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Le nouveau paradigme économique turc


par Jonathan Martinez
Université Jean Moulin Lyon 3 - Master 2 Relations internationales : Sécurité internationale et Défense 2020
  

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Université Jean Moulin Lyon 3

Faculté de Droit Virtuelle

Programme d'enseignement en Formation Continue et à Distance (EAD-FC)

MASTER 2 MENTION RELATIONS INTERNATIONALES

Parcours « Sécurité internationale et Défense » (SID)

Mémoire de recherche

Le nouveau paradigme économique turc

Sous la direction de Madame Charlotte LE CHAPELAIN

Année universitaire 2020-2021

MARTINEZ Jonathan
N° étudiant : 3207907

jonathanmartinez.upmf@gmail.com

2

3

Remerciements :

Mes premiers remerciements vont à mon directeur de mémoire, Madame Charlotte Le Chapelain, dont l'enthousiasme, la disponibilité et le suivi ont largement contribué à l'élaboration de ce travail de recherche. Pour sa patience et son indulgence dans ses relectures je tiens à exprimer une profonde reconnaissance.

Je tiens bien sûr à remercier l'ensemble de l'équipe pédagogique du Master 2 Sécurité internationale et défense de l'Université Lyon 3, qui a su nous accompagner dans cette année pleine de complexité.

J'adresse toute ma gratitude au Lieutenant-colonel L., ainsi qu'à l'adjudant Landi qui m'ont poussés dans cette voie et ont marqués mon parcours par leur bienveillance.

Une pensée toute particulière pour mon épouse, Madame Noémie Martinez, pour son infinie patience, son soutien indéfectible, son optimisme assuré dans l'avenir et son incroyable capacité à supporter mes longs discours sur l'économie turque au cours de nos soirées hivernales.

Ma gratitude va également à ma camarade de promotion, Madame Camille Poli, qui aura marquée cette année tant par son humour que par sa justesse et son amitié, et dont l'oreille attentive ne s'est jamais détournée de l'étudiant en détresse.

Je tenais également à témoigner toute ma reconnaissance à mes amis pour leur présence, le futur Docteur William Letrone, spécialiste en cyber-sécurité, ainsi que Monsieur Stéphane Perreau.

Enfin, je dédie ce mémoire à mes proches, sans qui j'aurai pu finir ce travail bien plus tôt.

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Sommaire :

Introduction générale 7

Titre 1 : Le déclin de l'Empire Ottoman : un héritage politique et économique façonnant la

vie politique de la Turquie contemporaine .16

I. Le lent déclin de l'Empire ottoman expliqué par une inadaptation structurelle aux

nouveaux enjeux économiques .17

II. Une République kémaliste volontaire et désireuse de relever le défi de la

modernisation 23

III. Une volonté d'occidentalisation s'anémiant au profit d'un islamisme

identitaire .29

IV. L'incapacité manifeste du kémalisme à répondre à la crise identitaire

turque 33

Titre 2 : Le basculement de la Turquie vers une économie extravertie : caractéristiques et

définition d'un mercantilisme progressif de l'islam politique 40

I. La dépendance naturelle de la Turquie aux investissements extérieurs .41

II. La mobilisation du discours ottomaniste visant répondre aux nécessités

économiques de la Turquie ...44

III. Un environnement géoéconomique structurellement limité. .49

IV. La mobilisation d'un « néo-ottomanisme » visant à répondre à l'instabilité

économique et politique de la Turquie .53

V. Le basculement progressif d'un « pragmatisme économique » vers un « idéalisme

politique » néo-ottoman 56

Titre 3 : Les nouvelles dynamiques politiques et économiques turques : le choix de

l'autonomie face à l'appréhension d'un ordre international « post-occidental » 70

I. La mise en place d'un politique de grand écart : le choix d'une autonomie

stratégique au détriment d'une cohérence idéologique claire .72

II. Le développement de la BITD turque ou l'établissement d'une stratégie des moyens

au service de ses prétentions territoriales 85

III. L'affirmation de la puissance maritime turque en Méditerranée: levier de préservation des intérêts économiques nationaux dans son environnement

régional 92

Conclusion générale . 100

5

Sigles et acronymes :

AKP : « Adalet ve Kalkõnma Partisi » ou « Parti de la justice et du développement »

PKK : « Partiya Karkerên Kurdistan » ou « Parti des travailleurs du Kurdistan »

YPG :

TUIK : Institut des Statistiques turc

CUP : Comité Union et Progrès

OTAN : Organisation du Traité de l'Atlantique Nord

GATT : General Agreement on tarrif and trade

MNP : « Millî Nizam Partisi » ou « Parti de l'ordre national »

CHP : « Cumhuriyet Halk Partisi » ou « Parti républicain du peuple »

MSP : « Millî Selamet Partisi » ou « Parti du salut national »

MHP : « Milliyetçi Hareket Partisi » ou « Parti d'action nationaliste »

ANAP ou ANAVATAN : « Anavatan Partisi » ou « Parti de la mère patrie »

CEE : Communauté économique européenne

OMC : Organisation mondiale du commerce

UE : Union Européenne

RTCN : République turque de Chypre du Nord

URSS : Union des Républiques Socialistes Soviétiques

BEI : Banque européenne d'investissement

OCE : Organisation de coopération économique

OCEMN : Organisation de Coopération économique de la Mer noire

D-8 : Developing 8

OCI : Organisation de la Coopération Islamique

ISEDAK ou COMCEC : Comité de Coopération Économique et Commerciale

T†SIAD : Turkish Industry and Business Association

PSC : Plan de stabilisation par le change

FMI : Fonds monétaire internationale

SGNU : Secrétaire général des Nations unis

PJD : Parti de la Justice et du Développement (Maroc)

IRIS : Institut de relations internationales et stratégiques

EAU : Émirats arabes unis

MIT : Service de renseignement extérieur turc

FDS : Forces démocratiques syriennes

6

EHESS : École des hautes études en sciences sociales

GNU : Gouvernement d'Unité Nationale Libyen

ANL : Armée nationale libyenne

ICBC : Industrial and Commercial Bank of China

RECCA : Conférence ministérielle de coopération économique régionale sur

l'Afghanistan

NELB : « New Eurasian Land Bridge » ou « Nouveau pont terrestre eurasien »

BITD : Base industrielle et technologique de défense

UAV : « Unmanned aerial vehicle », désignant plus largement les « drones »

TSKGV : « T·rk Silahlõ Kuvvetlerini G·çlendirme Vakf » ou « Fondation pour le

renforcement des forces armées turques »

SSIK : Comité exécutif de l'industrie de défense

SSB : « Savunma Sanayii Baþkanlõðõ » ou « Présidence de l'industrie de la défense »

SSDF : « Savunma Sanayii Destekleme Fonu » ou « Fonds de soutien à l'industrie de

défense »

TKMS : Société allemande « ThyssenKrupp marine Systems »

ZEE : Zones économiques exclusives

7

Introduction générale

Tributaire de l'issue de la Première guerre mondiale, qui devait porter le coup de grâce à l'Empire Ottoman, la proclamation de la République de Turquie (1923) se construit, sur le « double rejet du cosmopolitisme impérial et de la théocratie »1. Un rejet nécessaire, à la foi du Sultanat Ottoman se soumettant au diktat européen, mais également un rejet du Califat, celui-ci incarnant un des points de ralliement de l'opposition monarchiste et religieuse. Ce rejet constitue pour Moustapha Kemal, fondateur de la République Turque, une rupture avec le passé.

Avec l'opposition au Traité de Sèvres en 1920, traité qui devait déposséder l'Empire Ottoman de la majorité de ses territoires, le général Atatürk, ou « Père des Turcs », vient investir une Turquie nouvelle : une Turquie à la fois laïque, mais également moderne. Cette modernisation passe par l'uniformisation de l'éducation, du droit, ainsi que des mesures visant à promouvoir l'identité nationale, tant au niveau de la langue que de son histoire officielle. Le « loup gris » libère la nouvelle Turquie du cadre impérial en créant un Etat national. Cette révolution passe par une substitution de l'islam à la « religion civique de la patrie : sans laïcité pas d'Etat-nation, sans Etat-nation pas d'Etat unitaire »2.

« Paix chez soi, paix dans le monde » (Yurtta barõþ, dünyada barõþ) », telle était la devise du fondateur de la République de Turquie, Mustafa Kemal Atatürk, qui devait définir constitutionnellement l'orientation des politiques intérieure et extérieure du pays. A ce titre, la manifestation isolationniste de la maxime va se retrouver tout au long du XXème siècle, se manifestant par une neutralité de la Turquie lors de la Seconde Guerre Mondiale, et dont l'entrée en guerre le 22 Février 1945 devait lui garantir une participation à la conférence de San Francisco. Une position non-interventionniste de la Turquie à l'égard des grands conflits à ses frontières, mais également au travers des multiples troubles ayant jalonnées sa politique interne.

Ainsi, la prise de position par l'armée turque, lors des coups d'état du 27 Mai 1960 et de 1971, révèle l'ancrage de la Turquie du XXème siècle dans les valeurs du Kémalisme. L'armée nationale en est la principale garante. Ce rôle de gardien des valeurs kémalistes revêt une pertinence particulière, notamment lorsque l'on évoque la récente

1 TANCREDE Josseran, « Turquie : le pays à cheval » ; Revue Conflit ; le 5 septembre 2017

2 Ibid.

8

tentative de coup d'Etat du 15 Juillet 2016 contre le gouvernement de l'AKP, événement où, pour la première fois, la population s'était violemment opposée à l'armée.

Cet héritage politique légué par Mustapha Kemal, le « Kémalisme », va ainsi reposer sur six principes fondamentaux : le républicanisme, le populisme, la laïcité, le révolutionnarisme, le nationalisme, et l'Etatisme

Si le fonctionnement institutionnel de la Turquie et la logique de sa politique étrangère ont pendant longtemps répondu à ces valeurs, ceux-ci se trouvent cependant en proie à de profondes mutations internes impactant son économie, son tissu social, mais également son influence dans son environnement régional.

Figure 1 : Densité de population de la République turque en 2016.3

Pays transcontinental situé à mi-chemin entre l'Asie et l'Europe, la position politique et géographique de la Turquie constitue un enjeu fondamental pour ses voisins et ses partenaires. En Juillet 2021, la Turquie rassemblera près de 83 millions d'habitants, composé à la fois de Turcs (70 à 75% de la population) mais également de Kurdes (environs 19%) ainsi que d'autres ethnies (7 à 12%)4. Elle jouit d'un dynamisme issu de la période 2002 - 2013, marquée par une croissance économique et démographique importante, et qualifiée par les économistes de période des « 10 glorieuses ». Cette

3 Turkey density (2016) - February 4, 2019; Source: TUIK - https://en.populationdata.net/maps/turkey-density-2016/

4 Site officiel de la Central intelligence agency (consulté le 13 Novembre 2020) https://www.cia.gov/the-world-factbook/countries/turkey/

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augmentation importante de la population durant cette période (+19,7%), mais également le doublement du PIB par habitant, coïncident en réalité avec l'arrivée au pouvoir en 2003 du parti islamo-conservateur AKP, ou « Parti de la justice et du développement ». Son président général et fondateur, Recep Tayyip Erdogan, se voit dès lors propulsé au poste de Premier Ministre de Turquie dès 2003, puis au poste de Président de la république de Turquie le 28 août 2014. Tout juste créé en 2001, l'AKP demeure un acteur politique remarquable, celui-ci ayant largement fondé sa popularité sur le succès de son programme économique réformateur et sa volonté de lutter contre la corruption.

Parallèlement à cette nouvelle donne politique et économique, il s'opère au sein d'une partie de la population et de la classe politique une remise en question de la figure patriarcale du « Père de la Turquie ». Cette figure est portée, majoritairement par les islamistes-nationalistes et politiques sympathisant : l'homme ayant trahi l'islam en abolissant le Sultanat et le Califat, mais ayant également ouvert la Turquie à l'Occident.

Cette remise en question concorde paradoxalement avec une montée du nationalisme turc et de la radicalisation, résultant principalement de la montée du nationalisme kurde et de la politique du PKK particulièrement violente durant les années 1990. Elle est également l'expression, d'un sursaut de fierté nationale face au rejet de la candidature turque lors du conseil européen de Luxembourg en décembre 1997.

L'arrivée au pouvoir du parti Islamo-conservateur d'Erdogan, à partir de 2002, trouve logiquement place dans ce contexte particulier. Reflétant les mutations profondes intéressant la Turquie, celle-ci constitue de fait une rupture avec la culture diplomatique kémaliste. La popularité du leader de l'AKP va notamment découler du fait de l'exceptionnelle reprise économique de la Turquie au début des années 2000, mais également de la réaffirmation des intérêts turcs au niveau international. Ces deux facteurs ont conduit à un renforcement significatif des pouvoirs du dirigeant, une position largement décrite par l'opposition et les médias nationaux et étrangers comme une résurgence de l'ancien Empire Ottoman (1299 - 1922).

Cette rupture, notamment dans la conduite de la politique extérieure de la Turquie, doit également être analysée au travers du paradigme « zéro problème avec les voisins », inspiré par l'ancien Ministère des affaires étrangères Ahmet Davutoðlu entre 2009 et 2014. Cette approche pose l'architecture d'une seconde vague néo-ottomaniste, dénonçant l'alignement de la politique étrangère turque sur l'Occident, et prônant le bénéfice de

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l'héritage de l'Empire ottoman sur la Turquie contemporaine5. C'est ici un détachement du « tropisme occidental », c'est à dire d'une croissance caractéristique de l'Empire Ottoman en direction de l'Occident, pour se tourner vers une « politique extérieure à 360 degrés »6.

Cette politique se caractérise par trois éléments prédominants. D'une part, une récupération à long et moyen terme de l'héritage islamique Ottoman. Ceci se caractérise par la revendication d'un certain leadership dans le monde sunnite musulman, à l'image du soutien de la Turquie auprès des frères musulmans en Tunisie, en Egypte (Morsi) ou au Qatar, face à l'hégémonie saoudienne, emirati et égyptienne. D'autre part, un activisme plus marqué dans les anciens-territoires ottomans, que cela soit par un interventionnisme militaire, diplomatique, économique ou culturel. Cet activisme investit la Turquie non plus seulement d'une influence locale, mais l'établit véritablement comme puissance incontournable au niveau régional et international. Enfin, conjointement à la réaffirmation de sa puissance, il est constaté une volonté de l'Etat turc d'affirmer son autonomie dans la gestion de ses politiques, particulièrement vis à vis de l'Occident.

Cette stratégie présentée par Ahmet Davutoglu, Ministre des Affaires étrangères turc puis Premier ministre de 2014 à 2016, se heurte cependant aujourd'hui aux nécessités tactiques de l'environnement régional turc. Dans son article « La politique turque n'est ni ottomane ni islamiste » du 27 décembre 2016, Olivier Roy, analyse un certain essoufflement dans cette politique mis en oeuvre par la Turquie7, dont la principale manifestation reste l'échec de la politique étrangère turque vis à vis du conflit Syrien.

L'évolution de sa situation géopolitique, eu égard à son environnement régional, mais également au vu de sa politique intérieure, viennent, de plus, grandement impacter son économie. On peut à ce titre noter l'essor de l'insécurité, notamment la vague d'attentats liée au groupe État Islamique entre 2015 et 2017, qui a grandement affectée les relations entre la communauté kurde de Turquie et l'État. L'attentat de Suruç le 20 juillet 2015, perpétré par l'État islamique et ayant entraîné la perte de plus de 30 militants pro-

5 DAVUTOGLU Ahmet, « La Profondeur stratégique » ou « Stratejik Derinlik, Küre Yayõnlarõ », publié en 2001

6 BILLION Didier, « La place de la Turquie au MO, dans la Turquie, une république sous tension (s) », Mappe et sa carte géante, 2016 ».

7 ROY Olivier, « « La politique turque n'est ni ottomane ni islamiste », lemonde.fr, 27 décembre 2016, consulté le 20 Octobre 2020

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kurdes8, va susciter de la part de la guérilla kurde de violentes répliques contre les autorités turques, accusées de ne pas protéger la population.

Le déploiement des forces turques lors de l'opération Bouclier de l'Euphrate, ou Fõrat Kalkanõ Operasyonu, entre le 24 août 2016 et le 29 mars 2017, va ainsi viser d'une part à combattre le terrorisme Islamique, mais également à éloigner de sa frontière les milices kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), considéré comme terroristes.

A cela doit être ajouté les conséquences politiques et internes de la tentative de coup d'État du 15 et 16 Juillet 2016 : Purges massive au sein de l'armée, de la classe politique, des médias et de la justice, détérioration significative des relations avec l'Union Européenne, référendum constitutionnel sur l'établissement d'un régime présidentiel le 16 avril 2017,... Enfin, il doit être pris en compte les répercussions de la poursuite de la politique « néo-ottomane » du président Erdogan, tel que la transformation de la basilique Orthodoxe « Sainte-Sophie » en mosquée en Juillet 2020.

Ces différents facteurs vont avoir un fort impact sur l'économie turque. D'une part, un impact sur le secteur touristique, dès 2016. Il y est constaté une baisse des revenus du tourisme de près de 30% par rapport à 2015, avant de se redresser de près de 20% dès 2017, puis augmenter de 21,84% en 20189. Cette résilience exceptionnelle, doit toutefois être mis en parallèle avec la prudence des investisseurs étrangers vis à vis de l'activisme régional de la Turquie, de ses évolutions internes, ainsi qu'avec d'autres facteurs économiques. En effet, selon l'Institut des Statistiques turc (TUIK) si le taux d'inflation annuel a été de 8,55% en octobre 2010, il est à noter une augmentation significative, passant de 11,39% au mois de mai 2020 à 12,62% en Juin 202010.

A cela s'ajoute la dépréciation de la livre turque ayant atteint en août 2020 son taux le plus bas jamais atteint, cela en dépit des interventions de la banque centrale turque. Conséquemment, le taux d'emprunt de la livre turque contre devise étrangère à connu une explosion spectaculaire, atteignant plus de 1000% le 4 août 2020 contre 30% la veille. La situation s'explique notamment, selon Gabriel Nedelec, « par des préoccupations autour des réserves de changes - que la Turquie ne cesse justement de brûler depuis un an pour

8 Turquie: les dates-clés du conflit kurde ; institutkurde.org ; publié le Mercredi 13 février 2019 à 09h10

9 RTBF avec AFP, « Turquie: le tourisme étranger augmente de près de 22% en 2018 ; RTBF.be ; publié le samedi 02 février 2019, consulté le 12 novembre 2020

10 Agence Anadolu ; « Turquie : taux d'inflation annuel de 12,62% en juin 2020 » ; le 03/07/2020, consulté le 13 novembre 2020

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maintenir sa monnaie à flot - et de la politique d'assouplissement monétaire agressive de la banque centrale qui a alimenté une fuite de capitaux étrangers »11.

Le risque d'explosion d'une bulle immobilière conséquente aux multiples chantiers liés au projet Turquie 2023, le poids financier des 3,6 millions de réfugiés Syriens12, la « fuite des cerveaux » survenue suite aux purges successives à 2016, le chômage atteignant 14,3% en Juin 202013 et - plus récemment encore - les conséquences de l'épidémie de Covid-19, sont autant de facteurs venant nuancer le taux de croissance exceptionnel de la Turquie de ces dernières années.

On constate ainsi un premier essoufflement palpable dans le cadre de sa politique « zero problème avec ses voisins ». Toutefois, cet essoufflement est contrebalancé par l'affirmation d'une diplomatie turque activiste, particulièrement au travers du déploiement de la force politique et militaire turque dans son environnement régional. Face à une résurgence ottomane largement mise en avant par Erdogan dans la mise en oeuvre de la politique étrangère turque, la volonté de mettre en place un leadership régional et d'incarner un modèle d'islam politique pour le Moyen-Orient se heurte à de nombreux obstacles tant conjoncturels que contextuels.

La pérennité du courant « néo-ottoman », mis en avant par le gouvernement de l'AKP depuis 2003, reste intimement lié à sa crédibilité vis à vis de l'électorat turque, et donc à sa capacité à répondre efficacement à la difficile conjoncture économique affectant la Turquie. On peut à ce titre relever les deux revers électoraux du parti présidentiel lors de la tenu des scrutins municipaux, le 31 Mars 2019, à Ankara et Istanbul dont l'issue à directement découlée de la situation économique du Pays. M. Soner Cagaptay, correspondant au Washington Institute of Near East policy déclare à ce sujet que même si aucun scrutin n'est prévu avant 2023, la popularité du président Erdogan s'érode, sachant « que cela va être difficile (...) d'ignorer les appels aux élections anticipées si l'économie chavire»14.

Ainsi, bien qu'il soit pertinent de considérer la perspective d'une mobilisation de l'électorat conservateur dans les actions entreprises par le gouvernement de l'AKP dans sa

11 NEDELEC Gabriel, « La livre turque prise dans une spirale infernale », Les Echos, Publié le 6 aout 2020, consulté le 12 novembre 2020

12 PASCUAL Julia, « La fragile situation des Syriens de Turquie », Journal Le Monde, Publié le 22 avril 2020 à 12h23 - Mis à jour le 23 avril 2020 à 21h13, consulté le 10 novembre 2020

13 Site http://www.countryeconomy.com ; Turquie - Chômage, consulté le 10 novembre 2020

14 Le Figaro avec l'AFP, « Coronavirus: Erdogan dos au mur face à la récession en Turquie » ; Le Figaro ; Publié le 19 mai 2020 à 06:59, mis à jour le 19 mai 2020 à 09:40, consulté le 11 novembre 2020

13

politique extérieure, il apparaît nécessaire de considérer l'adoption par l'État turc d'une forme de « Realpolitik » dans le cadre de sa conjoncture économique.

La politique « zero problème avec les voisins » marque une rupture avec la diplomatie kémaliste, et pose un cadre théorique devant permettre à la Turquie de s'imposer non plus seulement comme une puissance régionale mais comme une puissance internationale. Bien que les actions diplomatiques et militaires récentes de la Turquie s'inscrivent dans la lignée du renouvellement de sa politique extérieure depuis 2003, on constate qu'à cette stratégie posée par Ahmet Davutoglu s'impose des nécessités tactiques découlant d'éléments extérieurs à son environnement, à l'image des printemps arabes à partir de 2011.

Il peut notamment être relevé que, dans le cadre du courant « néo-ottoman » avancé par Erdogan, la Turquie s'est souvent proposée comme « le » défenseur du sunnisme et comme une alternative au leadership tenu par l'Arabie Saoudite, l'Egypte, et les Emirats Arabe Unis. Un certain revirement peut toutefois être observé à partir de 2016, notamment dans son rapport avec la Russie et l'Iran, ceci concordant avec une nouvelle approche de la crise syrienne. Dans son article « La politique turque n'est ni ottomane ni islamiste », Olivier Roy considère que « l'alliance soudaine avec la Russie et l'Iran contredit à la fois la référence ottomane et la référence islamiste », une entente dont l'une des manifestations se traduit par la signature de l'accord d'Astana entre les trois pays, le 4 mai 2017, et portant sur la création de quatre zones de cessez-le-feu en Syrie.

Sans toutefois contredire la concordance de sa politique extérieure, la Turquie se livre à un jeu de partenariat et d'alliances inédites qu'il apparaît intéressant d'appréhender, tant dans la manière dont celle-ci se manifeste que dans l'impact qu'elle exerce sur son environnement régional. Au regard des différents et nombreux enjeux politiques, économiques, diplomatiques et sécuritaires qu'induisent les différents éléments précédemment évoqués, ce travail de recherche proposé vise à interroger les nécessités et implications économique auxquelles se confronte le renouvellement de la politique extérieure turque initié en 2003. Celui-ci se propose d'analyser les nouveaux liens stratégiques et tactiques induit par ce nouveau paradigme économique en apportant un éclairage sur les objectifs turcs à long et moyen termes dans son environnement régional.

14

L'étude ici proposée, tendant à analyser l'ensemble des politiques publiques conduite par la Turquie au travers d'une grille de lecture macro-économique, vient justifier la mise en place d'une approche en trois temps.

Dans un premier temps, il s'agira d'analyser les inspirations autant que les caractéristiques de cette résurgence « néo-ottomaniste », terme largement usité pour qualifier les dynamiques politiques turcs. Plus encore, il s'agira d'évaluer les ressources et les lacunes du kémalisme depuis son origine, son impact sur la structure économique de la Turquie avant et après son introduction au sein de l'économie mondial, pour finalement comprendre les ressors du repli identitaire et islamiste que constitue l'arrivée au pouvoir des islamo-conservateur à partir de 2003.

D'autre part, il s'agira d'appréhender les contraintes et caractéristiques économiques propre à la Turquie, et l'impact de celles-ci dans le cadre de la libéralisation de son économie. Ceci fait, nous serons alors en mesure d'expliciter les dynamiques économiques déployées par les islamo-conservateurs à partir de 2003 dans le cadre de la « Profondeur stratégique ». Cette mise en place va notamment se caractériser par un phénomène de « mercantilisation » de l'islam politique et d'un investissement de la Turquie sur son versant oriental. Confronté aux limites structurelles de cet espace économique, et substituant son pragmatisme économique initial à l'idéalisme politique induit par ses responsables politiques, la Turquie se confronte toutefois aux limites de ses moyens avec l'échec de sa politique syrienne. Si celle-ci ne peut plus prétendre à incarner « l'hégémon bienveillant » auprès de ses voisins arabes, la Turquie ne semble toutefois pas renoncer à devenir une puissance régionale d'ampleur.

Finalement l'essor de nouveaux partenariats économiques et stratégiques vient relativiser la portée idéologique néo-ottomaniste de la politique étrangère turque. Cette contradiction, doit être appréhendée au travers de la relation qu'entretien l'AKP avec les autres grandes puissances, notamment la Russie et la Chine, tout autant que de ses investissements dans sa zone d'influence traditionnelle. Celle-ci, conduit in fine à confronter la nécessité tactique auquel est sujet la Turquie, au cadre théorique de la « profondeur stratégique » présenté en 2003. Par ailleurs, la Turquie entend affirmer sa puissance maritime en Méditerranée, au travers de la reconstitution de sa flotte militaire et d'une politique particulièrement agressive envers ses voisins. Cette affirmation constitue, pour la Turquie, un levier majeur de préservation de ses intérêts économiques. Dans ce cadre, la situation conflictuelle avec Chypre et l'accroissement des tensions avec ses

15

partenaires européens doivent être compris comme les symptômes d'une contestation contemporaine d'une réminiscence d'un nouveau « traité de Sèvres ».

16

Titre 1 : Le déclin de l'Empire Ottoman : un héritage politique et économique façonnant la vie politique de la Turquie contemporaine

Le paradigme économique, que propose d'exposer ce travail de recherche, tend à développer une grille de lecture permettant d'expliciter et comprendre les buts et objectifs économiques poursuivie par la Turquie dans la gestion de sa politique extérieure. En réalité, il paraît aujourd'hui impossible d'appréhender l'ensemble des politiques sociales, économiques, diplomatiques, énergétiques ou militaires auquel se livre le gouvernement de l'AKP sans l'analyser sous le prisme « néo-ottomaniste ». Toutefois, cette « facilité » étymologique, tendant a vouloir résumer cette dynamique sur un seul aspect politique, conduit à négliger les aspects fondamentaux de cette rémanence, et ainsi procéder à une analyse faussée des enjeux et des problématiques rencontrées.

Le risque d'une approche tenant à analyser l'ensemble des politiques publiques conduites par l'AKP depuis 2011 sous le prisme « neo-ottomaniste » serait de s'enfermer dans une démarche intellectuelle tendant à interroger « comment » cette résurgence se manifeste, mais négliger dans le même temps le « pourquoi » cette résurgence se manifeste. Ainsi, pour mettre en évidence la validité du nouveau paradigme économique turc, il s'agira d'évaluer dans quelle mesure les éléments que propose cette théorie permettent une meilleure compréhension des enjeux de la Turquie, que ne le fait le paradigme « néo-ottoman » précédemment avancés.

Si l'on parle aujourd'hui d'une « résurgence néo-ottomane » impactant l'économie de la Turquie, il convient d'étudier au préalable les éléments économiques caractéristiques du déclin de l'Empire ottoman. Plus encore, il s'agira de constater que, si la République kémaliste de 1923 a su relever le défi de la modernisation, celle-ci n'a pas été en capacité, contrairement aux islamistes, d'apporter de réponse concrète à la crise identitaire que traverse la Turquie15.

15 ECCHIA Stefania, « La politique économique à la fin de l'Empire ottoman (1876-1922) », Anatoli, 5 | 2014, page. 91-113 ; https://doi.org/10.4000/anatoli.330

17

I. Le lent déclin de l'Empire ottoman expliqué par une inadaptation structurelle aux nouveaux enjeux économiques

La fin de l'Empire Ottoman est marquée par un lent déclin, consécutif des crises structurelles que traverse l'économie ottomane, et par l'insuffisance des ressources générées par les réformes entreprises. En effet, la période s'étalant de 1839 à 1876, date de la promulgation de la Constitution ottomane, se caractérise par les « Tanzimat » ou « réorganisation » en turc ottoman. Cette réorganisation désigne une ère de réforme économique et politique, soutenu par un Sultanat résolut à contrer les menaces croissantes des grandes puissances, et de la montée des nationalismes, notamment arménien. Ces réformes visent à centraliser l'administration, et conduisent plus globalement à une modernisation de l'appareil étatique - une ouverture de l'Empire aux échanges et aux investissements étrangers dans un contexte marquée par une importante détérioration de ses finances publiques, consécutive des guerres menées, notamment en Crimée. Cette crise des finances publiques, se manifeste principalement par l'incapacité du Sultanat à financer l'imposant système, conduisant à une série de perte territoriale. Ainsi, en 1874-1875 la charge annuelle de la dette correspond à plus de la moitié des revenus réguliers du budget public et à environ 60 % des dépenses totales16.

A. Le besoin d'un apport en capitaux extérieurs expliquant l'ingérence des puissances européennes dans l'économie ottomane

Conséquemment à la « Grande Dépression », ralentissement économique mondial durant la période 1873-1896, l'État Ottoman voit se raréfier les flux de capitaux étrangers. La demande mondiale en matière de produits agricoles se met à chuter. Cet événement vient porter un coup quasi-fatal à l'État Ottoman, désormais incapable de renouveler sa dette, et se trouvant en faillite en 1876. L'Empire Ottoman, désigné comme « l'homme malade de l'Europe », voit dès 1881 ses revenus et sa dette souveraine géré par la « Banque impériale ottomane », un organisme mixte dirigé en partie par des investisseurs britanniques et français. Ainsi, entre 1882-1913, ce contrôle « officieux » des européens sur le système financier ottoman conduit à un renversement des flux nets : dans le cadre du remboursement de sa dette extérieure, les sorties de capitaux ottoman représentent alors deux fois le montant des entrées de fonds générés par l'emprunt extérieur. Ce contrôle a

16 BLAISDELL D. C., «European Financial Control in the Ottoman Empire, New York», AMS Press, 1966, p. 76-77; TEZEL Y. S., « Notes on the Consolidated Foreign Debt of the Ottoman Empire : the servicing of the loans », The Turkish Yearbook of International Relations, 1972, Table 1.

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toutefois conduit à une baisse du taux d'intérêt de nouveaux emprunts, puisque le contrôle par des européens venait rassurer les investisseurs européens. Cette administration de la dette publique ottomane peut ainsi être considérée à bien des égards comme un outil de l'Occident visant à confisquer les recettes fiscales et ressources financières ottomanes. Si l'Empire avait disposé de ces ressources dans la mise en place de ses réformes, le rééquilibrage du budget ottoman aurait changé le rapport de force entre les puissances.

Annexe 1 : Flux de fond provenant des emprunts extérieurs (moyennes annuelles, en milliers de L).

Le Sultan Abdülhamid II adopte par la suite une politique de libre échange, et prends des mesures tenant au soutien de la production agricole et commerciale, notamment au travers de réformes dans le secteur rural et du renforcement des infrastructures de transport. Mais la crise est trop profonde.

L'État central ne parvient pas à sortir de la spirale de la dette extérieure. Briser la spirale aurait impliqué un afflux stable de fonds, étrangers, qui aurait été employé à la bonne exécution des réformes ciblant la productivité, c'est à dire des réformes stimulant le capital physique ottoman. Toutefois, le fonctionnement de l'Empire, notamment ses dépenses militaires, constituait un gouffre financier une fois couplé à la dette extérieure. A cela se rajoute un dispositif de collecte des impôts décentralisé et inefficace, nécessitant une dépense de fonctionnement excessif et rendant les fonds perçus en proie à la corruption des fonctionnaires. Les charges de fonctionnement du système mis en place ont alors empêché l'Empire d'assigner des ressources nécessaires à la mise en oeuvre des réformes.

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Face à l'échec des réformes menées dans le cadre des Tanzimat, l'opposition au pouvoir se mobilise et renverse en 1908 le Sultant Abdülhamid II. Paradoxalement, la révolution de 1908 mené par le Comité Union et Progrès (CUP) ou « Jön Türkler » (Jeunes-Turcs), parti nationaliste réformateur, ne change pas la dynamique mise en place. Leur mouvement entend rétablir la constitution de 1876, mais surtout résister aux ingérences européennes et donc au démantèlement de l'Empire : Annexion de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-Hongrie en 1908, la Libye et l'île de Rhodes par l'Italie en 1912, menace d'invasion des serbes, grecs et bulgares conséquemment au déclenchement de la première guerre balkanique... Ainsi, désireux de préserver l'héritage de l'Empire face aux menaces croissantes contre l'intégrité de l'Empire, celui-ci se renforce.

Les dépenses publiques de l'Empire ottoman s'accroissent, à un rythme annuel moyen de 2,7 %. Les nombreuses dépenses liées à l'armée et à la dette extérieure creusent davantage le déficit public: les dépenses militaires représentent alors près de 40 % des dépenses totales de l'administration, le service de la dette extérieure près de 30 %17.

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