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Comment la forêt traverse les hommes, étude des représentations de l'écosystème forestier la Ceiba au Costa Rica


par Marion Picard
Université Lumière Lyon 2 - Master 1 Anthropologie 2020
  

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INTRODUCTION

« La Ceiba is not a fucking jardin. »

Voici la manière dont mon manager Auger commentait le travail d'un collègue qui taillait à ras la végétation forestière, ne laissant que l'herbe pousser. Il s'indignait de cette manière de faire : La Ceiba n'était pas un jardin, elle n'avait pas à être traitée ainsi.

Cette parole m'a conduit à construire mon enquête autour de la forêt, conçue non pas comme une entité indépendante de l'humain mais comme un microcosme englobant « des gens et des arbres qui ont fait histoire les uns avec les autres, les uns par les autres, et jamais indépendamment de leurs connexions à d'autres encore » (I. Stengers, 2017, p. 12).

La Ceiba est une zone privée, délimitée par des frontières invisibles, qui appartient au collectif du Jaguar Rescue Center depuis 2014, une fondation d'origine européenne qui pratique la prise en charge de la faune costaricaine. Elle s'inscrit dans l'histoire de ce collectif, tout comme il s'inscrit dans la sienne. Située sur la côte Sud-Est du Costa Rica, au coeur du Refuge National de Vie Sylvestre Gandoca-Manzanillo, elle se compose d'une seule unité biotique : la forêt dense équatoriale.

Dans l'ontologie occidentale, la définition de la forêt rend souvent compte d'un écosystème abritant une large communauté d'espèces non-humaines animales et végétales, mis en valeur à travers des fonctions économiques, écologiques ou sociales. La forêt est souvent perçue selon les bénéfices qu'elle apporte à l'humain, tantôt productrice de matières premières, tantôt réservoir de ressources nécessaires et jugées fragiles. Pourtant, cette définition est loin d'être universelle ou même de l'avoir été.

Depuis l'origine de l'humanité, l'être humain arpente les forêts, évolue en son sein, et entretient avec elles des relations tout aussi diverses que les époques dans lesquelles elles se situent. La forêt fait partie des histoires humaines (G. Michon 2003), et sa définition évolue avec celles-ci. Quelle est l'histoire de la forêt pour le collectif du Jaguar Rescue Center ?

Engagée en tant que volontaire auprès du collectif, j'ai essayé d'apprendre à voir la forêt avec les yeux de ses membres humains et d'intégrer au mieux leurs pratiques. Il m'a alors semblé que le collectif du Jaguar Rescue Center cristallisait un ensemble de représentations singulières du

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monde végétal non-humain, lisibles à la fois dans les pratiques et dans les discours. De là, je me suis interrogée sur les bases conceptuelles ayant menées le collectif à interagir de façon si directe avec la forêt, et dont découle des visions particulières du monde végétal.

Pour aborder ce questionnement, je commencerai par situer l'objet forêt dans le champ de l'anthropologie de la nature et par rendre compte de la multiplicité des manières de l'aborder. Par la suite, à travers une succincte analyse, je présenterai La Ceiba, en tant que terrain et objet d'étude, ainsi que le Jaguar Rescue Center, qui détient la particularité d'intégrer à la fois des humains et des non-humains animaux dans son collectif.

Je tâcherai alors de problématiser les représentations de la forêt des membres humains du collectif à partir de thématiques sous-tirées des premières observations de terrain, à savoir la conservation, l'écotourisme, et la réhabilitation. Cela me permettra d'effleurer certaines pistes d'analyse aboutissant à la problématique.

En dernier lieu, je discuterai la méthodologie employée pour aborder le terrain en tant qu'apprentie anthropologue, en mettant en évidence les biais qui en découlent.

La forêt de La Ceiba est soumise à des représentations multiples que la démarche anthropologique aide à mettre en évidence. Cette note d'avancement aura pour projet d'éclairer la diversité des manières de percevoir la forêt à travers les yeux, les mots et les pratiques des humains du collectif du Jaguar Rescue Center ; elle amorcera alors une réflexion sur un hypothétique changement de paradigme des représentations de la forêt dans les consciences européennes, passant d'un monde hostile à un monde vulnérable.

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I. LA FORÊT, DANS LA SPHÈRE DE L'ANTHROPOLOGIE DE LA NATURE

S'il existe quelques études anthropologiques à ce sujet, je pense notamment à celles d'Eduardo Kohn et de Paulin Kialo publiée respectivement en 2017 et en 2007, la forêt reste un objet timide et récent dans le domaine des sciences sociales. Loin d'être traitée par l'anthropologie générale (S. Froidevaux, 2007), la forêt s'étudie à travers des champs de l'anthropologie aussi divers que le suggère la multiplicité de son caractère, si bien que c'est « aujourd'hui un terrain contesté » (R. Hardin, 2005, pp7). Elle peut ainsi être l'objet de l'ethnolinguistique, étudiant l'expression de la culture à travers le langage, de l'anthropologie économique et de l'anthropologie du travail, qui s'intéressent aux organisations collectives mises en place par les sociétés humaines et à leurs rapports d'exploitation et de production des biens (F. Gollain, 2001), de l'anthropologie environnementale, émergente avec les idées récentes de gestion et de protection de l'environnement (R. Hardin, 2005). En somme, d'autant de sous champ anthropologique qu'il existe de pistes de lecture de l'objet forêt.

Dans cette étude, c'est à travers le champ de l'anthropologie de la nature, introduit en 2001 par Philippe Descola au Collège de France, que je m'intéresserai à la forêt. Ce champ questionne la nature des relations entretenues par les hommes avec leurs espaces de vie et les non-humains et, j'y viendrai, actionne l'idée d'une pluralité des ontologies humaines.

Parler de l'objet forêt à travers ce champ de recherche permet d'interroger le rapport qu'entretient l'humain avec celle-ci et d'appréhender l'ensemble des concepts et outils qui lui permettent de concevoir cet écosystème complexe et particulier en sachant que « l'apparente unité du terme « forêt » cache la diversité des représentations que chaque société se fait de l'espace forestier » (G. Michon, 2003, pp15).

1. Émergence de la question de la forêt en anthropologie

L'origine des travaux sur la forêt en anthropologie émane d'un intérêt pour ce qu'elle nomme les « peuples de forêt », vivant pour la plupart en forêt équatorienne, et notamment dans les termes de leur intégration avec l'environnement (R. Hardin, 2005). Ce fût un sujet d'étude renommé de la discipline à partir du XXème siècle, entraînant la marginalisation de ces collectifs (Ibid.). Or, l'étude du rapport qu'entretient les sociétés humaines avec cet objet pluriel dans des

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cadres plus globaux n'émerge que récemment, en parallèle de l'intérêt anthropologique pour la question de la nature.

a. La question de la nature en anthropologie

En France, l'intérêt anthropologique pour la question de la nature s'est éveillé à la fin du XXeme siècle et à pris forme au début du XXIème, à travers les travaux de Philippe Descola, fort influencé par l'anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss. Cet anthropologue inspiré des Achuars, peuple d'Amazonie auprès duquel il exerça trois années de terrain avec sa compagne Anne-Christine Taylor, s'est porté au-delà des conjectures expliquant les rapports humains avec la nature par un certain déterminisme culturel ou environnemental, et a permis de poser la nature comme « un fétiche propre [à l'Occident] » (P. Descola, 2017) ouvrant ainsi les portes à de toutes nouvelles réflexions critiques.

En effet, Philippe Descola détermina l'origine épistémologique de la dichotomie nature/culture et mit en évidence que ce découpage particulier du monde, nommé le Grand Partage, a fait naître une façon tout à fait singulière de percevoir les réalités du monde, autrement dit, une ontologie relative au monde occidental appelée le naturalisme (Ibid.). Il en appelle alors à repenser avec une nouvelle intelligence l'étude des manières de composer le monde par le biais d'un détour ontologique ne prenant pas en considération la dissociation nature/culture pour base de lecture. Ce détour a pour but de mettre en évidence les origines de l'identification du monde des collectifs enquêtés, afin de saisir la forme profonde et générale de leurs interactions avec les êtres, humains et non-humains, qui le compose (Ibid.). Philippe Descola innove ainsi et abouti à une science générale des êtres et des relations se portant au-delà de la science sociale en intégrant à la fois la philosophie, l'éthologie, la sociologie, la psychologie, l'écologie, les sciences historiques, la cybernétique. (Ibid.).

Eduardo Kohn cherche à s'émanciper de l'interprétation anthropocentrée des sciences sociales d'une toute autre manière. En s'appuyant sur la théorie sémiotique de Charles Sanders Peirce, l'anthropologue canadien aborde une anthropologie au-delà de l'humain en instaurant un cadre interprétatif novateur, basé sur une interprétation sémiotique des phénomènes. Tout comme Philippe Descola, il évolua auprès d'un peuple amazonien, les Runas, pendant quatre ans, et inscrivit ses observations dans le débat entre nature et culture, entre humain et non-humain (J. Fayer, 2018). En revanche, il pose un cadre théorique surplombant l'interprétation symbolique

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descolienne et étend à l'ensemble du vivant la capacité d'interprétation, de représentation et de pensée, de sorte que tout être vivant animé est considéré comme un sujet actif et individuellement conscient, qu'il nomme un « soi » (E. Kohn, 2017). S'inspirant de la tradition nord-américaine, Eduardo Kohn projette ainsi la notion de pensée au-delà de l'humain et montre qu'il existe des formes de pensée plus grandes que celles des hommes, ce qu'il introduit par la formulation « les forêts pensent » et ce, dans la mesure où tout être vivant est capable d'interpréter des signes et d'agir en conséquence (Ibid.). Néanmoins, une certaine faiblesse structurelle et un flou conceptuel (J. Fayer, 2018) lui ont été reproché mais l'originalité de son approche amène une toute nouvelle réflexion sur les cadres de l'analyse anthropologique et permet de repenser ses modes d'observations.

b. L'intérêt pour l'objet forêt dans le courant de l'anthropologie de la nature

Ces auteurs emblématiques de l'anthropologie de la nature ont pour projet de repeupler les sciences sociales avec les non-humains, entendus comme tout être animé tel que les plantes, les animaux non-humains ou les esprits. Or, lorsque l'anthropologie vient à s'intéresser à l'objet forêt, c'est un ensemble complexe et diversifié de non-humains qu'elle aborde à travers l'étude des peuples humains et non un ensemble homogène et palpable.

Il existe près de mille cinq cents groupes humains en forêt équatoriale, et chacun d'entre eux adopte des modes de vie spécifiques en relation avec l'écosystème forestier (S. Bahuchet, 1993). Ils en dépendent, autant que la forêt est marquée par leur passage depuis des millénaires, de sorte qu'« il n'y a pas de forêt vierge » (Ibid., p. 11). La forêt cristallise un ensemble de relations constantes entre humains et non-humains, qui suggère que l'un ne peut être pensé sans l'autre. De ce constat d'inter-relation et d'interdépendance semble naître l'intérêt des anthropologues de la nature pour la forêt.

Par ailleurs, si la plupart des recherches contemporaines rattachées au courant de l'anthropologie de la nature concerne les forêts équatoriales et, plus précisément, les peuples forestiers, c'est, je crois, par un soucis de tradition anthropologique qui a longtemps posé comme légitime l'étude des sociétés dites non-modernes, des sociétés de l'ailleurs, voire primitives et sauvages, porté et alimenté par l'idéologie évolutionniste (P. Descola, 2017). Et bien que les débats liés à l'idée de Grand Partage tendent à dépasser les conceptions eurocentriques et anthropocentriques de la lecture des réalités sociales (Ibid.), le poids de la tradition se ressent dans

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le choix des terrains anthropologiques, bien souvent porté sur un ailleurs lointain, sur un peuple autre et marginalisé (R. Hardin, 2005), présenté comme isolé du monde.

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon