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Philosophie et Poésie

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par Benoit ROUILLER
UFR de Philosophie, Université de Rennes 1 - Master de Recherche 2006
  

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Benoît Rouiller

PHILOSOPHIE ET POÉSIE

Platon, Nietzsche et Heidegger

Mémoire de Master II

sous la direction de Monsieur Juranville

Président du Jury : Monsieur Cordero

UFR de Philosophie

Université de Rennes I

Septembre 2006

À ma mère.

REMERCIEMENTS

Je tiens tout d'abord à saluer les personnels et les enseignants de l'Université de Genova, où ce travail a débuté. Je tiens également à adresser mes remerciements à Monsieur Juranville, de l'Université de Rennes 1, pour ses exhortations nombreuses à philosopher. Enfin, un grand merci à tous ceux qui, soutenant mon effort, ont permis à ce travail d'aboutir.

INTRODUCTION

La poésie, dès lors qu'elle sort de son innocence primitive, à première vue désintéressée et sans grande efficace, entre de plain-pied dans l'art avec Platon. Elle ne se contente plus d'ordonner le monde dans l'espace du mythe, mais s'ouvre à une dimension héroïque où l'homme occupe le premier plan. Le règlement sur les poètes, mené dans les livres III et X de la République, a donc un sens éminemment positif. Au-delà de ses jugements critiques, il fait en sorte que la poésie instruise (païdeia) et ne se contente plus de divertir (païdia) ou d'induire en erreur les plus jeunes sur la nature du bien. À l'inverse de ce qu'elle représente, la poésie pourrait déployer ses mythes à l'horizon des idées ou d'un savoir véritable, fondé en raison. Elle pourrait conduire les hommes vers ce qu'ils ont de meilleur et finalement vers eux-mêmes. Avec Platon, la poésie se voit contrainte à une certaine transparence, à un logos qui l'oriente vers le suprêmement désirable. Elle doit solliciter le courage et fixer le désir. La partie rationnelle de l'âme, le nous s'y meut pour obtenir une souveraineté sur le corps et les affects. Dès lors, la parole des poètes fonctionne comme une méthode, pour ajuster le corps à l'âme. Réglementée ainsi, la poésie peut servir de propédeutique à l'acquisition d'un savoir ou à l'exercice d'un métier, comme celui de guerrier. En règle générale, elle doit valoriser la justice au détriment de l'injustice ou de la démesure. Elle doit favoriser ce qui est d'or dans l'âme pour l'établir dans son lieu propre. Il convient que donc le poète soit lui-même raisonné et conscient de ses capacités à instruire son auditoire. Il doit être conscient d'oeuvrer, par l'intermédiaire des idées, au bien général. C'est à cette condition que la poésie agit comme une tutelle de l'individu qui, balbutiant, tend à se développer. Elle participe alors à la république de l'âme, dans sa dimension individuelle et communautaire, pour le présent ainsi que pour les générations futures. Idéalement, elle contribue à diminuer la partition (xorismòs) entre le monde sensible et les idées.

Cette première acception de la poésie est malheureusement formelle. Selon la terminologie de Nietzsche, elle est « apollinienne ». Elle se confond avec la dialectique et les mathématiques, dont le but est de structurer l'âme. Elle doit essentiellement permettre d'appréhender la nature intelligible du bien. Dans ce nouvel état, guidé par le philosophe, le poète devient un parfait artisan, un imitateur hors pair. Il fixe des modèles et, progressivement, des caractères dépourvus de créativité. Dans l'agencement général des êtres et de leurs fonctions, il ne doit plus s'intercaler d'ombres ou d'images. Le poète ne doit plus s'essayer à d'autres modèles ou tracés. Il procède exclusivement en vue du bien, à partir des idées et de leur connaissance ordonnée. La poésie doit nommer ce qui, dans le monde sensible, appartient au domaine du sensé. Elle doit préserver l'intelligibilité des idées dans leurs manifestations concrètes. Pour ne se livrer à aucune autre interprétation, elle doit être définie aussi précisément que possible, ce que Platon entreprend au livre III de la République. Ce que la poésie renferme ne doit plus surprendre ni étonner. Finalement, tout y est déjà énoncé et l'être y est comme orchestré. Ce qui va par-delà cette « orchestration » en est définitivement proscrit et considéré comme barbare.

Ce qui distingue l'art poétique d'une science ou de la philosophie tient cependant à l'esthétique d'un récit. Celui-ci ne nécessite pas de se référer à des modèles pour être entendu. L'épopée ne représente pas le monde dans sa pleine intelligibilité, ni dans sa bonté. Elle se nourrit et se développe à partir d'éléments sensibles, les mêmes que semble condamner Platon. Sans cette provenance terrestre, elle n'a pas de profondeur. Selon Nietzsche, elle est jeune et innocente, mais sa beauté est superficielle, comme sa logique. Par conséquent, il importe de constituer son objet, plutôt que sa transparence. Il est urgent de nommer plutôt que de reconduire à un modèle d'intelligibilité, l'unité de son objet. Les imitations poétiques doivent êtres compréhensibles dans leur unité d'action, de temps et de lieux. Il faut, comme l'écrit Aristote, « que l'unité de l'imitation résulte de l'unité de l'objet »1(*). Culminant en Grèce dans la tragédie d'Eschyle, l'épopée puis la tragédie doivent instituer plus spécifiquement un monde de souffrance et de déchirement (pathei mathos). Elles doivent enjoindre l'homme à accepter son destin, son rapport affecté au monde. La philosophie qui y prend appui doit s'ancrer dans une même existence dépourvue de toute transcendance.

La Naissance de la tragédie intervient sur ces événements qu'aucun ailleurs ou « arrière monde » n'éclaire. Elle s'oppose par définition à Platon et à la tradition chrétienne qui souhaitent illuminer l'abyme du sensible par la clarté des idées. Démotique, elle demeure fidèle aux forces vives de la physique (physis) et de « la terre » par opposition aux travaux érudits. En s'appropriant la parole des tragiques, Nietzsche affirme la vie jusque dans ses contradictions sensibles, en ce qu'elle permet au vivant de croître et de périr indéfiniment. Il initie aux mystères du corps et de Dionysos, contre la révélation du Christ ou l'annonce d'une vie post-mortem dans le Phédon2(*). Avec les tragiques, Nietzsche admet qu'il puisse y avoir une démesure en l'homme et des débordements ponctuels. L'humanité à laquelle il tend n'en est que mieux canalisée. Le libre cours d'un plus grand nombre de passions, dans la tragédie, met fin en effet à leur déchaînement soudain et disproportionné. Sa réhabilitation de la joute ou du jeu, le temps d'une compétition, sont à ce titre remarquables3(*). Ils subliment le désir de domination et d'appropriation de l'autre.

En rendant son culte à la nature, Nietzsche semble accomplir un tournant dans l'histoire universelle (weltgescichte). Pourtant, selon Heidegger, la conception nietzschéenne de la tragédie rejoint, à son déclin, la pensée initiée par Platon. De Platon à Nietzsche, la vérité est ce qui rend visible (Platon), certain (Descartes) ou possible (Kant) l'étant. Après avoir longuement fait l'instruction de l'étant, la philosophie oublie la « différence ontologique » et la provenance poétique de l'être. La philosophie n`est donc plus en mesure de remédier au nihilisme ambiant, au fait que ce monde ne vale rien. Pour Heidegger, la « volonté de puissance » est le stade ultime d'une appropriation de l'étant en dehors de l'être. Le cours sur Nietzsche, de 1936 - 1937 s'ouvre donc sur un constat d'échec : «  la question fondamentale en tant que fondement proprement dit, en tant qu'interrogation sur l'essence de l'être ne s'est pas déployée en tant que telle dans l'histoire de la philosophie »4(*). La « mort de Dieu » et le nihilisme qui lui est conséquent viennent confirmer cette actuelle « nuit du monde », allant jusqu'à priver l'étant de son « aspect ». Cet événement marque une impossibilité de voir, même en plein jour et à midi. Pour Heidegger, nulle exaltation populaire ou vitaliste n'en conserve le sens. Le monde devient déficitaire et c'est au poète ou à la poésie des débuts qu'il convient de lui jeter un nouveau regard.

Heidegger prête une attention infinie à la question de l'être et à ses voilements successifs. Pour garder cette question ouverte, en temps de détresse, il envisage la poésie et la pensée antérieures à Platon. En effet, la pensée y est encore associée à la parole poétique et au mythe. À sa source, elle apparaît dans une première indétermination qui attend de recevoir un sens. L'être n'y est donc pas encore objectivé : Il y repose dans l'imminence d'une ouverture à la totalité de l'étant qui advient dans le discours philosophique. Le poète maintient l'étant dans une suspension et une retenue qui prépare la fondation d'un monde par le philosophe. Plus proche de nous, Hölderlin nous invite à changer notre rapport à la poésie. Dans sa parole, l'être est comme préservé du monde moderne et de sa pensée techniciste. Heidegger y est à l'écoute d'une parole inouïe qui demande cependant à sortir de son mutisme. Il aide cette parole à émerger d'une sorte de stasis. Il décide d'une nouvelle répartition de la douleur dans le monde, de voies tout juste esquissées.

PREMIÈRE PARTIE

PLATON ET LES POÈTES

« Démesure, il faut l'éteindre plus encore qu'incendie »

Héraclite, Les présocratiques, B XLIII

1. L'apogée de la poésie

Dans la Grèce antique, la parole des aèdes, des mélopoï «faiseurs de chants» et des rhapsodes a un impact considérable. Ces connaisseurs de mythes, considérés alors comme de véritables savants, voyagent de ville en ville communiquer leurs récits et en instruire les hommes. Une «Culture itinérante« vient à se développer par le biais des ces vers, puis dans l'épopée. Mnémonique, elle se transmet uniquement de manière orale, comme chez les griots d'Afrique. Sans posséder de livres ni de bibliothèques, les poètes sont les garants du savoir. Leur parole est alors déterminante pour l'unité du peuple grec. Elle rassemble les hommes autour des mêmes histoires, des mêmes mythes. Par leurs représentations des dieux, des héros, des démons et des hommes, les poètes communiquent à tous une même identité culturelle. Avant que le paradigme scientifique accomplisse de scission entre le muthos et le logos, le poète permet l'établissement d'un patrimoine culturel commun. Comme le dit W. Jaeger : « La conception du poète comme éducateur fut un principe certain pour les Grecs. Elle conserva toujours pour eux sa validité »5(*). Le poète participe à l'éducation de chacun et chacun se retrouve dans ses poèmes.

L'espace de l'agora où eurent lieu les premières représentations théâtrales, avant que celles-ci ne deviennent plus complexes et qu'elles nécessitent un espace approprié, rappelle cette dimension publique. Les poètes s'y produisent gratuitement, ils sont rétribués au mérite. Quand, par la suite, on joua au théâtre ces représentations, elles conservèrent cet esprit d'ouverture. Le rhapsode, « chanteur » de l'épopée, y entretient cependant un plus large audimat. Il réunit les hommes et fonde le peuple grec dans la cité. Dans la mise en commun et dans le partage des mêmes chants, il entretient non seulement l'imaginaire commun mais l'idée d'une même de normalité. Avec l'apparition des théâtres, un plus grand nombre d'hommes et de femmes peuvent suivre les compositions poétiques, elles-mêmes plus longues et plus complexes dans la scénographie, le nombre et le jeu des acteurs ou dans son récit. Riant avec les comiques et pleurant avec les tragiques, le peuple converge vers la scène (skènè) comme on s'approche d'un feu. Les citoyens s'y regroupent pour y former le corps de la cité, elle-même restreinte. La réunion autour de la scène n'est cependant que provisoire, elle s'apparente à un campement ou une hutte plutôt qu'à une véritable demeure où tous pourraient loger durablement. Cela ne diminue pourtant en rien son attrait et le plaisir au moment du spectacle. Temporairement, il s'établit une cohésion dans la synthèse de tous les présents : citoyens, enfants et esclaves - dont le statut n'avait à Athènes rien de misérable. Autour de la scène, dans l'orchestre (orkèstra), les hommes et les femmes se libèrent des tensions accumulées par un processus cathartique6(*). Ceux qui sont réunis ne forment alors pas un « public » tel qu'on pourrait l'entendre aujourd'hui, c'est-à-dire qu'ils ne se contentent pas d'assister à un spectacle qui leur serait étranger. Ils y entrent par une force du lien social que salue finalement la critique. Le peuple participe pleinement à la trame du récit qui restitue et éclaircit leurs inquiétudes. La poésie y tient lieu de processus cathartique, pour permettre aux hommes de se libérer de leurs passions nocives. Elle est donc aussi et avant tout psychagogique : Elle conduit les âmes vers elles-mêmes. Elle a certes le don d'étonner, d'émouvoir et de provoquer la risée, mais elle soulève aussi toutes les interrogations et les doutes de l'instant où elle se joue.

C'est dans la cité démocratique d'Athènes que la parole du poète arrive à son acmé. Elle y démultiplie alors ses modes d'exposition avec ingéniosité. Ne serait-ce que dans le théâtre, elle déborde très largement ce que nous appelons aujourd'hui « la poésie ». La poésie, dans le sens déjà restreint d'une production artistique7(*), se solidifie dans des sculptures ou des projets architecturaux directement inspirés des mythes. Tout ce qui est artistique à Athènes découle de cette « culture mythique » et antique. Elle répond à un certain nombre d'interrogations propres à l'homme et traite de sujets philosophiques, tels que « la liberté et le destin », « la paix et la guerre » ou « la vie et son au-delà » avec les moyens imagés dont elle dispose. C'est à ce moment que naît la subjectivité. Le poète n'est plus le poète dont l'activité consiste à réciter des vers appris par coeur. Il devient faiseur de chant et redouble désormais son activité mnémonique d'un aspect créatif. Le rhapsode devient l'interprète de la pensée mythique du poète auprès de ses auditeurs8(*). La complexité de son art réside désormais dans une sélection, une composition et dans l'écriture de ses vers. Il lui faut créer et non plus seulement reproduire. Son activité exige de lui qu'il compose désormais son chant, un discours accompagné parfois de musique, de manière à ce qu'il réponde à des exigences esthétiques, éthiques et politiques.

Parallèlement, les sciences, toujours plus nombreuses, poursuivent leur progression. Un discours rationnel gagne de nouveaux domaines. Avec Thucydide, par exemple, l'histoire devient une discipline qui traite scientifiquement de ce qui a eu lieu. Le poète Hérodote racontait bien les coutumes et les moeurs de son temps, mais il intègre à son récit un certain nombre d'éléments personnels ou de généralités. Il ne fait donc pas à proprement parler de récit historique. Sans mener une véritable recherche documentaire ni suivre fidèlement la chronologie des faits, son discours demeure infondé. De même, dans le milieu médical cette fois, Asclépios développe sa science à partir de l'efficacité curative des plantes. Sans avoir l'agrément de la poésie, la science procure une vision plus exacte du monde, de l'homme et de la nature. La science est justifiée en raison par un savoir véritable, non pas seulement par une tradition ou des choix personnels. Elle vient donc progressivement se substituer aux pratiques des poètes. Le rhapsode, en l'occurrence Ion, ne possède qu'une technique particulière (téknè). Il ne peut juger ni des auteurs de poésie qu'il ne pratique pas, ni des autres modèles poétiques. Devant les avancées de la science, la poésie devient le fonds de croyances passées ou de techniques isolées. Elle devient un réservoir à croyances où puise à leur convenance la volonté particulière des artistes.

Dans le prolongement de ces révolutions, tant artistiques que scientifiques, la communauté démocratique d'Athènes (koinè) connaît des bouleversements, suite à sa défaite contre Sparte, en 399. Le trouble agite la cité et Platon écrit alors aux proches de Dion : « De mon côté, je ne conçus aucun étonnement en raison de ma jeunesse ; Je m'imaginais en effet qu'ils les Trente allaient bien sûr administrer la cité de façon à l'amener d'une vie injuste à une condition juste »9(*). Ce régime tombé, succède une époque troublée de règlements de comptes pendant laquelle « beaucoup de choses se produisirent, dont on pourrait s'indigner ». De plus, le régime démocratique qui se met en place l'année suivante n'est pas meilleur. Il se discrédite complètement aux yeux de Platon lorsqu'il décide de condamner Socrate pour impiété : « celle des accusations qui, de toutes, lui convenait le moins ». La situation finit, pour Platon, par être la suivante : « Les lois écrites et les coutumes étaient corrompues et cette corruption avait atteint une importance si étonnante (...) que je finis, en considérant la situation et en voyant que les choses allaient absolument de travers, par être pris de vertige et par être incapable de cesser d'examiner quel moyen ferait un jour se produire une amélioration, aussi bien en ce domaine que - cela va de soi - pour le régime politique dans son ensemble »10(*). Quelques années plus tard, Platon se décide à ouvrir la première grande école de philosophie et à rédiger une constitution pour Athènes. Désormais, il connaît un moyen pour que cessent les dissensions.

Déjà, les dialogues écrits de Platon permettent de diffuser des contenus philosophiques. Ils ont en effet une valeur protreptique et de parénèse : Ils exhortent et encouragent ceux qui s'adonnent à la philosophie. Dans la mesure où ils sont lus et bien écoutés, ils fournissent des enseignements de type socratiques pour pratiquer la vertu11(*). Ils s'adressent principalement aux hommes cultivés ou « honnêtes hommes » (kaloi kagathoi) et témoignent de son engagement personnel pour résoudre les problèmes que rencontre Athènes. Avec l'Académie, le système philosophique de Platon s'ancre plus profondément encore dans la cité, en favorisant une fréquentation assidue et partagée des idées. Dans cette école, un certain nombre de questions attenantes aux préoccupations de l'époque et de la cité étaient probablement débattues12(*). Elles étaient débattues et, dans la mesure du possible, résolues. Un certain nombre de témoignages évoquent aussi une doctrine non écrite de Platon au sujet des « premiers principes »13(*). D'un caractère plus acroamatiques, ces enseignements se seraient adressés prioritairement à ceux qui étaient déjà familiarisés avec les problématiques et les termes techniques en vigueur. On raconte encore que certains citoyens, épris du style et des idées des dialogues de Platon, auraient été désappointés par cette différence de ton. Quoi qu'il en soit, les dialogues écrits et les leçons orales seraient nés d'une même passion pour le savoir.

Les dialogues de Platon, bien qu'ils s'adressent à un plus large public, nécessitent des efforts d'attention et d'écoute, un désir de s'instruire14(*). Comme nous le dit Platon : « Celui qui se figure, dans les caractères d'écritures, avoir laissé après lui une connaissance technique, et celui qui à son tour la recueille avec l'idée que ces caractères produiront un savoir solide et stable, ont sans doute leur compte de naïveté »15(*). Dans Phèdre, la prédiction du roi Ammon témoigne d'une inquiétude pour une connaissance massivement divulguée, vulgarisée et dé substantialisée. Une telle connaissance s'expose à la critique et à tous les contresens. Cependant les papyrus, où le savoir est consigné, donnent lieu à des lectures publiques, puis à une transmission orale par le bouche-à-oreille. Ils permettent de consigner et de transmettre un savoir pour finalement informer et former d'autres citoyens. Bien employés, ils deviennent des auxiliaires indispensables à la pratique de ceux qui souhaitent s'instruire. Les dialogues de Platon, jusqu'à la parution de la République vers 370 avant J-C sont tous orientés vers cet objectif. Théorétiques, ils éclairent le sens de la vertu. Pratiques, ils constituent un chemin de pensée vers une connaissance concrète, dans le domaine de l'agir. La philosophie de Platon définit ainsi, dans la République et dans la continuité de ses recherches, un programme pour élever la cité à son optimum.

Si l'on en croit la tradition, le jeune Platon avait tous les attributs d'une « nature poétique »16(*). Il aurait fréquenté des cercles de peintres et se serait exercé au mélange des couleurs. Il aurait également composé des poésies et aurait été près de donner une tétralogie. Pourtant, sous l'impulsion de Socrate, il se serait finalement rétracté. Jetant ses écrits au feu, il aurait prononcé ces vers : « Viens ici, Ephaistos : Platon à besoin de toi »17(*). Cette anecdote rappelle qu'au moment où écrit Platon, le tout de la forme poétique se mélange au rien de ses émanations. La connivence qui s'établit entre le poète et les citoyens repose sur la satisfaction des désirs de ces derniers. Euripide ne se félicitait-il pas d'avoir porté sur la scène des théâtres la vie de tous18(*) ? Le poète est donc considéré comme un sot par la jeune élite. Socrate, pour sa part, condamne l'insuffisance normative de la poésie. Il la juge incompatible avec une fonction pédagogique. Les modèles qui servent de base à l'activité mimétique éloignent d'une recherche de l'essentiel. Au contraire, la philosophie cherche à définir l'être ou l'origine des apparences. Elle dénonce les apparences de vertu et, dans une recherche de définition, adopte une démarche rationnelle. Intellectuelle, elle n'est cependant pas indifférente, puisqu'elle se refuse de répéter aveuglément et inconsciemment ce qui est déjà donné. À mille lieux des palliatifs distillés, la philosophie suppose une recherche des essences. Pour être « le plus laid de tous les hommes »19(*) selon Nietzsche, Socrate essaye de comprendre quel est le sens des représentations poétiques. À ce niveau, l'opposition de Socrate et des poètes se situe dans le fait que ces derniers laissent impensée l'origine de leur dire poétique. Les poètes adhèrent à une pensée nonchalante. Ils reproduisent des modèles sans êtres sûrs de leur véracité.

Pour Platon, la poésie est saisie d'une contradiction fondamentale. Elle demeure dans une constante opposition entre un dire essentiellement pédagogique - fondé sur la reconnaissance d'un savoir du poète - et un dit effectivement ludique. Il semble y avoir un hiatus entre son propos, traditionnellement pédagogique et son insouciance effective. Désormais, les discours des poètes semblent devoir nier leur sens pédagogique et formateur pour être pleinement poétique. Ainsi, Platon nous dit des vers homériques que : « plus ils sont poétiques, moins il convient de les laisser entendre à des enfants et des hommes, destinés à être libres et à redouter l'esclavage plus encore que la mort »20(*). Cette dichotomie, au sein du dire poétique, conduit le plus souvent à ne privilégier qu'un seul de ses deux aspects. Toute la tradition homérique et épique est donc examinée et même contestée dans l'état où elle se trouve. Elle manque à sa fonction pédagogique, en amont des poèmes et des chants de tel ou tel poète. C'est dans ce sens que Gadamer nous dit : « c'est, en fait, en rupture avec le fondement poétique de la païdeutique attique que le sens pédagogique du philosophé de Platon se développe, comme quelque chose de nouveau et de différent par rapport à la totalité de la tradition »21(*). Le philosopher socratique de Platon s'inscrit en rupture avec un enseignement traditionnel, sacré mais imparfaitement conservé et comme dépourvu de son sens originaire. La poésie, dans la mesure où elle n'est que mimétique, ne peut être bénéfique aux hommes. Répétitive, la mimêsis ne saisit pas l'idée à l'origine du dire poétique. Elle en reste à des manifestations, à des vestiges de sens trop souvent repris, déformés et usés. La source homérique de l'éducation y est tarie.

Après la disparition des tragédiens que furent Eschyle et Sophocle la poésie connaît une crise. Les pièces d'Euripide renouvellent et modifient profondément la forme même de la tragédie. Il n'est pas douteux que la forme expressive (lexis) des poètes, le ton contenu dans leurs mètres, les rythmes et l'harmonie de leurs chants entraînent encore une fascination esthétique. Cependant, les poètes y excellent sans contenus véritables. Ils sacrifient à l'esthétique de leur art, devenu genre littéraire, les exigences de la raison. La lexis des poètes se détourne du rapport gnoséologique qu'elle avait avec les autres hommes. Elle cherche à plaire, non plus à instruire les hommes de ce qui est vraiment. Les propos des poètes sont, en sommes, comme absorbés par leur expression. Il ne convient donc pas de s'y reporter, autrement que pour en apprécier la beauté, juvénile et malheureusement éphémère22(*). Elle relève de l'apparence sensible et non de la réalité qui dure et persiste dans le temps. Elle témoigne de ce qui est passager, de ce qui échappe à toute vérification. Comme le dit Héraclite : « Il ne siérait point d'invoquer encore le témoignage des poètes et des auteurs de mythes sur ce que nous ignorons - comme bon nombre de prédécesseurs et de précurseurs l'ont fait sur maints sujets - en citant, à propos de questions controversées, des autorités sans crédits »23(*). Les poètes, les mythologues et le sensible auquel ils se rapportent ne permettent pas ou plus de sortir de l'ignorance.

Dans son oeuvre, Platon accentue de temps à autre l'aspect poétique. Les mythes y jouent un rôle éminent pour montrer ce que la raison ne peut immédiatement prouver. À la lisière de l'indémontrable, ils viennent non seulement illustrer les idées mais encore les déployer dans une autre forme de discours. Pourtant, l'écriture de Platon est elle-même en dehors de tout genre littéraire. Son esthétique ne repose pas essentiellement dans l'ingéniosité de ses mises en scène, dans la psychologie de ses personnages ou dans le fil de ses discours, souvent aporétiques. Sa beauté véritable lui vient de ses contradictions explicites et de cette extraordinaire capacité à discourir des idées. La République est belle parce qu'elle véhicule un modèle de justice, une méthode pour que l'homme se réalise dans une dimension personnelle et éthique. Le règlement sur les poètes et la poésie y est sévère, mais ce sont les semblants de poésie qui y sont condamnés, non la poésie dans sa réalité, dans sa forme même de « tragédie vraie ». La poésie y trouve respectivement son sens et sa portée, dans et grâce à la philosophie. Platon fait le voeu d'une poésie idéelle, qui puisse léguer aux générations futures un témoignage exemplaire de vie et de constitution.

Pour que la poésie remplisse de sa fonction pédagogique, elle doit désormais être éclairée. C'est la raison pour laquelle Platon entreprend un « règlement sur la poésie »24(*), au livre III, puis au livre X de la République. Lorsqu'il s'interroge sur la poésie, Platon suit le chemin ouvert par Socrate. Le savoir véritable ou connaissance conceptuelle (épistémè), lui apparaît progressivement comme la seule réalité. Distinct des récits poétiques comme du flux de la sensation, le logos constitue le tout de la réalité, l'amont et l'aval du sensible. Il est tout ce que l'on peut véritablement en dire. C'est donc par la philosophie et son logos que la poésie acquiert tout son sens. En tant qu'elle n'est que mimétique, la poésie n'est pas, à proprement parler, réelle. Il faut que l'épopée soit subordonnée au discours vrai, qu'elle ait une portée épistémique et éthique, pour être au mieux de sa forme. Ainsi, aux poètes qui viendraient innocemment se produire dans la cité, Platon ne manque pas d'humour ou d'ironie. Quand un orateur arrive à Athènes pour s'y produire, il faut « le saluer bien bas, comme un être sacré, étonnant, agréable » ; il faut « lui verser de la myrrhe sur la tête » et « le couronner de bandelettes », comme le veut la coutume pour les statues des dieux25(*). Au terme de ce rituel, le poète se veut reconduit en dehors des murs et ce, bien sûr, avant qu'il ait pu s'y produire. Platon se dit pourtant « charmé » au livre X de la République, lorsqu'il entend des vers épiques26(*). L'exclusion des poètes n'est peut-être pas irrévocable. Platon ne promeut pas de pure et simple exclusion de la poésie. La condamnation des poètes et l'ironie dont Platon témoigne, à leur insu, cache un véritable problème.

Dans les Lois, Platon s'adresse aux poètes avec davantage d'égards : « Chers hôtes, nous sommes aussi les auteurs d'une tragédie que nous voulons, dans la mesure de nos forces, la plus belle et la meilleure possible. Toute notre constitution est combinée comme une imitation du genre de vie le plus beau et le meilleur ; et c'est cela, disons-nous, qui est réellement la tragédie vraie. Vous êtes donc des poètes, mais nous aussi le sommes... nous sommes vos rivaux dans ce concours pour produire la plus belle des pièces ; seule la loi vraie est destinée, par nature, à atteindre ce but ».27(*) Rivaux, les philosophes se veulent supérieurs aux poètes. Ils savent en effet ce que la poésie doit être : « une imitation du genre de vie le plus beau et le meilleur ». L'opinion droite du poète, guidée par la philosophie, n'a pas d'autre vocation que celle d'« engendrer la justice »28(*). Quand le poète produit des récits, il doit se montrer utile à la cité tout entière. L'organisation des classes sociales qu'il intègre, au niveau politique, vient alors se superposer aux parties de l'âme : « Il y a dans la cité et dans l'âme des individus des parties correspondantes et égales en nombre »29(*). Le poète constitue une force qui, pour être organisée de manière hiérarchique, est coercitive. Il rend sensible le bien dans une justice de chacun avec lui-même30(*). D'une conception moindre de la justice comme empiètement de soi sur soi, ou comme droit privé de chacun sur autrui - qui, pour Platon, est attenante à la partie inférieure de l'âme - le poète advient à la justice dans l'accord qu'il engendre. À terme, on peut supposer que le poète dénoncerait l'individualisme issu des traités de sophistique, lesquels privilégient la séparation, l'intempérance et la dysharmonie des parties dans le tout, qu'il soit anthropologique ou politique31(*). Il reviendrait au poète de mettre un terme à ce qui est initialement multiple et divisé, l'homme et la cité.

2. Le métier de poète 

Bien que la dissidence soit ancienne entre la poésie et la philosophie32(*), il est temps de réglementer cette dernière et d'accorder un statut de pédagogue au poète. Dans l'Ion, Platon jette sur l'activité des poètes un regard critique somme toute nietzschéen. Il analyse l'activité du rhapsode qu'il qualifie de vaniteuse. Il éclaire d'une lumière blanche et impitoyable la theia moira, cette inspiration divine ou folie désirée par les hommes. Elle fait advenir le poète, non pas comme un être divin, délié de toute contrainte sensible, mais comme un simple exécutant. Au lieu de s'élever, le poète semble n'y semble être qu'un corps. Ses gestes se réduisent à des mouvements de bras et de bouche, ordonnés par un autre qu'il ne connaît pas. Ses récitations et pantomimes le tournent finalement en dérision. Selon Platon, rien n'indique la présence d'un art véritable dont le rhapsode pourrait éventuellement s'enorgueillir. Celui-ci ne fait que réciter, mimer et reprendre maladroitement ce que d'autres faisaient déjà. Ses chants se contentent d'imiter les mythes de ses pères : Homère, Hésiode ou Archiloque. Il n'est que l'ouvrier d'une tradition séculaire dont il méconnaît aussi bien les premières intuitions que la véritable portée. L'enthousiasme poétique est donc reconduit par le philosophe et les récits des poètes, peu véridiques, y sont condamnés.

Dans la République, il semble pourtant que les poètes ont la capacité de reproduire toutes sortes de choses et de situations. Ils mettent en scène des héros, mais aussi la faune et la flore, la terre et le ciel, l'Hadès et toutes les choses qu'ils comprennent33(*). Les poètes reflètent donc l'intégralité du monde dans le miroir de leurs fables. Pourtant, Platon juge qu'ils ne produisent le plus souvent que des apparences, privant les hommes d'imitations véritables. Leurs imitations s'apparentent plutôt à des esquisses ou à des simulacres (eidôlov)34(*), tant du point de l'être que de ce qui semble être. Ces « images d'images », choisies au hasard parmi ce qui est, confondent ainsi les hommes. Elles mêlent des images qui présentent un intérêt à d'autres qui n'en ont que l'apparence. Par deux fois matérialisées, localisées et définitivement abandonnées à la contingence, les imitations des poètes égarent leurs auditeurs. Elles manquent en somme de finalité et d'intelligibilité. L'activité mimétique, pour être aussi étendue, a donc des limites nettes. Elle ne restitue qu'assez maladroitement les choses, compte tenu de leur être véritable, des idées qui sont au coeur de leurs manifestations sensibles. Le discours philosophique se confronte donc à ces "échos" ou "fantômes" pour y substituer un autre discours. Socrate fait judicieusement remarquer que les poètes sont privés du savoir des objets qu'ils imitent : « Crois-tu que si un homme était capable de faire indifféremment et l'objet à imiter et l'image, il choisirait de consacrer son activité à la fabrication des images ? ».35(*) Les poètes méconnaissent, à leur insu et jusque dans la diversité de leurs imitations, les idées qui président à leur activité mimétique. Pour Platon, il est temps qu'un savoir véritable vienne orienter l'action des poètes. Elle doit reposer sur une opinion droite (orthè doxa) et dans un métier utile.

Or, comme le rappelle Platon : « le commencement, en toute chose, est ce qu'il y a de plus important »36(*). Les fables homériques, communiquées aux hommes depuis leur plus tendre enfance, ont une réelle incidence sur l'âme. L'âme, si elle est immortelle, n'en est pas moins fragile et protéiforme. Les « fables homériques » racontées aux enfants forment leurs âmes comme la gymnastique prédispose leurs corps à certaines activités. Elles s'inscrivent comme une empreinte (tupos), de manière "indélébile" et "inébranlable". Elles sont finalement comme une "seconde nature" et fournissent des schémas d'actions quasiment définitifs aux jeunes hommes qui s'en informent37(*). Il importe donc de ne pas dire n'importe quoi, y compris aux jeunes enfants. L'activité mimètique déborde largement le cadre du simple jeu ou de l'amusement. Elle n'appartient pas seulement au genre des biens inoffensifs, agréables pour eux-mêmes et pour la joie qu'ils procurent. Elle est un de ces arts qu'il faut chercher pour leurs bienfaits, au-delà des difficultés qu'ils entraînent. L'art poétique est à l'âme ce que l'art médical est à l'esprit. Ni Homère ni Hésiode ne doivent plus échapper à un examen serré du contenu de leurs poèmes. L'adéquation aux modèles qu'ils proposent peut marquer positivement ou négativement leurs auditeurs. Ils convient donc de s'assurer de la légitimité de leurs propos.

Ce que les poètes imitent se doit d'être instructif, d'avoir une portée gnoséologique. Ils doivent permettre aux hommes de se réaliser, de conserver et d'accroître l'être qui leur revient. L'homme doit y déceler ce qui est divin, afin que son âme s'y convertisse. Ainsi, les représentations des héros ou des dieux, pour être adéquates, doivent se conformer à l'idée la plus juste qu'il est possible d'en avoir. Leur beauté doit avoir pour ascendant la bonté. C'est la raison pour laquelle le poète est blâmé « quand le mensonge est sans beauté »38(*). Les héros peuvent se montrer passionnés, s'ils montrent une véritable offense ou s'ils font preuve de courage. Les dieux peuvent être responsable de ce qui arrive aux hommes, si cela est un bien. Conformément à l'idée de Dieu, le poète doit reconnaître que : « Dieu n'est pas la cause de tout mais la cause du bien »39(*). D'autre part, il doit lui-même admettre ceci : «les dieux ne sont pas des magiciens qui changent de forme, et ils ne nous égarent point par des mensonges, en parole ou en acte »40(*). Bien que contraignantes, ces deux premières règles indiquent déjà, au-delà de la critique, deux formes positives de discours poétique. Elles énoncent des moyens pour que la poésie remédie à ses premiers travers, pour qu'elle informe utilement les hommes.

Il est encore dommageable que les jeunes soient dévalorisés par leurs pédagogues. Le poète en exercice ne semble pas tenir compte de la dimension pragmatique de son art, de ce qu'il a de bon ou de nuisible. Platon ironise donc en trouvant « charmant » le poète qui ne remplit pas la fonction qui lui est traditionnellement dévolue. Ce dernier produit des imitations sans tenir compte de leur portée. Il ne se destine pas aux gardiens, ni ne participe à la culture et à l'épanouissement des âmes des plus jeunes. C'est contre cet état de fait que Platon signale, au livre dix de la République que : « Il est de toute nécessité que l'usager d'une chose soit le plus expérimenté, qu'il informe le fabriquant des qualités et des défauts de son ouvrage et ce, par rapport à l'usage qu'il en fait »41(*). Il revient naturellement aux jeunes gens une part de science, dans les imitations des héros qu'ils s'empressent de faire. L'expérience qu'ils en font témoigne de la connaissance qu'ils en ont42(*). Les jeunes hommes s'identifient à leurs modèles selon des procédures mimétiques. Ils reproduisent leurs modèles avec invention, sans se contenter de la description qu'en a faite le poète. C'est donc au prix d'un sacrifice que le poète doit revenir, selon Platon, à des imitations utiles et bonnes. Le poète doit engendrer des imitations qui soient belles esthétiquement et bonnes éthiquement. En trouvant cet équilibre, il formerait les hommes honnêtes et bons (kaloi kagathoi) auquel il s'adresse.

Le poète doit par conséquent adopter un ton plus rigoureux. Cela signifie qu'il doit parler comme il faut, faire en sorte que ses imitations soient plus agréables, là où elles sont bonnes. Il doit satisfaire les besoins du corps, dans la mesure où ces remèdes conviennent aussi à l'âme. En pratique, il est nécessaire que le poète soit plus modéré, qu'il abandonne la démesure (hybris) caractéristique des tragédies. Il doit restreindre le champs de ses imitations car celui qui se contente d'imiter un homme dans ses traits de fermetés ou de sagesse est nécessairement meilleur que le panégyriste d'Homère, lequel se vante de pouvoir tout imiter. Il agit aussi plus efficacement et plus naturellement. Il n'a pas à avoir honte de lui-même, à la différence de celui qui produit des imitations malsaines43(*). L'orateur capable de tout imiter, en mal comme en bien, est inversement plus médiocre, vantard ou honteux. Il imite tout sans distinguer ce qui est signifiant de ce qui ne l'est pas. En règle générale, plus les imitations mélangent des modèles de valeurs inégales, moins elles sont aptes à communiquer un ethos. Conserver la même harmonie et le même rythme dans l'imitation est, au contraire, le signe d'une constance qui se transmet44(*). Pour produire des imitations mesurées, il convient de rendre sensible ce qui est intelligible, de faire en sorte que le beau coïncide avec le meilleur, non pas avec un tout indifférencié.

Se spécialisant dans certaines imitations, le poète participe à la formation de chacun. Par exemple, il a la possibilité de rendre le corps des chefs plus prudent, de même que ceux qui, en général, délibèrent des affaires publiques45(*). Il peut communiquer du courage aux gardiens et à ceux qui préservent la cité de ses maux. Il peut encore enseigner la tempérance aux artisans et à tous ceux qui sont engagés dans une recherche insatiable de profit46(*). Pour cela, le poète doit lui-même être instruit de ces pratiques. En outre, il doit connaître la vertu pour remédier à leurs manques. Cependant, au moment où écrit Platon, le poète est de ceux qui incitent à la lâcheté ! Il n'exerce de son art que ce qui est flatteur, la partie qui va dans le sens de faux-semblants, de fausses vertus mais vices biens réels. De fait, il engage les autres hommes à abdiquer devant l'effort, à céder devant la tentation et dans la facilité. Cette défaillance du poète apparaît encore dans le rapport aigu que certains héros, comme Achille, entretiennent avec la mort. En la rendant plus terrible qu'elle n'est, tout homme imprégné de ses représentations préfèrera l'esclavage à la lutte.

Comme le rappelle Céphale au livre premier de la République : « Lorsqu'un homme est près de penser à sa mort, craintes et soucis l'assaillent à propos des choses qui, auparavant, ne le troublaient pas »47(*). Ne serait-ce que du point de vue de l'opinion droite, il aurait été préférable qu'Homère s'exprime comme Pindare : « douce à son coeur / et nourrice de ses vieux ans l'accompagne / l'espérance, qui gouverne / l'âme changeante des mortels »48(*). Ce discours est d'autant plus problématique qu'il s'adresse à des jeunes gens et, pour certains, à de futurs gardiens. Leur faire croire des choses terribles sur l'Hadès leur est nuisible. S'ils en viennent à s'effrayer devant le danger, devant la pensée qu'ils puissent mourir, ils vivront nécessairement en lâches, soumis à la tyrannie des passions49(*). En outre, du point de vue de l'être, la mort fait partie intégrante du cycle de la vie. La souffrance vient de l'attachement au corps50(*). Il est absolument faux d'associer l'invisible au rien. Ce genre d'opinions n'engendre que la peur. L'invisible est certes l'Hadès, mais c'est aussi le divin, l'immortel et le sensé51(*). À suivre le mythe, l'âme immortelle retrouve dans l'Hadès ses amitiés défuntes, ainsi que les idées dans une splendeur aux corps insoutenable. Seuls certains gymnosophistes comme il en existe encore en Inde, osent affronter une lumière semblable et, face au soleil, s'aveugler définitivement. Pour Platon, tout honneur véritable consiste à demeurer, de son vivant, aussi près que possible de l'invisible, de ce qui fait sens. Seule l'action sensée, intelligible, déliée de ses attaches corporelles et de ses appétits d'un instant est significative. L'homme a donc la faculté de tempérer son corps, le fleuve de ses passions humaines. Au moment de mourir, celui qui s'est ainsi exercé à vivre n'a pas de peine à se laisser guider. C'est à cette même fréquentation des idées que doit parvenir le poète, lorsqu'il entreprend d'exercer son art. Il convient donc pour Platon d'employer les grands remèdes et d'effacer tout ce qui dans les fables des poètes est irrationnel.

Homère, le premier, se fourvoie lorsqu'il fait commettre au héros de l'Iliade un grand nombre d'exactions. Il y maltraite son rang et ses ascendances divines, ce qui a trait à sa pensée. Achille devrait normalement faire preuve de bravoure, de courage et de résolution dans l'accomplissement de ses travaux. Contre toute attente, il se lamente, il est toujours abattu et comme vaincu à la pensée de son camarade mort au combat52(*). Intempérant, les funérailles de son ami Patrocle sont pour lui l'occasion de commettre une véritable boucherie53(*). entraîné par sa colère, il tue Hector puis traîne son corps inanimé derrière son char54(*). Cupide, il n'accepte enfin de restituer sa dépouille que moyennant une rançon55(*). Démesuré, le héros de l'Iliade se montre donc très en deçà de ce qui est attendu d'un pédagogue. De son côté, Ulysse est un exemple en matière de ruse. Il n'est donc pas le héros qui pourra venir se substituer à Achille en matière de vertu guerrière. Servant de pierre de touche pour les hommes qui se destinent à garder la cité, il faut alors s'attendre à ce que leur éducation, nourrie par l'exemple de ce héros, soit mauvaise. La poésie épique ne leur sera donc pas profitable, ni pour savoir ce qu'il faut faire ni pour savoir ce qui est vraiment. Fonder l'éducation des hommes, la païdeia, sur les seuls vers homériques n'est donc pour l'heure pas viable. Au lieu de revenir, par un mouvement réflexif, à l'idée de ce qui est, les fables des poètes égarent leurs auditeurs dans des simulacres du réel. Ne sachant pas ce qu'il convient de dire ou de taire, elles ne sont finalement qu'un jeu. Ainsi, Platon nous dit avec finesse que : « l'imitation n'est pas une affaire sérieuse ; elle est plutôt une paidìa »56(*).

Le poète a donc une fonction spécifique au sein de la cité. Pour cela, celui qui s'orienterait vers la poésie ne devrait pas se trouver dans une situation indécise, telle que nous pourrions la qualifier de « précaire ». Platon nous dit que : « chacun ne peut bellement n'exercer qu'un seul métier »57(*), ce qui signifie que le champ de ses imitations doit être précisé et non pas laissé au hasard. C'est revaloriser son métier et le reconnaître comme essentiel que de le pérenniser, d'en assurer la continuité par un règlement précis. Ainsi, puisque « le même homme ne peut aussi bien imiter plusieurs choses qu'une seule »58(*), le sens de ses imitations poétiques doit être maintenu, autant qu'il se peut, dans la même direction. C'est parce qu'il occupe une place, distincte du marché, qu'il se doit d'être constant et mesuré. Il ne doit plus, par exemple, vanter les mérites de la pâtisserie attique, ni les charmes des filles de Corinthe. De telles nourritures incitent les hommes à commettre des excès. Dans ses imitations, une gymnastique simple, une musique simple et une cuisine simple doivent être privilégiées, au détriment de techniques plus élaborées. En outre, s'il n'y a pas de plaisirs plus grands que ceux de l'amour charnel, ils seront cadrés par les lois du mariage et de la procréation, ajustés à l'âge des contrevenants et aux saisons.

Avec des auxiliaires et dans la fonction qu'il occupe, dans la meilleure des République possible, le poète doit parvenir à des imitations excellentes. Dans une position essentielle, le poète poursuit deux formes poétiques : Les « hymnes en l'honneur des dieux » et les « éloges de gens de biens »59(*). Loin d'être une brimade supplémentaire, ces deux formes précisent la nature de la fonction du poète, au sein de la païdeutique athénienne. Le poète n'est plus un marginal qui erre dans les faubourgs (ou le dème) mais un membre de la cité à part entière. Il intègre la cité et, dans le même temps, Platon prévoit de lui adjoindre un « magistrat » et un « gardien ». Les charges de ces derniers seraient de veiller à l'authenticité et au respect de ces formes poétique. Le poète serait ainsi en accord avec les lois écrites et conventionnelles de la cité, de même qu'avec les lois orales et les moeurs. Le magistrat et le gardien définissent les meilleures formes poétiques et veillent à leur application. Avec ses deux auxiliaires, le poète s'incorpore à la cité dont il participe à l'accomplissement. Dans une dimension non plus sociale mais religieuse, le poète se fait alors le porte-parole de la divinité protectrice des lieux.

Platon suggère alors de choisir les poètes pour leur action personnelle et altruiste. Sans cet aspect citoyen, le poète ne sera pas vraiment poète dans la cité : « Ils les poètes auront bon posséder le génie poétique excellemment, de même que le don des muses, on ne les prendra pas s'ils n'ont jamais accompli une action d'éclat »60(*). Seuls les meilleurs, selon les points de vue artistique, politique et éthique sont retenus. Leur « éclat » doit donc aussi venir d'une action de bien, d'un engagement personnel. Cette bonne action assure concrètement la valeur et les honneurs dus au poète au sein de la pédagogie athénienne. Ainsi, le poète doit parler en son nom propre, d'un style indirect qui ne lui permette pas de se travestir derrière ses personnages61(*). Il exige de ne pas se désolidariser d'avec ce qu'il dit, de ne pas se travestir constamment comme Homère aux fils de l'Iliade et de l'Odyssée. La simple narration (diégèsis), présente dans les dithyrambes et les hommages envers les dieux est donc le remède qui s'impose aux poètes. L'idéal serait, bien sûr, qu'ils alternent le simple récit à l'imitation dramaturgique. La forme mixte est sans conteste la meilleure car le poète, ainsi que les autres êtres y parlent tour à tour en leur nom propre. Cependant, les poètes ne parviennent pas à s'approprier les personnages qu'ils mettent en scène, généralement des hommes ou des héros aux ascendances divines. Oublieuse de l'autre comme d'eux-mêmes, mieux vaut que la narration des poètes reste simple.

Le poète qui pourrait répondre à cette double exigence poïétique et de pratique est peut-être Sophocle. Platon était plus jeune que lui et il ne l'a sans doute jamais connu personnellement. Pourtant, dans le passage où est nommé le poète62(*), Platon en loue la modération, le choix pour une vie équilibrée ainsi que pour une praxis raisonnée à l'écart des passions. Il est notable que la position de Sophocle soit différente de celle d'Eschyle, condamné par Platon pour son impiété. De même, contrairement à Euripide, il ne fait pas l'éloge de la tyrannie. Il se garde donc de confondre la liberté et l'esclavage, la justice et l'injustice ou le bonheur et le malheur. À la différence des autres grands tragédiens, il semble qu'il y ait une convergence de points de vue entre Platon et Sophocle. Dans leurs oeuvres respectives, la tyrannie y est dénoncée comme un régime défiant les lois les plus fondamentales. Dans Antigone, le poète s'oppose au vouloir mortifère du tyran, Créon. Ubripolis, ce dernier ordonne de ne pas enterrer le corps de Polynice. Derrière une raison d'état (Polynice a levé une armée contre Thèbes), Créon entreprend de commander aux dieux. Il s'oppose au commandement qui exige d'enterrer les morts. Antigone porte donc à elle seule la défense d'un droit aussi fragile qu'essentiel. Callipolis, elle rend cette sépulture et rétablit le droit à Thèbes. Il revient à Sophocle la palme du meilleur poète.

3. Le poète dans l'allégorie

L'importance donnée à la poésie conduit Platon à interroger le mythe. En effet, il arrive au mythe d'être vraisemblable même s'il n'est pas tout à fait véridique et vérifiable. Il contient une part de vérité qui, pour l'heure, est enchâssée dans une multitude de mensonges63(*). Il n'est vrai que par hasard, de manière accidentelle et seconde. C'est la raison pour laquelle le mythe n'est pas immédiatement apte à instruire les hommes. Il les nourrit de fantasmagories qui s'opposent aux vertus de courage, de tempérance ou de respect des lois attendues dans la cité. En ce sens, il est juste de dire que les mythes sont comme des « contes, affabulations, et superstitions populaires destinées à bercer l'enfant qui sommeille en chacun de nous »64(*). C'est l'opinion du mathématicien Couturat qui exclut de la philosophie platonicienne tout ce qui a peu ou prou trait au mythe. Il ne faudrait alors retenir de Platon que la théorie des idées. Il faudrait penser Platon contre Platon, dire en quoi nous ne sommes pas platoniciens lorsque Platon a lui-même recours aux mythes. Toutes les fables ne serviraient qu'à bercer les enfants et à les tromper sur la véritable nature des choses. Les fables et récits des poètes seraient fondamentalement nuisibles.

En effet, dans Phèdre, Platon prend ses distances vis-à-vis du mythe. Il n'adhère pas à la sagesse populaire qui se satisfait d'images. De même, Anaxagore voit dans le mythe des causes physiques, mais cela est insuffisant pour le rendre intelligible65(*). En outre, le discours mythique comporte une trop grande diversité de noms et d'essences. Il faudrait alors disposer d'un temps infini, pour rendre compte de cette « multitude de créatures inconcevables et monstrueuses »66(*), ce dont Socrate ne dispose pas. Socrate ne peut examiner tous les mythes et reporter sa recherche de soi. Cependant, les enjeux de la République nuancent ce propos. Les meilleures conditions pour sortir de ses troubles Athènes doivent être réunies. Bien que Platon ne le dise pas dans ces termes, Socrate n'a pas été capable de relever tous les citoyens d'Athènes de leur condition. Platon explique bien comment Socrate a rompu, à lui seul, les chaînes de son enfermement. Cependant les autres hommes, à son appel, sont restés indifférents. En outre, la poésie est toujours utile aux mères, ou aux nourrices qui ont la charge de jeunes enfants : Elle dessert les enfants qui viennent chercher, en elle, des modèles véritables d'actions justes qui répondent à leur désir le plus légitime et qui les accompagnent jusqu'à l'âge adulte. Elle devient ainsi l'auxiliaire indispensable de la fonction qu'ils occupent. Ce sont autant de raisons pour lesquelles Platon examine la vocation pédagogique du mythe, sa capacité à fournir des modèles dans un programme éducatif. Dès le livre II de la République, Platon relève certaines fables utiles à la constitution. Ce ne peut être seulement des affabulations.

Dans l'exercice de leur fonction, les mythes ont une valeur allégorique. Si le terme d'allégorie n'est pas présent chez Platon, le terme d'huponoia en a la signification. C'est un substantif du verbe huponoein, lequel signifie « soupçonner, suspecter ». Le nom d'uponomos signifie pour sa part « ce qui est creusé, miné ». Il désigne ce qui est recouvert de terre, ce qui est comme caché par autre chose. Il suppose une réalité tout à fait intelligible derrière la superficialité du mythe. Il émet l'hypothèse que quelque chose de signifiant se cache derrière la fable. L'allégorie s'exprime dans un vocabulaire mythique, mais elle montre aussi ce qui se cache à l'endroit même du mythe. On songe alors à Aristote, à cette « tradition divine » recouverte d'histoires en tout genre, qui cependant aurait conservé toute sa véracité. Dépouillée de ses artifices, elle parviendrait encore à dire que « toutes les substances premières sont divines »67(*). Par l'emploi du terme d'huponoia, Platon signifie que ce qui est recouvert est ainsi préservé. Il garde donc toute son importance. Or, le mythe ne peut être absolument intelligible à l'enfant qui, de lui-même, ne peut établir de limite précise entre ce qui a du sens et ce qui n'en a pas68(*). Il ne voit pas ce qui est essentiel et allégorique dans le mythe. Il ignore, tout comme le poète, la nature du bien, du beau ou du juste. Il revient donc au philosophe de consacrer les mythes qui, chez les poètes, relèvent de ces idées.

Il existe des discours mythiques, anodins ou plus vraisemblablement trompeurs (logoï pseudeis) et des allégories (huponoia) capables d'enseigner la vertu. Cependant, dans les récits des poètes, les discours significatifs se mêlent le plus souvent aux discours mensongers. Il faut par conséquent les distinguer, ce qui peut se faire en trois temps69(*). Premièrement : L'allégorie décrit un état et non une histoire ou une réalité d'ordre physique. Elle est figée dans une situation où il ne se passe rien. Elle s'apparente à un tableau et ne connaît aucune progression, aucun dynamisme. Elle se contente au contraire de décrire un état persistant qui est comme figé dans un présent intemporel. Le deuxième point qui permet de distinguer l'allégorie du mythe, quantitativement supérieur mais de qualité moindre, est que l'allégorie considère ses personnages comme des types. Ce sont des profils, des caractères et non des acteurs dramatiques. Son discours est donc « purement imaginaire et presque aussi schématique qu'une figure de géométrie »70(*). Elle produit un drame dont les personnages s'effacent aisément au profit d'un sens plus général. Ainsi, Achille doit-il être représenté en vérité, de manière à acquérir plus de réalité. Il doit se montrer brave guerrier, digne de son ascendance à la déesse Thétis. Troisièmement, l'allégorie est explicite. Elle existe sous une forme imagée mais sa forme véritable, en retrait, y apparaît clairement. En d'autres termes, elle fournit toutes les clés nécessaires à l'interprétation de son fonds mythique et, à l'inverse des autres fables, elle ne prête pas le flanc à des discours de toutes sortes, notamment impies. De même qu'un symbole, l'allégorie est explicite et univoque. Suffisamment claire pour ne pas entraîner de confusion chez ses auditeurs, l'allégorie peut donc intégrer un discours pédagogique. Elle est accessible à tous comme une parabole de La Bible et instructive comme une fable de La Fontaine.

Cette simplicité symbolique se retrouve avec force au début du livre VII, lorsque Socrate dresse le constat de la condition humaine. Celle-ci est double et dépend de l'instruction ou de l'ignorance de l'homme71(*). Pour rendre son discours plus compréhensible, Socrate enjoint son interlocuteur à se représenter les hommes au fond d'une demeure souterraine, voûtée, « en forme de caverne »72(*). L'homme y est enchaîné depuis son enfance73(*) ce qui revient à dire qu'il est, de son point de vue du moins, enchaîné depuis toujours. Il n'en est libéré que plus tard, à la fin de ce premier tableau, par l'intervention d'un autre homme dont on ne sait presque rien. Le mythe est cependant largement explicité par Socrate qui en donne les clés peu après74(*). Glaucon est ainsi autorisé, voire tout à fait exhorté à le comprendre. Dès les premières lignes, le cadre est posé avec tous ses éléments : la route, le muret, le feu et, au fond, face à une paroi des hommes anonymes. Ces derniers sont empêchés de voir par des chaînes qui leur maintiennent le cou. Enchaînés, ils regardent droit devant eux sans même se reconnaître. Un jeu d'ombres projetées sur la paroi vient cependant les distraire et, apparemment, légitimer leur enfermement par le plaisir qu'ils y prennent. Grâce à l'habitude qu'ils ont acquise de l'obscurité, ils fondent leur honneur à reconnaître ces ombres.75(*) Au-dehors, des hommes libres et indifférents passent leur chemin. Il convient cependant d'appeler marionnettistes ou poètes ceux qui manipulent des objets à l'effigie d'hommes et d'animaux. Ils projettent d'en reproduire les « merveilles » sur les parois de la caverne. Excepté un feu au loin qui éclaire faiblement la scène, il semble que nulle lumière n'éclaire les prisonniers. L'alternance naturelle des astres solaires et lunaires ne vient donc pas rythmer leurs jours et, par conséquent, leur donner la conscience du temps qui s'écoule.

Dans un tel isolement, il est vraisemblable que ces prisonniers ne parviennent jamais à se défaire eux-mêmes de leurs chaînes. Socrate émet alors l'hypothèse « qu'on les délivre de leurs chaînes » et, ce qui revient au même, « qu'on les guérisse de leur ignorance »76(*). L'une appartient à l'ordre du mythe et de l'image quand l'autre relève plus spécifiquement de l'allégorie et du sens. Dans le cadre du mythe, les montreurs de marionnettes supervisent l'enfermement des hommes. Ils les distraient en projetant des ombres grâce à un feu et des objets fabriqués. Ils maintiennent l'homme enchaîné au moyen d'artifices qui, pour être composés de plusieurs matières, n'imitent toujours que des corps. Ils ne reproduisent de l'existence humaine que des corps et des voix désolidarisés. Par ce jeu, l'homme s'habitue à la captivité. Il prend plaisir à son ignorance et fait de son existence particulière la norme de toute existence, sensible et intelligible. Il n'y a que les marionnettistes qui semblent, pour leur part, épargnés. Surélevés et abrités, ils se cachent. Ils pensent ainsi obtenir des biens que la vertu leur imposerait autrement, comme: « une route longue, rocailleuse et montante »77(*). Par des sacrifices, ils se pensent se laver des crimes qu'ils ont accomplis78(*). Cependant, il est improbable qu'ils passent inaperçus à la vue des esprits déliés et des dieux dont ils ne sont que les medium. Il est douteux en effet qu'ils puissent solliciter l'aide des dieux qu'ils n'arrivent pas à se représenter. Héraclite dit à leur sujet qu'ils : « adressent leurs prières à ces statues comme quelqu'un qui ferait conversation avec des murs, ne connaissant pas la nature des dieux et des héros »79(*). Leurs prières et leurs voeux d'absolutions sont donc vains et leur injustice dévoilée. En outre, les hommes les plus à plaindre sont ceux qui commentent l'injustice. Elle ne les rend pas heureux mais vils, au regard des autres hommes et au leur comme à celui de la divinité.

L'analyse du pronom impersonnel sujet que Platon utilise pour indiquer celui ou ceux qui viendraient délivrer les hommes de leur ignorance pose alors une énigme : À qui fait-il référence ? Il englobe tout d'abord les fondateurs de la République, les philosophes de l'Académie80(*). Ils ont reçu la meilleure instruction qui soit en apprenant à connaître les idées du bien, du beau et du juste. C'est la raison pour laquelle ils doivent partager les travaux et les honneurs des hommes81(*), quitter leur état de béatitude et oeuvrer pour le bien commun. Si le mythe est un moyen pour se représenter la nature humaine dans toute la misère de son ignorance, l'allégorie sert ici à faire émerger une autre voie. De ce tableau mythique vient la figure du philosophe qui, dans le récit allégorique, libère les hommes de leur ignorance. Il peut les détourner des ombres en leur donnant une éducation. Ce n'est donc pas une illusion de plus, projetée dans l'âme comme une ombre dans la caverne qui aurait pour fin de le détourner de lui-même. L'éducation philosophique se distingue de l'éducation sophistique car elle ne produit rien d'étranger à l'homme qu'elle éduque. Aucune dotation supplémentaire ne vient remédier à la dite imperfection de sa nature82(*). De même, elle se distingue de l'éducation poétique car elle n'utilise pas d'artefacts, elle n'inculque rien de nouveau et rien dont l'homme est dépendant. Ce n'est pas plus une information qui viendrait former, au sens strict, l'âme du prisonnier. Elle vise seulement à montrer l'homme tel qu'il est réellement. Ce n'est pas tant une connaissance qu'une méthode pour que l'homme réussisse à combler l'écart qui le sépare de sa vraie nature.83(*) Le philosophe descend dans la caverne pour que le prisonnier se voit tel qu'il est, tel un homme. L'homme est désormais capable de se tenir debout, de marcher et de monter une pente abrupte.

Le philosophe invite chaque homme à suivre Socrate et l'inscription portée sur le temple d'Apollon à Delphes : « connais-toi toi-même »84(*). Il ne lui appartient pas de donner lui-même naissance à de beaux discours. Son savoir se rapproche du savoir-faire maïeutique dans la mesure où il aide les autres à enfanter et de ce qu'ils ont de meilleur85(*). Cependant, cet art est inhabituel, il engendre même de la souffrance. Il semble en effet que pour accoucher du meilleur de soi-même, il faille avoir la force pour expédient. En effet, il est écrit qu'il est nécessaire de « dresser immédiatement » les hommes à une posture plus digne. Il faut aussi leur faire « tourner le cou, marcher et lever les yeux vers la lumière »86(*) vers la source de lumière qui n'était pas immédiatement présente à leurs regards. Ces premiers gestes engendrent une souffrance du corps. Cependant, celle-ci est d'autant plus saisissante que l'homme a été maintenu au sol et dans une même position face aux parois de la caverne. Dans un deuxième temps, les questions auxquelles il doit répondre le jettent dans le trouble et l'embarras87(*). Elles semblent lui faire l'effet de la torpille et, probablement, l'ankylosent. Elles ont pour but de révéler son ignorance, lui qui ne connaît que les ombres. Elles en appellent à la nécessité de se tourner vers une autre connaissance, vers l'âme et ce qui est divin en lui-même. Dans un troisième temps, il s'engage sur un chemin « rude et escarpée »88(*). Vertueux et abrupt, il est la condition de sa libération effective. Sans l'abandonner ni même le lâcher un seul instant le philosophe permet à l'homme de se rapprocher du soleil et de la connaissance véritable. Dans un quatrième temps, un dernier effort permet à l'homme de se découvrir et de se voir dans la pleine lumière. Il voit les astres et découvre enfin, non sans être d'abord aveuglé la source de toute la lumière et de toute connaissance. Cette dernière vision est une connaissance de toute chose y compris des objets fabriqués et des ombres projetées jusque dans les esprits de ses compagnons d'infortune89(*).

À la fin de ce chemin de douleur, l'homme arrive lui-même à la connaissance, laquelle est symbolisée par la lumière dans l'allégorie. Il peut donc en conclure que, dans la caverne, l'ignorance est due à l'obscurité. Il y apporte un autre éclairage, naturel cette fois, sur la nature des ombres. Comme le dit très bien Heidegger : « Le mythe raconte une histoire et n'est pas seulement la description des séjours et conditions de l'homme dans la caverne et en dehors d'elle »90(*). La signification du mythe raconte un double mouvement d'ascension vers la lumière (anabase) et de descente dans l'obscurité (katabase). Cassirer signale à ce titre que c'est là le propre d'une pensée mythique de reconnaître en chaque jour une authentique genèse et un véritable déclin du monde. Le monde naît et périt à l'âge mythique, dans l'opposition du jour et de la nuit. La création du monde est corrélative au lever du jour vécu chaque matin à l'aurore91(*), de même que sa fin s'apparente à l'obscurité du soir au crépuscule. Il décèle ainsi une trace de pensée mythique chez Héraclite lorsqu'il dit : « Le soleil, non seulement, est nouveau chaque jour, mais sans cesse nouveau continûment »92(*). Cette alternance du jour et de la nuit rend primitivement compte de la temporalité. Le passage de l'ombre à la lumière introduit encore l'espace : Les points cardinaux est ouest sont les lieux abstraits d'où vient et où périt la lumière du jour. La lumière symbolise l'assistance du ciel et des dieux, laquelle ne peut se faire que de jour et non dans la pénombre d'une grotte.

Cependant, la venue du philosophe n'interrompt l'éternité de la scène que pour un seul homme. En outre, cet homme est mort pour libérer ses codétenus. La mort du prisonnier ou, plus précisément, son assassinat fait donc encore défaut à l'intelligibilité du tout. Le chemin parcouru ne semble effectivement mener nulle part et les hommes ainsi libérés de manière isolée seraient destinés à mourir parmi des ignorants. Ici, Platon ne s'adresse donc pas seulement aux meilleurs des hommes, c'est-à-dire aux philosophes, mais encore à tous les hommes, y compris les poètes. Les poètes doivent participer au bien commun, dans la mesure où ils ont été instruits de leur fonction effective par les philosophes. Par l'examen de leurs mythes, les poètes ont désormais la capacité de mettre à la disposition du plus grand nombre un savoir utile à tous. Ils peuvent non seulement instruire une poignée d'hommes mais relever tous les autres, conformément au souhait de Socrate93(*). Les philosophes se destinent à être à la tête de l'Etat. Ils doivent s'astreindre à y occuper, tour à tour, des postes de gouvernants, en vue du bien commun uniquement94(*). Or, ceci n'est justifié que pour éviter la corruption de quelques-uns qui viendrait nuire à tous. L'enrichissement des dirigeants qui, faisant mine d'occuper convenablement les affaires publiques, pillent l'état, est condamnable. Sur ce point, Platon se serait opposé à l'expédition des Grecs contre Troie, laquelle n'engageait que les familles royales d'Hélène et de Pâris et non le peuple tout entier. De manière similaire, de mauvais gardiens favorisent l'injustice dans la cité. Il est donc essentiel de faire leur éducation pour qu'ils veillent au bien commun, à ce que l'injustice ne s'introduise pas dans la cité95(*). Ils doivent se nourrir de modèles exceptionnels, ceux des poètes qui ont été retenus.

C'est dans une perspective hautement républicaine et démocratique qu'il faut donc lire Platon. La république à construire ne s'adresse pas à une élite qui, convenablement instruite, maintiendrait le peuple dans la plus grande ignorance. Bien que Platon condamne ouvertement les excès de la démocratie pour cette recherche effrénée de liberté qui la caractérise, il n'adhère pas pour autant à la tyrannie. Les interprétations marxistes de Platon se méprennent ici. À la fin du livre III, l'or symbolise une sagesse vivante et une vertu en acte, c'est-à-dire une valeur chez celui s'y adonne et qui y parvient96(*). Ce n'est ni une référence à une pureté de race, ni une manière d'instaurer des classes sociales. Ce n'est que de manière seconde et conditionnée que des personnes sont promues aux taches les plus importantes. Les hommes gouvernés par ceux qui, du point théorétique, connaissent le bien et qui, du point de vue pratique, le réalisent ont toutes les chances de s'élever. La difficulté consiste seulement à découvrir ce en quoi excelle chaque individu pour ne pas le placer à une fonction qui ne lui conviendrait pas97(*). La valeur de chacun est donc représentée par un métal, en fonction de sa capacité à occuper une fonction bien précise. La métaphore que Platon utilise (à l'origine, une fable phénicienne) met à rude épreuve le mythe. Il est significatif que le gardien soit plus éprouvé que l'or. L'essentiel est ici que le mythe, comme le gardien, révèlent leur vraie forme98(*). La tache des éducateurs est d'instruire et de mettre à l'épreuve les personnes pour révéler de quoi ils sont faits - comme l'airain, le fer, l'argent ou l'or en ce qui concerne les métaux. Il faut dès l'enfance libérer les hommes de ces mauvaises habitudes, celles qui les empêchent de s'élever, comme s'ils étaient faits de plomb99(*). Les hommes ne seront pas évalués en fonction des métaux dont ils sont faits, ce qui serait absurde. Ils seront jugés en fonction de leurs aptitudes réelles, selon leur souvenir des enseignements, leur constance dans l'effort, leur résistance aux charmes et leur dévouement. Il est admis d'ordinaire que les enfants héritent de la valeur de leurs parents par l'éducation qu'ils en reçoivent. Pourtant, l'attention portée à ce que chacun est sa place nécessite la vigilance constante du magistrat100(*). Si l'on file la métaphore, il arrive qu'un métal moins noble apparaisse dans un groupe de métaux où il n'a pas lieu d'être. La lignée n'est donc pas un critère satisfaisant pour déterminer la valeur d'un homme. Le poète ne s'apparente donc pas à un chercheur d'or dont Héraclite nous dit qu'ils : « renversent beaucoup de terre et trouvent peu »101(*). Il va, comme un plongeur de Délos, chercher la préciosité de chacun et, le plus tôt possible, déterminer ce en quoi il excelle.

En guise de conclusion, la poésie a pour fin d'instruire l'homme et de le développer dans le sens qui lui convient le mieux. La géographie du corps renvoie chez Platon à une tripartition de l'âme. La tête est le siège de la pensée et de l'âme immortelle ; Le diaphragme et le cou relèvent de la partie mortelle, lâche ou, au contraire, courageuse et offensée ; Enfin, le thorax témoigne encore de la partie mortelle mais désirante cette fois. Les représentations des poètes se posent en modèle pour élever les hommes, leurs âmes comme leurs corps y sont travaillés par des protocoles, des régimes et des exercices. Dans le Cratyle, Platon nous dit que l'homme est capable de se remémorer102(*). Il se rapproche d'autant plus de ce qu'il a d'essentiel qu'il contemple les idées que son âme a vu avant de s'incarner. L'homme est lui-même lorsqu'il se remémore ces idées. Pour le héros comme pour le gardien, le corps (soma) est le lieu de résidence, le signe de cette âme qui l'habite103(*). Luc Brisson rappelle cependant que, pour être au principe de l'intelligibilité, l'âme ne peut rendre compte de tout104(*). Une part non négligeable de ce qui est reste dans l'ombre. Le corps demeure ainsi un espace chargé de mystère qu'il serait présomptueux d'éclairer tout à fait, jusque dans ses méandres sensibles et désirants. Il se soustrait à la pleine intelligibilité de l'âme, elle-même ancrée dans la sensibilité et dans l'épaisseur de ses troubles. Un équilibre doit alors se faire et instaurer une harmonie entre ces différentes parties.

Chez Homère, l'épopée ne se donne pas pour fin la pleine intelligibilité de ses histoires. De même, les premières tragédies ne donnent pas un sens proprement humain à ce qui advient. Elles dévoilent au contraire des forces organiques que nulle raison ne peut tout à fait éluder, devant lesquelles nul esprit ne peut briller. Il n'existe pas de mot exact pour dire « le corps » chez Homère, il y est plutôt comme un « champ corporel ». À l'inverse des dieux, les hommes et les héros ne peuvent véritablement se soustraire au cours de la nature. Instable, leur corps est sans cesse croissant et décroissant. Pour Platon au contraire, les chants des poètes doivent se tenir à ce que l'âme a d'ascendances divines, d'immortel. Ce primat fait force de loi pour les poètes et la poésie. Le poète doit faire l'apologie du corps signifiant et pleinement réel, comme l'est la meilleure partie de son âme. Il doit rendre les idées transparentes. La place du corps n'y est donc essentielle que si une âme l'éclaire de son intelligence. Ses postures et ses attitudes sont des procédés scéniques pour révéler sa vraie nature, intelligible. Ainsi, Achille restitue le corps du défunt Hector et, par ce geste, sauve son honneur. Dans OEdipe a Colone, Sophocle relate comment OEdipe, au seuil de la mort, trouve refuge dans la divinité, chez Thésée. Il disparaît alors sans subir la disgrâce de mourir. Dans Antigone, le corps de Polynice est le lieu de l'emprisonnement de l'âme, enfermée dans l'attente d'une sépulture. L'héroïne l'en délivre par ses gestes de pudeur adressés à la divinité. Le corps est conçu comme un tabernacle de l'âme à laquelle reviennent tous les égards.

Avec Platon, la poésie doit instruire les jeunes de ce qu'ils ont de meilleur et non plus les en écarter. Dans sa fonction pédagogique, elle doit être positive, pour autrui. C'est la raison pour laquelle le mythe est perçu à l'horizon de l'idée. Psychagogique, la poésie guide les âmes par des représentations mythiques agréables, en direction des idées les meilleures. Par un choix de ses formes poétiques, elle représente aussi fidèlement que possible des hommes bons. Elle permet ainsi aux jeunes hommes de disposer de leurs facultés de manière hiérarchique, conformément à ses modèles. Elle y dévoile enfin les qualités de chacun, que chacun doit apprendre à se reconnaître. À la différence du philosophe, le poète procède comme un artisan, à partir d'une connaissance jugée utile par le philosophe. Son devoir consiste à suivre le canon esthétique qui lui est prescrit. Les autres représentations qui viendraient s'y intercaler en sont définitivement proscrites. Ce que la poésie montre ne doit ni surprendre, ni détourner le gardien potentiel. Tout y est énoncé et comme « orchestré » par la connaissance de l'être qu'a le philosophe.

DEUXIÈME PARTIE

LA PHILOSOPHIE TRAGIQUE DE NIETZSCHE

« Aussi longtemps que nous n'aurons pas de réponse à la question :

Qu'est ce que le dionysiaque ?

Nous resterons, avant comme après, totalement inconnus et irreprésentables... »

Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, « Essai d'Autocritique »

1. L'alliance fraternelle d'Apollon à Dionysos

Dans La Naissance de la Tragédie (Die Geburt der Tragödie) écrite en 1872, Nietzsche fonde l'esthétique moderne sur deux polarités distinctes : Apollon et Dionysos. Selon lui, Socrate a substitué le visage de la pensée au discours mythique et Olympien. Il a occulté l'origine sensible de la tragédie en la soumettant au discours rationnel. Pour celui qui voudrait s'enquérir de la poésie grecque, indépendamment de ses légitimations postérieures, il faut remonter son cours jusqu'à Eschyle ou Homère. Dans cette poésie native, il apparaît que la raison et le mythe se justifient l'un l'autre. Nietzsche, philologue de formation, nous dit : « Nous aurons fait un grand pas en ce qui concerne la science esthétique quand nous serons arrivés non seulement à la compréhension logique, mais encore à la certitude immédiate de l'intuition que l'évolution de l'art est liée à la dualité de l'apollinien et du dionysiaque... »105(*). Une « certitude immédiate de l'intuition » est à même de comprendre la « science esthétique », le rapport sensible de l'homme au monde. L'intuition que les idées de bien, de beau ou de juste sont présentes fait défaut. C'est donc au domaine de l'art et en particulier au théâtre qu'il convient de sublimer son état, de dépasser ses conditions de vie difficiles. Le temps d'une représentation, il est accordé à l'homme un répit, de même qu'une assise. Avant même que la majorité des Grecs n'apprennent à argumenter, ils avaient appris à vivre. Par un sens aigu de la beauté, ils donnaient un sens à leurs expériences passées, présentes et futures, ils acquéraient une dimension métaphysique qui leur faisait défaut autrement. Avec Wagner, Nietzsche partage une même vision de l'art, dont la caractéristique générale est d'être « la tâche la plus haute » et l'« activité proprement métaphysique »106(*) de l'homme. Nietzsche introduit les schèmes de l'apollinien et du dionysiaque pour élucider ce qui lie les Hellènes à l'art. Les premiers, ils ont souhaité pérenniser leur être au monde.

L'« Essai d'autocritique » qui remplace, dans la seconde édition, l'adresse à Richard Wagner rapproche la genèse de ce livre à la guerre franco-allemande. Les événements qui divisent l'Europe sont au coeur des préoccupations de Nietzsche, au même titre que la tragédie grecque. L'intuition d'une origine non apollinienne de la poésie grecque lui apparaît crûment en Alsace, à la bataille de Woerth. Cette dernière transfigure le jeune professeur de philologie qui avait décidé d'y prendre part en tant qu'infirmier. Une lettre datée du 9 novembre 1870 nous en apprend davantage: « Cet été, j'ai écrit un essai, sur la vision dionysiaque du monde, qui considère l'Antiquité grecque d'un point de vue par lequel, grâce en soit rendue à nos philosophes, nous pouvons désormais l'aborder. » La Vision dionysiaque du monde (Die dionysische Weltanschauung) décrit la « vie naturelle dionysiaque » sur le même plan que la « clarté apollinienne » des Grecs. « Apollon et Dionysos sont réunis »107(*). L'épopée apollinienne et le lyrisme dionysiaque sont énoncés comme les pères de la tragédie, bien qu'il n'y ait pas entre eux de conciliation durable. Ils étirent la corde de la tragédie : «... de la même manière que la polarité des sexes engendre la vie au milieu d'une lutte perpétuelle et de réconciliations seulement périodiques »108(*). Leur combat permet de jeter un éclairage sur les contradictions inhérentes à la nature humaine. Il engendre toutefois des oeuvres d'art dont la valeur est précieuse. Avec ces dernières, la dysharmonie elle-même gagne du sens. À l'image de Platon, non pas philosophe mais lutteur aux jeux isthmiques et pythiques, le tragédien s'efforce de faire émerger un sens de la guerre. Il est en mesure de réaliser la catharsis des passions, à l'échelle européenne si besoin. Il compose à vif dans l'espoir de faire éclore une plus grande sagesse, respectueuse de la souffrance. Près d'un siècle après l'Aüflklarung, le voeu d'une paix perpétuelle ne suffit plus à Nietzsche. C'est au comble de l'horreur qu'il est jeté. Il espère donc résoudre le différend entre le Reich et la France par des moyens artistiques, non par un traité comme celui qui se trouve, à Versailles le 26 février 1871, à l'origine des tragédies bien réelles du XXème siècle.

Dans La Naissance de la Tragédie, la tragédie est conçue sur le modèle de la pensée de Schopenhauer, comme la manifestation d'un « vouloir vivre » conflictuel. Chaque effort pour échapper à la souffrance y revêt un caractère superficiel. C'est en vain que l'homme souhaite faire abstraction d'une réalité qui ne manque pas d'apparaître, violemment. En référence à une « antique sagesse indienne », Schopenhauer reprend ces mots des Veda : « C'est la Maya, le voile de l'illusion qui, recouvrant les yeux des mortels, leur fait voir un monde dont on ne peut pas dire s'il est ou s'il n'est pas, un monde qui ressemble au rêve »109(*). L'individu comme le héros croient d'ordinaire à l'intelligibilité du monde, à la possibilité d'agir selon des motifs rationnels. Il se représente des phénomènes pluriels et raisonnables. Pour lui, le monde est un ensemble de phénomènes coexistant dans l'espace et se succédant dans le temps. Il est gouverné par des liens de cause à effet et se trouve le plus souvent justifié. Cependant, à certaines occasions critiques, toutes ces représentations s'effondrent. Les phénomènes auxquels l'individu avait cru se révèlent illusoires, produits conjointement par son imagination et un principe de raison. Il est amené à voir que tout ne fait qu'un (en kai pan), que tout est possédé par une volonté unique, à l'origine du tout, y compris lui-même. En soi, le monde se révèle sans raison (grundlos) et sans finalité110(*). La sagesse et la liberté humaines se résument alors à supposer, en deçà des phénomènes, un monde nouménal, unique et désenchanté. La tragédie dévoile un gouffre en amont des raisons et des régularités que l'homme reproduit, selon son propre entendement. L'élément apollinien promet une délivrance que l'élément dionysiaque et tragique incite, pour sa part, à abandonner.

Dans la mythologie, Apollon est représenté par le soleil, comme la source véritable de toute lumière. Fils de Zeus et de Léo, il se confond avec la faculté de voir et d'être vu. Platon dit qu'il préside à la vue, au même titre que le soleil111(*). Non seulement, il éclaire les choses sensibles, mais il les rend intelligibles, accessibles à l'entendement humain. Lumineux, il montre ce qui est sensé dans le monde sensible. En outre, Apollon est l'auteur d'un mouvement simultané et harmonieux (haploun), favorable à la croissance de tous les êtres112(*). Il n'engendre pas de fléaux comme la peste à Troie et il convient encore d'en apprécier la bonté, indépendamment de la connaissance qu'il procure. Nietzsche creuse cette dernière distinction. Il nomme « apollinien » l'entendement qui perçoit les phénomènes, « dionysiaque » la raison qui les interprète. Cependant, cette raison n'est pas à l'origine du vrai comme une bonté supérieure. Elle s'attache au monde primordial où tout s'écoule en fait, selon une métaphore aquatique. Le principium individuationis y est donc réfuté au même titre que les idées, lesquelles viennent structurer a priori le tout, à partir de la sensibilité. Pour un esprit vigilant, ces idées ne sont que superposées et fictives, d'origine humaine. Il est aisé de les comparer à des images, lorsqu'une impression d'irréalité subsiste. La pluralité des formes intelligibles, bonnes ou mauvaises, relève encore d'une illusion. Le coeur apollinien de la vérité n'est toujours que représentatif. C'est un « spectacle d'ombres » et la philosophie grecque aurait comme véritable point de départ la thèse selon laquelle « l'eau est l'origine et la matrice de toute chose »113(*).

Ce à partir de quoi les formes émergent est, en Dionysos, un abîme. Ce n'est ni un sol suffisamment fixe et assuré, ni une forme première et généreuse qui permette de fonder une éthique. Au contraire et de façon plus profonde, l'être est de l'ordre du mouvant, plus proche de la biologie et de la physique que des idées platoniciennes. Il n'a plus rien à voir avec la morale. La mythologie présente Dionysos, fils de Zeus et de Déméter, comme un personnage catastrophique et turbulent. Les petites dionysies, les fêtes païennes de la Saint Jean ou des vendanges, rappellent ces attributs dionysiaques que possèdent tous les hommes. D'après Platon, Dionysos est un dieu superficiel. Il incarne l'ivresse (oïonous)114(*) et fait croire que l'on a de l'esprit de façon tyrannique. Au contraire, Nietzsche lui reconnaît une fonction capitale, que ce soit dans la tragédie ou pour la vie. Dionysos manifeste la vitalité et, d'une certaine façon, la « santé » de l'homme. Excepté chez les vierges, épargnées par son délire, il dissipe tout égoïsme et toute individualité. Par son action, l'inconscient redevient actif, il trouve une dimension sexuelle. Il en émerge un cortège bruyant de créatures mi-divines, mi-animales, auxquelles se joignent exclusivement des femmes en signe de fécondité. Dionysos est le synonyme d'une première communion, à l'origine des espèces et de l'humanité. S'il est attaqué par les titans, déchiré en sept morceaux, cuit et dévoré, il est réuni à nouveau pendant les Dionysies. Il redevient alors le tout qu'il était et, par sa présence instable et virulente, il renverse une conception strictement intellectuelle de l'homme, animée mais sans force, désincarnée.

Le délire des poètes est bénéfique. C'est la raison pour laquelle G. Colli, commentant l'oeuvre de Nietzsche, affirme : « En réalité, ces deux divinités ne disposent pas seulement du songe et de l'ivresse comme instruments de libération. Avant toute chose, et en commun, elles possèdent l'homme par la folie »115(*). Platon lui-même reconnaît que c'est par la grâce des dieux que le délire a été, en certaines occasions, donné aux hommes116(*), pour que son action soit excellente. Les prophètes, les initiés ou les poètes, dans la mesure où ils sont respectivement aidés par leurs auxiliaires divins, Apollon, Dionysos et les Muses, sont bénis117(*). S'ils sont délirants, transportés en dehors de leurs habitudes (éthos), ils s'approchent d'une vérité supérieure. Seulement, cette vérité est toujours subordonnée à l'amour et à Aphrodite qui, pour Platon, est la forme supérieure de sagesse. Il convient donc de limiter les autres délires, pour préserver cet amour des idées. Selon Nietzsche, Apollon et Dionysos s'opposent davantage qu'ils ne se réconcilient. Leurs unions, à l'origine des oeuvres épiques ou tragiques, se trouvent sous la bénédiction d'Eros et non pas d'Aphrodite. Elles sont absolument en marge d'une bénédiction constante qui, dans la contemplation des idées, trouve sa pleine expression. L'ivresse dionysiaque donne naissance à une extase qui aboutit, par une communion éphémère, à l'oeuvre véritable, créative. C'est bien de cette folie ou de ce délire qu'il s'agit dans la production artistique, non de l'amour mimétique des idées. La tragédie est une grâce d'Apollon, elle accompagne un désir que soulève une douleur dionysiaque.

Cet éloge de la folie à l'origine d'une conception esthétique et non éthique du monde, conteste l'idée d'une « sérénité » Grecque, en vigueur depuis le XVIIIème siècle. Selon cette idée, l'essentiel des oeuvres des Grecs aurait été produit sereinement, dans la paix et l'harmonie. Pour Winckelmann, ce serait le fait d'un ensemble de conditions favorables, principalement climatiques et géographiques. Les Grecs seraient nés sur un sol fertile et un ciel généreux, dans une zone intermédiaire tempérée, entre le froid du nord et la chaleur du sud. Dans ce juste milieu, ils auraient été naturellement plus « sereins et joyeux » que les autres peuples. La liberté n'aurait pas eu de mal à y fleurir et, dans les gouvernements monarchiques, à préparer l'émancipation future des sujets.118(*) Si cette interprétation ne satisfait plus vraiment, elle est sensible aux mouvements de l'âme. Pourtant, l'histoire de la discipline esthétique amène Winckelmann à préférer des données archéologiques : les oeuvres plastiques de l'homme sont finalement cataloguées selon leur taille, leur fonction ou leur style. L'art, vecteur de désirs et de souffrances est laissé de côté. C'est ce que conteste Nietzsche lorsqu'il fait éclore l'art tragique d'un raffinement excessif pour ce qui est sensible et subjectif. Il s'instruit par « le fonds énigmatique des choses » dont la forme artistique n'est que le prolongement, l'affirmation.

Comme le dit lui-même Silène, un être apparenté à Dionysos, l'homme est le fruit d'une « misérable race d'éphémères, enfant du hasard et de la peine »119(*). Toute connaissance est gagnée dans la lutte, au terme d'une épreuve. Les divinités olympiennes subliment cette réalité. Elles affirment la souffrance propre à la vie humaine. Dans la poésie épique, chez Homère, une torpeur sourde et ininterrompue demeure. Elle ne se résout ultimement que dans la mort. Journaliers, les héros ne sont assurés de rien, si ce n'est de leur issue funeste. Le risque que des circonstances imprévues font naître n'est cependant pas un obstacle pour eux. Au contraire, elles sont autant d'occasions pour se confronter à une réalité impromptue et mystérieuse. Quand la flèche de Pâris atteint Achille, le cri qui jaillit de ses lèvres ne condamne pas cette imprévisibilité, ni même la souffrance qu'elle engendre. Il souhaite vivre et souffrir encore, ce qui revient à la même chose. Ce n'est que la nécessité de devoir mourir jeune qu'il condamne. Anticipée, la mort est toujours malvenue. Silène, pour avoir été trop sage, a menti. L'homme est bien misérable, mais sa douleur le ramène à lui-même, elle l'instruit. Il faut donc se prémunir contre une interprétation qui voudrait que l'art et la vie des Grecs fût une condamnation de la vie. L'art ne peut être non plus une consolation, sans prétendre à la fois, pour être efficace, atteindre la nature même des phénomènes. C'est donc avec obstination que le poète tragique s'intéresse à la vie, sans l'abstraire tout à fait. L'affinité complice qu'il entretient avec elle, transmet à son oeuvre une impulsion de vie, un « vouloir vivre » encore. Il concorde avec Silène, déclamant à ceux qui arborent une sérénité olympienne : « Malheur ! Malheur ! »120(*), l'embarcation réelle de l'homme, lorsqu'elle est trop chargée de rêves, risque bien de chavirer.

Du fait de cette critique de la « sérénité des Anciens » l'arbre de la poésie de Schiller est taillé. Selon Nietzsche, l'art Grec exprime un ardent désir, non encore assouvi, de faire correspondre des forces qui s'opposent dans le monde. Il ne peut donc être que sentimental et il n'est plus possible d'envisager la poésie Grecque, même épique, comme naïve. Le poète a pour tâche de dire ce qui est, en exploitant les voies que la nature emprunte. Dans De la poésie naïve et sentimentale (Über naive und sentimentalische Dichtung) Schiller dit que : « tous les poètes véritables seront, selon l'époque où ils fleurissent, selon les circonstances de leur éducation et les états d'esprit par où ils passent, des poètes naïfs ou des poètes sentimentaux »121(*). Pour lui, le poète sentimental se distingue du poète naïf par le fait que : «L'accord entre ce qu'il ressent et ce qu'il pense qui, dans l'état primitif, existait réellement, n'existe plus dans l'état présent qu'en tant qu'idéal ; il n'est plus en lui mais hors de lui»122(*). Nietzsche admet que l'homme soit destiné, par son ascendance olympienne, à un état où ses ses instincts se pondèrent les uns les autres. Cependant, il est improbable que l'humanité ait décidé de pérenniser cet équilibre alors qu'elle était enfant. De plus, la brièveté de la vie n'aurait sans doute pas autorisé les poètes Grecs à conserver leur innocence. L'écart entre la pensée objective et le sentiment y est donc abyssal, ce qui projette la possibilité d'une telle réconciliation au-devant de l'humanité, notamment dans l'art. La vision naïve des Grecs n'est que le produit nostalgique des sociétés modernes, une fantaisie de l'imagination, pour un lien qui n'a existé vraisemblablement qu'en des temps mythiques. L'art « naïf » d'Homère est toujours le fruit d'un renversement où l'idéal prime sur la réalité, comme une représentation théâtrale et cependant plus juste du monde. La poésie épique est également sentimentale ou idéale, bien qu'elle puisse sembler naïve : Elle s'apparente à l'espèce élégiaque, laquelle nomme en priorité l'idéal. Elle garde l'espoir idyllique d'une réalité joyeuse qui, pour avoir été vivante, pourrait l'être encore. De son côté, la poésie satirique représente le monde tel qu'il est, par opposition à ce qu'il devrait être. Tragique, elle élève la réalité au rang de l'idéal ; comique, elle est dominée par l'esprit de spéculation.

Dans son parcours, le poète hellénique ne peut plus faire l'économie de la dualité, du korismos. Affecté par la distance qui sépare son idéal et sa quotidienneté, il est saisi d'une insatisfaction qui, très vite, se transforme en dégoût. D'abord fasciné par une telle disproportion, il se trouve plongé dans un état léthargique. Dans le même sens, Platon témoigne d'un embarras où, face à un spectacle malsain123(*), l'âme est empêchée d'agir. Il lui apparaît que : « Certains objets invitent l'âme à la réflexion, tandis que d'autres ne l'y invitent point, distinguant comme propres à l'y inviter ceux qui donnent lieu, simultanément, à deux sensations contraires »124(*). Par un cheminement dialectique, Socrate suggère de retrouver les idées qui n'apparaissent pas. L'étonnement ou l'embarras sont pour lui autant d'« invitations » à chercher l'objectivité de ce qui est perçu de manière confuse. Plus soupçonneux, Nietzsche interprète cette recherche comme une inclination ou une incapacité humaine à se passer d'un principe de raison, de l'idée d'une cohérence absolue dans la nature. En outre, il est douteux que l'unité, saisie par une contemplation des essences, soit réelle, non seulement supposée mais également réalisable. Élevé dans la doctrine de Socrate, Euripide ne veut du réel que l'idéal. En quête d'abstractions, il est le père de la nouvelle comédie attique. Dans sa poésie, le réel n'est jamais pris pour lui-même, mais comme un support à l'idée. Nietzsche affirme au contraire que le véritable esthète commence par développer l'acuité de son regard dans les nuances, dans les plis de la matière. Il entretient une fascination pour tout ce qui est excessivement réel, contradictoire et répugnant. Ainsi, il perçoit la beauté en dessous d'un visage par sa peau, son cartilage et ses os. Il en saisit l'expression au moyen des tressaillements de sa chair, de ses tissus adipeux. En tant qu'il est poète et non pas philosophe, il délimite la réalité de son vécu comme une épreuve, laquelle doit être résolue pour autrui.

Dans la préface à La Fillancée de Messine (Die Braut von Messina) Schiller s'interroge sur le statut de l'art : « Comment doit et peut-il abandonner complètement la réalité, tout en demeurant pleinement d'accord avec la nature ... ? »125(*) Comment peut-il être à la fois « plus vrai que n'importe quelle réalité et plus réel que toute expérience »126(*) ? L'artiste qui observe rigoureusement la nature reste habituellement à la surface des phénomènes. Il ne peut pas atteindre le spectateur et le rendre plus joyeux. D'un autre côté, celui qui ne produit que des chimères et qui fait fi de toute limitation ne relève pas davantage son public. Son action est vaine, car elle ne lui a rien apporté. De la même façon, le tragédien fait agir le choeur comme « un rempart vivant » bien réel. Il circoncit une réalité vécue passivement, sur le mode de la souffrance. Il délimite le sens d'une réalité douloureuse. De ce point de vue, la tragédie agit contre les assauts intempestifs du réel, lesquels fragilisent les individus et menacent leur économie. Elle console ceux qui se reconnaissent choreute, en les plaçant dans une enceinte sacrée où ils se réfugient. Cependant, le poète dispose également le choeur comme « un monde intermédiaire ». Le choeur se compromet alors dans ce que ce monde a de pire. Il réunit non plus seulement les individus, mais également leurs frayeurs qu'il nomme et focalise dans un même être fictif. Contrairement au philosophe, le tragédien se refuse d'abstraire de la réalité une quelconque symétrie. Il opte pour une existence tragique et cependant idéale qui, une fois mise en scène, va permettre la catharsis des passions de pitié et de crainte. Anticipant l'apparition du choeur, Homère est le premier poète qui, par la netteté de sa vision, accueille cette contradiction dans sa poésie. Il est le premier à s'enthousiasmer pour tout ce qui est vivant, pour tout ce qui souffre. Les tragiques prolongent son geste matinal par l'introduction des choeurs des dithyrambes dans le récit. Ils conservent ainsi l'idéal d'une vie tragique dans une forme qui est amenée à se développer jusqu'à devenir un dialogue. Ils entretiennent une fascination pour une souffrance qui, derrière la beauté plastique du héros, appartient à Dionysos.

2. La mort de dieu, l'action de Socrate

Dans une conférence donnée par Nietzsche pendant ces mêmes années, Vérité et mensonge au sens extra moral, la vérité est redécouverte comme un ensemble stabilisé de métaphores. Quoique figée dans l'idée, achevée au terme d'un processus dialectique, la vérité ne relève pas initialement du concept. Elle naît d'un rapport qui peut être défini en ces termes : « Qu'est-ce qu'une vérité ? Une nuée mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines que la poésie et la rhétorique ont rehaussées, transposées, embellies et qui, après un long usage, paraissent stables au peuple, canoniques et contraignantes ... »127(*). Un ensemble de relations transforme le fond énigmatique des choses en vérité. Plus essentiellement, G. Vattimo affirme que l'essence est le résultat d'un acte interprétatif produit dans une société organisée128(*). De la même manière que les rapports sociaux résultent de rapports de forces et de domination, la créativité humaine ne peut s'exprimer que dans des systèmes autorisés de métaphores. La raison pour laquelle les poésies sont qualifiées de « fictions » est qu'elles dérogent aux conventions qui leur préexistent. Elles sont fausses eut égard à ce tout qui dicte l'agencement des parties, non aux parties elles-mêmes. C'est la raison pour laquelle elles sont refoulées avant même d'avoir été. Cela étant, il est nécessaire de disposer d'un langage commun pour formuler des contenus de conscience et dialoguer. Le monde de la conscience est donc aussi un monde de la conscience partagée, lequel nécessite un apprentissage plus ou moins long. De plus, la conscience de soi est pour Nietzsche une fiction aux racines langagières, un produit de la langue maternelle. Cette dernière conditionne la référence des mots, afin qu'ils soient rapportés aux mêmes choses. Le poète qui prétendrait maîtriser son oeuvre serait donc lui-même doublement dans l'erreur. Il n'est pas en son pouvoir de choisir parmi les métaphores qu'il emploie, ni même de s'en détacher comme un artiste génial. Au contraire de l'artiste, le savant peut s'approprier cette culture qui lui préexiste. Ses recherches sont conformes à un système de valeurs qui intéresse la communauté. Il ne ment pas dans la mesure où il permet à l'humanité de survivre et de progresser, ce qui n'est pas évident du poète.

Suite à la poursuite des chefs d'inculpations contre les poètes, l'esthétique de Nietzsche revient sur les pas du dieu Pan à la forme de bouc. La nature semble maintenant reposée et comme endormie129(*). Dionysos disparaît progressivement de la scène des théâtres, ainsi que les héros tragiques qui en sont autant de personnifications et de masques plus humains. La poésie devient le lieu des idées plus communes ou autorisées, quand elle n'est pas condamnée. L'homme veut reposer à l'abri du tumulte. Il apprend à satisfaire ses besoins quotidiens. Ses idéaux deviennent plus raisonnables et mesurés, pragmatiques. Il est gagné par un engourdissement et une partie de sa vie se retire, avec son cortège de rêves et de jouissances impossibles. Il réinterprète les mythes qui avaient bercé son enfance comme des vérités historiques mal formulées. Pythagoricien, il les envisage comme des images préscientifiques des vérités naturelles, du chiffre. En soi, ils n'ont plus guère de sens. L'héritage artistique des Grecs est perdu par les nouvelles exigences dont il prend conscience. L'art devient synonyme d'une distraction ou d'un divertissement toujours futile. L'espace que la poésie occupait est réinvesti par les moyens titanesques dont la science doit, disposer. Cela aboutit à un monde où le sens de la vérité se perd, aux dépens de la dimension supérieure et métaphysique de l'homme. L'homme se résigne à ne jamais connaître qu'au moyen de concepts. La mort du dieu Pan, annoncée par Plutarque130(*), marque le début du nihilisme. La tragédie, à l'origine surabondante refleurit encore une fois, avant de s'évanouir complètement. Il faut alors mener une enquête, comprendre quel est ce fil qui l'a mené à sa perte. Ariane n'est définitivement pas la compagne de Dionysos, mais son ennemi juré. Il faut donc débusquer le raisonnement ou le démon qui a agi. La renaissance de la tragédie, dans les générations futures comme à son origine, en dépend. Son âme doit pouvoir se réincarner dans une oeuvre, dont Nietzsche avouera, pour sa part, que ce ne fut pas la sienne: « Elle aurait dû chanter, cette "âme nouvelle" et non discourir ! Quel dommage que je n'aie pas osé dire en poète ce que j'avais à dire alors : j'en aurais peut-être été capable !»131(*).

Par son scepticisme, Euripide est au principe des remaniements de la tragédie. Son sens critique développe une « activité créatrice parallèle »132(*) aux oeuvres d'Eschyle et de Sophocle. Il a vu l'intégralité de leurs oeuvres, mais il doute qu'ils fussent des artistes accomplis. Il entreprend d'en examiner scrupuleusement le contenu, comme jamais personne n'avait jugé bon de le faire. Il va s'asseoir au théâtre, se saisissant très probablement des oeuvres écrites, pour déconstruire « trait par trait » le jeu des acteurs, « ligne par ligne » le texte. Il envisage les oeuvres tragiques objectivement, pour vérifier l'exactitude de ses portraits, de ses reflets qu'il veut historiques. Euripide les interroge sur les solutions éthiques qu'ils proposent, sur le traitement des mythes ou sur la répartition du bonheur entre les hommes. Cette démarche qui lui est propre, lui permet d'entr'apercevoir que, dans la tragédie, une part d'irréalité y subsiste. La clarté apollinienne du héros y est comme une « certitude trompeuse ». La nature dionysiaque du jeu des acteurs apparaît toujours comme une « profondeur énigmatique ». Les tragédies rendent hommage au Dieu inconnu, insaisissable, qui en est « l'infini de l'arrière-plan ». Elles n'autorisent aucune saisie conceptuelle du réel et se résument à une action idéale. Contre la persistance de ce sentiment d'irréalité, Euripide réagit. Aristophane nous dit qu'il met à la diète les figures tragiques133(*). Il démet les héros tragiques de leur force ainsi que de leurs étoffes, cousues de fils d'or et teintées de pourpre. L'avènement d'Euripide met en crise l'épopée et tout ce qui déborde de vie jusqu'à l'excès. Initiée par ses soins, la nouvelle comédie Attique va se définir comme le moment où : « L'idéalité s'est retirée dans la matière », où celle-ci a « disparu de la pensée ». La tragédie originelle, mue par des mobiles qui demeurent mystérieux, cède à l'objectivité de son examen. Euripide, s'il reconnaît son échec à en dévoiler le sens, en tant que spectateur, entreprend de la réformer en tant que tragédien. Les meilleurs athéniens le désavouent. Aucun d'entre eux ne veut partager son scepticisme : le sentiment que le drame musical a des effets imprévus et funestes.

Les tragédies d'Euripide témoignent selon Nietzsche d'un affaiblissement général et pathétique de la tragédie. Schiller, dans sa dissertation Sur l'Art tragique (Über die tragische Kunst), dit de la souffrance tragique qu'elle n'est pas essentiellement physique mais morale. Elle ne provient pas essentiellement d'une passion irrésistible, mais d'une lutte morale et pathétique que le héros soutient134(*). Cela se vérifie dans la tragédie tardive où l'action doit être, dès le début, pleinement légitimée. L'instauration du prologue permet au spectateur de se prendre au jeu, tout en sachant que le récit restera dosé et équilibré. Il est en confiance, il sait le héros mû par de nobles et pathétiques idéaux. Quand bien même ce dernier échouerait, il aurait la consolation que sa mort lui fût volontaire, synonyme d'un pieux renoncement pour une vie qui, parce qu'elle est immorale, ne mérite pas d'être vécue. Ainsi, les héros d'Euripide n'ont-ils plus rien à voir avec le décret du destin, imparable et discret quant à sa signification. Ils sont blanchis dès le prologue. « Euripide avait cru remarquer que, pendant ces premières scènes, le spectateur tout à ses calculs et à ses supputations sur la préhistoire du drame, était suffisamment perturbé pour perdre les beautés poétiques et le pathos de l'exposition »135(*). Par l'introduction du prologue, il abrège la tragédie, non pas de son dénouement fatal, mais de l'incertitude fondamentale qui la traverse de toute part. Il empêche que la vérité émerge d'un élément esthétique et non rationnel. Son propre lyrisme fait un usage rhétorique de la parole, il flatte le spectateur qui s'abandonne à sa propre opinion. L'acteur s'y trouve en retrait, privé d'une « relation épidermique » avec son personnage. Refusant à son tour de se prendre au jeu des passions, il se porte garant du récit dont il invite poliment le spectateur à suivre le cours. En cela, Euripide se distingue des tragédiens Eschyle et Sophocle, où tout ce qui est indispensable à la compréhension du récit n'est dit qu'à demi-mot. Le spectateur y demeure soucieux de ce que peut amener l'inaction du choeur et l'emportement du héros.

À l'encontre de la comédie Attique et de son fondateur, Nietzsche reprend les distinctions établies par Kant au début de la Critique de la faculté de juger. Elles lui permettent de démarquer le jugement de goût du bon et de l'agréable. Si le jugement est pathologiquement intéressé ou, au contraire, pratiquement pur, il tire sa satisfaction de l'existence réelle ou supposée comme telle de son objet. Or, le jugement de goût qui détermine si une chose est belle ou non se désintéresse normalement de l'existence de cet objet136(*). Ce qui importe est le sentiment et finalement la satisfaction que l'objet représenté procure. Il n'est donc pas exigé que celui-ci soit réel. Il est indifféremment connu ou supposé, l'essentiel étant qu'il procure un sentiment de plaisir, ce qui caractérise la satisfaction esthétique. Étant donné ce qui a été dit plus haut, il n'est donc pas invraisemblable de penser que l'oeuvre d'Euripide ne plaît pas vraiment. Du point de vue de la quantité, ses tragédies ne se donnent pas immédiatement comme des classiques, lesquels seraient valables universellement, indépendamment des intérêts des spectateurs. Le sentiment y est général, non pas universel137(*). La relation d'Euripide avec le beau est également sujet à critique. Elle se conforme à une certaine idée de beauté, convergente vers le bien. Elle ne peut donc pas être libre.138(*) Il lui faut encore ajouter à son prologue un épilogue, le fameux deux ex machina qui annonce la résolution future du conflit. Du point de vue de la modalité enfin, elle se rallie au bon sens et non au sens commun car elle procède de concepts qui se veulent objectifs139(*). Elle n'en apprécie pas l'esthétisme et la tragédie juste, du point de vue de la connaissance, ne peut pas être belle au regard de l'imagination. Elle s'adresse à un public de penseurs, comme le sont Euripide ou Socrate. La présence d'une norme qui en évalue la beauté prive le spectateur d'une réelle satisfaction esthétique.

Insensible au beau véritable, Euripide l'est aussi au sublime. En effet, il se saisit de tout ce qui peut l'être pour instruire son public. Sceptique, il examine la capacité de la tragédie de ses pères à révéler une autre vérité. Par conséquent, il accuse le retrait de l'idéal au profit d'une réalité plus raisonnable, mais aussi plus superficielle. C'est la raison qui le conduit à substituer le rôle prépondérant du coeur par des dialogues, tour à tour instructifs ou plaisants. Il renouvelle la tragédie à l'écart de ce qui, dans la difficulté et la peine, incite à être. Pour Kant, est sublime ce dont un spectateur est impuissant à embrasser l'étendue ou à en comprendre le sens140(*) (ce qui ne peut être appréhendé qu'à titre occasionnel). L'embarras éprouvé devant une telle grandeur est alors colossal ou bien monstrueux. Il s'accompagne d'un sentiment de déplaisir, proportionnel à l'inadéquation entre l'entendement et la raison. L'imagination doit donc se dépasser pour se représenter le tout. À première vue contrariée, la satisfaction esthétique pour le sublime naît d'une première incapacité qui, pour être déplaisante, incite toutefois à se dépasser. Le spectateur tire son plaisir de son propre effort, lorsqu'il soumet les forces de la nature à la loi qu'il s'est lui-même prescrite141(*). Il imagine que ses facultés de connaître et de désirer s'entendent, là où cet accord est, de fait, impossible. Dans ce sens et pour Eschyle, Prométhée ne peut faire autrement que de subvertir l'ordre divin, où l'homme est dépourvu de feu. Ce vol lui apparaît comme moralement nécessaire, pour distribuer plus équitablement les dons entre les hommes et les dieux. Remplissant cette tâche, le héros est condamné. Un équilibre se recrée aussitôt. De même, chez Sophocle, OEdipe est emporté par son destin, dans des actions incestueuses, contre-nature et malheureuses. Déconsidéré comme une monstruosité, il est exilé. OEdipe à Colone montre sa consécration, la sainteté supérieure que ses épreuves passées lui ont permis d'atteindre. Selon Nietzsche, le sublime dépasse ce que l'entendement peut comprendre. Il aboutit à un nouvel ordre qui, sans être tout à fait idéal, est plus équitable.

La tendance à désavouer les sentiments épiques ou tragiques est le fait d'une inclination dite « socratique ». Pathologique, elle dénonce la faiblesse normative et le manque d'objectivité des tragédies dont la satisfaction est avant tout esthétique. C'est là toute l'ambiguïté de l'action de Socrate, qui avait pour réputation de collaborer avec Euripide, de lui fournir de la matière pour qu'il produise des oeuvres vertueuses142(*). Euripide aurait donc été nommé second en sagesse, juste après Socrate, par la Pythie. Participant à l'instruction philosophique, il aurait été, en retour, l'auteur de référence du cercle socratique143(*). Si ces témoignages sont exacts, le philosophe instruit le poète qui a pour tâche de vulgariser le discours philosophique. Lui-même devient plus démocratique. Cependant, la poésie s'en trouve changée. Pour Nietzsche, l'exigence d'intelligibilité du discours philosophique est nuisible à la poésie. Les idées lui distillent un véritable poison et la rendent plus confuse qu'elle ne l'est sensiblement. Elles la condamnent comme un objet d'agrément, apparenté aux arts futiles comme l'art culinaire, les soins du corps ou l'habillement. Par l'intermédiaire de la philosophie et conformément au voeu réitéré de Platon d'une « tragédie vraie », elle ne redevient utile que si elle est pénible. La philosophie vient remédier au mal qu'elle a transmis à l'oeuvre poétique. En refusant au spectateur toute satisfaction onirique et sensible, elle affirme avec Socrate que : « Tout doit être raisonnable pour être bon ». De même, pour Euripide : « Tout doit être conscient pour être beau »144(*), la beauté doit être dans l'idée consciente et parfaitement définie. Elle n'a plus l'opportunité de se manifester librement, indépendamment des carcans esthétiques qui la bornent. La polysémie propre au mythe en est exclue, pour une univocité prosaïque, raisonnable et sensée. Elle doit rendre une vérité plus profonde, à l'image des fables que confectionne Socrate au début du Phédon145(*). La philosophie recrée à dessein et de toutes pièces la poésie. Elle la veut pleinement allégorique, symbolique et éthique. L'antique distinction entre l'apollinien et le dionysiaque, toujours vivace dans les tragédies de Sophocle, est révolue : ce sont à présent la dialectique et le dionysiaque qui s'opposent.

La tragédie agonisante est coupable pour Socrate de mener des recherches qui lui font préférer l'illusion à la vérité, le bonheur d'être en vie à la mort. S'il appartient à chacun de se faire sa propre opinion sur sa culpabilité, Nietzsche ne se prive pas pour raviver contre Socrate les plus anciennes accusations. Il dit rejoindre les « intuitions profondes » d'Aristophane qui, dans les Nuées, se moque de sa moralité. Premièrement, Socrate mène des recherches inconvenantes. Il démontre, à grands coups de sonde dialectique, que ceux qui excellent dans leur art sont des ignorants, qu'ils agissent de façon « instinctive ». Ainsi, dans l'Apologie de Socrate, Socrate se révèle un adversaire redoutable. Les célébrités du moment : dirigeants, poètes et hommes de métier, sont également réfutées. Le talent prophétique est contesté pour être le fait de dispositions dionysiaques. Le talent oraculaire l'est aussi, car il provient de l'action des muses, non d'un savoir véritable que les poètes transmettraient à leur auditoire146(*). Il doute donc de la Pythie, dont la parole élogieuse lui a été rapportée de Delphes et finalement d'Apollon. Deuxièmement, la culpabilité de Socrate se révèle dans la curiosité de ses choix, lorsqu'il fait de l'argument le plus faible l'argument le plus fort. Son génie est d'un type inclassable qui lui vaut d'être exilé. Il « dissuade » et « entrave » les passions, l'instinct qui encourage d'ordinaire à agir. La tendance pathologique de Socrate réside dans une activité contre-nature qui inverse l'ordre de ses facultés : « Chez Socrate, l'instinct se révèle critique et la raison créatrice, - véritable monstruosité per defectum ! »147(*). Sa raison critique est renversée en instinct. Le « coeur et la moelle » de son action est réactive, elle est instinctivement portée à refuser l'adhésion. Le démon qui agit en lui et par devers lui, contre l'homme qu'il fût, dissout toute velléité à vivre, toute illusion. Il opère le premier renversement des valeurs en ne faisant qu'un usage pondéré de ses sens. Il privilégie ses fonctions cognitives à ses organes sensibles, à son oeil ou à son oreille dont il perd l'habileté primitive, la finesse. Il se situe à un âge avancé de la civilisation où il devient difficile de distinguer « ce qui est » indépendamment de « ce que cela veut dire »148(*). Il est déjà aveugle à la beauté naturelle, et sourd à la souffrance humaine. Il manque de génie pour découvrir ce qui, réellement, a besoin de trouver une formulation. En fait, son honnêteté cache une angoisse plus profonde, une peur de l'au-delà de ce que sa raison peut comprendre, de ce qu'elle a clairement et distinctement délimité. La mort, librement choisie par Socrate, en est le témoignage ultime.

Le troisième et dernier chef d'inculpation réside dans le fait que Socrate enjoint ses proches, en particulier Euripide et Platon à imiter sa conduite. Platon voit Socrate comme un demi-dieux, un héros craignant davantage de tomber en déshonneur que de mourir149(*). Il est le modèle de celui qui accepte son destin puisqu'il sait que sa cause est juste. Le « drame platonicien » est, de ce point de vue, analogue au « drame épique ». Tout le monde est enjoint à prendre modèle sur Socrate et sur les raisons qui le poussent à agir. Cependant, le « héros dialectique » ne peut pas être considéré comme sublime, à moins de méconnaître l'assurance dont le héros témoigne. Celui-là affiche une nature profondément pessimiste et joyeuse quand il accepte de regarder l'abîme et de vivre d'illusions. Au seuil de la mort, ses héros commandent avec fierté sans se perdre en de vains raisonnements. Socrate, pour sa part, continue son oeuvre dialectique. Cette attitude devient complètement insensée quand, après plusieurs mois d'attente, il boit la ciguë. Elle caractérise un homme nouveau dont l'âme a avantage à ne plus être de ce monde. C'est donc pour remercier Zeus qu'il souhaite sacrifier un coq à son médecin, Esculape150(*). Pour celui qui, jusqu'au bout, veille à son chevet, l'aveu de Socrate résonne : « Socrate a souffert de la vie ! Et il s'en est vengé - avec ces paroles voilées, épouvantables, pieuses et blasphématoires ! »151(*). Sa propre vie, faite de souffrance, s'est transformée en méfiance pour tout ce qui existe, y compris pour lui-même. La philosophie et sa pratique, la dialectique, naissent de cette méfiance. C'est la raison pour laquelle elles font obstacle à la vie. Sa vie durant, Socrate dût se cacher derrière un métier viril, se faire passer pour un soldat. Il dit, comme Platon, la philosophie utile aux guerriers. Pourtant, cet amour de la « sagesse » cache un ressentiment profond, selon lequel la vie ne vaut pas, du moins pas jusqu'au bout : « même Socrate en avait assez »152(*) nous dit Nietzsche. Son dernier mot témoigne de ce ressentiment. Son corps, à l'allure de satyre, dévoile l'idiosyncrasie de sa nature, un démon unique, barbare chez les Hellènes amateurs d'arts et de poésie. Il condamne la vie et ceux qui la célèbrent, les poètes.

Platon, vers sa quarantième année, après avoir voyagé et fondé l'Académie, devient à son tour un maître de dialectique, en plus d'être un activiste politique. Ses premiers dialogues, pour autant qu'ils sont dramatiques, laissent présager de cette évolution. La langue y est exagérée, les personnages incarnés et habillés, liés par des liens de parenté, mais ils sont au service des idées qu'ils ont la charge de retranscrire. Ils ont une fonction mnémonique, dont le but est de fixer les modèles de vertu qu'ils vénèrent. La réminiscence en est au principe. Elle fait écho à une doctrine qui n'a peut-être jamais été écrite, ni même conçue. Ensuite, les dialogues de Platon évoluent vers une forme davantage systématique. Le Gorgias, s'il est d'un point de vue dramatique plus important que la République, n'en est pas moins important pour comprendre Platon153(*). Le jugement esthétique est toujours inessentiel, en l'absence d'un jugement éthique qui le justifie. L'action de l'art lui apparaît de plus en plus douteuse. Par conséquent, la beauté n'y apparaît que de façon occasionnelle, au point de devenir invisible. Ce qui, au contraire, apparaît progressivement dans les dialogues, c'est un système philosophique défini, de même qu'un projet politique soutenu. Ses écrits commencent à avoir du sens, au-delà de leur esthétisme daté et mimétique. L'échange qui se crée à l'Académie vise à établir ce qui est bon en soi et pour la cité. Il actualise une vision didactique de la poésie qui était tombée en désuétude dans la prolifération artistique. Elle doit préparer les hommes à exercer leurs métiers, même s'ils sont désagréables. Dans le cadre des réformes de cette nouvelle polis, la poésie est un art qui enseigne la constance et l'intérêt commun. Elle affranchit les hommes, les femmes et les enfants, les esclaves aussi de leur condition, pour la fonction qu'ils seront amenés à remplir.

La poésie, réinvestie au profit de l'éthique et de la politique chez Platon, implique que ses contenus soient révisés, voire complètements réécrits. Il est donc légitime de se demander dans quelle mesure son origine dithyrambique s'y trouve remaniée. En digne successeur de Socrate, Platon souhaite que la poésie soit transparente aux idées de justice, de beauté et de bien. La pratique dialectique y demeure : « le don le plus grand des dieux, le vrai feu de Prométhée »154(*). Elle fournit des règles pour examiner le monde, indépendamment des illusions auxquelles les poètes ont le plus recours. La dialectique, au principe de cette esthétique renaissante, cherche l'idée dans la synthèse de plusieurs expériences. Par exemple, elle entreprend de découvrir la beauté commune à plusieurs individus. Elle décompose ensuite cette idée de beauté en des espèces et sous-espèces, jusqu'au particulier sensible, dont l'identité est précisée par l'idée auquel il participe. La dialectique, à l'origine de la logique et des ensembles de la connaissance, y fait abstraction de tout ce qui est empirique. Aux sensations sont attribuées un mouvement indéfini sur lequel rien de vrai ne peut être fondé. « On ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve » disait Héraclite155(*) et le fleuve, selon Cratyle, est lui-même illusoire. Socrate est prêt à s'exprimer comme Homère, lorsqu'il dit : « L'Océan est l'origine des dieux et Thétis est leur mère »156(*). Pourtant, ce dernier est un poète, il tire sa vérité du sensible. Il est donc sujet à caution, car il ne procède pas d'un authentique savoir, autrement dit des idées. Les tragiques qui s'en inspirent entretiennent ce qui les lie avec la passion, avec une vie dionysiaque. Ils menacent de faire basculer l'équilibre des hommes et de la cité. Pour ceux qui ont le souci de l'ordre public, il convient de retrouver le fil d'Ariane, de substituer une autre chimère à la vitalité de leurs mythes, la raison scientifique.

Le démon de Socrate, au principe de la logique et de la raison scientifique, triomphe de Dionysos. Apollon s'y trouve hypostasié dans Ariane, dont la nécessité conduit l'élément dionysiaque à davantage de rationalité. Cette dernière occulte ce dont la poésie est capable. Elle l'accapare dans son appendice rationnel et philosophique, par les attitudes qu'il lui sied oui ou non d'adopter. L'éducation philosophique exige de la poésie qu'elle réalise concrètement des idées, qu'elle incite à des imitations positives, qu'elle fasse naître des vocations. Elle veut éduquer par la répétition de ce qui est louable, sans créer de nouvelles formes. Elle méconnaît donc la capacité de la poésie à développer ce qui est tout d'abord indicible, autrement que dans un jeu dialectique aboutissant à la synthèse. Dans la pleine intelligibilité politique, sociale ou éthique, la musique n'habite donc plus l'oeuvre. Celle-ci est trop exiguë, trop cadrée de toutes parts. Or, c'est par l'esprit de la musique que la tragédie peut renaître, conformément à son origine grecque, dans les choeurs de dithyrambes. Nietzsche doit donc retrouver l'impulsion primordiale, encore informe et sans objet, ramener de l'Hadès l'esprit de la musique.

3. La musique et le mythe

Dés la Naissance de la Tragédie, Nietzsche exalte une « avidité du vouloir » et un « plaisir d'exister » étrangers à Schopenhauer. Cependant, il reste fidèle à sa théorie de l'art, exposée au livre trois du Monde comme Volonté et comme représentation. Avec la science et la philosophie, l'homme opère selon un principe de causalité. Il parvient à s'affranchir temporairement de la volonté. Pourtant, il n'appréhende le réel que par des phénomènes sensibles et isolés. Bien qu'il parvienne à un certain niveau d'abstraction, il demeure dans le domaine des apparences. Au contraire, les arts dits « plastiques » lui permettent de dépasser cet état général superficiel pour atteindre des idées qui lui sont chères. Les artistes travaillent à rendre intuitives ces idées, quoi qu'ils taisent encore la nature de l'être. C'est à la poésie qu'il revient de figurer le principe du monde. Elle arrive à se le représenter partiellement, au moyen d'allégories, en subsumant des objets concrets sous des concepts. Par un jeu prolixe de comparaisons et d'images, elle le rend perceptible dans des phénomènes concrets. L'être s'objective ainsi progressivement et tend à une adéquation avec la volonté même. Cependant, la poésie demeure incapable de représenter cette volonté avec précision, par une vue synoptique qui l'embrasserait. Onirique, elle échoue à nommer l'être insensé du monde. Les signes auxquels elle a recours demeurent pareils à des hiéroglyphes, cryptés et mystérieux.157(*) Elle ne permet pas de voir clairement et distinctement la volonté, par devers les phénomènes, en deçà de leurs représentations. L'illusion et l'impression oniriques font donc l'objet d'une réelle suspicion. Cher à Socrate, Alcibiade tourne en dérision les mystères quand Euripide, après en avoir manqué les arcanes, critique leur expression artistique. Pourtant, ce n'est pas tant de Socrate « s'exerçant à la musique » ou de « l`homme théorique »  que la poésie trouve sa juste expression. Le cadre de la sensibilité, défini par Kant et par Schopenhauer, réfute d'emblé la possibilité de connaître le monde nouménal. Il est en effet présomptueux de vouloir dépasser les limites assignées à l'entendement humain. Les concepts les plus généraux ne suffisent pas à expliciter le monde, l'idée qu'une vibration rythme les phénomènes. À l'opposé d'une approche naturaliste, la langue doit recueillir les impressions sensibles et revenir, comme chez Wagner à « un état originel où elle ne pense presque rien encore par concepts, où elle-même est encore poésie, image et sentiment »158(*). La langue a la capacité de conduire ceux qui l'écoutent vers un monde davantage subjectif. Elle peut expliciter le monde de façon musicale, quand le système des arts plastiques ou de la science manque à le figurer159(*). Elle se distingue alors des entreprises objectives en supposant un sens commun, une subjectivité partagée en amont de toute entreprise d'énonciation. Cette vérité se rapproche d'autant plus du monde nouménal, de l'intimité que l'homme entretient localement avec ses pairs et son environnement. L'esthétique échouée sur les rivages de la philosophie, entreprend avec Wagner une seconde navigation, non pas scientifique mais musicale, sur la « mer des passions ». Elle tend à remonter en amont de la positivité du courrant, de ce qui emporte la poésie dans des représentations inesthétiques du monde.

Le sous-titre à la première édition précise que la tragédie naît de « l'esprit de la musique » (aus dem Geiste der Musik). Elle manifeste dans le choeur ce qu'il y a d'abyssal dans la nature humaine, à commencer par l'instinct. Elle est voulue, non plus comme une illusion bénéfique, mais comme une expression artistique d'une unité primordiale. Elle incite désormais à danser plus qu'elle ne donne à penser ou à rêver. Il s'agit pour elle de composer avec ce qui anime le monde plutôt que de le représenter. Dans un supplément à son troisième livre, Schopenhauer affirme que le « génie de la musique » est analogue à la volonté : « La musique n'est pas comme tous les autres arts, une manifestation de l'idée ou des degrés d'objectivation du vouloir, mais l'expression directe de la volonté elle-même »160(*). Les productions musicales suivent le cours de la nature et transportent leur auditeur dans un état d'exaltation. L'ensemble complet des voix, de la plus basse à la plus haute, crée un ensemble plus puisant, infaillible et rapide que les mots. Elle exprime un vouloir vivre universel, plus proche de la joute (agôn) que de l'amour de la sagesse. Par ses propres ressources, la musique développe le principe infondé du monde et, dans l'entre deux du sens et de la matière, manifeste l'instinct. Le chant satirique révèle, à voix basse, un abyme, il nie implicitement le soliste et la volonté des acteurs. Quand la musique est théorisée, retranscrite en langage mathématique, elle manque à composer avec le non-sens, l'excès de vie et de vouloir vivre. Elle n'est alors qu'un simulacre de musique, « une peinture musicale imitative » qui ne manifeste rien d'essentiel : « La musique descriptive est donc, à tous les égards, le contraire de la créativité mythique de la vraie musique : Elle appauvrie encore le phénomène quand la musique dionysiaque l'enrichit et en élargit la singularité à l'image singulière d'un monde »161(*). De même, une danse qui ne s'inscrirait pas dans le prolongement d'une musique, n'aurait aucune valeur. Désincarnée, elle serait comparable à un spectacle de pantins ou de marionnette. C'est la raison pour laquelle Nietzsche écrit, en 1871 : «elle devient à coup sûr mauvaise musique si le compositeur brise toute force dionysiaque qui s'élève en lui, par un regard anxieux sur les mots et les gestes des marionnettes »162(*). Selon lui, la poésie et la danse doivent enrichir l'esprit qui anime le monde, non les concepts figés des philosophes.

Cette renaissance de la vie tragique, sur la base d'une expression musicale est exemplaire chez Wagner, en particulier dans Tristan und Isolde. Nietzsche s'adresse ici à des « musiciens authentiques », capables d'entretenir un rapport musical avec le monde. L'essentiel n'est pas ici de comprendre, mais d'être ému, de sentir le souffle de la vie dont la musique est la métaphore. Au deuxième et au troisième acte, les voix s'assimilent à des instruments, au point de fusionner avec le choeur, dans la gravité du monde. L'action y est réduite à une simple épure, les mots eux-mêmes forment une « buée musicale ». Tristan, à demi submergé par l'orchestre, semble dire : « Déserte et vide est la mer ! »163(*). Une volonté impersonnelle et intransigeante anime le monde. L'homme fait évidemment partie des espèces qu'elle meut, ce qui implique qu'il en ressente davantage la peine, à mesure qu'il désir. Cependant, cette vacuité du monde, Tristan l'affirme et derechef : « Désir ! Désir ! Désirer, en mourant, ne pas mourir de désir ! ». Son compagnon Kurwenal porte finalement son corps vers le vaisseau d'Isolde, l'autre figure tragique. La pitié que ce rapprochement fait naître est aussi un réconfort. La dimension immensément cruelle du monde engendre une esthétique apaisante, où le non-sens est l'occasion d'un sentiment, pour le sublime. L'oeuvre de Wagner renoue ici avec le « drame musical grec » dont l'origine chantée participe à la purgation des passions, de crainte et de pitié. Des chants d'action et d'enthousiasme164(*) y envoûtent l'auditeur, le transportent et l'apaisent. Ils assurent un espace préservé où l'horreur peut se dire, quoiqu'elle n'ait pas explicitement de vertu morale. Les instincts les plus forts y sont présents, au travers des chants, des danses et des mythes. Par une grâce apollinienne, les arts échappent à la volonté dont ils mettent à contribution le pathos. Tant qu'ils ne sont pas tournés vers les idées, éthérées et nocives, ils manifestent la joie de vouloir vivre. Irrégulier et troublant, le mythe tragique provient de cette même source pulsionnelle qu'il détourne à des fins artistiques et tragiques. Dans un écrit antérieur, intitulé « Le combat de la sagesse et de la science », le mythe est reconnu comme incertain et illimité. Contrairement à la science, il n'a pas d'assiette conceptuelle précise, mais il repose sur une première obscurité. Pourtant, la science « fantasme » lorsqu'elle pense pouvoir s'en détacher, se fonder à l'écart des abîmes de l'être. Au-delà de leurs divergences, la science et les arts relèvent d'une même force artistique, pour se constituer en savoir.

Il est remarquable que Nietzsche, philologue de formation, se soit complètement détaché de la science pour aborder la tragédie. À la fin du XXème siècle, seule la méthode historico-critique, les conditions d'apparitions historiques permettent d'envisager la tragédie. La philologie n'est pas engagée dans une perspective plus globale, proprement philosophique. Excentrique à cet égard, Nietzsche la concentre autour d'une question originale : « Qu'est-ce que le dionysiaque ? ». Il s'interroge, dans une « Introduction aux études de philologie classique »165(*) sur la valeur d'une propédeutique philosophique. Un sentiment de joie pour l'Antiquité doit y germer, au préalable. Loin d'être immédiatement accessible, l'étude de l'Antiquité romaine ou grecque nécessite, en plus de la rigueur, une certaine maturité psychique. Grecque, elle doit être appréciée à l'aune du sentiment de barbarie que Nietzsche reconnaît dans les travers du monde moderne, à commencer par la foi dans un progrès ininterrompu, dans l'histoire universelle. En plus d'une acquisition et d'une transmission de savoir, les études de philologie peuvent acquérir un certain relief, pour corriger, en soi et chez autrui, une « intuition naïve de la réalité ». La philologie n'est donc plus neutre de tout présupposé. Elle a pour but de redécouvrir un idéal qui, pour être Antique, n'est pas moins d'actualité. Ce qui suscite une vive polémique sur les méthodes qu'il convient ou non d'utiliser en philologie166(*) permet à Nietzsche d'inscrire le savoir dans une perspective plus globale, européenne et humaniste. L'excellence des Grecs, non pas seulement leur connaissance du bien mais leur savoir-faire y est valorisée. La raison devient seconde, comme un moyen de légitimer a posteriori l'équilibre et la diversité des instincts. La lecture de Platon que fait Nietzsche s'oppose également à celle de Schleiermacher. La connaissance des Grecs devient celle de leur virtù, pour l'avenir. Cet éloge, non de la force brute mais de l'équilibre, s'oppose à tout excès, y compris de raison. Il envisage et enchante ce qui est dionysiaque dans l'homme. À première vue d'une réalité moindre, puisqu'elle ne procède pas directement de l'idée et du bien, la tragédie est rétablie dans un espace de jeu où l'homme et le tragédien se prononcent sur ce que l'existence a de nécessaire et de bienvenu.

La philosophie de Nietzsche s'avance donc masquée, sous couvert d'une écriture lyrique, alliant le mythe et la musique. Elle confirme l'activité d'une « volonté » à l'oeuvre dans le monde, d'une « musique du monde » cachant son abyme. Elle retranscrit aussi fidèlement que possible le « pathos dionysiaque » qui éprouve ce gouffre, lequel pathos est transfiguré en « ethos philosophique » dans la tragédie. Vertueuse, la tragédie incite non seulement à la consolation, à la sauvegarde, mais également au courage et à la volonté167(*). Cependant, la « musique du monde » est encore trop « éthérée » quand elle n'est que jouée. Elle peine à demeurer telle qu'elle et ses vibrations se perdent en même temps qu'elles se propagent, qu'elles se diffusent. Elle doit être jouée de plus belle, afin que ses sonorités bachiques résonnent, choquent et charment à nouveau son auditeur. Pour exister s'offrir comme une interprétation artistique du monde, le choeur musical doit se faire plus solide et, malgré tout, plus conceptuel. Jouer ou coucher des notes sur le papier ne suffit plus pour transmettre une nouvelle conception, de la tragédie et de l'homme. D'un autre côté, le langage le plus articulé est impropre à communiquer son essence dionysiaque. Les représentations les plus symboliques, trop abstraites, manquent ce qui meut la tragédie, son rythme ainsi que ses accentuations, ses ruptures et ses transitions. Il convient donc mieux à la philosophie tragique de se solidifier dans une écriture lyrique et dans des mythes qui demeurent aussi proche que possible de l'état primordial, mais sans sa vacuité. Si le langage philosophique est défectueux, lorsqu'il pétrifie la « musique du monde » en concepts, l'écriture lyrique peut en raviver la sensibilité, de même qu'il en fixe les plus grandes impressions.

Le poète tragique est le premier à partir d'une musique dont le choeur est la voix. Il retranscrit ce fond primitif vivant dans sa poésie, ce qui donne naissance à la tragédie et au mythe. Quand le philosophe procède au moyen de symboles, ces derniers s'effacent volontiers au profit d'une ou de plusieurs idées. Quand le poète use de métaphores, ce sont au contraire les idées qui s'effacent, comme autant de significations secondaires au regard d'un tout fluctuant, composé pour une grande part de souffrances. Le musicien dionysiaque ose chanter cette souffrance que le poète élève. Ainsi, dans l'ancienne tragédie, c'est le pathos ou le pouvoir d'être affecté qui prime. Le drama, l'intrigue ou l'action ne sont qu'une conséquence de cette passion primordiale. La parole est toujours une parole donnée à la souffrance. Elle cristallise ce qui est inintelligible dans un cri ou des pleurs, au moyen d'une histoire. Ce que Nietzsche reproche finalement à Wagner, c'est d'avoir renversé cet ordre primitif, quand la parole est subordonnée à l'immédiateté d'un sentiment. Il conteste finalement ce sentiment d'un décalage entre le réel et l'idéal. Le Cas Wagner rappelle une anecdote : que le musicien de Bayreuth reconnaissait ne pas faire « seulement » de la musique168(*). Il est patent du Parsifal qu'il entre dans un style hautement représentatif. La musique devient tout juste une occasion pour affirmer une confession, en l'occurrence chrétienne. Elle se déploie à partir d'une conception dont elle n'est que le symbole. De la même façon que chez Euripide, l'oeuvre fait défaut à ses origines sentimentales et terribles. Elle tourne à la « rhétorique musicale », à l'idée pure. Les matériaux dont il use n'y sont plus travaillés pour eux-mêmes, en tant que matière et vérité de l'oeuvre. Ils sont confondus dans un halo d'idéalité et de moralité chrétienne. Tout distingue la musique de Wagner du paganisme Grec où la poésie est synonyme d'une vie ardente et débordante. Par conséquent, Wagner s'avère un « coup de chance » (ein Glücksfall) pour le philosophe. La « culture de l'opéra »169(*) renverse son instinct de vie et de métaphysique pour cette vie, en « instinct de connaissance ». Elle n'en devient que plus grossière, un « cas » (der fall) typique de la modernité donné à une authentique philosophie qui renouerait avec ses origines poétiques et tragiques.

Dans ses premiers écrits, l'opéra suscite déjà chez Nietzsche un réel engouement, nonobstant le fait qu'il appartienne à la dite « culture » moderne à la recherche de l'effet. C'est en effet le seul moyen qui permette de se représenter les chants au coeur de la tragédie170(*). Une fois passé au crible de la philologie, il se révèle un bon exemple de ce que fût la vie tragique des Grecs. Nietzsche commence par mettre en garde son lecteur contre deux écueils : l'un intellectualisant l'art, l'autre n'y voyant qu'un divertissement. Lui-même s'oppose à un public qui aurait oublié ce que signifie sentir, être gagner par un jeu de formes indécises. Il doute aussi que l'art ait pour vocation de remédier à la lassitude d'un public d'abonnés, blasé par trop de fêtes et par trop de jouissance. Il croit au contraire à « un spectacle » où les hommes puissent non seulement se recueillir, mais sortir un moment du flux pour mieux y retourner. Au-delà de ces critiques préliminaires, Nietzsche préconise donc de retrancher l'opéra de tous ses attributs barbares, reconnus comme « non helléniques ». Il convient également de ne pas « sur helléniser » l'art antique, en évaluant à la hausse la « sérénité » des Grecs ou, de façon inverse, l'abysse qui les meut. Le sentiment dionysiaque ne doit pas à proprement parler submerger le spectateur. Ce dernier doit finalement être en mesure de se réapproprier sa propre douleur. La partie la plus incontrôlable de son âme, celle qui est de toute façon excessive est régulièrement purgée pendant les Dionysies. De ce point de vue, les bas-reliefs les plus probants ne représentent qu'une seule scène de bataille. Chacun d'eux contient à lui tout seul toutes les horreurs de la guerre qu'ils manifestent et rendent, malgré toute leur horreur, saisissable. Inversement, le Laocoon ou la sculpture de Praxitèle est excessivement apollinienne. Elle appartient encore à l'art Dorique et à la mathématique égyptienne171(*). Elle manque de vie et ne dévoile rien des Hellènes, en tant qu'ils appartiennent au type même du peuple tragique. Instruit par ces dernières oeuvres, l'opéra manque sa dimension tragique et métaphysique, affirmant tout ce qui est, sans autre artifice que le voile. C'est en sacrifiant sur l'autel des divinités apolliniennes et dionysiaques qu'il est en mesure d'élever la folie ainsi que la douleur des hommes, à une dimension victorieuse.

Le lyrisme cultivé de Nietzsche s'inspire donc lui-même de ces divinités au principe du monde et de la nature humaine. Il évalue positivement l'opéra, dans la mesure où il met « l'homme total » en musique, qu'il peut ressourcer « l'homme abstrait », cultivé et las de son érudition. Lui-même se fait le héraut d'une musicalité enchanteresse, il s'y retrouve, bon et mauvais. La foi d'une renaissance de la tragédie hérite d'une vision ambivalente et irréconciliable du réel, laquelle réunit les contraires, comme les sentiments de joie et de peine. La philosophie de Platon, si elle est en mesure de résoudre un nombre insoupçonné de problèmes, ne parvient pas à maintenir ensemble ses termes, autrement que dans leur résolution dialectique. L'homme n'y est digne que dans la réminiscence, dans son ipséité idéale. Il s'oppose au chaos primordial et à ce qui a forgé sa subjectivité pendant son plus jeune âge. Socrate lui-même n'était-il pas sculpteur avant de se découvrir philosophe172(*) ? Sa propre philosophie naît de la façon dont, par un examen critique analogue à son talent, tout ce qui relève de l'opinion est retranché de l'idée. Ce que n'est pas l'idée est finalement déchu. À l'inverse de cette « sculpture philosophique », la tragédie accepte de composer et de conserver la plus grande quantité de matière. La statuaire grecque s'enrichit donc aussi de ce qui lui est étranger. Dans la polychromie, elle crie sa vérité, elle est extravertie au-delà du raisonnable, ce que les « hyper hellènes » critiques se refusent d'admettre. L'oeuvre tragique moderne doit pouvoir accueillir la même intensité, au plus loin de ses manifestations et de ses contradictions. Elle doit se constituer dans un mythe, sur un puits de souffrance et de désir mêlés.

La conception tragique du monde où se côtoient la plus grande joie et la plus grande souffrance, nécessite de l'opéra qu'il soit élaboré avec toutes les ressources des arts voisins. D'aspect futile, cette abondance participe à l'élaboration d'une oeuvre totale, artistique mais encore métaphysique. Elle dépasse le clivage logique et classificatoire des arts en genres, pour ne produire qu'une même expression sublimée de l'être. Le chant, la parole lyrique, la chorégraphie et la mise en scène disent finalement la même chose. Ces arts sont autant de métaphores pour dire l'un primordial, le chaos. Pour Aristote, la métaphore est essentiellement un transport, un glissement ou un tour de force déplaçant un nom, de son lieu propre à un lieu figuré173(*). La métaphore est dans un rapport d'analogie entre plusieurs choses. Indépendamment d'un enrichissement de l'expression, elle n'apporte aucune connaissance. Elle peut tout juste combler un vide, en important un concept déjà connu dans un domaine où il ne l'est pas encore174(*). Or, le choeur des premières tragédies est lui-même une métaphore. Il déborde très largement le genre musical où il a été placé par l'esthétique moderne. Il crée avec le non-être qui fait battre en brèche l'éthique d'Aristote dans un nombre indéfini d'ajustements successifs. La connaissance intuitive, latente dans les tragédies, d'une absence fondamentale de raison s'oppose à la conception métaphysique de la substance prédisposée à être. Elle prône une sagesse de l'imprévu, où le hasard viendrait se substituer à la substance elle-même. Constamment, le choeur répète cette vérité nouménale d'une absence de fond. Cependant, la vision tragique du choeur parvient à faire du non-sens une oeuvre remarquable. D'un point de vue esthétique mais également éthique, elle rétablit la loi d'une « éternelle équité »175(*) cosmique.

Cette fusion gigantesque des contraires, des forces apollinienne et dionysiaque qui s'animent dans l'homme et dans le monde monopolise toute l'attention des artistes, des acteurs et des spectateurs. Le choeur masqué des acteurs parle et chante la gravité de l'abyme. Dans un effort extrême, se remémorant les milliers de vers qui composent une tétralogie, il poursuit sans relâche le fil interrompu de son récit. Le public est, pour sa part, incité à le suivre et à se laisser guider par le son de la flûte, cet instrument trop enchanteur que condamne Platon176(*). Dans la disharmonie et les sonorités, faites de dissonances et de nuances, de dièses et de bémols, il doit s'abandonner à l'esprit de la musique et de la danse, se laisser transporté par des harmonies extatiques qui révèlent un « instinct printanier ». Si le choeur des acteurs a, pour sa performance, quelque chose d'héroïque, le public est, lui, toujours débutant. Il doit apprendre à se laisser guider et, avec la musique, à suivre les forces qui le travaillent. Il n'est en effet jamais souhaitable à l'homme de demeurer loin de l'instinct. Le poète, en ce qui le concerne, se tient en retrait de l'oeuvre. Il orchestre la tragédie à l'écart de la scène et autour de ses talents. De cette manière, il réveille les émotions les plus vives et les plus opposées. Il compose à partir d'une somme irrésolue de pathos auquel il donne sens. Il arrive à les mettre en oeuvre et à en jouer, bien qu'il n'en connaisse pas nécessairement l'être véritable, le principe d'action. Mythiques ou musicales, ces vérités ne cessent d'être des points de fuite, des énigmes. Il les instrumentalise mais il ne peut en rendre compte, ainsi que de son art, à celui ou ceux qui viendraient l'interroger.

Quoi qu'il en soit, de même que le soliste ne peut pas s'élever sans le choeur qui en soutient la mélodie, les philosophes ne peuvent pas se passer de passion. Or, cette passion, seul le poète sait l'apprivoiser, la recueillir et la transformer. La poésie est déjà aimée par tous ceux dont la vie s'est appauvrie, comme « le romantique » dont l'art et la philosophie n'est rien d'autre qu'un remède, une pharmacie177(*). Elle est, dans ce sens, responsable d'une certaine « décadence »178(*) et d'une démesure. Pourtant, le spectateur apprend à s'y reconnaître dans les figures mythiques et, en plein jour, à composer avec son pathos. Il découvre ainsi sa nécessité d'être là, d'être jeté sans autre motif. Indépendamment d'une idée qui le surplomberait, il se réapproprie un élan de vie et autant de contraintes qu'il avait délaissées. C'est là le but humain de la tragédie, le message de joie qu'elle colporte, au nom du dieu inconnu. Elle agit au nom du corps et de ses « raisons »179(*), Dionysos et non le Crucifié180(*). Le spectateur tragique s'y retrouve dans sa propre capacité d'action. La tragédie lui insuffle une conception terrible, plus que pessimiste, infernale. Elle lui apprend qu'il est nécessaire de passer par une alternance de joies et de peines, un cycle indéfiniment recommencé d'actions et de passions, de naissances et de morts. La poésie guérit l'homme blessé, mais elle affirme avant tout l'existence d'un « anneau » où prennent place les passions déraisonnables, ce que l'exigence hiérarchique de l'âme veut soumettre. Elle reconduit l'individu à une koinè générale où le moi se transfigure, non plus en bête fauve, mais en homme, non plus dans une classe ou une race, mais dans une espèce. L'homme « dionysien » y projette éternellement son moi et s'y redécouvre dans ce qu'il a de propre. Il y éprouve un sentiment de « joie pour la destruction »181(*), pour tout ce que la vie absorbe et crée. Avec le secours d'Apollon, il s'identifie à une passion primordiale, à un élan originel dont la tendance est d'« agir sur la matière brute »182(*). Par conséquent, le point d'aboutissement de la tragédie rompt avec l'idée absurde d'une volonté toute-puissante qui serait l'une des caractéristique essentielle de l'espèce humaine. Le bois sacré qui est le sien, celui d'où émergent le satyre, le mythe et la musique est synonyme d'une récréation du même par l'autre, d'une continuité de l'espèce.

TROISIÈME PARTIE

ONTOLOGIE ET POÉSIE

 

« Car il ne règne jamais seul. »

HÖLDERLIN, Hymnes et autres poèmes, « L'Unique »

1. La métaphysique impensée

Pour Heidegger, l'allégorie de la caverne ne donne pas tant un modèle d'instruction philosophique universellement valable qu'il n'ouvre sur un sens nouveau à la vérité. Il écrit, dans « La Doctrine de Platon sur la vérité » (Platons Lehre von der Wahreit) : « Le mythe ne nous décrit pas seulement, en langage sensible, l'être de la formation, il nous ouvre aussi un aperçu sur le changement d'essence de la vérité »183(*). Étymologiquement, le mot grec « vérité » (alètheia) est synonyme d'une désoccultation. Ce mot est constitué d'un a « privatif » qui se déploie par opposition à un fond, à une énigme. La pensée n'est dans le vrai qu'une fois ce fond éclairé. Avec Platon, elle expose tout ce qui se présente à l'idée comme à une pleine intelligibilité. Le bien, dérivé du mot agathon, signifie « ce qui rend possible ». Il a pour tâche de jeter un éclairage absolu sur tout ce qui est. Indépendamment de toute connotation morale, il ne laisse rien demeurer dans l'obscurité184(*). Au contraire, il commande au dévoilement total et au plein accomplissement de ce qu'il éclaire. Tout l'édifice de l'étant repose sur cette attente du bien qui viendrait l'éclairer et, plus exactement, le fonder. En outre, ce bien est lié à une « vision juste » (orthotès) qui ne se contente pas du simple fait d'être d'une chose. Elle évalue l'étant et tout ce qui est à l'aune d'une idée et du bien. Tout est donc « dépendant » et comme « subordonné » à « l'exactitude du regard » (orthotès)185(*). Cette dépendance contraint tout ce qui est à être évalué à partir d'une certaine convenance ou d'une forme d'accomplissement. Plus vraisemblablement, Platon refuse de prononcer des jugements avant d'avoir élaboré soigneusement l'être d'un étant.

La différence ontologique existe bien chez Platon, entre l'être et l'étant. Pourtant, elle repose sur une discrimination de l'être de l'étant. Le poète et ses oeuvres sont donc soumis à une activité communautaire de la pensée, au nous. Pour qu'une chose soit, elle doit être conforme à une pensée qui la rende visible. L'analogie de l'oeil et du soleil, décrite par Platon au livre VI de la République186(*) impose une certaine visibilité à tout étant. Tout étant et, a fortiori, toute production poétique sont soumises à une délibération. Il est entendu que Platon reconnaît le savoir-faire de l'artisan. Toutefois, ce savoir-faire n'est pas réellement. Pour être, il doit encore se faire savoir de l'administration et de la preuve. C'est sur cette capacité du poète à répondre à un besoin que son oeuvre est jugée. Une idée commune du bien s'impose donc au poète, dès lors qu'il souhaite produire quelque chose. Aucun personnage ou aucune action ne peuvent être mis en scène, s'ils n'ont pas été l'objet d'un examen par un comité de censure. De ce fait, le poète devrait déchirer lui-même le voile de l'apparence qui recouvre ce qui est. Il devrait envisager l'étant dans sa seule clarté, être ébloui lui-même par les idées. Selon cette même doctrine, Platon condamnerait donc Homère et les tragiques, non en raison de leur ignorance (apaideia), mais du fait de leur inadéquation à une pensée commune, l'épistémè philosophique dont l'agent est l'esprit. La critique des philosophes n'en serait pas moins partiale et les poètes toujours incompris depuis ce temps. En conclusion, cette détermination générale de l'essence de la vérité en terme de bien, d'exactitude du regard et de visibilité commune imprimerait un changement d'essence à la pensée à venir. De même, elle neutraliserait l'émergence d'une vérité proprement poétique chez les poètes eux-mêmes. Elle nécessiterait de cette dernière qu'elle néglige le monde sensible et devienne, elle aussi, « métaphysique » : « l'interprétation de l'être par Platon marque de son empreinte la philosophie occidentale des temps ultérieurs. L'histoire de celle-ci depuis Platon jusqu'à Nietzsche est l'histoire de la métaphysique »187(*). De cette exigence de clarté, l'être-là (dasein) n'existerait plus dans le souci. Inauthentique ou nouvellement barbare, il s'éloignerait du corps et de ses « raisons », de même que de l'être tout entier.

Descartes tire les enseignements de cette conception. Il revient, après la scolastique, à l'être comme suprême intelligibilité. La vérité advient à condition qu'une idée soit saisie avec certitude. Est vrai ce qui est tenu pour indubitable, après avoir été soumis à une épreuve de son contenu. L'être se confond avec la certitude que le sujet a ou qu'il peut acquérir. Il se découvre grâce à une méthode. Or, la méthode impose sa subjectivité à l'être dont elle ne reconnaît, encore une fois, que l'effectivité. C'est donc toujours devant le sujet que se légitiment les choses. L'objectivité dont la science et la philosophie font usage se rapportent toujours au sujet et à son appréhension méthodique de la réalité. Les grands systèmes métaphysiques du dix-neuvième siècle seraient animés de cette même volonté de réduire tout à soi, sans toutefois y parvenir. Le principe ultime et unitaire de tout se trouverait, à l'époque moderne, dans le sujet. La question « qu'est-ce que l'étant ? » deviendrait la question du « fondement absolu et inébranlable de la vérité » chez ce dernier188(*). Une telle conception subjective de la vérité a donc pour conséquence une subordination de l'être par la pensée. L'être est livré à la juridiction d'un sujet, le cogito moderne, dont il dessine les premiers contours, les premières formes. Dans la théorie des idées innées de Descartes, après la théorie de la réminiscence chez Platon, les idées sont le lieu d'une réappropriation, en plus d'une participation. Elles n'apparaissent plus que dans un ordre ontologique où le sujet occupe la première place. Pour bien comprendre cela, il est important de revenir au problème du fondement. Dans l'Essence du fondement (Vom Wesen des grundes)189(*), Heidegger fait remarquer que dans l'histoire de la pensée, un « principe de raison » a toujours prévalu. Tout ce qui existe doit avoir une cause naturelle (aition) ou bien un principe d'intelligibilité (arkè) qui l'explicite ou le fonde. La connaissance est donc elle-même une connaissance des premières causes et des premiers principes. Le principe de raison est toujours valable, dans l'étendue et pour le temps qui appartient à la pensée.

La validité de ce principe de raison se rapporte le plus souvent à l'être-là inauthentique, détaché du souci. Elle repose sur un prétendu caractère « objectif » de l'étant, une propriété que les objets partageraient dans une même doxa. L'être-là a en effet toujours une précompréhension de l'être. Pourtant, c'est cette même précompréhension qui s'articule dans le discours fondateur. Il n'y a de fondement que parce qu'il y a antérieurement un projet qui ouvre le monde. Le vrai fondement est l'être-là. En tant qu'il est lui-même un projet (Entwurf), il ouvre un horizon au sein se dessine l'avenir, un futur190(*). Toute vérité suppose que soit ouverte au préalable une compréhension de l'être. C'est de cette vérité que dépend ce qui est présent. La vérité a elle-même pour origine une absence de fondement. Elle se rapporte à la transcendance de l'être-là qui fonde (Grund), à partir de lui-même, ce qui est un abîme (ab-grund). La question : « pourquoi de l'étant plutôt que rien ? »191(*) surgit alors comme un effort pour remettre en jeu l'étant tel qu'il est déjà constitué - ce qui est rendu manifeste par la disjonction « plutôt que ». Heidegger considère cette question comme « la question constitutive de la métaphysique », celle qui nécessite une réponse à tout prix. Elle en appelle le plus souvent à une réponse oublieuse de l'être et de la parole, comme des poètes. En trouvant une solution dans le fondement, la pensée s'oppose au discours ne satisfaisant pas aux exigences de la raison. Elle dément son absence « objective » de fondement pour se fonder sur un a priori, comme ce Dieu leibnizien « au géométral de tous les points de vue ». Poser à nouveau cette question du néant revient cependant à poser la question de l'être, indépendamment du fondement de l'étant. Cela interroge le rapport spécifique de l'être au néant. Cela permet de discuter l'être de l'étant et celui, plus spécifique, de l'être-là.

Jusqu'à présent, presque rien n'a été dit de la possibilité, pour l'être-là, de comprendre ce « rien ». Ce qu'il est, nous ne le saisissons avant tout que de façon émotive, dans l'angoisse. L'angoisse est, depuis Etre et temps, définie comme « une situation affective fondamentale », laquelle permet une « ouverture spécifique de l'être-là ». À la différence de la peur ou des sentiments de pitié et de crainte, l'angoisse est la « peur de rien »192(*). Celui qui l'éprouve ne craint rien de particulier. Il sent pourtant son monde sombrer dans l'insignifiance, sans parvenir à nommer ce qui lui fait défaut. Son existence est sans cesse remise en question. L'angoisse incite l'être-là à ne pas se fondre dans le présent. En outre, elle apparaît explicitement comme un lien entre le problème du néant et la question de l'être. La manifestation de l'être de l'étant dépend tout d'abord de cette peur du néant, non de la constitution objective de l'étant. Dans Qu'est-ce que la métaphysique ? (Was ist metaphysik ?) Heidegger écrit : «Le rien est ce qui rend possible la manifestation de l'étant comme tel pour l'être-là humain. Le rien ne fournit pas d'abord le concept antithétique de l'étant, mais il appartient originairement à l'essence elle-même »193(*). Le néant est la mesure de l'être jeté. L'élaboration conduite par Heidegger met en lumière le rapport de l'être-là à son là. Il met en évidence ce qui surgit du « néant d'être », d'une privation d'être. Le « projet du monde » s'oppose à l'étant en tant qu'étant déjà constitué. Ce n'est pas tant l'organisation de l'étant qui est essentiel que le projet lui-même. L'axiome selon lequel : du rien, rien ne vient (ex nihilo nihil fit) doit être renversé.

Dans Etre et temps, la vérité n'est possible que si l'étant lui-même est déjà accessible, autrement dit si un domaine est ouvert au préalable194(*). C'est dans une ouverture originelle que l'être-là peut saisir une chose et s'y rapporter. Dans l'Essence de la vérité (Wom Wesen der Wahreit), une étape décisive est franchie. Heidegger repart de la notion de vérité, telle qu'elle est présente dans toute l'histoire de la pensée : comme conformité d'une proposition à une chose. La recherche de la vérité présuppose de prendre comme norme du jugement cette chose qui est déjà là. Il est possible de refuser cette présence, le plus souvent inauthentique. Pourtant, cela témoigne plutôt d'un manque d'engagement à connaître ce qui conditionne une telle présence, que d'une réelle liberté. S'ouvrir à la chose, telle qu'elle est donnée, banalisée et normée relève davantage d'un acte libre. La liberté fait même partie de la vérité, de la conformité de soi-même aux conditions d'une telle présence195(*). Le fait est que ce qui est d'abord accessible ne dépend pas du libre-arbitre de l'homme. Ce dernier peut néanmoins se constituer en être-là en tant qu'il est lui-même une ouverture sur le monde, un être au monde. Cette liberté n'est cependant pas une faculté que l'être-là aurait le loisir d'exercer : « La liberté est l'être-là existant et [se] dévoilant »196(*). Elle dispose l'être-là à s'ouvrir, à entretenir lui-même un rapport plus originaire avec ce qui est. Si l'homme s'accorde avec cette liberté, il compose avec sa propre situation. Cet ensemble donné de critères, de normes et même de préjugés lui permet d'accéder à l'étant et de s'y découvrir lui-même comme projet197(*).

Heidegger fait un pas de plus dans la détermination de la vérité en tant que « non essence ». L'obscurité, le voilement ou l'absence de vérité appartient désormais à la vérité elle-même. La vérité, même lorsqu'elle est énoncée librement, implique toujours un obscurcissement. Ce qui surprend à première vue se révèle dans l'analyse phénoménologique. Il est impossible de considérer toutes choses dans une égale importance, ou en dehors d'un intérêt personnel qui nous les ferait entrevoir198(*). En outre, toute vérité n'est l'apparition que d'une, voire de plusieurs choses. Elle n'est jamais l'apparition d'un tout, de l'étant dans sa totalité. Ce qui apparaît en toute clarté et au premier plan voile ce qui, en arrière fond, rend possible une telle apparition. C'est la raison pour laquelle Heidegger écrit : « Dans la liberté existante de l'être-là se réalise donc la dissimulation de la totalité de l'étant »199(*). La découverte de l'étant nécessite de ne retenir qu'une partie de ce qui est. C'est à cette condition qu'il est possible de connaître quelque chose de donné. L'erreur est une conséquence du fait qu'il est impossible de « tout savoir » et de comprendre ce sur quoi repose la vérité. Elle appartient donc à l'essence de la vérité présente, qui correspond à ce qui est. De là, il découle que les poètes ne sont pas tenus à certaines imitations plutôt qu'à d'autres. Leurs choix produisent des images qui, si elles ne sont que partielles, laissent entrevoir une réelle liberté. L'existence authentique de l'homme demeure, d'un certain point de vue, « déchue » et inauthentique. Elle ne peut se départir de l'erreur ou de la fausseté.

L'homme est donc toujours un être jeté, un être là et non un être en soi. En amont de telle ou telle attitude, d'un certain être au monde, l'homme, avant même d'être poète, se tient dans la dissimulation. Heidegger affirme que l'homme est toujours déchu, quand bien même il se projette librement. Il assigne volontairement un pourquoi, une justification au monde, sans que cette justification n'ait de sens conformément à un état de choses200(*). L'homme justifie le monde sans interroger ce que c'est qu'être pour une chose. L'être-là, tout d'abord inauthentique dissimule l'être de l'étant. Ce dernier est imaginé à partir de ce qui est absolument présent, effectif ou réel. Il se conforme à la doctrine de Parménide où, si l'être est, le néant n'est rien et mieux vaut en rester là. L'être inauthentique se tient donc tout entier dans ce qui est, sans même tenir compte de sa spécificité d'être. La poésie refondée sur les idées et sur le bien suprême, s'inscrit dans cette même « histoire de l'être », ce même oubli. Elle occulte le demeuré manquant de ce qui est, dans le strict respect des normes : « Au commencement de son histoire, l'être s'éclaircit en tant qu'épanouissement et désoccultation. De là, il reçoit l'empreinte de la présence et de la consistance au sens de ce qui demeure. Ainsi, commence la métaphysique proprement dite »201(*). La métaphysique, tout comme la vérité, se constitue dans l'oubli de ce qui se dévoile et s'épanouit. Elle ne dépend pas de nous, ni des générations passées. L'oubli de l'être est « quelque chose en quoi nous nous trouvons », un « état de notre être-là ». Il dépend de « la manière dont nous sommes situés quant à l'être »202(*). Du fait de sa situation, de l'ouverture dans laquelle il est jeté, la métaphysique fait partie de l'essence de l'être-là. L'être-là apparaît dans une ouverture historique qui le destine à être comme un étant, non pas seulement en retrait.

La réflexion historique menée par Heidegger se démarque du système de Hegel où l'être n'est que le dévoilement progressif d'une vérité, en vue d'un savoir absolu. La méthode hégélienne (die Aufhebung) dépasse ces affirmations partielles tout en conservant ce qui est vrai de la philosophie. Heidegger lui oppose le « pas en arrière » (der schritt zurück) qui tend à laisser demeurer la métaphysique comme un processus, comme le fait d'une origine constitutivement obscure. Cette dissimulation n'est donc jamais tout à fait levée chez Heidegger, pas même à « la fin de l'histoire ». Elle ne peut être l'objet de théorisations et de définitions, sans devenir à son tour oublieuse de ce sur quoi elle repose. La caractéristique « négative » de l'être, dans les écrits immédiatement postérieurs à Etre et temps, repose sur cette absence d'être de l'étant. L'être y apparaît en creux et se refuse à la constitution d'un savoir de l'existant. Sa vérité repose sur un oubli, une alternance de découvertes et d'occultations qui lui ont été imposées. Il reste donc comme suspendu et tributaire des époques dans lesquelles il est énoncé. La question posée aux poètes est la suivante : comment un authentique dépassement de la métaphysique est-il possible ?

Après Nietzsche, la métaphysique semble être arrivée à son terme. Elle témoigne de ses dernières « possibilités d'essence », de la dernière promotion de l'étant (le mè on platonicien). Comme le remarque Heidegger en 1939, Nietzsche n'a pas lui-même dépassé le nihilisme qu'il avait deviné. Il n'y a plus de méta ou d'« au-delà » de l'étant. La place que Dieu occupait, dans le monde suprasensible, est vacante, conformément à ce mot : « Dieu est mort »203(*). Cette formule ne se contente pas de revendiquer un athéisme forcené. Elle provoque, comme l'a remarqué Franz Hoffmann : «  une sorte de crise et de décision suprême dans le problème de l'athéisme »204(*). Elle relève d'une crise religieuse. L'homme y dévoile son ultime égarement. La totalité de l'étant, sans autre support que la volonté de puissance, est désormais insensée, voire insensible et forcenée : « La destruction du suprasensible supprime également le purement sensible et, par là, la différence entre les deux »205(*). Le poste unique, garantissant à la fois le bien et la visibilité du monde sensible, est abandonné et le monde physique demeure en friche. Ce dernier est abandonné à une emprise ou à un savoir-faire technique, confondu avec une « volonté de puissance » débridée. Si Platon inaugure l'histoire de la métaphysique, Nietzsche caractérise une époque de fin de civilisation. Il est sujet à une compréhension historique (Geworfenheit) de l'être, non plus comme être livré à la volonté, comme chez les Modernes, mais comme l'expression même de cette volonté. Il thématise la dernière ouverture de l'être où l'homme se voit contraint d'épuiser ses forces.

L'art est également dissocié de la vérité. Nietzsche l'entend comme une apparence et comme un symbole du dionysiaque206(*). Elle a pour tâche d'exciter et d'aiguillonner la sensibilité. Ce « grand stimulant de la vie » agit pour conserver et accroître les forces dans l'illusion de l'apparaître : « l'art excite avant tout la volonté de puissance vers elle-même et l'éperonne à se dépasser elle-même »207(*). Il organiserait finalement la totalité de l'étant autour d'un individu particulier et instituerait des valeurs où dominerait la force. Après la faillite de l'interprétation nietzschéenne par l'idéologie national-socialiste, un profond désarrois s'installe en Allemagne. L'activité artistique et productive et de l'homme est en crise et les hommes ont le sentiment d'avoir étés abandonnés. Heidegger écrit : « Désormais, l'époque est déterminée par l'éloignement du dieu, par le « défaut de dieu »208(*). Le « défaut de dieu » succède à la « mort de Dieu ». L'abyme se creuse entre les hommes, par cette absence de sol qui les réunissait. La poésie ressurgit donc, avec certains poètes comme Hölderlin ou Rilke, pour faire le constat d'une actuelle « nuit du monde ». L'élégie Pain et Vin pose cette question : «Pourquoi des poètes en temps de détresse ? ». Une époque d'éloignement du divin signifie qu'il ne suffit pas de croire en dieu. Inversement, il se pourrait que les dieux soient déjà présents sans que les hommes ne s'en soient aperçus. Que les dieux aient été assassinés ou qu'ils soient devenus invisibles nécessite que soit frayé de nouveaux chemins (Holzwege). Cependant, ces chemins n'aboutissent pas nécessairement. « Ici, le chemin de la réponse qui examine et qui écoute est tout »209(*).

2. La vérité poétique de l'oeuvre d`art

L'essai sur « L'origine de l'oeuvre d'art » (Der Ursprung des Kuntswerkes), dont la première rédaction est datée de 1935, inaugure une activité proprement « ontologique » de l'homme. L'introduction du concept d'historicité témoigne de cette possibilité de nommer les ouvertures dans lesquelles l'être-là se projette. L'attitude de l'homme n'est donc plus nécessairement déchue et inauthentique, comme dans Etre et temps. Ce n'est plus seulement une anticipation de sa propre déchéance ou une manière différente de s'approprier l'inauthenticité elle-même. Ici, il s'agit de penser qu' « il y a » de l'être et quel peut être son sens. Toutefois, le concept d'instrument ou « d'être produit », élucidé dans Etre et temps, est insuffisant pour mener à bien cette tâche. La qualité d'un instrument est d'autant plus grande qu'elle se fait oublier devant les impératifs quotidiens de l'homme. L'instrument tire sa raison d'être de sa fonction : « l'être-produit du produit réside dans son utilité »210(*). Plus radicalement, le contexte auquel un instrument appartient suffit à déterminer son essence. Un instrument est dans un monde et dans une ouverture déterminée. La notion d'instrument, si elle est dans une certaine mesure nécessaire, ne suffit pas à caractériser l'oeuvre d'art, ni l'origine historique par laquelle elle s'oriente. Elle appartient à un monde ou à un ensemble de significations et ne peut produire un objet tel qu'une oeuvre d'art. Une chose et a fortiori une oeuvre d'art porte un monde, ce qui n'est pas vrai d'un simple objet, d'un simple outil ou truc (Zeug). À l'inverse d'une allégorie ou d'un symbole, l'oeuvre d'art ne procède pas d'un modèle épistémologique particulier. Ce qui est proprement à penser dans l'oeuvre n'est pas un état de fait. Ce n'est pas davantage un support de prédicats qui coïncideraient avec certaines structures connues et reconnues. La signification ou éventuellement la fonction d'une oeuvre ne vient qu'après coup. Elle s'ajoute ou se décline de l'oeuvre quand sa « validité » demeure subjective.

Cette thèse de l'originalité de l'oeuvre compte tenu d'un contexte donné, suppose qu'une oeuvre d'art soit une véritable création. Avec elle, un monde inhabituel verrait le jour. La notion de génie, thématisée par Kant dans la troisième Critique est notable à cet égard. L'artiste doué dans les beaux-arts ne peut fournir d'explication de la manière dont il opère. Dans son cas, il apparaît que « la nature prescrit ses règles à l'art »211(*). Le génie ne se représente pas conceptuellement la chose à produire, ni avant, ni même après l'avoir produite. Ce qui fait une oeuvre des beaux-arts ne peut donc pas être « vérifié » ou connu. Tout dépend d'un jugement de goût et d'un sujet où se produit une correspondance harmonieuse entre l'imagination et l'entendement. Une telle correspondance entre la structure de l'objet et la subjectivité accroît le sentiment de vie. À la différence d'un simple objet, une oeuvre d'art s'ouvre sur un monde subjectif et néanmoins partagé. A. Danto écrit : « il existe deux types de réaction esthétique, selon qu'il s'agisse d'une oeuvre d'art ou d'un simple objet réel indiscernable d'elle »212(*). Un ready-made, un objet qui est pour l'essentiel « déjà fait » et « fini » est, de ce fait, toujours malheureux : en faisant d'un simple objet une oeuvre d'art, il lui est conféré un statut qui interdit de le considérer comme un simple objet. « Fontaine », un urinoir choisi, baptisé et présenté à un public n'en est déjà plus un. Il ne peut donc pas y avoir, à proprement parler, de ready-made, dans la mesure où cette notion implique qu'un même produit soit à la fois un ustensile et, dans un sens nouveau, une oeuvre d'art.

En règle générale, une oeuvre ne se contente pas d'illustrer un état de fait ou de se situer comme un « objet » usuel juxtaposé à d'autres. L'oeuvre est une « vision du monde ». Elle jette un regard sur la totalité de l'étant et oblige l'observateur attentif à partager son regard. Elle est elle-même un dialogue qui approfondit ou change un regard sur le monde. En somme, une oeuvre d'art rend le monde plus accessible. Les chaussures peintes par Van Gogh dévoilent en creux la rudesse du labeur aux champs. Elles peuvent se définir comme un « avènement de la vérité »213(*), au sens d'une authentique expérience de pensée qui dévoile le monde paysan. Elles ont ainsi une certaine contenance (In-sich-stehen). Par cette contenance, elles n'appartiennent pas seulement à un monde qui aurait été dévoilé à l'artiste, avant sa composition. Elles se tiennent comme une ouverture unique sur le monde, tel un monde à part entière. Inversement, c'est par accident qu'une oeuvre redevient un objet sans contenance. Livrées à la subjectivité d'une volonté, puis intégrées à des collections étrangères, certaines oeuvres s'effondrent en tant qu'oeuvres. Leur installation dans les galeries, déployant des trésors d'architecture ou d'éclairage n'y change rien : le publique s'y trouve confronté à des oeuvres muettes, à des objets de curiosité qui ne renvoient plus à rien, si ce n'est à des préjugés.

Jusqu'ici, l'oeuvre en tant qu'oeuvre s'est constituée en une expérience de vérité. Toutefois, il peut sembler que, dans une telle analyse, la matérialité d'une oeuvre ait été oubliée et comme mise au rebut : la pierre, la couleur, le son ou le mot n'auraient-ils donc rien à voir avec l'être-oeuvre d'une oeuvre ? Il est vrai que l'oeuvre ne saurait se confondre, pour Heidegger du moins, avec un « support » de qualités sensibles. Elle ne se définit pas davantage comme une unité de plusieurs impressions, ni même comme un complexe de forme et de matière. Pour cette raison, la fable d'Hygin n'est qualifiée, dans Etre et temps, que de témoignage « pré ontologique »214(*). Elle vise une ontologie fondamentale mais elle demeure en « étroite cohésion » avec une conception par trop métaphysique de l'homme. Elle dépend d'une conception de l'homme comme être composé d'un corps et d'un esprit. Succinctement, cette fable raconte comment « le Souci » modela un morceau de glaise à partir de lui-même. Jupiter accepta de lui insuffler la vie, tout en réclamant le droit de se l'approprier. Il s'ensuivit une dispute, à laquelle se joignit la Terre (tellus). Cette statue n'avait-elle pas la terre pour matière ? Saturne dut intervenir et trancher, pour le présent et le futur. De son vivant, l'homme serait baptisé homme (homo) compte tenu de la terre (humus) dont il provient. Sa propre disposition le ferait toutefois dépendre du Souci, entendu ici comme «concept existential »215(*) et non comme soucis quotidiens. L'analyse de la structure existentiale de l'être-là parachève ensuite la fable dont la visée, en l'état indécise, se révèle ontologique.

La terre à première vue opaque et insondable s'oppose à l'oeuvre et à son ouverture. Pourtant, la matérialité de la terre n'est pas tant oubliée que mise à l'abri dans l'oeuvre. Abritée, la terre (Erde) s'y retrouve comme une terre d'origine. À propos des souliers peints par Van Gogh , Heidegger écrit : « Ce produit appartient à la terre et il est à l'abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même »216(*). L'oeuvre d'art met en relief la terre : des sons, des couleurs, de la pierre ou des mots, selon l'oeuvre produite. La terre est non seulement ce vers quoi tout retourne, mais ce vers quoi tout provient, par un geste initial créateur. Provenir de la terre et y retourner ne fait qu'un dans l'oeuvre créée. « Mettre en place un monde et faire venir la terre sont deux traits essentiels dans l'être oeuvre de l'oeuvre. Ils s'appartiennent l'un l'autre dans l'unité de l'être oeuvre »217(*). L'unité de ce phénomène reproduit celui de la « nature » elle-même, quand Héraclite dit qu'elle « aime à se cacher » tandis qu'elle se dévoile justement comme « nature »218(*). C'est de cette double exigence de voilement et de dévoilement que l'oeuvre d'art tire sa force et sa spécificité d'oeuvre. Dans une première version de l'essai, Heidegger la décrit avec des formules en chiasme, telle que celle-ci : « Le monde est vers la terre et la terre est vers le monde »219(*). L'être de l'oeuvre ne réside donc pas dans la monstration d'un artiste, ni dans la reconnaissance du spectateur (Erlebnis). Il réside dans le fait que la terre sort de son mutisme et prend vie dans une oeuvre. L'être de l'oeuvre est donc toujours, indépendamment de toute qualification ontique, un événement (Ereignis). Il ouvre un chemin qui est en friche et qui nécessite, à plusieurs reprises, d'être parcouru.

Fidèle à l'« idéalisme allemand » pour lequel « tout art est poésie » (ut pictura poiesis) Heidegger découvre la poésie comme terre de tous les arts : « Laissant advenir la vérité de l'étant comme telle, tout art est essentiellement poème »220(*). Au sens large, cette expression signifie que tous les arts relèvent d'une activité poïétique. Ils portent en eux quelque chose d'authentiquement nouveau, de l'ordre d'un monde ou d'un surgissement. Ils se tiennent ainsi sans autre signification ou fonction. Le verbe dont est dérivé le substantif de Dichtung signifie justement créer (dichten), inventer ou imaginer. L'art est toujours, dans un sens étendu, une création et une nouvelle ouverture de la totalité de l'étant. C'est une expérience de vérité ou, pour le dire autrement, une expérience de la présence de ce qui est présent dans l'oeuvre. La poésie comme essence productive de tous les arts se donne elle-même comme « la présence du présent - c'est-à-dire le laisser advenir à la présence »221(*). Le fait que la poésie désigne aussi un art « fondé sur le langage » n'est cependant pas fortuit. Une fois apparue comme un mode d'éclaircissement parmi d'autres, elle garde toute sa spécificité : « l'oeuvre parlée, la poésie au sens restreint, n'en garde pas moins une place insigne dans l'ensemble des arts »222(*). La vérité poétique de l'oeuvre d'art dépasse en validité le monde des arts. Comme l'écrit Beda Allemann : « Il y a, à cet endroit du texte, un renvoi à la langue ; à la vérité, renvoi nécessaire comprendre comment le concept de Poésie en général peut être amplifié jusqu'à dépasser non seulement la poésie au sens restreint, mais encore le domaine entier de l'art »223(*). Les oeuvres ne sont présentes que parce qu'elles accèdent à la parole. C'est dans ce sens que la poésie est à la terre de tous les arts.

Synonyme d'un avènement de l'être, le langage n'est pourtant pas un « bien » comme les autres. Il n'est pas davantage cette fonction qui permet de se faire entendre comme philosophe ou comme poète. D'une part, parce qu'il possède l'homme plus qu'il n'est possédé par lui. D'autre part, parce qu'il joue davantage un rôle prospectif que descriptif. Heidegger écrit : « Le langage n'est pas un instrument disponible ; il est, tout au contraire, cet avènement (Ereignis) qui lui-même dispose de la suprême possibilité de l'être de l'homme »224(*). L'avènement de l'être dans le langage est une « suprême possibilité d'être ». Le « il y a » du langage détermine toute ouverture. Néanmoins, la pertinence d'une telle analyse demeure réservée aux oeuvres axées sur le langage. Ce qui rapproche le philosophe du poète est un attachement, dans le logos ou la mythologie, à une forme essentielle de langage. Cela se vérifie notamment dans l'exercice de traduction et, de manière plus aiguë, dans la traduction de poèmes. Le monde qui est ouvert par le poème dépend à ce point d'une langue qu'il est impossible de l'en distinguer. Il faut donc préférer se traduire soi devant le sens des mots, avant de nommer cela qui est traduit dans une autre langue.

Le poème a un sens privilégié parmi les arts de la parole. À ce titre, P. Valéry distingue deux utilisations du mot poésie. La première veut que la poésie soit un état émotif de l'âme, une émotion proche de l'excitation et de l'enchantement. Elle donne l'impression d'un monde complet, d'un système de la nature où le moi adhèrerait son environnement. Elle apparaît comme un rêve où tout s'articulerait subjectivement: « L'émotion poétique donne l'illusion d'un monde où les images, les êtres, les événements et les choses sont dans une relation intime avec notre sensibilité »225(*). Loin d'être moralement condamnable, cette illusion d'un monde où tout serait unifié répond, dans l'expérience esthétique, à un réel besoin. Elle constitue l'aspect manifeste et second de l'art poétique, cet art « fondé sur le langage ». La poésie permet en réalité de recréer un sentiment d'excitation analogue, de tisser une multitude de liens entre nos idées (le sens) et nos moyens d'expression (les sons). Ces moyens d'expression, s'ils appartiennent au langage courrant, font l'objet de soins infinis. Comme le musicien étalonne son instrument avant de jouer, le poète choisit ses mots en dehors de la prose et de la commodité du langage. Il extrait ce qui lui convient le mieux et se rapproche d'autant de la « sainteté » ou de son idéal.

Dans ce sens, la poésie n'est plus tant la fille de l'imagination que celle de l'intelligence et de la technique. Cet art du langage est moins une terre des arts qu'une matière oeuvrée. Au plus profond, l'essence du langage se retranche dans l'expérience de l'ineffable. Le dire du poète est un dire dans le non-dit, dans le silence. Tout langage essentiel émerge de cette « voix silencieuse de l'Etre »226(*). Il répond de l'occultation progressive de la métaphysique, du non-dit qui ne cesse de se déployer. « Le dire conceptuel le plus élevé consiste à ne pas simplement taire dans le dire ce qui est proprement à dire, mais à le dire de telle sorte qu'il soit sommé dans le non-dire : le dire de la pensée est un taire explicite »227(*). La poésie et la philosophie partagent un même souci pour ce qui est tu dans le langage. Pourtant, comme le dit Heidegger, il faut que la poésie et la philosophie suivent leur propre route, pour ne se rejoindre, éventuellement, qu'à la fin. Elles ne sont équivalentes pour la question de l'être que si « l'abyme entre la poésie et la philosophie reste béant, net et bien tranché » 228(*). Finalement, la poésie risque bien d'accaparer le discours philosophique, avec ses métaphores, son jargon ou son pathos. Elle doit donc être tenue à distance, comme l'indique visiblement la méfiance de Platon à l'égard des poètes. De nos jours, A. Badiou parle d'un « âge des poètes » auquel il faudrait reproduire un « geste platonicien » d'exclusion229(*). Aristotélicien, il entend l'être dans plusieurs acceptions, distinctes les unes des autres230(*). Il professe encore Heidegger quand il envisage d'autres développements à son analyse de l'oeuvre d'art, dans la politique ou le religieux. Il introduit lui-même l'amour à côté du politique et réhabilite le mathème au détriment du poème.

3. Hölderlin ou la quadrature du poème

La présence du poème, si elle est contestable, sert de garde-fou au déploiement d'une parole qui se veut authentique. À partir de 1936, date à laquelle est prononcée la conférence Hölderlin et l'essence de la poésie (Hölderlin und das Wesen der Dichtung), Heidegger engagera un dialogue ininterrompu avec les poètes. Dans ses écrits, Hölderlin est qualifié de « poète des poètes » du fait de son animation poétique. Il a le don de « poématiser », de dire en poète ce en quoi consiste la poésie elle-même : « La poésie de Hölderlin est animée par la détermination poétique de poétiser expressément l'essence de la poésie »231(*). Pourtant, Heidegger ne souhaite pas découvrir un concept universel et « indifférent » de poésie. L' « essence » de la poésie à laquelle il s'attache dépasse le seuil de l'abstraction sur la poésie en général. Pour la dévoiler, il prend appui sur les hymnes et les élégies, les oeuvres tardives du poète. Ces dernières sont douées d'une dynamique et d'un ressort unique. Ainsi, elles ne se laissent pas confondre dans une indifférenciation plus abstraite. Elles « contraignent à la décision ». Les comprendre nécessite de se positionner soi-même dans le champ de leur impulsion. L'essence de la poésie ne se dévoile qu'à cette condition. Elle suppose de comprendre la nature unique et simple de ce que dit le poète (das gedicht).

L'avant-propos au recueil d'éclaircissements sur la poésie d'Hölderlin (Erlauterungen zu Hölderlins Dichtung) met toutefois en garde le lecteur : « Peut-être que tout éclaircissement de ces poèmes est chute de neige sur la cloche »232(*). Cette explication repose sur une « quête » plus que sur un donné. Elle suppose de découvrir « la vérité » de la poésie, indépendamment de sa diversité sensible ou de sa généralité abstraite. Finalement, elle doit « se briser » pour revenir à la « pure présence » du poème, nouvellement compris dans une synthèse implicite. Subséquemment, la discussion (Erörterung) avec le poème n'est pas une simple explication. Elle indique un espace de rassemblement choisi où convergent les éléments du poème. Le philosophe y est « attentif » à ce site (Ort) qui serait susceptible de rassembler les éléments du poème, comme la pointe contient à elle seule l'éclat d'une lance. « Comme lieu de recueil, le site ramène à soi, maintient en garde ce qu'il ramène »233(*). La pensée du site imprègne donc la discussion avec le poète. Il « délivre » le poème et, par l'exercice d'une force certaine, dévoile ce qu'il a d'essentiel dans cinq paroles.

La première clé pour accéder à l'essence de la poésie regarde l'activité du poète. Dans la correspondance d'Hölderlin des années 1789-1800, elle se définit volontiers comme « l'occupation la plus innocente de toute »234(*). Le poète semble agir loin du monde et de son tumulte. Hölderlin fait dire à Hypérion, héros de son roman : « Mieux vaut se faire abeille, pensais-je, et bâtir sa maison dans l'innocence, que régner avec les maîtres du monde, hurler avec les loups, gouverner les nations... »235(*). La parole poétique y est semblable à une libre donation. Elle n'engage pas à première vue celui qui la reçoit à faire don de même valeur, d'une valeur d'échange réciproque. Bien au contraire, elle souhaite dispenser à l'homme un « repos vivant », un recueillement ou une unité retrouvés dans l'accord des « particularités vivantes » de chaque individu. Cependant, la poésie, dans son « innocence », n'est pas privée d'efficace. Elle prend la mesure de ce qui a été déployé et occulté chez l'homme, notamment dans l'une de ses aventures. Elle a le souci des sentiments qui, jusqu'à présent ont été occultés. Le poète y maintient une perspective sur le monde qui, autrement, n'existerait pas ou plus. Cette perspective n'est pas celle des droits et des devoirs de chacun. Elle n'est pas celle de la philosophie ou de la politique. Elle est poétique en ce qu'elle recrée un lien avec ce qui a été perdu. Elle donne à voir un « tout vivant » d'individus partageant les mêmes joies et les mêmes peines. Tout être-là est invité à s'y projeter, bien qu'il n'en soit pas l'instigateur ni même le bénéficiaire immédiat.

La seconde parole à propos de la poésie est qu'elle dispose du langage non seulement comme d'une chose extrêmement précieuse, mais tout à la fois dangereuse236(*). Reliant ce qui est disjoint et ce qui a été occulté, le poète réactive « la voix » du peuple. Il court alors le risque de s'exalter dans un langage qui « l'assiège » et « l'enflamme ». En même temps qu'il « relève » l'étant par l'originalité de sa visée, il l'« abuse » et le contraint à lui servir de fond. Le peuple reste toutefois seul juge de sa parole. Le poète doit donc devenir compréhensible pour faire signe aux siens. Il doit abandonner une part de ce qui est énigmatique dans la parole pour la rendre saisissable et utile aux mortels : « Il faut d'abord que le fruit devienne plus commun, qu'il prenne un caractère plus quotidien ; alors il devient le bien des mortels »237(*). La poésie est désormais une chose sérieuse et non plus un jeu oisif, un simple divertissement. Elle appartient à une « réalité historiale » et constitue une détermination de plus dans l'histoire de l'Occident. Pour Adorno, cependant, la parole de Heidegger persiste dans un « jargon de l'authenticité »238(*). Pathologique, elle cherche avant tout l'effet, pour subjuguer, fasciner et imposer finalement le silence autour d'elle. Elle est un poème qui aurait substitué à la technique poétique une fausse sobriété. L'avant-gardisme d'Heidegger occulte, selon lui, les normes de la pensée discursive, à commencer par la logique : L'attitude « méditative » nie toute possibilité d'évaluer ses résultats. Par un exercice sophistique, la raison y est discréditée comme inapte à saisir, dans ses catégories, ce que le poème a d'original. En outre, l'idée d'un langage parlant ressemble à s'y méprendre à une résurgence de l'« idéalisme ». La mystique du langage et de l'authenticité (Sprachmystiker) voudrait en effet de l'être qu'il soit lui-même parlant, sans plus d'objet ni de sujet. L'autorité de l'argument y serait toutefois remplacé, de fait, par l'argument d'autorité, par la violence ou le « sacrifice essentiel »239(*).

Il est donc nécessaire de revenir, dans un troisième temps, sur la « parole essentielle » qui se crée dans le poème. Hölderlin dit alors que les mortels sont, à proprement parler, « un dialogue ». Ce n'est pas dans la communication qu'ils se révèlent eux-mêmes un dialogue, mais dans l'entente autour de ce que la parole (Gespräche) a d'essentiel. Ils sont eux-mêmes dans le rassemblement en l'unité, rassemblement indiqué par le préfixe (Ge-). Heidegger écrit : « Là où doit être un dialogue, la parole essentielle doit rester relative à l'Un et au Même»240(*). La parole du poète relie dans un tout ceux qui se trouvent à ses côtés. Or Heidegger précise : « Un dialogue, nous le sommes depuis le temps où `il y a le temps' »241(*). Ce dialogue est davantage rendu possible dans l'histoire que dans un monde intelligible d'idées. C'est un dialogue extérieur, une réunion dans l'être historial de l'homme. « Être un dialogue » et « être dans l'histoire » reviennent ici au même. Ils forment un tout en « temps de détresse ». Le poète nomme ou baptise ainsi les dieux, lesquels sont également en porte-à-faux avec le non-être : « La parole qui nomme les dieux est toujours une réponse à cette interpellation »242(*). D'une part, il collecte les traces éparpillées ou confondues du divin sur terre. Il se soumet donc aux impératifs que suppose une telle collecte. D'autre part, il aménage un lieu où le sacré serait rendu disponible et sauvegardé. Il se doit d'interpréter ces traces comme autant de témoignages d'un système complet de la nature. C'est ainsi que le monde homérique redouble les divinités élémentaires d'une distinction entre les Hommes et les dieux243(*). De la même manière, Schelling parle d'un « jointement du ciel et de la terre »244(*) qui, avec Hölderlin, prend le sens d'une « communauté de destin » engageant à son tour les mortels245(*). À cette occasion, le poète réunit les siens en faisant se replier le divin sur terre.

Conformément au dernier vers de Souvenir (Andenken), la poésie d'Hölderlin annonce que les poètes fondent « ce qui demeure »246(*). Ils ont le devoir de nommer les dieux et les choses mortelles, de réinventer l'étant dans sa totalité. Heidegger écrit que : « la poésie est la fondation instauratrice de l'Etre par la parole »247(*). Les poètes doivent instaurer, enraciner et légitimer l'être. C'est à eux de créer le simple et la mesure, le fondement de l'étant. Le compliqué et la démesure, mais encore l'abîme et l'être ne viennent qu'après. La parole du poète est « souveraine », davantage que le « réel » ou l'être-là tel qu'il se rapporte habituellement à l'étant. L'être-là doit recourir à l'oeuvre historiale du poète pour y trouver son assise. C'est de la poésie que dépend son avenir. À propos du temps de l'élaboration d'un produit, Bergson écrit qu'il « retarde » et dure. Le poète a la possibilité de composer avec un langage habituellement déchu et de préciser sa visée. « La réalisation apporte avec elle un imprévisible rien qui change tout »248(*). Une seconde approche, explicative cette fois et non plus productive, attribue ensuite une origine à cela qui a été produit. L'oeuvre accomplie et démystifiée peut s'expliquer au moyen de causes et d'effets. L'historien ou le philosophe ont ainsi l'intelligence pour comprendre la rhétorique du poète, l'instauration d'un nouvel ordre du monde. La réalité de la poésie est qu'elle appartient toujours à une époque, quoiqu'elle la devance par de nouvelles croyances et des mythes.

Dans le dernier vers, extrait du poème En bleu adorable, la poésie annonce que l'habitat est par essence poétique. Il se situe plus en amont des mérites que l'homme gagne à cultiver la terre ou bâtir des maisons. Il détermine l'ancrage à partir duquel l'être-là se projette, dans un « entre-deux » de la terre et du ciel. Heidegger écrit : «c'est en premier lieu et uniquement dans cet entre-deux que se décide qui est l'homme et où est établi son être-là »249(*). Le poète accomplit cette « décision » où va se situer essentiellement l'être-là. Tel Cratyle dans le dialogue de Platon, il établit un lien entre les mots et ce qu'ils signifient. Par l'intermédiaire des formes dialectales de la langue, il dévoile leur essence plus que d'antiques conventions. En outre, sa maîtrise du langage lui permet de dévoiler son projet sous un jour favorable. Hölderlin écrit dans le poème Comme au jour de fête: « Lui-même, et tendre au peuple / Le don céleste enveloppé dans l'Hymne »250(*). Ce qui est « céleste » dans le poème et comme jeté en hors de lui y est également enveloppé ou ramassé. D'un aspect plaisant, l'hymne aspire à donner corps à son peuple, à s'en faire le plus strict destin. Elle anticipe le réel plus qu'elle ne rivalise avec lui dans le poème et le rêve. « Mais c'est tout au contraire ce que le poète dit et ce qu'il assume d'être qui est réel »251(*).

Le cinquième et dernier vers d'Hölderlin, s'il ressemble aux quatre autres, est donc essentiel. Il rassemble la totalité de l'étant dans le Quadriparti (Geviert). À ce sujet, J.-F. Mattéi écrit, contre Beda Allemann et la primauté constante du poète sur le philosophe : «Heidegger lui-même ne reconnaît d'analogie entre le Geviert et la quaternité hölderlinienne que dans la mesure où celle-ci insiste sur le centre - l'unité cinquième - qui n'est aucun des quatre»252(*).  Heidegger y est moins l'épigone ou l'interprète du poète que le penseur de l'être et de l'événement. Il entr'aperçoit l'« unité cinquième » ou « quintessence du poème » qui n'avait pas été nommée jusqu'ici. Il parle ouvertement des multiples éléments qui composent l'étant, mais il évoque également l'endroit où ils se réunissent, dans le poème. Avec Heidegger, la philosophie entretient la poésie de son unité ou de sa non excentricité. À la croisée des chemins, entre l'Orient et l'Occident, le poème réunit la totalité de ce qui est dans un lieu unique et simple, Terre Sainte de tous les croyants. Dans la conférence « Bâtir, habiter, penser », un leitmotiv indique l'absence et corrélativement l'attente d'un tel site : « Lorsque nous disons `la terre' [ou, séparément, le ciel, les divins, les mortels] nous pensons déjà les trois autres avec lui ; pourtant nous ne considérons pas la simplicité des Quatre »253(*). Or, pour que cet site soit habitable, il nécessite d'être aménagée. Heidegger écrit : « le trait fondamental de l'habitation est le ménagement (das Schonen) »254(*). Il entend poursuivre l'aménagement entrepris par les poètes, cette fondation de l'être par la parole. Cette fois, la fondation va réunir ceci ou ceux qui ont été dispersés aux quatre vents. Elle va aménager la terre et de façon « positive » dans l'« entre deux » de la nature et de la grâce. Elle va faire un pas de plus pour déterminer les limites du « temple » où les mortels profanes vont devoir cohabiter et dialoguer.

BIBLIOGRAPHIE

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1.2 Ecrits posthumes 1870-1873, « Le drame musical grec », « La philosophie à l'époque tragique des Grecs », « La Vision dionysiaque du monde », « La joute chez Homère », « Vérité et mensonge au sens extra moral ».

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2.1 et 2.2 Considérations Inactuelles II, III et IV « De l'utilité et de l'inconvénient de l'histoire pour la vie (1874), « Schopenhauer éducateur » (1874), Richard Wagner à Bayreuth (1876).

3.1 et 3.2 Humain, trop humain I et II, Un livre pour esprits libres (1878-1879). Le Voyageur et son Ombre.

4. Aurore, pensées sur les préjugés moraux (1881).

5. Le Gai Savoir, « la gaya scienza » (1882-1887).

6. Ainsi parlait Zarathoustra, Un livre pour tous et pour personne (1883-1885).

7. Par-delà le Bien et le Mal, Prélude à une philosophie de l'avenir (1886). La Généalogie de la Morale, Pamphlet (1887).

8. Le Cas Wagner, un problème de musicien (1888). Le Crépuscule des Idoles, Comment on philosophe au marteau (1888, publié en 1889). L'Antéchrist, Imprécation contre le christianisme (1888, publié en 1894). Ecce Homo, Comment on devient ce qu'on est (1888, publié en 1908).

C. OEuvres de Martin Heidegger

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«La volonté de puissance en tant qu'art» (Semestre d'hiver 1936/37), "L'Eternel Retour du Même" (Semestre d'été 1937), «Propos sur Nietzsche» (1961).

- Questions II, trad. fr. André Préau, Paris, Gallimard, 1968.

«La doctrine de Platon sur la vérité» (1940).

- Nietzsche II (1939-1946), trad. fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961.

« L'éternel retour du même et la volonté de puissance » (1939), « Le Nihilisme européen » (1940), « La métaphysique de Nietzsche » (1940), « La métaphysique en tant qu'histoire de l'être » (1941), « La Remémoration dans la métaphysique»(1941).

- Achèvement de la métaphysique et poésie, trad. fr. A. Froidecourt, Paris, Gallimard, 2005. « La métaphysique de Nietzsche », « Penser et poétiser » (Cours pour le semestre d'hiver 1944-1945).

- Approches de Hölderlin, trad. fr. H. Corbin, M. Deguy, F. Fédier et J. Launay, Paris, Gallimard, 1962. « Hölderlin et l'essence de la poésie » (1936), « Comme au jour de fête » (1939), « Souvenir » (1943) , « Retour. Aux proches » (1943), « Terre et Ciel de Hölderlin » (1959), « le poème » (1968).

- Questions III, trad. fr. R. Monier, Paris, Gallimard, 1966.

« Lettres sur l'humanisme » (1946).

- Introduction à la métaphysique (1949), trad. fr. G. Kahn, Paris, Gallimard, 1972.

- Essais et Conférences, trad. fr. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958.

« Dépassement de la métaphysique » (1936-1946), « La Chose » (1950), «... L'homme habite en poète... » (1951), « Bâtir, Habiter, Penser» (1951), « La Question de la technique » (1953), « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? » (1953), « Post-scriptum. Lettre à un jeune étudiant ».

- Qu'appelle t-on penser ? (1954), trad. fr. A Becker et G. Granel, Paris, PUF, 1999.

- Chemins qui ne mènent nulle part, trad. fr. G. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962.

« L'origine de l'oeuvre d'art» (1936) - première rédaction : De l'origine de l'oeuvre d'art (1935), trad. fr. E. Martineau, Paris, Autentica, 1987. «Le mot de Nietzsche `Dieu est mort'» (1943), «Pourquoi des poètes?» (1946), « La parole d'Anaximandre » (1946).

- Acheminement vers la parole, trad. fr. J. Beaufret et W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1976. «La parole» (1950), «La parole dans l'élément du poème» (1953), «D'un entretien de la parole» (1953).

D. OEuvres Poétiques

- Aristophane, Théâtre complet, trad. fr. M.-J. Alfonsi, Paris, GF Flammarion, 1966.

- Eschyle, Théâtre complet, trad. fr. É. Chambry, Paris, GF Flammarion, 1964.

- Euripide, Théâtre complet, trad. fr. Marie, Delcourt Curvers, Paris, Gallimard, 2000.

- Hölderlin, Hypérion ou l'Ermite de Grèce, trad. fr. P. Jaccottet, Paris, Gallimard, 1965.

- Hölderlin, Hymnes et autres poèmes, trad. fr. B. Pautrat, Paris, Payot et Rivages, 2004.

- Homère, Iliade, trad fr. B. Yves, Paris, Les Belles Lettres, 1945.

- Sophocle, Théâtre complet,  trad. fr. R. Pignarre, Paris, GF Flammarion, 1964.

E. Études

Th. W. Adorno, Jargon de l'authenticité. De l'idéologie allemande, trad. fr. E. Escoubas, Paris, Payot, 1989.

Th. Adorno, Parataxes. Sur les derniers poèmes de Hölderlin (1962), dans Hölderlin, Hymnes, élégies et autres poèmes, Paris, GF Flammarion, 1983.

B. Allemann, Hölderlin et Heidegger, trad. fr. F. Fédier, Paris, PUF, 1987.

C. Angelino, Il «terribile segreto» di Nietzsche, Genova, Il melangolo, 2000.

Aristote, Ethique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1992.

Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2000.

Aristote, Physique, II, «Sur la nature», trad. fr. L. Couloubaristis, Paris, Vrin, 1991.

Aristote, Poétique, trad. fr. J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1985.

Aristote, Politique, trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1989.

A. Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989.

H. Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1999.

H. Bergson, Le rire, Paris, PUF, 1998.

H. Bergson, L'évolution créatrice, Paris, PUF, 2001.

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F. Schiller, De la poésie naïve et sentimentale, trad. fr. S. Fort, Paris, L'Arche, 2002.

F. Schiller, La fiancée de Messine, «De l'usage du choeur dans la tragédie», trad. H. Loiseau, Paris, Aubier-Montaigne, 1942.

F. D. E. Schleiermacher, Introduction aux dialogues de Platon, trad. fr. M. D. Richard, Paris, Cerf, 2004.

A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 2003.

P. Valéry, OEuvres, 2 vol., Paris, «Bibliothèque de la Pléiade», Gallimard, 1957.

G. Vattimo, Introduction à Nietzsche, trad. fr. J. Rolland, Paris, Cerf, 1991.

G. Vattimo, Introduction à Heidegger, trad. fr. J. Rolland, Paris, Cerf, 1985.

G. Vattimo, Poesia e ontologia, Mursia, Milano, 1968.

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U. von Wilamowitz-Moellendorff, «Philologie de l'avenir» dans Querelle autour de « La Naissance de la Tragédie », trad. de M. Cohen-Halimi, H. Poitevin et M. Marcuzzi Paris, Vrin, 1995.

U. Von Wilamowitz-Moellendorff, Qu'est-ce qu'une tragédie attique ? Introduction à la tragédie grecque (1889), trad. fr. par A. Hasnaoui, Paris, Les Belles Lettres, 2001.

Xénophon, Le Banquet, trad. fr. F. Ollier, Paris, Gallimard, 1993.

M. Zambrano, Philosophie et poésie, trad. fr. J. Ancet, Paris, José Corti, 2003.

TABLE DES MATIÈRES

Remerciements, p. 4

Introduction, p. 5

Première Partie - Platon et les poètes

1. L'apogée de la poésie, p.9

2. Le métier de poète, p.15

3. Le poète dans l'allégorie, p.22

Deuxième partie - La philosophie tragique de Nietzsche

1. L'alliance fraternelle d'Apollon à Dionysos, p.32

2. La mort de dieu, l'action de Socrate, p.38

3. La musique et le mythe, p.47

Troisième partie - Ontologie et poésie 

1. La métaphysique impensée, p.56

2. La vérité poétique de l'oeuvre d'art, p.62

3. Hölderlin ou la quadrature du poète, p.67

Bibliographie, p. 72

* 1 Aristote, Poétique, chap. 8, 1451a30, trad. fr. J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1985.

* 2 Platon, Phédon, 107 d, trad. fr. M. Dixsaut, Paris, GF Flammarion, 1991.

* 3 F. Nietzsche, Ecrits posthumes 1870-1873, Cinq préfaces à cinq livres qui n'ont pas été écrits, « La joute chez Homère », OEuvres Philosophiques Complètes, t.1, vol. 2, p. 192.

* 4 M. Heidegger, Nietzsche I, trad. fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971.

* 5 W. W. Jaeger, Paideia: la formation de l'homme grec, « Homère éducateur », trad. fr. A. & S. Devyver, vol.1, Paris, Gallimard, 1964.

* 6 Aristote, Poétique, trad J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 2000, 1449 b.

* 7 Platon, Le banquet, 205 c, trad. fr. E. Chambry, Paris, GF Flammarion, 1964.

* 8 Platon, Ion, 530 c, trad. fr. M. Canto, Paris, GF Flammarion, 1989.

* 9 Platon, Les Lettres, VII, 324 d, trad. fr. L. Brisson, Paris, GF Flammarion, 1994.

* 10 Ibid., 325 d.

* 11 Pour avoir un aperçu de la méthode Socratique: Charmide, Lachès, Euthyphrion, Hippias Majeur.

* 12 H. Cheniss, L'énigme de l'ancienne Académie, trad. fr. L. Boulakia, Paris, Vrin, 1993.

* 13 K. Gaiser, La dottrina non-scritta da Platone, trad. it. V. Cicero, Milano, Vita e Pensiero, 1994. Cf. M.-D. Richard, L'enseignement Oral de Platon : une nouvelle interprétation du platonisme, Paris, éditions du Cerf, 2005.

* 14 Platon, Phèdre, 274 d, trad. fr. L. Brisson, Paris, GF Flammarion, 1989.

* 15 Ibid., 275 c.

* 16 Diogène Laërce, Vie et doctrine des philosophes illustres, livre III, 5, trad. fr. M.-O. Goulet-Cazé, Paris, le livre de poche, 1999, p. 395-396.

* 17 Homère, L'Iliade, Chant XVIII, vers 392, trad fr. B. Yves, Paris, Les Belles Lettres, 1945.

* 18 Aristophane, Les Grenouilles, Théâtre complet, trad. fr. M.-J. Alfonsi, Paris, GF Flammarion, 1966.

* 19 F. Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, «Le problème de Socrate», Ouvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1975.

* 20 Platon, La République, III, 386 e, trad. fr. R. Bacou, Paris, GF Flammarion, 1966.

* 21 H.-G. Gadamer, «Philosophie et poésie», dans la Revue de métaphysique et de morale, Décembre 96, no 4, p. 466.

* 22 Platon, La République, op. cit., X, 601 b.

* 23 J.-P. Dumont, Les présocratiques, Héraclite A XXIII, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 145.

* 24 Platon, La République, op. cit., X, 595 a.

* 25 Platon, La République, op. cit., III, 398 b.

* 26 Platon, La République, op. cit., X, 607 d.

* 27 Platon, Les Lois, Livre VII, 817 b trad. E. des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1992. Confère aussi Platon, La République, op. cit., III, 398 a.

* 28 Platon, Les Lois, op. cit. VII, 801 c.

* 29 Platon, La République, op. cit. IV, 441 b.

* 30 Ibid., IV, 443 d.

* 31 Ibid., IV, 444 a.

* 32 Ibid., X, 606 c. Sur cette ancienne divergence, confère Les Silles de Xénophane, fragments B X à XX et Héraclite A I, XXII-XXIII et B XLII.

* 33 Ibid., X, 596 c.

* 34 Ibid., X, 598 b.

* 35 Ibid., X, 599 b.

* 36 Ibid., II, 377 b.

* 37 Ibid., II, 395 d.

* 38 Ibid., II 377 e.

* 39 Ibid., II, 380 c.

* 40 Ibid., II, 382 c.

* 41 Ibid., X, 601 d.

* 42 Ibid., X, 601 e.

* 43 Ibid., III, 396 c.

* 44 Ibid., III, 397 b.

* 45 Ibid., IV, 428 b.

* 46 Ibid., IV, 430 c.

* 47 Ibid., I, 331 a.

* 48 Bergk, Poet. Lyr. Gr. I, p. 452.

* 49 Ibid., III, 386 d.

* 50 Platon, Phédon, op. cit., 68 c.

* 51 Ibid., 81 c.

* 52 Homère, Iliade, op. cit., Chant XVIII, vers 27 à 44.

* 53 Ibid., XXIII, 175 et ss.

* 54 Ibid., XXIV, 14 et ss.

* 55 Ibid., XXIV, 502 à 555.

* 56 Platon, La République, op. cit., X, 602 b.

* 57 Ibid., III, 394 d.

* 58 Ibid., III, 395 a

* 59 Ibid., X, 607 a.

* 60 Ibid., VII, 829 c.

* 61 Ibid., III, 393 a.

* 62 Ibid., I, 329 b.

* 63 Ibid., II, 377 a.

* 64 Louis Couturat, De platonicis mythis, Paris, Alcan, 1896.

* 65 Platon, Phèdre, op. cit., 229 c.

* 66 Ibid., 230 a.

* 67 Aristote, La Métaphysique, , 8, 1074 b 1, trad fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991.

* 68 Platon, La République, op. cit., II, 378 d.

* 69 P. Frutiger, Les mythes de Platon, Paris, Alcan, 1930, p. 224.

* 70 Ibid., p. 101.

* 71 Platon, La République, op. cit., VII, 514 a.

* 72 Ibid., VII, 514 a.

* 73 Ibid., VII, 514 b.

* 74 Ibid., VII, 517 a.

* 75 Ibid., VII, 516 c.

* 76 Ibid., VII, 515 c.

* 77 Ibid., II, 364 d.

* 78 Ibid., II, 364 e.

* 79 J.-P. Dumont, Les Présocratiques, Héraclite B V, op. cit., p. 147.

* 80 Platon, La République, op. cit., VII, 519 c.

* 81 Ibid., VII, 519 d.

* 82 Ibid., VII, 518 c.

* 83 Ibid., VII, 518 d.

* 84 Platon, Alcibiade, 245 d, trad. fr. C. Marboeuf, Paris, GF Flammarion, 1998.

* 85 Platon, Théètète, 150 d, trad. fr. E. Chambry, Paris, GF Flammarion, 1967.

* 86 Platon, La République, op. cit. VII, 515 c.

* 87 Ibid. VII, 515 d.

* 88 Ibid., VII, 515 e.

* 89 Ibid., VII, 516 b.

* 90 M. Heidegger, Questions II, «La Doctrine de Platon sur la vérité» (1940), trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1968, p. 439.

* 91 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, t.2, trad. fr. J. La Coste, Paris, Editions de Minuit, 1972, p. 124.

* 92 J.-P. Dumont, Les Présocratiques, Héraclite B VI, op. cit., p. 147.

* 93 Platon, La République, op. cit., VII, 515 c.

* 94 Ibid., VII, 520 d.

* 95 Ibid., II, 376 c.

* 96 Ibid., VII 521 a.

* 97 Ibid., III, 412 b.

* 98 Ibid., III, 411 a.

* 99 Ibid., III, 519 b.

* 100 Ibid., III, 415 a.

* 101 J.-P. Dumont, Les présocratiques, Héraclite B XXII, op. cit., p.151.

* 102 Platon, Cratyle, 399 c, trad. fr. Chambry, Paris, GF Flammarion, 1967.

* 103 Ibid., 400 b.

* 104 Luc Brisson et F. W. Meyerstein, Puissance et limite de la raison, Paris, Les Belles Lettres, 1995.

* 105 Friedrich Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, Oeuvres Philosophiques Complètes, tome 1, vol. 1, sous la direction de G. Colli et M. Montinari, trad. fr. M. Haar, P. Lacoue-Labarthe, J-L Nancy, Paris, Gallimard, 1975, p. 41.

* 106 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, «Dédicace à Richard Wagner», OPC, op. cit, p. 40.

* 107 F. Nietzsche, Ecrits posthumes 1870-1873, «La Vision dionysiaque du monde» (1870), OPC, t. I, vol. 2, op. cit., p. 64.

* 108 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, § 1, OPC, op. cit., p.41.

* 109 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Livre I, Chap. 3, trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 2003, p. 31.

* 110 Ibid., Livre II, Chap. 23, p. 155.

* 111 Platon, La République, op. cit., VI, 508 a.

* 112 Platon, Cratyle, op. cit., 405 d.

* 113 J.-P. Dumont, Les présocratiques, Thalès B III, op. cit., p. 22. Cf. F. Nietzsche, Ecrits posthumes 1870-1873, «La philosophie a l'époque tragique des Grecs», § 3, OPC, op. cit., p. 220.

* 114 Platon, Cratyle, op. cit., 406 c.

* 115 Giorgio Colli, Ecrits sur Nietzsche, trad. fr. P. Farazzi, Paris, Editions de L'éclat, 1980, p. 21.

* 116 Platon, Phèdre, op. cit., 244 a.

* 117 Ibid., 265 b.

* 118 Johann Joachim Winckelman, Histoire de l'art dans l'Antiquité, Première partie, Ch. 4, § 2, trad. fr. D. Tassel, Paris, La pochothèque, 2005.

* 119 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, § 3, OPC, op. cit., p. 50.

* 120 Ibid., § 4, p. 55.

* 121 F. Schiller, De la poésie naïve et sentimentale, trad. fr. S. Fort, Paris, L'Arche, 2002, p. 30.

* 122 Ibid.

* 123 Platon, La République, op. cit, VII, 523 b.

* 124 Ibid., VII, 524 e.

* 125 F. Schiller, La fiancée de Messine, «De l'usage du choeur dans la tragédie», trad. H. Loiseau, Paris, Aubier-Montaigne, 1942, p. 97.

* 126 Ibid., p. 99.

* 127 F. Nietzsche, Ecrits posthumes 1870-1873, OPC, op. cit., «Vérité et mensonge au sens extra moral», p.275.

* 128 Gianni Vattimo, Introduction à Nietzsche, trad. fr. J. Rolland, Paris, Cerf, 1991.

* 129 F. Nietzsche, Humain, trop humain, II, OPC, t. III, vol. 2, Deuxième partie, «Le voyageur et son ombre», § 308.

* 130 Plutarque, Sur la disparition des oracles, 17, trad. fr., R. Flacelière, Paris, Les Belles Lettres, 1947, p. 87.

* 131 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, «Essai d'autocritique» (1886), § 3, OPC, op. cit., p. 28.

* 132 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, § 11, OPC, op. cit., p. 87.

* 133 Aristophane, Les Grenouilles, op. cit., v. 941 cité par F. Nietzsche, Ecrits posthumes 1870-1873, «Socrate et la tragédie», OPC, op. cit., p. 34.

* 134 F. Schiller, Sur l'Art tragique, trad. fr. A. Régner, Arles, ed. Sulliver, 2005.

* 135 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, § 12, OPC, op. cit., p. 95.

* 136 E. Kant, Critique de la faculté de juger, Livre I, «Analytique du beau», § 5, trad. fr. sous la dir. de F. Alquié, Paris, Gallimard, 1985, p. 137.

* 137 Ibid., § 7, p. 142.

* 138 Ibid., § 16, p. 162.

* 139 Ibid., § 22, p. 175.

* 140 E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., Livre II, «Analytique du sublime», § 26, p. 190,

* 141 Ibid., § 27, p. 198.

* 142 Diogène Laërce, Vie et doctrines des philosophes illustres, op. cit. livre II, 18, p. 226.

* 143 Aritosphane, Les Nuées, op. cit., v. 1377.

* 144 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, §12, OPC, op. cit., p. 96.

* 145 Platon, Phédon, op. cit., 60 b.

* 146 Platon, L'Apologie de Socrate, 22 b, trad. fr. L. Brisson, Paris, GF Flammarion, 1997.

* 147 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, §13, OPC, op. cit., p. 99.

* 148 F. Nietzsche, Humain, trop humain, I, OPC, t. III, vol. 1, § 217, «L'intellectualisation du grand art».

* 149 Platon, L'Apologie de Socrate, op. cit., 28 b.

* 150 Platon, Phédon, op. cit., 118 a.

* 151 F. Nietzsche, Le Gai Savoir, OPC, t. V, Livre IV, § 340, «Socrate mourant».

* 152 F. Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, OPC, t. VIII., «Le problème de Socrate», § 1.

* 153 F. Nietzsche, Introduction à l'étude des dialogues de Platon, Première partie, § 1, trad. fr. O. Berrichon-Sedeyn, Paris, Edition de l'Eclat, 1991.

* 154 Platon, Philèbe, 16 c., trad. fr. J.-F. Pradeau, Paris, GF Flammarion, 2002.

* 155 J.-P. Dumont, Les présocratiques, Héraclite A VI, op. cit., p. 167.

* 156 Platon, Théétète, 152 d. trad. fr. E. Chambry, Paris, GF Flammarion, 1967.

* 157 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, Livre III, § 50, op. cit., p. 304.

* 158 F. Nietzsche, Considérations inactuelles, IV, OPC, t. II, vol. 2, «Richard Wagner à Bayreuth», § 6.

* 159 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, Livre III, § 52 op. cit., p. 327.

* 160 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, Suppléments au livre III, chap. 39, «De la métaphysique de la musique», p. 1189.

* 161 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 17, OPC, op. cit., p. 118.

* 162 F. Nietzsche, Fragment posthume 7 [127] de fin 1870-avril 1871, OPC, op. cit., p. 299.

* 163 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 21, OPC, op. cit., p. 139.

* 164 Aristote Politique, VIII, 1341 b, trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1989.

* 165 F. Nietzsche, «Introduction aux études de philologie classique» (1871), trad. fr. F. Dastur et M. Haar, Paris, Encre Marine, 1994.

* 166 U. von Wilamowitz-Moellendorff, «Philologie de l'avenir» dans Querelle autour de « La Naissance de la Tragédie », trad. de M. Cohen-Halimi, H. Poitevin et M. Marcuzzi Paris, Vrin, 1995, p. 93.

* 167 F. Nietzsche, La Gai Savoir, livre IV, OPC, t. V, «Regard en arrière», § 317.

* 168 F. Nietzsche, Le Cas Wagner, OPC, t. VIII, § 10.

* 169 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 19, op. cit., p. 128.

* 170 F. Nietzsche, Ecrits Posthumes 1870-1873, OPC, op. cit., «Le drame musical grec», p. 17.

* 171 E. Faure, Histoire de l'art, L'art antique, «Le crépuscule des hommes», Paris, Denoël, 1985, p. 235.

* 172 Diogène Laërce, Vie et sententes des philosophes illustres, op. cit. livre II, 19, p. 228.

* 173 Aristote, Poétique, op. cit., 1457 b 7, p. 61.

* 174 Ibid., 1457 b 25, p. 62.

* 175 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 25, OPC, op. cit., p. 155.

* 176 Platon, La République, op. cit., III, 399 b.

* 177 F. Nietzsche, Le Gai Savoir, Livre V, OPC, op. cit., § 370, «Qu'est-ce que le romantisme?».

* 178 F. Nietzsche, Ecce Homo, «Pourquoi j'écris de si bon livres : La Naissance de la Tragédie», § 2, OPC, t. VIII.

* 179 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Première partie, «Des contempteurs du corps», OPC, t. VI,

* 180 Ibid. « Pourquoi je suis un destin, § 9. Cf. C. Angelino, Il «terribile segreto» di Nietzsche, Genova, Il melangolo, 2000, «Dionyso contro il crocifisso».

* 181 F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, OPC, op. cit., «Ce que je dois aux anciens», § 5.

* 182 H. Bergson, L'évolution créatrice, Chap. 1, Paris, Puf, 2001, p. 97.

* 183 M. Heidegger, Questions II, «La Doctrine de Platon sur la vérité» (1940), trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1968, p. 442.

* 184 Ibid., p. 455.

* 185 Ibid., p. 459.

* 186 Platon, La République, op. cit., VI, 508 b.

* 187 M. Heidegger, Nietzsche II (1940), «Le Nihilisme européen», trad. Fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961, p. 175.

* 188 M. Heidegger, Nietzsche II, «Le Nihilisme européen», op. cit., p. 115.

* 189 M. Heidegger, Questions I, «Ce qui fait l'être-essentiel d'un fondement ou `raison'» (1929), trad. fr. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1968.

* 190 M. Heidegger, Etre et temps, trad. fr. H. Corbin et F. Vezin, Paris, Gallimard, 1976, § 65, p. 388.

* 191 M. Heidegger, Questions I, «Qu'est-ce que la métaphysique?» (1929), op. cit., p. 43.

* 192 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., § 40, p. 236.

* 193 Ibid., p. 63.

* 194 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., § 44, p. 263.

* 195 M. Heidegger, Questions I, «De l'essence de la vérité» (1930), op. cit., p. 173.

* 196 Ibid., p. 148.

* 197 Ibid., p. 179.

* 198 Ibid., p. 184.

* 199 Ibid., p. 182.

* 200 M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. fr. G. Kahn, Paris, Gallimard, 1972, p. 37.

* 201 F. Nietzsche, Nietzsche II, «La métaphysique en tant qu'histoire de l'être», op. cit., p. 324.

* 202 M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, op. cit., p. 61.

* 203 F. Nietzsche, Le Gai Savoir, OPC, op. cit., § 125, «L'insensé».

* 204 F. Nietzsche, Ecce Homo, «Pourquoi j'écris de si bon livres: Les considérations inactuelles», § 2, OPC, op. cit.

* 205 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, «Le mot de Nietzsche `Dieu est mort'» (1943), trad. fr. G. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 253.

* 206 Cf. F. Nietzsche, Ecrits Posthumes, 1870-1873, «La Vision dionysiaque du monde», § 3, OPC, op. cit.

* 207 M. Heidegger, «Le mot de Nietzsche `Dieu est mort'», op. cit., p. 291.

* 208 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, «Pourquoi des poètes?» (1946), op. cit., p. 323.

* 209 M. Heidegger, Essais et Conférences, «Lettre à un jeune étudiant», trad. fr. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 219.

* 210 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, »L'origine de l'oeuvre d'art» (1936), op. cit., p. 33.

* 211 E. Kant, Critique de la faculté de juger, « Déduction des jugements esthétiques purs », § 46, op. cit., p. 261.

* 212 Athur Coleman Danto, La transfiguration du banal, chap. 4, trad. fr. C. Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 1989, p. 161.

* 213 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, «L'origine de l'oeuvre d'art», op. cit., p. 37.

* 214 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., § 42, p. 247.

* 215 Ibid., p. 250.

* 216 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, «L'origine de l'oeuvre d'art», op. cit., p. 34.

* 217 Ibid., p. 51.

* 218 J.-P. Dumont, Les présocratiques, Héraclite B CXXIII, op. cit., p. 173.

* 219 M. Heidegger, De l'origine de l'oeuvre d'art (1935), trad. fr. E. Martineau, Paris, Autentica, 1987, p. 32.

* 220 M. Heidegger, «L'origine de l'oeuvre d'art», op. cit., p. 81.

* 221 M. Heidegger, Questions IV, «Temps et être», trad. fr. J. Beaufret, Paris, Gallimard, 1991.

* 222 M. Heidegger, «L'origine de l'oeuvre d'art», op. cit., p. 82.

* 223 Beda Allemann, Hölderlin et Heidegger, Troisième partie, «Le dialogue», trad. fr. F. Fédier, Paris, Puf, 1987, p. 139.

* 224 M. Heidegger, Approches de Hölderlin, «Hölderlin et l'essence de la poésie»(1936), trad. fr. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1962, p. 48.

* 225 P. Valéry, Variété, «mémoire d'un poète», Oeuvres, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1957.

* 226 M. Heidegger, Nietzsche II, «La Remémoration dans la métaphysique», op. cit., p. 394.

* 227 M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 365.

* 228 M. Heidegger, Essais et Conférences, «Que veut dire penser?» (1952), op. cit., p. 163.

* 229 Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989.

* 230 Aristote, Métaphysique, , 2, trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991.

* 231 M. Heidegger, Approches de Hölderlin, «Hölderlin et l'essence de la poésie», op. cit., p. 43.

* 232 M. Heidegger, Approches de Hölderlin, «Avant-Propos», op. cit., p. 8.

* 233 M. Heidegger, Acheminement vers la parole, «La parole dans l'élément du poème» trad. fr. J. Beaufret, Paris, Gallimard, 1976, p. 41

* 234 M. Heidegger, «Hölderlin et l'essence de la poésie», op. cit., I, p. 43.

* 235 Hölderlin, Hypérion ou l'Ermite de Grèce, Premier livre, trad. fr. P. Jaccottet, Paris, Gallimard, 1965, p. 91.

* 236 M. Heidegger, «Hölderlin et l'essence de la poésie», op. cit., II, p. 46.

* 237 Ibid., II, p. 47.

* 238 Th. W. Adorno, Jargon de l'authenticité. De l'idéologie allemande, trad. fr. E. Escoubas, Payot, 1989.

* 239 M. Heidegger, «L'origine de l'oeuvre d'art», op. cit., p. 69.

* 240 M. Heidegger, «Hölderlin et l'essence de la poésie», op. cit., III, p. 49.

* 241 Ibid., III, p. 50.

* 242 Ibid., III, p. 51.

* 243 W. F. Otto, Les dieux de la Grèce, trad. fr. C. Grimbert et A. Morgant, Paris, Payot, 1993.

* 244 M. Heidegger, Schelling, trad. fr. J.-f. Courtine, Paris, Gallimard, 1977, p. 54.

* 245 M. Heidegger, Approches de Hölderlin, «Terre et Ciel de Hölderlin», op. cit., p. 222.

* 246 Hölderlin, Hymnes et autres poèmes, «Souvenir», trad. fr. B. Pautrat, Paris, Payot et Rivages, 2004.

* 247 M. Heidegger, «Hölderlin et l'essence de la poésie», op. cit., IV, p. 52.

* 248 H. Bergson, La pensée et le mouvant, III, «Le possible et le réel», Paris, Puf, 1999, p. 99.

* 249 M. Heidegger, «Hölderlin et l'essence de la poésie», op. cit., V, p. 59.

* 250 Ibid., p. 56.

* 251 Ibid., p. 57.

* 252 J.-F. Mattéi, L'ordre du monde. Platon, Nietzsche, Heidegger, Chap. VII, Paris, Puf, 1989, p.190.

* 253 M. Heidegger, Essais et Conférences, «Bâtir, Habiter, Penser»(1951), op. cit., p. 176-177.

* 254 Ibid., p. 177.






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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams