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Shin-hanga : synthèse d'une sensibilité esthétique propre à  l'époque moderne du Japon


par Paul Minvielle
Université Paris 1-Sorbonne - Master Philosophie et Histoire de l'Art 2019
  

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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

UFR 10

M2 Parcours « Philosophie et Histoire de l'Art »

Shin-Hanga : synthèse d'une sensibilité esthétique propre à l'époque moderne du Japon ?

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Présenté par Paul Minvielle (n°étudiant : 11439598) Sous la direction d'André CHARRAK

2018/2019

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Introduction:

« Portraiture had never obtained such a prominent place in our art. Why should we perpetuate this evanescent thing, this cradle and nest of lust and mean desires. We have no desire to glorify the human body as the Greeks did, or to give special reverence to man as the image of God. The nude does not appeal to us at all. We have not, therefore, conceived an ideal type of human beauty. We have no Apollo Belvedere, we have no Venus of Melos...The Eastern artist tried to take from nature what was essential. He did not take in all details but chose what he thought the most important. His work was therefore an essay on nature instead of an imitation of nature. » (L'art de portraiturer n'a jamais eu une place aussi importante dans notre art. Pourquoi devrions-nous perpétuer cette chose évanescente, ce berceau et nid de la convoitise et des mauvais désirs. Nous n'avons pas le désir de glorifier le corps humain comme les Grecs l'avaient, ou de donner des étranges vénérations à des images de Dieu. La nudité ne nous charme absolument pas. Nous n'avons, par ailleurs, nullement imaginé un idéal de beauté humain. Nous n'avons pas d'Apollon du Belvédère, ni de Vénus de Milo...L'artiste oriental tend à soustraire de la nature ce qu'il pense essentiel. Il ne la soustrait pas dans tous ses détails mais choisi ce qu'il pense être le plus important. Son travail était davantage un essai sur la nature plutôt qu'une imitation de la nature »)1

La position d'Okakura Kakuzo (1863-1913), à la fin du XIXème siècle, nous montre le lien difficile de la pensée japonaise avec la pensée occidentale. Le problème s'avère encore plus complexe. « La pensée japonaise », incarnant aussi

1 Okakura Kakuzo, Nature in East Asiatic Painting, dans "Collected English Writings », vol 2, Heibonsha, 1984 , p. 147-148.

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bien une valeur identitaire que représentant un ensemble structuré, unifié, en concepts, n'apparait que lors de l'ère Meiji (1868-1912). Sur le plan politique, l'ère Meiji représente une ouverture des frontières japonaises aux forces occidentales la pensée occidentable, faisant suite alors à la politique de fermeture (Sakoku) instaurée lors de la période Edo (1641-1853). Cette ouverture du territoire japonais amène alors un contact avec les forces occidentales. Contact qui s'apparente davantage à une assimilation rapide, voire forcée, d'un mode de vie occidentale et qui s'accompagne d'une une importante modernisation du Japon.

Les sciences sociales ne dérogent pas à la règle. Les multiples champs disciplinaires japonais s'imprègnent des concepts occidentaux. La pensée occidentale est assimilée, dans un premier temps, puis enseignée par de nombreux penseurs japonais. C'est du moins la démarche qu'on peut observer dans le domaine de l'histoire de l'art, et plus particulièrement de l'Esthétique. L'influence du professeur Fenollosa (1853-1908) va ainsi représenter une étape déterminante dans la découverte et l'apprentissage de l'esthétique occidentale auprès de nombreux élèves à la fin du XIXème siècle. Le terme ästhetik, mot employé dans la philosophie hégélienne et kantienne alors majoritairement enseignée trouve son équivalent supposé (Bigaku). C'est alors l'université de Tokyo qui dès 1886 propose des cours d'esthétique, sous l'influence du professeur américain Ernest Fenollosa. Cette assimilation ne se départage pas d'une situation néanmoins extrêmement complexe dans l'élaboration d'une esthétique proprement japonaise. En effet et d'une part, « l'Esthétique japonaise », et plus généralement la pensée japonaise, construite sur divers facteurs tels que la religion, la morale, la société, et englobant la vie quotidienne...semble se prêter difficilement aux modèles occidentaux fondés sur des concepts précis alors dispensés en Occident. Comme le

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résume habilement Donald Richie : « L'une des raisons de c2ette situation était l'absence de rubrique dans laquelle faire entrer les idées esthétiques « prémodernes ». [...] En réalité, les enjeux esthétiques et les affaires de goût étaient autrefois si courants dans la vie japonaise qu'une quelconque hypothèse centrale doit avoir semblé superflue. »2 D'une autre part, l'assimilation de l'esthétique, de la pensée occidentale est vécue comme une contrainte pour l'identité de la pensée japonaise par les théoriciens de l'ère Meiji. On retrouve ainsi tout un débat entre Wakon Yosai (âme japonaise, savoir étranger) et Wakon Wasai (âme japonaise, savoir japonais) au sein de l'opinion japonaise.3 En effet, l'expression forgée par Sakuma Shozan(1811-1864), Wakon Yosai, contient en germe la volonté de conserver une identité japonaise, par la tradition, malgré la nécessité d'une modernisation à l'occidentale : « L'opinion japonaise fut alors divisée au sujet de la conduite à tenir, et Shozan préconisa une politique d'ouverture reconnaissant franchement la supériorité des grandes puissances et visant à éviter la colonisation du Japon grâce à l'introduction de la civilisation occidentale, des sciences, et des techniques, surtout pour renforcer la nation ».4

Cet ensemble de facteurs va amener rapidement les théoriciens japonais à élaborer une esthétique japonaise propre, en accord avec une tradition japonaise. C'est notamment sous l'impulsion de penseurs comme Nishida Kitaro (1870-1945), Okakura Kakuzo, ou même Takayama Chogyu(1871-1902) qu'une esthétique japonaise verra le jour. C'est, en effet, dans la continuité des cours d'Ernest Fenollosa, que Nishi Amane(1829-1897) va, le premier, proposer une première

2 Donald Richie, Trait d'esthétique japonaise, Le Prunier Sully, 2007, Paris, p. 24-25.

3 La pensée Japonaise, dir. Sylvain Auroux, Quadrige, 2019, p. 101- 104.

4 Ibid.

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ébauche d'une « Esthétique japonaise »5 appelée alors Zenbigaku (la science du bon et de la Beauté), utilisant aussi bien un référentiel occidental que confucéen. Okakura Kakuzo, à son tour, cherche à critiquer les thèses occidentales, notamment Hégélienne, alors enseigné à l'Université Impériale de Tokyo. Takayama Chogyu cherche lui à définir une esthétique propre à la nation japonaise.6 Il est néanmoins important de mentionner ici que ces différents théoriciens ne se détachent finalement pas des catégories occidentales dans l'élaboration d'une esthétique japonaise. Comme nous le verrons par la suite, on observe que l'esthétique japonaise (Bigaku) se construit finalement en prenant appui sur les concepts d'esthétique occidentaux. La notion même de « Nature », à laquelle fait référence Okakura Kakuzo dans la citation précédente, renvoie à la notion philosophique élaborée et pensée en Occident depuis l'Antiquité. De la même manière Nishi Amane réemploie les catégories conceptuelles de « Physique » et de « Psychologie » pour catégoriser dans l'esthétique japonaisequ'il rattache davantage à un mode psychologique que physique). 7

On observe ainsi l'enjeu à l'Ere Meiji pour les théoriciens de l'Esthétique japonaise de produire un ensemble conceptuel singulier, en adéquation avec les prérogatives du Gouvernement Japonais. En effet, cette construction n'est pas innocente. Elle répond à un désir de la part du gouvernement japonais de moderniser le pays et de faire du Japon une puissance non moins « inférieure » aux puissances occidentales. Se cache en effet un désir de proposer à l'échelle mondiale une esthétique japonaise en adéquation avec un marché de l'art (des estampes) grandissant. En effet, c'est à

5 Nishi Amane, Hyakuichi-Shinron, 1874

6 Takayama Choguy, Modern Aesthetics (Kinsei Bigaku),1899, Japon

7 « Nishi Amane, The introduction of Aesthetics », dans Modern Japanese Aesthetics : A reader par Michelle Marra, University of Hawai'i press, 1999, p. 20.

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cette même période, logiquement, que nait le « Japonisme » en France et que le Japon constitue un nouveau centre d'intérêt pour de nombreux artistes. Il reste que, comme le mentionne Tomomobu Imamuchi(1922-2012) dans l'article intitulé Esthétique de l'art contemporain au Japon, l'esthétique japonaise conserve en germe, par son histoire, une forme « d'esthétique du caché » difficilement compatible, dès son origine, avec le processus de modernisation : « L'histoire a donc imposé au Japon une esthétique de raffinement, de polissage et de miniaturisation. Le pays accueille, assimile, mais ne transmet pas. Et progressivement, les Japonais accordent plus d'importance à l'esthétique de ce qui est caché. [...] L'esthétique traditionnelle japonais n'est pas à sa place dans une gigantesque cité moderne...Cette esthétique du raffinement et de la dissimulation doit donc impérativement évoluer vers la transmission. Ne pas envelopper, mais développer, ne pas se contenter d'accueillir, mais contribuer, par la création, au profit culturel de l'humanité tout entière. »8. L'ensemble de « notions » esthétiques existantes déjà à l'ère Meiji pose dès lors un problème d'adaptation. Des concepts tels que le yûgen (beauté profonde) ou même Iki (raffinement) posent ainsi un problème d'adaptation. Il s'agit alors de trouver la bonne définition herméneutique, comprenant le sens adéquat à la notion. On le voit donc, le problème de la constitution d'une esthétique japonaise, lié aussi bien à sa nature qu'aux enjeux qu'elle soutient, reste encore un problème contemporain. Car en effet, si les principaux penseurs vont mettre en place les premiers jalons d'une esthétique japonaise à l'Ere Meiji, le problème que celle-ci pose n'a de cesse de questionner les théoriciens japonais des ères suivantes Taisho (1912-1926), Showa(1926-1989).

8 « Esthétique de l'art contemporain au Japon » par Tomomobu Imamuchi dans L'esthétique contemporain du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir. Akira Tamba, CNRS Editions, Paris, 1997, p. 29.

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Et c'est probablement à travers l'histoire de l'art japonais moderne que l'on retrouve la contraction de cette difficulté à définir une identité proprement japonaise. En effet, le discours des théoriciens japonais sur l'esthétique de l'ère Meiji destinée à la construction d'une sensibilité japonaise et à la définition de sa culture propre influence probablement la pratique artistique des artistes du XXème siècle.

La production artistique dès l'époque Meiji va évoluer dans de multiples sens. Déjà dès l'époque Edo, on trouve une multitude d'écoles d'art dont les plus célèbres sont l'Ecole Rinpa ou l'école Kano. La découverte et l'apprentissage des techniques occidentales à l'époque Meiji va ouvrir le champ, à l'instar des débats philosophiques, à différentes tendances. D'une part, la tendance Yo-ga (peinture occidentale) dont le plus grand promoteur reste Kuroda Seiki (1866-1924), avec pour volonté de « s'aligner » sur un style de peinture occidentale. Les peintres partent se former en Europe, à l'image de Kuroda Seiki auprès du peintre académicien Louis-Joseph-Raphaël Collin (entre 1888 et 1893). Revenu au Japon, ils dispensent un enseignement aux jeunes élèves japonais, notamment à l'Académie des Beaux-arts qui ouvrent sa première section Yo-ga en 1896. Les peintres adoptent alors un style académique, enseigné aux Beaux-Arts de Paris. Il est à noter que ces peintres ne cherchent pas à assimiler les styles d'avant-garde que l'on trouve alors en Europe. Dans son article Un nouveau regard sur Kuroda Seiki9, Brigitte Koyama-Richart montre combien, pour elle, les jeunes peintres japonais durant leur séjour tendent plutôt vers l'école de Barbizon alors reconnu, à l'inverse de l'impressionnisme : «Pendant son séjour en France, Kuroda restera fermé à

9 : « Un nouveau regard sur Kuroda Seiki » in Kuroda Seiki, Recueil Documents en français. Par Tôkyô Bunkazai Kenkyûjo, 2010, Tokyo

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l'impressionnisme». Nombreux autres peintres vont suivre cette tendance, tels qu'Asai Chu ou encore Kume Keichiro. Néanmoins, ces peintres ne se départissent pas totalement d'une tradition japonaise. Si la technique est principalement occidentale : peinture à l'huile, usage de la perspective, utilisation de modèle et respect des proportions, certains thèmes traditionnels japonais colorent leurs peintures. Un bon exemple reste l'huile sur toile de Kuroda Seiki peinte en 1893, intitulé Maiko (figure 1) actuellement conservée au musée national de Tokyo où l'on peut voir une femme en tenue traditionnelle japonaise assise sur une structure en bois où apparait une « Shoji » (porte coulissante en bois japonaise) élément traditionnel de l'architecture en bois japonaise. Le titre même de l'oeuvre se réfère indéniablement à la tradition japonaise, la meiko étant une apprentie geisha que l'on trouvait à Kyoto.

On retrouve d'autre part, la tendance Nihon-ga (peinture japonaise) dont la volonté est de conserver l'art traditionnel japonais déjà enseigné à l'ère Edo. On retrouve alors un usage de l'estampe, de couleurs spécifiques, de peinture à l'encre noire ou des supports tels que la peinture sur soie. C'est notamment sous l'impulsion d'Ernest Fenollosa et de son ouvrage La vérité des Beaux-Arts (Bijutsu Shinsetsu) publié en 1882 que le Nihon-ga va connaître une véritable impulsion. Fenollosa, puis à sa suite, Okakura Kakuzo, vont contribuer à former ce courant artistique dont la fonction élémentaire est d'incarner un art proprement national. La revue Kokka (fleurs de la nation)i fut ainsi lancée dès 1889, par Kuki Ryûchi, Okakura Tenkin et Takashi Kenzô, dans le but d'offrir aux publics des formes d'art proprement nationales A travers la publication d'études approfondies sur l'art classique japonais, chinois, et de textes de présentation d'artistes contemporains en accord avec cette tradition, Kokka représenta une étape incontournable pour la formation

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d'un art Nihon-ga et fût considérée comme la plus grande revue d'histoire de l'art du Japon. Il est intéressant d'observer la sélection de caractéristiques artistiques qui fut réalisée en amont de la création de cette tendance par ces 3 penseurs japonais. En effet, Nihon-ga fît l'objet d'une véritable réflexion quant aux choix des caractéristiques appropriées à sa nature. Alors qu'une première étape fût de définir, via une observation attentive, les caractéristiques propres à la peinture occidentale (yo-ga) en vue de délimiter la nature même de Nihon-ga (les missions officielles en Europe et aux Etats-Unis de Fenollosa et d'Okakura Tenshin en constituent la principale ressource), une seconde étape visa à opérer une sélection des médiums artistiques au sein des productions artistiques japonaises. Connaître les qualités fondamentales du Nihon-ga se fît alors au regard d'un tri entre les différents types d'oeuvres que l'on pouvait trouver au Japon : « « Et quels furent donc les repères de ce qui était appelé à devenir la nouvelle peinture japonaise (shin-nihonga) ? Tout d'abord, des balises strictes avaient été posées par Fenollosa dans Kokka. N'est pas art : 1) ce qui est destiné à un usage concret (jitsuyô) ou décoratif ; 2) ce qui a comme principale qualité d'être le fruit d'une maitrise technique (giryô) ; 3) ce dont le seul objectif est le divertissement (kairaku).[...] Se retrouvaient ainsi directement menacés, par exemple, la céramique, les okimono et l'ukiyo-e. »10. La peinture à l'huile ainsi que la statuaire bouddhique, la peinture de paysage à l'encre dans le style des lettrés chinois, les rouleaux narratifs sont alors privilégiés. L'objectif final de cette démarche est de proposer un enseignement adapté à l'Ecole des Beaux-Arts alors récemment ouverte, à travers un enseignement nommé « Bijutsu » (beaux-arts) calqués en grande partie sur l'enseignement que l'on trouve à la même époque en Occident. Des artistes tels que Hashimoto Gahô et Kawabata

10 Michael Lucken, L'art du Japon au vingtième siècle : pensées, formes et résistances, Hermann, Editeurs des sciences et des arts, 2001, Paris, p. 37.

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Gyokusho enseignèrent alors dans la section Nihon-ga. C'est probablement à partir de la démission de Okakura Tenshin du poste de directeur de l'école des Beaux-arts de Tokyo en 1898 que le Nihon-ga prit son plein essor. Okakura Tenshin fonde alors un atelier, l'institut des Beaux-Arts du Japon (Nihon bijutsu-in) où il réunit une vingtaine d'élèves. Au sein de cet atelier, ils continuèrent à développer une production artistique adéquate conforme aux qualités esthétiques proprement japonaises.

Ce processus distinctif entre Nihon-ga et Yo-ga tient davantage d'une nécessité intellectuelle d'ordonner plusieurs tendances artistiques japonaises à la fin de l'ère Meiji, que d'une réalité pratique. En effet, nombreux sont les artistes qui vont s'inspirer de ses deux tendances) réemployant les techniques traditionnelles japonaises pour représenter des motifs occidentaux ou inversement. C'est le cas d'un artiste comme Yokoyama Taikan (1868-1958) dont l'oeuvre «Petits villageois regardant un vieux singe 11 montre un véritable souci de conformité à la réalité, à travers l'usage d'une certaine perspective et d'une composition harmonieuse centrée où le sujet se trouve au premier plan. De plus, on peut déjà voir « un souci d'adapter la peinture fluide du nihonga aux exigences modernes de conformité avec un réel, si ce n'est scientifique, du moins empirique » chez cette artiste recherchant une nouvelle forme plastique.12 Pour autant Taikan appartient bel et bien au courant Nihon-ga et l'usage d'un médium comme la soie le montre bien. Il structure néanmoins l'ensemble des productions artistiques du

11 Yokoyama Taikan, Petits villageois regardant un vieux singe(Sondo en.ô o miru), pigments sur soie, Musée des Archives de l'université des Arts, Tôkyô.

12 Michael Lucken, L'art du Japon au vingtième siècle : pensées, formes et résistances, Hermann, Editeurs des sciences et des arts, 2001, Paris, p. 39.

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XXème siècle, créant ainsi deux tendances majeures auxquelles chacun des nouveaux mouvements s'identifieront.

C'est peut-être avec le courant pictural Shin-hanga (le renouveau de l'estampe) que se syncrétise le plus parfaitement cette complexité esthétique. A plusieurs égards, Shin-hanga représente un véritable problème à l'échelle de l'histoire de l'art. Ce courant artistique nait autour des années 1910 et s'achève autour des années 1950. Il se réunit autour de l'éditeur Watanabe Shozaburo(1885-1962), et se présente comme l'agglomération d'une multitude d'artistes dont le seul point commun reste finalement la pratique de l'estampe. Le mouvement, qui s'étend sur une vaste période, voit naitre une multitude de thèmes, aussi bien traditionnels que nouveaux. On peut répertorier néanmoins une récurrence de représentations de paysages, dont Kawase Hasui(1883-1957) ou même ito Shunsui(1898-1912), en sont les représentants les plus célèbres ; de « beauté féminine »(bijinga) à la manière de Haschiguchi Goyo(1880-1920) ; de thèmes traditionnels comme la représentation d'acteur de Kabuki, à l'instar de Natori Shunsen(1886-1960). Parmi tous ces thèmes mentionnés, qui se réfèrent directement à la tradition des Ukiyo-e de l'époque Edo (1604-1868), les estampes de Shin-hanga ne se départagent pas d'un regard sur les effets de la modernité sur la société japonaise. On trouve ainsi, à de rares occasions, des représentations de scènes de la vie quotidienne. Bien que ce regard appartienne bien plutôt au mouvement Sosaku Hanga (l'estampe créative) dont la revendication est de s'éloigner des estampes traditionnelles et de se rapprocher d'une conception occidentale de l'art, le courant Shin-Hanga emploie différentes techniques appartenant à l'art Occidental. Au sein de la production d'estampes du début du XXème siècle, on retrouve finalement la même dualité que l'on connait au début de l'ère Meiji : approbation d'un art occidental face à une

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revendication d'un art traditionnel. On note alors de nombreuses différences entre les deux courants : la place de l'artiste est prépondérante au sein du Sosaku hanga là où la division du travail prime au sein du Shin-hanga ; la prédominance du sujet face à une importante représentation de paysage naturel ; un regard tourné vers les avant-gardes occidentales face au réemploi de thèmes traditionnels. Encore une fois, les limites conceptuelles des deux courants sont très rhétoriques et l'on constate que de nombreux artistes alternent, dans leur production, entre les deux tendances. Nous nous intéresserons exclusivement au mouvement Shin-hanga afin d'observer comment la production artistique de l'époque reflète les questionnements esthétiques des intellectuels du début du XXème siècle. La l'importance de l'estampe comme médium artistique pose d'emblée un problème vis-à-vis des revendications mises en avant par Fenollosa et Okakura Tenshin. En effet, comme nous avons pu le voir, l'estampe n'appartient pas au corpus des médiums artistiques recevables auprès des théoriciens d'une esthétique traditionnelle. Elle est d'emblée reléguée au rang d'oeuvre utile car jugée divertissante (à l'image des estampes de l'époque Edo). C'est ce qui explique probablement l'absence de ce mouvement dans de nombreux manuels retraçant l'histoire de l'art du XXème siècle. A cela s'ajoute une nécessité commerciale à laquelle la production des estampes Shin-hanga est sujette. En effet, c'est aussi en vue de répondre à la forte demande américaine d'estampes japonaises que des ateliers de Shin hanga ouvrent leurs portes.

Ainsi le mouvement Shin-hanga se trouve au croisement de différents enjeux. D'une part, il s'agit pour les artistes de reproduire une image traditionnelle en vue de répondre à une clientèle internationale. Conserver l'essence de l'époque Edo et la reproduire. Et à travers cette reproduction, véhiculer des concepts

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esthétiques traditionnels désormais disparue à l'époque Edo, une sensibilité appartenant à une époque désormais révolue. Des concepts tels que Iki (rattaché au raffinement des geishas du quartier de Shimabara de Tokyo) conservent-ils encore une puissance effective et substantielle à l'époque Meiji ? N'a-t-on pas finalement une reproduction vide, figée et morte de concepts esthétiques traditionnels à travers cette production de nouvelles estampes ?

D'une autre part, la production picturale de Shin-hanga se fait en parallèle, si ce n'est au regard, des recherches sur l'esthétiques de la part des intellectuels japonais du XXème siècle. Ne peut-on pas envisager à travers les oeuvres du courant un lien avec l'élaboration d'une nouvelle esthétique japonaise que prône les intellectuels japonais à l'époque moderne (allant de l'ère Meiji aux années 1950), malgré le rejet significatif de Fenollosa, puis des penseurs de la revue Kokka, de l'estampe de la catégorie des arts. Une sensibilité encore discrète, acquise par la correspondance entre les recherches plastiques des artistes et les textes modernes sur l'esthétique, se profile alors au sein des oeuvres d'art de l'époque moderne.

Finalement, il s'agit pour nous de comprendre comment le mouvement Shin-hanga synthétise les différentes tendances de l'esthétique japonais de l'époque moderne, aussi bien traditionnelles que nouvelles ?

Pour ce faire nous analyserons le mouvement Shin-hanga selon une plage temporelle précise allant de 1915- à 1950, traversant l'ère Showa et Taisho, tout en sélectionnant quelques oeuvres d'artistes. Nous choisirons notamment l'estampe de Kawase Hasui : Pluie à Maekawa, Soshu(Soshu Maekawa no ame)13 (figure n°2) peinte en 1932, ainsi que sur l'oeuvre d'Ito Shunshui : Une femme habillée d'un

13 Kawase Hasui, Pluie à Maekawa Soshu(Soshu Maekawa no ame), 1932,impression en couleurs sur bois, 38,9x26cm, Musée Nihon no Hanga, Amsterdam

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long kimono14 (figure n°3, peinte en 1927 et conservée actuellement au musée d'art Honolulu, ainsi que l'oeuvre Cerisiers en fleurs de Kumoi (Kumoi-Zakura)15(figure n°4) de Hiroshi Yoshida, datée de 1920 et conservée au musée des arts de Tolède.

Nous chercherons d'abord à étudier l'ensemble des recherches esthétiques, ou plutôt le regard porté par les théoriciens japonais sur « l'esthétique japonais ». Ces ensembles de réflexions nous permettront d'analyser les estampes choisies, propre au mouvement Shin-hanga, afin de vérifier leurs éventuelles adéquations. Pour ce faire, nous présenterons d'abord le courant Shin-hanga, puis nous chercherons à analyser les caractéristiques communes à ce nouveau regard porté sur l'esthétique japonaise et à la production picturale Shin-hanga. Cette étape sera aussi l'occasion pour nous de nous interroger sur la valeur et la pertinence d'une éventuelle présence de concepts esthétiques antérieurs à l'ère Meiji, principalement Iki et Yungen et Mono no Aware, au sein de cette production picturale.

Nous nous aiderons, afin de comprendre ce lien, sur divers ouvrages, comprenant des ouvrages scientifiques tels que : La pensée japonaise rédigé par Sylvain Auroux ; Modern japanese aesthetics : a reader de Michelle Marra ; L'esthétique contemporaine du Japon de Tomonobu Imamichi et Akira tamba ; L'art du Japon au vingtième siècle de Michael Lucken ; Japanese aesthetics and culture par Nancy G.Hume ; l'ouvrage Literary and Art theories in Japan de Makoto Ueda ; L'Art du Japon par Miyeko Murase

14 Ito Shinsui, Femme habillé d'un long kimono, 1927, impression en couleur sur bois, 42,9cmx27,2cm, Muséed'art d'Honolulu

15 Hiroshi Yoshida, Cerisiers en fleurs Kumoi, 1920, Impression en couleurs sur bois, 29,4x45,1cm, Musée de Tolède

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Quelques ouvrages littéraires : Traité d'esthétique japonaise de Donald Richie ; L'éloge de l'ombre de Janichuro tanizaki ou encore Le livre du thé d'Okakura Kakuzo ; ainsi que Appreciations of Japanese Culture de Donald Keene

Diverses monographies retraçant l'histoire de l'art japonaise moderne dont celle proposée par la fondation Custodia écrite à l'occasion de l'exposition « Vagues et renouveau : estampes japonaises modernes 1900-1960 : chefs-d'oeuvre du musée Nihon no hanga » rédigé par Chris Uhlenbeck, Amy Reigle Newlad et Maureen de Vries, ainsi que l'ouvrage Autoportrait de l'art japonais par Nobuo Tsuji

Certains articles numériques tels que « L'universalisme de l'esthétique chez Okakura Kakuzo (dit Tenshin) et Ernest Fenollosa . critique et actualité » ( https://journals.openedition.org/ebisu/1138) ainsi que « Le monde intelligible de Nishida » ( https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_1998_num_18_1_1003)

Il est à noter que parmi l'ensemble des ouvrages mentionnés ci-dessus aucun ne traitent véritablement du lien que nous essayons de comprendre et d'analyser. Alors que des ouvrages scientifiques, tels que Modern Japanese aesthetics . A reader , cherchent à retracer l'histoire de la formation d'une esthétique japonaise au début du XXème siècle, la monographie portant sur le mouvement Shin-hanga : Vagues et renouveau . estampes japonaises modernes 1900-1960 se présente plus comme une typologie des artistes de ce courant artistique, ne prenant alors pas en compte les considérations esthétiques de l'époque. L'ouvrage de Michael Lucken jongle subtilement entre production de pensée et adaptation picturale bien qu'il se présente néanmoins comme le parcours historique de l'art

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japonais au XXème siècle. La majorité des autres ouvrages s'ancrent dans l'une de ces tendances, portant soit sur la philosophie de l'esthétique propre au Japon au cours du XXème siècle ; soit sur une analyse historique des arts japonais à l'époque moderne.

Nous utiliserons pour ce faire une méthode qui emprunte aussi bien à la démarche épistémologique de Foucault, de manière plus effective, à la méthode de la « theorical review » propre à la revue de littérature. 16 En effet, notre démarche qui consiste à analyser des textes scientifiques, ainsi qu'une production artistique en vue de produire une connaissance sur une époque donnée, et à retracer la sensibilité propre au peuple japonais à l'ère moderne n'est pas sans rappeler la démarche de Foucault dans Les mots et les choses17 publié en 1966. Néanmoins, ne pouvant être certain de la pertinence et de l'adéquation de nos choix en vue d'observer le phénomène que nous voulons mettre au jour, nous nous fonderons sur la méthode scientifique propre aux revues littéraires. Selon la définition donnée au sein de l'article « Synthezin information systems knowledge : A typologie of littérature reviews », notre mémoire s'inscrit dans une logique propre au revue théorique : « 18The next two forms of research synthesis aim at explanation building. First, a theoretical review draws on existing conceptual and empirical studies to provide a context for identifying, describing, and transforming into a higher order of theoretical structure and various concepts,

16 Guy Paré, Marie-Claude Trudel, Spyros Kitsiou, Synthezing information systems knowledge: A typology of literature reviews, Elsevier, 2014

17 Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966

18 Guy Paré, Marie-Claude Trudel, Spyros Kitsiou, Synthezing information systems knowledge: A typology of literature reviews, Elsevier, 2014, p.188.

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constructs or relationships. Their primary goal is to develop a conceptual framework or model with a set of research propositions or hypotheses» ( Les deux prochaines formes de synthèse de recherche tendent à la construction d'explication. Premièrement, une revue théorique puise dans les idées conceptuelles et les travaux empiriques qui fournisse un contexte afin de s'identifier,se décrire et transformer en un ordre supérieur de structure théorique et de concepts variés, construction ou rapports. Leur but premier est de développer une structure conceptuelle ou modèle via un nombre de propositions ou d'hypothèse de recherches.» Ainsi, nous élaborerons plusieurs hypothèses au cours de notre recherche que nous chercherons à observer en dernière partie, moment précis où il s'agira de savoir si la production artistique du Shin-Hanga recèle le discours esthétique qu'on lui soupçonne.

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I : Une première pensée esthétique japonaise moderne 1.1: Une tradition japonaise menacée par l'occidentalisation

L'esthétique japonaise, dès ses débuts, pose un problème d'interprétation. Avant l'arrivée de l'influence occidentale on peut déjà voir en germe une sensibilité esthétique issue directement de la tradition du Bouddhisme Zen. Ainsi, comme l'avance Robert Heinemann dans son article Pensée et spiritualité japonaises : « La culture japonais, en fait, lie, de façon inextricable, philosophie, religion et les arts qui sont fondés sur le concept de la « voie ». « C'est une des grandes caractéristiques de cette culture, et il important de le reconnaître avant même de discuter le caractère philosophique de ses doctrines. »19 Et l'on peut voir à travers cette citation combien le rôle du Bouddhisme est déterminant pour la formation d'une sensibilité japonaise en amont de l'intégration des catégories occidentales. Que l'on prenne le concept de Yugen20, propre à la période Kamakura(1185-1333) et Muromachi (1336-1573) rattaché à l'histoire du Bouddhisme ou encore le concept de Mono no Aware propre à la période Heian, on peut voir l'influence que joue le Bouddhisme dans la construction d'une sensibilité japonaise.

C'est avant tout Nishida Kitaro qui va permettre la jonction entre Bouddhisme Zen et une pensée orientale. Il se sert de la méthodologie occidentale, issue de la phénoménologie husserlienne et de la terminologie de la philosophie occidentale. Ainsi il puise dans la spiritualité bouddhique, en se fondant sur sa propre expérience du zazen. Ces théories sont construites à partir de ce qu'il nomme « expérience pure ». L'expérience pure est envisagée alors comme un mode de conscience non

19 « La pensée japonaise », dir.Sylvain Auroux, quadrige, 2019, Paris, p. 35.

20 Toyo Izutsu, The Theory of Beauty in the classical Aesthetics of Japan

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objectivant, réflexif et immédiat. Il en parle ainsi dans son ouvrage publié en 1911 : Zen no kenkyu (Études sur le bien). Le concept est une réinterprétation propre de l'auteur de concept psychologique d'expérience pure développé par le psychologue allemand Wilhelm Wundt au XIXème siècle, notamment dans son livre Völkerpsychologie21. L'ouvrage ouvre alors un nouveau chemin dans l'élaboration d'une esthétique. Ce rapprochement de l'esthétique occidentale et japonaise apporte un nouveau regard et manifeste l'importante du lien entre l'Occident et le Japon. De ce fait, par le compromis qu'il trouve entre pensée bouddhique et pensée occidentale, Nishida Kitaro se présente comme un des premiers penseurs à dépasser la simple polémique : pensée occidentale face à la pensée orientale. En effet, dans un contexte où « Les uns reconnaissaient des philosophies à l'intérieure du shinto, du bouddhisme et du confucianisme : les autres n'y voyaient que l'aspect religieux, philologique ou archéologique »22 Nishida Kitaro représente une des premières philosophies originales en se situant « au point de jonction de deux courants, spiritualité traditionnelle du bouddhisme, en particulier du Zen, et philosophie occidentale, qui, à cette époque, voit son premier épanouissement au Japon23 ». De la même manière, sa théorie de la poïesis contient en germe les jalons d'une première esthétique proprement japonaise. Ce concept, apparu pour la première fois, sous forme d'ébauche, dans son article Essence du beau, s'articule en quatre points définissables : 1) L'important en Art réside dans les fondements ontologiques a priori de l'objet esthétique ; 2) La création artistique répond à un mouvement d'affectivité pure, ne trouvant une coordination que sous l'égide d'une

21 Wihlem Wundt, Völkerpsychologie: eine Untersuchung der Entwicklungsgesetze von Sprache, Mythus und Sitte, Wihl, 1900

22 Ibid, p. 35.

23 Ibid, p. 35.

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volonté absolue transcendant les effets divers de la volition qui procure le son et les formes de la artistique par le dynamisme ;3) La visée de l'art s'identifie au mouvement même de la vie, et c'est dans la saisie de cette conscience qu'elle s'incarne dans les oeuvres ; 4) La connaissance artistique devient une expressivité corporelle.24 Fondamentalement, son concept de poïesis est envisagé comme une intuition active de la part de l'artiste se trouvant au fondement de l'acte créateur où objet et sujet se lient. Comme celui-ci l'avance : « Sous l'effet de l'intuition active, le soi s'assimile irrémédiablement à la chose et c'est dans la trajectoire du moi vers les choses que s'élabore ce que l'on appelle art, tandis que, à l'inverse, c'est dans la propension des choses à s'identifier au moi, dans le parcours des choses vers le moi, dans la trajectoire où le soi s'engendre au travers des choses que s'élabore le lieu de la pratique ».25 Cette théorie, qu'il reprend des travaux de Konrad Fiedler et Aloïs Riegl, montre en germe une relation directe avec la conception bouddhiste du rapport au monde. En effet, on voit ici, en arrière-fond, une des caractéristiques de la pensée japonaise de la Nature, envisagée selon un principe de non-dualité et non selon un principe dialectique. En effet, comme nous pouvons le voir la création artistique est envisagée comme l'union entre l'artiste et l'objet, l'un interagissant sur l'autre et vice-versa plus qu'un agir de l'artiste « sujet » sur un objet artistique. Mais c'est probablement la distinction qu'il opère entre une esthétique occidentale et une esthétique extrême-orientale qui nous intéresse le plus ici. Nishida distingue finalement les deux esthétiques selon une conception matérielle (occidentale) de la réalité ou spirituelle (extrême-orientale). Ainsi : « La seconde proposition, plus discrète, concerne les caractéristiques de l'art extrême-oriental, envisagé de ce

24 « La théorie de la poïesis chez Nishida : L'art et la genèse historique » par Yûjirô Nakamura dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 32.

25 Nishida Kitaro, De l'identité des contraires absolus, IX, p. 111.

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même point de vue. Si l'art occidental vise à saisir l'espace matériel des objets, l'art extrême-oriental vise, lui, un espace mental. Or l'espace historique est constitué que, si l'art occidental s'érige une détermination spatiale, le mouvement d'abstraction qui le sous-tend ne s'affranchit pas, pour autant, de la tendance à l'empathie. En revanche, dans sa recherche de l'abstraction, l'art extrême-oriental, loin de se résumer à un formalisme géométrique, témoigne avant tout d'une abnégation du moi dans un espace absolu. « L'espace de l'art oriental n'existe pas par rapport au soi, mais en chacun de soi »26 On voit à travers cet exemple ce qui détermine le caractère particulier d'un art extrême-oriental : « l'espace intérieur ». C'est ce caractère propre à l'art extrême-oriental qui permet une appréhension de la réalité originale, intériorisée. Cet élément constitue un point de différence avec l'esthétique occidentale et définit, du même coup, les caractères propres à une esthétique japonaise en délimitant une frontière conceptuelle entre les deux esthétiques. Pour reprendre les termes de Yûjirô Nakamura : « L'art extrême-oriental cherche davantage, mais sans se départir de la modestie quotidienne, à subsumer l'univers dans un bol à thé en laque »27

De la même manière que Nishida Kitaro trace une ligne d'analyse comportant des éléments de distinction entre l'Occident et l'Orient. Okaku Kakuzo, relativement à la même époque, pose les premiers jalons d'une théorie esthétique proprement japonaise.

Ainsi, proposant un remaniement du rituel traditionnel du thé (chanoyu), Le livre du thé28 d'Okakura Kakuzo produit une pensée singulière à partir d'une cérémonie

26 Nishida Kitaro, Fonction de l'art dans la genèse de l'histoire, X, p. 240-241.

27 « La théorie de la poïesis chez Nishida : L'art et la genèse historique » par Yûjirô Nakamura dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 40.

28 Okakura Kakuzô, Le livre du thé, Éditions Philippe Picquier, 2006, Paris

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traditionnelle propre à la culture japonaise. Sa pensée, comme le thème qu'il choisit, s'ancre dans une tradition bouddhiste. Comme l'avance Shen Soshitsu dans la préface dédiée au Livre du thé : « Si elle repose sur sa profonde maitrise du chinois, la vision d'Okakura s'enracine également dans les valeurs religieuses du bouddhisme, du taoïsme et du confucianisme. Dans cette perspective, l'art se dresse contre le mensonge, l'attachement et l'égoïsme. Okakura l'affirme clairement : « Si nous ne pardonnons jamais à autrui, c'est parce nous nous savons fautifs. Nous chérissons notre égo par crainte de dire la vérité aux autres. Nous nous réfugions dans l'orgueil par peur de révéler notre propre vérité »29. Comme on peut le voir, la relation qu'entretient la cérémonie du thé ne se départage pas d'une pensée bouddhiste. Pour autant, la cérémonie du thé, et plus spécifiquement le thé, représente aux yeux d'Okakura, un idéal esthétique japonais. Mieux encore, il représente l'aboutissement d'une culture proprement japonaise : « Loin d'être une simple esthétique, dans le sens ordinaire du terme, la philosophie du thé exprime, en même temps qu'une éthique et une religion, notre conception globale de l'homme et de la nature »30 La conception d'Okakura tend à retracer l'origine de ce rituel proprement japonais à l'aune du bouddhisme Zen. C'est ainsi qu'il retrace l'histoire, dans son ouvrage, des deux mouvements Taoisme et Zen afin d'aborder le sens esthétique qu'incarne la cérémonie. Ainsi, « Au fond, l'idéal du thé est l'aboutissement même de cette conception zen : la grandeur réside dans les plus menus faits de la vie. Le Taoïsme a fourni les fondements d'un idéal esthétique, le Zen les a mis en pratique ».31 Et Shen Soshitsu ne dit pas autrement dans sa postface dédiée au livre, écrite en 1989, lorsqu'il tente de résumer l'aspect spirituel que

29 Ibid,. p. 18.

30 Ibid,. p. 24.

31 Ibid, p. 73.

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revête la cérémonie : « Ce « thé » devint une façon de vivre - une voie pratique d'accomplissement spirituel. Ce « thé », c'était le « cha-no-yu ». Fondé sur l'idée que nous ne saurions atteindre la paix intérieure sans un effort délibéré visant à nous affranchir des préoccupations et des désirs de ce monde, le « cha-no-yu » nous offrait un moyen de transcender les attachements du quotidien et de creuser jusqu'aux racines de notre être. »32 Son observation de l'histoire de la cérémonie du thé s'accompagne aussi d'une critique du modernisme japonais crée à partir de l'ère Meiji. En effet, on retrouve dans son ouvrage, différentes observations sur les effets du modernisme sur la société japonaise. Il critique alors l'appauvrissement des goûts individuels et la consommation de masse irréfléchie des Japonais : « Aujourd'hui, chose combien regrettable, la plus grande part de notre enthousiasme apparent pour l'art ne repose sur aucun sentiment réel. En une époque démocratique comme la nôtre, les hommes réclament à cor et à cri - et sans même tenir compte de leurs propres sentiments - ce que la majorité considère comme la meilleur ». 33 C'est d'ailleurs ce constat qui est à la genèse de la rédaction de son ouvrage. Okakura Kakuzo vit alors la consommation de masse uniforme de ses contemporains à la manière d'une crise identitaire de la tradition japonaise. C'est ainsi que l'observe, dans la postface du Livre du thé, Shen Soshitsu : « Okaku rédigea le Livre du thé en 1906, lors même que le Japon, confronté à un afflux massif d'idées et d'institutions occidentales, se voyait menacé de perdre ses repères culturels ».34 C'est probablement cette volonté de conserver cette tradition qui amenèrent aussi nombreux intellectuels japonais à réfléchir sur la sensibilité esthétique des époques précédentes. Ainsi Okakuza Kakuzo lui-même analyse le

32 Ibid,.p. 143.

33 Ibid,.p. 107.

34 Ibid,. p. 141.

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concept du Wabi-Sabi qu'il associe à la cérémonie du thé. C'est par l'usage des ustensiles, fracturés, abimés, voire vieillots que le Wabi-Sabi (la patine de l'âge) se dévoile dans sa plus parfaite incarnation. Ce concept esthétique, qui apparait sous l'impulsion des premiers maîtres de thé au XV-XVIème siècle, traduit par l'imperfection de l'objet, un regard sur le temps et l'évanescence du monde réel. Okakura Kakuzo parle alors d'un « Culte de l'imparfait » que la pratique de la cérémonie du thé permet de mettre en exergue : « Il exprime ainsi son goût pour ce qui constitue sans doute la marque distinctive des ustensiles de thé les plus précieux : l'absence de symétrie et de perfection formelle [...] pour le taoïsme comme pour le zen, seul celui qui a achevé en esprit l'inachevé peut découvrir la véritable beauté. La vigueur de la vie et de l'art réside dans leurs possibilités de croissance. »35 Ainsi, si l'introduction à la vie occidentale constitue une des clefs de voute du modernisme de l'ère Meiji, on peut voir que dès le début du XXème siècle, nombreux sont les penseurs qui vont chercher à se départir de ce processus. L'important nombre d'ouvrages traitant des concepts esthétiques antérieurs à l'ère Meiji induit la grande nécessité pour ces penseurs de conserver, voir restaurer une culture traditionnelle japonaise. L'esthétique, et ces concepts, semblent alors l'issue pour aboutir à la réalisation d'une culture propre. Étudier et comprendre la sensibilité des époques antérieures de la société japonaise devient un enjeu majeur en vue de traduire une identité propre à la civilisation japonaise. L'histoire de ces sensibilités permettraient alors de construire l'histoire d'une nation. On le comprend, se mélangent alors sensibilité esthétique et revendication nationale. Le livre du thé ne déroge pas à cette règle. L'enjeu pour Okakura Kakuzo est moins d'établir une filiation d'un rituel quotidien avec une tradition bouddhique que

35 Ibid,. p. 165.

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d'offrir des concepts esthétiques propres à une identité japonaise. Une édification du sensible qui vise, comme l'indique le premier chapitre de son ouvrage, à offrir une nouvelle image du Japon aux étrangers.

1.2: D'anciens concepts esthétiques mis au goût du jour

L'enjeu des recherches faites sur ces anciens concepts esthétiques est donc double : Proposer un symbole, une sensibilité proprement japonaise, qui sert alors de vecteur à un avancement civilisationnel ainsi que de symbole à une nation, en vue de modifier la perception du Japon, et plus globalement de l'Orient auprès des grandes nations occidentales ; Retracer l'histoire d'une sensibilité esthétique et l'actualiser, et par cet acte, ériger un rempart face à l'occidentalisation du Japon.

Cette démarche va connaître ainsi de nombreuses répercussions. Kuki Shuzo, dans son ouvrage Structure de l'iki publié en 1930, propose une analyse du concept de l'« Iki »(raffinement). Ce philosophe, qui a fait ses études à Paris au cours du premier quart de siècle du XXème siècle, propose d'adapter la méthode formelle pour analyser ce concept propre à l'époque Edo. Son livre se divise ainsi en différentes étapes. Alors que la première cherche à analyser d'abord la connotation du terme en vue de lui donner une définition, la seconde établit un lien direct entre une expression plastique, les estampes et l'architecture de l'époque Edo, et ce concept. Dans son ouvrage, il opte rapidement pour une approche herméneutique, en vue de restituer le concept selon le sens qu'on lui attribue. Cette décision s'explique probablement vis-à-vis de la complexité du concept esthétique, plus propice à cette dernière approche que l'approche formelle : « Bien que du moins, Kuki ait été assez fidèle à la logique formelle et fit avancer le fil de son raisonnement objectivement, le sujet de ce traité, l'« iki », qui n'est pas un objet

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réel mais une idée esthétique, fût trop profondément ancré au-dedans de soi-même pour être complétement objectivé et logiquement analysée. C'est la raison pour laquelle sa réflexion devint plutôt herméneutique que logique »36. Ce choix de Shuzo pour une approche herméneutique s'explique notamment en raison de la complexité du concept. Celui-ci devient plus facilement analysable selon une approche herméneutique que formelle. Ce choix montre combien par ailleurs la majorité des études qui sont faites par les penseurs de la fin de l'ère Meiji s'emparent des méthodes d'analyses occidentales en vue d'étudier des concepts traditionnels. On observe ainsi les différentes méthodes utilisées par Shuzo Kuki, allant de la méthode formelle à la méthode herméneutique. Cet aspect semble d'autant plus paradoxal quand l'enjeu derrière cette utilisation est l'affirmation d'une identité proprement japonaise. Son analyse en deux temps détermine le concept de l'« iki », puis ensuite révèle ses expressions objectives. L'exemple de la Geisha est alors choisi : « Je voudrais attirer l'attention des lecteurs sur ce fait que tous les exemples de l'expression naturelle de l'iki que Kuki appartiennent, où au moins se rapportent à la geisha, sujet sur lequel il écrivit un manuscrit très bref en français pendant son séjour à Paris. Selon l'explication qu'il donne dans ce manuscrit « Au Japon, les « geishas » occupent à peu près le même rang que celui des hétaïres, courtisanes de l'ancienne Japon. »37 L'expression connait une réalité effective dans la vie quotidienne. C'est ainsi une des particularités des concepts esthétiques japonais : l'ancrage dans une réalité effective. On retrouve le même procédé auparavant avec le Wabi-Sabi élaborée par Okakuza Kakuzo. C'est à travers la pratique du rituel de la cérémonie du thé que le Wabi-sabi devient effectif.

36 « L'esthétique de Shûzo Kuki » écrit par Akira Kuno dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 52.

37 Ibid,. p. 35.

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Ainsi, comme l'avance Akira Kuno dans son article visant à expliquer la démarche de Shûzô Kuki : « L' « iki », cet « idéal à la fois moral et esthétique », qui est une unité harmonieuse de la volupté et de la noblesse », ne peut demeurer abstrait. Il a besoin de se concrétiser. Et c'est aux « geishas » qu'on demanda de le réaliser, en s'y impliquant totalement, et de constituer le plus fidèle exemple possible de l'iki. Leur entraînement eut pour but de réaliser en s'y impliquant totalement, et de constituer le plus fidèle exemple possible de l'« iki » ».38

Il existe encore d'autres exemples similaires synthétisant une recherche de concepts plus ou moins esthétiques tels que les recherches faites sur le concept du « Basho » (lieu) par Nishida Kitaro 39ou encore les textes portant sur le concept propre à l'époque Heian « Mono no aware » (l'empathie pour les choses) remis au gout du jour par Motoori Norinaga au cours du XVIIIème siècle, puis étudié sous ère Meiji par Onishi Yoshinori(1888-1959). Bien que ce dernier, dont nous reparlerons par la suite, est majoritairement contribué à la résurgence (ou création) et délimitation de tels concepts au sein de son ouvrage majeur Bigaku( Aesthetics)40, il apparait que la démarche de Tetsuro Watsuji(1889-1960) nous apparait la plus pertinente en vue d'expliquer cette introspection historique de l'histoire des sensibilités japonaises. En effet, Tetsurô Watsuji, dans la préface de son ouvrage Kabuki to Ayatsuri-Jyôrur (Le Kabuki et le théâtre de poupées Jyôruri)41 publié en 1955, raconte comment face aux « Jyoruri-geki » (drames issus du théâtre de poupées), il connait une

38 Ibid,. p. 55.

39 Jacynthe Tremblay, Le monde intelligible de Nishida, Ebisu, 1998, p. 75-146. ( https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_1998_num_18_1_1003)

40 Onishi Yoshinori, Bigaku, vol. 2 :Biteki Hanchu Ron (Tokyo Kobundo,1960)

41 « Tetsurô Watsuji et la dimension transcendantale de la culture » par Megumi Sakabe dans esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 43.

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sensation « exotique » qui le pousse à rechercher l'esthétique propre à l'époque Muromachi et son théâtre de Kabuki. Cette recherche « archéologique « qu'il entreprend tout au long de son ouvrage nous informe aussi bien sur le théâtre que la sensibilité propre à une époque donnée. Il s'agit alors d'étudier « l'imaginaire à l'époque Muromachi »42 : « Sollicité par ce souvenir d'enfance, Watsuji entreprend de faire dans « Kabuki to Ayatsuri-Jyôri » une sorte d'étude archéologique de fond, qui le conduit à constater que son « impression d'étrangeté exotique et de scintillement surnaturel » a pour origine le monde imaginaire né au sein même du peuple à l'époque Muromachi (du XIVème au XVème siècle). »43 Cette impression qui dès le début de sa vie le mène donc à étudier les premières oeuvres d'art bouddhique japonaises inspirées de l'art du Gandhara dans son ouvrage Koji Junrei (Pèlerinages aux vieux temples) publié en 1919 trouve dans son ouvrage final son apogée. Il étudie alors différentes pièces du théâtre Kabuki pour mettre au grand jour cette esthétique propre à l'imaginaire de l'époque Muromachi, notamment une pièce intitulée Amida no Muné-wari (Déchirement de la poitrine d'Amida) où il observe la récurrence d'un thème , celui du « Dieu souffrant »44. Il présuppose alors cette répétition à un contexte historique propre à l'époque Muromachi, moment précis où le christianisme pénètre le territoire japonais : « Je n'ai jamais su clairement si une pièce comme Amida no Munéwari avait été créée ou non sous l'influence du christianisme. Ces figures ou statues ensanglantées expriment toutes, en tout cas, un amour profond. Dans le cas d' « Amida », cet amour s'exprime par le mot « jihi »(compassion). Dans cette pièce, la compassion d'Amida s'incarne dans son sacrifice volontaire accompli à la place de la malheureuse princesse

42 Ibid,. p. 43.

43 Ibid,.p. 43.

44 Watsuji, T., Kabuki to Ayatsuri-Jyôruri, in Watsuji Tetsuro, Zenshû(Oeuvres complètes), vol, IX, p. 7-21.

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Tenshu. Parmi les nombreuses façons de représenter un sacrifice de ce genre, n'est-ce pas l'une des plus profondes ? Mais la figure de Jésus-Christ crucifié est la représentation d'un sacrifice accompli pour l'humanité toute entière par l'acceptation des péchés du monde depuis Adam ».45 Watsuji raccorde finalement son « impression d'étrangeté exotique et de scintillement surnaturel » à un cheminement de la culture traditionnelle japonaise à travers les âges. Son analyse lui permet ainsi de « s'enraciner profondément dans la dimension transcendantale - verticale et diachronique - de la culture japonaise contemporaine dont l'origine principale se situe à l'époque Muromachi ».46

Il est intéressant d'observer que l'expérience personnelle de Watsuji cache probablement en germe cette sensibilité propre à l'ère Meiji que nous essayons de montrer. Peut-être, finalement que cette « impression d'étrangeté exotique et de scintillement surnaturel » qui le marque dès son enfance, sous-tend une prise de conscience d'une tradition japonaise en train de s'estomper Les époques antérieures résonnent alors comme « exotique » et il devient impératif de les restaurer. Une restauration qui se fait aussi bien par la reconnaissance des faits historiques que par la sensibilité et l'imaginaire qui leurs appartiennent.

1.3: Archéologie d'une sensibilité esthétique

Les périodes qui suivent l'époque Meiji marque une volonté importante de vouloir édifier une esthétique proprement japonaise. Si l'on peut considérer que l'ère Meiji se pare d'une logique Wakon Yosai (âme japonaise, savoir étranger), on peut dire

45 Ibid,. p. 48.

46 Ibid, . p. 49.

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que les ères suivantes, Taisho et Showa se rattachent plus à une logique Wakon Wasai (âme japonaise savoir japonais). En effet, les écrits tendent davantage à inscrire l'esthétique dans le cadre d'une production nationale qu'à la comparer à une esthétique occidentale (comme pouvait le faire Nishida Kitaro ou Okakura Kakuzô).

Ainsi la position de Takayama Chogyu(1871-1902) fut décisive, vers la fin de l'ère Meiji, pour permettre cette transformation. Si l'oeuvre de Chogyu se concentre avant tout sur la recherche de la formation d'un esprit national japonais, ses oeuvres ultérieures correspondent à un regard, non empreint d'une forme de nationalisme, sur une esthétique japonaise. On retrouve ces réflexions sur l'esthétique dans une de ses oeuvres les plus importantes : « Biteki Seikatsu wo Ronzu » (Discussions sur la vie esthétique) alors publiée dans le journal Taiyo en 1901.47 Le geste de Chogyu a pour volonté de « libérer » l'art de la pratique de la critique d'art. Il déporte alors l'art sur un plan social, voire quotidien. L'art, à ses yeux, est à envisager selon une manière de vivre: « If someone should approach me and ask what I mean by « aesthetic life, » I would answer that it is service to life, and body, which are far superior to food and clothing.48( Si quelqu'un venait à m'approcher et me demander ce que j'entends par « vie esthétique », je répondrai que c'est un besoin de la vie, et du corps, bien supérieur à la nourriture et aux vêtements ». Comme l'indique ainsi Michelle Marra, la position de Chogyu se départit de celle de ses prédécesseurs : «With Fenollosa, for example, knowledge of the philosophy of art was deemed necessary for the actual practice of art criticism. Ernest fenollosa and Okakura

47 « The Aesthetics of the Nation: Takayama Chogyu» dans Modern Japanese Aesthetics : A reader, Michele Marra, University of Hawai'I Press, 1999, United States of America, p. 94.

48 Takayama Chogyu Shu, Anezaki Chofu Shu, Sasakawa Rinpu Shu, GNBZ 13 (Tokyo : Kaizosha, 1956), p. 206.

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Kakuzo were instrumental in giving the field of art autonomy with respect to the pragmatic views of art prior to the Meiji period. They did not, however, keep the field of aesthetics separate from the pragmatic of aesthetic judgement applied to concrete forms of art.» (Avec Fenollosa, par exemple, la connaissance de la philosophie de l'art a été jugée nécessaire pour la pratique actuelle de la critique d'art. Ernest Fenollosa et Okakuza Kakuzo ont été déterminant en élaborant une discipline artistique autonome tout en respectant les ambitions pragmatiques de l'art précèdent la période Meiji. Ils n'ont pas, cependant, garder le champ de l'esthétique séparé de l'aspect pragmatique du jugement appliqué à des formes concrètes d'art.)49 C'est Chogyu qui établit cette distinction, rattachant l'art à un domaine plus concret, plus proche de la vie quotidienne. De ce fait, il devient le caractère propre de la vie japonaise, rendant compte d'un aspect plus personnel et individuel.

C'est probablement Onishi Yoshinori qui contribua le plus fortement à édifier, catégoriser et définir l'esthétique japonaise. En effet, la publication de son ouvrage Bigaku (Aesthetics) publié en 2 volumes, le premier en 1959 dédié à l'histoire des concepts esthétiques occidentaux , le second consacré à l'analyse et la construction des « catégories » esthétiques japonaises tels que Yugen, yuen, aware, sabi... Son ambition est alors de rendre un discours clair, précis et compréhensible de concepts laissés pour ésotériques à travers l'histoire du Japon : « According to Onishi, it was the responsibility of the aesthetician to deal in terms of « aesthetic categories »(biteki hanchu) when addressing traditionnal aesthetic terms, rather than confining them to the esoteric discourse of Japanese medieval poetics (shigaku) » (« Selon Onishi, c'était de la responsabilité du philosophe de l'esthétique de communiquer en termes de « catégories esthétiques » lorsqu'il

49 Ibid,.p. 93.

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abordait les termes esthétiques traditionnels plutôt que de se confiner dans le discours ésotérique de la poésie médiévale ».50 Il opère alors toute une analyse formelle selon une méthode rigoureuse pour définir un des concepts esthétiques les plus spécifiques de la société japonaise : « Mono no aware (le « pathos » des choses) ». Il réemploie alors les travaux du poète du XVIIIème siècle, Motoori Norinaga, pour approfondir ce concept. Selon lui, Norinaga perçoit en partie la puissance effective du concept. Néanmoins, il considère que la démarche, plus psychologique que véritablement objective, de Norinaga ne correspond pas à une analyse globale du concept : « Yet the « sorrow » of « aware » cannot be explained simply as a psychological movement of a subject that is involved in a situation of shareable experience. » (Ainsi, la « tristesse » de « aware » ne peut être simplement expliquer comme un mouvement psychologique d'un sujet qui est impliqué dans une situation d'une expérience partageable)51. Cette analyse l'amène ainsi à rattacher le concept de Mono no aware à une époque précise, l'époque Heian (7941185). On retrouve ici une certaine similitude avec la démarche de Watsuji consistant à analyser et restituer l'imaginaire et la sensibilité d'une époque. Son analyse se propose d'aller encore plus loin car il compare alors l'époque Heian à ce qu'il appelle une « culture de l'esthétique ». « Culture de l'esthétique » qui est alors la manière dont l'aristocratie japonaise de l'époque Heian a su « transformer la vie en objet artistique, rendant la vie belle (vie esthétique ou biteki seikatsu) »52 Cette notion met le jour sur une distinction que veut démontrer Onishi : l'esthétique propre à l'époque Heian n'est pas une esthétique érigée selon des principes philosophiques ou encore un système de pensée. Il s'agit davantage d'une manière

50 « Onishi Yoshinori and the category of aesthetic» dans Modern Japanese Aesthetics : A reader, Michele Marra, University of Hawai'I Press, 1999, United States of America, p. 115.

51 Ibid,. p. 116.

52 Ibid, p. 117.

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de répondre à un « mal de vivre », de trouver un mot sur une sensibilité perçue auprès d'une classe sociale donnée.53 On fait face alors à une intuition esthétique liée à l'observation de la nature, du changement des quatre saisons (qui constitue un thème récurrent dans la poésie de cette époque) plus ? qu'un système philosophique. Cette particularité de l'analyse d'Onishi nous informe sur la perception dont peut être sujet un concept comme le Mono no Aware auprès des penseurs de l'époque moderne. La nature d'un concept comme Mono no Aware, bien qu'il fasse l'objet d'une analyse objective et rationnelle, est envisagée à la manière d'une forme de sensibilité. Les penseurs japonais de l'époque moderne, conscients de la particularité et de la complexité des concepts esthétiques traditionnels japonais, regardent ces concepts selon des catégories relevant d'une intuition psychologique plus que formelle. Cette définition de Mono no aware nous informe sur le regard que portent les philosophes japonais de l'époque moderne sur leurs propres concepts esthétiques. La portée du travail d'Onishi est particulièrement intéressante à nos yeux car elle vise à apporter une dimension philosophique à un concept natif...et ainsi, par ce biais, mettre en lumière un ancien concept : « My original scientific concern was to include afresh all Japanese notions related to beauty in the logical network of discourses on aesthetic categories, as well as to further develop these debates from within the system of aesthetics in general» ( Ma préoccupation scientifique et première était d'inclure de nouveau toutes les notions japonaises liées à la beauté au sein d'un réseau logique de discours sur les catégories esthétiques ainsi que d'approfondir plus loin ces débats au sein même du système esthétique en général »54

53 Ibid,.p. 118.

54 Onishi Yoshinori, Yugen to Aware(Tokyo : Iwanami Shoten, 1939à, p. 1.

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Ainsi, comme nous avons pu le voir, l'enjeu pour Onishi, Yoshinori, et plus globalement pour les philosophes de l'époque moderne, a été aussi bien d'élaborer une esthétique proprement japonaise que d'adapter des formes anciennes de sensibilité esthétique en concept esthétique. Si les premières pensées sur l'esthétique sont encore marquées par la volonté d'adapter une pensée occidentale à une culture extrême-orientale, se parant ainsi de multiples comparaisons entre l'Occident et l'Extrême-Orient (dont le chapitre « Une coupe pour l'humanité » du Livre du thé d'Okakura Kakuzo en constitue un des meilleurs exemples)55, l'époque allant de la fin de l'ère Meiji à la fin de l'ère Taisho marque un tournant dans la pensée esthétique japonaise. En effet, des penseurs comme Tetsuro Watsuji, Shuzo Kuki ainsi qu'Onishi Yoshinori s'attache à retracer l'histoire de la pensée esthétique japonaise traditionnelle, chacun à une période esthétique différente (époque Heian, Muromachi et Edo). Cette investigation a pour but finalement de restituer une intuition esthétique, voire une sensibilité propre à une époque désormais révolue. Cette démarche, qui peut-être s'accompagne d'une certaine nostalgie, nous apprend finalement une caractéristique importante de la perception historique de la tradition japonaise à l'ère moderne. Ces philosophes constatent le caractère révolu de ces concepts et cette réhabilitation n'a pas tant pour objectif de revitaliser ces mêmes concepts que de mettre au gout du jour des imaginaires esthétiques en train de disparaitre. C'est probablement l'Occidentalisation du Japon qui entraine ce besoin d'opérer une recherche presque archéologique de ce qui constitue une sensibilité proprement indigène. Il n'est pas absurde de dire que finalement l'aspect hermétique, presque intraduisible de chacun de ces concepts cache en germe le caractère le plus authentique, le plus singulier du peuple japonais. Cette recherche

55 Okakura Kakuzô, Le livre du thé, Ed. Philippe Picquier, 2006, paris, p. 23-38.

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intègre finalement un désir de revendication à une culture commune, à une tradition proprement japonaise.

Il reste que les méthodes employées sont exclusivement des méthodes d'analyse occidentale. Aussi bien l'approche herméneutique employée par Kuki Shuzô pour analyser le concept Iki que l'approche structuraliste utilisée par Tetsuro Watsuji pour décrypter l'imaginaire de l'époque Muromachi nous montrent combien les méthodes employées restent occidentales. Ainsi le travail intellectuel opéré par Onishi Yoshinori sur le concept de Mono no Aware n'est pas aussi sans rappeler la méthode épistémologique utilisée dans Les mots et les choses56, notamment lorsque Michel Foucault s'attarde à analyser la sensibilité d'une époque à partir du tableau de Diego Vélazquez, Les ménines57 dans sa préface. A la manière du philosophe français, Yoshinori intègre l'analyse de sa pièce de théâtre à un imaginaire historique, celui de l'époque Muromachi. Une phrase comme « Peut-être y a-t-il dans ce tableau de Vélasquez, comme la représentation de la représentation classique, et la définition de l'espace qui s'ouvre »58 fait alors écho à l'« impression d'étrangeté exotique et de scintillement surnaturel » qui marque tant Yoshinori dans son enfance, et dans laquelle il perçoit un fragment de l'imaginaire de l'époque Muromachi.

Il nous reste désormais à comprendre quel est le lien qui unit ces recherches esthétiques sur la tradition japonaise avec le courant Shin-hanga dans une période historique précise allant de 1915 à 1960.

56 Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966

57 Diego Vélazquez, Les ménines, huile sur toile, 1656, 3,18x2,76cm, Musée du Prado,

58 Michel, Foucault, Les mots et les choses, 1966, Gallimard, chapitre 1

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II : Shin-Hanga, un courant artistique comme reflet d'une

époque ?

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"Des chercheurs qui cherchent on en trouve, des chercheurs qui trouvent, on en cherche !"   Charles de Gaulle