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Le statut des vérités analytiques dans l'épistémologie praxéologique de Ludwig Von Mises

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par Grégoire CANLORBE
Université Paris 1 - Master 1 LoPhiSC (Logique, Philosophie des sciences et de la connaissance) 2012
  

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    Université Paris 1

    UFR de philosophie

    Mémoire de Master 1 Lophisc

    Le Statut des vérités analytiques dans

    l'épistémologie praxéologique de

    Ludwig Von Mises

    Par Grégoire Canlorbe,

    Sous la direction de M. Emmanuel Picavet

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    Année de soutenance: 20122013

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    Introduction

    1. Un énoncé analytique est un énoncé qui est vrai ou faux en vertu de sa signification. Par abréviation, on appelle « énoncé analytique » un énoncé analytique vrai. Un énoncé synthétique est non analytique, ce qui revient à dire que ce n'est pas sur la base de sa seule signification qu'on peut établir s'il est vrai ou faux.

    La dichotomie analytique/synthétique a été explicitement formulée par Kant au XVIIIème siècle. Celui-ci s'inscrivait lui-même dans la lignée de Hume, distinguant entre « relations d'idées » et « matières de faits » ; et à maints égards, ce que Kant nous a légué est une caractérisation plus élaborée et plus précise de la dichotomie introduite par Hume. On doit au positivisme logique, essentiellement porté par le Cercle de Vienne au début du XXème siècle, d'avoir proposé une nouvelle relecture de la thèse humienne, pour remédier aux inconvénients de la théorie de Kant.

    Dans la conception kantienne de l'analyticité, pour qu'un énoncé soit analytique, i.e. vrai en vertu sa signification, il faut qu'il associe au sujet un prédicat qui est identique au sujet ou inclus dans le concept du sujet. « Un chat est un chat » est un exemple d'énoncé analytique. On peut également donner cet exemple: « Un chat est un animal félin de petite taille, au poil soyeux, qui miaule. » Un énonce synthétique associe au sujet un prédicat qui diverge du sujet et qui n'est pas inclus dans le concept du sujet.

    La thèse kantienne est censée établir le caractère analytique de la logique ainsi que des définitions. Cependant, la justification qu'elle propose, du caractère analytique de la logique, a partie liée avec une logique tombée en désuétude, celle d'Aristote et des scolastiques, qui exclut les énoncés associant non pas un prédicat à un sujet mais un prédicat à plusieurs sujets, mis ainsi en relation. La logique formelle moderne, qu'on doit à Frege et Russel, intègre cette seconde catégorie d'énoncés; et elle rend inopérante ce faisant la justification proposée par Kant pour établir le caractère analytique de tout énoncé logique.

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    Sur la base de la logique formelle moderne, appelée « calcul des prédicats », les positivistes logiques, sous l'influence de Wittgenstein, ont proposé une nouvelle conception de l'analycité : un énoncé analytique est soit un énoncé logique, vrai car tautologique, au sens wittgensteinien d'une tautologie, soit un énoncé réductible à la logique moyennant le remplacement de certaines expressions par des synonymes, ce qui est censé caractériser les mathématiques et les définitions. Une tautologie au sens de Wittgenstein est un énoncé qui est vrai quelque soit la distribution des valeurs de vérité reconnues à ses composants élémentaires. Par exemple, « si je suis un canari des îles alors je suis un canari des îles », qui est de la forme « A -> A », est un énoncé qui est vrai quand A est vrai aussi bien que quand A est faux.

    2. Représentant éminent de l'école autrichienne, au XXème siècle, Ludwig Von Mises est principalement connu pour sa thèse de l'impossibilité du calcul économique dans un système collectiviste, ainsi que pour sa théorie des cycles économiques. Ludwig Von Mises s'est efforcé, par ailleurs, au même titre que Terence Hutchison, Milton Friedman et Mark Blaug, de théoriser la méthode requise pour parvenir à la vérité en économie.

    A la différence de ces trois auteurs, Von Mises a pris parti pour une méthodologie exclusivement déductive, qui consiste pour l'économiste à déduire ses théories à partir d'un énoncé unique, supposé irréfutable, qui veut que l'homme soit un être agissant. L'action est à prendre ici en un sens précis: agir c'est poursuivre certaines fins et mobiliser des moyens en vue de ces fins. La méthodologie décrite par Von Mises est aprioriste en ce sens qu'elle affirme que les conclusions du raisonnement déductif n'ont pas besoin d'être testées empiriquement pour qu'on s'assure de leur vérité. Il suffit que le raisonnement déductif soit rigoureux et que ses prémisses soient vraies pour que les conclusions soient véraces.

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    Du point de vue déductiviste et aprioriste de Von Mises, les théories économiques peuvent être déduites, directement ou indirectement, de ce qu'il convient d'appeler l'axiome de l'action humaine; et surtout, elles sont vraies a priori, i.e. indépendamment de toute confirmation par le donné empirique. Les positions épistémologiques de Von Mises ont été adoptées par Murray Rothbard et la plupart des économistes autrichiens. Hans Hermann Hoppe a défendu naguère la thèse, dans un essai controversé1, que la démarche déductive et aprioriste de Von Mises était également valable en science politique; et que sur cette base, on pouvait démontrer que la monarchie est un régime plus viable que la démocratie.

    De nos jours, l'épistémologie de Von Mises passe essentiellement pour hétérodoxe, dans la mesure où la méthodologie économique est dominée depuis le XXème siècle par l'instrumentalisme friedmanien et le faillibilisme poppérien, auquel souscrivent Hutchison et Blaug. Et pourtant, la méthodologie préconisée par Von Mises constitue au fond la version radicale et épurée d'une position qui était très largement répandue au cours du XIXème siècle. Elle avait été défendue notamment par Nassau W. Senior, John Stuart Mill, John E. Cairnes, Walter Bagehot et John Neville Keynes.

    Hans Hermann Hoppe nous le rappelle: « de notre perspective contemporaine, il peut sembler surprenant d'entendre que Mises ne considérait pas ses idées comme étrangères à la pensée commune qui prévalait au début du vingtième siècle. Mises ne souhaitait pas expliquer ce que les économistes devraient faire en contraste avec ce qu'ils faisaient effectivement. Il voyait plutôt sa contribution comme philosophe de l'économie dans la systématisation et l'exposition explicite de ce que l'économie était vraiment, et de comment elle avait été considérée par presque tous ceux qui s'étaient prétendus économistes. Dans leurs fondements, ses idées sur la nature de l'économie étaient en parfait accord avec l'orthodoxie prévalant à l'époque en la matière. Ils n'utilisaient pas le terme « a priori», mais des économiste comme Jean

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    Baptiste Say, Nassau Senior ou John E. Cairnes, par exemple, décrivirent l'économie de façon similaire. Les idées de Menger, BöhmBawerk, et Wieser, les prédécesseurs de Mises, étaient également semblables. »2

    Contrairement à ce que Hoppe affirme, Jean-Baptiste Say, au même titre que son disciple Bastiat, ne défendait pas du tout une approche déductive de la science économique. Et on doit nuancer l'assertion selon laquelle « presque tous ceux qui s'étaient prétendus économistes » avaient souscrit à la démarche déductive. Mais il est vrai que la méthodologie de Von Mises, alors qu'elle passe pour hétérodoxe de nos jours, avait été défendue, sous une forme parfois plus modérée, par de très nombreux économistes au cours du XIXème siècle: elle n'était certainement pas hétérodoxe en ces temps-là. Mais le caractère prédominant de l'instrumentalisme et du faillibilisme au XXème siècle, et en ce début du XXIème siècle, fait que l'approche déductiviste et aprioriste de Von Mises constitue effectivement une hétérodoxie de nos jours.

    3. L'originalité de Von Mises dans sa défense de la méthodologie déductive et aprioriste, tient en ceci que c'est sur la base de la dichotomie analytique/synthétique qu'il s'efforce de justifier l'idée que la théorie économique serait pourvue d'un caractère de vérité a priori, i.e. indépendante de toute confirmation empirique. Cependant, il se réfère exclusivement à l'acception kantienne de l'analycité et de la synthèse.

    Pour Von Mises, l'économie est une branche de la praxéologie, laquelle est la science de l'action humaine. L'économie traite spécifiquement du commerce et de la production. Les théories praxéologiques de façon générale, et notamment les théories économiques, sont déduites d'un seul et même axiome, qui veut que l'homme poursuive des fins et mobilise des moyens en vue de ces fins. Dans l'épistémologie misésienne, la déduction dont il est ici question n'est rien d'autre que l'activité de décomposition du sens du concept d'action humaine. Cette

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    décomposition a pour visée de rendre manifeste ce qui est implicitement inclus dans le concept d'action humaine.

    Nous verrons que les efforts de Von Mises pour identifier comme une forme de déduction cette activité de décomposition et d'explicitation du contenu d'un concept, ne vont pas sans difficultés. Effectuer une déduction/restituer le sens d'un concept sont deux choses tout à fait différentes; et c'est à grand peine que Von Mises essaie de faire passer pour identiques les deux activités. Mais quel intérêt trouve-t-il à défendre pareille thèse? C'est que pour Von Mises, le raisonnement déductif de la praxéologie consiste en un jugement analytique au sens kantien; et il doit à ce caractère analytique le statut de vérité a priori des théories praxéologiques. Autrement dit, les théories praxéologiques, et notamment économiques, sont vraies en vertu du fait qu'elles constituent de simples tautologies, i.e. répétitions, du contenu implicite du concept d'action humaine.

    C'est donc bien à la conception kantienne de l'analyticité que Von Mises se réfère pour justifier le caractère analytique, et ainsi vrai a priori, de l'économie (et plus généralement la praxéologie). Cette mise au service de la dichotomie analytique/synthétique, prise en son sens kantien, pour justifier la certitude a priori des conclusions du raisonnement praxéologique, ne laisse pas de soulever quelques difficultés: notamment en ce qui concerne la tentative de Von Mises pour ériger en raisonnement déductif ce qui n'est que l'activité de décomposition et d'explicitation du contenu d'un concept.

    Après avoir mis en lumière la méthodologie aprioriste et ses prétentions, nous proposerons une comparaison du traitement par Von Mises de la dichotomie analytique/synthétique avec l'acception positiviste de cette double notion, en vue de mettre en lumière la singularité de l'interprétation misésienne. Ayant ainsi jeté toute la lumière sur l'épistémologie de Von Mises, nous serons en mesure de la soumettre à un examen critique.

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    I. La méthodologie aprioriste

    Murray Rothbard a proposé un résumé efficace de l'épistémologie de Von Mises. Celle-ci, donc, tient en quatre assertions: à savoir « (a) que les axiomes et prémisses fondamentaux de la théorie économique sont absolument vrais;

    (b) que les théorèmes et conclusions déduits de ces postulats » de façon rigoureuse « sont par conséquent absolument vrais;

    (c) qu'il n'y par conséquent aucune nécessité d'un test empirique, ni en ce qui concerne les prémisses, ni en ce qui concerne les conclusions; enfin,

    (d) que les théorèmes ainsi déduits ne pourraient pas être testés, même si cela était désirable. »3

    Cependant, c'est l'assertion (d) qui donne tout son sens à la méthodologie théorisée par Von Mises. En raison de l'impossibilité du test empirique de la théorie économique, il est d'autant plus avantageux que la véracité d'une thèse économique puisse être déterminée a priori, i.e. indépendamment de tout test empirique. A cet égard, il nous paraît judicieux de commencer notre analyse de l'épistémologie de Von Mises par l'exploration de la quatrième assertion.

    1. Les impasses de la démarche a posteriori

    Le comportement humain est irrégulier; ou du moins, il n'est pas régulier au sens fort du terme, i.e. régulier au sens d'une régularité universelle, qui vaut en tous temps et en tous lieux. C'est pourquoi il n'y a rien à espérer d'une démarche a posteriori, qui consiste à inférer et/ou à tester une théorie générale sur la base de l'observation du comportement humain.

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    Pas de régularités universelles de l'action humaine

    Les régularités de l'action humaine ne sont pas universelles: cet état de fait vaut sur deux plans. Il y a d'abord un aspect temporel: qu'un homme se conduise de telle façon à un instant T n'implique pas nécessairement qu'il se conduira de la même façon à l'instant T+1 ou T +2, et ainsi de suite. Cette absence d'une régularité absolue du comportement humain vaut également au sens où le comportement de deux individus distincts n'est pas nécessairement identique: deux ou plusieurs individus peuvent parfois se comporter de la même façon, mais ce n'est pas pour autant qu'il existe une conduite universelle, i.e. adoptée par les agent à l'unanimité.

    En ce sens, l'objet de la praxéologie diffère tout à fait de l'objet des sciences de la nature. Il y a dans la nature des régularités universelles, ou du moins, nous pouvons estimer à bon droit que de telles régularités existent dans la sphère de la nature; mais rien ne nous autorise à considérer que ces régularités se retrouvent dans la sphère de la société humaine.

    « Du point de vue épistémologique, la marque distinctive de ce que nous appelons la nature se trouve dans une régularité inévitable et vérifiable dans l'enchaînement des phénomènes. D'autre part, le signe distinctif de ce que nous appelons la sphère humaine, ou l'histoire humaine, ou, mieux encore, le champ de l'action humaine, est l'absence d'une telle régularité régnant de manière universelle. »4

    L'induction est justifiée pour les phénomènes qui ont toujours eu lieu de par le passé

    La démarche a posteriori des sciences de la nature recouvre deux pratiques distinctes: l'induction et le test expérimental. L'induction consiste à établir une régularité universelle sur la base de l'observation récurrente d'un même phénomène. Le test expérimental, ou test

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    empirique, d'une théorie consiste à établir quelles devraient être les conséquences de cette théorie au cas où elle serait juste; et plus précisément, quelles devraient être ses conséquences dans une situation précise, en un lieu et en un moment spécifiques: à charge pour l'observation de confirmer ou d'infirmer que la conséquence prédite par la théorie dans ce contexte précis se produit effectivement.

    Von Mises conteste que les deux composantes de la démarche a posteriori puissent jouer un rôle utile pour la connaissance des lois de l'action humaine. Commençons par l'induction: celle-ci, d'après Von Mises, est justifiée pour les phénomènes qui ont toujours eu lieu, sans exceptions, de par le passé. Elle consiste alors à établir comme universelle une régularité qui a toujours été observée par les hommes et qui nous autorise, en ce sens, à estimer que cette régularité se répétera à l'avenir.

    « L'expérience est toujours expérience de choses passées. Elle se réfère à ce qui a été et n'est plus, à des événements perdus à tout jamais dans l'écoulement du temps. La conscience d'une régularité dans l'enchaînement de nombreux phénomènes ne modifie pas cette référence de l'expérience à une chose qui s'est produit une fois par le passé, en un lieu et à un moment donnés, dans des circonstances y prévalant alors. La connaissance d'une régularité se réfère également exclusivement aux événements du passé. Le maximum que l'expérience puisse nous apprendre est que dans tous les cas observés par le passé, il y avait une régularité vérifiable. De toute éternité, tous les hommes de toutes les races et de toutes les civilisations ont considéré comme garanti qu'une régularité observée dans le passé prévaudrait aussi dans le futur. »5

    Cette inférence proprement inductive est justifiée dans le cas précis des régularités qui ont toujours eu lieu de par le passé et qui ont été constatées par les hommes à chaque génération. En revanche, il n'y a pas de régularités de ce genre dans la sphère des actions humaine; et pour cette raison, nous ne sommes pas en droit d'estimer qu'il existerait

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    dans ce domaine des régularités universelles et que le raisonnement inductif serait à même de nous faire découvrir celles-ci.

    Le test empirique n'est pas plus recevable que l'induction dans le cadre de la praxéologie

    Abordons, maintenant, le test empirique des théories. Celui-ci présuppose qu'on puisse prédire, sur la base de la théorie, un certain nombre de phénomènes qui sont censés prochainement avoir lieu dans un contexte précis. Dans le cadre de la praxéologie, pratiquer un test empirique signifierait que je dispose d'une théorie qui décrit une certaine régularité universelle de l'action humaine et que j'envisage de déterminer si la régularité pourra être constatée ou si elle sera démentie dans un certain contexte.

    Cependant, l'action humaine ne se prête à aucune régularité, et à cet égard, il n'y a pas à espérer que le test empirique puisse confirmer une quelconque théorie énonçant une régularité universelle. On n'est pas plus en droit d'espérer pouvoir établir les régularités universelles par le raisonnement inductif que par le test empirique d'une théorie, que celle-ci résulte d'une inférence inductive préalable ou qu'elle soit une production spontanée de l'entendement.

    2. La loi praxéologique, sa nature et ses avantages

    Mais alors, comment Von Mises peut-il défendre, sans se contredire, la possibilité de connaître des lois de l'action humaine? Qu'est-ce qu'un effort pour connaître a priori les régularités universelles de l'action humaine peut-il avoir de plus légitime qu'une démarche a posteriori, si à la fin des fins il n'y a pas de régularité universelle de l'action humaine?

    Von Mises propose de résoudre la tension en distinguant entre théorie et histoire. La théorie formule ce qui doit nécessairement se produire

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    sous réserve que certaines conditions soient remplies au préalable. L'histoire décrit ce qui s'est produit effectivement. Nous allons rentrer dans le détail de cette distinction.

    La praxéologie porte sur la forme de l'action humaine

    La démarche praxéologique traite de la forme et non pas du contenu de l'action humaine. « La praxéologie n'est pas concernée par le contenu changeant de l'agir, mais par sa forme pure » tandis que « l'étude des caractères accidentels et circonstanciels de l'agir humain est l'objet de l'histoire. »6 La collecte et l'analyse des sources historiques peut bien nous informer sur le contenu de l'action humaine à tel moment et en tel lieu; c'est à la praxéologie, en tant que science a priori, qu'il faut s'en remettre, si on veut connaître la forme universelle du contenu multiple et variant de l'action humaine.

    L'action humaine consiste à poursuivre certaines fins et à mobiliser des moyens en vue de ces fins. La praxéologie prétend décrire les caractéristiques formelles de l'agir, ce qu'elle identifie avec nos raisons générales de choisir certains moyens plutôt que d'autres, la forme générale de ces moyens et notre façon générale d'essayer de mettre en oeuvre ces moyens.

    A propos de l'objet de la praxéologie, ainsi formulé, les contresens sont faciles.

    - Premièrement, Von Mises ne dit pas que tout le monde poursuit les mêmes fins et adopte les mêmes moyens. Deux ou plusieurs agents distincts ne poursuivent pas nécessairement une fin similaire. D'autre part, et surtout, lorsque deux ou plusieurs agents distincts poursuivent une fin similaire, ils n'adoptent pas nécessairement les mêmes moyens; cependant, ils procèdent de la même façon pour définir ces moyens, c'est une même forme de raisonnement qui dicte le choix de leurs moyens.

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    - Deuxièmement, Von Mises en tant que praxéologue rejette certes toute considération de la nature des mobiles mais il s'attache à définir la nature des moyens envisagés par les sujets. Cependant, c'est la nature générale des moyens qui l'intéresse: le travail, le troc, la monnaie, l'entrepreneuriat, et ainsi de suite. Von Mises ne prend pas en considération le travail concret des agents, par exemple petit comptable de province pour Tartempion, chanteur de rock pour Mick Jagger ou économiste universitaire pour Rothbard.

    C'est ce mode universel de l'agir qui constitue l'objet de la praxéologie et que Von Mises appelle « la forme de l'action humaine », tandis que la praxéologie reste indifférente à la nature des mobiles. « Son champ d'observation est l'agir des hommes en soi, indépendamment de toutes les circonstances de l'acte concret, qu'il s'agisse de cadre, de temps ou d'acteur. Son mode de cognition est purement formel et général, sans référence au contenu matériel ni aux aspects particuliers du cas qui se présente. »7

    Le raisonnement praxéologique procède a priori et ses conclusions sont vraies a priori

    Dire d'une démarche déductive qu'elle est a priori peut signifier deux choses:

    - cette démarche consiste en un raisonnement qui est indifférent au donné empirique, i.e. qui ne se préoccupe pas de tester empiriquement les conclusions auxquelles il parvient;

    - les conclusions de cette démarche déductive sont effectivement vraies a priori, i.e. vraies indépendamment du donné empirique.

    La prémisse de la praxéologie, en tant que démarche déductive, s'énonce comme suit: les hommes agissent. Pareille prémisse est évidente par elle-même, nous dit Von Mises. Nous expliquerons plus

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    loin cette évaluation. Ce qui importe, pour l'heure, est que tout ce qui se déduit de cette prémisse certaine est certain également, pourvu que le raisonnement ait été rigoureux. Il n'y a aucune utilité à tester la théorie: celle-ci est vraie a priori, i.e. vraie indépendamment de toute confirmation empirique. La vérité certaine des prémisses et la rigueur du raisonnement constituent une preuve suffisante pour la vérité des conclusions.

    Le raisonnement déductif constitutif de la praxéologie est donc a priori dans les deux sens du terme « a priori ». Il procède a priori en ce sens qu'il ne se soucie pas du donné empirique. Il est vrai a priori en ce sens que ses conclusions n'ont pas besoin d'être testées, si on veut s'assurer de leur vérité.

    Murray Rothbard a qualifié d' « axiome de l'action humaine » l'énoncé qui sert de fondation à la praxéologie, en ce sens que les théories praxéologiques sont (a) déduites directement de cet énoncé ou bien (b) déduites directement ou indirectement de théories qui sont la déduction directe de cet énoncé.

    Au rang des théories déduites directement de cet énoncé, on compte trois propositions :

    - le sujet agissant est dans un état de gêne,

    - il se représente une situation fictive où il n'éprouve pas cette insatisfaction,

    - il pense pouvoir agir en sorte de rendre effectif ce cas de figure où il est satisfait; et donc, il pense que son action aura une conséquence dans le monde. En d'autres termes, l'agent doit croire en l'existence dans le monde du principe de causalité, sinon il n'agit pas.

    L'action requiert ces trois conditions: elle y souscrit ou elle n'a pas lieu. Progressivement, en déduisant de ces premières théories d'autres théories, et en déduisant de ces nouvelles théories encore d'autres théories, et ainsi de suite, on arrive au corpus des théories économiques, i.e. concernant les rapports marchands et la production. En vertu du caractère certain de la prémisse et de la rigueur du

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    raisonnement déductif constitutif de la praxéologie, les théories économiques sont vraies a priori.

    La loi praxéologique est à caractère nécessaire et non tendanciel

    Cette vérité a priori est d'autant plus avantageuse que la théorie praxéologique décrit une régularité nécessaire et non pas tendancielle.

    Toute loi, i.e. tout énoncé d'une régularité, est de la forme « si A alors B ».

    - Une loi nécessaire décrit une régularité universelle, i.e. valant pour chaque unité de la classe d'objets considérés, quelles que soient les circonstances. Une loi nécessaire est de la forme « si A alors nécessairement B ».

    - Une loi tendancielle décrit une régularité relative, i.e. valant pour la plupart des unités d'une classe d'objets et dépendant des circonstances. Elle est de la forme « si A alors éventuellement B ».

    La loi praxéologique, i.e. décrivant une régularité de l'action humaine, est universelle: elle décrit une régularité proprement uniforme. Cependant, ce caractère universel de la loi n'implique pas que la régularité doive nécessairement se manifester dans la réalité. Toute loi étant de la forme « Si A alors B », il faudra d'abord que A se produise pour que B puisse se manifester. Mais si la loi est tendancielle, alors B ne s'ensuit pas nécessairement de A ; tandis que si la loi est universelle, alors B s'ensuit nécessairement de A. La loi praxéologique est universelle : donc, le conséquent suit nécessairement l'antécédent.

    Seule l'expérience nous informe sur l'existence de l'antécédent. Une loi praxéologique nous permet de conclure avec certitude à l'existence du conséquent au cas où l'antécédent est observé; mais elle ne dit rien sur l'existence de l'antécédent. L'expérience est précieuse pour le

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    praxéologue en ce sens qu'elle le met au courant des problèmes économiques de son temps et qu'elle lui assigne un programme de recherche. « Toutefois, cette référence à l'expérience n'affaiblit pas le caractère aprioriste de la praxéologie et de l'économie », i.e. son caractère d'indifférence au donné empirique pour tester la véracité des conclusions. « L'expérience oriente simplement notre réflexion vers certains problèmes et la détourne de certains autres. Elle nous dit ce que nous devrions explorer, mais elle ne nous dit pas comment nous devons procéder dans notre recherche de connaissance. »8

    L'avantage prédictif de la loi praxéologique

    Sur la base d'une loi praxéologique, je puis formuler certaines prédictions relatives à une situation précise; en d'autres termes, je puis prédire que certains événements précis devront nécessairement se produire car ils seront la simple manifestation d'une régularité nécessaire.

    Nous avons écrit plus haut que Von Mises insiste sur le caractère non régulier de l'action humaine. Mais ce qui est non régulier concerne l'antécédent des lois praxéologiques : le rapport de cause à effet qu'une loi praxéologique décrit est éminemment régulier, il ne tolère aucune exception. Certes, je ne puis pas prédire que l'antécédent aura lieu; mais ce que je puis prédire avec certitude, si l'expérience m'informe que l'antécédent est/sera bel et bien présent, c'est que le conséquent va avoir lieu.

    L'action humaine n'est pas régulière au sens où l'antécédent des lois praxéologiques se manifesterait de façon régulière. Mais elle est régulière au sens où le conséquent des lois praxéologiques doit nécessairement se manifester sous condition que l'antécédent se produise. Le caractère de vérité a priori de la loi praxéologique permet qu'on en tire des déductions absolument certaines; c'est ce qui fait qu'elle soit doublement avantageuse:

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    - avantageuse sur un plan théorique, au sens où elle est certaine a priori,

    - avantageuse sur un plan pratique, au sens où elle permet une prédiction indubitablement certaine.

    En résumé, la méthodologie déductive aprioriste de Von Mises, qu'on peut appeler « méthodologie aprioriste » par abréviation, conçoit l'économie comme une branche de la praxéologie et conçoit la praxéologie comme un raisonnement déductif a priori, i.e. un raisonnement déductif qui (1) se montre indifférent à tout test empirique des conclusions et surtout (2) peut légitimement s'en passer. En effet, la vérité certaine des prémisses et la rigueur du raisonnement suffisent à ce que les conclusions soient vraies. Les lois praxéologiques, et notamment économiques, sont nécessaires et non pas tendancielles. Mais l'action humaine étant irrégulière, l'antécédent des lois praxéologiques n'est pas un donné nécessaire: le conséquent s'ensuit nécessairement de l'antécédent mais l'antécédent ne se manifeste pas nécessairement.

    Cet état de fait invaliderait, selon Von Mises, toute entreprise inductive et tout test empirique des théories. D'où l'avantage d'autant plus considérable de la méthodologie aprioriste.

    Il reste à établir que pareille méthodologie répond effectivement à ses promesses et qu'on est en droit d'attendre d'elle cet avantage cognitif et pratique qu'elle nous laisse espérer.

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    II. L'analyticité, mise au service de la justification de la méthodologie aprioriste

    Nous pouvons donner un échantillon des lois praxéologiques et économiques que la méthodologie aprioriste tient pour vraies a priori, i.e. indépendamment du donné empirique.

    - A chaque fois qu'un échange n'est pas volontaire mais contraint sous la menace physique, cet échange est inégalitaire: l'une des parties profite au détriment de l'autre.

    - Le salaire minimum est une interdiction de travailler pour moins d'un certain salaire. Trop élevé, il cause un chômage involontaire de masse.

    - Chaque fois que la quantité de monnaie est accrue, alors que la demande de monnaie reste inchangée, son pouvoir d'achat baissera.

    - N'importe quelle quantité de monnaie est capable de rendre les mêmes services, de sorte qu'une quantité accrue ne peut pas augmenter le niveau de vie en général.

    - La possession collective des moyens de production rend tout à fait impossible la comptabilité des coûts, et conduit par conséquent à une production plus faible au sens des évaluations du consommateur.

    - L'imposition du revenu des producteurs accroît leur taux effectif de préférence temporelle, et conduit par conséquent à une moindre production.

    Pourquoi ces diverses lois seraient-elles vraies a priori, i.e. indépendamment du donné sensible? La réponse de Von Mises est en

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    substance la suivante: ces lois sont incluses dans le concept d'action humaine. Il suffit de le décomposer pour arriver à ces lois.

    Von Mises met à son profit la conception kantienne de l'analyticité : les lois praxéologiques sont vraies a priori, i.e. indépendamment du donné empirique, en ce sens qu'elles sont vraies analytiquement, i.e. en vertu de leur signification; et elles sont analytiques en ce sens qu'elles sont tautologiques : elles décomposent le concept d'action humaine.

    Von Mises ne se contente pas de promouvoir le traitement kantien du clivage analytique/synthétique. Il pourfend explicitement, et avec insistance, les idées du positivisme logique, en ce qui concerne la double notion d'analyticité et de synthèse. Le paradoxe apparent est qu'au-delà des divergences certaines entre Von Mises et le Cercle de Vienne, foyer du positivisme logique, tous deux ont en partage une similitude surprenante sur certains aspects de leurs pensées. Nous verrons dans quelle mesure cette affinité apporte un éclairage décisif sur l'épistémologie de Von Mises, quoiqu'il ne faille pas exagérer pareille similitude. Nous garderons à l'esprit et soulignerons les points d'achoppement considérables entre Von Mises et le Cercle de Vienne.

    Pour rentrer dans le vif du détail, il nous paraît judicieux d'ouvrir cette analyse avec la restitution des thèses du Cercle de Vienne, concernant la dichotomie analytique/synthétique. Nous serons d'autant plus à même de proposer une comparaison précise des deux points de vue épistémologiques.

    1. Le positivisme logique face au clivage analytique/synthétique

    Au sens faible, l'empirisme englobe très généralement les diverses théories méthodologiques d'après lesquelles l'expérience joue un certain rôle pour connaître la réalité. A cet égard, on peut dire que le « faillibilisme » de Popper est une doctrine empiriste.

    Au sens fort, l'empirisme désigne une philosophie de la connaissance qui remonte au moins à Aristote et qui affirme l'origine sensorielle de

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    toute connaissance. Cependant, l'empirisme classique, celui de Locke et Hume, reste relatif: il affirme l'existence de propositions qui sont vraies a priori, i.e. indépendamment du donné sensoriel; et ce, en vertu de leur caractère analytique, i.e. vrai en vertu de la signification des termes (et non pas en vertu de leur confirmation par le donné empirique).

    Au XIXème siècle, James Stuart Mill tentera de démontrer qu'il n'y a pas de proposition analytique et que les vérités mathématiques et logiques, décrites comme analytiques par l'empirisme classique, constituent une induction obtenue à partir de quelques faits d'expérience simples. Le positivisme, ou empirisme, logique réaffirmera l'existence des propositions analytiques, ce en quoi il constitue finalement un empirisme relatif.

    L'analyticité dans la philosophie humienne

    L'empirisme classique de Locke et Hume reconnaît, donc, un statut « analytique » aux mathématiques et à la logique formelle; mais la caractérisation de l'analyticité reste floue.

    Dans la terminologie humienne, les vérités logiques et mathématiques sont des « relations d'idées » et non pas des « matières de faits ». En d'autres termes, elles exposent les relations qui sont intrinsèques aux idées envisagées, et non point les relations que les objets décrits par ces idées entretiennent dans la réalité. Par exemple, « le soleil chauffe la pierre » est une « matière de fait » : l'expérience atteste que le soleil, en ce moment, chauffe la terre et nous généralisons cet état de fait. Mais il n'y a pas de relation intrinsèque entre l'idée du « soleil » et celle de « chauffer la pierre ». Une proposition mathématique telle que « 2 et 2 font 4 » constitue, à l'opposé, une « relation d'idée » ; il y a entre « deux plus deux » et « 4 » un rapport d'égalité inhérent à ces idées.

    Dans les termes de Hume: « Tous les objets sur lesquels s'exerce la raison humaine ou qui sollicitent nos recherches se répartissent naturellement en deux genres: les relations d'idées et les choses de fait. Au

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    premier genre appartiennent les propositions de la géométrie, de l'algèbre et de l'arithmétique, et, en un mot, toutes les affirmations qui sont intuitivement ou démonstrativement certaines. Cette proposition : le carré de l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés, exprime une relation entre ces éléments géométriques. Cette autre: trois fois cinq égalent la moitié de trente, exprime une relation entre ces nombres. On peut découvrir les propositions de ce genre par la simple activité de la pensée et sans tenir compte de ce qui peut exister dans l'univers. N'y eûtil jamais eu dans la nature de cercle ou de triangle, les propositions démontrées par Euclide n'en garderaient pas moins pour toujours leur certitude et leur évidence.

    Les choses de fait, qui constituent la seconde classe d'objets sur lesquels s'exerce la raison humaine, ne donnent point lieu au même genre de certitude ; et quelque évidence que soit pour nous leur vérité, cette évidence n'est pas de même nature que la précédente. Le contraire d'une chose de fait ne laisse point d'être possible, puisqu'il ne peut impliquer contradiction, et qu'il est conçu par l'esprit avec la même facilité et la même distinction que s'il était aussi conforme qu'il se pût à la réalité. Une proposition comme celleci : le soleil ne se lèvera pas demain, n'est pas moins intelligible et n'implique pas d'avantage contradiction que cette autre affirmation : il se lèvera. C'est donc en vain que nous tenterions d'en démontrer la fausseté. Si elle était fausse démonstrativement, elle impliquerait contradiction, et jamais l'esprit ne pourrait la concevoir distinctement. »9

    L'empirisme moderne, celui du Cercle de Vienne, allait caractériser avec plus de précision les propositions analytiques.

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    L'analyticité pour le Cercle de Vienne

    Le Cercle de Vienne, au sein duquel le positivisme logique a pris forme, était un groupe de discussion constitué en 1923 par le philosophe Moritz Schlick et formé principalement de physiciens, logiciens et mathématiciens intéressés par la philosophie. Carnap, philosophe ayant reçu une formation de physicien, et Otto Neurath, sociologue marxiste, étaient avec Schlick les représentants les plus éminents du Cercle. Le Cercle fut dissous en 1938, quand la plupart des membres durent trouver une terre d'exil après l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne.

    Une thèse forte du positivisme logique est qu'il existe deux classes d'énoncés: les énoncés analytiques et vides de tout contenu factuel/les énoncés synthétiques, lesquels rassemblent des énoncés « doués de sens », i.e. porteurs d'une information, vraie ou fausse, sur les faits de la réalité, ainsi que des énoncés « insensés », i.e. prétendant en vain informer sur les faits de la réalité. Les énoncés analytiques sont vides de tout contenu factuel et ils sont vrais a priori, i.e. indépendamment de leur conformité avec l'expérience sensible; et ce, parce qu'ils sont vrais en vertu de leur signification. Les énoncés synthétiques prétendent informer sur les faits de la réalité et - du moins, quand ils ne sont pas « insensés » - sont vrais ou faux a posteriori, i.e. selon qu'ils sont confirmés ou infirmés par l'expérience sensible.

    Les énoncés analytiques se subdivisent eux-mêmes en trois classes: les vérités logiques, les vérités mathématiques et les définitions. Les énoncés logiques tirent de leur dimension tautologique leur caractère de vérité analytique, i.e. exclusivement relative à la signification des termes. Tautologie est à prendre ici au sens wittgensteinien du terme: un énoncé tautologique est un énoncé qui est vrai pour toute distribution des valeurs de vérité. Les énoncés mathématiques et les définitions sont réductibles à la logique, moyennant le remplacement de certaines expressions par des synonymes; et en ce sens, ils héritent du caractère de vérité analytique des énoncés logiques.

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    La logique, figurative de « l'échafaudage du monde » : l'héritage wittgensteinien

    Sous l'influence de Wittgenstein, les positivistes logiques reconnaissent à la logique la qualité d'être non pas « signifiante », i.e. porteuse d'un contenu factuel, mais « figurative », i.e. isomorphe avec la structure du monde, qui se trouve ainsi exhibée au sein des énoncés logiques, puisque la structure intrinsèque des énoncés logiques est identique avec la structure du monde. La logique n'a pas de contenu factuel; cependant elle n'est pas vaine: elle est « figurative », à défaut d'être « signifiante ». Elle exhibe la forme de notre langage, laquelle se trouve isomorphe avec la forme du monde.

    Dans les termes de l'aphorisme 6.124 du Tractatus10 de Wittgenstein: « Les propositions de la logique décrivent l'échafaudage du monde, ou plutôt elles le figurent. Elles ne «traitent» de rien. »

    Dans la philosophie du Tractatus, un énoncé synthétique est un énoncé à prétention factuelle, i.e. qui prétend informer sur les faits de la réalité. Pour qu'il puisse être vrai ou faux, il faut qu'il soit sensé (et non pas absurde). Pour qu'il soit sensé, il faut qu'on puisse imaginer un fait qui vérifie l'énoncé, i.e. ait le même contenu que l'énoncé et soit structuré de la même façon que le contenu de l'énoncé. En d'autres termes, il faut qu'on puisse imaginer un état de fait qui aurait lieu si l'énoncé était vrai: il faut que cet énoncé soit un « tableau de fait ». Une telle clause n'est pas respectée dans le cas des énoncés métaphysiques, éthiques et esthétiques. A cet égard, ils sont « insensés ». Ils ont une prétention à dire les faits de la réalité; mais en réalité, ils ne disent aucun fait; ils n'ont pas de contenu factuel à proprement parler.

    Les énoncés de la logique sont « vides de sens » mais ils exhibent la forme de notre langage et la forme du monde. Les énoncés éthiques, métaphysiques et esthétiques prétendent avoir du sens mais sans être

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    « vides de sens », ils sont « insensés ». Le positivisme logique récupère cette distinction à son profit.

    Le Tractatus, mis au service de la thèse fondationnaliste du positivisme

    De 1924 à 1926, le Cercle de Vienne consacre ses réunions hebdomadaires à la lecture et à la discussion du Tractatus. C'est à cette occasion que l'influence de Wittgenstein sur les positivistes devient prépondérante, tandis qu'ils opèrent, en retour, un véritable forçage dans l'interprétation de certaines thèses de Wittgenstein.

    La condition de vérifiabilité introduite par Wittgenstein pour délimiter le champ des énoncés synthétiques qui soient sensés plutôt qu'absurdes, est à prendre en un sens faible : un énoncé synthétique est sensé pour autant que je puis concevoir un fait qui se produirait sous condition que cet énoncé soit vérace, mais ce fait ne requiert pas d'être constatable. Les positivistes vont donner une acception plus restrictive de cette clause de vérifiabilité : un énoncé synthétique est sensé pour autant qu'il y a un fait qu'il m'est effectivement possible de constater pour confirmer ou infirmer la vérité de cet énoncé. Cette relecture a partie liée avec ce qu'il convient d'appeler le fondationnalisme du Cercle de Vienne, à savoir la conception qu'un énoncé, pour être sensé et vérace, doit être réductible à un certain donné d'observation qui appartient à ce que je puis effectivement constater.

    Pour Wittgenstein comme pour le Cercle de Vienne, un énoncé est sensé, i.e. effectivement signifiant, si un fait se produit sous condition de la véracité de cet énoncé. En retour, un énoncé insensé prétend être pourvu de sens mais il n'est pas effectivement porteur de sens; et ce, dans la mesure où il n'y a rien qui se produit sous condition de la véracité de cet énoncé. Le Cercle de Vienne précise davantage: un énoncé est sensé, i.e. effectivement porteur de sens, si un fait se produit sous condition de la véracité de cet énoncé et que ce fait est en mesure d'être confirmé ou infirmé par l'observation. Par conséquent, un énoncé

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    est à la fois sensé et vérace si un fait se produit sous condition de la véracité de cet énoncé et que ce fait est en mesure d'être observé. Un énoncé insensé se reconnaît à ce qu'on ne peut le confirmer ni l'infirmer au moyen d'une observation. Cela vaut pour la métaphysique, entre autres choses.

    Dès lors, la connaissance factuelle requiert nécessairement un fondement empirique, soit qu'elle décrive directement l'expérience soit qu'elle se trouve induite sur la base de l'expérience. Le positivisme logique introduit le concept d'énoncés protocolaires pour désigner une classe d'énoncés synthétiques décrivant l'expérience directe et privée de chaque sujet. Les théories universelles de la science, autant la physique que la sociologie et l'économie, constituent des énoncés synthétiques inférés sur la base des énoncés synthétiques protocolaires: elles résultent d'une démarche d'induction, i.e. qui infère le général du particulier.

    « Les deux dogmes »

    Dès La Construction logique du monde11 de Carnap, parue en 1928, soit un an avant le Manifeste du Cercle de Vienne12, qui reprendra essentiellement les positions de Carnap, les thèses fortes de l'empirisme logique sont explicitées. Dans cet ouvrage, Carnap s'efforce d'élaborer un système hiérarchique des concepts scientifiques; et ce, en vue de démontrer d'une part, l'unité de la science et la réductibilité des sciences sociales à la physique, d'autre part, la base empirique sur laquelle est inféré tout concept scientifique. Un objectif corollaire est de démontrer le caractère insensé de la métaphysique, puisque celle-ci est non réductible au donné sensoriel.

    Dès cet ouvrage, puis le Manifeste un an plus tard, on cerne « les deux dogmes de l'empirisme moderne », fustigés par Quine. De ces deux dogmes, le premier est celui qu'il existe une classe d'énoncés vrais en vertu de leur signification: à savoir, les énoncés analytiques. Rappelons

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    qu'il s'agit plus précisément des énoncés de la logique formelle; et ce, en vertu de leur caractère tautologique, tautologie étant à prendre au sens d'un énoncé vrai pour toute distribution des valeurs de vérité. Les énoncés mathématiques, ainsi que les définitions, sont réductibles à la logique, moyennant le remplacement de certaines expressions par des synonymes.

    Le second dogme est qu'un énoncé synthétique, i.e. non analytique, est pourvu de sens, et non point insensé, dans la mesure où il existe au moins un donné d'observation qui permet de confirmer ou d'infirmer cet énoncé. Les théories universelles de la science sont réductibles à une classe d'énoncés dits protocolaires, qui décrivent l'expérience privée de chaque sujet, et en ce sens constituent le support pour l'induction dont est issu le corpus des théories universelles.

    Ces deux thèses pivot du Cercle de Vienne pouvaient difficilement s'accorder avec les positions de Von Mises relatives aux mêmes objets: l'analyticité, l'induction et le caractère sensé/insensé d'un énoncé.

    2. L'analyticité mise au service de l'épistémologie aprioriste

    Jusque là, nous avons appelé a priori les énoncés qui sont vrais indépendamment du donné empirique. Pour apprécier à sa juste mesure l'épistémologie de Von Mises, et plus précisément sa conception du fondement de la science praxéologique, nous devons introduire un nouveau sens du terme a priori. Nous continuerons à parler d'un caractère de vérité a priori, pour les énoncés qui sont vrais indépendamment du donné empirique ; mais nous évoquerons désormais ce qu'il convient d'appeler le caractère indubitable a priori de ces mêmes énoncés.

    1. Cette distinction conceptuelle est implicite dans le texte de Von Mises, qui use indifféremment du qualificatif d'a priori. Elle n'en demeure pas moins cruciale. La théorie praxéologique est vraie a priori

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    et indubitable a priori. Qu'elle soit indubitable a priori signifie trois choses, à savoir:

    (1) qu'elle ne peut pas être inférée sur la base du donné empirique et qu'elle a donc une origine non empirique;

    (2) qu'elle ne peut pas être réfutée par l'expérience;

    et (3) qu'il est de toute façon impossible de concevoir qu'elle puisse être fausse. L'opposé d'une théorie praxéologique, en ce sens qu'elle est indubitable a priori, implique nécessairement contradiction : on ne peut nier cette théorie sans se contredire.

    2. Une théorie praxéologique peut recouvrir soit la conclusion d'un raisonnement praxéologique, soit ce raisonnement pris en son ensemble, selon le point de vue d'où on se situe. Nous emploierons le terme de théorie praxéologique pour désigner le raisonnement pris en son entier, i.e. le procès déductif par lequel les conclusions sont censées s'ensuivre des prémisses en toute cohérence.

    Prenons l'exemple, déjà évoqué, de ce raisonnement praxéologique : « La possession collective des moyens de production rend tout à fait impossible la comptabilité des coûts, et conduit par conséquent à une production plus faible au sens des évaluations du consommateur. »

    En parlant de théorie praxéologique à propos de ce raisonnement, nous n'avons pas seulement les conclusions en vue: nous parlons du raisonnement pris en son entier. Que celui-ci soit vrai a priori et indubitable a priori revient à dire que ce qui est vrai a priori et indubitable a priori, c'est le chemin qui mène des prémisses aux conclusions.

    Ces précisions apportées, nous pouvons sereinement rentrer dans le vif de l'épistémologie de Von Mises. Le concept fondamental de cette épistémologie est celui des « catégories a priori de l'action », a priori étant à prendre ici au sens d'indubitable a priori. Le concept d'action humaine englobe la totalité de ces catégories, et la tâche du praxéologue

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    est de décomposer le concept d'action humaine pour mettre au jour progressivement ces « catégories de l'action ». A cet égard, le raisonnement constitutif de la praxéologie est éminemment analytique, pourvu qu'on se réfère à l'acception kantienne de l'analyticité et qu'on propose une certaine réinterprétation de l'acception kantienne.

    Cependant, on ne peut apprécier la portée de cette revalorisation et de cette réinterprétation proprement misésiennes de l'analycité au sens kantien, sans développer sa thèse psychologique de l'existence d'un « jeu d'outils a priori » de la pensée: thèse elle-même influencée par Kant.

    A. La thèse psychologique de Von Mises : le « jeu d'outils a priori » de la pensée

    Von Mises reprend à Kant le vocable de « catégories a priori » et l'idée qu'il existe des concepts que la pensée produit spontanément, sans qu'elle ne puisse les inférer ni les mettre en cause sur la base de l'expérience: ce que tous deux, Kant comme Von Mises, appellent « catégories a priori ».

    Leurs divergences sont cependant bien plus fortes que ce point de similitude. La thèse de Von Mises a son originalité propre et elle ne saurait être considérée comme une simple resucée de la philosophie kantienne.

    - Kant réduit les catégories a priori aux concepts métaphysiques, qui ont pour utilité, selon lui, de constituer le cadre formel de la perception du donné sensible. Von Mises partage avec Kant cette conception que les concepts métaphysiques sont des catégories a priori et qu'ils confèrent au donné empirique son cadre formel. Mais il ne résume pas les catégories a priori aux concepts métaphysiques.

    Dans l'épistémologie de Von Mises, celles-ci englobent également les propositions de la logique et les raisonnements généraux que nous

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    mettons en oeuvre dans notre conduite pour statuer sur les moyens les mieux appropriés en vue de nos mobiles divers.

    - D'autre part, Von Mises reconnaît aux concepts métaphysiques un contenu factuel, i.e. relatif aux faits de la réalité. Ils ne sont pas seulement un cadre formel pour le contenu de l'expérience: ils dispensent une certaine information, plus ou moins approximative, sur le réel.

    - La raison en est que comme toute catégorie a priori, les concepts métaphysiques ont fait l'objet d'une « sélection darwinienne » qui a favorisé les groupes sociaux dont la pensée était conditionnée par les concepts métaphysiques qui sont les nôtres.

    Le mieux est de laisser Von Mises expliciter avec ses propres termes cet aspect très important de sa pensée: puisque les concepts métaphysiques « ont permis à l'homme de développer les théories dont l'application pratique l'a aidé dans ses efforts pour s'en sortir dans la lutte pour la survie et pour atteindre les différentes fins poursuivies, ces catégories fournissent certaines informations sur la réalité de l'univers. Elles ne sont pas simplement des hypothèses arbitraires sans aucune valeur informative, de simples conventions qui pourraient indifféremment être remplacées par d'autres. Elles sont l'outil mental nécessaire pour assembler les données issues de nos sens d'une manière systématique, les transformer en faits d'expérience, puis transformer ces faits en briques pour la construction de théories, et finalement ces théories en techniques pour atteindre les fins poursuivies. »14

    Qu'estce qu'une catégorie de l'action?

    Penchons-nous de plus près sur ce que Von Mises entend par ces catégories a priori de la pensée: celles-ci, en réalité, peuvent être décrites, selon le point de vue d'où on se situe, aussi bien comme des

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    catégories de la pensée que comme des catégories de l'action: l'action n'est que la mise en oeuvre de la pensée et la pensée est toujours orientée en vue de l'action.

    Une catégorie de l'action consiste en une forme générale de raisonnement de la part du sujet. Une fois de plus, selon le point de vue d'où on situe, une catégorie peut s'entendre indifféremment comme une pensée (un raisonnement) de l'agent ou comme un concept qui désigne cette pensée. Par exemple, le concept de causalité exprime une certaine forme de pensée de l'agent, d'après laquelle son action va avoir des effets dans le monde. Le concept de l'utilité marginale décroissante exprime lui aussi une forme de raisonnement, à savoir une évaluation par le sujet d'un bien de consommation sur la base du stock disponible de ce bien.

    Une catégorie de l'action est à chaque fois une forme de raisonnement: ce qui signifie qu'elle recouvre les caractéristiques générales d'un même raisonnement qui peut prendre par ailleurs des modalités diverses, en ce sens qu'il s'applique dans des situations diverses, pour des acteurs divers et en vue de satisfaire des fins diverses.

    Les catégories de l'agir se divisent en deux groupes

    Une catégorie de l'action s'applique avec des modalités différentes:

    - selon que sa mise en oeuvre par l'agent s'ensuit nécessairement de sa nature d'être agissant;

    - selon que sa mise en oeuvre est nécessaire par hypothèse: s'ensuit nécessairement de certaines conditions préalables, dont l'existence n'est pas garantie de façon absolue. Il n'est pas nécessaire de prendre en considération ces données, sauf si cela révèle un problème pratique vers la résolution duquel il est judicieux d'orienter la recherche théorique. Ces conditions peuvent être la nature des mobiles divers et variés des agents; mais également le cadre de leurs actions, i.e. temps,

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    lieu, ressources disponibles, système économique, entre autres exemples.

    A la première classe de catégories correspondent les théories praxéologiques dont l'antécédent est absolument garanti, parce qu'il s'agit du fait même d'agir; à la seconde classe de catégories correspondent les théories praxéologiques dont l'antécédent n'est pas garanti de façon absolue, parce que cet antécédent décrit une certaine modalité contingente et non nécessaire de l'action humaine.

    Par exemple, prenons cet énoncé : « deux individus prennent part à un échange direct parce que chaque partie a préalablement reconnu qu'elle accorde une préférence moindre à ce qu'elle cède par rapport à ce qu'elle obtient en retour. » On peut appeler cet énoncé loi de la double inégalité des valeurs. L'antécédent, à savoir que chaque partie accorde à ce qu'elle possède moins de valeur qu'à ce que l'autre partie possède, n'est pas nécessaire mais contingent; en revanche, le conséquent s'ensuit nécessairement de cet antécédent, pourvu qu'il n'y ait pas d'obstacle physique ou législatif à l'échange.

    L'action humaine est la catégorie ultime, en ce sens qu'elle englobe toutes les autres catégories

    Il y a un raisonnement d'une part omniprésent d'autre sous-jacent à tout autre raisonnement: c'est celui qui consiste à statuer sur les moyens en vue d'une fin. Ce raisonnement est préalable à tout autre raisonnement: il se prolonge à travers lui.

    La catégorie, i.e. le concept, qui lui correspond est la « catégorie de l'agir humain », laquelle englobe toutes les autres catégories. Par conséquent, nous dit Von Mises, le concept d'action humaine englobe lui même toutes les catégories de l'action humaine. Nous pouvons, par la décomposition du concept d'action humaine, mettre au jour toutes ces catégories.

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    Les catégories sont a priori au sens d'indubitables psychologiquement

    Les catégories de l'agir, outre qu'elles ont en partage cette hiérarchie, sont a priori au sens d'indubitables psychologiquement: il nous est impossible pour des raisons psychologiques de penser sans ces catégories et de concevoir qu'elles soient fausses ou inappropriées.

    Nous sommes conditionnés psychologiquement à disposer de ces catégories. Non seulement nous les présupposons à chaque fois que nous agissons mais nous ne pouvons tout simplement pas concevoir une autre forme de raisonnement que ces catégories.

    Von Mises précise en ces termes la nature de cet a priori: « Si on qualifie un concept ou une proposition d'a priori, on veut dire : tout d'abord, que la négation de ce qu'il affirme est impensable pour l'esprit humain et lui apparaît comme absurde; deuxièmement, que ce concept ou cette proposition a priori est nécessairement implicite dans notre approche mentale de tous les problèmes concernés, c'estàdire dans notre façon de penser et d'agir en ce qui concerne ces problèmes. »15

    B. Pourquoi introduire la notion d'analyticité ?

    Von Mises décrit indifféremment la méthodologie aprioriste comme un raisonnement déductif aussi bien qu'analytique. Cette assertion ne va pas sans difficultés, que nous mettrons bientôt en lumière. Cependant, nous ne pouvons évaluer à sa juste mesure la conception misésienne de l'analyticité, i.e. des énoncés vrais en vertu de la signification des termes qui les composent, qu'en décrivant avec précision le sens de ce recours à la notion d'analyticité dans le contexte général de l'épistémologie de Von Mises.

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    Divergence entre Kant et Von Mises sur la notion d'analyticité

    Une fois de plus, Von Mises reprend une terminologie kantienne et se réapproprie l'idée qui y est associée. Une fois de plus également, il développe sa philosophie propre sur la base de cette référence à Kant, en sorte que l'influence du philosophe de Königsberg est en fin de comte très relative.

    Von Mises conçoit avec Kant un énoncé analytique comme un énoncé qui est vrai en vertu de sa signification sous prétexte qu'il est tautologie, i.e. répétition, du sens d'un concept. Mais à la différence de Kant, il ne conçoit pas qu'un énoncé analytique doive nécessairement inclure au titre de sujet le concept qu'il décompose. Un énoncé analytique, dans l'épistémologie de Von Mises, développe le sens d'un concept qui lui préexiste mais n'inclut pas nécessairement ce concept.

    La différence n'est pas bénigne. Prenons l'énoncé suivant: « L'imposition du revenu des producteurs accroît leur taux effectif de préférence temporelle, et conduit par conséquent à une moindre production. » Le concept d'action humaine n'est pas incorporé dans cet énoncé, mais cet énoncé explore néanmoins une partie du contenu du concept d'action humaine. Il est tautologie en ce sens.

    Cette divergence entre Kant et Von Mises permet, au fond, à Von Mises d'ériger en vérité analytique, i.e. vérité due à la signification des termes, tout énoncé qui résulte à son sens d'une analyse du concept d'action humaine, qui est supposé contenir au préalable l'ensemble des catégories de l'agir humain.

    Le raisonnement praxéologique, de forme déductive, est décrit indifféremment comme déductif et analytique

    Von Mises, donc, décrit indifféremment le raisonnement praxéologique comme analytique aussi bien que déductif. En témoigne ce passage clef de l'Action humaine:

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    « Le raisonnement aprioristique est purement conceptuel et déductif. Il ne peut rien produire d'autre que des tautologies et des jugements analytiques. Toutes ses implications sont logiquement dérivées des prémisses et y étaient déjà contenues. Donc, à en croire une objection populaire, il ne peut rien ajouter à notre savoir. »16 C'est nous qui soulignons.

    On voit aisément que Von Mises met sur le même plan le raisonnement déductif et la décomposition conceptuelle. Il exprime les choses d'une façon qui porte à croire que le raisonnement déductif et la décomposition conceptuelle constituent une activité rigoureusement identique.

    Comment se peut-il que le raisonnement analytique accroisse notre savoir? Cela est lié est à sa vertu de rendre explicite ce qui est implicitement inclus dans un concept. Il y a bien un accroissement de notre savoir ce faisant.

    On ne saurait nier, pourtant, que la praxéologie, telle qu'elle est conçue, au fond, par Von Mises et surtout pratiquée par lui, constitue un raisonnement déductif et non pas analytique. Il est manifeste que la loi de la double inégalité des valeurs ou la loi de l'utilité marginale décroissante ne sont pas préalablement incluses dans le concept d'action humaine; et que c'est exclusivement une déduction sur la base de ce concept, et non pas une exploration de ce concept, qui nous permet de les établir.

    Mais au fond, quel intérêt peut-il bien y avoir à défendre la thèse du caractère analytique du raisonnement praxéologique ?

    L'analyticité permet de fonder la vérité a priori du raisonnement praxéologique, audelà de la foi psychologique en la vérité ce raisonnement

    Le rôle joué dans l'épistémologie de Von Mises par le recours à la notion de l'analycité, i.e. la vérité d'un énoncé pour autant qu'elle

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    découle de la signification des termes de cet énoncé, c'est de fonder la vérité a priori du raisonnement analytique. Celui-ci est vrai a priori parce que vrai analytiquement; et vrai analytiquement parce que simple tautologie.

    Selon l'épistémologie de Von Mises, nous sommes conditionnés psychologiquement à tenir pour vrais ou appropriés les catégories de l'agir humain.

    - Quoique nous fassions, nous devons estimer qu'il est approprié de participer à un échange seulement au cas où nous préférons ce que nous obtenons à ce que nous cédons en retour.

    - Quoique nous fassions, nous devons tenir pour vrais qu'il y a des rapports de cause à effet dans l'univers (et que mon action notamment peut avoir des effets dans le monde).

    Par conséquent, en raisonnant déductivement sur l'action humaine, i.e. en inférant des conclusions relatives à l'action humaine, sur la base de la prémisse que les hommes agissent, nous sommes psychologiquement conditionnés à tirer certaines conclusions et à tenir ces conclusions pour vraies. Mais au moins, notre raisonnement déductif est également décomposition du sens d'un concept préalablement à notre disposition: et en ce sens, qu'il est décomposition du contenu de ce concept, il est analytiquement vrai, et du coup vrai a priori.

    3. Similitudes et divergences entre Von Mises et le positivisme logique

    L'opposition de Von Mises au Cercle de Vienne a été véhémente. Il reproche essentiellement au positivisme logique d'être une métaphysique matérialiste non assumée, de nier que la connaissance a

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    priori puisse être factuelle, i.e. informer sur les faits de la réalité et de promouvoir l'induction comme la seule méthode scientifique. Le premier point de litige ne concerne pas notre problématique.

    En revanche, nous devons dire quelques mots au sujet des deux autres points d'achoppement, car ils mettent d'autant mieux en exergue l'originalité des conceptions de Von Mises sur l'analyticité.

    A. Une certaine affinité entre Von Mises et le Cercle de Vienne

    Deux conceptions distinctes de l'analyticité

    Von Mises reprend à son compte la conception kantienne de l'analyticité : un énoncé analytique est analytique, i.e. vrai en vertu de sa signification, car il procède de la décomposition d'un concept. Il consiste en une « tautologie », au sens d'une répétition du sens de ce concept.

    Le positivisme logique conçoit l'analyticité, ainsi que la tautologie, d'une façon tout à fait différente. Un énoncé analytique est soit un énoncé logique soit un énoncé réductible à la logique, moyennant la substitution de certaines expressions par des synonymes. La logique est tautologique, au sens où elle est vraie pour toute distribution des valeurs de vérité.

    L'accusation de réduire toute connaissance factuelle à une connaissance a posteriori (et de méconnaître la connaissance factuelle a priori)

    Von Mises reproche aux positivistes de concevoir la logique, et plus généralement les mathématiques et les définitions, comme des « tautologies vides de sens ».

    « Il est indubitable que l'empirisme a raison pour autant qu'il décrit les procédures des sciences naturelles. Mais il n'est pas moins certain qu'il a entièrement tort en s'efforçant de rejeter toute connaissance a priori, et de caractériser la logique, les mathématiques et la praxéologie soit

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    comme des disciplines empiriques et expérimentales (Von Mises pense ici à Stuart Mill), soit comme de simples tautologies » (vides de sens).17

    Pourtant, on se rend bien compte qu'il y a une sorte de quiproquo: les deux camps n'ont pas en partage le même concept de tautologie. Von Mises reproche aux positivistes de considérer que la logique, les mathématiques et les définitions sont vides de sens sous prétexte qu'elles sont des décompositions conceptuelles.

    Cependant, ce n'est pas pour cette raison que les positivistes logiques estiment que ces trois disciplines sont vides de sens : elles sont vides de sens pour autant qu'elles expriment la forme de notre pensée mais n'ont aucun contenu. On peut soupçonner qu'il y a une certaine affinité entre Von Mises et le positivisme logique, sur ce point; mais cette affinité rend d'autant plus marquées leurs divergences.

    Point d'affinité: la connaissance analytique a priori porte sur la forme et non sur le contenu de la pensée

    Rappelons l'aphorisme éloquent de Wittgenstein: « Les propositions de la logique décrivent l'échafaudage du monde, ou plutôt elles le figurent. Elles ne «traitent » de rien. » Von Mises ne dit-il pas en substance quelque chose de similaire? « Les propositions de la praxéologie décrivent l'échafaudage de l'action humaine: elles ne traitent d'aucun contenu de l'action. »

    Cependant, il ne faut pas exagérer cette similitude avec Wittgenstein, pour qui la logique ne peut pas « dire » la forme du langage, laquelle est isomorphe avec la forme du monde; elle se contente de « l'exhiber ». Von Mises conçoit bel et bien que la praxéologie exprime la forme de l'action, laquelle est dicible, donc.

    Il ne faut pas exagérer non plus l'affinité de Von Mises avec les disciples positivistes de Wittgenstein. Ceux-ci, Schlick, Neurath, Carnap, estiment certes que la logique est dicible, à l'encontre de Wittgenstein: qu'il y a un métalangage qui peut porter sur la logique. Ils demeurent

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    tout à fait étrangers au programme misésien de mettre au jour les structures générales de l'action humaine. Ils se préoccupent seulement d'exprimer la « syntaxe logique » propre aux énoncés vérifiables, le présupposé étant qu'on peut dire, à partir de l'examen de la simple syntaxe logique d'un énoncé, si cet énoncé est vérifiable, i.e. s'il est réductible au donné sensoriel.

    B. Une divergence profonde

    La dichotomie analytique/synthétique a un statut radicalement différent, en fin de compte, selon qu'on se situe du point de vue du positivisme logique ou de l'épistémologie aprioriste de Von Mises.

    Pour les positivistes, la distinction entre énoncés analytiques/synthétiques, jointe à celle entre énoncés synthétiques doués de sens/énoncés synthétiques insensés, participe du projet de délimiter avec précision le champ des énoncés synthétiques sensés, lesquels sont ex definitione réductibles au donné sensoriel. La connaissance analytique est vide de sens, elle ne porte pas sur les faits de la réalité, quoiqu'elle « figure » la forme de la pensée.

    Le problème de l'induction

    Un enjeu majeur des positivistes est d'identifier et d'exprimer la « syntaxe logique » des énoncés et concepts qui sont réductibles au donné sensoriel: Carnap et Russel notamment s'efforcent d'élaborer une logique inductive, selon laquelle le donné sensoriel entretient avec les théories induites sur la base de ce dernier une relation de probabilité logique. L'idée est de démontrer que la connaissance factuelle, i.e. à propos des faits de la réalité, se résume aux énoncés synthétiques réductibles au donné sensoriel et qu'il n'y a pas lieu d'imaginer une connaissance factuelle analytique; le corollaire est que la connaissance synthétique vraie a posteriori de la réalité n'a pas

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    besoin d'être fondée par autre chose que l'expérience. Le donné sensoriel permet à lui seul qu'on induise sur la base du donné sensoriel une théorie générale, i.e. relative à des faits constants et nécessaires de la réalité.

    Von Mises attaque explicitement Russel, qu'il accuse de commettre une « sacrée bourde »18 (sic). L'induction requiert, selon Von Mises, qu'on dispose a priori, i.e. au titre de catégorie préétablie en notre esprit, sans qu'on ne puisse inférer ni mettre en cause cette catégorie sur la base de l'expérience, du concept de régularité. Le raisonnement inductif, d'une part vaut pour les régularités qui ont toujours eu lieu de par le passé, d'autre part requiert le concept de régularité constante et universelle, qui est mobilisé à l'occasion de la constatation de l'existence de ces régularités constantes et universelles.

    Les propositions analytiques, i.e. vraies en vertu de leur signification, de la praxéologie restituent les catégories préétablies en notre esprit. Voilà où se situe la divergence entre le Cercle de Vienne et Von Mises face à l'induction:

    - le premier nie que la connaissance synthétique (i.e. non vraie en vertu de la signification des énoncés mais vraie en vertu de la vérification empirique) inductive requière un autre fondement que l'expérience et affirme que la connaissance analytique (i.e. vrai en vertu de la signification des énoncés et donc vraie indépendamment de toute vérification empirique) est vide de tout contenu factuel;

    - le second affirme que la connaissance synthétique inductive requière un autre fondement, en plus du donné sensoriel, et affirme que ce fondement, en l'occurrence les « catégories mentales » préétablies en notre esprit, est restitué par la connaissance analytique, qui est donc pourvue d'un contenu factuel: elle nous informe sur ce fait mental qu'est l'existence des catégories préétablies en notre esprit.

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    Le statut des énoncés informationnels

    Plus généralement, l'opposition entre Von Mises et le Cercle de Vienne se situe au niveau de la délimitation du champ des énoncés factuels, i.e. porteurs d'une information, vraie ou fausse, sur la réalité.

    Où commence l'information factuelle? On peut dire que pour Von Mises, il y a trois niveaux d'information sur les faits de la réalité:

    - l'information, approximativement vraie, contenue par les concepts métaphysiques et logiques qui sont préétablis en l'esprit;

    - l'information vraie qui est contenue par les théories analytiques de la praxéologie et porte sur les catégories de l'agir;

    - l'information, vraie ou fausse, contenue par les énoncés a posteriori (vrais ou faux selon la vérification empirique) et décrivant le donné sensible ou induits sur la base du donné sensible.

    Les vérités a priori concernent le second niveau: elles sont vraies a priori en ce sens que vraies analytiquement, i.e. en vertu de la signification des termes. Pour les positivistes, il n'y a qu'un seul niveau d'information sur la réalité, c'est le troisième niveau. A l'encontre du positivisme logique, Von Mises réaffirme qu'il y a une information factuelle contenue par les concepts métaphysiques et logiques ainsi que par les énoncés analytiques. Ce qui revient à dire qu'on est en droit de les qualifier de sensés, contrairement aux prérogatives du positivisme logique.

    La comparaison des vues de Von Mises et du Cercle de Vienne n'est pas un pur jeu de l'esprit: elle révèle d'autant mieux l'originalité des conceptions de Von Mises car elle nous invite à considérer des éléments de son épistémologie qui sinon ne retiendraient pas notre attention. Le point de comparaison le plus digne d'attention nous paraît celui-ci: la praxéologie, i.e. connaissance vraie a priori des catégories de l'agir humain, se substitue à la logique vraie a priori des positivistes pour

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    prétendre au titre de connaissance vraie a priori car vraie analytiquement (i.e. de par la seule signification des termes).

    Reste à savoir si la notion d'analyticité est si efficace pour fonder la vérité a priori de la praxéologie.

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    III. Discussion de l'épistémologie de Von Mises

    Nous pouvons résumer en trois points le fond de l'épistémologie de Von Mises:

    (1) Nous sommes conditionnés par nos « catégories mentales » à nourrir telle ou telle pensée chaque fois que nous agissons, i.e. chaque fois que notre pensée s'incarne dans un acte.

    (2) Ces catégories ne sont pas inférées sur la base de l'expérience mais préétablies en notre esprit. D'autre part, elles sont a priori, au sens d'indubitables quel que soit le donné empirique et quel que soit notre raisonnement. L'expérience ne peut jamais mettre en cause une catégorie mentale, car il nous est psychologiquement impossible de mettre en doute nos catégories. Pour cette même raison d'impossibilité psychologique, nous ne pouvons raisonner autrement que nos catégories mentales nous imposent de penser : toute façon de penser qui diverge de nos catégories mentales nous paraît absurde et inconcevable.

    (3) Nos « catégories mentales » prédéterminent la pensée qui s'incarne dans notre agir mais également la pensée qui réfléchit théoriquement sur notre agir, i.e. tente de faire la représentation théorique de la pensée qui s'incarne dans notre agir. Nous sommes psychologiquement prédéterminés à inférer de l'axiome de l'action humaine certaines conclusions et à tenir ces conclusions pour vraies ; cependant, le caractère analytique en même temps que déductif de notre raisonnement fait que nos conclusions sont effectivement vraies.

    La notion d'analyticité est cruciale. Elle justifie que la praxéologie, i.e. le raisonnement théorique sur l'action humaine, soit porteuse d'une vérité objective sur son objet. Dans le cadre du présent chapitre, nous proposerons un retour critique sur cette assertion primordiale de Von Mises.

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    1. Examen des difficultés posées par la notion d'analyticité dans l'épistémologie de Von Mises

    La notion d'analyticité pose problème à plus d'un titre dans l'épistémologie de Von Mises. L'idée centrale de Von Mises c'est que le raisonnement praxéologique procède d'une décomposition du concept d'action humaine et qu'il constitue en même temps un raisonnement déductif. Le raisonnement praxéologique serait à la fois analytique et déductif. Nous allons examiner l'une après l'autre les difficultés soulevées par une telle assertion.

    A. Le concept d'action humaine enferme-t-il toutes les catégories de l'action humaine?

    Von Mises justifie la possibilité de connaître analytiquement les catégories de l'action humaine en faisant valoir qu'elles sont toutes incluses dans le concept d'action humaine. Le problème avec cette assertion c'est qu'un concept n'inclut pas nécessairement toutes les caractéristiques générales de l'objet qu'il désigne; et même, il effectue un tri et retient pour les inclure dans sa définition les caractéristiques qui sont les plus pertinentes pour établir la spécificité de l'objet, i.e. le distinguer nettement des autres objets.

    « Un chat est un animal félin de petite taille, au poil soyeux, qui miaule » constitue à peu près la définition standard du chat. L'objet chat peut avoir d'autres caractéristiques générales, coexistant avec celles incluses par le concept.

    Pourquoi le concept d'action humaine inclurait-il toutes les catégories de l'agir, et pas seulement certaines plutôt que d'autres ? L'argument de Von Mises est qu'il existe une catégorie ultime de l'agir, celle qui consiste précisément à statuer sur les moyens en vue de satisfaire une intention; cette catégorie englobe toutes les autres. Par conséquent, le

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    concept d'action humaine doit lui-même englober toutes les catégories de l'agir.

    Le problème c'est que rien ne justifie cette isomorphie. Il n'y a aucune espèce de raison pour que le concept d'action humaine, dont nous disposons préalablement avant de le décomposer, englobe toutes les caractéristiques de l'action humaine; et même, il est plus probable qu'il effectue un tri, i.e. choisisse prioritairement certaines caractéristiques de l'objet, en vue de distinguer au mieux cet objet.

    Quand bien même le concept d'action humaine inclurait toutes les catégories de l'agir humain, est-ce pour autant que la décomposition de ce concept en vaudrait la peine ? On peut, en effet, se demander si décomposer un concept peut nous apporter une quelconque vérité sur l'objet, en fin de compte.

    B. Une définition est-elle vraie en vertu de la signification des termes?

    Assigner des caractéristiques générales à un concept est une convention, i.e. une décision arbitraire. C'est sur la base de l'induction que nous estimons que « tout corbeau est un oiseau noir » ; et c'est par accoutumance à cette définition qu'il nous devient impossible de penser qu'un corbeau puisse être blanc. Nous pouvons faire les mêmes remarques pour une assertion telle que « l'eau ça mouille » ou « le feu ça brûle ». Par induction, nous inférons que toute eau (à l'état liquide) doit mouiller ou que tout feu doit brûler, et nous sommes accoutumés à tenir ces caractéristiques générales pour établies ; en sorte que la négation de ces propositions, à savoir « l'eau ça ne mouille pas » ou « le feu ça ne brûle pas », nous paraît inconcevable.

    Rappelons qu'une vérité analytique consiste en un énoncé vrai en vertu de sa signification. Sous son influence kantienne, Von Mises pense que les définitions sont vraies analytiquement car constituent de simples tautologies, i.e. répétitions du sens d'un concept. Kant ne reconnaissait pas un contenu factuel aux définitions, i.e. un contenu

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    portant sur les faits de la réalité; Von Mises n'hésite pas à franchir ce pas, sauf exception pour les concepts mathématiques et géométriques. Sa thèse est donc: (1) que les définitions sont vraies analytiquement; et (2) qu'elles nous informent sur les faits de la réalité, cette information étant vraie analytiquement, i.e. vraie en vertu de la signification des termes, et du coup vraie a priori, i.e. sans qu'il ne soit besoin de tester empiriquement cette information pour s'assurer qu'elle est conforme à la réalité et non pas fausse.

    Il paraît difficile, en effet, de ne pas reconnaître une information factuelle (relative aux faits de la réalité) contenue dans les définitions. Ce qui est tout à fait contestable, c'est que cette information soit vraie analytiquement, i.e. en vertu de la signification des termes; et du coup vraie a priori, i.e. indépendamment de toute confirmation empirique. C'est par accoutumance à une définition que celle-ci nous paraît vraie a priori : les raisons sont psychologiques et non pas sémantiques.

    Du reste, Von Mises est bien obligé de reconnaître que c'est une expérience intérieure, i.e. introspective, qui fonde la vérité du tout premier aspect de la définition apportée au concept d'action humaine. Car nous dit Von Mises, chaque homme fait l'expérience de son intentionnalité, à moins d'être dans un état végétatif; et c'est par conformité avec cette expérience élémentaire et intersubjective que l'assertion qui décrit l'action humaine comme un comportement intentionnel nous informe objectivement sur la réalité. Von Mises est donc obligé de reconnaître qu'il y a un élément de définition qui est vrai non pas a priori mais vrai proprement a posteriori, i.e. par conformité avec l'expérience.

    Malgré ces difficultés, peut-être peut-on trouver une solution satisfaisante pour le problème central soulevé par la notion d'analyticité dans l'épistémologie de Von Mises?

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    C. Peut-on tenir pour identiques le raisonnement déductif et la décomposition du sens d'un concept?

    Déduire consiste à partir d'une prémisse et à en inférer une conclusion. « Si A alors B ». La déduction peut éventuellement constituer une tautologie, i.e. une simple expression du principe d'identité. « Si A alors A ». Ce qui compte c'est qu'il y ait inférence déductive.

    Définir consiste à exprimer le sens d'un concept, i.e. constater un stock de données et le répéter, sans en déduire quoique ce soit.

    On ne peut pas faire plus opposées que les deux démarches.

    Une première hypothèse pour la solution du problème

    Une solution, pour sauver le fond du propos de Von Mises, à savoir que la praxéologie constitue indissociablement un raisonnement déductif et la décomposition du sens d'un concept, pourrait être que la décomposition du sens du concept d'action humaine révèle la forme générale du raisonnement qui s'incarne dans l'action. Il y a bien coexistence du raisonnement et de la décomposition.

    Cependant, cette solution n'est qu'apparente. Tout d'abord, rien ne nous justifie à croire que les « catégories » de l'agir humain soient incluses dans le concept d'action humaine, ce qui rendrait possible qu'on puisse découvrir, en décomposant ce concept, les formes multiples du raisonnement à l'oeuvre dans l'action.

    D'autre part, et surtout, cette hypothèse de solution implique qu'il n'y ait pas de raisonnement effectif de la part du praxéologue. Celui-ci ne raisonne pas, il se contente de décrire un raisonnement qui est tenu par ailleurs. La praxéologie se réduit bel et bien à la décomposition du sens d'un concept: elle n'a rien d'une démarche déductive.

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    Seconde hypothèse

    Une autre hypothèse pourrait être que c'est sur la base d'une introspection que je restitue les aspects généraux du raisonnement qui s'incarne dans mon action; et par là même, je procède à la construction progressive du concept d'action humaine.

    Mais dans ce cas, il n'y aurait pas non plus de raisonnement effectif de la part du praxéologue. Il se contente, une fois de plus, de prendre conscience du raisonnement qu'il met en oeuvre par ailleurs.

    D'autre part, la praxéologie ne serait plus ni un raisonnement déductif ni une activité de décomposition du sens d'un concept. Elle consisterait en une introspection; et procéderait à la construction d'un concept, sur la base de cette introspection. On voit aisément que c'est tout à fait différent de la science praxéologique décrite par Von Mises. Cette solution n'est pas recevable.

    Bilan: sur la base de ces trois difficultés insolubles, il semble finalement que la notion d'analyticité, telle qu'entendue par Von Mises, ne puisse pas être défendue efficacement.

    2. Méfiance envers l'idée d'une vérité a priori de la praxéologie

    On peut imaginer que soit apportée un jour une meilleure interprétation de l'analyticité pour soutenir le caractère analytique de la praxéologie, i.e. son caractère de vérité due aux significations des termes. Mais on peut douter que la praxéologie soit de toute façon analytique.

    A. Une hypothèse alternative pour fonder la vérité a priori

    Nous avons vu qu'identifier avec une activité de décomposition conceptuelle le raisonnement déductif de la praxéologie apportait une

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    confusion infondée. Il n'y a plus lieu de tenter de défendre cette thèse. Nous pouvons sereinement prendre la méthodologie aprioriste défendue par Von Mises pour ce qu'elle est: à savoir, un raisonnement déductif, et non pas analytique.

    Du point de vue de Von Mises, nous sommes conditionnés par notre psychologie à tenir pour vraies ou appropriées les catégories de l'agir humain: nous ne pouvons concevoir la négation des catégories sans que cela ne nous paraisse contradictoire. Par conséquent, le raisonnement déductif de la praxéologie est lui-même conditionné par ces catégories: nous sommes psychologiquement prédéterminés à inférer de l'axiome de l'action humaine certaines conclusions et à tenir ces conclusions pour vraies.

    Cela ne suffit-il pas à fonder la vérité a priori? Si je suis psychologiquement déterminé à concevoir certaines théories à propos du raisonnement qui s'incarne dans l'action humaine et que ces théories reproduisent par ailleurs le raisonnement effectif qui s'incarne dans l'action humaine, cela ne signifie-t-il pas que je suis, au bout du compte, psychologiquement déterminé à développer automatiquement les théories praxéologiques qui sont vraies?

    Dans ces conditions, le recours à la notion d'analyticité paraît superflu pour fonder le caractère de vérité a priori (effectif) des théories praxéologiques.

    B. Raisons de se méfier de l'idée d'une vérité a priori

    Il ne semble pas, pourtant, qu'on puisse fonder la vérité a priori de la praxéologie sur cette base. Il ne semble pas non plus qu'on puisse fonder tout court la vérité a priori de la praxéologie.

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    Mise en cause de l'hypothèse qu'on vient de proposer

    Nous ne prétendons pas mettre pas en cause l'idée en soi qu'un raisonnement puisse nous paraître indubitable sous prétexte que nous serions psychologiquement conditionnés à avoir foi en ce raisonnement, en même temps que ce raisonnement serait conditionné en sorte d'être la copie conforme d'une catégorie effective de notre action.

    Force est de constater, pourtant, qu'on peut démontrer aisément que nous ne sommes pas psychologiquement conditionnés à nécessairement reproduire dans notre raisonnement théorique sur l'action humaine les catégories effectives de notre agir. Que nous soyons psychologiquement déterminés à raisonner de telle ou telle façon à chaque fois que nous agissons n'implique pas qu'inévitablement, nous soyons psychologiquement déterminés à avoir une vue fidèle de ce raisonnement quand nous procédons à la déduction praxéologique.

    Peut-être un tel conditionnement arrive-t-il parfois. Mais nous pouvons prouver qu'assurément, ce n'est pas forcément le cas. La raison est la suivante: il arrive qu'un raisonnement praxéologique, qui nous semble vrai a priori, s'avère faux, quand on le confronte à l'expérience. C'est donc que nous ne sommes pas conditionnés par notre psychologie à restituer automatiquement, lors du raisonnement praxéologique, les catégories effectives de notre agir. L'erreur est possible, donc nous ne sommes pas psychologiquement déterminés à développer des théories qui soient nécessairement vraies.

    Il ne suffit pas au raisonnement déductif d'être parfaitement cohérent et de partir de prémisses vraies pour qu'il soit vrai

    En guise d'exemple, voici un raisonnement typique de la praxéologie misésienne et rothbardienne, pourtant réfuté par l'expérience: la loi de l'utilité marginale décroissante.

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    (1) Tout acteur préfère ce qui lui donne le plus de satisfaction; (2) supposons qu'il soit confronté à un accroissement (par une unité supplémentaire) de la quantité d'un certain ensemble de produits, qu'il juge tous capables de lui rendre les mêmes services; (3) cette utilité supplémentaire ne lui servira que pour satisfaire un besoin jugé moins urgent que le dernier auparavant satisfait par la dernière unité du produit.

    Ce raisonnement praxéologique, i.e. portant sur une catégorie de l'agir, est d'une cohérence parfaite; et ses prémisses sont vraies. Pourtant, l'expérience offre de multiples situations où ce raisonnement praxéologique est contredit: que faire de l'alcoolique qui paie plus cher pour un second verre? Que faire du collectionneur d'oeuvres d'art pour qui la dernière pièce acquise dans sa collection a la plus grande valeur?

    Ce raisonnement doit être vrai si on s'en tient aux critères de la méthodologie aprioriste: vérité des prémisses, cohérence du procès déductif. Il est faux.

    Conclusion

    Compte tenu tout ce qui précède, que penser de la méthodologie aprioriste? Loin de nous tout projet de vouloir la refonder, fût-ce sous une forme modérée; loin de nous également toute prétention à la réfuter radicalement.

    Nous pouvons néanmoins rappeler que John Stuart Mill avait proposé en son temps une forme modérée d'apriorisme, sur laquelle il est intéressant de dire quelques mots pour ouvrir une piste de réflexion, maintenant que cette étude est portée à son terme.

    Mill soutenait une forme d'apriorisme méthodologique, selon laquelle le raisonnement économique peut et doit constituer un raisonnement déductif à partir d'un petit nombre de prémisses vraies. Cependant, les données empiriques ont un rôle à jouer : elles permettent de déceler ce que Mill appelle « les causes perturbatrices », à savoir les circonstances

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    qui font qu'une loi économique ne s'applique pas. Pour Mill, en effet, les lois économiques sont tendancielles et non point universelles; et il y a répartition des tâches entre le raisonnement déductif/la pure observation, à charge pour le premier de déterminer la nature des lois tendancielles et pour la seconde de mettre au jour les circonstances qui font que telle tendance n'aura pas lieu.

    Ce qui constitue une déduction rigoureuse et nécessaire des prémisses, et partant, un raisonnement certain du point de vue de la cohérence interne, est éventuellement faux au regard de certaines données empiriques. Mais les données empiriques permettent de circonscrire nos conclusions et de déterminer dans quels contextes la loi déduite s'applique, dans quels contextes elle ne s'applique pas.19

    Pareille forme modérée d'apriorisme méthodologique se passe aisément du caractère de vérité analytique, i.e. due à la signification des termes, qu'on chercherait en vain à attribuer au raisonnement économique.

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    Bibliographie

    1. Exposé et défense de sa méthodologie par Von Mises

    - Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique

    Études sur la méthode, l'objet et la substance de l'économie politique et de la sociologie

    Texte établi à partir d'une traduction anonyme inédite et mis en ligne sur le site de Hervé de Quengo. (1933 pour la première édition allemande de l'ouvrage) http://herve.dequengo.free.fr/index1.htm

    - Théorie et Histoire. Une interprétation de l'évolution économique et sociale

    Première édition :Yale University Press, 1957. Réédité (et mis en ligne) par le Ludwig von Mises Institute. Traduit par Hervé de Quengo (et mis en ligne sur son site) http://herve.dequengo.free.fr/Mises/TH/TH0.htm

    - Le Fondement ultime de la science économique

    Traduit par Pierre-Édouard Visse, mis en ligne sur le site de Hervé de Quengo. http://herve.dequengo.free.fr/Mises/FUSE/FUSE 1.htm#par6

    - L'Action humaine

    Édition française : Presses Universitaires de France (1985) Traduit par Raoul Audouin

    http://herve.dequengo.free.fr/Mises/AH/AH2.htm#par1

    2. Commentaires sur son oeuvre qu'on a cités dans le mémoire

    - Hans Hermann Hoppe, Democracy, The God That Failed, New Brunswick, NJ: Transaction Publishers, 2001

    - Hans Hermann Hoppe, Economic Science and the Austrian Method, Ludwig Von Mises Institute, 1995, pp. 5-6

    - Murray Rothbard (préf. Friedrich Hayek), Economistes et charlatans, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Laissez faire », 1991 Traduction par François Guillaumat

    3. Ecrits du positivisme logique auxquels on a fait référence

    - Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. Gilles-Gaston Granger, Gallimard, Paris, février 2001

    - Carnap, Der logische Aufbau der Welt, Berlin: Weltkreis ; réédition (avec une nouvelle préface) 1961, Hambourg, Felix Meiner.

    Trad. française par Thierry Rivain, La Construction logique du monde, Paris : Vrin, 2002.

    - Carnap, (avec Hans Hahn et Otto Neurath - publié anonymement en 1929) « Wissenschaftliche Weltauffassung: Der Wiener Kreis », Vienne, Artur Wolf.

    Trad. Barbara Cassin : « La conception scientifique du monde: le Cercle de Vienne », in Antonia Soulez, éd., Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris: PUF, 1985.

    - Carnap, « Les concepts psychologiques et les concepts physiques sont-ils foncièrement différents ? », 1935 trad. Robert Bouvier, Revue de synthèse, p. 43-53 (original allemand non publié).

    4. Apriorisme millien

    John Stuart Mill, « On the définition of political economy, and on the method of investigation proper to it », in Essays on some unsettled questions of political economy

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    Notes

    1. Hans Hermann Hoppe, Democracy, The God That Failed, New Brunswick, NJ: Transaction Publishers, 2001

    2. Hans Hermann Hoppe, Economic Science and the Austrian Method, Ludwig Von Mises Institute, 1995, pp. 5-6

    3. Murray Rothbard (préf. Friedrich Hayek), Economistes et charlatans, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Laissez faire », 1991

    4. Théorie et Histoire. Une interprétation de l'évolution économique et sociale

    Première édition :Yale University Press, 1957. Réédité (et mis en ligne) par le Ludwig von Mises Institute

    Par Ludwig von Mises

    5. L'Action humaine, Édition française : Presses Universitaires de France (1985) par Ludwig von Mises, traduit par Raoul Audouin http://herve.dequengo.free.fr/Mises/AH/AH2.htm#par10

    6. Idem

    7. Idem

    8. "Austrian Rationalism in the Age of the Decline of Positivism", chapitre 11 de : The Economics and Ethics of Private Property,

    Boston/Dordrecht/London, Kluwer, 1993, pp. 209-.234

    9. Enquête sur l'entendement humain, trad. André Leroy, Aubier, Paris, 1947

    10. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logicophilosophicus, trad. Gilles-Gaston Granger, Gallimard, Paris, février 2001

    11. Der logische Aufbau der Welt, Berlin: Weltkreis ; réédition (avec une nouvelle préface) 1961, Hambourg, Felix Meiner. Trad. fr. Thierry Rivain, La Construction logique du monde, Paris : Vrin, 2002.

    12. 1929. (avec Hans Hahn et Otto Neurath - publié anonymement) « Wissenschaftliche Weltauffassung: Der Wiener Kreis », Vienne, Artur Wolf. (Trad. Barbara Cassin et al.: « La conception scientifique du monde: le Cercle de Vienne », in Antonia Soulez, éd., Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris: PUF, 1985.

    13. 1935. « Les concepts psychologiques et les concepts physiques sont-ils foncièrement différents? », trad. Robert Bouvier, Revue de synthèse, 10, p. 43-53 (original allemand non publié).

    14. Le Fondement ultime de la science économique par Ludwig von Mises, traduit par Pierre-Édouard Visse http://herve.dequengo.free.fr/Mises/FUSE/FUSE 1.htm#par6

    15. Idem

    16. L'Action humaine.

    Édition française : Presses Universitaires de France (1985)par Ludwig von Mises. Traduit par Raoul Audouin

    http://herve.dequengo.free.fr/Mises/AH/AH2.htm#par10

    17. Idem

    18. Le Fondement ultime de la science économique par Ludwig von Mises. Traduit par Pierre-Édouard Visse http://herve.dequengo.free.fr/Mises/FUSE/FUSE 1.htm#par6

    19. John Stuart Mill, « On the définition of political economy, and on the method of investigation proper to it », in Essays on some unsettled questions of political economy

    53

    Table des matières

    Introduction Page 2

    Première partie : la méthodologie aprioriste Page 7

    1. Impasse de la démarche a posteriori Page 7

    2. La loi praxéologique, son statut et ses avantages Page10

    Seconde partie : L'analyticité, mise au service de la justification

    de la méthodologie aprioriste Page 17

    1. Le positivisme logique,

    face au clivage analytique/synthétique Page 18

    2. L'analyticité,

    mise au service de la méthodologie aprioriste Page 25

    3. Similitudes et divergences

    entre Von Mises et le Cercle de Vienne Page 34

    Troisième partie:

    Discussion de l'épistémologie de Von Mises Page 41

    1. Examen des difficultés

    soulevées par la notion d'analyticité Page 42

    2. Méfiance envers l'idée d'une vérité a priori Page 46

    Conclusion Page 49

    Bibliographie Page 51

    Notes Page 52






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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand