sans se conformer aux types de couleurs idéales pour la représentation de l'iki : Quelles sont donc les couleurs qui peuvent ainsi parler ? Le gris souris, le brun et la couleur de tendance bleuâtre. Pourquoi ? Toutes les couleurs grises

94 Kuki Shuzo, La structure de l'iki, p. 67.

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aboutissent en définitive à une diminution du degré de saturation, c'est-à-dire à la première faiblesse de la couleur. C'est pourquoi le gris souris est la couleur la plus digne de représenter l'« iki » 95 et à propos du port d'un habit léger : Une autre attitude « iki » est visible lors de la sortie du bain. Le port d'un simple « yukata » d'après-bain sans apprêt, qui contient le souvenir de la nudité dans un passé proche, accomplit l'expression de l'attirance et sa cause formelle.96 La posture ainsi que le fait de s'être habillé légèrement constitue aussi à son tour l'expression d'une forme d'iki : « De plus, si le corps humain s'habille assez légèrement, c'est aussi une expression de l' « iki », parce que l'habit léger ouvre un chemin vers l'autre sexe par sa transparence et le ferme en même temps par sa fonction de cacher. »97.Mais c'est peut-être le geste même de cette femme habillée d'un habit gris qui nous interpelle le plus quant à sa correspondance avec le concept « Iki ». En effet, Kuki Shuzo dans son traité avance que la gestuelle propre à la femme Iki est définie par le fait de lever le pan gauche de son kimono : « Iki se manifeste aussi dans le geste de relever le pan gauche du kimono ».98 Et quand bien même, ce geste aurait pour origine la volonté de pouvoir prendre son peigne tenu de son autre main, la représentation du levé du kimono de sa main gauche est parfaitement représentée. D'une certaine manière, elle est représentée à une action dynamique, rationnelle, celui de vouloir saisir son peigne de toilette. Kuki Shuzo tout en reprenant des anciennes formes d'esthétique, cherche à les actualiser, à les intégrer dans un discours rationnel propre à l'art occidental. Ainsi, cette scène n'est pas que la simple représentation d'une Bijinga mais aussi la représentation d'un style pictural

95 « L'esthétique de Shuzo Kuki » par Akira Kuno dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, dans p. 55.

96 Kuki Shuzo, La structure de l'iki, p. 66.

97 Ibid,. p. 53.

98 Kuki Shuzo, La structure de l'iki, p. 71

occidental : une scène intimiste. Ainsi, la représentation des visages n'en est pas moins différente. Si l'on connait des visages idéalisés à l'époque Edo, on peut voir ici que le traitement est différent. Alors que le traitement du visage, et de manière plus générale, celui du corps s'imprègne d'une certaine idéalisation à l'époque Edo, le traitement du visage des Shin-hanga ainsi que celui du corps font appel à un traitement plus réaliste, plus proche anatomiquement de la réalité. Ce traitement particulier découle finalement des travaux des penseurs de l'époque Meiji, notamment celui de Mori Rintarô (Ogai) qui a exercé une grande influence auprès des peintres de l'ère Meiji et de l'époque moderne. Ainsi, son ouvrage Shinbi shinsetsu99 qui s'attache à traduire la pensée de Eduard Von Hartmann100 nous laisse entrevoir les caractéristiques picturales qui seront celles de l'art japonais moderne : « Lorsqu'on fait en sorte d'explorer la nature, ce qui est l'essence de l'art, on ne peut pas créer des choses sans fondement, qui n'apparaissent pas dans le monde réel mais seulement dans un monde artistique idéal »101 Ce point central constitue un enjeu majeur et se répercute dans la représentation des Bijin d'Ito Shunsui. La représentation du visage, du corps fait appel à une observation détaillée de l'anatomie du corps féminin. Le respect des proportions anatomiques est alors exprimé par ces visages aux arcs saillants, non plus représenter de manière exagérée par rapport au reste du corps, mais bien conforme à l'anatomie humaine. C'est probablement avec la représentation de certains modèles nus qu'Ito Shinsui prolonge le plus parfaitement la pensée de Mori Rintarô. En effet, certaines

99 Mori Rintarô(Ogai) & Ômura Seigai, Shinbi kôryô, Tôkyô, shun.yôdô, 1899

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101 Eduard Von Hartmann, Aesthetik(Esthétique), 1886

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estampes telles que Le parfum d'un bain102( figure n°10) ou encore Se baigner au début de l'été 103 (figure n°11) nous montrent des nus féminins. Ces nus féminins sont travaillés de manière à rendre une image anatomique réaliste et non idéalisée. Ainsi, la torsion des muscles aux niveaux du bassin et des deux jambes de la figure féminine du Le parfum d'un bain ou encore le détail de la main de Se baigner au début de l'été ne sont pas sans rappeler une certaine forme de souci anatomique conformément aux souhaits de Mori Rintarô dans son ouvrage Shinbi kôryô. Il n'est pas même impossible que l'artiste se soit aidé de modèle pour réaliser son oeuvre. Ainsi, Ito Shinsui lui-même ne s'y trompait pas lorsqu'il disait, parlant de ses Bijin : « Elles sont trop réalistes, de sorte que, quand on les examine selon les critères expressifs propres à l'estampe, qui tire principalement sa force de sa simplicité et de sa clarté, on voit qu'elles déçoivent par endroit. Mes Bijinga étaient claires [dans mon intention] - en d'autres mots, elles étaient des produits commerciaux[...] Pourtant, personnellement, je caresse l'espoir de créer des oeuvres d'art qui possèdent un certain contenu, des oeuvres plus solidement basées sur la subjectivité et presque impossibles à réaliser au moyen de la gravure sur bois »[..]104

De la même manière, malgré son caractère plus symbolique l'oeuvre d'Hiroshi Yoshida semble se conformer aussi à cette volonté de représentation « réaliste ». Comme nous l'avons évoqué, cette oeuvre d'Hiroshi Yoshida est à mettre en lien avec les études sur le concept du Mono no Aware avancé par Onishi Yoshinori. Rappelons ici ces propos en vue de l'analyser au regard de l'oeuvre d'Hiroshi

102 Ito Shunsui, Le parfum d'un bain, 1930, impression en couleurs sur bois, bibliothèque du congrès

103 Ito Shunsui, Se baigner au début de l'été, 1922, impression en couleurs sur bois, 43,6x26,7cm, musée Nihon no Hanga, Amsterdam

104 Ito, 1933, p. 302.

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Yoshida : « What does « to know mono no aware » mean ? « Aware » is the voice of sorrow that comes out when the heart feels after seeing, hearing, or touching something. Today we would use the exclamations « Ah »(aa) and « Oh»(hare). Looking at the moon or at the cherry blossoms, for example, we are deeply impressed and say: «Ah, these splendid flowers!» or «Oh, what a beautiful moon» (Qu'est-ce «connaître le mono no aware» veut dire ? Aware est la voie de la tristesse qui surgit lorsque le coeur ressent quelque chose après avoir vu entendu ou touché quelque chose. De nos jours, on utiliserait l'exclamation « Ah » et « Oh ». Regardant la lune ou les cerisiers en fleurs, par exemple, nous sommes profondément impressionnés et nous disons : « Ah, les splendides fleurs » ou « Oh, quelle belle lune »).105 Ainsi, le sentiment de « mono no aware » se ressent à travers l'observation de la nature, principalement de la lune et des cerisiers en fleurs. On retrouve ces motifs au sein de la composition du peintre de Shin-hanga. On peut ainsi émettre l'hypothèse que ces deux femmes représentées ainsi fassent finalement l'expérience du Mono no Aware à la vue de ces deux phénomènes naturels. Leurs positions figées, n'ayant aucun contact visuel l'une avec l'autre nous laisse envisager qu'elles seraient alors en position d'observatrice devant le cerisier en fleurs et puis plus loin la pleine lune. Le cadrage de la composition ne se centre d'ailleurs pas sur ces deux figures féminines mais bien plutôt sur la pleine lune et le cerisier en fleur. Ainsi, ces deux figures féminines ne seraient qu'un prétexte pour inviter finalement le spectateur à observer de lui-même le passage des saisons et avoir l'intuition de cette forme de « tristesse (sorrow)» décrite par Onishi Yoshinori. Cette composition contraste alors beaucoup avec celle de « Mémoires du Japon », autre oeuvre peinte par l'artiste qui s'apparente bien plus à une scène

105 Onishi Yoshinori, Genji Monogatari Tama no Ogushi, roll 2

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de genre qu'à la mise en valeur expressive du concept de Mono no aware. En effet, les trois femmes semblent être prises dans une discussion. Aucune d'elles se tournent vers le spectateur, alors trop absorbées dans cette discussion. Le cadrage se focalise d'ailleurs sur cette conversation et non sur le cerisier en fleur. On a ainsi une influence plus occidentale qui ne peut constituer un terrain idéal pour l'affirmation d'un concept esthétique japonais datant de l'époque Heian.

Shin-hanga s'inscrit dans la veine des recherches portant sur les concepts esthétiques japonais de la même époque. Comme nous l'avons dit, qu'il s'agisse du mouvement pictural où l'état de la pensée japonaise à la fin de l'ère Meiji, on retrouve cette même ambition de redécouvrir un passé culturel. Dans quel but ? L'Occidentalisation fulgurante du Japon a amené, au-delà d'une simple prise de conscience d'un héritage culturel à entretenir, la nécessité de le valoriser. Comme nous l'avons évoqué, la tendance dominante de l'époque moderne japonaise en art tout comme dans sa pensée est la mise en avant d'une culture occidentale. Qu'il s'agisse de la tendance Yo-ga ou même du style d'estampe Sosaku-hanga la majorité des artistes se tournent vers un art occidental tout en déniant les techniques et les thèmes traditionnellement japonais. La pensée japonaise se range sur les écrits occidentaux et nombreuses sont les traductions des penseurs occidentaux qui affluent dans les librairies japonaises.

3.2 : Shin-hanga, itinéraire du Japon, formation d'un paysage

national

Ainsi, l'esthétique traditionnelle des oeuvres du courant Shin-hanga devient un enjeu de conservation d'une culture japonaise. Cela explique probablement la grande majorité de paysages. En effet, nombreux sont les lieux culturels japonais représentés au sein des nouvelles estampes. On observe une forme de construction

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nationale où le paysage devient l'affirmation d'une nation. On retrouve ainsi la notion de « beauté pittoresque » créée par William Gilpin en vue de qualifier un paysage remarquable. En effet, les estampes Shin Hanga peuvent à certains égards rappeler ce que nomme Gilpin, une nature qui serait « toujours remarquable en matière de dessin »106 et « également admirable pour ses qualités de coloriste. »107 Valorisation d'une géographie nationale que l'on connait déjà à l'époque d'Edo où des artistes comme Katsushika Hokusai(1760-1849) ou Utagawa Hiroshige(1797-1858) peignent des Séries de vue visant à retracer les itinéraires commerciaux et proprement culturels de l'archipel. Par exemple la série des « 36 vues du mont Fuji » d'Hokusai peints à partir de 1831-1833 depuis certains points géographiques importants autour de la capitale Edo ou encore les carnets de voyage d'Utagawa Hiroshige visant à dépeindre la route de Tokaido reliant Tokyo à Kyoto. De ce fait, comme l'avance Michael Lucken : « De cette manière, par le biais des penseurs européens qui interrogeaient « de l'intérieur » le fonctionnement de leur société, se mit progressivement en place au Japon un mécanisme extrêmement efficient de définition dialectique de l'identité culturelle nationale »108 Mécanisme que l'on retrouve à travers les deux paysages que nous avons choisi d'étudier. Ainsi, comme nous le voyons l'oeuvre de Kawase Hasui , Pluie à Maekawa Soshu, représente un lieu déjà connu : La province de Soshu (Sagami). Cette province située au centre et à l'ouest de la préfecture de Kanagawa. Nombreuses sont les estampes de Kawase Hasui qui revendiquent cette ambition. Celles-ci rendent compte des nombreux voyages qu'effectua l'artiste à travers les routes du Japon : « Contrairement à son contemporain Yoshida Hiroshi, Hasui voyagea surtout au Japon ; sa seule série

106 William Gilpin, Observations sur la rivière Wye, Quad, 2010, p. 52-53.

107 Ibid,. p. 52-53.

108 Michael Lucken, L'art du Japon au XXème siècle : pensée, formes et résistances, Hermann Editeurs des sciences et des arts, 2001, Paris

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résultant d'un voyage à l'étranger est une petite série de vues coréennes réalisée à partir de 1939. » On retrouve ainsi avec des oeuvres comme « La cascade de Yuhi, à Shiobara(Shiobara no taki)109 (figure n°12) de sa série « Souvenirs de voyage, première partie », contenant seize gravures, (Tabi miyage dai isshu) peinte en 1920 ou encore son autre oeuvre Hiver dans les gorges d'Arashi(fuyu no Arashikyo) (figure n°13) peinte en 1921, appartenant cette fois à sa seconde série de voyages intitulé « Souvenirs de voyage, deuxième série ».110 La première estampe, inspirée par son premier voyage au Japon, vise à représenter une cascade, ici dans la région de Shiobara. Cette région est alors célèbre à travers le Japon pour ses sources chaudes de la préfecture de Tochigi. Son premier voyage a pour ambition finalement de représenter les sites célèbres des préfectures du nord de l'île principale, Honshu, à savoir Niigata, Aomori et Miyagi. De la même manière, son autre estampe Hiver dans les gorges d'Arashi qui appartient à sa seconde série « Souvenirs de voyage, deuxième série » comprenant vingt-neuf estampes, propose des paysages japonais propres à la région du Kansai, qui longe la mer du Japon sur l'île principale de Honshu et une partie de l'île de Shikoku. Ici, on peut observer sur l'estampe la représentation de la célèbre rivière Oi à Arashiyama, se situant non loin de Kyoto. La particularité de cette représentation est peut-être le fait que contrairement aux représentations antérieures111, Kawase Hasui n'a pas représenté le feuillage d'automne doré des arbres : « Cette représentation de la célèbre rivière Oi à Arashiyama, aux abords de Kyoto, est atypique en ce qu'elle n'insiste pas sur

109 Kawase Hasui, La cascade de Yuhi, à Shiobara, 1920, impression sur bois, Nihon no Hanga, Amsterdam

110 Kawase Hasui, Hiver dans les gorges d'Arashi, 1921, impression en couleurs sur bois, Nihon no hanga, Amsterdam

111 Comme put le faire Hokusai dans une estampe daté de 1831 ou il représente ce thème paysager décoré du feuillage d'automne

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l'aspect qui avait fait la renommée du site : son feuillage d'automne. »112 Cela s'explique probablement par la volonté de Kawase Hasui de vouloir représenter un paysage « réaliste ». Ainsi, son voyage qui se déroule en début d'année, cette estampe étant datée du 22 février 1921, il est fort possible qu'une fois avoir été sur place, il n'ait pas eu l'occasion d'observer le phénomène du feuillage doré propre aux estampes antérieures. Comme nous avons pu le dire, Kawase Hasui, et plus globalement les artistes post-meiji, sous l'impulsion des écrits de Mori Rintarô vont se contraindre à une observation fidèle de la nature et non idéalisée. De ce fait, il est fort probable que Kawase Hasui n'ayant pas pu voir de ses propres yeux les érables en automne, se serait attaché à peindre ce qu'il aurait eu l'occasion de voir lors de son voyage à Arashiyama. Nombreux sont les exemples qui montrent des représentations de lieux célèbres dans les gravures de Kawase Hasui. Peut-être les deux exemples les plus intéressants sont celui de Matin au pont Nijubashi (nijubashi no asa)113 (figure n°13) ainsi que ces estampes de guerre. L'estampe Matin au pont Nijubashi, qui appartient à sa série des « Vingt vues de Tokyo » débuté en 1926, montre alors le pont Nijubashi signifiant « le double pont » qui est un des deux principaux ponts menant au palais impérial de Tokyo construit en 1887 sous l'époque Meiji. Le sujet représentant le pont menant au palais ne montre pas pour autant le palais. Le sujet est une nouvelle fois un sujet incarnant la culture et la tradition du Japon, à savoir le Palais de l'empereur et amène les auteurs de l'ouvrage Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes (1900-1960) :

112 « Les estampes japonaises du début du XXème siècle : vagues de renouveau, vagues de changement » dans Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960), Chris Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018, p. 243.

113 Kawase Hasui, Matin au point Nijubashi, 1930, impression sur bois, 38,8x26,5cm, Musée nihon no hanga, Amsterdam

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« Cette estampe incarne l'esthétique du « Shin hanga » dans sa beauté sereine et intemporelle. »114 La propension des oeuvres du Shin-Hanga à servir une géographie nationale à la manière d'une carte postale ou de l'affirmation d'une identité nationale trouve probablement son apogée à travers les quelques oeuvres de guerres proposées par ces trois différents artistes. Ainsi, l'estampe de guerre de Kawase Hasui représentant des soldats partis en guerre intitulée Crépuscule rouge(Akai yuhi)115 (figure n°14) peinte en 1937 nous montre des soldats partant sur le champ de bataille dans le contexte de la guerre sino-japonaise, tout en gardant une certaine forme de mystère quant aux lieux et à l'événement. Ce n'est pas le cas en revanche d'une des rares estampes de paysage d'Ito Shinsui intitulée La rivière Martapura, Bornéo (Boruneo Marutapura kawa)116 (figure n°15) peinte en 1943 où l'on peut voir la représentation de Bornéo en Indonésie. Bornéo est alors envahie par le Japon la même année de la publication de l'estampe et servit au Japon à puiser les matières premières.

Le paysage est ainsi utilisé au service d'une idéologie nationale et sert un discours. Si l'on s'attarde une nouvelle fois sur l'utilisation des paysages d'estampes en vue de recréer une « beauté pittoresque » propre à une culture traditionnelle, une estampe exceptionnelle dans ce registre est probablement celle d'Ito Shinsui, Le temple Miidera(Miidera-jin)117 intégrée à la série des « Huit vues d'Omi (Omi hakkei no uchi) peinte en 1917. Cette série s'inscrit dans une tradition que l'on connait déjà à l'époque Edo. En effet, Utagawa Hiroshige en avait déjà réalisée une en 1834. La différence repose dans le fait qu'Ito Shunsui a directement

114 Ibid, . p. 247.

115 Kawase Hasui, Crépuscule rouge, 1937, 22.8x32cm, Musée Nihon no hanga, Asmterdam

116 Ito Shinsui, La rivière Martapura Bornéo, 1943, 2è,2x38cm, Musée Nihon no hanga, Amsterdam

117 Ito Shinsui, Le temple Miidera, 1817, 31,8x22,6cm, Musée Nihon no hanga, Amsterdam

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visité les lieux. Ito Shunsui propose une approche originale en créant « des paysages atmosphériques en décrivant la pluie, la neige et la lumière »118 On devine cette atmosphère empreinte de poésie par la présence de l'architecture du temple vide, présenté sous la pluie. De plus, l'angle choisie par Ito Shinsui témoigne d'une grande modernité. Ainsi, les couleurs font l'objet d'un traitement peu varié. On observe principalement une nuance de gris et de noir. Le temple n'est pas présenté de manière frontale, mais bien plutôt sur le côté, la focalisation étant davantage mise sur le rapport qu'il entretient avec la nature. L'absence de figure humaine joue aussi un rôle important dans l'adaptation de ce lieu symbolique. Cette nouvelle approche ne connut pas un grand succès commercial. C'est le propos que tient notamment les auteurs du catalogue d'exposition Vagues de renouveau : estampes japonaises modernes (1900-1960) : « On connait très peu de tirages d'essai des paysages de Shinsui. La série « Huit vues d'Omi' fut tirée à deux cents exemplaires, alors que ses autres estampes de paysages ne faisaient généralement pas l'objet d'éditions limitées. Ces oeuvres furent peut-être traitées de la même manière que l'« Ukiyo-e » parce qu'il s'agissait d'objets commerciaux. Cependant, elles symbolisaient aussi la recherche par Shinsui et Watanabe d'un nouveau

modèle d'expression, comme « Le passeur » (watashimori,1918),
« Mousson (Tsuyu, 1919), « Aube (Reimi, 1919), « Soleil couchant en automne(Aki no rakujitsu, 1921) et « Après la neige (yuki no ato, 1921) ».119 Ainsi, ces oeuvres ne font pas que remettre au gout du jours des oeuvres antérieures, ni ne

118 « Les estampes japonaises du début du XXème siècle : vagues de renouveau, vagues de changement » dans Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960), Chris Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018, p. 445.

119 « Les estampes japonaises du début du XXème siècle : vagues de renouveau, vagues de changement » dans Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960), Chris Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018, p. 445.

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copient simplement les oeuvres du passés. Il y a toute une démarche propre aux artistes de Shin-Hanga qui au travers des différents itinéraires édifient un patrimoine proprement national. Cette recherche à propos des sites célèbres du Japon s'observe à certains égards auprès des estampes d'Hiroshi Yoshida avec par exemple son oeuvre Grotte de Komagatake( Komagatake iwakoya) (figure n°16) peinte pour sa série sur « Les Alpes du sud japonaises » (Nihon Minami Arupusu shu) datée de 1928120 où l'on peut voir la représentation d'un groupe de 4 personnages, présentant alors le centre de la composition. Ici, on peut voir la place centrale qui est laissée à la figure humaine. On a presque à faire, au-delà d'une simple représentation géographique, à une démonstration ethnographique de la vie japonaise. On voit ainsi un groupe de quatre travailleurs, probablement en train de se reposer. Leurs tenues de travail, composées de voile ou de bandeau nous montrent que ce sont des ouvriers ou peut-être des paysans. Il est à noter qu'en 1927, Yoshida Hiroshi procède aussi à une série des 12 vues de Tokyo où il peint la vie citadine de Tokyo.

On retrouve donc à travers leurs démarches la volonté de représenter un pays par la mise en image de sa géographie. Cette démarche ne se départit pas d'un discours sur la nécessité d'une culture traditionnelle et propres dont des penseurs comme Okakura Kakuzo se font les porte-paroles.

120 Hiroshi Yoshida, Grotte de Komagatake, 1928, impression en couleurs sur bois, 20,9x41cm

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3.3 : Un art moderne ?

Finalement, comment doit-on comprendre ce regard porté vers des époques désormais révolues ? Il y-at-il ici une démarche similaire à celle de Watsuji : Watsuji entreprend de faire dans « Kabuki to Ayatsuri-Jyôri » une sorte d'étude archéologique de fond, qui le conduit à constater que son « impression d'étrangeté exotique et de scintillement surnaturel » a pour origine le monde imaginaire né au sein même du peuple à l'époque Muromachi (du XIVème au XVème siècle). 121 Doit-on y voir à l'inverse une simple réadaptation adaptation, systématique et vide de sens, de thèmes picturaux traditionnels japonais utilisés en vue de satisfaire une clientèle étrangère ? Nous ne le pensons pas. Si telles avaient été leurs intentions, il aurait été plus aisé et utile de pasticher, reproduire les grands maîtres du passé. C'est d'ailleurs sur ce point-là que la complexité des rapports entre Ito Shinsui et son éditeur Watanabe Shozaburo nous informe de cet aspect singulier propre à la production picturale. On retrouve ainsi une forme de tension entre la position d'artiste d'Ito Shinsui, souhaitant élaborer de nouvelles formes d'art au sein de ces créations, là ou Watanaba Shozaburo aspire davantage à une conformité stylistique traditionnelle : « Le patron, M.Watanabe, croit profondément aux effets obtenus dans les estampes magnifiques du passé, et n'approuve pas toujours les nouvelles techniques, ce qui est une des raisons pour lesquelles elles ne peuvent tout simplement pas être réalisées à l'heure actuelle[...] En réalité, il y a des moments ou l'estampe sortie de notre pinceau ne correspond guère à nos attentes. »122 Et dans un autre ouvrage où celui-ci déplore la tournure que prennent ces estampes : «

121 « Tetsurô Watsuji et la dimension transcendantale de la culture » par Megumi Sakabe dans esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 43.

122 Ito Shunsui, 1833, p. 302.

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J'ai réalisé pendant longtemps de nombreuses estampes de belles femmes pour la maison Watanabe, et la technique est devenue plus ou moins répétitive. Ces derniers temps, il me semble que [mon] inspiration faiblit, et c'est pourquoi cette année j'aimerais publier des estampes de paysages.123 Et par la suite, Ito Shinsui exprimant sa démarche : « Comme artiste de la vie quotidienne, je tente de rester fidèle à mes observations et à mes expériences personnelles, je dois choisir ces sujets pour créer un art vrai, mais aussi pour rester passionné et enthousiaste »124 Ces paroles nous informent sur la recherche esthétique propre aux artistes du mouvement Shin-hanga, oscillant entre originalité créatrice et adaptation culturelle. On observer néanmoins deux éléments. Premièrement le statut d'artiste revendiqué par Ito Shinsui, aspect que l'on observe difficilement aux époques précédentes. Les artistes du Shin-hanga, et non pas que du Sosaku hanga, revendique une liberté créatrice et une recherche de nouveaux moyens d'expression. Deuxièmement, la nécessité de s'inspirer du quotidien. Le monde extérieur sert alors de réservoir pour puiser des nouvelles formes expressives artistiques. Cela constitue une nouveauté et fait finalement suite aux nombreux débats initiés dès le commencement de l'ère Meiji sur ce sujet. Le terme Shajitsu, qui représente la traduction en partie restituée du terme « Réalisme ». Le réalisme, comme nous l'avons montré auparavant avec Okakura Kakuzo, se définit comme l'idée d'une observation de la réalité et de sa retranscription, la plus fidèle, donnée dans ses détails. Selon les termes de Kawakita Michiaki, ancien président du Musée national d'Art moderne de Kyôto : « Les deux spécificités fondamentales de l'art japonais depuis ses origines sont, d'une part, une manière émotionnelle de voir, qui repose sur une perception du monde, vivante et en mouvement ; d'autre part, une manière spontanée de saisir ce qui existe

123 « Ito Shinsui gahakudai « Gei ni asobu » », Ukiyo-e geijutsu 4, n°2, février 1935, p. 80.

124 Ito, 1936, p. 53.

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vraiment (chokkakuteki na jissai no tsukamikata)125 Et dans la même optique, Michael Lucken avance que « l'art japonais, dans son ensemble, serait traversé, si l'on en croit l'auteur, par une volonté constante de « coller » au réel. »126 Les japonais ont ainsi adapté et remanié la notion de « réalisme » pour la rendre adéquate à une pensée japonaise. Ainsi, les japonais utilisent à partir de l'ère Meiji, deux termes différents pour désigner la Nature. On retrouve d'une part une polysémie du terme, Onozukara (naturel, spontaneité) issue du premier terme chinois Shizen, renvoyant à une idée de nature « se générant d'elle-même » sans aucune forme de transcendance. Une nature qui se serait formée d'elle-même sans l'aide d'un dieu de caractère anthropomorphique ou d'une quelconque forme de transcendance : « Parce que la nature n'est pas considérée comme la production d'un Dieu créateur, et que, par conséquent, l'existence d'un être transcendant au-dessus de la nature n'est pas impliquée, l'appréhension japonaise des choses naturelles comme étant « onozukara », comme se produisant « de soi-même » constitue une conception de la nature de caractère religieux qui discerne dans la nature une religiosité et une sainteté mystiques et qui cherche la paix ultime de l'âme dans un retour au sein de la nature, dans l'union avec elle. »127. Cette notion

d' « Onozukara » se confond alors avec un nouveau sens issu des réflexions sur les notions occidentales, envisagées davantage comme une science de la nature : « C'est à partir de l'époque moderne de Meiji (1868-1912) qu'a été fixé l'emploi de ce mot au sens général de « montagnes, fleuves et végétaux ». Avant cette date diverses autres appellations avaient cours.[...]Comme on l'a déjà souligné, à partir de l'ère Meiji, cette conception traditionnelle de la nature a continué à avoir cours,

125 Kawakita Michiaki, Nihon no bijutsu, Sono dentô to gendai, Tôkyö, Pelikansha, 1994, p. 11.

126 Michael Lucken, L'art du Japon au XXème siècle : pensée, formes et résistances, Hermann Editeurs des sciences et des arts, 2001, Paris, p. 5.

127 « La pensée japonaise », dir.Sylvain Auroux, quadrige, 2019, Paris, p. 66.

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mais depuis lors la notion « nature » est utilisée dans deux acceptations à la fois : d'une part, en ce sens traditionnel qui vient d'être expliqué, mais d'autre part aussi au sens de « nature » dans les sciences de la « nature »128. Les estampes que nous avons étudiées intègrent cette confusion polysémique dans son rapport à la réalité. On fait face à une représentation doublée d'une unique réalité. D'une part, un regard porté sur le monde extérieur, ici des paysages, purement japonais cherchant à capter Onozukara, le mouvement créateur de la nature, fidèle à la pensée japonaise : « La saisie du caractère « onozukara » de la nature implique la compréhension du mouvement qui existe en son sein, qui anime la nature comme telle, et la perception de la nature comme une production apparaissant au cours de ce même mouvement. 129 D'une autre part, on ne peut nier le regard proprement occidental que l'on décèle dans l'attention accordée à une représentation conforme à une réalité donnée, observée par le sujet, plus proche d'une science de la nature. Le cas des estampes de paysages du mouvement Shin-hanga traduisent cette dualité sensible d'appréhension de la nature. Les estampes que nous avons citées auparavant de Kawase Hasui démontre une attention portée à rendre un paysage fidèle à l'observation que le peintre a pu en faire. Ainsi l'usage de la perspective comme capacité à reproduire une image fidèle de la réalité perçue devient paradoxal. La perspective, plus qu'un simple outil artistique, s'apparente ainsi à un schéma de pensée ou, pour reprendre le terme d'Erwin Panofsky(1892-1968), une « forme symbolique »130. Elle agence la représentation de manière à correspondre et mettre en forme une perception de la réalité propre à la civilisation occidentale à travers son histoire. Pour reprendre ses termes, la perspective « est une méthode de

128 Ibid,. p. 73.

129 Ibid,. p. 67.

130 Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Ed : Minuit, 1975, Paris

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projection qui définit un point de vue, des points de distance et des points de fuite » 131et qui « transforme l'espace psychologique en espace mathématique artificiel »132Pour autant, fidèle à la tradition japonaise, elle s'attache aussi à montrer le mouvement de la nature : la pluie qui tombe, l'écoulement de l'eau de la rivière ou encore le mouvement du vent sur les branches des arbres, le passage des nuages. Alors il devient difficile de rattacher la perspective, phénomène «[...] qui ramène le phénomène artistique à des règles stables, objectives »133 à une esthétique définissant le mouvement comme le principe même de la nature.

Le mouvement Shin-hanga cristallise finalement plusieurs aspects proprement uniques à l'ère Meiji. Premièrement, le mouvement se présente comme une recherche à travers une histoire des sensibilités. Les trois oeuvres que nous avons étudiées montrent chacune respectivement des thèmes que l'on retrouve à différentes époques de l'histoire du Japon. Ces imaginaires retrouvés au travers de ces estampes par ces trois peintres trouvent une correspondance avec les recherches opérées par les penseurs japonais post-Meiji. Sensibilité qui s'incarne alors au sein de concepts esthétiques précis. Néanmoins cette adaptation est-elle à envisager comme une ré appropriation d'une sensibilité ou bien la simple redécouverte d'une tradition esthétique japonaise ? Nous y répondrons par la suite. Nous avons aussi vu que ces estampes se conforment à un discours national, ou du moins à l'élaboration d'une géographie nationale inscrite sous la forme de « Beautés pittoresques ». La majorité des peintres du mouvement Shin-Hanga, Kawase Hasui, Ito Shinsui, ainsi que dans une moindre mesure, Hiroshi Yoshida, voyagent à travers le japon. Ceci est l'occasion pour eux de s'inscrire dans une histoire des

131 Ibid, .p .11-13.

132 Ibid,. p. 43. 133Ibid,, p. 170.

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sites célèbres du Japon initiés très tôt au Japon et dont l'apogée se situe à l'époque Edo avec des artistes comme Hokusai ou Hiroshige. De la même manière, la pensée philosophique japonaise détourne le regard de la pensée occidentale, sous l'impulsion des travaux d'Okakura Kakuzo ainsi que de Nishida Kitaro, afin d'édifier une pensée purement japonaise, nationale. Deux des aspects singuliers sur lequel nous avons voulu insister en dernier est le rapport duel à la réalité que soutient la production de ces estampes. En effet, à travers ces estampes se confondent deux perceptions de la réalité, une occidentale, l'autre, extrême-orientale. Si la production d'une réalité à travers ces estampes fait appel à des méthodes occidentales telles que la perspective, ou une étude de l'anatomie du corps, on peut voir que l'idée première attachée à la réalisation de ces estampes est la volonté de rendre le mouvement créateur d'« Onozukara », de la nature qui se produit elle-même. Subsiste néanmoins cette « bipolarisation » conceptuelle et sensible de l'esthétique japonaise, dont parle Akira Tamba, qui « depuis un siècle, entraîne une oscillation constante entre une appréhension rationnelle conforme à l'épistémologie de souche occidentale et une appréhension psychosensorielle issue d'un mode de pensée orientale. »134 où « Ceux qui ont reçu le baptême de la conscience de soi dans le style de l'Occident moderne ont éprouvé maintes souffrances dans l'intervalle situé entre cette conscience de soi et la conception de la nature « onozukara ».135

134 « Présentation générale » par Akira Tamba dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 17.

135 « La pensée japonaise », dir.Sylvain Auroux, quadrige, 2019, Paris, p. 74.

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Conclusion :

Il a été question pour nous à travers cette recherche d'observer comment le mouvement Shin-Hanga cristallise les réflexions autour de l'esthétique japonaise moderne. Il était alors question pour nous d'analyser en premier lieu les différentes recherches élaborées sur l'esthétique japonaise de la fin de l'ère Meiji à des époques plus modernes (les années 1950 environ). Un des premiers enjeux fut de comprendre la manière dont se construisit une première pensée japonaise. Cette première élaboration d'une pensée purement indigène se fît au regard et en réemployant les méthodes occidentales. Okakura Kakuzo offrait le meilleur exemple pour montrer l'ambivalence de ce processus. En effet, celui-ci proposa une nouvelle esthétique proprement japonaise en définissant selon des règles précises ce qui pouvait prétendre à de l'art ou non, ainsi que la nature même de l'art. Le deuxième temps de ce premier point de notre analyse consista à observer, à l'aide des écrits de certains penseurs japonais, comment l'esthétique japonaise s'élabore, dans le sillage tracé par les premiers penseurs de l'ère Meiji (principalement Okakura Kakuzo), comme une pensée japonaise unique. Cette étape de l'histoire de l'esthétique japonaise prenait racine à la fin de l'ère Meiji, lors des ères Taisho puis Showa, caractérisées par une montée du nationalisme. Il s'agissait alors pour les

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penseurs de cette génération de retracer une histoire de l'esthétique, observer dans les époques antérieures une sensibilité proprement japonaise pour une définition d'une esthétique nationale. Les travaux de Kuki Shuzo ou encore Tetsuro Watsuji constituaient alors de bons exemples. Cette recherche presque archéologique se concrétisait par l'étude, toujours selon des méthodes occidentales, de concepts esthétiques appartenant à des époques révolues de l'histoire du Japon.

Une fois l'analyse de la pensée esthétique japonaise de la première moitié du XXème siècle effectuée, il s'agissait pour nous de présenter et analyser le courant Shin-Hanga sous la tutelle de trois peintres choisis au préalable. Notre choix ayant porté sur les estampes de Kawase Hasui, Ito Shinsui et de Hiroshi Yoshida, ce second temps de l'analyse fut aussi l'occasion de nous montrer ce qui définissait la particularité du courant pictural Shin-hanga. En effet, comme nous avons essayé de le montrer, Shin-hanga syncrétise deux cultures différentes et compose un assemblage de différentes conceptions esthétiques. On retrouve à toutes les échelles, sur le plan technique ou sur les motifs, une adaptation d'une culture traditionnelle japonaise à des méthodes occidentales. Shin-hanga constituait d'autant plus une correspondance artistique idéale que la volonté de l'éditeur, à l'origine du mouvement, était de reconstruire une esthétique traditionnelle japonaise désormais menacée par l'influence de l'art occidental. Shin-hanga portait ainsi un regard tourné vers le passé du Japon tout en prenant en considération l'influence que pouvait exercer la société occidentale sur l'art japonais, à l'image de sa clientèle américaine.

A partir de là, il s'agissait alors de voir si l'on pouvait trouver une correspondance entre les écrits des penseurs modernes de l'esthétique japonaise et cette production artistique spécifique. Ce fut alors l'occasion d'observer comment, chacun à leurs

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manières, les peintres du courant Shin-hanga ainsi que les penseurs modernes se livrèrent à une recherche archéologique, chacun dans leurs médiums. La méthode comparative nous permit ainsi de faire correspondre les textes philosophiques modernes sur les différents concepts esthétiques antérieurs, tels que Yugen ou encore Mono no Aware aux oeuvres d'art. Notre méthode, que nous avons emprunté à Erwin Panofsky, a consisté alors à observer l'adéquation entre les descriptions du concept proposées par des penseurs comme Kuki Shuzo ou Onishi Yoshinori et les oeuvres d'art. C'est dans cette dernière partie que nous avons utilisé la méthode iconographique pour établir une correspondance substantielle entre les écrits théoriques et intellectuels du début du XXème siècle et la production picturale de Shin-hanga. Il s'agissait alors de comprendre les ««principes sous-jacents qui révèlent la mentalitéì de base d'une nation, d'une période, d'une classe, d'une religion ou d'une perception philosophique, inconsciente représentéìe par un personnage et condensé en un travail »136. Et ainsi, conformément au troisième niveau de signification dégagé par Panosfsky : «

«Ainsi dans la conception de pures formes, motifs, images, histoires et allégories comme manifestations de ces principes sous-jacents, nous interprétons tous ses éléments comme ce que Ernst Cassirer a appeléì valeurs « symboliques ».[...] Mais quand nous essayons de le (le tableau La Cène) comprendre comme un document témoignant de la personnalitéì de Léonard, ou de la civilisation de la Haute Renaissance italienne, où selon une mentalitéì religieuse particulière, nous utilisons l'oeuvre d'art comme un symptôme de quelque chose d'autre qui s'exprime lui-même dans une multitude de variétésì d'autres symptômes, et nous interprétons ses caractéristiques iconographiques et structurels plus

136 Erwin Panofsky, Essais sur l'iconologie, Routledge, 2018, p. 6.

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comme une évidence particulière de ce « quelque chose autre ».137 Nous avons vu comment finalement, aussi bien la pensée philosophique japonaise que la production picturale du mouvement Shin-hanga cachent un désir latent de la société japonaise au cours du XXème siècle : réaliser et obtenir une « esthétique » conforme à la pensée occidentale pour s'illustrer sur le plan international. Peut-être derrière ce processus se cache aussi finalement la prise de conscience d'une histoire unique et d'une identité propre. Peut-être finalement, au contact d'une culture occidentale massivement importée, parfois de force, la société japonaise observe pleinement l'histoire qui lui est sienne, composée d'une tradition unique et d'une sensibilité propre. Les estampes Shin-Hanga deviennent alors non pas qu'une simple réponse à une clientèle américaine mais bien plutôt l'acceptation d'un héritage. Il est difficile d'imaginer que cette adaptation d'anciens concepts traditionnels puissent se faire sans en prendre en considération d'une manière ou d'une autre, le discours national qui s'installe progressivement à partir de l'ère Taisho. Les estampes cristallisent une nouvelle fois la volonté de s'affirmer pour la nation japonaise. On se trouve ainsi dans une démarche double. D'une part, la représentation de sites célèbres issues de la tradition des Ukiyo-e est l'occasion pour renouer avec un passé traditionnel. On observe alors la ré-adaptation de célèbres séries à l'aune d'une adaptation technique purement occidentale. D'une autre part, on observe l'affirmation d'une géographie nationale, aussi bien auprès des Japonais qu'auprès de la clientèle américaine propre aux estampes. L'enjeu est alors double : affirmer un sentiment national auprès de la population japonaise par la diffusion, notamment auprès des Hanpukai, valoriser l'image du Japon par la diffusion internationale de ces mêmes estampes. Le dernier temps de notre dernière partie

137 Ibid,. p. 8.

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consistait à analyser la représentation de la Nature dans ses estampes. Comprendre la distinction métaphysique existante dans l'appréhension d'une réalité commune à travers la représentation des estampes. Il s'agissait alors de montrer combien la perspective, pensée comme un moyen symbolique de représentation de la réalité, pouvait influencer la perception et la retranscription du réel au sein des estampes. Même si pour se faire, nous nous sommes focalisés sur les paysages de Kawase Hasui, nous aurions tout aussi bien pu analyser les bijinga d'Ito Shinsui pour l'usage de perspective et d'une stylisation anatomique employés pour la représentation du corps féminin. Les estampes Shin-Hanga était en ce sens plus du tout adéquate à une représentation picturale fidèle de la notion d « Onozukara » mais s'apparentait bien plus à une forme de représentation bipolaire, liant à la fois des concepts occidentaux et une appréhension de la Nature proprement japonaise. Ainsi, cette appréhension de la réalité purement japonaise ne s'effaça pas au contact de la civilisation occidentale. Evoquant l'appréhension de la Nature au travers de l'époque Edo, cristallisée par le terme Ukiyo-e, Sylvain Auroux ne parle pas d'autre choses lorsqu'il avance que «Une fois venue l'ère Meiji, la réforme de la société s'est opérée avant tout sur le plan des institutions politiques sans transformer la structure fondamentale de la conception du réel de l'époque précédente138

Se pose finalement à nous une question ; faisons-nous face à une réadaptation de concepts esthétiques ou à une véritable réappropriation à travers la démarche de ces peintres et penseurs ? Il est fort probable que non. Ces concepts appartiennent à une époque révolue et l'appréhension de cette sensibilité sera toujours inexact. Ces recherches ne visent toujours qu'à actualiser une sensibilité esthétique disparue. Ainsi, comme a pu le dire Sylvain Auroux : « L'analyse de Kuki est une tentative

138 Sylvain Auroux, La pensée japonaise, quadrige, 2019, p. 100.

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d'évocation comme dit Platon dans le « Phèdre », de ce que « notre âme a vu jadis » sous sa forme vécue, telle quelle, une tentative pour saisir les choses qui iraient sans cela se perdre dans l'oubli. Entreprise philosophique fine, mais présomptueuse et téméraire. Car ce projet est non seulement, oserait-on dire, quelque chose d'impossible mais qui défie l'impossible. Pour réussir, les deux conditions suivantes seraient nécessaires : d'une part, l'expérience vécue de « iki » par une sensibilité aiguë, d'autre part son analyse philosophique abstraite. Or il y a une distance infranchissable par nature, entre ces deux aspects.139 Cette barrière infranchissable qu'évoque Sylvain Auroux est probablement celle dont ont fait l'expérience ces peintres qui essayent de faire ressurgir une esthétique appartenant à des époques antérieures.

Comme nous avons pu le dire, l'époque Meiji est le moment précis où la civilisation japonaise fait l'expérience d'une prise de conscience de sa propre tradition et de son histoire. La démarche d'Hisamatsu Sen'ichi constitant à diviser les différentes étapes de l'histoire du Japon selon quatre grandes catégories issues directement des catégories historiques occidentales le montre bien. En effet, ce dernier s'attache à répertorier les grandes étapes historiques de l'histoire japonaise sous ces termes : Kodai (250ap J.C-1185ap J.C) : l'Antiquité / Chusei (1185-1603) : le Moyen-Âge / Kinsei (1603-1868) : L'époque moderne / Kindai(ou Gendai) (1868-à nos jours) : époque contemporaine. Cette adaptation historique d'une histoire d'un peuple s'avère néanmoins plus théorique qu'autre chose. En effet, elle apparait davantage comme une méthode de division historique facilitant la compréhension que des époques aux particularités bien distinctes. Néanmoins, elles permirent à de nombreux philosophes de se repérer dans le temps et notamment de délimiter une

139 Ibid, .p. 25.

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ère psycho-temporelle propre à l'affirmation d'une sensibilité esthétique. C'est en ce sens que la démarche d'Onishi Yoshinori peut se comprendre. En effet, Onishi Yoshinori établit une correspondance entre concepts esthétiques et époques historiques. Dans le sillage d'Onishi Yoshinori, un penseur dont nous n'avons pas encore évoqué le nom, Hisamatsu Sen'ichi (1894-1976), eut un impact considérable dans l'agencement des concepts esthétiques à travers l'histoire du Japon. En effet, ses deux ouvrages, « Nihon Bungakushi (histoire de la littérature japonaise) publié de 1955 à 1960 et « The vocabulary of Japanese Literary Aesthetics » publié en 1963 offrent un système d'agencement précis des différents concepts esthétiques. Sa méthode scientifique présente ainsi, dans son second ouvrage, une sorte de catalogue, sous forme de tableau, où sont agencés les différents concepts esthétiques appartenant à chaque époque.140 On y voit alors quatre catégories différentes, « Période », « Humour », « Sublime », « Elégance ».141 Catégorisation qui correspond finalement à une perception unique de la part des philosophes japonais et dont les moyens étaient alors les mêmes que ceux en Occident : « A good knowledge of western epistemology could inspire Japanese scholars to reconstruct an entire epoch of their land's history in the spirit of a meticulous geometry - although at times questionnable on philological grounds. This was the case, for example, of Kuki Shuzo(1888-1941), whose original and thought-provoking reading of the Edo period was informed by the aesthetic category of «Iki»(chic) in his «Structure de l'iki(Iki no Kozo, 1926, but not published until 1930). «Une bonne connaissance de l'épistémologie occidentale a pu inspirer les écoles japonaises à reconstruire une complète épopée/histoire/légende de histoire

140 Hisamatsu Sen'ichi, The Vocabulary of Japanese Literary Aesthetics(Tokyo : Centre for East Asian Culture Studies, 1963), p. 9.

141 Ibid,. p. 9.

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territoriale dans l'esprit d'une méticuleuse géométrie - bien que ...Ce fut le cas, par exemple, de Kuki Shyzo(1888-1914) dont l'originalité et la provocante analyse de la période Edo fut complété par la catégorie esthétique de l'' « Iki »(chic) dans son livre « Structure de l'iki' »(Iki no Kozo, 1926), qui ne fut pas publié jusqu'en 1930)142. L'observation ci-dessus nous montre par l'exemple de Hisamatsu Sen'ichi la position de toute la pensée philosophique japonaise. Si la démarche unique d'Hisamatsu est d'un certain point unique par la création de ce qu'il nomme « pattern »(schéma ») : « The author then identifies aesthetics discours or « patterns » that apply to each of theses three major rubrics. » (L'auteur ensuite identifie le discours esthétique ou « schéma » qui s'applique à chacune de ces trois majeurs rubriques)143 on observe que celle-ci s'intègre dans une recherche globale de la pensée japonaise où il s'agit de construire une histoire de la sensibilité dès l'époque Meiji : « After examiniting the geneology of major terms taken from the vocabulary of premodern poetics, Japanese aestheticians aimed at constructin them as aesthetic categories and providing new readings in the light of contemporary philosophie. »144 (Après avoir examiné la généalogie de termes majeurs tirés du vocabulaire de la poétique pré-moderne, les philosophes de l'esthétique eurent pour ambition de les construire comme des catégories esthétiques et de proposer de nouvelles lectures dans la lumière de la philosophie contemporaine.) On voit bien que la division en catégories esthétiques constitua un enjeu majeur dans la délimitation et construction d'une sensibilité historique. Ce qui pouvait sembler être un ensemble d'émotions confus se constitua logiquement en différents concepts. Concepts esthétiques que l'on observe par la suite au sein de l'estampe. Cette

142 «The creation of Aesthetic Catégories », dans Modern Japanese Aesthetics : A reader par Michelle Marra, University of Hawai'i press, 1999, p. 20.

143 Ibid, p. 141.

144 Ibid, p. 143.

85

dernière devient aussi une limite conceptuelle par les thèmes qu'elle aborde. Chaque cadre finalement agence un concept et le définit ainsi. C'est finalement l'article de Toshukini Maeno145 qui nous renseigne probablement le mieux sur la nature de l'estampe comme medium idéal pour consacrer une tradition japonaise. En effet, Toshukini Maeno analyse la position actuelle de l'estampe comme le médium idéal pour analyser la sensibilité japonaise contemporaine : « Il n'est pas aisé de parler de la sensibilité japonaise contemporaine, car elle relève d'un double héritage : celui du passé traditionnel et celui de la culture occidentale, depuis la seconde moitié du XIXème siècle. »146 Toshukini Maeno nous rappelle aussi l'aspect duel que déjà mentionne Akira Tamba, la conjonction entre deux sensibilités esthétiques, occidentale et extrême-oriental : « «[...]car le système référentiel, et c'est une des particularités de tout le domaine artistique au Japon, voit fonctionner parallèlement les valeurs traditionnelles et les valeurs occidentales sans que les tentatives de fusion aient jamais été couronnées de succès. »147 Mais c'est probablement le « regard artistique » dont il montre quelques grandes caractéristiques qui nous intéresse le plus. En effet, Toshukini Maeno nous rappelle combien les japonais recherchent à travers chaque oeuvre, un univers idéal qui provoque une rupture avec la vie quotidienne. Ainsi, les estampes peuvent correspondre aux critères recherchée par les japonais d'« [...] une qualité lyrique et poétique d'une oeuvre ». 148 L'auteur nous apprend aussi que la réception de cette oeuvre de l'estampe, pensée alors comme l'art qui «[...] a joué un rôle important dans la formation de la sensibilité japonaise » auprès du grand public, se divise en

145 « Esthétique de l'art contemporain au Japon » par Tomomobu Imamuchi dans L'esthétique contemporain du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir. Akira Tamba, CNRS Editions, Paris, 1997, p. 133-137.

146 Ibid, p. 134

147 Ibid, p. 135.

148 Ibid,, p. 135

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deux parties : « Il suffit simplement de savoir que pour les Japonais, la peinture représentait la nature idéalisée, idyllique. Les sujets choisis avaient souvent un rapport avec les quatre éléments ou les quatre saisons. Il s'agissait de variations sur des thèmes connus. Quant aux valeurs esthétiques japonaises, des expressions comme « wabi », « sabi » et « « yugen », ou encore « iki », chères à l'art traditionnel, n'étaient accessibles qu'à un public restreint d'initiés dont la vie quotidienne était celle des grands esthètes : ceci n'était nullement le cas de la plupart des japonais pour lesquels ces valeurs représentaient que des notions abstraites. »149 L'article de Toshukini Maeno nous montre finalement combien l'estampe japonaise de l'époque moderne a structuré une sensibilité japonaise, axé autour de l'idéalisation de la nature. La connaissance de concepts esthétiques, dont la majorité des japonais en faisaient finalement l'inconsciente expérience, était néanmoins connue des peintres et des initiés et, comme nous avons essayé de le démontrer, constituait une base de représentation. L'idéalisation de la nature à travers ces estampes, enjeu esthétique dominant, nous permet de comprendre la renommée que put connaitre l'art de l'estampe autour des années 1970 où des peintres telles que Kaji Higayshiyama ou Sachiko Imai cherchèrent à retrouver une atmosphère lyrique dans un style traditionnel. Cette réadaptation d'anciens motifs et ré-utilisation de thèmes fréquents de l'estampe nous informent aussi sur un phénomène déterminant de l'art japonais moderne, dont peut-être Shin-hanga en constitue le premier exemple : le caractère figé de la sensibilité moderne japonaise. En effet, comme l'avance l'auteur Toshukini Maeno : « C'est ainsi que les Japonais ont négligé pendant longtemps toute forme de spéculation artistique ou intellectuelle, tombant dans une perfection maniériste, privilégiant la technique, au

149 Ibid, p. 134.

service d'un certain lyrisme ; cent ans après l'introduction de l'art occidental au Japon, et par la suite, de toute les tendances de l'art moderne et contemporain, le goût des amateurs d'art et du grand public ne semble guère avoir changé comme si les critères d'appréciation étaient depuis lors figés, immuables, accrochés, à une tradition trop forte pour s'éprendre de modernité. »150 Ainsi, à travers l'histoire de l'art du XXème siècle, on peut voir que l'estampe n'a jamais véritablement disparu du champ artistique. Si on peut voir que l'intention des amateurs ainsi que du gouvernement japonais est valoriser un art moderne et de privilégier les courants artistiques d'art moderne, l'estampe ne cesse de se perpétuer, d'abord avec les productions du mouvement Shin-hanga, puis ensuite avec les productions d'artistes Japonais comme Français. : Brasilier, Cassigneul, Catelin, dans les années 1970 puis dans les années 1980 avec des artistes que nous avons déjà mentionnés : Hiroshi Omae, Yoshiteru Nomura. Finalement, la sensibilité artistique japonaise se frayant un chemin entre une tendance purement traditionnelle et une autre tendance occidentale, s'affirma à l'aune du mouvement Shin-hanga dont l'enjeu n'était pas tant d'accepter la modernité occidentale que de, non sans une certaine nostalgie, revivre les derniers instants d'une sensibilité indigène avant sa défloraison.

87

150 Ibid, p. 137

88

Bibliographie :

Sources publiées :

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· Lionel Guillain, Le théâtre Nô et les arts contemporains, Paris, L'Harmattan, 2009, p 52-59

· Nancy G.Hume, Japanese aesthetics and culture, Baltimore, Suny press, 1995

· Okakura Kakuzo, Le livre du thé, Editions Philippe Picquier, 2006, Paris, p23-38

· Okakura Kakuzo, Nature in East Asiatic Painting, dans "Collected English Writings », vol 2, Heibonsha, 1984

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· Brigitte Koyama-Richard,« Un nouveau regard sur Kuroda Seiki »

dans Kuroda Seiki, Recueil Documents en français. Par Tôkyô

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· Akira Kuno, « L'esthétique de Shûzo Kuki » dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 52.

· Tomonobu Imamichi, Esthétique de l'art contemporain au Japon dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997

· Michael Lucken, L'art du Japon au vingtième siècle : pensées, formes et résistances, Hermann, Editeurs des sciences et des arts, 2001, Paris

· Michelle Marra, Modern Japanese Aesthetics : A reader, University of Hawai'i press, 1999,

· Miyeko Murase, L'art du Japon, Paris, Librairie Générale Française, 1996

· Yûjirô Nakamura, « La théorie de la poïesis chez Nishida : L'art et la genèse historique » dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 32.

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Guy Paré, Marie-Claude Trudel, Spyros Kitsiou, Synthezing information systems knowledge: A typology of literature reviews, Elsevier, 2014, p.188.

· Donald Richie, Traité d'esthétique japonaise, p. 24-25.

· Mori Rintarô(Ogai) & Ômura Seigai, Shinbi kôryô, Tôkyô, shun.yôdô, 1899

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· Megumi Sakabe, « Tetsurô Watsuji et la dimension transcendantale de la culture » dans esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 43.

· « Ito Shinsui gahakudai « Gei ni asobu » », Ukiyo-e geijutsu 4, n°2, février 1935, p. 80.

· Kuki Shûzo^, La structure de l'Iki, Paris, Puf, 2017, Paris, p. 75-101.

· Daisetz T. Suzuki, Zen and Japanese Culture, New York, 1959, p. 220-21.

· Akira Tamba, L'esthétique contemporaine du Japon, Cnrs éditions, Paris, 1997

· Junichiro Tanizaki, Eloge de l'ombre, Paris, Pof, 2001

· Nobuo Tsuji, Autoportrait de l'art japonais, Strasbourg, Fleurs de parole, 1991

· Onishi Yoshinori, Yugen to Aware, Iwanami Shoten,Tokyo, 1939, p. 1.

· Onishi Yoshinori, Bigaku, Biteki Hanchu Ron, Tokyo Kobundo,1960, vol.2

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Sources non publiées :

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· Arthur Mitteau, « L'universalisme de l'esthétique chez Okakura Kakuzo (dit Tenshin) et Ernest Fenollosa : critique et actualité », 2013 ( https://journals.openedition.org/ebisu/1138) ainsi que « Le monde intelligible de Nishida » ( https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_1998_num_18_1_1003)

· E.Panofsky, Studies in Iconology- Humanistic Themes in The Art of Renaissance, Routledge, mai 2018, p. 3-11. ( https://www.taylorfrancis.com/books/9780429966248, consulté le 9 mai 2018 )

· Graham Parkes, Japanese Aesthetics, Stanford Encyclopédia of 56 Philosophy, décembre, 2005 ( https://plato.stanford.edu/entries/japanese-aesthetics/ consulté le 25 avril 2018)

92

ANNEXE :

93

Figure n°1 : Kuroda Seiki, Meiko, 1893 huile sur toile, 80,4x65,3cm, Tokyo national museum( http://www.emuseum.jp/detail/100326?dlang=en&slang=en&word=&class =&title=&c e=&region=&era=&cptype=&owner=&pos=305&num=7&mode=detail&cent ury=)

94

Figure n°2 : Kawase Hasui, Pluie à Maekawa Soshu(Soshu Maekawa no ame), 1932,impression en couleurs sur bois, 38,9x26cm, Musée Nihon no Hanga, Amsterdam ( https://sites.google.com/site/estampesshinhanga/kawase-hasui/kawase-hasui-maekawa)

95

Figure n°3 : Ito Shinsui, Femme habilleì d'un long kimono, 1927, impression en couleur sur bois, 42,9cmx27,2cm, Muséed'art d'Honolulu( https://ukiyo-e.org/image/honolulu/7666)

96

Figure n°4 : Hiroshi Yoshida, Cerisiers en fleurs Kumoi, 1920, Impression en

couleurs sur bois, 29,4x45,1cm, Musée de
Tolède(
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Hiroshi Yoshida - Kumoi-Zakura(KumoiCherryTrees)-GoogleArtProject.jpg)

97

Figure n°5 : Dialogue entre un pêcheur et un bucheron de Sesshu Toyo, Wikipédia( https://commons.wikimedia.org/wiki/File:DialogueFishermanW oodcutterbySesshu(Sen-okuHakukoKan).jpg)

Figure n°6 : Tosa Mitsunobu, Les pousses du printemps (illustration du Dit du genji), XVème siècle, encre, couleur,feuille d'or sur papier, 24,1x18cm, musée d'art d'Harvard( https://www.harvardartmuseums.org/collections/object/200193?position=35)

98

Figure n°7 : Hiroshi Yoshida, Mémoires du Japon, fin XIXème siècle(1899 probablement), impression de couleurs sur bois 69,7x90.3cm, L'institut d'Art de Détroit.( https://www.flickr.com/photos/monado/5819616224/)

99

Figure n°8 : Ito Shunsui, La chevelure, 1952, impression en couleurs sur bois, 52,2x37.4cm, Musée Nihon no hanga,

Amsterdam( https://passagedutemps.wordpress.com/tag/ito-shinsui/)

100

Figure n°9 : Ito Shunsui, Devant le miroir, 1916, impression en couleurs sur bois, 44x28.9cm, Institut de l'art à Chicago( https://www.wikiart.org/en/ito-

shinsui/before-the-mirror-1916)

 

Figure n°10 : Ito Shunsui, Le parfum d'un bain, 1930, impression en couleurs sur bois, bibliothèque du

congrès( https://en.wikipedia.org/wiki/File:It%C5%8D Shinsui, The fragrance of a b ath, 1930.jpg)

Figure n°11 : Ito Shunsui, Se baigner au début de l'été, 1922, impression en couleurs sur bois, 43,6x26,7cm, musée Nihon no Hanga, Amsterdam(

101

https://www.artic.edu/artworks/81743/early-summer-bath-from-the-series-twelve-

images-of-modern-beauties)

 

Figure n°13 : Kawase Hasui, Hiver dans les gorges d'Arashi, 1921, impression en couleurs sur bois, Nihon no hanga,

Amsterdam( https://ukiyo-e.org/image/scholten/10-3850w)

102

Figure n°12 : Kawase Hasui, La cascade de Yuhi, à Shiobara, 1920, impression sur bois, Nihon no Hanga, Amsterdam( https://collections.mfa.org/objects/253638)

103

Figure n°14 : Kawase Hasui, Crépuscule rouge, 1937, 22.8x32cm, Musée Nihon

no hanga, Asmterdam( https://ukiyo-e.org/image/artelino/16979g1)

Figure n°15 : Ito Shinsui, La rivière Martapura Bornéo, 1943, 2è,2x38cm,

Musée Nihon no hanga,
Amsterdam(
https://collections.artsmia.org/art/62292/marutapura-river-in-borneo-ito-shinsui)

104

Figure n°16 : Hiroshi Yoshida, Grotte de Komagatake, 1928, impression en

couleurs sur bois, 20,9x41cm( http://www.hanga.com/viewimage.cfm?ID=129)

105

Sommaire :

Table des matières

Introduction: 3

I : Une première pensée esthétique japonaise moderne 19

1.1 : Une tradition japonaise menacée par l'occidentalisation 19

1.2 : D'anciens concepts esthétiques mis au goût du jour 26

1.3 : Archéologie d'une sensibilité esthétique 30

II : Shin-Hanga, un courant artistique comme reflet d'une époque ? 37

2.1 : L'origine du Shin-Hanga 37

2.2 : trois artistes, une même sensibilité 43

2.3 : Shin-Hanga : Wakon Yosai 48

III : Shin hanga : cristallisation d'une sensibilité esthétique japonaise moderne

56

3.1 : Réceptacle des concepts esthétiques antérieures 56

3.2 : Shin-hanga, itinéraire du Japon, formation d'un paysage national 64

3.3 : Un art moderne ? 71

Conclusion : 77

Bibliographie : 88

ANNEXE : 92

Sommaire : 105






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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault