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Philosophie et Poésie

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par Benoit ROUILLER
UFR de Philosophie, Université de Rennes 1 - Master de Recherche 2006
  

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INTRODUCTION

La poésie, dès lors qu'elle sort de son innocence primitive, à première vue désintéressée et sans grande efficace, entre de plain-pied dans l'art avec Platon. Elle ne se contente plus d'ordonner le monde dans l'espace du mythe, mais s'ouvre à une dimension héroïque où l'homme occupe le premier plan. Le règlement sur les poètes, mené dans les livres III et X de la République, a donc un sens éminemment positif. Au-delà de ses jugements critiques, il fait en sorte que la poésie instruise (païdeia) et ne se contente plus de divertir (païdia) ou d'induire en erreur les plus jeunes sur la nature du bien. À l'inverse de ce qu'elle représente, la poésie pourrait déployer ses mythes à l'horizon des idées ou d'un savoir véritable, fondé en raison. Elle pourrait conduire les hommes vers ce qu'ils ont de meilleur et finalement vers eux-mêmes. Avec Platon, la poésie se voit contrainte à une certaine transparence, à un logos qui l'oriente vers le suprêmement désirable. Elle doit solliciter le courage et fixer le désir. La partie rationnelle de l'âme, le nous s'y meut pour obtenir une souveraineté sur le corps et les affects. Dès lors, la parole des poètes fonctionne comme une méthode, pour ajuster le corps à l'âme. Réglementée ainsi, la poésie peut servir de propédeutique à l'acquisition d'un savoir ou à l'exercice d'un métier, comme celui de guerrier. En règle générale, elle doit valoriser la justice au détriment de l'injustice ou de la démesure. Elle doit favoriser ce qui est d'or dans l'âme pour l'établir dans son lieu propre. Il convient que donc le poète soit lui-même raisonné et conscient de ses capacités à instruire son auditoire. Il doit être conscient d'oeuvrer, par l'intermédiaire des idées, au bien général. C'est à cette condition que la poésie agit comme une tutelle de l'individu qui, balbutiant, tend à se développer. Elle participe alors à la république de l'âme, dans sa dimension individuelle et communautaire, pour le présent ainsi que pour les générations futures. Idéalement, elle contribue à diminuer la partition (xorismòs) entre le monde sensible et les idées.

Cette première acception de la poésie est malheureusement formelle. Selon la terminologie de Nietzsche, elle est « apollinienne ». Elle se confond avec la dialectique et les mathématiques, dont le but est de structurer l'âme. Elle doit essentiellement permettre d'appréhender la nature intelligible du bien. Dans ce nouvel état, guidé par le philosophe, le poète devient un parfait artisan, un imitateur hors pair. Il fixe des modèles et, progressivement, des caractères dépourvus de créativité. Dans l'agencement général des êtres et de leurs fonctions, il ne doit plus s'intercaler d'ombres ou d'images. Le poète ne doit plus s'essayer à d'autres modèles ou tracés. Il procède exclusivement en vue du bien, à partir des idées et de leur connaissance ordonnée. La poésie doit nommer ce qui, dans le monde sensible, appartient au domaine du sensé. Elle doit préserver l'intelligibilité des idées dans leurs manifestations concrètes. Pour ne se livrer à aucune autre interprétation, elle doit être définie aussi précisément que possible, ce que Platon entreprend au livre III de la République. Ce que la poésie renferme ne doit plus surprendre ni étonner. Finalement, tout y est déjà énoncé et l'être y est comme orchestré. Ce qui va par-delà cette « orchestration » en est définitivement proscrit et considéré comme barbare.

Ce qui distingue l'art poétique d'une science ou de la philosophie tient cependant à l'esthétique d'un récit. Celui-ci ne nécessite pas de se référer à des modèles pour être entendu. L'épopée ne représente pas le monde dans sa pleine intelligibilité, ni dans sa bonté. Elle se nourrit et se développe à partir d'éléments sensibles, les mêmes que semble condamner Platon. Sans cette provenance terrestre, elle n'a pas de profondeur. Selon Nietzsche, elle est jeune et innocente, mais sa beauté est superficielle, comme sa logique. Par conséquent, il importe de constituer son objet, plutôt que sa transparence. Il est urgent de nommer plutôt que de reconduire à un modèle d'intelligibilité, l'unité de son objet. Les imitations poétiques doivent êtres compréhensibles dans leur unité d'action, de temps et de lieux. Il faut, comme l'écrit Aristote, « que l'unité de l'imitation résulte de l'unité de l'objet »1(*). Culminant en Grèce dans la tragédie d'Eschyle, l'épopée puis la tragédie doivent instituer plus spécifiquement un monde de souffrance et de déchirement (pathei mathos). Elles doivent enjoindre l'homme à accepter son destin, son rapport affecté au monde. La philosophie qui y prend appui doit s'ancrer dans une même existence dépourvue de toute transcendance.

La Naissance de la tragédie intervient sur ces événements qu'aucun ailleurs ou « arrière monde » n'éclaire. Elle s'oppose par définition à Platon et à la tradition chrétienne qui souhaitent illuminer l'abyme du sensible par la clarté des idées. Démotique, elle demeure fidèle aux forces vives de la physique (physis) et de « la terre » par opposition aux travaux érudits. En s'appropriant la parole des tragiques, Nietzsche affirme la vie jusque dans ses contradictions sensibles, en ce qu'elle permet au vivant de croître et de périr indéfiniment. Il initie aux mystères du corps et de Dionysos, contre la révélation du Christ ou l'annonce d'une vie post-mortem dans le Phédon2(*). Avec les tragiques, Nietzsche admet qu'il puisse y avoir une démesure en l'homme et des débordements ponctuels. L'humanité à laquelle il tend n'en est que mieux canalisée. Le libre cours d'un plus grand nombre de passions, dans la tragédie, met fin en effet à leur déchaînement soudain et disproportionné. Sa réhabilitation de la joute ou du jeu, le temps d'une compétition, sont à ce titre remarquables3(*). Ils subliment le désir de domination et d'appropriation de l'autre.

En rendant son culte à la nature, Nietzsche semble accomplir un tournant dans l'histoire universelle (weltgescichte). Pourtant, selon Heidegger, la conception nietzschéenne de la tragédie rejoint, à son déclin, la pensée initiée par Platon. De Platon à Nietzsche, la vérité est ce qui rend visible (Platon), certain (Descartes) ou possible (Kant) l'étant. Après avoir longuement fait l'instruction de l'étant, la philosophie oublie la « différence ontologique » et la provenance poétique de l'être. La philosophie n`est donc plus en mesure de remédier au nihilisme ambiant, au fait que ce monde ne vale rien. Pour Heidegger, la « volonté de puissance » est le stade ultime d'une appropriation de l'étant en dehors de l'être. Le cours sur Nietzsche, de 1936 - 1937 s'ouvre donc sur un constat d'échec : «  la question fondamentale en tant que fondement proprement dit, en tant qu'interrogation sur l'essence de l'être ne s'est pas déployée en tant que telle dans l'histoire de la philosophie »4(*). La « mort de Dieu » et le nihilisme qui lui est conséquent viennent confirmer cette actuelle « nuit du monde », allant jusqu'à priver l'étant de son « aspect ». Cet événement marque une impossibilité de voir, même en plein jour et à midi. Pour Heidegger, nulle exaltation populaire ou vitaliste n'en conserve le sens. Le monde devient déficitaire et c'est au poète ou à la poésie des débuts qu'il convient de lui jeter un nouveau regard.

Heidegger prête une attention infinie à la question de l'être et à ses voilements successifs. Pour garder cette question ouverte, en temps de détresse, il envisage la poésie et la pensée antérieures à Platon. En effet, la pensée y est encore associée à la parole poétique et au mythe. À sa source, elle apparaît dans une première indétermination qui attend de recevoir un sens. L'être n'y est donc pas encore objectivé : Il y repose dans l'imminence d'une ouverture à la totalité de l'étant qui advient dans le discours philosophique. Le poète maintient l'étant dans une suspension et une retenue qui prépare la fondation d'un monde par le philosophe. Plus proche de nous, Hölderlin nous invite à changer notre rapport à la poésie. Dans sa parole, l'être est comme préservé du monde moderne et de sa pensée techniciste. Heidegger y est à l'écoute d'une parole inouïe qui demande cependant à sortir de son mutisme. Il aide cette parole à émerger d'une sorte de stasis. Il décide d'une nouvelle répartition de la douleur dans le monde, de voies tout juste esquissées.

* 1 Aristote, Poétique, chap. 8, 1451a30, trad. fr. J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1985.

* 2 Platon, Phédon, 107 d, trad. fr. M. Dixsaut, Paris, GF Flammarion, 1991.

* 3 F. Nietzsche, Ecrits posthumes 1870-1873, Cinq préfaces à cinq livres qui n'ont pas été écrits, « La joute chez Homère », OEuvres Philosophiques Complètes, t.1, vol. 2, p. 192.

* 4 M. Heidegger, Nietzsche I, trad. fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971.

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