Mouvement social : crise ou approfondissement de
la démocratie ?
Par Hans De Marie HEUNGOUP
Master en Gouvernance et Politiques Publiques,
UCAC
Chercheur à la Fondation Paul Ango Ela de
géopolitique en Afrique centrale (FPAE)
Un mouvement social désigne un mouvement par lequel des
individus se mobilisent en faveur d'une cause, dans l'optique de porter un
changement social. Le paysage du 20ème siècle est
parsemé d'hommes et de femmes réunis autours d'espoirs,
d'émotions et d'intérêts communs. Qui n'a pas
été frappé par les mouvements de libération
nationale ou par les mobilisations multisectorielles des années
90 ? Qui n'a jamais été impressionné par les
mobilisations autour des sommets du G8 ou encore du climat ? C'est dire
que les mouvements sociaux, plus que jamais, font partie de la vie sociale et
politique aujourd'hui. Cependant, lorsque l'on aborde la question, les
mouvements sociaux suscitent plus souvent la réaction que l'analyse.
Comme le souligne Erik NEVEU, « ce traitement se marque d'abord dans
une rhétorique de la suspicion. Une assimilation implicite du
modèle démocratique à la seule procédure
électorale »1(*). Dans un sens proche, Alain TOURRAINE va assimiler les
mouvements sociaux à une forme singulière et importante de la
participation politique. Ces auteurs tentent de dire qu'un mouvement social
participe du processus démocratique et politique. Cette question est au
centre de notre travail. Il s'agit en fait de savoir si les mouvements sociaux
peuvent être considérés comme une crise du système
démocratique, ou au contraire, s'ils en constituent un
approfondissement. De manière précise, l'interrogation qui meut
notre discussion se formule en ces termes : les mouvements sociaux
expriment-ils les limites de la démocratie ? A contrario, ne
permettent-ils pas un approfondissement de cette dernière ?
Une mise en débat de ces questions nous fait constater
que les mouvements sociaux sont : d'une part, une preuve matérielle
de la crise systémique et struturo-fonctionnelle de la démocratie
; d'autre part, un renouvellement et un approfondissement de celle-ci.
Les mouvements sociaux ou
la démocratie en panne
Dans cette partie, nous tentons de montrer que les mouvements
sociaux traduisent une certaine crise de la démocratie. Les mouvements
sociaux expriment une carence de celle-ci à impulser le changement
social, et rendent compte des limites de la représentation en
démocratie.
Mouvement social,
démocratie et changement social
Le changement social est un thème riche en en
sociologie. D'après le Lexique de sciences sociales, le changement
social est : « Toute transformation observable dans le
temps, qui affecte de façon durable la structure ou le fonctionnement de
l'organisation sociale ».2(*) La question mérite d'être
étudiée sous l'angle des politiques publiques. De façon
caricaturale, les politiques publiques sont constituées de l'ensemble
des politiques et dynamiques implémentées par l'Etat ou les
personnes publiques. Celles-ci sont au coeur du changement social.
Si ce sont les politiques publiques qui impulsent le
changement au sein d'un Etat légal-rationnel, nous retenons surtout que
les mouvements sociaux et les élites politiques sont les principaux
acteurs de l'agenda gouvernemental. En effet, le processus de fabrication des
politiques publiques n'est pas une entreprise individuelle ou collective. Il
est le fruit de plusieurs logiques concurrentes, de mobilisations plus ou moins
variées. C'est dire que les mouvements sociaux sont au coeur de la
fabrication des politiques publiques, et donc de l'impulsion du changement
social. Ceci est d'autant plus vrai que l'on ne peut prêter aux
élites politiques la même foi qu'aux acteurs sociaux. La politique
étant aussi une sphère de lutte pour la conquête et
l'exercice du pouvoir3(*),
les élites politiques peuvent privilégier telle politique ou
telle autre, selon que l'inscription de ces préoccupations dans l'agenda
politique permet de conquérir plus de suffrages. Il y a donc un
clientélisme électoral et politique, qui donne lieu à une
perversion des politiques publiques, qui à ce moment ne rendent plus
compte de la réalité des problèmes sociétaux.
Ainsi, les élites politiques refuseront d'impulser le changement qui
pourrait leur faire perdre le pouvoir par exemple. Ceci traduit une carence de
la démocratie à porter le changement social. En revanche, les
mouvements sociaux jouent un rôle de « cinquième
pouvoir »4(*) et
permettent le changement social. Ce fut le cas en Afrique des mouvements de
libération nationale, qui ont permis l'indépendance. C'est aussi
le cas des mobilisations multisectorielles des années 90 ayant
donné lieu à la libéralisation du jeu politique. Dans ces
différents cas, l'exécutif dirigeant ne souhaitait pas de tels
changements, et faisait tout pour que les choses ne changent pas. Cela
correspond à « l'approche hiérarchique et
stratifiée de la réalité sociale ».
D'après cette approche, « Une politique publique est le reflet
de la domination des élites politiques, instrument qui rend
opérationnelles leurs préférences et contribue à
renforcer leur hégémonie sur le reste de la
collectivité ».5(*)
Hormis cette perversion, une réflexion sur
l' « Etat en action », sur « la
banalité et la nudité de l'Etat » permet de comprendre
que l'Etat ne peut pas répondre à toutes les sollicitations. Et
par conséquent, il y aura toujours des causes oubliées. Or, les
mouvements sociaux et les mobilisations sociales inscrivent ces
préoccupations dans les agendas politiques ; mais aussi et surtout,
ils peuvent eux-mêmes implémentés une dynamique publique.
On parle en ce moment d'action publique. Cela se fait le plus souvent lorsque
les mouvements sociaux sont déjà institutionnalisés.
Certains se constituent en association ou en O.N.G.s. Ils agissent au quotidien
et viennent-en aide à la population et même à l'Etat. Les
mouvements tels que « Ni putes, ni soumise »,
« l'altermondialisme », « l'écologisme
politique », etc. ont contribué à redéfinir les
contours de la gouvernance à l'échelle mondiale, et mènent
des actions concrètes au quotidien. Ce n'est plus seulement l'Etat en
action, c'est la société toute entière en action. De
facto, là où la démocratie se grippe, les mouvements
sociaux sont là pour traduire les attentes des populations, les causes
perdues. Ce qui n'est pas toujours le cas de la représentation.
Mouvement social, démocratie et
représentation
La représentation en démocratie à ceci de
négatif que ce ne sont que les partis majoritaires qui font entendre
leurs voix. Les autres partis, qui pourtant représentent une partie du
peuple n'ont guère voix au chapitre. En réalité, dans les
démocraties modernes, le peuple n'est gouverné que par une
frange, souvent mince de la population. Il n'y a pas vraiment
représentation, puisque les députés au parlement qui ne
sont pas majoritaires ne parviendront souvent jamais à faire voter leurs
propositions de lois. Or, il n'y a pas de politiques publiques sans
« cadre normatif d'action » et sans cadre légal.
Dans un tel contexte, toutes les politiques publiques ne traduiront que les
aspirations d'une frange de la population. Et les autres alors ? Et ceux
qui n'ont pas votés ? Et ceux qui ne sont pas en âge ou en
état de voter ? Autant de limites de la représentation, qui
font que les mouvements sociaux et les mobilisations sociales se
présentent en ce moment comme une planche de salut pour une
démocratie en crise de représentation. Ils permettent d'inscrire
à l'ordre des agendas des problèmes, qui n'étaient pas la
préoccupation du parti qui a gagné les élections. Ils
permettent au peuple de refuser telle politique publique ou telle autre. Ce fut
le cas des grèves en France contre le Contrat premier embauche, ou
contre la suppression du juge d'instruction par Nicolas Sarkozy.
Il apparaît donc clairement que les mouvements sont la
preuve matérielle de la crise actuelle de la démocratie et de la
représentation : une démocratie en panne de changement
sociale. Toutefois, ces mouvements contribuent à un approfondissement de
la démocratie, et expriment par ailleurs une amélioration de
celle-ci.
Quand les mouvements
sociaux et la démocratie se réinventent
L'on dit de la démocratie qu'elle est le gouvernement
du peuple par le peuple et pour peuple. Les mouvements sociaux quant à
eux sont une expression de la volonté du peuple qui se mobilise pour
défendre une cause. Les deux définitions laissent
apparaître le mot peuple. En réalité, si les mouvements
sociaux sont une preuve des limites de la démocratie et de la
représentation, ils permettent tout de même de la renouveler et de
l'approfondir.
Vers une nouvelle
forme de démocratie
Il n'existe pas d'opposition entre démocratie et
mouvements sociaux. Les mouvements sociaux sont une forme de participation
politique dans les régimes démocratiques.6(*) Ils nourrissent la
démocratie et lui permettent de dépasser ses limites
institutionnelles. Bef, avec les mouvements sociaux, on se rapproche plus de la
définition de la démocratie comme celle où « le
peuple en corps gouverne ».7(*)
C'est un truisme de dire que la démocratie
connaît une crise de la représentation. Pourtant, en principe, la
démocratie rime avec la délibération, le consensus et le
contrat social. Un consensus qui ne doit pas exister uniquement au moment du
vote, mais aussi dans l'exercice du pouvoir. Or dans le passé, les
déficiences de la représentation et l'exercice statocentrique du
pouvoir ont rendu la démocratie froide, injuste et
déconnectée des préoccupations réelles des
populations.
Avec l'essor des mouvements sociaux, on parle d'avantage de
co-gouvernance, de co-gestion. L'Etat n'est plus un monstre froid, mais
l'institution à l'écoute des populations, qui
réfléchit avec elles pour répondre à leurs
préoccupations. Nous sommes plus proche de la gouvernance participative
et loin de la « boite noire ». En cela, les mouvements
contribuent à inventer une nouvelle forme de démocratie,
constituée du « cinquième pouvoir », qui dans
bien des cas contribue à arrêter les autres pouvoirs.
A vrai dire, si les mouvements sociaux contribuent à
inventer une forme nouvelle de démocratie ; la démocratie
aussi, se présente comme le terreau fertile pour l'essor des mouvements
sociaux. C'est ce qui explique la recrudescence de nouveaux mouvements
sociaux.
La
démocratie : élément catalyseur des mouvements
sociaux
Autant les mouvements sociaux réinventent la
démocratie, autant la démocratie a donné naissance
à de nouvelles formes de mouvements, qui y ont trouvée un espace
libre et agréable d'échanges, de discussions et de
contestation.
En effet, dans toutes les démocraties modernes, les
mouvements sociaux et les mobilisations sociales sont considérés
comme des formes à part entière de la participation politique.
Ils disposent d'un cadre normatif d'action reconnu légalement. Ils sont
mêmes très souvent consultés pour la prise de
décision par les élites politiques. A l'exception de ceux
jugés violents ou hostiles (Alquaïa). Plusieurs d'entre eux comme
l'écologisme politique sont soutenus et subventionnés par l'Etat
pour le travail d'éveil qu'ils font. Le rapport Etat mouvements sociaux
n'est plus essentiellement conflictuel. Même si les mouvements sociaux
sont toujours réprimés, même s'ils utilisent encore des
méthodes violentes (casses), il y a désormais une réelle
coopération entre ces mouvements et l'Etat. Dans un Etat
démocratie, il y a le droit de grève ; ce qui n'est pas le
cas dans un système dictatorial ou totalitaire, qui n'admet pas la
liberté de penser et d'action, et muselle toute contestation. Ce fut le
cas de l'Allemagne Nazi, c'est le cas actuellement en Corée du Nord.
Conclusion
Au début de ce travail, nous nous sommes demandé
si les mouvements sociaux constituaient une crise ou un approfondissement de la
démocratie. Il en ressort que les mouvements sociaux expriment les
limites de la démocratie institutionnelle et du système de
représentation. Pourtant, ces mouvements constituent également
une chance pour les démocraties modernes. Dans la pratique, ils
réinventent la démocratie et permettent à celle-ci de
tenir compte de toutes les couches de la population. Bref du peuple en
corps.
Au total, toute démocratie ne saurait à l'heure
actuelle se passer des mouvements sociaux. De façon
générale, la question de la participation du peuple dans la
gestion des affaires les concernant est aujourd'hui au coeur de la gouvernance
démocratique moderne. D'où la place qu'occupent de plus en plus
les acteurs sociaux dans les processus décisionnels.
Au demeurant, les mouvements sociaux en particulier et de la
société civile en général occupent une place si
cardinale dans les processus de gouvernance modernes, que l'on peut se
demander : quelle est la place que nous (africains) leur
accordons ?
BIBLIOGRAPHIE
GRAWITZ Madeleine, Lexique de sciences sociales,
Paris, Dalloz, 8ème Edition, 2004
BRAUD (P.), Sociologie politique, Paris, L.G.D.J,
2002
NEVEU Erik, Sociologie des mouvements sociaux, Paris,
Editions La Découverte et Syros, 2000.
THOENIG (J.C.), « L'analyse des politiques
publiques », in revue française de science politique,
GRAWITZ (M.) et LECA (J.) (Sous la dir. De), 2005.
* 1 NEVEU Erik,
Sociologie des mouvements sociaux, Paris, Editions La
Découverte et Syros, 2000, 125 pages.
* 2 GRAWITZ (M.), Lexique
de sciences sociales, 8ème Edition, Paris, Dalloz,
2004
* 3 Au sens de l'expression
anglo-saxonne politiy.
* 4 Terme propre au philosophe
MBONDA (E.M.)
* 5 THOENIG (J.C.),
« L'analyse des politiques publiques », in revue
française de science politique, GRAWITZ (M.) et LECA (J.) (Sous la
dir. De), p.47, cité par KIAMBA (C.E.).
* 6 BRAUD (P.),
Sociologie politique, Paris, L.G.D.J, 2002
* 7 Cf. Montesquieu
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