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La tentation hagiographique dans les biographies de Pascal

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par Karine Lanini
Université Paris III-Sorbonne nouvelle -  1996
  

Disponible en mode multipage

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Introduction

« Quand [les soeurs de Pascal] soignent la gloire de leur frère, ce qu'elles vénèrent, c'est un instrument de dieu, et pour ainsi dire, la grâce de dieu. Mme Périer, soeur tout à fait digne de son frère. Les sentiments les plus élevés soutiennent toutes leurs paroles. Toute fière qu'elle est de la gloire de ce nom qui est le sien, ce n'est pas une vanité ordinaire qui l'anime ; le grand homme, le saint est à ses yeux un instrument de dieu, en qui elle vénère pour ainsi-dire la grâce elle-même »1(*).

En qualifiant ainsi l'attitude de la famille Périer en général, et de Gilberte en particulier, à l'égard de Pascal, Barrès met l'accent sur l'une des difficultés que rencontrent tous ceux qui désirent connaître `l'homme' Pascal à travers des biographies. En effet, avec La vie de Monsieur Pascal écrite par Madame Périer, sa soeur, Gilberte se constitue en biographe `officielle' de ce frère illustre, alors que tout indique qu'elle voue un véritable culte à ce frère aimé. Or, une entreprise biographique peut-elle s'arranger de ce culte ?

Dans le cas de Pascal, il semble que cela soit le cas, et Gilberte parvient à monopoliser la biographie pascalienne, tout en dessinant de son frère une image sanctifiée. Tentation et trahison de la biographie, l'hagiographie envahit le récit, mais avec assez d'habileté pour que ce texte puisse passer à la postérité et devenir la référence exclusive en matière de biographie pascalienne.

Ce sont les ressorts de cet étrange projet qu'il s'agit de mettre en évidence ici, pour voir comment l'on peut passer d'une biographie à une hagiographie, et comment ce discours à la croisée de deux genres parvient, malgré ou en raison de son statut mal défini, à déterminer `une certaine idée de Pascal'.

I.Le récit de Gilberte : une biographie officielle ?

« [Les registres paroissiaux sont] la mémoire de tant de morts, la biographie qu'étiquettent ces trois mots : né,..., marié,..., mort... »

E .et J. De Goncourt2(*)

A. Les ressorts de la biographie

La vie de Monsieur Pascal écrite par sa soeur Gilberte s'ouvre sur ces mots : « Mon frère naquit à Clermont, le 19 juin de l'année 1623. » et se referme sur ceux-ci : « [...] sa mort, qui fut vingt-quatre heures après ; savoir le dix-neuvième d'août mil six cent soixante-deux à une heure du matin, âgé de trente-neuf ans et deux mois ». Le ton de la biographie est donné, et d'une biographie qui portera les marques subjectives d'une soeur qui se propose de `raconter' la vie d'un frère, et d'un frère illustre. Son dessein relève à la fois de la sphère privée - il s'agit de rendre hommage, par l'écriture, à la mémoire d'un frère aimé - et de la sphère publique - la famille Pascal est reconnue et Blaise lui-même fait figure de savant, voire d'homme publique, notamment grâce à la publication des Provinciales. Deux attentes de lecture naissent donc de ce dessein : le discours devra être à la fois informatif - c'est une `vie', et élogieux - il s'agit d'un frère dont il faut célébrer la mémoire, dont il faut entretenir le souvenir avec respect. A les considérer brièvement, les quelques trente pages3(*) qui composent cette vie répondent à ces deux attentes puisqu'on y trouve la relation des grandes étapes de sa vie : le récit commence par le détail de l'enfance de Pascal, enfance considérée surtout sous l'angle de l'instruction qu'il reçut, instruction donnée par son seul père :

« [mon père] ne put se résoudre de commettre son éducation à un autre, et se résolut dès lors de l'instruire lui-même, comme il a fait, mon frère, n'ayant jamais été en un collège, et n'ayant jamais eu d'autre maître que mon père ».

Le récit de cette instruction étant toujours très étroitement lié à l'acquisition d'un savoir, la figure du savant se constitue sous la plume d'une soeur aimante, à la croisée du public et du privé. Cette étape d'apprentissage culmine enfin avec l'invention de la machine arithmétique à l'âge de 19 ans, et avec la réalisation de l'expérience du vide à 23 ans. Intervient ensuite le récit de sa conversion, à 24 ans, puis celui de sa maladie et enfin de sa mort. Quoique de manière très succincte, la `vie' de Pascal est jalonnée par la plume de sa soeur, et les passages obligés de la biographie semblent respectés. Pourtant, de nombreux indices viennent contredire les règles de ce genre.

B. Les failles du discours biographique

1. La répartition du discours

La longueur des différents épisodes est très variable ; par exemple, le récit de son éducation jusqu'à sa conversion ne compte que cinq pages, comme si son activité scientifique, qui correspond aux deux tiers de sa vie, s'effaçait devant le récit de sa vie morale et spirituelle, de la conversion jusqu'à la mort. Du portrait physique et événementiel, Gilberte passe au portrait de l'âme de Pascal, et ce portrait se révèle à travers l'apparition d'un « je ». En effet, alors que jusque là, l'écriture de Gilberte se limitait à l'énoncé, sinon objectif, du moins extérieur, des progrès de l'esprit du jeune Blaise, le récit de la conversion se traduit par la marque de l'énonciatrice. Désormais, Gilberte parle en son nom, ou plutôt au nom du `clan' Pascal, le « je » cédant souvent la place au « nous ». Comme si la première partie, la plus courte, devait faire naître l'admiration du lecteur pour ce génie précoce qu'on lui présente, et la seconde, la plus longue, n'avait d'autre fonction que d'indiquer l'admiration d'une soeur pour un frère. Et en effet, le contenu `informatif' de la seconde partie se révèle très pauvre : une anecdote sur l'acharnement que Blaise met à persécuter un libertin4(*), à peine quelques lignes sur la prise de voile de Jacqueline5(*), et quasiment rien sur ce qu'il est convenu d'appeler `la période mondaine' de Pascal, réduite ici à quelques mots6(*). Ces allusions seront les dernières à évoquer le `destin terrestre' de Pascal:

« Il avait trente ans quand il résolut de quitter ces nouveaux engagements qu'il avait dans le monde ; il commença à changer de quartier, et, pour rompre d'avantage toutes ses habitudes, il alla à la campagne, d'où, étant de retour après une retraite considérable, il témoigna si bien qu'il voulait quitter le monde que le monde enfin le quitta »7(*).

Dès lors, le portrait deviendra exclusivement moral, consacré à la peinture de sa conduite `sainte' et parfaite, rapportée par un « je » ou un « nous » qui se fait humble devant tant de grandeur. Plus aucun mot sur sa vie d'homme, sauf pour souligner l'adéquation de ses actes à la vie de saint qu'il entendait mener : ses différents écrits ne seront jamais évoqués que dans cette perpective.

Alors que la présentation et le choix d'un genre codé laissait entrevoir une `histoire' de la vie de Pascal, l'écriture tend au contraire vers un éloge qui passe sous silence les détails les plus prosaïques pour ne plus se livrer qu'à une peinture sans fin des qualités morales d'un homme, qui devient vite un modèle : la `vie ' de Pascal s'érige en règle de conduite - « Voilà une partie des instructions qu'il nous donnait pour nous porter à l'amour de la pauvreté ».

2. Les indices d'écriture

Si le récit avait été simplement biographique, la place du « je » énonciateur aurait été bien moindre : or, le « je » envahit le discours. Le titre lui-même donnait déjà le signe de la tournure qu'allait prendre le récit : il s'agit d'une vie, certes, mais `écrite par Madame Périer, sa soeur' ; or, traduire une réalité par écrit, c'est courir le risque de modifier cette réalité en la couvrant d'un voile interprétatif. C'est un risque, mais c'est aussi une opportunité, que Gilberte, fine plume, saisit, tout en signalant par le titre qu'elle donne à son oeuvre qu'elle s'autorise à donner de son frère les seules informations qu'elle estime nécessaires à l'édification du portrait. C'est déjà une réécriture  ; on ne lit plus la vie de Pascal, mais la vie de Pascal par sa soeur, ce qui change tout dans une perspective biographique. Pourtant le titre ne l'annonçait-il pas très honnêtement... ?

Gilberte se donne toute licence ; ainsi, l'écriture elle-même est truffée d'indications du point de vue de Gilberte : à travers l'usage qu'elle fait des pronoms personnels bien-sûr, mais aussi à travers la répartition des temps du discours, où des jugements nourris d'une vision globale de la vie de Pascal viennent, au présent, pervertir un récit au passé. Par exemple, dans les premières pages, alors qu'elle souligne l'appétit de savoir manifesté par son frère dès son plus jeune âge, Gilberte glisse dans le cours de sa narration une réflexion qui relève du temps de l'énonciation et non plus du récit:

« Mon frère prenait grand plaisir à ces entretiens, mais il voulait savoir la raison de toutes choses [...] lorsque mon père ne les lui disait pas, [...] cela ne le contentait pas : car il a eu toujours une netteté d'esprit admirable pour discerner le faux ; et on peut dire que toujours et en toutes choses la vérité a été le seul objet de son esprit, puisque jamais rien n'a su et n'a pu le satisfaire que sa connaissance »8(*).

Or, ce brouillage des temps se retrouve tout au long de son récit, signe de son intervention, et biais habile pour amener son lecteur à la suivre dans son portrait.

Mais la narration elle-même est marquée du sceau de son interprétation, puisqu'on peut y relever des incohérences et des lacunes, qui démarquent définitivement son écriture d'une écriture biographique, ou au moins d'une écriture biographique qui aurait pour seule fonction d'être le gardien d'une mémoire fidèle.

3. Les lacunes du texte

Au sein de cette `entreprise biographique' viennent se glisser des références à des événements non explicités ; par exemple, à la page 22, Gilberte fait allusion à `l'affaire des carrosses', sans pourtant juger utile de rappeler la teneur de cette affaire. En se reportant à des documents `historiques' extérieurs, on apprend que cette affaire n'est autre qu'une entreprise commerciale élaborée par la famille Pascal et qui lui permit de recouvrer une situation financière honnête. Or, la présence de cette allusion dans le texte de Gilberte suscite au moins deux remarques : d'une part, le schéma informatif est ici rompu puisqu'il faut se reporter à des clefs extérieures pour reconstituer le cadre événementiel de la biographie, alors que sa fonction aurait dû être justement de dessiner ce cadre. D'autre part, le silence attaché aux détails les plus prosaïques peut impliquer deux réalités, la détermination de Gilberte d'écrire pour un public averti du contexte, et qui peut comprendre les différentes allusions - mais se pose alors la question du destinataire - et sa volonté de ne faire entrer aucun détail matériel - en l'occurrence il s'agit d'argent - dans le portrait idéal et moral qu'elle dresse de son frère.

D'une certaine manière, ce `filtre' qui présiderait à l'élaboration du texte se retrouve dans les nombreuses `lacunes' que comporte le récit, et que l'on peut faire apparaître si l'on compare cette vie de Pascal aux éléments issus de récits historiques relevant cette fois de la seule sphère publique, et à ce titre digne de foi, ou même à des écrits de Pascal lui-même. Première absence remarquable et remarquée, le récit de la seconde conversion : nulle allusion directe en effet à la nuit du 23 novembre 1654, date pourtant décisive dans l'itinéraire pascalien. De la même manière, les Provinciales, dont la publication fit pourtant grand bruit, sont quasiment omises, comme si ces textes, et le contexte polémique qu'ils impliquent, n'avaient pas droit de cité dans une `vie' de Pascal : à peine mentionne-t-on leur existence, et encore comme exemple de la puissance de son écriture.

« Enfin il était tellement maître de son style qu'il disait tout ce qu'il voulait, et son discours avait toujours l'effet qu'il s'était proposé. Et cette manière d'écrire naïve, juste, agréable, forte et naturelle en même temps lui était si propre et si particulière qu'aussitôt qu'on vit paraître les Lettres au Provincial , on jugea bien qu'elles étaient de lui »9(*).

Gilberte ne retient, ou plutôt veut que l'on ne retienne de son frère , et des Provinciales, que l'image d'un homme saint à l'écriture `naïve'. Pascal apparaît alors comme un solitaire qui aurait rompu tout commerce avec le monde, alors même qu'il continue à entretenir des liens avec le monde qui l'entoure. Gilberte ne parlera jamais des relations de Pascal avec un Descartes ou un Père Noël, bien que la correspondance de Pascal les attestât. La confrontation de la parole de Gilberte et des documents qui touchent à la vie de Pascal révèle alors les larges limites de sa fidélité à la mémoire de son frère. Mémoire très sélective et parfois infidèle, ou plutôt falsificatrice, par exemple dans le rapport fait de la prise de voile de leur soeur Jacqueline, à laquelle Pascal était d'abord opposé. Or, il n'est fait nulle trace de cette opposition dans le récit, qui présente cette prise de voile comme la conséquence directe et heureuse de l'influence bénéfique d'un frère sur la conscience de ses proches.

Cette biographie est donc très éloignée des règles du genre ; la fonction `informative' n'est pas remplie, et l'on peut même dire plus, ne semble pas visée. De surcroît, la figure du destinataire se dessine difficilement : soit ce texte est destiné à des contemporains qui peuvent comprendre le contexte sans qu'il soit besoin de le leur rappeler, mais dans ce cas le récit ne peut plus prétendre à la conservation d'une mémoire ; soit il est effectivement destiné à la postérité, mais alors quel étrange monument qui ne livre que des bribes d'information ! Si l'on ne possédait aucun autre document d'époque, le Pascal de Gilberte serait le seul `officiel'. Pourtant, si d'autres textes existent, ils émanent tous de la sphère publique, et n'ont pas pour objet de tracer un portrait fidèle d'un particulier. A ce titre, ils sont peut-être plus objectifs, mais seuls les écrits de Gilberte, en proposant un projet d'ensemble, peuvent jouer le rôle d'une biographie, et le jouent en effet : par bien des aspects, la postérité a retenu de Pascal l'image dessinée par sa soeur . Pourtant, il existait, et il existe encore, en marge de la biographie `officielle' constituée par Gilberte , un autre récit, celui de la nièce de Pascal, Marguerite, et qui peut faire figure de biographie non autorisée.

C. Le récit de Marguerite, la biographie non-autorisée ?

Biographie non autorisée parce que radicalement éloignée du texte de Gilberte : celle-ci concentrait son attention sur la vie morale de son frère, celle-là livrera les anecdotes les plus diverses touchant à la vie de son oncle. Cette seconde biographie est beaucoup plus courte : à peine huit pages10(*), marquées par un recul chronologique - le récit est postérieur à celui de Gilberte - et par un recul familial - Marguerite ne pouvant avoir de son oncle que des souvenirs d'enfant ou des informations rapportées. Curieux récit qui s'ouvre sur le récit d'une possession - une espèce de sorcière aurait jeté un sort au jeune Blaise pour se venger du père de celui-ci, sort qui lui aurait fait pousser des hurlements à la seule vue de l'eau et au spectacle de la proximité de ses parents - et qui se referme sur la description très crue de l'autopsie du crâne de Pascal, manière insolite de remplir le contrat biographique en évoquant la naissance et la mort d'un homme. L'ensemble du récit est à l'image de ces deux anecdotes : dispersé, ponctuel et presque `bavard', comme si Marguerite jetait sur le papier les souvenirs tels qu'il lui parvenaient, bruts et désordonnés. Quand Gilberte construisait patiemment un monument épuré, Marguerite `déconstruit' une vie et met l'accent sur les `accidents' de cette vie. Le `génie' de Pascal tel que l'avait senti, puis décrit, Gilberte, lui échappe manifestement, et quand Pascal, affligé d'un terrible mal de dents, résout le problème de la roulette qu'avait lancé le Père Mersenne, c'est la fin du mal plus que la solution du problème qui impressionne Marguerite : « Cette application si vive détourna son mal de dents, et quand il cessa d'y penser après l'avoir trouvée il se sentit guéri de son mal »11(*). Cette seule remarque rend compte de la différence des deux biographies et, partant, des deux biographes, mais cette différence est profondément utile puisque dans son bavardage, Marguerite met l'accent sur ce que Gilberte s'évertuait à dissimuler, notamment la période mondaine. Dans le récit de Gilberte, l'épisode mondain était présenté comme une nécessité médicale, et admise à contrecoeur  : « Il y eut beaucoup de peine d'abord [ à se laisser aller au divertissement qu'offre la mondanité ] ; mais on le pressa tant de toutes part qu'il se laissa enfin aller à la raison spécieuse de remettre sa santé »12(*). Marguerite, au contraire, multiplie les allusions aux plaisirs que Pascal trouvait à fréquenter le monde:

« Il fut contraint de revoir le monde, de jouer et de se divertir. Dans le commencement cela était modéré, mais insensiblement le goût en revient, on ne s'en sert plus par remède, on s'en sert par plaisir. Cela arriva »13(*).

Et, comble de l'irrespect, elle évoque la situation professionnelle et amoureuse, ou matrimoniale, de son oncle : « Il jeta la vue et sur une fille et sur une charge ».14(*) Comme dans le récit de Gilberte, Pascal finit par se retirer du monde, mais couvert de la haine du monde qui lui reproche d'avoir entraîné le comte d'Harcourt dans sa folie, et dans son hérésie de préférer Dieu à un beau parti.

A travers le récit de Marguerite, Pascal fait plus figure de misanthrope que de saint, et même si son texte est tout aussi subjectif que celui de Gilberte, voire plus romancé, il révèle, par opposition, ce que Gilberte, biographe attitrée, voulait dissimuler. Pascal n'était sans doute pas le monstre asocial qu'en fait sa nièce, mais il n'était sans doute pas plus le saint homme que voulait nous faire admirer sa soeur. Aucun des deux textes ne relève de la stricte biographie, mais la comparaison des deux met en évidence le dessein de Gilberte, celui de sanctifier la mémoire d'un frère en réécrivant sa vie à la manière d'une hagiographie sous couvert de biographie.

II. La tentation hagiographique

«  `Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais'. Cette pensée que Pascal avait écrite devait être fausse dans son cas. Mort, il ne fut pas oublié, au contraire. La cause en fut le culte dont les Périer entourèrent sa mémoire.[...] Gilberte se voua à la sauvegarde des souvenirs de son  `saint'.»15(*).

Le récit de Gilberte ne répond manifestement pas aux lois du genre biographique ou historiographique, et pourtant il est reçu comme le seul témoignage biographique digne de ce nom. Gilberte écrit une vie, certes, mais une vie de saint. Alors, si son récit ne présentait pas les éléments incontournables d'une biographie, peut-on y trouver les marques du discours hagiographique ?

A. Constitution du récit hagiographique

Le genre hagiographique est rigoureusement codifié, et dans la mesure même où le récit de Gilberte se présente officiellement comme une biographie, il est évident qu'il serait peu pertinent d'assimiler son texte à la littérature hagiographique qui circule encore au XVIIème siècle. Avant Gilberte, personne ne voyait un saint en Pascal, quelque exemplaire qu'ait été sa vie, et cela fait toute la différence avec une vie de saint. En revanche, son récit présente de nombreuses similitudes avec les textes hagiographiques, similitudes qui donneront peut-être la clef de l'écriture de Gilberte.

D'une manière générale, on retrouve dans la Vie de Pascal tous les caractères du récit hagiographique, mais de façon un peu décalée, amoindrie, adaptée en somme. Ainsi, toute vie de saint se doit de commencer par un récit circonstancié de la naissance et de la généalogie du saint ; « Le sang est la métaphore de la gloire. D'où la nécessité d'une généalogie »16(*). Or, si Gilberte signale la généalogie de Pascal (quelques lignes à l'initiale du récit indiquent les témoins de son baptême), cette liste se limite à ses `parrin' et `marrine', comme pour limiter le récit au domaine du privé. Traditionnellement, la noblesse, la richesse et l'éducation du saint doivent être mises en valeur dès le début du récit. Dans le cas de la vie de Pascal, la noblesse familiale est indiquée mais non soulignée, et la richesse passée sous silence. En revanche, l'accent est mis sur la bonne éducation, qui constituera l'essentiel des premières pages. Ici, l'éducation est à la fois à l'image et à l'usage du saint : il présente tous les signes du génie et une instruction particulière est chargée de mettre en évidence, et en action ce qui est déjà en lui, élu qu'il est.,

L'apparition des signes de la foi vient après la naissance dans le récit hagiographique, foi qui se traduit presque toujours, à l'adolescence, par une rupture du saint et de l'autorité qui le gouverne : le plus souvent, le saint choisit la vie religieuse contre l'avis de sa famille et s'expose à son opprobre. Paradoxalement, la foi du jeune Blaise n'est jamais évoquée avant le récit de la première conversion, mais la rupture est bien présente : c'est contre l'avis de son père que Pascal étudie, ou plutôt découvre seul, la géométrie, lui qui « priait souvent [son] père de lui apprendre les mathématiques »17(*). Après avoir choisi le parti religieux, le saint se trouve confronté à l'autorité ecclésiastique, qui tente de le contrôler ou de le détourner de sa voie, mais il sait y résister, de même qu'il résistera au temps d'épreuve qu'il doit traverser pour se réaliser, la tentation repoussée faisant partie intégrante de la vie du saint. Dans le cas de Pascal, si nulle autorité ecclésiastique n'est à braver, sa résistance aux pressions des vanités du siècle se cristallise dans son rejet de la mondanité, en même temps que son repli du monde représente sa victoire sur la tentation. D'ailleurs, cette mise en retrait du monde s'accompagne ici de la même géographie que dans les vies de saint. La tentation « exile le saint de la ville au désert, dans les campagnes ou dans des terres lointaines, temps d'ascèse que clôt son illumination. Puis vient l'itinéraire qui le ramène à la ville ou qui conduit à lui la foule des villes - temps d'épiphanie, de miracles et de conversions »18(*). Or, Gilberte évoque la `retraite considérable'19(*) qui suivit sa période mondaine, période également suivie des conversions produites dans le sillage des saints, précédés toujours par leur réputation et leur popularité. En effet, la réputation de Pascal fut d'abord bâtie sur son génie scientifique - « on prenait son avis sur tout et avec autant de soin que de pas un autre ; car il avait des lumières si vives, qu'il est arrivé qu'il découvre des fautes dont les autres ne s'étaient pas aperçus »20(*) - mais bien vite sa foi prit le relais de cette réputation et c'est au sage plus qu'au savant qu'on vint demander conseil:

« Un certain nombre de gens de grande condition et de personnes d'esprit qu'il avait connues auparavant le venaient chercher dans sa retraite et demander ses avis ; d'autres, qui avaient des doutes sur des matières de foi, et qui savaient qu'il avait de grandes lumières là-dessus, recouraient aussi à lui »21(*).

Et cette popularité, signe d'élection du saint, se concrétise aussi dans une véritable attitude de croisé contre les hérétiques - l'une des plus longues anecdotes rapportées narre le rôle de Pascal dans la lutte contre un hérétique22(*) - et contre les athées, contre lesquels `il se [sentait] tellement animé'23(*), mais aussi à l'égard de ses proches et de la tiédeur de leurs sentiments religieux :

« Mon frère, continuant de plus en plus de rechercher les moyens de plaire à Dieu, cet amour de la perfection s'enflamma de telle sorte dès l'âge de 24 ans, qu'il se répandit sur toute la maison ; mon père, n'ayant pas de honte de se rendre aux enseignements de son fils, embrassa dès lors une vie plus exacte, par une pratique continuelle des vertus jusqu'à sa mort »24(*).

La conversion du père est symbolique : la plus haute figure d'autorité après dieu s'incline devant la puissance du saint, et cette influence se répand également sur Gilberte, dont tout le récit est parcouru des marques de cette influence ; dans les passages les plus personnels de Gilberte se fait entendre la parole en action du prédicateur, comme pour donner une réalité tangible à son attitude de croisé25(*). A cet égard, le texte de Gilberte se constitue presque en ex voto à la gloire de celui qui répandait la lumière autour de lui.

Pourtant, malgré ces similitudes, l'identification de ce texte aux vies de saint est compromise par le peu de valeur accordée par Gilberte aux faits et gestes de son frère. En effet, les hagiographies favorisent les anecdotes et les accidents d'une vie, accidents qui permettent aux signes de l'élection d'apparaître. `Res non verba', tel est leur credo, même si, comme le fait remarquer Michel de Certeau, `les res sont les verba dont le discours fait le culte d'un sens reçu'. Dans l'imagerie pascalienne transmise par Gilberte, seules subsistent les `verba'.

B. Res non verba ?

Si l'hagiographie se fonde sur des `res', elle renvoie plus à leur exemplarité qu'à leur réalité historique, qui n'a pas sa place dans un tel projet. Son discours `illustre une signification acquise, alors qu'il prétend ne traiter que d'actions'26(*), et d'une certaine manière, Gilberte déplace la convention du genre en supprimant la référence aux actions : l'exemplarité de Pascal réside dans sa grandeur morale, aussi est-il non seulement inutile mais aussi dangereux de vouloir l'illustrer dans un discours `matériel' ; inutile parce que dans son cas, l'absence même de `res' fait sa grandeur morale et le rend exemplaire, et inutile car il n'est pas un saint mais un saint qu'il s'agit d'inventer : toute référence à sa vie charnelle risquerait de pervertir ce projet, et l'existence du texte de Marguerite Périer l'indique assez.

L'hagiographie « postule que tout est donné à l'origine avec une vocation, avec une élection [...] avec un ethos initial »27(*) : c'est cet aspect de la vie de saint que Gilberte retiendra, et traduira dans son texte, truffé des signes de cette permanence du génie de Pascal. En effet, dès le début, cette permanence est posée : « Ce commencement, qui donnait de belles espérances, ne se démentit jamais ». Comme un saint, le Pascal de Gilberte n'agit que pour que l'on puisse voir dans ses actions le signe de son élection, à cette différence que ses actions sont avant tout morales. Mais il s'agit bien du même principe, qui fait de `l'histoire l'épiphanie progressive du donné'28(*) . Chaque parole de Gilberte est alors comme une manifestation de surface de l'ethos du saint, et donc de son caractère sacré et immuable, donné dès le départ. Sous la plume de sa soeur, Pascal est un saint, un élu, et son élection se manifeste par des marques bien précises : dès les premières lignes, Gilberte indique : «  Dès que mon frère fut en âge qu'on pût lui parler, il donna les marques d'un esprit tout extraordinaire »29(*). L'extraordinaire est ici un signe du sacré, d'où le discours hyperbolique qui sera attaché à son génie. Et le sacré ne se réduit pas à cet extraordinaire : lorsque le jeune Blaise réinvente la géométrie, il réinvente aussi le nom des figures:

« Mais comme le soin de mon père avait été si grand de lui cacher toutes ces choses qu'il n'en savait pas même les noms, il fut contraint lui-même de s'en faire »30(*).

Qu'est-ce d'autre qu'un exemple d'adamisme ? Nouveau messager de dieu sur la terre, il porte en lui les signes du sacré ; d'ailleurs, Gilberte souligne à deux reprise l'attention particulière portée par dieu à cet être extraordinaire : « La Providence de Dieu ayant fait naître une occasion qui l'obligea de lire des écrits de piété »31(*), Pascal se convertit une première fois. Ensuite, à la fin du texte, alors qu'il est au bord de la tombe, la main de dieu intervient encore : « Mais nous allons voir que dieu l'a préparé à une mort d'un vrai prédestiné par d'autres actions qui ne sont pas d'une moindre consolation »32(*).

Le saint, `qui ne perd rien de ce qu'il a reçu', se caractérise par sa constance, et ici, la constance du récit est dans l'hyperbole. Il fallait que le récit fût hyperbolique pour que l'extraordinaire apparaisse, et toute l'écriture de Gilberte est tendue dans ce sens. Ainsi, Pascal est présenté comme l'être du `toujours plus' : toujours plus de génie - il « vit et entendit [les éléments d'Euclide] tout seul, sans avoir jamais eu besoin d'explication »33(*) - et un génie toujours renforcé par les restrictions qui entourent sa manifestation (« Cependant il n'employait à cette étude que les heures de récréation »). Il est `préservé de tous les vices', et il renonce à `tous les plaisirs' : la demi-mesure est bannie en tout, y compris et surtout dans la contrition, la mortification ou l'abnégation ; par exemple, lorsqu'il décide de mortifier ses sens, il refuse d'absorber tout ce qui `[excite l'appétit], quoiqu'il aimât naturellement toutes ces choses'34(*), et lorsque, hautement malade et sur le point de rendre l'âme, l'enfant de l'un de ses protégé tombe malade de la petite vérole dans sa propre maison, il cède sa place à cet enfant pour qu'il soit bien soigné, alors que lui-même aurait besoin des plus grands soins.

Comme dans une vie de saint, le sacré est le principe générateur du texte. Tout est déjà donné, « mais le récit n'en reste pas moins dramatique ». Seulement, « il n'y a de devenir que de la manifestation ». Ici, la manifestation est déplacée de la vie publique à la vie de l'esprit. C'est un portrait moral, où les manifestations sont d'abord spirituelles, et où l'extraordinaire trouve sa place dans l'hyperbole, ce qui expliquerait le maigre contenu informatif du récit : Gilberte ne rend compte que de choix moraux, qui conduisent certes à des attitudes physiques, mais qui ne s'ouvrent pas sur des réalisations matérielles. On pourrait presque dire pour parler de ce texte : `verba non res', parce que d'une part il s'agit de créer un mythe en `réécrivant' une `histoire', et d'autre part parce que les `res' sont absentes, effacées par les signes de l'ethos et du spirituel. Pour reprendre une distinction pascalienne, dans l'hagiographie traditionnelle, la vie des saints dans l'ordre de la chair figure leur appartenance à l'ordre de la foi, tandis qu'avec Pascal, les marques dans l'ordre de la chair de son élection sont vite remplacées par les seuls signes du spirituel, comme s'il était de toutes façons au-delà de l'ordre de la chair, comme s'il était lui-même une figure de l'ordre de la foi.

Evidemment, en disant cela, on s'éloigne de l'hagiographie et de sa destination populaire, de même qu'en se plaçant du côté du verbe, Gilberte renonçait à la tentation du spectaculaire si souvent exploitée dans les vies de saint. L'extraordinaire frappe les esprits, mais plus dans les actes que dans les tournures morales et spirituelles ; il manque ici les signes de la différence radicale du saint Pascal qui ne réalise pas de miracles. Comme si Gilberte voulait en faire un saint laïque, en refoulant de cette biographie officielle toute l'altérité qui ferait définitivement basculer son récit du côté de l'hagiographie, et qui le rendrait alors peu crédible dans sa fonction biographique, le propre de l'hagiographie n'étant justement pas de rendre un compte fidèle de la réalité mais d'impressionner les esprits. Pourtant, le tour hagiographique de son récit met en évidence cette absence du spectaculaire plus que le tour biographique ne le dissimule, et provoque un effet de loupe sur les rares allusions à l'altérité radicale du saint. Ainsi, il est dit qu'à la découverte du génie de son fils, le père de Pascal fut `épouvanté de la puissance et de la grandeur de ce génie' et qu'il `demeura immobile et comme transporté' versant même `quelques larmes'35(*). Or, cette description est précisément celle qui accompagne la rencontre du sacré, la confrontation au monstrueux et au sublime, qui terrifie et fascine à la fois. Du coup, on peut se demander si les limites que pose Gilberte au portrait ne relève pas, aussi, d'un processus apotropaïque qui viserait à refouler le sacré en le canalisant.

C. Fascinans et tremendum ?

« Le sacré est toujours plus ou moins ce dont on n'approche pas sans mourir »36(*).

Biographie annoncée, La vie de Monsieur Pascal écrite par sa soeur reprend les topoï de la vie de saint, en les amoindrissant. En effet, au moins dans leur branche populaire, les hagiographies fonctionnent en frappant les esprits par des récits extraordinaires (miracles, guérisons ante-mortem et post-mortem, stigmatisations...). Tel n'est pas le cas ici ; d'une certaine manière, Gilberte signale la présence du sacré - son frère est comme un saint - mais en le circonscrivant dans son domaine réservé - ce saint reste recevable dans le domaine profane. Ainsi, et c'est peut-être la marque la plus flagrante du filtre qu'elle impose à son récit, elle passe sous silence la seconde conversion ; or, l'expérience hallucinatoire de la nuit du 23 novembre 1654 aurait dû faire partie du récit hagiographique, puisqu'elle répond à toutes ses exigences - c'est une illumination, un `feu', que tous les saints connaissent et que les hagiographies privilégient. Pourquoi n'en parle-t-elle pas, sinon pour éloigner le sentiment de terreur qui naît au contact des manifestations non domptées du sacré ? Comme si ce frère la fascinait - son discours hyperbolique traduisant bien cette fascination - et la terrorisait en même temps par la monstruosité du sacré (monstruosité qui n'affleure alors que bien involontairement, comme dans le récit de l'attitude du père). Alors, son récit devient comme une église : il serait le médiateur qui seul peut rendre le sacré recevable en lui donnant une forme terrestre, forme humaine du sacré dont on n'aurait que les signes. Et cette hypothèse expliquerait aussi l'existence d'une seconde biographie, celle de Marguerite, qui serait la forme non `filtrée' de la présence de ce sacré. Dans son récit, le sacré est introduit dans le domaine du profane et cette confrontation suscite un conflit : le discours est déconstruit et la version monstrueuse du saint apparaît - n'est-il d'ailleurs pas né sous le signe de la possession ?

Une fois encore, Marguerite semble introduire dans son récit tout ce que Gilberte voulait dissimuler, c'est-à-dire ici le spectaculaire attaché à son oncle. Ces deux textes s'opposent radicalement : d'un côté, un texte placé sous le signe du père, récit masculin et rationalisé, dont la structure et la forme figée canalisent les `débordements' du sacré. De l'autre, un récit placé sous le signe de la mère, désorganisé, conflictuel, et où le sublime, figure du sacré, devient grotesque : c'est sensible dans la réaction qui accueille la décision de Pascal de se retirer du monde, et son influence sur le comte d'Harcourt qu'il entraîne à sa suite. Cette attitude est condamnée par les représentants du monde, Pascal est taxé de folie, et l'on tente même de l'assassiner. Sous la plume de Gilberte, cette retraite était accompagnée de tous les signes de la grandeur qu'elle trahissait ; sous celle de Marguerite, elle devient une folie incompréhensible, et elle est rejetée. Incompréhension et rejet qui sont alors comme les manifestations du sublime non dompté qui vire au grotesque , car il n'est pas à sa place.

Gilberte, en supprimant le sublime, supprime le grotesque et le monstrueux ; la seule altérité autorisée sera celle de l'esprit, meilleur moyen de canaliser le sacré, et de le traduire dans un projet d'apparence biographique. Bâtir un saint et son église en même temps, tel semble être finalement le projet de Gilberte, mais toujours sous couvert d'écriture biographique, pour permettre à ce texte d'assurer la postérité publique de son saint. Si Gilberte avait rempli un contrat purement biographique, jamais son frère n'aurait pu être érigé en saint, mais si elle s'était limitée à une seul écriture hagiographique, jamais son texte, et partant son frère, n'auraient eu de postérité. Il fallait donc que les deux genres s'unissent pour que le Pascal de Gilberte devienne le Pascal de référence.

III. `Une certaine idée de Pascal'

« Cette puissante assurance du récit quant à son pouvoir de vérité, cette immédiate habilitation de l'histoire à tenir le discours du réel a provoqué un soupçon que le récit est aussi un piège et d'autant plus qu'il n'apparaît point tel »37(*).

A. Le texte souverain : `un empire dans un empire' ?

Comment juger de ce récit ? La réalité historique qui le sous-tend peut à la limite être `vérifiée' à travers des textes `extérieurs' au `clan' Périer, et l'on peut tenter de reconstituer une biographie `objectives' de Pascal à l'aide de ces documents. De telles entreprises ont d'ailleurs déjà vu le jour38(*) , mais elles souffrent de deux handicaps majeurs. D'une part, les nouveaux biographes de Pascal ne peuvent absolument pas se défaire totalement de la vision de Pascal transmise par sa soeur - ils peuvent au mieux recouper des textes pour mettre en évidence les lacunes et les incohérences de son texte - et d'autre part, les documents extérieurs n'offrent un accès que très indirect à la biographie pascalienne : ils procèdent de la sphère publique, et ne peuvent même pas combler toutes les lacunes du texte de Gilberte. Elle seule se tient du côté du privé, elle détient les `sources', et sa parole est invérifiable à bien des égards. Un texte qui se nourrirait seulement d'informations publiques serait beaucoup trop lacunaire pour remplir un rôle de biographie. Pascal mort, Gilberte a tout pouvoir ; seuls les textes de Pascal pourraient rivaliser avec le texte de sa soeur, mais celle-ci a bien soin de ne pas trahir ces écrits - son analyse des Pensées est à cet égard très fidèle - et Pascal ne laisse aucun texte autobiographique. Le Mémorial, peut-être, serait la seule autobiographie, mais c'est un texte mystique, et de surcroît, Gilberte évite soigneusement, comme nous l'avons déjà souligné, d'évoquer l'expérience de la seconde conversion. Alors, quand bien même le Mémorial pourrait faire office d'autobiographie, jamais on ne pourrait le comparer au texte de Gilberte.

Les références à la réalité sont donc entièrement brouillées, et il faut faire confiance à un texte perverti d'hagiographie. Si l'on était en présence d'une pure hagiographie, l'indexation référentielle serait secondaire, son but n'étant pas d'être fidèle à la réalité mais d'être exemplaire - il est « impossible de [ne la]considérer qu'en fonction de l'authenticité »39(*). L'authenticité étant un critère de la biographie ou de l'historiographie, le conflit des genres qui s'opère ici rend délicate l'exigence de vérité, car sous les signes de la biographie surgit le sens de l'hagiographie. La fonction du récit devient alors également problématique : quand l'hagiographie décrivait la sainteté, Gilberte la crée de toutes pièces. Le processus d'écriture est inversé : c'est le récit qui crée un saint, et un public. L'hagiographie « est la cristallisation littéraire des perceptions d'une conscience collective »40(*). Ici, l'inverse se produit : Gilberte crée de toutes pièces une perception et `invente' une conscience collective, dans un passage du privé au publique qui est peut-être le fait marquant de ce texte ; en effet, Gilberte peut bien, si elle le désire, élever un monument à son frère, et adorer son saint `en famille', le clan Périer jouant le rôle ici du groupe ou de la communauté qui préexiste à toute hagiographie, et qui doit se s'identifier, et se renforcer dans cette hagiographie en `représentant la conscience qu'il a de lui-même'41(*). Mais il s'agit pour elle `d'exporter' cette imagerie : par le biais de l'alibi biographique et par sa position de gardienne exclusive d'une mémoire, elle crée un saint, un public et une postérité, qui désormais devra se nourrir de l'imaginaire pascalien qu'elle lui transmet.

Les sources sont filtrées, le discours orienté, et le piège du récit se referme : Gilberte a mené à bien son entreprise : c'est son Pascal que la postérité a conservé.

B. La permanence de l'imaginaire pascalien dans la littérature

1. La version laïque du saint : Pascal par Sainte-Beuve

« Pascal était un grand esprit et un grand coeur, ce que ne sont pas toujours les grands esprits ; et tout ce qu'il a fait dans l'ordre de l'esprit et dans l'ordre du coeur porte un cachet d'invention et d'originalité qui atteste la force, la profondeur, une poursuite ardente et comme acharnée de la vérité. Né en 1623 d'une famille pleine d'intelligence et de vertu, élevé librement par un père qui était lui-même un être supérieur, il avait reçu des dons admirables, un génie spécial pour les calculs et pour les concepts mathématiques, et une sensibilité morale exquise qui le rendait passionné pour le bien et contre le mal, avide de bonheur mais d'un bonheur noble et infini. Ses découvertes dès l'enfance sont célèbres ; partout où il portait son regard, il cherchait et il trouvait quelque chose de nouveau ; il lui était plus facile de trouver pour son compte que d'étudier d'après les autres. Sa jeunesse échappa aux légèretés et aux dérèglements qui sont l'ordinaire écueil : sa nature à lui, était très capable d'orages ; ces orages, il les eut, il les épuisa dans la sphère de la science, et surtout dans l'ordre des sentiments religieux. Son excès de travail intellectuel l'avait de bonne heure rendu sujet à une maladie nerveuse singulière qui développa encore sa sensibilité naturelle si vive. [La doctrine de gens de Port-Royal] devint pour lui un point de départ d'où il s'élança avec son originalité propre pour toute une reconstruction du monde moral et religieux. Chrétien sincère et passionné, il conçut une apologie, une défense de la religion par une méthode et par des raisons que nul autre n'avait encore trouvées, et qui devait porter la défaite au coeur même de l'incrédule. Agé de trente-cinq ans, il se tourna vers cette oeuvre avec le feu et la précision qu'il mettait à toute chose »42(*).

Ce portrait épuré et expurgé est à la mesure de la volonté de Gilberte : Sainte-Beuve dresse le portrait d'un saint laïque, et un portrait parfaitement organisé, logique, sans heurts, exactement comme l'avait voulu Gilberte. Ici, les `petits faits vrais' chers à Sainte-Beuve ont été remplacés par les `grandes actions intellectuelles et spirituelles'qui ne sont vraies que parce que Gilberte en a décidé ainsi... Sorte de version laïque de l'hagiographie, ce portrait est parfaitement élogieux, chose rare sous la plume de Sainte-Beuve, et signe du succès de Gilberte.

Et si Sainte-Beuve ne fait de Pascal qu'un saint laïque, le processus de sanctification mis en oeuvre par Gilberte est couronné par d'autres plumes, celles de Chateaubriand et Barrès, qui font de Pascal leur saint.

2. Pascal, nouveau saint du panthéon littéraire : Chateaubriand et Barrès

«  Il y avait un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avait créé les mathématiques ; qui, à seize ans, avait fait le plus savant traité des coniques qu'on eût vu depuis l'antiquité ; qui, à dix-neuf ans, réduisit en machine une science qui existe toute entière dans l'entendement ; qui, à vingt-trois ans, démontra les phénomènes de la pesanteur de l'air, et détruisit une des grandes erreurs de l'ancienne physique ; qui, à cet âge où les autres hommes commencent à peine à naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences humaines, s'aperçut de leur néant et tourna ses pensées vers la religion ; qui, depuis ce moment jusqu'à sa mort, arrivée dans sa trente-neuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie comme du raisonnement le plus fort ; enfin, qui, dans les courts intervalles de ses maux, résolut par distraction un des plus hauts problèmes de la géométrie et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant du dieu que de l'homme. Cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal »43(*).

« Je n'étudierai pas le Pascal des savants et des philosophes. Mais celui qui nous intéresse, l'homme passionné, le poète, un cas magnifique de poésie, un témoignage d'héroïsme... au juste un chrétien sublime. »

« Il y a de la vénération, un perpétuel espoir d'acquisition, un perpétuel étonnement dans mon amour pour Pascal.

C'est un homme de qui l'on n'ose pas dire qu'on l'aime, car il est un héros et un martyr plus encore qu'un écrivain. Plus qu'aucun solitaire de ce Port-Royal qui détestait la familiarité, il décourage d'un regard toute médiocrité, mais on se groupe autour de lui comme autour d'un foyer dans la nuit. On veille non loin de lui, sans oser l'approcher, sur une sorte de Mont des Oliviers »44(*).

Dans un cas comme dans l'autre, on retrouve les topoï, insufflés par Gilberte, qui canonisent Pascal, et cette permanence est d'autant plus intéressante que cette fois, la réécriture de la vie du saint a bien pour fonction de cristalliser les perceptions d'une conscience collective : quand Chateaubriand ou Barrès découvrent Pascal, le texte de Gilberte a eu le temps de créer son public ; Pascal est un saint, dans l'histoire duquel Chateaubriand ou Barrès trouvent la quintessence de leur propres aspirations. Il sera donc leur saint, et ils écriront et transmettront l'histoire de sa vie comme symbole de ce qui réunit tous les croisés de la foi. Sur la foi d'une vie de saint `truquée', ils jettent les bornes d'une véritable hagiographie.

Conclusion

Gilberte, biographe de Pascal, s'est donné beaucoup de peine pour que la postérité retienne une image idéale de son frère. Sa peine fut récompensée, puisqu'il est désormais impossible d'avoir une vision de Pascal qui ne soit pas pervertie par ce court texte. Et une vision sanctifiée. Alors évidemment, personne peut-être mieux que Pascal n'aurait pu correspondre à cette image de saint, mais l'habileté de sa soeur en a fait un élément incontournable. Mieux, même: sa sainteté fut si bien démontrée qu'elle acquît une existence autonome, et se réalisa dans le culte littéraire que lui vouèrent, entre autres, les plumes de Barrès et de Chateaubriand.

Gilberte avait inventé un saint, d'autres se reconnurent en lui, l'adorèrent et en firent leur signe de reconnaissance. L'hagiographie retrouvait sa fonction initiale, la boucle était bouclée.

Bibliographie

Corpus

La vie de Monsieur Pascal écrite par Madame Périer, sa soeur, in Pascal, OEuvres Complètes, Paris, 1954, Gallimard, p.3-34

Mémoire sur la vie de M. Pascal écrit par Mademoiselle Marguerite Périer, sa nièce, in Pascal, OEuvres Complètes, Paris, 1954, Gallimard, p.35-41

Ouvrages cités

Album Pascal, commentaire de B. Dorival, Paris, 1978, Gallimard, p.173-176

Barrès, Maurice, Cahier Pascal, in Mes cahiers

Caillois, Roger, L'homme et le sacré, Paris, 1950, Gallimard

De Certeau, Michel, L'hagiographie, Paris, 1995, Encyclopaedia Universalis, p.160-165

De Goncourt, Jules, Edmond, Journal, 1861

Fontaine, Jean, Vie de Saint Martin, Paris, 1967

Marin, Louis, Le récit est un piège, Paris, 1978, Editions de Minuit

Sainte-Beuve, Galerie des grands écrivains français, in Portraits du lundi, 29 mars 1852

Table des matières

INTRODUCTION 1

I.LE RÉCIT DE GILBERTE : UNE BIOGRAPHIE OFFICIELLE ? 2

A. LES RESSORTS DE LA BIOGRAPHIE 2

B. LES FAILLES DU DISCOURS BIOGRAPHIQUE 3

1. La répartition du discours 3

2. Les indices d'écriture 4

3. Les lacunes du texte 5

C. LE RÉCIT DE MARGUERITE, LA BIOGRAPHIE NON-AUTORISÉE ? 7

II. LA TENTATION HAGIOGRAPHIQUE 10

A. CONSTITUTION DU RÉCIT HAGIOGRAPHIQUE 10

B. RES NON VERBA ? 13

C. FASCINANS ET TREMENDUM ? 16

III. `UNE CERTAINE IDÉE DE PASCAL' 18

A. LE TEXTE SOUVERAIN : `UN EMPIRE DANS UN EMPIRE' ? 18

B. LA PERMANENCE DE L'IMAGINAIRE PASCALIEN DANS LA LITTÉRATURE 19

1. La version laïque du saint : Pascal par Sainte-Beuve 19

2. Pascal, nouveau saint du panthéon littéraire : Chateaubriand et Barrès 20

CONCLUSION 22

BIBLIOGRAPHIE 23

TABLE DES MATIÈRES 24

* 1 Maurice Barrès, Cahier Pascal

* 2 E. et J. De Goncourt, Journal, 1861

* 3 Dans l'édition Pléiade

* 4 p.9

* 5 p.9

* 6 p.10

* 7 p.11

* 8 p.4

* 9 p.15

* 10 dans l'édition Pléiade

* 11 p.40

* 12 La vie de Monsieur Pascal écrite par Madame Périer, sa soeur, p.10

* 13 Mémoire sur la vie de M.Pascal écrit par Mademoiselle Marguerite Périer, sa nièce, p. 37

* 14 ibid.

* 15 Album Pascal, commentaire de B. Dorival, Paris, 1978, Gallimard, p.173-176

* 16 Michel de Certeau, L'hagiographie, Paris, 1995, Encyclopaedia Universalis, p.160-165

* 17 La vie de Monsieur Pascal écrite par Madame Périer, sa soeur , p. 5

* 18 Michel de Certeau, L'hagiographie, Paris, 1995, Encyclopaedia Universalis, p.160-165

* 19 La vie de Monsieur Pascal écrite par Madame Périer, sa soeur , p.11

* 20 La vie de Monsieur Pascal écrite par Madame Périer, sa soeur , p.6

* 21 p.13

* 22 p. 8-9

* 23 p.16

* 24 p. 9

* 25 Voir en particulier le récit de l'influence de Pascal sur l'éducation de ses neveux et nièces, p. 23

* 26Michel de Certeau, L'hagiographie, Paris, 1995, Encyclopaedia Universalis, p.160-165

* 27 Ibid.

* 28 Ibid.

* 29La vie de Monsieur Pascal écrite par Madame Périer, sa soeur, p.2

* 30 p.5

* 31 p.7

* 32 p. 31

* 33 p.6

* 34 p.12

* 35 p.5-6

* 36 Roger Caillois, L'homme et le sacré, Paris, 1950, Gallimard

* 37 Louis Marin, Le récit est un piège, Paris, 1978, Editions de Minuit

* 38 Voir en particulier les travaux de Jean Mesnard;

* 39Michel de Certeau, L'hagiographie, Paris, 1995, Encyclopaedia Universalis, p.160-165

* 40 Jean Fontaine, Vie de Saint Martin, Paris, 1967

* 41 Michel de Certeau, L'hagiographie, Paris, 1995, Encyclopaedia Universalis, p.160-165

* 42 Sainte-Beuve, Galerie des grands écrivains français, in Portraits du lundi, 29 mars 1852

* 43 Chateaubriand

* 44 Maurice Barrès, Cahier Pascal, in Mes cahiers






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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo