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Sécurité et liberté chez Thomas Hobbes


par Jacob Koara
Université Joseph Ki Zerbo  - Master 2022
  

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PREMIÈRE PARTIE :

HOBBES : UNE NOUVELLE GRILLE D'INTELLIGIBILITÉ DE LA POLITIQUE

S'il reste établi qu'il se rencontre une pluralité de domaines philosophiques, c'est parce qu'il y a une diversité d'objets abordés par la réflexion philosophique. Cependant, au-delà de la multiplicité des champs épistémologiques10(*) et de l'importance que chacun peut revêtir, nous avons décidé d'opter clairement pour la philosophie politique. Nous entrons volontiers dans ce vaste champ dédié à la philosophie politique par le biais de Thomas Hobbes, philosophe anglais du XVIIe siècle.

Précisons d'entrée, ce à toutes fins utiles, pour proscrire toute équivoque que ce champ philosophique ne débute guère avec ce dernier, entendu que la philosophie politique trouve son origine depuis l'Antiquité grecque. Elle se donne pour objet d'étude la politique. Pour être beaucoup plus précis, elle est une méditation sur le bien commun et la question du pouvoir. Elle a été fondée par Socrate11(*). Par conséquent, le philosophe anglais ne construit pas sa théorie politique ex-nihilo. Il a des devanciers, et souvent des plus illustres en la matière. Cependant, il serait judicieux de préciser dans l'incipit de notre travail qu'il développe une vision de la politique et de la science politique tout à fait différente de celle de ses prédécesseurs.Son intime conviction, c'est qu'il estime que celle des Anciens12(*) présente beaucoup de lacunes. Socrate n'a, selon lui, aperçu « que quelques rayons, comme à travers des nuages »13(*).Dès lors, il s'agira pour lui de débarrasser la philosophie politique de tout ce qui contribue à la rendre confuse ou ambiguë. « Il veut mener à bien l'oeuvre manquée par la tradition socratique et réussir là où elle avait échoué »14(*). Le philosophe anglais pour ce faire va détruire l'édifice et entreprendre de la rebâtir sur des fondations beaucoup plus solides.

Nous ambitionnons, hic et nunc, de chercher à savoir concrètement en quoi consiste cette déconstruction et ainsi que ce renouvellement de la philosophie politique opérés par Thomas Hobbes, un renouveau qu'il se plait lui-même à rappeler15(*) à l'envie.

CHAPITRE I : UNE APPROCHE SCIENTIFIQUE DU POUVOIR POLITIQUE CHEZ HOBBES

Pour certains analystes politiques, si l'auteur du Léviathan ne fonde pas la philosophie politique, il accomplit, au XVIIe siècle, dans ce domaine, ce que Bacon, Descartes et Galilée, à la même période que lui, ont accompli dans le domaine scientifique. Il ne serait guère excessif d'alléguer que le philosophe anglais, accomplit une révolution dans le champ épistémologique, consacré à la philosophie politique. Thomas Hobbes est le premier, dans l'histoire de la philosophie politique, pour parvenir à ses fins, à utiliser le modèle scientifique, plus précisément le matérialisme mécanique, pour concevoir le pouvoir politique qu'il échafaude, selon des principes scientifiques. Ce faisant, il introduira une nouvelle grille d'intelligibilité de la question politique, non sans avoir auparavant exposé ses griefs contre ses devanciers. En clair, le philosophe de Malmesbury, dans sa conception du pouvoir politique prend manifestement le contre-pied de la philosophie politique classique.

Aussi, dans ce chapitre composé de deux sections, nous allons expliquer, d'une part, les reproches que formule Thomas Hobbes à l'encontre des classiques (Section 1) ; et d'autre part, analyser l'approche scientifique qu'il fait du pouvoir politique (Section 2).

1. La critique de la philosophie politique traditionnelle à l'initiative de Hobbes

La philosophie politique traditionnelle se caractérise par sa vocation prescriptive : les classiques manifestaient explicitement la volonté de prescrire des règles de bonne gouvernance au politique. Leur philosophie politique se présente comme une philosophie essentiellement normative. Platon, par exemple, entendait « faire reposer l'ordre politique sur la morale, c'est-à-dire sur un ensemble de valeurs propices à la réalisation du bien et du juste »16(*).En conséquence, la tâche du politique est, selon Platon, de transmettre la passion de la vertu à ses concitoyens17(*). Et pour y arriver, il faut que le politique soit un homme qui sache ce qu'est la Vertu, le Bien, la Justice. Au-delà du simple savoir, il doit lui-même les posséder ou même, être un homme savant et vertueux. Il en découle que la question du pouvoir politique, selon les classiques relèverait du domaine réservé de quelques initiés, de quelques privilégiés, en un mot, de personnes jouissant d'une compétence avérée en science politique. Le savoir légitime, selon ces Anciens, le pouvoir politique qui in fine permet la rédemption des citoyens.

Comme Thomas Hobbes ne partage guère cet optimisme béat, il se montre très critique vis-à-vis de la philosophie politique classique. Il refuse, à l'instar de Platon, de fonder le pouvoir politique sur le savoir et/ou les devoirs ou la vertu. Contrairement à l'aristocrate platonicien, le souverain hobbesien n'a pas besoin d'être philosophe. Pour lui, il n'est nullement besoin d'être savant, d'avoir des connaissances scientifiques, surtout mathématiques à l'instar du philosophe-roi platonicien18(*), pour comprendre le meilleur fonctionnement de la politique. Les citoyens peuvent, sans intermédiaire19(*), saisir la pensée politique, pourvu qu'ils sachent lire de façon sensée. En sus, la tâche du politique n'est nullement de rendre ses concitoyens vertueux. Cet impératif platonicien ne relève nullement des prérogatives du souverain hobbesien. Auquel cas, ce serait confier une mission impossible, irréaliste au politique, car, de l'avis du penseur anglais, « qui s'efforcera d'obéir aux lois, s'il attend que l'obéissance lui soit infusée ou insufflée ? »20(*) 

En outre, en fondant la légitimité politique sur le savoir, Platon et à sa suite Aristote en viennent à poser explicitement que les hommes sont par nature inégaux. Pour preuve, dans la perspective platonicienne, la Cité parfaite est une société bien stratifiée. C'est pourquoi, il milite explicitement pour la subdivision de la société en trois classes. Ce sont d'abord, la classe des producteurs, composés de tisserands, de paysans, de marins, de commerçants, ensuite, la classe des gardiens ou soldats et enfin, celle des dirigeants ou des philosophes-rois. Cette division platonicienne obéit aux fonctions essentielles de la Cité, à savoir la production, la défense et l'administration. Son analyse, c'est que la justice et l'ordre règnent quand chaque catégorie occupe la fonction qui est la sienne. Ainsi, la première classe, celle des producteurs est-elle chargée, par son activité, de la production des biens de consommation. L'agriculture, le tissage, l'élevage, la pêche, le négoce sont de leur ressort. Ils remplissent dans la Cité une fonction d'ordre économique. Quant aux gardiens, le deuxième groupe, il leur revient la tâche d'assurer l'ordre et la sécurité intérieure et extérieure de la Cité. Enfin, la classe des dirigeants ou des philosophes-rois. À ces derniers, Platon confie les rênes de la Cité.

Dans les sillages de son maitre, Aristote affirmera que la nature a fait les hommes, de telle sorte que les uns soient naturellement prédisposés à être esclaves et les autres à être des meneurs d'hommes. Les uns sont faits pour commander, tandis que les autres sont faits pour obéir. Pour Thomas Hobbes, la raison et l'expérience démontrent absolument le contraire21(*). Toute soumission à un tiers est le fait d'une mutuelle entente. Aussi contre ces derniers, le philosophe anglais formule-t-il, dans le Léviathan, comme neuvième loi de la nature « que chacun reconnaisse autrui comme étant son égal par nature »22(*). Quelques années avant, dans De Cive, il soutenait que « l'inégalité qui règne maintenant a été introduite par la loi civile »23(*).Pour le philosophe anglais, les hommes sont par nature égaux. L'inégalité relève de la société. Plus précisément, ce sont des lois qu'elles émanent. C'est, par exemple, elles qui en distribuant les fonctions, les prérogatives ainsi que les honneurs créent la discrimination. Personne, en réalité, n'est par nature appelée à gouverner son prochain. C'est la raison pour laquelle on peut soutenir que « la philosophie politique de Hobbes signe ainsi le passage de (...) la philosophie politique fondée sur l'inégalité naturelle des êtres humains à la philosophie politique fondée sur l'égalité naturelle des êtres humains »24(*).

L'autre crime à l'actif de la philosophie politique traditionnelle, c'est aux yeux de l'auteur du Léviathan, de faire croire que le politique doit garantir le bonheur des citoyens. La critique est adressée, cette fois, directement à Aristote. En effet Aristote, en tant qu'eudémoniste, soutient que le bonheur est la finalité de la vie humaine. Aussi, la cité aristotélicienne a-t-elle pour finalité le bonheur de ses membres25(*). Pour le Stagirite, la cité a contrario des autres regroupements associatifs, tels le couple, la famille, les villages, qui ne se préoccupent que d'intérêts particuliers, est la seule qui ait en ligne de mire l'intérêt général. C'est par conséquent dans et grâce à la cité que l'homme peut atteindre le bonheur, but ultime de la vie. La politique, en tant que mise en place de stratégies de gouvernance, n'aura d'autre finalité que de permettre sa réalisation26(*). Thomas Hobbesrécuse pour ainsi dire une telle conception étant donné que le péripatéticien a tort sur toute la ligne. Le faire-politique n'a aucunement pour finalité d'assurer un quelconque bien suprême, le bonheur. L'État a pour tâche de travailler à la préservation du genre humain. Il faut d'abord vivre27(*) pour ensuite espérer atteindre d'autres fins, notamment la félicité. À cet égard, Norbert Campagna fait remarquer que « la fonction de l'État [Léviathan] n'est (...) pas de conduire les hommes vers le bien suprême, mais de leur éviter la misère suprême, c'est-à-dire, (...), la mort violente omniprésente dans les guerres civiles »28(*).

Le philosophe de Malmesbury soutient, toujours contre le péripatéticien, la nature hautement conventionnelle de la société. La philosophie classique ne se posait pas la question de l'origine de la société. Sa présence semble aller de soi. Aristote avait en effet soutenu que la société est une donnée naturelle29(*). Elle ne serait qu'une partie du tout qu'est la nature : la nature est un tout organisé à l'intérieur duquel l'homme se meut. L'homme est un microcosme dans un macrocosme. Cette nature est régie par des lois. Aussi l'être humain vit-il selon les lois de celle-ci. Toutes ses activités s'inscrivent dans le grand ordre naturel30(*). La politique, activité humaine par excellence, n'échappe pas à cette donne. Mieux, la politique n'est pas qu'une banale activité exercée par l'homme, qui relèverait du contingent, mais elle est constitutive de l'essence humaine. Aristote en vient à faire de l'homme un zoônpolitikon, c'est-à-dire un animal politique31(*). C'est dans la société que l'homme se réalise, et réalise son essence d'être rationnel. Par conséquent, Aristote soutient la naturalité de la société. À l'inverse, Thomas Hobbes prend le contre-pied de cette thèse. L'homme ne serait pas prédestiné naturellement à la vie en société. La société est, plutôt, l'émanation d'un contrat, d'une convention passée entre les hommes au cours de l'histoire de l'humanité : c'est la théorie du contrat social32(*). La société est une construction artificielle et rationnelle des hommes. Par ce fait, la socialité naturelle de l'homme postulée par Aristote se trouve battue en brèche. Donc, les classiques s'inscrivent dans le faux.

La philosophie classique, en plus de prêcher le faux, par son obscurantisme « jette dans le brasier de la guerre civile »33(*) la république civile. Les Anciens sont, par leurs enseignements, à l'origine des troubles qui secouent les républiques. Ces enseignements contiennent des germes de sédition. Après les avoir lus, les hommes en manque de jugements voudraient les imiter ; ce qui peut conduire à toute sorte de désordres, et pire à un régicide34(*). L'auteur du Léviathanvit en effet dans une époque de crises : la guerre civile sévit en Angleterre. Le roi Charles Ier est en opposition avec le Parlement. La crise se dénouera, en 1648, avec la victoire des troupes du Parlement sur celles du roi. Charles Ier est arrêté, puis exécuté en 1649. Pour Hobbes, si ces troubles sont imputables à la philosophie des Anciens, c'est parce que leurs enseignements reposent sur l'éloge d'une passion : l'amour de la liberté. Un mot au contour difficilement cernable35(*). Les hommes ont un amour prononcé pour la liberté, mais il leur serait difficile de dire ce qu'elle est concrètement. Dans les livres des Anciens, on fait croire aux lecteurs que seuls les sujets des républiques populaires sont libres, ceux des monarchies ne seraient rien d'autre que des esclaves36(*). Le manque de discernement fait, selon les termes même de Thomas Hobbes, qu'en

lisant ces auteurs grecs et latins depuis l'enfance, on a pris l'habitude (ayant une vue faussée de ce qu'est la liberté) de favoriser les révoltes et les critiques licencieuses des actions des souverains, et à nouveau de critiquer ces critiques, provoquant ainsi une telle effusion de sang37(*).

À la vérité, selon le philosophe de Malmesbury, les hommes ont pendant longtemps été trompés. On ne leur a pas enseigné « les vrais principes de la philosophie politique »38(*). Les esprits de ces derniers ont « été barbouillés de doctrines contraires »39(*). Aussi faut-il désaliéner les consciences. Le faire revient à déconstruire la philosophie politique classique, car elle reposerait sur des chimères, en un mot, sur un fondement trompeur40(*). Un tel édifice est condamné à s'écrouler, à disparaître.

Au service de cette mission de salut public, la plume du philosophe anglais n'épargne personne ; même pas les « théologiens ignorants »41(*) de la scolastique, dont certains parmi eux se glorifiaient de titres pompeux, « ministres de Dieu »42(*), « ambassadeurs de Dieu »43(*). Ces derniers avaient soutenu une origine divine du pouvoir politique. L'essence du pouvoir serait divine. Le souverain tirerait sa légitimité de Dieu, mais le souverain lui-même doit en dernière instance faire allégeance au Pape, qui « était le vicaire du Christ [sur terre], et qui devait, par le droit du Christ, gouverner tous les chrétiens »44(*). Autrement exprimé, les monarques pour asseoir leur autorité doivent recevoir la bénédiction du pape. Le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir civil en viennent par la force des choses à se confondre. Il y a dès lors une double soumission des citoyens. D'une part, les citoyens doivent obéissance au souverain, car son autorité vient de Dieu ; et d'autre part, à Dieu lui-même. Dieu n'étant pas présent sur terre ; cette allégeance va de facto à son représentant sur terre : le pape. Les mêmes sujets sont ainsi assujettis à deux maîtres puisque le pape s'arroge un droit imprescriptible de regard sur la gestion du pouvoir du souverain. On pourrait dès lors affirmer, sans risque de se tromper, que son autorité surpasse de loin celle du roi. La preuve, c'est qu'il peut quand il l'estime nécessaire excommunier et appeler à la destitution du souverain. Tel fut le cas de Chilpéric, roi de France qui fut déposé par le Pape Zacharie Ier45(*).

Cette façon de procéder constitue à coup sûr un scandale aux yeux de Thomas Hobbesentendu qu'on ne peut raisonnablement avoir deux royaumes en une seule et même nation gouvernée par deux maîtres46(*) aux pouvoirs fort distincts. Il est manifestement difficile, voire impossible de faire allégeance à deux maitres47(*) à la fois. Il arrivera que les sujets décident d'obéir aux décrets du pape, au détriment de ceux du roi. Il vaut mieux, en effet, lui obéir, car il « peut jeter votre corps et votre âme en enfer, plutôt que d'obéir au Roi qui ne peut que tuer le corps »48(*). À bon droit, Hobbesopère alors une rupture du lien qui existait entre le pouvoir temporel, celui de l'État, et le pouvoir ecclésiastique, celui de l'Église. Il substitue l'approche théologico-juridique de l'État par une approche anthropologico-politique. Si par essence le pouvoir « politique (...) n'est pas l'affaire de Dieu, mais des hommes »49(*), alors ilne faut plus chercher la source de la légitimité du pouvoir politique au niveau de la divinité, mais plutôt prospecter du côté des hommes. La solution qu'il esquisse à l'occasion, c'est que le monarque ne tire plus sa légitimité de Dieu mais des hommes. On passe du théocentrisme politique traditionnel à un anthropocentrisme politique moderne. Ce qui apparaît tout à fait novateur. Le philosophe anglais sonne ainsi le glas de la tradition théocratique de la scolastique.

Thomas Hobbes, en plus de prendre ses distances idéologiques et épistémologiques d'avec les Anciens et la Scolastique, se démarque aussi de Nicolas Machiavel, cet autre grand penseur de la chose politique. De prime abord, le philosophe de Malmesbury et le philosophe de Florence ont des points communs. Le problème politique qu'ils tentent, tous deux, de résoudre n'est pas celui de la philosophie classique : leur souci n'est pas la quête du meilleur régime. Tous deux dans leur approche de la politique considèrent les hommes, tels qu'ils sont réellement par nature, c'est-à-dire « ingrats, inconstants, dissimulés, tremblants devant les dangers et avides de gain »50(*). Le fait est que la conception du pouvoir politique, chez le florentin et Thomas Hobbes, se veut réaliste et efficiente. Si on reproche à la philosophie d'être une pure abstraction, une spéculation inutile, oiseuse ou superflue, celle qu'ils développent part des faits et se veut utilitaire51(*). Le philosophe florentin et le penseur malmesburien ne veulent pas se contenter d'un vain bavardage, mais comptent proposer quelque chose de fonctionnel, et dont la mise en oeuvre permettra de changer les choses.

Toutefois, le philosophe malmesburien va plus loin que le philosophe florentin dans son analyse de la politique. Si Nicolas Machiavel semble ne pas s'intéresser à la question de l'organisation sociale52(*), c'est là une question qui préoccupe au premier chef Thomas Hobbes. En outre, le penseur malmesburien rompt d'avec le secrétaire florentin, dans la mesure où toute la philosophie politique de ce dernier est orientée vers la question de la conquête du pouvoir et de sa conservation. Son ouvrage référentiel, Le Prince, cherche à savoir les mécanismes à déployer, et les moyens à utiliser pour conquérir le pouvoir politique, pour finalement bien le conserver53(*). Ceci n'est pas véritablement un souci pour Thomas Hobbes qui cherche plutôt d'où le pouvoir politique tire sa légitimité, ainsi que les mécanismes par lesquels la paix sociale peut être assurée. Nous déduisons de ces points de ressemblance et de dissemblance, et du fait que le florentin soit antérieur à l'anglais, que la philosophie politique de Machiavel a posé les jalons de l'hobbisme politique. Et c'est bien Léo Strauss qui en donne le véritable révélateur quand il écrit ceci : « Ce fut Machiavel, plus grand que Christophe Colomb, qui découvrit le continent sur lequel Hobbes put édifier sa doctrine »54(*).

Au vu de ce qui précède, nous pouvons dire que la philosophie politique traditionnelle s'apparente, pour Thomas Hobbes, plus à « un rêve plutôt qu' [à] une science, et énoncé dans un langage absurde, dénué de toute signification »55(*). Avec la période moderne que ces deux auteurs impulsent, la perspective change radicalement. Au demeurant, il s'observe une rupture méthodologique, notamment au niveau du regard porté sur la science politique. S'il y avait un certain idéalisme et une tendance moralisante qui caractérisaient la conception de la philosophie politique classique, Thomas Hobbes et Nicolas Machiavel veulent substituer le réalisme et le pragmatisme à cet idéalisme et ce moralisme. Ce n'est plus l'homme tel qu'il devrait être, tel qu'on voudrait qu'il soit, qu'il se conduise, comme le note si bien Nicolas Machiavel56(*), mais c'est l'homme appréhendé dans sa nature réelle, tel qu'il est, qui fera l'objet de leurs réflexions. Il s'expose chez eux un souci d'efficacité car ils voudraient que la connaissance produite sur l'homme dans son rapport avec les autres servent à mettre en oeuvre les mécanismes politiques de rédemption de l'humain. Mais si Nicolas Machiavel a rompu les amarres avec la tradition, faute de posséder comme Thomas Hobbes, « une théorie de la connaissance aussi rigoureuse que celle de Descartes, ni d'une méthode de recherche aussi féconde que celle de Galilée »57(*), il ne conduit pas cette rupture à son terme. C'est Thomas Hobbes qui achèvera ce que le florentin n'a fait qu'amorcer en fondant la science politique sur des solides bâtisses.

Pour arriver à réaliser cet ambitieux challenge, il lui aura fallu faire table rase du passé ou du moins corriger ce qui n'avait été entrevu que faiblement. Ce faisant, il va par conséquent détruire cet édifice dont les fondations ne tiennent plus pour mieux le rebâtir et cette fois-ci sur des règles infaillibles de la raisonque la passion ne puisse ébranler58(*). Ce processus de déconstruction et de reconstruction passe par une rationalisation du pouvoir politique. Comment s'y prend-il concrètement ?

Avant d'aborder la question qui fait débat, nous voudrions d'entrée signaler que les critiques que l'auteur du Léviathan adresse à ses devanciers ou encore les éléments qui montrent sa dissidence à l'égard de Nicolas Machiavel ne s'épuisent pas dans celles que nous avons évoquées dans cette partie de notre travail. Il en existe bien d'autres. Dans le cadre de cette analyse, nous avons voulu être sélectif en choisissant celles qui nous paraissaient le plus à même de démontrer l'écart qui existe entre la philosophie politique de Thomas Hobbes et celle de ses devanciers. Cette précision étant faite voyons à présent comment le philosophe anglais entend rendre plus rationnelle la science politique.

* 10Nous avons notamment la question du Beau pris en charge par l'esthétique, philosophie de l'art ; celle du Vrai, domaine réservé à la logique qui s'intéresse aux conditions de validité d'un raisonnement ; il y a aussi la question du Bien, objet de la philosophie morale qui cherche à déterminer les règles qui doivent régir l'agir humain.

* 11 Léo Strauss, Droit naturel et histoire, trad. Monique Nathan et Éric de Dampierre, Paris, Flammarion, 1986, p. 115.

* 12 Par Anciens, si on se situe dans une logique hobbesienne, c'est faire référence à Platon et son disciple Aristote ainsi que Cicéron, Sénèque, Tacite, Plutarque. Cf. Léo Strauss, Op. cit., p. 154.

* 13 Thomas Hobbes, Le Citoyen, trad. Samuel Sorbière, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 68.

* 14 Léo Strauss, Op. cit., p. 155.

* 15 Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 392.

* 16 Olivier Nay, Histoire des idées politiques. La pensée politique occidentale de l'Antiquité à nos jours, Paris, Armand Colin, 2016, p. 78.

* 17 De ce fait, la tâche du législateur selon Platon est, au moyen des lois de la Cité, de rendre les citoyens meilleurs, vertueux. Cf. Platon, Les Lois, I, 630c in Platon, OEuvres complètes, sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2008. Cette idée est aussi perceptible chez Aristote, Les Politiques, trad. Pierre Pellegrin, III, 9, 1280b 5-10, Paris, Flammarion, 2015.

* 18Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 392.

* 19Thomas Hobbes, Idem.

* 20Thomas Hobbes, Op.Cit., p. 685.

* 21 Thomas Hobbes, Le Citoyen, trad. Samuel Sorbière, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 120.

* 22Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 154.

* 23 Thomas Hobbes, Le Citoyen, trad. Samuel Sorbière, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 95.

* 24 Norbert Campagna, Thomas Hobbes. L'Ordre et la liberté, Paris, Éditions Michalon, 2016, p. 45, in https://fr.booksc.org, consulté le 05/01/2021.

* 25 Aristote, Les Politiques, trad. Pierre Pellegrin, I, 1, 1252a 4, Paris, Flammarion, 2015.

* 26Aristote, Op. Cit., 1280b 38-40.

* 27Jürgen Habermas, Théorie et pratique, trad. Gérard Raulet, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2006, p. 10.

* 28Norbert Campagna, Thomas Hobbes. L'Ordre et la liberté, Paris, Éditions Michalon, 2016, p. 21, in https://fr.booksc.org, consulté le 05/01/2021.

* 29Aristote, Op. cit, I, 2, 1253a 29.

* 30 Cyrille Koné, « Nature et Politique chez Aristote », in Revue Repères, PUCI, Année 2002, Vol. n°1, p. 56.

* 31Aristote, Op. cit., I, 2, 1252b.

* 32 Nous reviendrons plus amplement sur cet aspect à la section 2 du chapitre II de ce Mémoire.

* 33 Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 352.

* 34 Thomas Hobbes, Op. Cit.,p. 348.

* 35 Thomas Hobbes, Op. cit., p. 228.

* 36 Thomas Hobbes, Op. Cit.,p. 349.

* 37 Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 345.

* 38 Norbert Campagna, Thomas Hobbes. L'Ordre et la liberté, Paris, Éditions Michalon, p. 32, in https://fr.booksc.org, consulté le 05/01/2021.

* 39 Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 711.

* 40 Thomas Hobbes, Op. Cit., p. 288.

* 41 Thomas Hobbes, Op. Cit., p. 346.

* 42Thomas Hobbes, Béhémoth ou Le Long Parlement, trad. numérique Philippe Folliot, p. 8, in http://classiques, consulté le 17/07/2020.

* 43 Thomas Hobbes, Idem.

* 44Thomas Hobbes, Op. Cit., p. 9.

* 45 Thomas Hobbes, Op. Cit., p. 22.

* 46 Thomas Hobbes, Op. Cit., p. 17.

* 47 Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 209 et p. 596.

* 48 Thomas Hobbes, Béhémoth ou Le Long Parlement, trad. numérique Philippe Folliot, p. 17, in http://classiques, consulté le 17/07/2020.

* 49Simone Goyard-Fabre, « Introduction » Cf. Thomas Hobbes, Le Citoyen, trad. Samuel Sorbière, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 32.

* 50 Nicolas Machiavel, Le Prince et autres textes, trad. Jean-Vincent Périès, Paris, Union Générale d'Éditions, 1962, p. 67.

* 51 Sur la question voir Nicolas Machiavel, Op. cit.,p. 61. Thomas Hobbes, de son côté, nourrit l'espoir de voir les souverains daignés s'intéresser à son oeuvre, et qu'elle leur serve, et qu'on enseigne sa pensée dans les universités. Cf. Thomas Hobbes, Léviathan, François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 392.

* 52 Jürgen Habermas, Théorie et pratique, trad. Gérard Raulet, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2006, p. 81.

* 53 Yves Charles Zarka et Thierry Ménissier, Machiavel,Le Prince ou le nouvel art politique, Paris, PUF, 2001, p. 28.

* 54 Léo Strauss, Droit naturel et histoire, trad. Monique Nathan et Éric de Dampierre, Paris, Flammarion, 1986, p. 162.

* 55 Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 681.

* 56 Nicolas Machiavel, Le Prince et autres textes, trad. Jean-Vincent Périès, Paris, Union Générale d'Éditions, 1962, p. 61.

* 57 Jürgen Habermas, Théorie et pratique, trad. Gérard Raulet, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2006, p. 89.

* 58Thomas Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, trad. Dominique Weber, Paris, Librairie Générale Française, 2003, p. 78.

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"Et il n'est rien de plus beau que l'instant qui précède le voyage, l'instant ou l'horizon de demain vient nous rendre visite et nous dire ses promesses"   Milan Kundera