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Fêtes de village et nouvelles appartenances. Les fêtes rurales en Hainaut occidental (Belgique)

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par Etienne Doyen
Université Catholique de Louvain - Licence en Sociologie 2007
  

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Analyse : un carnaval réussi dans un village qui fait sens

La « stratégie » du carnaval de Basècles est de se positionner dans le créneau « folklore et tradition ». Le carnaval met ainsi fortement en avant des éléments de « tradition » dans sa manière de se raconter vis-à-vis de l'extérieur. Il faut entendre par là les articles de presse, la publicité autour de l'évènement ou encore les discours officiels prononcés durant les festivités. Quand le carnaval se raconte de la sorte, l'accent est mis sur l'ancienneté de la fête (l'évènement en est à sa 27ème édition). Est mis également en avant le fait que la fête ait été initiée par la société des « Crocheux », qui tirent leur nom du crossage, jeu folklorique de la région148(*). Certains acteurs, armés d'archives, situent son origine tantôt au XIIIème siècle, tantôt au XIVème siècle. Quoi qu'il en soit, le jeu est perçu comme « folklorique » et la manière dont les acteurs rendent compte de cette pratique est fortement centrée sur l'idée de « la nécessité de perpétuer le geste d'antan ». Dans cette même ligne, le costume que portent les « Crocheux » est révélateur : ce costume est le même depuis l'origine, et il est très codifié. Tous les « Crocheux » sont semblables, à l'image par exemple des Gilles de Binche. La référence à la tradition ne se limite pas à l'existence de cette société des « Crocheux », mais également au fait que le carnaval comporte une journée consacrée au crossage149(*).

D'autres éléments du carnaval illustrent cette volonté de se rattacher à une tradition, mais tenter de les identifier tous n'est pas essentiel pour notre propos. Nous pouvons cependant pointer un dernier fait qui s'inscrit dans cette ligne, à savoir les « thèmes » des sociétés du carnaval. Outre le cas particulier des « Crocheux », certaines sociétés évoquent les anciens métiers qui caractérisent le village, comme les « Marbriers et leus fèmes » ou les « Carbouniers »150(*), ce qui encore une fois, témoigne de la volonté d'invoquer l'histoire et d'inscrire le carnaval dans un temps long.

Cette référence à la tradition semble assez « porteuse » puisque le carnaval est bien connu dans la région : à chaque édition, ce sont entre trois et quatre mille spectateurs qui se pressent pour y assister. Ces spectateurs sont bien plus nombreux que les participants du carnaval, qui sont environ 1 200. Au final, le nombre de personnes mobilisées équivaut à la population de Basècles ; on est ici bien loin du cas de Willaupuis où le carnaval ne comptait presque pas de spectateurs et rassemblait à peine un huitième de la population du village.

Avec une telle affluence extérieure, la fête a donc en partie une dimension de spectacle : la tradition est mise en scène, et un public y assiste. Pour autant, le carnaval n'est pas uniquement un show performé par ses participants. D'ailleurs, si la journée du samedi voit l'affluence d'un public nombreux, ce n'est pas le cas des autres jours de festivités liés au carnaval (vendredi d'ouverture du carnaval, soumonces, crossage), où la fête se fait « en interne ». Ces divers moments mettent en jeu une autre dimension du carnaval : ce dernier est également, pour les Baséclois, un moment pendant lequel une logique d'appartenance et d'identification à un groupe est en jeu.

Participer au carnaval de Basècles, en tant que Baséclois, c'est aussi manifester son appartenance à un groupe. Être membre d'une société signifie partager une expérience commune avec d'autres villageois et prendre part à une fête qui est centrée sur le village. La référence constante à la tradition doit se comprendre dans cette ligne : en faisant revivre les anciens métiers pratiqués au village, en pratiquant le crossage, jeu traditionnel de la région, il y a un appel au passé pour créer une identité d'aujourd'hui. Ce passé est reconstruit comme quelque chose de grandiose (on parlera ainsi des marbriers et des mineurs comme ceux qui « ont fait la gloire du village »), ce qui ne correspond peut-être pas nécessairement, objectivement parlant, à la réalité, mais qu'importe, puisque cette recomposition est fédératrice. Ce qui nous intéresse ici est de voir en quoi ce passé reconstruit a des effets : il fait sens, et peut être utilisé par un groupe pour la constitution de son identité.

Il peut être ici très fécond d'évoquer le travail d'Amselle, et plus particulièrement le concept de « branchement » que ce dernier utilise pour penser les relations entre cultures151(*). Ce qui semble être à l'oeuvre dans le carnaval de Basècles est un branchement du village sur son histoire passée. Initié par les « Crocheux », fondateurs du carnaval, ce branchement consiste à sélectionner des traits spécifiques du passé du village, considérés comme glorieux, pour construire une identité aujourd'hui. Cette idée de sélection est importante : certains traits spécifiques sont choisis, parce qu'ils renvoient, insérés dans un discours, à une image grandiose du village. Cette démarche constitue une injonction aux villageois de développer une conscience fière de leur village. Le passé glorieux constitue alors un levier pour l'apparition d'une conception haute de soi et du groupe.

Dans le cas de la culture mandingue décrit par Amselle, le branchement est effectué par Souleymane Kanté, prophète scripturaire, qui a « reçu » un alphabet, l'alphabet n'ko. Sans s'attarder longuement sur ce cas, il convient ici de préciser que Kanté a en fait construit cet alphabet, en le branchant sur diverses cultures. Il a pu ensuite, grâce au pouvoir et à la légitimité qui étaient siens, proposer ce branchement à ses semblables, qui l'ont plus ou moins accepté. Dans le cas de Basècles, le processus est le même : le branchement n'émerge pas spontanément de l'ensemble du groupe, mais est proposé par certains acteurs (les « Crocheux ») qui peuvent, par leur légitimité (c'est la société qui a fondé le carnaval, mais c'est aussi celle qui compte le plus de membres), le proposer aux autres et imposer, progressivement, un certain discours sur le village et une certaine manière de se percevoir soi-même, en tant que Baséclois.

Le concept de branchement est fécond pour penser ce carnaval parce qu'il contient l'idée de sélection : ce n'est pas tout un passé qui est repris, mais uniquement certains éléments précis qui, replacés dans un discours, font sens. Pour faire sens aujourd'hui, l'histoire doit nécessairement être revisitée et réappropriée. En clair, le carnaval n'est pas une reconstitution passéiste du Basècles d'antan. Les éléments d'hier qui sont réutilisés, sont articulés avec ceux d'aujourd'hui pour créer un branchement inédit.

La musique écoutée lors du carnaval illustre parfaitement ce métissage entre passé et présent. Le vendredi soir, en plus des « Musiques » qui accompagnaient les sociétés, une sono était installée dans la salle communale. Pendant une heure, les carnavaleux ont assisté dans cette salle à divers discours et « coutumes » du carnaval, comme la remise des clés par le bourgmestre de l'entité. Ces discours étaient entrecoupés par la sono, qui passait notamment la chanson Be my girl, de DJ Ötzi. La chanson, qui date de 2001, est du genre Pop-Dance et est entièrement en anglais. Elle est souvent reprise lors de soirées étudiantes ou dans des stades de sport. Le vendredi soir du carnaval, la chanson est passée au moins quatre fois sur une heure de temps, et il était impressionnant de voir alors toute la salle reprendre le refrain en anglais. Le fait d'être déguisés en marbriers ou en mineurs rappelant le passé glorieux du village n'était pas contradictoire avec le fait de danser sur un tube du moment. Ceci nous renvoie à une caractéristique d'une construction identitaire opérée par branchements, soulignée par Amselle, qui est de « faire feu de tout bois » : dans la constitution d'une identité, les branchements sont multiples et variés, créant ainsi une oeuvre inédite.

Nous allons maintenant nous attarder sur la fonction sociale du carnaval de Basècles, en nous basant sur un moment particulier de notre observation.

Compte-rendu d'observation : l'hymne du village

Il serait mal avisé d'analyser la dynamique d'appartenance à l'oeuvre dans le carnaval de Basècles sans s'arrêter quelque peu sur ce qui a constitué, à nos yeux d'observateur, un moment-clé de la soirée de vendredi. Il s'agit de l'hymne du village. Cet hymne a clôturé la cérémonie d'ouverture du carnaval, qui s'est déroulée pendant une heure dans la salle communale. À la fin de la cérémonie, un des organisateurs du carnaval a pris le micro et a annoncé que l'assemblée allait entonner « l'hymne de notre village », qui a pour titre : « Basecqu' ch'est l'pu biau des villôges ». Une effervescence toute particulière saisit alors l'assemblée, et les carnavaleux se sont pris les coudes, formant ainsi des chaînes allant de deux personnes à plus d'une dizaine.

Il a été difficile de résister à cet engouement, et nous fûmes prestement invités à intégrer l'une de ces chaînes. La demande étant formulée d'une manière telle qu'il aurait été difficile de refuser, nous avons donc eu l'occasion de passer de l'observation directe à l'observation participante...

La chanson est composée de plusieurs couplets en picard, dans lesquels sont décrits Basècles, son charme, ses habitants chaleureux, etc. Cette ode au village était connue dans son entièreté par une majeure partie de l'assemblée. Pendant cinq minutes, toute l'assistance, divisée en groupes reliés par les coudes, a chanté les couplets en se balançant au rythme de la musique. Notre ignorance des paroles était, semble-t-il, flagrante, et notre « voisine de coude » n'a pas tardé à nous demander : « T'es pas de Basècles, toi ? ».

Les carnavaleux rassemblés dans la salle des fêtes du village,

quelques minutes avant de chanter leur hymne.

Voir cette salle bondée chanter à l'unisson l'hymne de son village était assez impressionnant. En cinq minutes de coude à coude était portée à notre attention une des dynamiques d'une fête qui s'étale sur plusieurs jours. C'est ce moment très particulier qui, entre autres, nous permet d'avancer que le carnaval de Basècles permet à certains de ses habitants de proclamer leur appartenance à un groupe. Mais le carnaval n'est pas simplement le lieu d'expression d'un sentiment d'appartenance ; il est avant tout l'occasion de créer ce sentiment. Nous sommes ici renvoyés à la dimension d'account de la fête : en même temps qu'elle rend compte d'un phénomène, elle le crée et le fait exister. Le carnaval n'agit donc pas comme un révélateur qui mettrait au jour un sentiment d'appartenance préalable ; il participe pleinement du processus de création de ce sentiment. Donner en effet l'occasion aux villageois de se retrouver dans une salle et de chanter leur village, c'est leur permettre de développer le sentiment d'une condition commune.

Cette forme spécifique du carnaval, centrée sur une logique d'appartenance, ne peut se comprendre qu'en tant qu'elle s'inscrit dans la forme spatiale et sociale de Basècles. Dans un village d'une telle taille, comportant un centre fourni en commerces et services divers, il est plausible qu'un certain sentiment d'appartenance à un groupe se développe. En effet, cette configuration permet aux habitants de se rencontrer plus ou moins régulièrement, et de développer le sentiment d'une condition commune. À cet égard, le rôle des cafés présents dans le village semble important. Il apparaît finalement que le développement d'une fête célébrant l'appartenance au village n'est pas inconcevable, étant donné l'existence de ce contexte que nous identifions comme favorable. Ainsi, il semble beaucoup plus improbable qu'une telle fête émerge à Willaupuis, où la forme spatiale du village permet beaucoup moins aux habitants de se penser comme un groupe.

La soirée du vendredi se termine dans les cafés du village, auxquels sont rattachées les sociétés.

* 148 Le crossage est un jeu traditionnel répandu dans la région de Mons-Borinage, qui se joue dans les rues du village avec des crosses. Plusieurs équipes s'affrontent et le but est de faire atteindre à la soulette, une boule de bois ou de gomme, les différents tonneaux placés le long des rues.

* 149 Ceci n'est d'ailleurs pas propre à Basècles : de nombreux villages du Borinage, dont Willaupuis, associent également le crossage à leur carnaval.

* 150 Mettant en scène respectivement les marbriers et leurs femmes, et les mineurs.

* 151 Amselle, op. cit.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand