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Le symbolisme de l'ombre et de la lumière dans Lorenzaccio de Musset sous l'influence de Shakespeare

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par Marie Havard
Université de Perpignan, UFR Sciences de l'Homme et de l'Humanité - Master 1 Lettres Modernes 2005
  

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INTRODUCTION

La symbolique de l'ombre et de la lumière utilisée par Musset est déjà présente chez Shakespeare. Avant de nous intéresser de plus près à Musset, il semble utile de rappeler quelques aspects de la réception de Shakespeare en France. La réception de Shakespeare en France est complexe et partagée. Voltaire est le premier à jouer un rôle important pour l'avènement de Shakespeare sur la scène française : il fait jouer Brutus, tragédie en cinq actes, en 1730. La pièce, adaptée librement, entre autres, de Julius Caesar, à la fois pour mieux correspondre aux règles du théâtre classique (qui n'admet pas de représentation du peuple par exemple) mais aussi pour apporter de nouvelles idées au théâtre français (moins de rigueur ) à propos de la bienséance qui en ce temps-là accepte un suicide mais pas un meurtre sur scène, tentative de renouveau des sujets en ajoutant une notion politique), a un succès modéré. L'effet produit à Londres par le fantôme du père d'Hamlet a vivement frappé Voltaire, et il espère obtenir une impression semblable avec le spectre d'Amphiaraüs qu'il introduit dans sa pièce Eriphyle en 1732. Il retire cette pièce, à laquelle il ne voit que des défauts, pour la remplacer par Sémiramis en 1748, et où il introduit un spectre, l'ombre de Ninus sortant de son tombeau, pour prévenir un inceste, et pour venger sa mort. Certaines scènes de Macbeth, plus particulièrement les scènes de meurtre, l'ont inspiré pour écrire Mahomet (1742). Avant Voltaire, le nom de Shakespeare n'était que très rarement prononcé. Louis XIV possédait une copie du second folio1(*) dans la bibliothèque royale et le surintendant Fouquet avait des exemplaires de travaux de Shakespeare. Dans la revue Le Journal des Savants en 1708, Shakespeare est décrit comme « le poète anglais le plus célèbre en ce qui concerne la tragédie ». Mais le peu d'approfondissement que cet article porte au dramaturge est la preuve évidente qu'il reste encore méconnu, et peut-être même bien peu lu.

Voltaire se rend en Angleterre en 1725. L'impact que la découverte de Shakespeare a sur lui est énorme. Il reprend à son compte ses idées, son « génie », qu'il admire puisqu'il propose des traductions d'Hamlet et de Julius Caesar. Il apprécie avant tout le traitement de l'action. Cependant, l'attention que Voltaire porte au dramaturge anglais est complexe. Dans Les Lettres Philosophiques, il écrit de celui qui « passait pour le Corneille des anglais » : «  Il avait un génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre étincelle de bon goût, et sans la moindre connaissance des règles »2(*). Voltaire, qui s'approprie Shakespeare pour remodeler le théâtre français, se montre très critique vis-à-vis de lui. Il n'admire que « quelques morceaux détachés », comme par exemple le monologue d'Hamlet, de l'acte III, scène 1, dont il propose une traduction dans la lettre XVIII des Lettres Philosophiques. Selon lui, les pièces anglaises sont « presque toutes barbares, dépourvues de bienséance, d'ordre, de vraisemblance » et ont « des lueurs étonnantes au milieu de cette nuit ». Nous remarquons bien ici quelle est la principale difficulté pour la bonne réception de Shakespeare en France : les règles qui dirigent le théâtre du dix-huitième siècle. Le passage où les fossoyeurs, dans Hamlet, creusent une tombe en plaisantant, en buvant et en chantant3(*) est totalement inacceptable. Il ne correspond pas à la règle d'unité de ton qui constitue le bon goût de l'époque. Les scènes de violence et de meurtre sont des irrégularités qui ne correspondent pas à la bienséance. Le règne de Louis XIV avait amené la France à être l'un des hauts lieux de culture, mais la littérature devait être codifiée pour donner au pays une apparente unité. Les trois règles sur le temps, le lieu, et l'action, les règles d'Aristote ainsi que celles définies par Boileau dans l'Art Poétique dominaient la littérature.

Voltaire, dans ses traductions de Julius Caesar et d'Hamlet, remodèle le théâtre anglo-saxon, jugé irrégulier, pour qu'il corresponde au bon goût de son siècle. La version qu'il propose du célèbre monologue d'Hamlet diffère de la version shakespearienne. Elle est plus réductrice. Voltaire omet intentionnellement l'idée de rêves et il rajoute une notion anti-cléricale qui n'existait pas dans le texte original. Il utilise Shakespeare pour attaquer le clergé français et pour diffuser ses idées sur la religion. Dans La Mort de César, il supprime les personnages féminins et réduit la pièce à des crimes politiques, à des sentiments patriotiques et à l'amour de la liberté. C'est un échec: le public français la trouve barbare, et sa construction en trois actes est trop irrégulière ; en Angleterre, le public est déçu de ne pas reconnaître l'authentique Julius Caesar. Ainsi la première apparition de Shakespeare en France est indirecte et déguisée, puisque Voltaire réutilise Shakespeare à son compte, dans le but de rénover la scène française. On voit ainsi la complexité de la réception de Shakespeare en France, et ce, dès les débuts du dix-huitième siècle.

LaPlace propose en 1745 une traduction de Shakespeare beaucoup plus fidèle que celle de Voltaire. Cependant, pour un grand nombre de pièces il résume en prose les scènes qui lui semblent les moins importantes. Le théâtre de Shakespeare est toujours considéré comme étrange, contraire aux règles et aux préceptes d'Aristote, mais on commence à s'y intéresser, pour la richesse de son imagination, pour les variantes de constructions. Cette première « véritable » traduction permet au public français de percevoir les plagiats commis par Voltaire. L'intérêt pour l'Angleterre et pour sa littérature commence alors à se développer en France, même si, pour Voltaire, cet intérêt a comme but d'établir par comparaison une critique de la France.

Le Tourneur, à son tour, traduit le théâtre de Shakespeare, traduction beaucoup plus complète puisqu'elle se fait en vingt volumes, et supérieure aux précédentes, bien que le texte soit traité encore avec beaucoup de liberté. La préface de l'oeuvre de Le Tourneur joue un grand rôle dans la transformation progressive du paysage littéraire français, transformation qui avait commencé dès Voltaire. Il y critique l'hégémonie des règles sur l'écriture et émet l'idée de la supériorité de Shakespeare sur Corneille et Racine, dont les oeuvres restent cependant des merveilles du classicisme, au succès incontestable. Voltaire n'apprécie pas ces traductions, qui jettent une ombre sur son propre succès littéraire. Il multiplie les attaques contre Shakespeare4(*).

Cependant, La Place et Le Tourneur ont ouvert de nouvelles perspectives, et peu à peu, la réflexion sur les règles va s'amplifier, le goût du public va s'élargir et s'ouvrir au théâtre étranger. Les autres traducteurs de Shakespeare continuent dans le même sens que les précédents, et avec de plus en plus de succès : Ducis réussit la performance de traduire sans connaître la langue anglaise, en se fondant sur les travaux de La Place et de Le Tourneur et c'est un triomphe, malgré la libre adaptation qui déforme les textes.

Le débat sur la question des règles en France recoupe le problème de la réception de Shakespeare: faut-il laisser Shakespeare gagner le théâtre français, même si ses pièces sont irrégulières? Shakespeare, « casus belli », devient alors un symbole, celui d'un nouveau courant littéraire émergent qu'on appellera plus tard le romantisme.

Au début du XIXe siècle, les idées romantiques ne prennent leur sens qu'en tant qu'opposées à celles du classicisme. N'oublions pas que le terme « romantisme » ne sera utilisé que plus tard par Hugo. Stendhal parle de « romanticisme » en 1823, et avant cela, le mot n'existe pas en France. C'est Madame de Staël qui va introduire l'adjectif « romantique » en France, pour traduire l'allemand « romantisch », qui caractérise ce qui s'oppose au classicisme. Dès 1800, Madame de Staël prend position dans le débat autour de Shakespeare. Dans De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, elle retrace l'évolution de la littérature et de la pensée à travers différents types de sociétés, de gouvernements et de religions. Elle propose un renouveau des modèles de la littérature : il faut s'inspirer non plus des Greco-latins mais des Nordiques, qui expriment les sentiments et les sensations ; et elle suggère l'émancipation des règles strictes du classicisme. Dans le chapitre XIII, elle explique la violence et les sujets barbares de Shakespeare par ses origines nordiques5(*), et justifie ainsi les « défauts » qui déplaisent aux lecteurs contemporains. Elle loue en Shakespeare la connaissance du coeur de l'homme, la peinture des passions et, surtout, l'effet que son théâtre produit sur le lecteur, qui ressent les mêmes émotions qu'il ressentirait dans la vraie vie6(*). Cependant, elle n'apprécie pas son style, trop touffu, ni les répétitions inutiles, le recours au fantastique, ni les images devenues incohérentes par l'utilisation excessive de contrastes7(*). Nous remarquons que le style de Shakespeare reste en partie inacceptable même pour ceux qui reconnaissent son génie. Cela dit, Madame de Staël, après avoir lu Shakespeare, souhaite un remaniement du théâtre français pour qu'il mette en scène le vrai caractère de l'homme, que lui seul a su décrire. Dans De l'Allemagne, qui paraît quelques années plus tard, elle réaffirme ses idées libérales et modernes et donne Shakespeare comme exemple de beauté capable de vivifier la littérature. Elle révise son jugement sur le mélange des genres : c'est ainsi qu'est véritablement le coeur humain. Elle prône le rejet des trois unités à part celle d'action et elle critique de ce fait le classicisme français. En outre, Madame de Staël contribue à faire connaître en France Schiller, Goethe et Schlegel, du « Sturm und Drang », mouvement romantique allemand, ce qui va jouer un grand rôle pour le développement d'une nouvelle littérature en France, une littérature moderne et libérée des contraintes. Chateaubriand importe aussi considérablement dans la naissance du courant romantique, lui que Victor Hugo va choisir comme maître spirituel. Dans son essai Shakspere ou Shakspeare en 1801, il cite de belles scènes du théâtre de Shakespeare ; il approuve l'utilisation des contrastes, qui correspondent à la vraie vie, et du naturel ; il écrit avec enthousiasme :

« Pauvres gens qui ne sentez pas ce qu'il y a de merveilleux dans ce dialogue : la nature elle-même prise sur le fait ! Quelle simplicité ! quel naturel ! quelle franchise ! quel contraste comme dans la vie ! quel rapprochement de tous les langages, de toutes les scènes, de tous les rangs de la société ! »8(*)

Cependant il a un jugement négatif en ce qui concerne son style : Shakespeare utilise parfois un style noble et poétique pour rendre compte de situations ordinaires. Chateaubriand et Madame de Staël cherchaient à modifier la littérature par un esprit nouveau, le premier par le christianisme9(*), la seconde par l'idée moderne de la perfection de l'homme et par l'ouverture au théâtre étranger. Ces deux écrivains amorcent les premières hostilités contre le classicisme et ils influencent profondément l'un des plus grands auteurs du XIXe siècle, Victor Hugo, dont la préface de Cromwell marque la naissance du romantisme. A nouveau, on utilise les travaux de Shakespeare dans un but bien précis, qui est celui de démontrer la solidité des arguments modernes. A partir de ce moment, le destin de Shakespeare est véritablement lié à celui du romantisme.

Guizot publie en 1821 les Oeuvres complètes de Shakespeare, permettant à la jeune génération de poètes et de critiques de se créer un avis personnel sur le poète et dramaturge anglais. Dans Shakespeare et son temps, il s'oppose clairement aux règles des trois unités:

«  L'unité d'impression, ce premier secret de l'art dramatique, a été l'âme des grandes conceptions de Shakespeare et l'objet instinctif de son travail assidu, comme elle est le but de toutes les règles inventées par tous les systèmes. Les partisans exclusifs du système classique ont cru qu'on ne pouvait arriver à l'unité d'impression qu'à la faveur de ce qu'on appelle les trois unités. Shakespeare y est parvenu par d'autres moyens ».10(*)

En effet, l'illusion est nécessaire pour apprécier une pièce de théâtre ; or, l'illusion repose sur l'émotion suscitée chez le spectateur. L'émotion est donc essentielle. Pour la créer, il faut que la pièce dégage une impression de vérité. La règle des trois unités se révèle donc inutile. Guizot, dans ce texte, propose une critique historique de Shakespeare. Il explique que la nation anglaise accepte la liberté et l'indépendance individuelles, même sous le despotisme des Tudor, et que toutes les classes sont unies lorsqu'il s'agit de s'exprimer sur un sujet national ou local. Les premiers poèmes dramatiques étaient nationaux et religieux, et ils n'appartenaient pas à une classe en particulier, ce qui peut expliquer le succès des tragédies qui vont être créées sur ce modèle. Peut-être Stendhal a-t-il lu cette critique, puisqu'il propose la création de tragédies nationales françaises libérées des contraintes, dans Racine et Shakespeare.

Le romantisme s'élève donc contre le classicisme, pour rejeter ses canons esthétiques : d'un côté nous avons la vérité personnelle, l'absence de règles, le mélange des genres, l'émotion, la démesure et la provocation, de l'autre nous trouvons la vérité universelle, les règles, la distinction des genres, la raison, la mesure et la bienséance. Le romantisme impose des thèmes négligés jusqu'alors : un idéal social, la nature comme miroir de l'âme, l'originalité trouvée dans de nouvelles formes, l'imagination et le fantastique, l'épanchement du moi, le goût pour le passé (pour les périodes troubles plus particulièrement), pour l'exotisme et pour le mystérieux. Puis le goût pour le drame se développe : la mort, le macabre et la violence attirent de plus en plus le spectateur.

Deux textes importants, qui deviennent des manifestes du romantisme, paraissent, en 1823 avec Racine et Shakespeare de Stendhal, et en 1827 avec Cromwell de Victor Hugo. A sa naissance, le courant romantique est divisé entre les romantiques royalistes et religieux (comme Chateaubriand, qui s'exprime contre le rationalisme des Lumières et contre la Raison qui conduit à la perte de la foi, et qui célèbre le merveilleux chrétien) et les romantiques libéraux et anticléricaux (qui sont plus attachés aux règles classiques). L'idée de Stendhal est de modifier le goût qui se conformait aux doctrines de La Harpe dans son Cours de littérature ancienne et moderne11(*). Selon lui, il faudrait instaurer une tragédie nationale en prose, parce que la prose crée l'illusion du naturel. La tragédie doit correspondre à l'époque et concerner le spectateur, car le goût du public a changé, comme il l'écrit dans la définition du « romanticisme » devenue célèbre : 

« Le romanticisme est l'art de présenter aux peuples les oeuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le grand plaisir possible à leurs arrière-grands-pères ».

Pour lui, Shakespeare est le représentant de ce genre de littérature romantique, lui dont les oeuvres sont riches d'action et de terreur, sans fausse délicatesse, et qui mettent en scène des personnages approfondis. Son théâtre est libéré et représente l'actualité, il est mieux adapté car il n'est pas codifié et ainsi, il est vivant et passionné. Dans le Racine et Shakespeare de 1825, il donne une définition de la tragédie romantique : « Qu'est-ce que la tragédie romantique ? Je réponds hardiment, c'est la tragédie en prose qui dure plusieurs mois et se passe en des lieux divers »12(*).

Victor Hugo rassemble les idées provenant du romantisme libéral et anticlérical et celles du romantisme royaliste et religieux. Comme Stendhal, il encourage les écrivains à rechercher le vrai et à plaire au public contemporain en créant un théâtre qui représente la vie réelle sous tous ses aspects. Il faut donc condamner les règles aristotéliciennes de lieu et de temps, mais conserver celle d'action. Ainsi, le drame romantique nécessite une totale liberté d'écriture, qui trouve sa réalisation dans le rejet de règles et de modèles, sauf des « lois générales de la nature ». Une fois encore, Shakespeare est donné en exemple, et est associé au drame13(*). D'ailleurs, nous pouvons remarquer que Victor Hugo emploie la notion de drame alors que Stendhal utilise celle de tragédie14(*). Les deux écrivains sont romantiques mais de façon différente : Stendhal veut un théâtre naturel avant tout, alors que pour Hugo le vers est indispensable pour créer une oeuvre hors du commun. Hugo donne une définition du drame dans la préface de Cromwell, en 1827 :

« L'ode chante l'éternité, l'épopée solennise l'histoire, le drame peint la vie. Le caractère de la première poésie est la naïveté, le caractère de la seconde est la simplicité, le caractère de la troisième, la vérité. [...] Les personnages de l'ode sont des colosses [...] ; ceux de l'épopée sont des géants ; [...] ; ceux du drame sont des hommes : Hamlet, Macbeth, Othello. L'ode vit de l'idéal, l'épopée du grandiose, le drame du réel. Enfin, cette triple poésie découle de trois grandes sources : la Bible, Homère, Shakespeare »15(*).

En quelques phrases Victor Hugo situe le drame parmi les grands genres de la littérature de l'antiquité. Le drame romantique, selon Hugo, doit donc se rapprocher de la totalité complexe de la vie, tout en représentant l'homme tel qu'il est, et non pas tel qu'il a été. Le drame est un genre à part entière, qui dépasse l'opposition entre tragédie et comédie, qui n'est pas codifié.

Hugo, plus que Stendhal, défend la liberté créatrice contre les règles extérieures. En 1830, dans la préface d'Hernani, il écrit hardiment : « La liberté dans l'art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d'un même pas tous les esprits conséquents et logiques » et « Le romantisme, tant de fois mal défini, n' est, à tout prendre, et c'est là sa définition réelle, si l'on ne l'envisage que sous son côté militant, que le libéralisme en littérature ». Cette liberté est purement matérielle, puisqu'il s'agit de traiter avec désinvolture les règles d'écriture, et thématique, puisque, comme nous l'avons vu, la littérature doit être génératrice de nouveaux sujets. L'oeuvre romantique, libérée, doit créer du nouveau, de l'inouï, et pour cela elle doit être marquée par l'unicité de l'auteur en tant qu'individu. La pièce fait scandale lors de sa représentation et elle reste célèbre dans l'histoire sous le nom de la « bataille d'Hernani ». Hugo, dans cette pièce, fait beaucoup d'entorses romantiques à la langue : il met en oeuvre ce qu'il loue dans la préface, le libéralisme en littérature, en utilisant des termes familiers ou communs, en transformant le vers, en faisant parler les nobles avec un style bas, en créant des métaphores nouvelles, inattendues et saisissantes. Les classiques affrontent violemment les romantiques lors de la représentation. Mais après ces hostilités, les affronts faits au romantisme deviennent de plus en plus rares, et cette nouvelle façon de penser et d'écrire finit par conquérir le siècle. Les revues romantiques se multiplient ; elles ont pour nom Le Conservateur littéraire (1819), La Muse Française (1823). Le critique Sainte-Beuve fait paraître des articles concernant le romantisme dans Le Globe, ce qui fait de ce journal l'organe des théories nouvelles.

Dans ce contexte, Shakespeare devient un modèle pour tous. Il est de toutes les conversations et sa gloire résonne dans de nombreux écrits romantiques de l'époque. Il est source de toute la littérature anglaise pour Chateaubriand16(*) ; il est admiré par Dumas17(*) ; il inspire Vigny, Hugo et Musset ; il est donné en exemple par Stendhal, qui écrit qu'il ne faut pas imiter directement Shakespeare, mais qu'il faut imiter son art d'analyser le monde ; il est cité par Hugo, qui, dans la préface de Cromwell, définit « Juliette, Desdémonia, Ophélia » comme des beautés sublimes de la littérature et « Iago, [...] Polonius, [...] Falstaff » comme des personnages grotesques ; il est la source du renouveau littéraire pour Guizot18(*)...

La richesse du vocabulaire de Shakespeare, la valeur qu'il donne aux symboles, la vision complexe qu'il livre de l'homme et du monde contemporain ont beaucoup de succès. Le pathétique, le sombre, le terrifiant, peu à peu correspondent au goût de l'époque. En effet, les années 1815-1830 concordent avec une époque de bouleversement historique et social. Dès 1804, sous le règne de Napoléon Bonaparte, l'Empire fournit aux citoyens une image héroïque de la nation et l'enthousiasme est à son comble. En 1815, la monarchie est restaurée, l'aristocratie devient puissante, les arts sont asservis et la liberté d'expression est étouffée. Pour de nombreuses familles (dont celle de Musset), l'Empereur reste le symbole d'un passé harmonieux et grandiose. La Révolution de 1830 conduit à l'abdication de Charles X, et la population espère une réforme libérale du régime, voire une évolution vers la République. Mais la Révolution échoue. En juillet 1830, la monarchie est restaurée à nouveau et installe Louis Philippe au pouvoir. Le régime conservateur met en place un droit de vote lié à la fortune, une carrière d'homme politique qui n'est accessible qu'à partir de quarante ans ; les plus pauvres et les jeunes sont exclus des affaires publiques, la bourgeoisie est favorisée. Toute réforme politique devient alors impossible, la déception et la désillusion s'emparent de la classe des jeunes gens qui s'interrogent sur le fonctionnement de la société. Louis Philippe anéantit les idéaux de la liberté, dirige une répression au nom de l'ordre, écrase les émeutes, instaure le règne de l'argent. Le malaise, à la fois métaphysique et existentiel, est considérable. L'idée que l'histoire est faite de frustrations s'installe dans les esprits et influence la littérature. En 1832, Vigny utilise le mot « spleen » dans Stello. Dans ce roman philosophique, Stello dialogue avec le Docteur Noir et plusieurs régimes politiques sont évoqués pour montrer que les poètes ont été durement exclus à chaque fois. La vie politique doit être séparée de la vie poétique, et ainsi l'art ne perd pas sa dignité. Déjà, Chateaubriand en 1802, dans Le Génie du christianisme, évoquait un état de l'âme dû au progrès de la civilisation, qui est frustrée parce qu'elle détient un savoir provenant des livres ou de l'histoire des siècles passés mais qu'elle ne sait rien par expérience : « L'imagination est riche, abondante et merveilleuse ; l'existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite avec un coeur plein un monde vide ; et sans avoir usé de rien on est désabusé de tout »19(*). Chateaubriand invente dans René un personnage aux sentiments contradictoires, mélancolique, qui souffre de ce « vague des passions ». Cela correspond bien aux jeunes romantiques qui sont en proie à l'ennui le plus profond, parce qu'ils n'ont pas la possibilité d'avoir un avenir prometteur et glorieux comme l'ont eu leurs ancêtres. Musset dans son poème Rolla définit les romantiques de 1830 comme les enfants d' « un siècle sans espoir ». Cet ennui et cette déception politique, ce « mal du siècle », les amène à écrire plutôt qu'à se tourner vers une gloire militaire qui n'est plus accessible, à chercher de nouveaux sujets, de nouvelles formes. On recherche la liberté dans l'art comme on a voulu la liberté politique. Ainsi, le drame romantique va naître, comme on l'a vu plus haut, et mettre en scène l'influence de la société sur le comportement de l'individu, et une réflexion sur l'utilité de l'action dans l'histoire.

Nodier est nommé bibliothécaire de l'Arsenal en 1824, et il attire des écrivains, comme Lamartine, Hugo, Alfred de Vigny, Stendhal, Alexandre Dumas, Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Prosper Mérimée et le peintre Eugène Delacroix, dans cette bibliothèque. L'Arsenal devient ainsi un des plus importants salons romantiques.

Hugo ouvre un cénacle a son tour, ce qui va socialiser le romantisme et permettre aux jeunes écrivains, dont Musset fait partie, de se rassembler et de lire leurs textes. Dès 1827, Sainte-Beuve se joint à Hugo et le cénacle est appelé « cénacle de Joseph Delorme ». Les réunions ont lieu dans la « chambre aux lys d'or » (appelée ainsi en raison du nom de la fleur poétique gagnée à l'Académie des jeux floraux). Ici se retrouvent Balzac, Vigny, Dumas, Sainte-Beuve, Musset, Mérimée, Emile et Antony Deschamps, Louis Boulanger... mais aussi Delacroix et Berlioz, ainsi que des femmes parfois, Mme Belloc et Mme Tastu. Tous les arts communient dans un même esprit, dans l'exaltation, pour rejeter les conventions et pour inventer de nouvelles formes laissant libre cours à l'imagination. Vigny écrit une traduction de Shakespeare en 1828, en compagnie de Deschamps : mais leur Roméo et Juliette n'est pas joué. En 1829, il fait une nouvelle tentative avec La Bruguière, et crée un  Othello, ou le More de Venise en vers. La pièce est jouée à La Comédie Française, mais elle n'obtient malheureusement qu'un succès modéré. Elle est écrite en alexandrins, le vers le plus noble qui soit. Vigny supprime le rôle de Bianca, et transforme le dénouement, mais cependant, il conserve la mention du mouchoir, qui est si contesté à l'époque, pour la sensualité provocante qu'il connote, le mouchoir étant un accessoire personnel et intime, et objet de charme, comme l'éventail ou les pinces à cheveux. Au théâtre, Shakespeare est de plus en plus représenté. La troupe d'acteurs anglais, qui était venue à Paris en 1821 et qui avait essuyé un échec retentissant, revient sur la scène du théâtre de l'Odéon en 1827, avec un succès considérable. De grandes figures du romantisme, comme Vigny, Musset, Emile Deschamps, Sainte-Beuve, Delacroix, Gautier, Dumas, Hugo, Boulanger, Huet..., assistent à la représentation20(*). Le jeu des acteurs est si réussi que l'illusion est totale et que la pièce Hamlet marque profondément tous ceux qui y ont assisté. Delacroix puise ici son inspiration pour ses lithographies sur Hamlet, après avoir publié en 1828 des gravures sur Faust de Goethe, autre oeuvre chère aux romantiques. Delacroix est à Londres pour trois mois en 1825, où il lit Shakespeare et Byron. Au théâtre, il voit Kean jouer les pièces de Shakespeare et il est séduit par la violence des passions qui se dégagent des oeuvres du dramaturge anglais. Delacroix tente de faire en peinture ce que les jeunes écrivains font en littérature : il recherche une nouvelle forme d'expression, fondée sur la couleur avant tout. Les formes et les traits des visages sont flous dans la Mort de Desdémone, de 1858, ce qui laisse une part d'imagination à celui qui regarde le tableau. Il s'oppose ainsi à un peintre comme Ingres, représentant du néoclassicisme, qui porte beaucoup d'attention à la pureté des lignes. En 1827, son tableau La Mort de Sardanapale est en quelque sorte un manifeste du romantisme en peinture. Delacroix rencontre au Cénacle Musset, qui devient un de ses amis, et les deux jeunes gens ont certainement des conversations intéressantes sur l'art de la peinture, dont est passionné Musset, ou sur le théâtre anglais, que Delacroix a eu l'occasion de mieux connaître lors de son séjour en Angleterre.

Les pièces de théâtre jouées en 1827 à l'Odéon vont avoir aussi beaucoup d'influence sur les compositeurs. Berlioz, qui a assisté à ces représentations, compose La Symphonie fantastique, Le roi Lear, Roméo et Juliette, La mort d'Ophélie, la scène de funérailles d'Hamlet, et Béatrice et Bénédicte. Harriet Smithson le charme à un tel point avec son interprétation d'Ophélie qu'il tombe amoureux de l'actrice et l'épouse en 1833. A ce propos, nous remarquons que le personnage d'Ophélie a un succès considérable chez les romantiques, et les exemples ne manquent pas : elle est présente aussi bien dans des peintures de Delacroix (La Mort d'Ophélie, en 1838) que dans ses lithographies et ses croquis, ainsi que chez Berlioz qui compose une ballade nommée La Mort d'Ophélie en 1842, chez Banville, avec le poème « La voie lactée » du recueil des Cariatides (1843), ou encore « Mascarades », et « A Henri Murger » (1846) et jusqu'à Rimbaud, plus tard, qui écrit son poème Ophélie.
Ophélie représente la jeune femme passionnée, jeune et belle, innocente et mélancolique, qui subit la pression de la société au point d'en devenir folle et de mourir tragiquement.

Nous pouvons donc remarquer que Shakespeare est adapté dans tous les arts et pas seulement au théâtre. Cette transposition marque enfin la réhabilitation de l'auteur, et un apaisement des conflits entre classiques et romantiques, après bien des polémiques. Le théâtre de Shakespeare a donc un rôle important pour l'évolution de la littérature française. Nous avons vu qu'il était utilisé de façon complexe, pour illustrer de multiples idées : l'étrangeté et la barbarie anglo-saxonnes, l'anti-christianisme, le libéralisme, la révolte contre le classicisme...

Maintenant que nous avons exposé les différents aspects de la réception de Shakespeare en France, ses enjeux, ses relations avec le romantisme et avec les intentions de moderniser l'écriture, et que nous avons défini les caractéristiques du romantisme des années 1820-1830, nous pouvons nous intéresser plus précisément au cas de Musset, qui ne s'explique que par sa divergence avec les courants préexistants. Musset, comme tous les jeunes écrivains de l'époque, est imprégné de la culture romantique et il a certainement lu les textes de Stendhal et de Hugo, mais il entretient des relations ambiguës avec ces nouvelles théories. Adolescent en pleine recherche d'identité, il est séduit par plusieurs orientations, sans cependant se déterminer à en choisir une en particulier. Il étudie la philosophie, le droit, la médecine, il se passionne pour le théâtre, la peinture et la musique. Il étudie au Louvre pendant quelques mois en 1827, et c'est certainement là qu'il a les premiers contacts avec la peinture de Delacroix, qui expose notamment à ce moment-là La Mort de Sardanapale. Il lit beaucoup, il se passionne pour le théâtre étranger. Le romantisme de Goethe le marquera profondément, et il lit Faust, Les Souffrances du jeune Werther, ainsi que Les Brigands, et Guillaume Tell de Schiller. Ces oeuvres sont ouvertes au passé, à l'inconnu, au surnaturel, et leurs auteurs usent d'une certaine liberté d'écriture que la France n'a pas encore acquise. Les romantiques allemands ont été les premiers à apprécier la valeur de Shakespeare. Goethe n'écrit pas selon la règle des trois unités, et ses textes laissent transparaître une émotion semblable à ceux de Shakespeare. Faust décrit la complexité de l'existence humaine, avec passion et provocation. Dans Les Souffrances du jeune Werther, un jeune homme inexpérimenté vit son amour pour une jeune femme comme une souffrance et il finit par se suicider de désespoir amoureux. Goethe développe les thèmes du désenchantement, de la mélancolie, du goût de l'absolu dans l'amour et de la mort héroïque qui sont chers aux romantiques français, et que l'on retrouve en partie chez Musset. Schiller s'engage plus dans l'écriture à caractère politique ; dans Les Brigands il émet le problème de la liberté individuelle en rapport avec la vie politique, avec son personnage du hors-la-loi romantique, dont Victor Hugo s'inspire certainement pour écrire Hernani. Musset garde peut-être en tête ce sujet pour écrire Lorenzaccio. Ainsi le jeune Musset découvre à la fois le romantisme allemand, français, et anglais. Nous savons qu'il comprend l'anglais puisqu'en 1828, il publie une traduction en français des Confessions of an opium-eater : L'Anglais mangeur d'opium, ouvrage alors à la mode et qui se vendait bien en librairie. La traduction qu'il propose de Thomas De Quincey est assez libre. Cependant le choix de cette oeuvre à traduire n'est peut-être pas anodin, et même si, selon Paul Musset, son frère n'y apportait pas beaucoup d'importance, nous remarquons qu'elle correspond au goût de l'époque. Le thème du voyage dans l'imagination est un des thèmes récurrents du romantisme, et les drogues sont un moyen de s'échapper de la réalité. D'ailleurs Berlioz est inspiré par cette oeuvre - ou par la traduction de Musset - quand il compose La Symphonie fantastique en 1855. Il met en musique les visions d'un jeune artiste sensible qui est sous l'influence de l'opium ; ses visions forment les différents mouvements de la symphonie. Il est intéressant ici de voir à quel point les oeuvres romantiques sont liées par les mêmes thèmes, à quel point elles s'influencent mutuellement, dépassant les frontières de la littérature, et comment les différents arts s'entremêlent.

Mais revenons plus précisément à Musset. Il aime la littérature étrangère, et les textes anglais plus particulièrement. Il lit la poésie de Byron, chez qui il découvre l'expression de la souffrance et de l'orgueil, des questions métaphysiques, de la débauche, et de l'incapacité à trouver le bonheur dans la vie. Ce poète romantique anglais exprime ainsi à sa façon le « mal du siècle » que Musset entrevoit déjà. Il lit aussi Walter Scott, qui lui fait découvrir l'Ecosse et le roman historique, et chez qui il trouve l'inspiration pour écrire sa première pièce de théâtre : La Quittance du diable, en 1830. Ce drame court constitué de trois tableaux avait été accepté au théâtre des nouveautés mais il ne sera pas joué finalement. La pièce est influencée par la mode romantique qui veut redécouvrir le Moyen-Age, avec ses personnages populaires, que Walter Scott notamment évoque dans plusieurs de ses romans, comme le célèbre Ivanhoé (1819). On trouve aussi dans cette pièce l'apparition fantastique de squelettes dans un tombeau (deuxième tableau) ainsi que le personnage de Jonhy qui a conclu un pacte avec le diable, ce qui rappelle le Faust de Goethe. Déjà, Musset sait s'adapter à la mode du temps, et créer selon le bon goût du lecteur.

Musset lit donc la littérature anglaise en version originale, et il est passionné par le théâtre de Shakespeare. Dans une lettre à son ami Paul Foucher datant du 23 septembre 1827, il écrit :

« Je n'ai même pas le courage de travailler ; eh! Que ferais-je !... Retournerais-je quelques positions bien vieilles ? Ferais-je de l'originalité en dépit de moi et de mes vers ?... Je ne voudrais pas écrire, ou je voudrais être Shakespeare ou Schiller : je ne fais donc rien ! [...] ».

Nous pourrions faire le rapprochement avec la célèbre phrase de Victor Hugo : « Je veux être Chateaubriand ou rien ». Ainsi Shakespeare est en quelque sorte le « maître spirituel » de Musset, comme Chateaubriand l'est pour Hugo. A cette époque, Musset n'écrit pas encore du théâtre et il n'est pas satisfait de ses premiers poèmes. Il voudrait avoir le génie de Shakespeare ou de Schiller, mais il sent qu'il ne l'a pas, alors il choisit la poésie. La représentation des pièces de Shakespeare en 1827 à l'Odéon lui apporte le plaisir et l'émerveillement de voir une pièce qu'il aime sur scène. De plus, cette soirée mémorable va resserrer les liens qu'il commençait à lier avec les romantiques. En effet, il est ami avec Paul Foucher, futur beau-frère de Victor Hugo, et c'est ainsi qu'il est introduit au Cénacle de Victor Hugo en 182821(*). Auparavant, il a été invité chez Nodier, à l'Arsenal, où il côtoyait les romantiques mondains et amicaux des salons, ce qui lui a permis de rencontrer de nombreux intellectuels qui deviennent ses amis, comme Sainte-Beuve, Mérimée, Vigny, Delacroix. Dans ces salons, il présente ses poèmes et assiste à la lecture des travaux des autres. A ses débuts, la poésie de Musset est une imitation servile des romantiques et elle correspond audacieusement à la doctrine de Victor Hugo, à un tel point que l'on peut considérer cela parfois comme de la raillerie. C'est pour cela que l'on peut dire que Musset, dès ses débuts, entretient des relations équivoques avec le romantisme.

La majeure différence entre Hugo et Musset, c'est que le premier oriente son écriture vers une pensée sociale et vers un engagement politique, alors que le second parle de sa propre douleur dans ses poèmes et se détache complètement de la politique. De plus, Hugo recherche la vérité par l'écriture, mais en même temps il souhaite que cette vérité soit exprimée d'une manière non commune, pour laisser transparaître le beau. Pour Musset, la liberté de la plume doit être totale, et pour cela elle ne doit plus être asservie au vers ; il crée le théâtre romantique en prose, qui ainsi atteint au plus près la vérité de l'être et du monde. Alors qu'il se cherche encore, après s'être orienté vers de multiples et diverses études, Musset tente de croire aux thèses romantiques de Victor Hugo. Mais il se rend bientôt compte des limites que ce type d'écriture impose, ainsi que de ses frustrations. Il se rend compte que l'écriture totale ne peut pas exister au sens où l'entend Hugo, qui prône une création littéraire toujours nouvelle, différente à chaque fois, tout en restant naturelle : il faut imiter le style romantique mais sans le copier, pour être toujours nouveau et ne jamais lasser le lecteur. Mais Musset veut aller plus loin et créer différemment encore. Le romantisme est alors pour lui une sorte de passerelle pour un nouveau type d'écriture. Il imite les romantiques mais avec vigilance, tout en faisant ses propres expériences. Il essaie par lui-même de voir tout ce que peut lui apporter cette méthode, il ressemble à ses maîtres sans être un

romantique au sens ou l'entend Hugo22(*); il est beaucoup plus libre. D'ailleurs, il

déclare aimer autant Shakespeare que Racine, dans la « Dédicace à M. Alfred Tattet » de La Coupe et les lèvres. Musset a été éduqué dans le goût pour les belles-lettres, puisque son père et son grand-père étaient tous deux des littéraires, le premier fervent admirateur de Rousseau et du préromantisme sentimental, le second ami de

philosophes-écrivains de la seconde moitié du XVIIIe siècle et lui-même poète. Il fait d'excellentes études classiques et il aime Molière et La Fontaine. Il se détache nettement de l'idéologie hugolienne qui lui paraît trop artificielle en 1834, en inventant la notion de « théâtre dans un fauteuil ».

Les premiers poèmes de Musset sont donc effrontément romantiques. Les Contes d'Espagne et d'Italie de1829 utilisent certes les thèmes communs à l'époque, comme l'exotisme dans « Venise » ou « Namouna », et ils font preuve d'une grande liberté et de variété à cet égard. Mais si l'on prend l'exemple de « La Ballade à la lune », la démesure, le foisonnement d'images abstraites et de métaphores, les images triviales qui démystifient la lune (« N'es-tu rien qu'une boule ? / Un grand faucheux bien gras / Qui roule / Sans pattes et sans bras ? ») peuvent paraître excessives. Ce texte a souvent été pris comme un affront de la part de Musset, qui «  imite parfois trop hardiment les recettes de ses maîtres tout en manifestant à leur égard une irrévérence adolescente »23(*). Dans « Namouna », conte oriental, Musset répond aux critiques qui lui ont été faites, il s'adresse au lecteur, le prend à témoin, justifie son texte, et critique l'utilisation artificielle de la couleur locale. Il commence ainsi à s'afficher contre le romantisme hugolien.

L'influence de Shakespeare est certaine. La seconde pièce de Musset, La Nuit vénitienne, datant de 1830, est un échec total lors de sa représentation. Simon Jeune écrit : « Le mélange de passion déchaînée à la première scène, de comique burlesque et de dissertations subtiles à la deuxième, le renoncement brusque et inattendu du héros tragique et son retour à une vie de plaisirs faciles à la troisième, un style tout en contrastes, tantôt paroxystique, tantôt simple et naturel, parfois bouffon, souvent d'une élégance recherchée et même affectée : cela suffisait à désorienter le public et la critique [...] » 24(*). La pièce est profondément marquée par l'influence de Shakespeare, de Byron, de Schiller, mais aussi de tentatives nouvelles. L'action se situe à Venise. Musset aime le décor vénitien, qui est d'ailleurs à la mode. La pièce se

place sous l'égide de Shakespeare dès l'épigraphe: « Perfide comme l'onde », traduction des paroles d'Othello qui parle ainsi de son épouse Desdémone, quelques instants après l'avoir assassinée. Ce n'est pas la première fois que Musset utilise le décor vénitien, que l'on rencontre déjà dans les Contes d'Espagne et d'Italie, dans le poème « Venise ». La Nuit vénitienne annonce donc déjà le goût de Musset pour l'ambiance italienne, pour l'atmosphère de fête et de masques que l'on retrouve dans Lorenzaccio. Cependant la pièce manifeste en quelque sorte la transformation de certains thèmes courants chez les romantiques: Razetta, qui voit Laurette se donner au prince d'Eysenach, ne se donne pas la mort, et le héros exclu de la société ne parvient pas à conserver l'amour de Laurette, qui se marie avec quelqu'un qui correspond à sa classe sociale... On sent se dessiner une réflexion sur les sentiments et les rapports entre les hommes et les femmes que Musset développe dans ses prochains textes. Après l'échec de la première pièce qu'il essaie de faire représenter, il écrit des comédies (Les Caprices de Marianne et Fantasio) et des proverbes (On ne badine pas avec l'amour), et seulement deux drames historiques : André del Sarto et Lorenzaccio.

Avant que le romantisme à la façon d'Hugo ne s'épuise, Musset se démarque des écrivains de son temps et il se consacre, après l'échec de La Nuit Vénitienne, à une nouvelle écriture qu'il appelle lui-même « un spectacle dans un fauteuil ». Il y a deux éditions de ce nouveau théâtre. Spectacle dans un fauteuil paraît en 1832, et cet ouvrage est constitué de Au Lecteur..., de La Coupe et les Lèvres avec sa Dédicace à M Alfred Tattet et avec l'Invocation, de A quoi rêvent les jeunes filles, et de Namouna. Dans le texte Au lecteur des deux pièces qui suivent, Musset donne une justification à l'écriture d'un spectacle dans un fauteuil :

« Mon livre, ami lecteur, t'offre une chance égale.[à celle de l'Opéra] / Il te coûte à peu près ce que coûte une stalle ; / Ouvre-le sans colère, et lis-le d'un bon oeil. / Qu'il te déplaise ou non, ferme-le sans rancune ; / Un spectacle ennuyeux est chose assez commune, / Et tu verras le mien sans quitter ton fauteuil ».

Ainsi Musset déjoue toutes les difficultés, il résout tous les problèmes dus aux représentations théâtrales et au goût du public. Un Spectacle dans un fauteuil (prose), publié en 1834, est constitué de deux tomes. Le premier contient l'Avant-propos et les textes de Lorenzaccio (1834), des Caprices de Marianne, et les Chroniques Florentines de Varchi. Le second volume contient André del Sarto, Fantasio, On ne badine pas avec l'amour et La Nuit vénitienne. Musset republie ses pièces de théâtre en les rassemblant sur un support par définition littéraire et il inclut dans ce recueil celle qui avait avorté sur scène. Il veut donc replacer ces pièces de théâtre sous le signe de l'imagination et non pas sur une véritable scène, ce qui peut sembler paradoxal. Dans l'Avant-propos d'Un Spectacle dans un fauteuil (prose), il évoque les raisons d'écrire, et il en arrive à la conclusion que le poète écrit par besoin de s'occuper, de travailler, et avant tout de s'exprimer, et non pas par désir de gloire ou d'argent. Musset écrit du théâtre parce qu'il a besoin de s'adresser à quelqu'un, mais comme les spectateurs ne sont pas assez indulgents et qu'ils l'ont fait souffrir par le passé, il ne met pas en scène. Ecrire un théâtre irreprésentable est le moyen de s'adresser à autrui sans subir ses attaques.

Lorenzaccio est caractéristique de ce nouveau genre théâtral. S'il est une des pièces de Musset qui est vraiment difficilement représentable sur une scène, c'est bien celle-ci, à cause de son foisonnement de lieux et de personnages. Lorenzaccio est une pièce difficile à caractériser. Elle se différencie à la fois du drame romantique et des tragédies classiques. Le théâtre classique propose des rôles stéréotypés. Or, dans Lorenzaccio, tous les personnages sont en contradictions. Une scène classique est délimitée par les entrées et les sorties des personnages, ce qui n'est pas le cas dans la pièce de Musset. Malgré cela, Lorenzo est déchiré entre deux absolus, et il meurt hors de la scène, ce qui le rapproche des héros tragiques de Racine. Cependant il peut aussi être assimilé à un héros romantique, puisqu'il a un destin particulier, qu'il est exclu de la société. Lorenzo est le personnage du jeune romantique frustré, plus sensible que les autres, qui vit dans le malheur. Ce qui peut faire de Lorenzaccio un drame romantique, c'est aussi que certains passages sont totalement lyriques, comme le dialogue entre Lorenzaccio et Philippe, à la scène 3 de l'acte III. Musset mélange le style noble et le style bas ; le duc, personnage de la Haute société, utilise un langage familier voire grossier. Comme dans le théâtre hugolien, Musset mêle les personnages sublimes - Marie, Catherine, Louise- et les personnages grotesques - Bindo et Venturi. Mais à la différence de Victor Hugo, il écrit dans une prose libérée des contraintes, et va donc plus loin que le romantisme. En outre, la pièce touche un sujet politique et moral, ce qui la rattache au théâtre shakespearien. Les personnages se posent des questions métaphysiques sur la place de l'individu dans la société et sur l'utilité de l'action. Lorenzo et Hamlet, deux personnages à la conscience perdue, répugnent à l'action, qui, ils le savent, ne change rien à l'ordre du monde. Mais Lorenzo est révolutionnaire et Hamlet ne l'est pas, il veut juste venger l'honneur de son père. Ainsi, la pièce se situe au-delà de tous les genres connus, et elle est marquée d'une complexité qui fait d'elle une oeuvre qui reste inclassable. Les influences sont nombreuses et ambiguës.

Peut-on parler d'intertextualité entre les textes de Shakespeare et celui de Musset? A la lecture, il semble que le texte de Musset reprenne des caractéristiques de ceux de Shakespeare en effet, comme le grand nombre de scènes, de lieux, de personnages... ainsi que les réflexions qu'il prête aux personnages principaux. Mais cette contamination des textes est plus complexe que l'on pourrait le croire. Il peut y avoir contamination lorsque les personnages agissent comme les personnages d'autres pièces. Mais à quel niveau d'implicitation cette influence est-elle observable? Gérard Genette dans Palimpsestes, la littérature au second degré donne les définitions de cinq types de transtextualité25(*). Il y a intertextualité lorsqu'il y a « coprésence entre deux ou plusieurs textes ». Cette coprésence peut se révéler de façon très explicite : par une citation, de façon moins explicite : par un plagiat, et de façon encore moins explicite : par une allusion. On pourrait dire qu'il y a donc intertextualité entre Lorenzaccio et Hamlet au sujet des « mots » : lorsque Lorenzo dit « Pas un mot ? Pas un beau petit mot bien sonore ? » (acte II, scène 4) et « ah ! les mots, les mots, les éternelles paroles ! » (acte IV, scène 9), que le duc dit « Des mots, des mots, et rien de plus » à l'acte III, scène 6 et que Philippe s'exclame « Un mot, un mot, ô conscience ! » à la scène 3 de l'acte III, cela nous rappelle évidemment « words, words, words ! » de l'acte II, scène 2. De même, lorsque Lorenzo s'exclame :  « [...] je ne puis ni me retrouver moi-même ni laver mes mains, même avec du sang ! » (IV.5), cela nous rappelle évidemment l'obsession de Lady Macbeth (V.1 : « Yes, here's a spot. [...] Out, damned spot ! Out, I say ! [...] What, will these hands ne'er be clean ? [...] Here's the smell of the blood still. All the perfumes of Arabia will not sweeten this little hand ») . Selon M. Riffaterre, « L'intertextualité est la perception, par le lecteur, de rapports entre une oeuvre et d'autres qui l'ont précédée ou suivie ». Mais la référence que Musset fait à Shakespeare n'est pas toujours aussi explicite, et cette interprétation dépend beaucoup de la subjectivité lecteur. Le second type de transtextualité est la paratextualité, c'est-à-dire lorsqu'il y a des références précises à un texte, par un titre, un sous-titre, ou par les noms donnés aux personnages. Ce n'est pas le cas chez Musset. Le troisième type est la métatextualité : une relation de commentaire « unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer [...] ». Musset ne commente pas les textes de Shakespeare. Le quatrième type est l'hypertextualité, « toute relation unissant un texte B ( hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe d'une manière qui n'est pas celle du commentaire ». Musset n'évoque pas directement Shakespeare dans Lorenzaccio, mais la pièce aurait-elle pu exister si Musset n'avait pas lu Hamlet, Macbeth, Jules César? Nous ne pouvons pas savoir réellement, mais Musset semble avoir les mêmes réflexions que Shakespeare en les tournant d'une autre façon, comme les questions de l'utilité de l'action ou de la place de l'individu dans la société. Le personnage de Lorenzo est en divers points comparable à celui d'Hamlet : les deux jeunes gens commettent un meurtre vengeur, pour restaurer la pureté, alors que la débauche s'installe. Tous deux savent à l'avance leur acte inutile, mais ils agissent car il est devenu leur seule raison de vivre. Les deux personnages sont nostalgiques d'une pureté perdue, et en proie à une profonde mélancolie, bien qu'il y ait une différence majeure entre Lorenzo, le débauché, et Hamlet, le jeune homme pur et vertueux. Musset aurait-il donc transformé le mythe d'Hamlet sans en avoir été vraiment conscient en écrivant Lorenzaccio ? Le dernier type de transtextualité est l'architextualité, qui est beaucoup plus abstraite et qui ne se remarque que par des « mentions paratextuelles » comme la notion de « roman », ou d' « essai » par exemple, ce qui n'a pas de lien avec notre sujet. Nous voyons donc se dessiner plusieurs problèmes : l'influence de Shakespeare sur Musset (ou ce que Musset retient de Shakespeare, et à quel point il est imprégné de ses oeuvres) et la réception de Shakespeare par Musset (ou ce que Musset a été amené à lire de Shakespeare, étant donné l'état des relations littéraires anglo-françaises des siècles précédents), qui sont deux choses bien distinctes, d'autant plus que les deux auteurs écrivent dans deux langues différentes. Musset lisait Shakespeare en langue originale26(*) mais peut-être n'a-t-il eu accès qu'à des textes qui avaient été transformés par la censure. De plus, Shakespeare a été traduit et transformé au cours des siècles, et ce, dans des buts particuliers : pour l'anticléricalisme de Voltaire, pour le libéralisme de Madame de Staël, pour la lutte contre le classicisme des romantiques, et il a été adapté au théâtre à maintes reprises, ce qui rend sa réception compliquée.

Enfin, en ce qui concerne le symbolisme de l'ombre et de la lumière, nous remarquons que cette thématique est présente dans la littérature et dans les croyances religieuses depuis les temps de la Bible. Cependant, il s'agit d'opposer l'ombre et la lumière dans une perspective religieuse qui associe l'ombre au Diable, au mal, au mensonge, à l'ignorance, à la damnation, et à la mort, et la lumière à Dieu, au bien, à la vérité, à la connaissance, au salut, et à la vie. En effet, les premiers mots de la Genèse établissent avec évidence cette opposition symbolique:

« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et vide ; les ténèbres couvraient l'abîme, et l'Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut. Et Dieu vit que la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière et les ténèbres. Dieu appela la lumière Jour, et les ténèbres Nuit. Et il y eut un soir, et il y eut un matin ; ce fut le premier jour 27(*)».

Ainsi le processus de création est fondé sur cette opposition entre lumière et ombre et sur le passage de l'une à l'autre. L'ombre serait le vide et la lumière le plein. L'ombre se situerait du côté du mal et la lumière du côté du bien : la lumière, « bonne » est séparée des ténèbres, qui par opposition sont considérées comme mauvaises. L'opposition entre l'ombre et la lumière devient l'écho de l'opposition entre Dieu et le Diable, entre le Ciel et la Terre, l'ame et le corps. Dans cette perspective, le destin de l'homme est de sortir de l'ombre pour atteindre la lumière, en passant par la foi en Dieu et en ses principes. Les hommes à la conscience pure vont au paradis, alors que ceux dont la conscience est obscurcie par les péchés vont en Enfer.

L'homme se définit alors par son dualisme : il a une âme immortelle qui le rapproche de Dieu, mais qui s'oppose au corps mortel, et ainsi un côté de l'ombre qui s'oppose à la lumière. L'esprit de l'homme est divisé entre ombre et lumière, entre ignorance et connaissance, et il est gouverné par les deux. La lumière représente aussi le savoir. Les philosophes des Lumières comparent leur mouvement intellectuel à une lumière. Se servant de cette métaphore, ils cherchent à éclairer le monde grâce à la lumière de la raison. Ainsi, nous pouvons noter que la lumière peut représenter des idées très variées. L'ombre lui sera opposée, et elle aussi prendra différents sens. Ce symbolisme va être utilisé en littérature, et les personnages de théâtre seront ainsi stéréotypés selon ce même symbolisme. Cependant, lors des premiers courants romantiques en Allemagne et en Angleterre, et même en France, nous remarquons que les personnages principaux ne sont plus stéréotypés, mais ambigus, mêlant l'ombre et la lumière, ce qui renvoie à la véritable complexité humaine. Shakespeare intrique l'ombre et la lumière, et Musset, qui veut créer un théâtre représentatif de l'homme et de ses contradictions, reprend aussi ces notions et les symbolise subtilement pour écrire Lorenzaccio.

Nous avons vu qu'il est difficile de tenter de ranger Musset dans une catégorie particulière. Il se situe en marge des autres écrivains romantiques, et il ne perçoit pas Shakespeare de la même façon : il le met du coté des classiques, avec Racine, qu'il admire. De plus, le théâtre de Musset est problématique, étant donné qu'il n'est pas écrit pour être représenté ; il ne peut donc pas être défini de la même façon que le sont les autres pièces romantiques. Dans quelle mesure peut-il alors être influencé par un dramaturge anglais ? Une autre question se pose : comment deux cultures différentes peuvent-elles se contaminer et se comprendre, c'est-à-dire, est-ce que ce que Musset retient de Shakespeare va avoir le même sens pour la culture française ? Et d'ailleurs, que Musset va-t-il retenir de Shakespeare pour l'intégrer dans son propre théâtre et qu'est-ce qui motive ses choix ? Ces différents problèmes vont s'aggraver d'autant plus que Lorenzaccio est imprégné des contrastes qu'utilise Shakespeare pour représenter le monde. Les antithèses peuvent à la fois rendre compte de la complexité de l'influence shakespearienne, de la complexité de l'écriture et de la complexité du monde représenté. En effet, tout est contradictoire chez Musset. Dans l'avant-propos du Spectacle dans un fauteuil, il prône l'imitation des grands maîtres, qui doit permettre aux élèves de trouver l'inspiration, alors que dans la dédicace de La coupe et les lèvres, il écrit : « Je hais comme la mort l'état de plagiaire ; / Mon verre n'est pas grand mais je bois dans mon verre. » Il écrit du théâtre mais ne veut pas le représenter. Il décrit Florence sans y avoir jamais été, ou en y ayant séjourné très peu. Il écrit un drame politique alors qu'il déclare dans la dédicace du poème Rolla ne pas vouloir mêler la littérature et la politique... Les contradictions sont donc nombreuses chez Musset, mais nous pouvons remarquer que ce sont ces contradictions qui font de ses pièces des chefs d'oeuvres qui gardent toute leur force aujourd'hui. Nous allons nous intéresser plus particulièrement au traitement de la symbolique de l'ombre et de la lumière dans Lorenzaccio, dans la perspective de l'influence de Shakespeare, pour montrer comment toute la pièce se fonde sur cette opposition. Nous retrouvons ces notions, avec une forte connotation symbolique, autant chez Shakespeare que chez Musset. Ces deux auteurs ont tenté de représenter le vrai visage de l'homme, avec ses complexités, avec ses défauts autant qu'avec ses qualités. Il est donc possible de relier thématiquement Musset à Shakespeare, bien qu'ils soient nés dans deux pays distincts, et à des époques bien différentes. Musset comme Shakespeare utilise un théâtre historique qui offre à la méditation du spectateur ou du lecteur des thèmes qui sont d'actualité, comme la légitimité du souverain, l'exercice du pouvoir, ou le droit de se rebeller contre un tyran. Chez les deux auteurs, les pièces sont porteuses des leçons du passé et font référence indirectement au présent : Musset met en scène l'Italie de 1537 pour évoquer de façon critique la France des années 1830, Shakespeare met en scène le passé chaotique de l'Ecosse (Macbeth), du Danemark (Hamlet) ou de l'Italie antique (Julius Caesar) pour l'opposer au présent de la dynastie des Tudor. Les deux auteurs utilisent le passé avec une grande liberté. Enfin, autant chez Shakespeare que chez Musset, l'espace scénique est consacré aux lieux de pouvoir et l'action dramatique est concentrée autour de la dialectique du vice et de la vertu (nous verrons que les personnages associés au vice seront aussi associés à l'ombre, alors que les personnages associés à la vertu seront associés à la lumière, dans le texte de Musset) avec peu de décor et peu de didascalies (le décor est principalement créé par les paroles des personnages). En dehors des analogies thématiques, les deux auteurs semblent faire la même utilisation de l'ombre et de la lumière : ce symbolisme est présent aussi dans la mise en scène, pour définir la complexité des espaces. Nous nous intéresserons chez Shakespeare plus particulièrement aux pièces Jules César, Hamlet et Macbeth. Ces trois sombres tragédies mettent en scène des personnages ambigus dans le sens où ils ne sont pas stéréotypés : les trois personnages principaux, respectivement Brutus, Hamlet et Macbeth, cherchent leur chemin dans la vie, parfois en penchant du côté du bien, parfois du côté du mal. Tous les trois commettent au moins un meurtre, le meurtre d'un puissant qui était devenu un proche ( respectivement de César, du roi Claudius, et du roi Duncan), mais le lecteur n'arrive pourtant pas à admettre qu'ils sont foncièrement mauvais. Ces personnages théâtraux représentent des êtres humains, indécis devant l'action, qui se trouvent forcés par le hasard et par la complexité de la vie à commettre des actes violents dont ils ne réalisent pas bien l'ampleur. Les trois meurtriers ont une vie tourmentée : leurs nuits sont faites de cauchemars ou d'insomnies et ils ne peuvent pas s'empêcher de réfléchir aussi bien à l'acte à venir (autant Hamlet, que Macbeth ou Brutus, qui hésitent devant l'acte), qu'à l'acte accompli (c'est le cas de Brutus et de Macbeth). Nous voyons bien que tous ces personnages, Hamlet, Lorenzo, Macbeth, Brutus, sont semblables du point de vue de leur conscience torturée et véritablement humaine, parce que complexe. Les deux auteurs, Shakespeare et Musset, ont fondé leurs pièces sur un fort symbolisme de l'ombre et de la lumière qui va accentuer la complexité des caractères de leurs personnages, qui sont immergés un monde où tout est contradictoire, et où la quête d'un sens à donner à la vie n'aboutit pas.

L'ombre n'existe pas sans la lumière, le bien n'existe pas sans le mal, et ce sont ces notions opposées, dépendantes l'une de l'autre, qui définissent l'homme et la société, et les relations entre les deux. Le théâtre aussi est fondé sur cette relation particulière entre l'ombre et la lumière : la mise en scène nécessite ces notions, car le spectacle recrée pour le plaisir des yeux une vision du monde. Shakespeare avant Musset avait compris cela, et ses pièces tragiques reposent sur ce symbolisme représentatif de la réalité humaine. Ce manichéisme existe déjà dans la tragédie, mais Shakespeare va au plus profond du coeur humain, puisqu'il mêle constamment les deux pôles de l'ombre et de la lumière. Musset, selon le modèle de Shakespeare, recrée l'ambiguïté et la complexité du caractère des hommes et de la vie, et Lorenzaccio repose entièrement sur ces contrastes. Ainsi, Shakespeare apporte à Musset cette conception de l'ambiguïté et de la complexité de l'humanité. Dans les pièces de Shakespeare, seuls les personnages principaux, comme Hamlet, Macbeth, Brutus et Cassius, ont la conscience torturée entre l'ombre et la lumière et sont véritablement ambigus, alors que le reste des personnages est assez stéréotypé. Chez Musset, dans Lorenzaccio, c'est à tous les personnages que revient cette complexité. Ainsi, Musset reprend l'idée de Shakespeare, mais en la développant. Les deux auteurs ont donc cherché à décrire le vrai visage de l'homme, qui ne se définit pas par une séparation nette entre l'ombre ou la lumière, mais qui mélange les deux. La lumière et l'ombre sont alors interdépendantes, parfois même indistinguables. Nous allons donc nous demander comment Musset reprend le thème de l'ombre et de la lumière que l'on trouve chez Shakespeare, tout en le complexifiant pour mieux définir la réalité humaine.

Nous verrons que Musset utilise à la fois une mise en scène qui exploite les jeux d'ombre et de lumière, et un décor à prendre dans son sens métaphorique. On distingue aussi dans les personnages ceux de l'ombre et ceux de la lumière, du point de vue physique et moral, mais aussi ceux qui sont torturés entre les deux, comme Lorenzo, Macbeth, Hamlet et Brutus, personnages entièrement incorporés à la symbolique du décor. Nous étudierons dans la première partie l'utilisation de symbolismes fondés sur l'ombre et sur la lumière pour représenter la réalité. Dans la deuxième partie, nous aborderons le problème de l'intrication de ces notions d'ombre et de lumière dans la représentation de la complexité de la pièce. Enfin, nous nous pencherons plus particulièrement sur les jeux de regard qui créent ces ombres et ces lumières, et sur le cas du lecteur, qui va rendre subjectivement possible le déchiffrement des symboles et leur compréhension.

* 1 Volume constitué de feuilles qui ont été pliées une fois, chaque feuille formant ainsi deux feuillets ou quatre pages. Les pièces publiées du vivant de Shakespeare étaient des quartos. Chaque feuille dans un quarto est pliée une seule fois mais elle forme quatre feuillets ou huit pages.

* 2 Voltaire, Lettres Philosophiques, avec une préface de F. Deloffre, Folio, 1986, dix-huitième lettre, « sur la tragédie »

* 3 Shakespeare, Hamlet, Acte V, scène 1.

* 4 « Ce qu'il y a d'affreux, c'est que le monstre a un parti en France, et pour comble de calamité et d'horreur, c'est moi qui autrefois parlai le premier de ce Shakespeare ; c'est moi qui le premier montrai aux français quelques perles que j'avais trouvées dans son énorme fumier. Je ne m'attendais pas à ce que je servirais un jour à fouler aux pieds les couronnes de Racine et de Corneille pour en orner le front d'un histrion barbare ». Voltaire réagit à la préface de la traduction de Shakespeare par Le Tourneur. Il est cité par T. Besterman dans Voltaire on Shakespeare ( studies on Voltaire and the eighteenth century, LIV), Oxford: Voltaire foundation at the Taylorian Institute, Genève, 1967, p.41.

* 5 Mme de Staël, De la littérature..., De l'Allemagne, extraits, notice par E. Feuillatre, librairie Larousse, Paris, 1935, p 30: «Shakespeare commence une littérature nouvelle : il est empreint, sans doute, de l'esprit et de la couleur générale des poésies du Nord. »  

* 6 ibid. p 30 «[...] l'effet qu'il produit est d'une plus grande vérité que tout autre : ce n'est pas au grand homme, c'est à l'homme que l'on s'intéresse ; l'on n'est point alors ému par des sentiments qui sont quelquefois de convention tragique, mais par une impression tellement rapprochée des impressions de la vie, que l'illusion en est plus grande. S'il excelle à peindre la pitié, quelle énergie dans la terreur ! C'est du crime qu'il fait sortir l'effroi. On pourrait dire du crime peint par Shakespeare, comme la bible de la mort, qu'il est le roi des épouvantements ! ».

* 7 Ibid « Le contraste de ce qui est noble avec ce qui ne l'est pas, produit néanmoins toujours, comme je l'ai dit, une désagréable impression sur les hommes de goût. Le genre noble veut des nuances; mais des oppositions trop fortes ne sont que de la bizarrerie».

* 8 Chateaubriand, Essai sur la littérature angloise [Document électronique] / [Chateaubriand http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-101390 (page consultée le 23 nov 2004).

* 9 Chateaubriand avait lu De la littérature... qu'il commente dans une lettre à M. de Fontanes. Dans cette même lettre, il écrit : « Vous n'ignorez pas que ma folie est de voir Jésus-Christ partout, comme Mme de Staël la perfectibilité. J'ai le malheur de croire, avec Pascal, que la religion chrétienne a seule exprimé le problème de l'homme ». [document électronique] http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-101366.

* 10 Guizot, Shakespeare et son temps, Paris, 1852, pp 152-153, cité dans Sublime et Grotesque, a study of French romantic Drama, par W.D.HOWARTH, Harrap, Londres, 1975.

* 11 Stendhal, Racine et Shakespeare, 1823, chapitre premier, cercle du bibliophile, Genève, 1970: pour faire des tragédies qui puissent intéresser le public en 1823, faut-il suivre les errements de Racine, ou ceux de Shakespeare? : « Voilà précisément où nous en sommes en France pour Shakespeare. Il contrarie un grand nombre de ces habitudes ridicules que la lecture assidue de La Harpe et des autres petits rhéteurs musqués du XVIIe siècle nous a fait contracter. Ce qu'il y a de pis, c'est que nous mettons de la vanité à soutenir que ces mauvaises habitudes sont fondées dans la nature ».

* 12 Stendhal, Racine et Shakespeare, 1825, lettre 2,cercle du bibliophile, Genève, 1970.

* 13 Hugo, préface de Cromwell, édition Nelson, Paris, p.28 : « Shakespeare, c'est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle ».

* 14 Dans le Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, nous apprenons que « le mot « drame» s'appliquait primitivement à toutes les formes employées par l'art dramatique, mais [que] les modernes [...] ont réservé le mot « drame » au genre spécial que le dictionnaire de l'Académie définit en ces termes : « pièce de théâtre en vers ou en prose, d'un genre mixte entre la tragédie et la comédie, dont l'action, sérieuse par le fond, souvent familière par la forme, admet toutes sortes de personnages, ainsi que tous les sentiments et tous les tons [...]. Le drame selon Shakespeare est la peinture saisissante de la réalité ; c'est la vie elle-même, c'est la passion agissant, parlant, rêvant, pensant tout haut devant la foule qui l'écoute ». La tragédie, quant à elle, est une « oeuvre dramatique représentant une action héroïque propre à exciter la peur, la pitié, les mouvements nobles de l'âme». Ainsi, la tragédie ne laisse aucune place au rire, alors que le drame accepte le mélange des genres.

* 15 Hugo, préface de Cromwell, édition Nelson, Paris, p.29.

* 16 Chateaubriand, Essai sur la littérature anglaise, document électronique, site de la bibliothèque numérique Gallica , de la bibliothèque nationale de France http://gallica.bnf.fr/Classique/ http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-10139 (page consultée le 23 nov 2004) « Shakespeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à l'aliment de la pensée : ces génies mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l'antiquité [...]. Dante a engendré l'Italie moderne, [...]. Rabelais a créé les lettres françaises ; [...]. L'Angleterre est toute Shakespeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue à Byron, son dialogue à Walter Scott ».

* 17 Dumas, Mes Mémoires, cite par A. Breton dans Le théâtre romantique, pp.4-5 « [...] je reconnus que, dans le monde théâtral, tout émanait de Shakespeare, comme dans le monde réel tout émane du soleil... [...]. Je reconnus enfin que c'était l'homme qui avait le plus créé après Dieu ».

* 18 Guizot, Shakespeare et son temps, Paris, 1852, pp 177-178, cité dans Sublime et grotesque, a study of French Drama, W.D.Howarth, Harrap, Londres, 1975 : « Ce terrain [sur lesquels sont bâtis les monuments d'un autre âge] n'est pas celui de Corneille et de Racine ; ce n'est pas celui de Shakespeare ; c'est le nôtre ; mais le système de Shakespeare peut fournir, ce me semble, les plans d'après lesquels le génie doit maintenant travailler ». 

* 19 Chateaubriand, Le Génie du Christianisme, Deuxième partie, livre III, ouverture du chapitre 9 : « du vague des passions ».

* 20 Un site est consacré à cette représentation mémorable sur le site « interdisciplinary Shakespeare »

http://www.uaf.edu/english/faculty/reilly/NCHCproject/main.htm (page consultée le 25 nov 2004).

* 21 Les opinions des critiques divergent sur la date de l'entrée de Musset au Cénacle. On hésite entre 1827 ou 1828.

* 22 Cette thèse est développée par Eric L. Gans, Musset et le drame tragique, essai d'analyse paradoxale, Corti, 1974, pp.53-57, et nous la retrouvons aussi dans la Biographie d'Alfred de Musset par Paul de Musset, dans Musset, OEuvres complètes, texte présenté par Philippe Van Tieghem, éditions du Seuil, Paris, 1963. Paul de Musset écrit : « On ne pouvait pas deviner que ce jeune garçon avait déjà vu le fond de toutes les doctrines sur lesquelles on discutait autour de lui, qu'il s'était fait une doctrine indépendante, et qu'il ne devait plus accepter de conseil, ni suivre les traces de personne [...] » p.22.

* 23Eric L. Gans, Musset et le drame tragique, essai d'analyse paradoxale, Corti, 1974, p.59.

* 24Notice de «La Nuit vénitienne», Musset, théâtre complet, édition de la Pléiade, 1990, p.861.

* 25 La transtextualité est « tout ce qui met [un texte] en relation, manifeste ou secrète avec d'autres textes », Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, éditions du Seuil, Paris, 1982, p.7.

* 26 Pierre Nordon, dans son article « Alfred de Musset et l'Angleterre » (dans Les Lettres Romanes, tome XX, n°1, Université Catholique de Louvain, 1966), fait un relevé des livres qui constituaient la bibliothèque des frères Musset, à la page 332, selon le Catalogue des livres composant la bibliothèque de M.M. Alfred et Paul de Musset, Paris, Adolphe Labitte, 1881. Leur bibliothèque comprenait 281 ouvrages,dont 8 traduits de l'anglais (parmi lesquels se trouve Shakespeare traduit par Le Tourneur en 20 volumes) et dont 4 en langue originale, parmi lesquels nous trouvons Confessions of an English opium-eater, third edition, london, 1823, une étude sur Byron, une version anglaise du Decameron, et, ce qui nous intéresse : The dramatic works of Wiliam Shakespeare, with glossarial notes by Charles Henry Wheeler, London, 1825. Musset lisait donc Shakespeare en langue originale, et ce serait grâce à ces livres qu'il aurait appris l'anglais, par les lectures.

* 27 Genèse, I, 1-5, La Sainte Bible, traduction de l'abbé Crampon, édition Desclée et Cie, Paris, 1923.

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery