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L'amour humain et l'amour divin dans "la porte étroite" et "la symphonie pastorale" d'André Gide

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par Aleksandra Cvorovic
Université François Rabelais - Master 2 en Lettres Modernes 2015
  

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UNIVERSITÉ FRANÇOIS-RABELAIS DE TOURS

L'amour humain et l'amour divin dans La porte étroite et La symphonie pastorale d'André Gide

Aleksandra CVOROVIC

Sous la direction de Mme CatherineDOUZOU

Mémoire de Master 2

Mention : Langues, littératures et civilisations étrangères

Spécialité : Lettres modernes

2014-2015

A ma famille.

TABLE DES MATIÉRES

Introduction 3

Chapitre I - L'amour humain - trésor épuisable 9

1.1. L'âme humaine ambiguë et dépendante 11

1.2. Les lois humaines et les lois de Dieu 15

1.3. La notion de péché 20

Chapitre II- L'amour divin 26

2.1. La reconnaissance 29

2.2. Un autre bonheur 31

2.3. L'amour et la mort 38

Chapitre III- L'amour aveugle 43

3.1. La cécité bienheureuse 48

Chapitre IV- Le sentiment de la nature 54

Chapitre V - L'amour et la Bible 61

5.1. La parabole d'Alissa 63

5.2. La parabole de la symphonie pastorale 67

Conclusion 75

Les repères bibliographiques 80

Introduction

Le thème de l'amour est depuis toujours beaucoup traité dans la littérature qui représente le champ vaste et libre permettant aux écrivains d'exprimer les idées les plus originales et les plus intéressantes. L'amour a toujours été très difficile à définir, et c'est la raison qui suscite de nombreux débats, des définitions subjectives, abstraites, et parfois absurdes. On peut dire qu'à travers les personnages littéraires et leurs histoires, les auteurs tâchent de transmettre leur propre vision de l'idée de l'amour et tout ce que ce sentiment donne à l'homme et en emporte.

Dans Le banquet de Platon qui date du IV siècle avant J.C., Diotime pose cette question à Socrate : « Eh bien ce souhait, cet amour, le crois-tu commun à tous les êtres humains ? », et il lui répond : « Il en est bien ainsi ; ce souhait est commun à tous les êtres humains. »1(*) Autant qu'un sentiment d'affection et d'attachement à un être qui exige une proximité physique, spirituelle ou même imaginaire, l'amour se manifeste sous les formes différentes et est propre à tous les hommes.

Dans l'oeuvre d'un des plus grands écrivains du XX? siècle, André Gide, l'amour occupe une place très importante. Il lui permet une recherche intime des pans les plus cachés de son âme. Grâce aux histoires d'amour qu'il nous a laissées, on peut connaître les ambigüités de son personnage, ainsi que les contradictions qui déchiraient son esprit lors des découvertes majeures de sa sensibilité et de sa sensualité. Lire son oeuvre est alors la meilleure manière de comprendre sa personnalité, puisque c'était, selon ses propres mots, un besoin insaisissable d'aimer et d'être aimé qui avait dominé sa vie et le poussait à écrire. Ce besoin était mystique d'une certaine manière, car selon la propre volonté de Gide, il ne trouva pas de satisfaction totale pendant sa vie.2(*) Ses idées puissantes, son style fin et pur, ainsi que son langage concis, engagent ses lecteurs aux réflexions et à la recherche du bonheur individuel. C'est en cela que consiste la notion de gidisme.3(*)

Dans deux récits qui font l'objet de notre analyse, La porte étroite et La symphonie pastorale, Gide transpose les événements importants de sa vie personnelle. A travers les personnages principaux de ces deux histoires, Gide peint les personnes qui jouèrent un grand rôle dans son enfance et plus tard dans sa vie : sa cousine Madeleine et sa mère Mathilde, Mme Anne Shackleton et, bien sûr, lui-même. La porte étroite a d'abord été publiée dans la Nouvelle revue française en 1909, et La symphonie pastorale dix ans plus tard, en 1919. Dans la période entre la création de ces deux oeuvres, Gide traversa plusieurs crises personnelles, surtout sur le plan religieux. Il a littéralement plongé dans le noir.4(*) Lorsqu'il entreprend la composition de La porte étroite, André Gide traverse une période de découragement due en grande partie à l'incompréhension où ses livres - depuis Les cahiers d'André Walter jusqu'à l'Immoraliste - sont tenus, tant par le public que par ses amis. Au seuil de cette nouvelle oeuvre, nourrie de tant d'amour et de larmes et qu'il porte dans sa tête depuis plus de quinze ans, l'auteur s'interroge sur l'opportunité de ses récits et sur l'authenticité de sa pensée.5(*) Inspiré par la mort d'Anne Shackleton6(*), le récit portait successivement les titres suivants : L'essai de bien mourir, La mort de Mademoiselle Claire, La route étroite. Cette oeuvre est sans doute saturée de profondes résonances de sa propre vie, et sa plus parfaite expression. Gide écrit dans son Journal en 1910 : « Si je viendrais à mourir aujourd'hui, toute mon oeuvre disparaîtrait derrière La porte étroite ; on ne tiendrait plus compte que de celle-ci. »7(*) L'auteur tentait d'expliquer et de rendre sensible une vie intérieure par la création du personnage d'Alissa. Ce qui le gênait était ce que l'héroïne était très souvent confondue avec Madeleine Gide. Même s'il est vrai que Gide relisait ses anciennes lettres à Madeleine pour y chercher quelque aliment à son roman8(*), et même s'il est évident qu'elle prête à Alissa bien des traits, il lui a donné ce nom pour la distinguer de Madeleine, à laquelle il ne voulait pas trop intéresser ses lecteurs. Ce qui est certain est ce que Gide ne pouvait pas composer cette oeuvre sans l'aide de son éducation religieuse et de son amour pour sa cousine. La porte étroite représente pour lui l'incarnation du refus de tout son être de mêler à l'amour idéal qui le possède quoi que ce fût de charnel et d'impur : « De tous ses livres, c'est le plus chaste, le plus nuancé, celui qui rend le mieux l'atmosphère protestante de sa pensée, celui où nous est livré sa plus cruelle expérience de l'amour : son renoncement à l'amour. »9(*)

D'un caractère complexe, La porte étroite avait mission d'exprimer une inquiétude, prépondérante de la jeunesse de Gide : « De combien d'élan, d'amour et de douleur ce livre n'était-il pas le monument ! »10(*) Les aspirations mystiques que vivent Alissa et Jérôme, également présentes dans La symphonie pastorale, ne cessèrent jamais d'être pour Gide une préoccupation brûlante, un sens du divin, épanoui un temps, puis contrecarré et heurté par d'autres tendances. Plus le sujet lui tenait à coeur, plus il le touchait de près, plus il s'efforçait de le détacher, à force d'art, de sa vie propre. Mais personne ne pouvait douter qu'une expérience personnelle n'animait le récit en lui communiquant ce frémissement sans lequel il ne serait pas aussi attachant.

Ainsi que La porte étroite, La symphonie pastorale n'aurait jamais pu être écrite sans sa formation chrétienne et sans l'amour pour Madeleine qui orientait ses pieuses dispositions. Gide était tout préparé à traiter magistralement les problèmes imposés au Pasteur par l'éveil d'un sentiment plus terrestre qu'idéal, mais non point dépourvu de cette ferveur religieuse de son enfance.11(*) Ce livre est une critique qu'il précise dans les Feuillets : « A la seule exception de mes Nourritures, tous mes livres sont des livres ironiques ; ce sont des livres de la critique (...) La symphonie pastorale (est la critique) d'une forme de mensonge à soi-même. »12(*) Ce récit dénonce les dangers d'individualisme outrancier, d'une certaine forme de mysticisme protestant, et de la libre interprétation de la Bible. Désireux de finir le récit d'Aveugle (le titre ancien du livre), qui l'habite depuis tant d'années et qu'il désespérait d'écrire, Gide a résolu de le rédiger directement, sans brouillon. Mais diverses préoccupations empêchaient le livre de beaucoup avancer. Pour le nourrir, il a repris l'Evangile et Pascal, mais très souvent il a eu des problèmes pour ranimer les soucis du Pasteur. Le désir de finir la rédaction de ce petit ouvrage a abouti à la fin brusque que plusieurs lecteurs et critiques lui ont reprochée. Ce qu'on a lui encore moins facilement pardonné, c'était le fait qu'y sont compromises les deux faces de la chrétienté, la protestante et la catholique, l'amour selon le Christ et l'amour selon Saint Paul. C'est un livre qui répand la désolation dans le coeur des lecteurs, parce que le doute l'habite, et la mort en marque l'inéluctable achèvement ; et cela sans que la destinée de ceux qui restent en soit pacifiée.13(*)

Nous nous sommes surtout intéressés aux sentiments des personnages de ces deux récits, qui d'un côté incarnent les pensées et les inquiétudes de l'auteur, mais d'un autre côté vivent leur propre vie dans l'univers construit des contraintes religieuses et des désirs humains qui s'interpellent constamment, en provoquant dans leur esprit les nombreux doutes et peurs qui les conduisent à la perdition, et enfin, à la destruction. Ce qui caractérise ces deux histoires est l'amour pour l'homme et pour Dieu, mais les deux sont séparés et l'un élimine l'autre dans les yeux des héros qui cherchent le bonheur divin, près de Dieu, loin du péché terrestre et de l'impureté des hommes qui dépendent des besoins et de souhaits souvent bas et infâmes. Nous avons choisi ces deux ouvrages pour analyser la nature de l'âme humaine qui est toujours incertaine dans l'amour, parce qu'ils sont parmi les plus touchants et les plus personnels monuments de l'écriture de Gide, puisqu'ils proviennent des périodes de sa vie où il était fragile, douteux, et où il se questionnait lui-même en tant qu'individu, que chrétien, et le plus important, en tant qu'homme qui aime. Même si l'oeuvre de Gide peut difficilement être analysée sans regard sur sa biographie, nous tenterons de nous concentrer sur la vie de ses personnages, notamment d'Alissa, de Jérôme, de Gertrude, du Pasteur et de son épouse Amélie. A travers leurs relations amoureuses complexes, nous allons essayer de comprendre dans quelle mesure l'homme peut contrôler ses émotions, ensorcelé par les charmes des sentiments les plus délicats qu'il éprouve pour un autre, et qu'il tâche de élever aux hauteurs célestes en l'idéalisant et s'identifiant avec lui.

D'abord, il faut mettre en lumière le rapport entre ce que représentent pour nos héros l'amour humain, superficiel, égoïste, trompeur et éphémère, et le vrai amour, divin, chrétien, profond, élevé, non touché par le désir charnel et le besoin de la possession. C'est surtout Alissa qui essaie d'étouffer en soi tout ce qui est propre aux hommes, afin d'atteindre le but supérieur qui exige d'elle l'anéantissement de sa personnalité humaine. Le Pasteur de La symphonie pastorale veut éduquer la jeune Gertrude selon son propre évangile, qui fonde une doctrine sur le monde pur, libéré du péché humain. Nous allons voir comment ses visions illusoires de la perfection et du bonheur divin font souffrir les autres personnages : Amélie et Gertrude d'une part, et Jérôme et Juliette d'autre part.

En étudiant le rôle des notions d'obligation, de récompense, d'idéalisation et de loi, nous allons parvenir aux diverses définitions de l'amour, qui peuvent être appliquées à tous les hommes. L'analyse du lien entre l'idée de l'amour et la religion permet de développer plus profondément le sujet de l'amour divin sur le plan de la nature et de la parole de la Bible. Les paraboles, les épisodes, les allusions, les réminiscences dont Gide se sert pour se livrer à une réflexion sur le sens du mot « Dieu », à une observation méditative du rapport que l'homme noue avec le sacré ou le divin, à une critique de la morale édifiante et à une remise en question des limites que la religion imprime à l'interprétation des textes bibliques, occupent une place très importante dans la vie de ces personnages.14(*) Nous allons voir comment ceux-ci cherchent à travers les vérités saisissables leur propre vérité, et comment l'Evangile détermine le chemin vers lequel ils s'orientent, et sur lequel ils vont, malheureusement, se perdre. Il s'agit, dans le cas du Pasteur et d'Alissa, d'une interprétation personnelle de la parole du Christ, dont ils vont se servir pour peindre le monde idéal et pur. Ce qui dirige réellement leur conduite est la cécité, une autre notion que nous allons étudier en détail, surtout dans le cas de Gertrude qui est véritablement aveugle, et le Pasteur qui est aveuglé par le rêve d'un monde angélique qu'il veut imposer à la jeune fille, et ainsi la renferme doublement dans son univers restreint et dépendant des spectacles chimériques du monde extérieur.

« Le mal n'est jamais dans l'amour »15(*), s'écrie le Pasteur. Gide écrit dans la préface du journal de Jérôme : « L'amour, craignant de se ternir au contact de la réalité ajourne sans cesse son accomplissement. Dès lors, il n'est plus de réalisation qu'en Dieu même. »16(*) On peut dire que l'idée essentielle de ces deux récits est résumée dans ces paroles. Puisque l'amour, sur le plan humain, s'avère, pour Gide et ses personnages littéraires, comme une faillite, il faut en chercher la solution satisfaisante sur le plan divin. C'est le projet des héros amoureux dont nous allons étudier les actes ainsi que les paroles, et ainsi montrer la nature contradictoire de l'âme humaine dans le tourbillon des sentiments romantiques confondus, et très souvent identifiés, avec la conception chrétienne selon laquelle Dieu est l'amour et rien d'autre.

Chapitre I

L'amour humain - trésor épuisable

On se demande toujours : qu'est-ce que c'est que l'amour ? Chacun de nous peut le définir selon son expérience ou ses espérances personnelles, et c'est la raison pour laquelle on ne peut pas parvenir à une définition exacte de ce que l'amour représente pour l'homme. D'après Platon, l'amour a un caractère relatif, puisqu'il est toujours amour de quelque chose qui nous manque, que nous désirons et qui nous est naturellement propre.17(*) Il est entremêlé de plaisir et de souffrance, de témérité et de peur, de désir et d'espérance. On peut appeler généralement amour le désir de l'immortalité qui pousse vers les plaisirs procurés par la beauté.

On le théorise par la nécessité de chaque être humain. Mais, est-ce-que c'est vraiment une nécessité ? C'est plutôt un sentiment auquel chaque homme est prédestiné. C'est absolument le vrai sens de la vie, du temps qu'on passe en vivant. L'amour ne se définit pas seulement par les rapports humains, mais par les rapports de l'homme et tout ce qui l'entoure ; chaque sensation positive, chaque affinité qu'on ressent vers un autre être humain, ou une chose qui est belle, qui éveille en nous le sentiment de plaisance, de joie, de bonheur, est issu de l'amour. L'esprit humain n'est forcé à croire à l'existence de rien, c'est pourquoi le seul organe de contact avec l'existence est l'acceptation, l'amour.18(*) A cause de l'amour, la beauté et la réalité sont identiques, ainsi que la raison et les émotions. Simone Weil pense qu'il faut se vider de la fausse divinité, se nier soi-même et renoncer à l'imagination pour pouvoir sentir dans notre âme la nécessité mécanique du consentement qui est l'amour. Gide aussi croyait qu'il fallait diriger la conduite de son être vers ce qui était l'essentiel dans la nature de notre âme et qu'il fallait vivre sa vie en fonction de ses lois personnelles. L'amour est une liberté, dans laquelle il n'y a ni intellectuel, ni pêcheur. « Seul l'amour peut donner cette liberté, non une croyance».19(*) La croyance ne peut pas remplacer l'amour. C'est exactement ce qui empêche les personnages de ces deux récits de se laisser aller vers le vrai amour, de devenir humains et de se découvrir dans leur totalité.

Quelle est la différence entre l'amour humain et l'amour divin ? On peut répondre à cette question par une citation de Sri Chinmoy20(*) : « L'amour est un oiseau. Mettez-le en cage, ils'appelle amour humain. Permettez-lui de voler au coeur de la conscience Omniprésente, il s'appelle amour divin.»21(*) L'amour humain tire ses racines du vital et se fonde sur la possession. On y trouve toujours un besoin au niveau vital où subsistent les sentiments de supériorité et d'infériorité. Dans les relations humaines il y a souvent de l'insécurité qui provient du sentiment de dépendance de l'autre, de celui qu'on aime. Dans l'amour humain la raison sceptique et suspicieuse intervient fréquemment, tandis que l'amour divin n'a autre maître que le coeur qui aime et où voisinent l'esprit de sacrifice et la joie. Si dans l'amour humain amant et bien-aimé sont deux personnes distinctes, l'amour divin les voit inséparablement unis.

Les personnages dans La porte étroite et La symphonie pastorale sont constamment crucifiés entre les désirs, les passions, les défauts humains, les doutes, les inquiétudes et les contraintes morales, sociales et religieuses. On considère qu'à travers une analyse profonde des personnages, des protagonistes ainsi que de ceux qui sont moins présents, on peut pénétrer dans l'univers complexe que représente la pensée gidienne. Alissa, Jérôme, le Pasteur, Gertrude, luttent contre leurs sentiments et leurs désirs pour pouvoir atteindre un but supérieur, divin. Mais, est-ce qu'ils vont devoir étouffer leur nature humaine afin de réaliser cet objectif saint ? C'est ce qu'on va essayer de comprendre.

On se demande s'il n'est jamais trop tôt pour pouvoir reconnaitre et éprouver un véritable amour. Dans La porte étroite on voit Jérôme qui a brusquement compris qu'Alissa et lui ont grandi et cessé d'être enfants. Ses sentiments se sont développés très vite tant qu'il n'était point sûr de savoir comment les nommer.Dans les plus jeunes années, nous sommes toujours influencés et guidés par des sensations et des impressions du monde qui nous entoure. Il faudra savoir reconnaître le moment où nos ambitions superficielles et terrestres commencent à se transformer et se métamorphoser en quelque chose de plus substantiel et plus profond. L'éducation puritaine que Jérôme a subie, comme l'auteur lui-même de ce récit, l'a préparé d'une certaine manière à savoir quand son âme a commencé à mûrir :

...ai-je tort de parler d'amour et de nommer ainsi le sentiment que j'éprouvais pour ma cousine ? Rien de ce que je connus ensuite ne me paraît mieux digne de ce nom, et d'ailleurs, lorsque je devins d'âge à souffrir des plus précises inquiétudes de la chair, mon sentiment nechangea pas beaucoup de nature : je ne cherchai pas plus directement à posséder celle que, tout enfant, je prétendais seulement mériter.22(*)

On voit clairement que Jérôme est habile à dépasser les envies éphémères pour connaître l'ambition d'une nature différente - mériter, être digne d'aimer quelqu'un qui à ses yeux représente un idéal.

Dans la Symphonie pastorale on rencontre aussi un moment de doute concernant les sentiments liés à la jeunesse. C'est le Pasteur qui se demande si les sentiments de son fils pour la jeune Gertrude sont purs et sincères. Bien sûr, il en doute à cause des raisons différentes et subjectives, mais la question qu'il se pose est la même que celle de Jérôme : « A son âge, est-ce qu'on connaît seulement ses désirs ? » Et son épouse lui répond : « Même plus tard on ne les connaît pas toujours. »23(*) Dans ces passages on peut deviner que les personnages principaux de deux récits voient clairement et différencient la nature des sentiments humains et ceux de l'esprit. La question de l'âge est importante dans ce débat, car il existe, dans la vie de chacun des héros de ces oeuvres, un moment déclencheur où commencent à se confondre l'ambition de la raison et celle de l'âme.

Ce qui est caractéristique pour tous les personnages de ces deux récits, c'est qu'ils se penchent vers un idéal supérieur, au-delà de la raison et la logique. La lutte contre ce qui est humain est difficile et épuisante et exige d'eux un questionnement intérieur qui aboutit toujours par la compréhension que tout ce qui est imposé par des lois humaines limite l'acheminement de l'âme vers la vertu. C'est pourquoi l'amour humain est généralement une notion négative, éphémère et restrictive aux yeux des personnages qui figurent dans notre analyse.

1.1.L'âme humaine ambiguë et dépendante

On peut observer la notion de l'obligation sous deux aspects - humain et religieux. Dans les rapports humains, surtout dans ceux des personnes qui s'aiment, il y a toujours le sentiment du devoir, du dévouement, mais c'est aussi le cas avec les sentiments pour Dieu. Dans la nature humaine c'est se sentir toujours obligépar rapport aux autres et essayer de vaincre ce sentiment limitatif. A cause de cela, un être humain cherche toujours une sorte de récompense et de reconnaissance. Ainsi, Jérôme, qui ne s'occupe de rien qui ne lui coûte quelque effort, pense qu'Alissa n'est pas sensible et ne fait rien pour lui. Mais il s'habitue à cette sorte de modestie capiteuse, en offrant mystiquement tout son travail à Alissa,en inventant « un raffinement de vertu, à lui laisser souvent ignorer ce qu'il n'avait fait que pourelle. »24(*) On voit que, même si l'âme de Jérôme est pure et même puritaine, elle ne peut pas échapper aux sentiments qui la tourmentent et détournent de la vertu, et dans ce cas, c'est le besoin de reconnaissance et de récompense qui interviennent. D'un autre côté, Alissa, le personnage le plus pur peut être et ainsi le plus malheureux, reproche à Jérôme ce qu'il espère toujours d'elle : « Non, Jérôme, non, ce n'est pas la récompense future vers quoi s'efforce notre vertu : ce n'est pas la récompense que cherche notre amour. L'idée d'une rémunération de sa peine est blessante à l'âme bien née. »25(*) On voit de nouveau que ce but supérieur prive une âme pure de tous les besoins propres à un humain, de tout ce qui lui fait sentir une sorte de manque, comme s'il n'était jamais content et comme s'il voulait toujours plus. Pourtant, on trouve une sorte d'ambiguïté dans les paroles d'Alissa. Pour Jérôme, elle a toujours des mots des conseils et des reproches, surtout en ce qui concerne ses exigences envers elle. Cependant, c'est Alissa elle-même qui exige de lui ce dont elle a besoin, et c'est son soutien, sa force et certitude pour qu'elle puisse se sentir sûre et aimée : « Sans confiance en toi, Jérôme, que deviendrai-je ? J'ai besoin de te sentir fort, besoin de m'appuyer sur toi. Ne faiblis pas.»26(*) Ici on voit une sorte de désaccord entre ce qu'elle sent et ce qu'elle veut, et c'est ce qui fait de sa personnalité une source des contradictions qui vont tourmenter Jérôme pendant toute sa vie car il va donner toute son énergie pour pouvoir comprendre et toucher cette âme fragile et délicate.

On peut lier la notion d'obligation avec la notion d'égoïsme dont souvent provient la nécessité d'être fidèle, en espérant la fidélité en tant que récompense. Comme exemple d'une personne typiquement religieuse et superficielle dans sa conduite dans la vie, on peut retenir Amélie, épouse du Pasteur, qui se méfie de tout ce qui n'est pas coutumier et conventionnel : « Elle regarde avec inquiétude, quand ce n'est pas avec réprobation, tout effort de l'âme qui veut voir dans le christianisme autre chose qu'une domestication des instincts. »27(*) Amélie incarne la soumission à la Loi, un christianisme fait d'obligations et de contraintes. Claude Martin se demande s'il y a quelque ironie dans le choix de ce prénom, qui signifie en grec insouciance, négligence, pour baptiser celle dont son mari dira qu'elle « cultive les soucis de la vie »28(*), et « se laisse affairer uniquement par des soucis mesquins »29(*). L'apparition de Gertrude a bouleversé sa vie et provoqué en elle la peur de perdre la routine dans laquelle elle se sentait à l'aise. Le personnage d'Amélie correspond à une conception typique de la femme, avec toutes ses caractéristiques propres : la supériorité par rapport aux hommes à cause de son intuition forte, sa capacité de voir des choses qui ne sont pas transparentes aux autres, ses doutes et inquiétudes, sa jalousie. Alors, ce qui est essentiel pour elle, c'est, bien sûr, la fidélité de son mari, qui est avec l'arrivée d'une autre femme, même si elle est malade et aveugle, mise en péril. Voici en quoi consiste la philosophie d'Amélie : « Celui qui est fidèle dans les petites choses le sera aussi dans les grandes. »30(*)

Les personnages dont on parle font aussi une autre chose qu'on fait dans l'amour, surtout à son début, quand tout commence et fleurit et emplit notre âme du bonheur et de la rêverie. C'est l'idéalisation de celui qu'on aime. On lève l'être aimé à un sommet idéaliste où on n'arrive pas toujours l'atteindre, et ce sommet se caractérise par des illusions et espoirs qui inévitablement tombent au premier contact avec la réalité. Il est un moment où Jérôme parle à Juliette de son amour pour Alissa, le moment où il se pose la question sur l'image qu'elle se fait de lui :

Oh ! Si seulement nous pouvions, nous penchant sur l'âme qu'on aime, voir en elle, comme en un miroir, quelle image nous y posons ! Lire en autrui comme en nous-mêmes, mieux qu'en nous-mêmes ! Quelle tranquillité dans la tendresse ! Quelle pureté dans l'amour !31(*)

Mais, on ne peut pas dire que l'image qu'on développe aux yeux de celui qui nous aime est vraiment notre image réelle. Autant qu'idéaliser, on tente aussi de s'identifier avec celui qu'on aime, comme le fait Alissa avec Jérôme : « O mon frère ! Je ne suis vraiment moi, plus que moi, qu'avec toi ! »32(*) Et elle ajoute encore : « Parfois, en l'écoutant parler je crois me regarder penser. Il m'explique et me découvre à moi-même. Existerai-je sans lui ? Je ne suis qu'avec lui. »33(*) En parlant avec Dieu, elle ne rencontre que l'image de Jérôme - il est intériorisé dans l'image qu'elle a d'elle-même, il est ce qu'elle est.34(*) Sa pensée a pris la forme de la sienne au point qu'elle ne sait plus les distinguer. Dans le journal d'Alissa, Jérôme découvrira ses luttes intimes, et combien un mot ou une attitude de sa part pourrait fléchir sa résolution et, peut-être, la rendre heureuse.35(*) Autant Alissa dépend de Jérôme, autant il dépend d'elle aussi pour lui fournir une image de lui. Leurs lettres retracent ce désenchantement mutuel. Tout au long du récit, Alissa est condamnée à refléter une image de la sainteté identifiée dans la promesse de Jérôme de la protéger du désir. Ainsi, doit-elle se soumettre à l'image, au miroir qu'il a créé.36(*)

L'amour d'Alissa présente aussi un trait de l'amour platonique37(*), qui est parfois propre aux âmes qui n'ont jamais connu l'amour auparavant. Ce qui caractérise cette sorte d'amour est l'absence de toute envie et de tout désir physique. Cet amour va rester le seul amour dans la vie d'Alissa car il ne s'est jamais réalisé. Elle a soumis son amour à des épreuves difficiles et épuisantes, et l'une d'elles était la distance. Comme le temps passait, cet amour qu'elle éprouvait pour Jérôme commençait à perdre des formes réelles et humaines, en devenant lointain et rêveur. Et ainsi la présence de Jérôme trouble ce temple des illusions et rêveries qu'elle avait bâti : « Crois-moi, quand tu serais près de moi, je ne pourrais penser à toi davantage...J'en suis venue à ne plus souhaiter -maintenant- ta présence... Si je saurais que tu viens ce soir...je fuirais. »38(*) Ce sentiment va finir par un pathétique qu'on peut sentir dans des lettres qu'elle envoie à Jérôme, le seul moyen qui reste de leur communication, le seul refuge de leurs âmes séparées. Pour Jérôme, la seule chose qui compte, c'est cet amour épistolaire, le fait de tracer ses itinéraires via son imagination : ses expériences apparaissaient plus excitantes déplacées et fixées par les mots d'Alissa.39(*) La distance en fait plus que la proximité physique, mais cette dépendance mutuelle enlève à Alissa ses propres émotions, car elle voit tout à travers lui et ses lettres d'Italie, et tout ce qu'elle voit lui semble volé de lui. Cette épreuve, la distance, va faire que tout perd le sens, et qu'Alissa ne croit plus à la vie future :

Ta venue tant souhaitée, il me semble, à présent, que je la redoute ; je m'efforce de n'y plus penser ; j'imagine ton coup de sonnette, ton pas dans l'escalier, et mon coeur cesse de battre ou me fait mal...Je sens s'achever là mon passé ; au-delà je ne vois rien, ma vie s'arrête.40(*)

On peut voir que la lutte qu'Alissa mène contre elle-même a échoué, elle l'a perdue. En fait, celui qu'elle voulait vaincre, même si cela signifierait une sorte d'autodestruction, c'était Jérôme : « Mais lutter contre lui, c'est encore m'occuper de lui. »41(*) Elle décide de se faire aimer moins par lui. Elle essaie d'écrire mal pour échapper au rythme de ses phrases, mais même le combat contre lui, même ses prières sont encore une façon de penser à lui. Cet amour est si intense que l'héroïsme d'Alissa est à la fois absurde, cruel et masochiste.42(*) Elle s'est perdue dans de nombreuses épreuves qu'elle a imposées à elle-même et à Jérôme, au point qu'elle ne pouvait plus supporter le poids de ses sentiments et quitter Jérôme pour elle serait une délivrance et une satisfaction amère. Elle ne peut plus se projeter nulle part ; son effort est futile, l'attente n'est plus pleine de potentiel, mais de perte. L'absence transforme la présence imaginée en une chose si difficile, si mortelle qu'elle devient silence, peine et même mort.43(*)

Le sentiment d'Alissa, ainsi inhibé, va chercher le masque qui lui est nécessaire pour s'affirmer. La puissance secrète de l'amour la poussera à inventer les obstacles nécessaires pour qu'elle puisse à la fois croire à l'amour de Jérôme et accepter que cet amour ne se réalise pas. Ces obstacles maintiennent l'illusion vivante d'un bonheur possible : « Le mécanisme une fois déclenché dépassera son but et entraînera Alissa, malgré elle, sur une voie dangereuse. »44(*)

Comme on le voit, les paroles et les actes de tous les personnages de ces deux récits, contredisent souvent leurs croyances et leurs espoirs. Ils s'éloignent souvent du message de la Bible, selon laquelle ils essayent de diriger leur conduite. Ce qui conduit tous les défauts et les imperfections de l'âme humaine à surgir, ce sont les situations qui exigent d'elle des preuves de sa force et de sa détermination. Les héros gidiens, semble-t-il, ne se débrouillent pas dans les moments où ils doivent choisir la voie de leurs vies, puisque la religion et les lois sociales et morales conjuguent en eux leurs influences contradictoires. C'est ce qui fait le tragique de leurs destins.

1.2.Les lois humaines et les lois de Dieu

« Dès l'enfance, combien de fois sommes-nous empêchés de faire ceci ou cela que nous voudrions faire, simplement parce que nous entendons répéter autour de nous : il ne pourra pas le faire ? »45(*) Le Pasteur se pose cette question au moment où une nouvelle tâche apparaît sur son chemin - s'occuper de Gertrude. Il opère ainsi une sorte de confession, il reconnaît qu'il s'est souvent adapté aux autres, à ce qui semble digne de respect à leurs yeux. Il avoue d'une certaine manière que la confiance en soi dépend fortement de la confiance que les autres ont en nous. Gide ne voulait pas reconnaître l'idéal au nom duquel on défend à l'homme de vivre selon sa nature, et il nous transmet ses propres pensées à travers les doutes du Pasteur, ainsi qu'à travers ceux d'Alissa : « Il y a quelques fois, dans le cours de la vie, de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l'on nous défend, qu'il est naturel de désirer du moins qu'ils fussent permis. »46(*) Les contraintes religieuses nous interdisent la liberté totale en exigeant certains sacrifices au nom de Dieu, les sacrifices de tout ce qui à ses yeux est pêcheur et immoral. Et nos personnages en sont conscients, et ils cherchent toujours des raisons pour se soumettre aux lois divines même si cela signifie la négation de leur nature et de leur bonheur.

Dans la Symphonie pastorale on peut deviner qu'il y a peut-être des lois qui sont au-delà des lois humaines et religieuses, celles de la nature. Gertrude se demande si les aveugles naissent aveugles nécessairement, et le Pasteur lui donne la plus naïve réponse qu'il pouvait trouver, qu'il faut être marié pour pouvoir avoir des enfants. Gertrude sait que ce n'est pas vrai. Le Pasteur lui dit : « Je t'ai dit qu'il était décent de te dire. Mais, en effet les lois de la nature permettent ce qu'interdisent les lois des hommes et de Dieu. »47(*) D'un autre côté, Alissa, une âme enfantine et propre, ne connaît pas encore ce que représentent les lois des hommes. Son éducation est fondée sur les paroles du Livre saint qui lui a appris que les lois de Dieu sont celles mêmes de l'amour. L'amour pour Dieu représente quelque chose d'autre, au-delà de l'amour des hommes. L'amour ne figure pas dans les lois sociales qui réduisent les rapports des hommes et des femmes à une déclaration, le mot qui semble « si improprement brutal ».48(*)

Le Pasteur, l'homme qui a, comme on l'a déjà vu, a toujours modelé sa conduite sur les paroles du Christ, ne voit pas clairement la faute dans ce qu'il éprouve pour Gertrude, même s'il est en même temps soumis aux lois sociales :

C'est que, tout à la fois, je ne consentais point alors àreconnaître d'amour permis en dehors du mariage, et que, dans le sentiment qui me penchait si passionnément vers Gertrude, je ne consentais pas à reconnaître quoi que ce soit de défendu.49(*)

Le Pasteur reconnaît ici que les sentiments d'amour échappent aux règles et principes imposés à l'âme, et il sent que ce sentiment noble et beau ne peut pas être considéré comme néfaste et mauvais. Il reconnaît les restrictions que l'homme fait à l'amour : « S'il est une limitation dans l'amour, elle n'est pas de Vous, mon Dieu, mais des hommes. Pour coupable que mon amour paraisse aux yeux des hommes, oh ! Dites-moi qu'aux vôtres il est saint ! »50(*) On peut dire que le personnage du Pasteur incarne la confrontation entre idéalisme et réalisme, entre le désir de toujours s'échapper vers l'abstraction euphorisante de l'Evangile, et l'obligation de tenir compte des données du réel.51(*)

La question du rapport entre l'image que se font les hommes et celle qu'on peut avoir aux yeux de Dieu est abordée dans une conversation entre Alissa et son père à propos de Jérôme : « Mais on peut être très remarquable sans qu'il y paraisse, du moins aux yeux des hommes...très remarquable aux yeux de Dieu. »52(*) Et c'est être remarquable aux yeux de Dieu ce qui constitue l'objectif d'Alissa, mais aussi de tous les autres héros de ces deux ouvrages. Tous sont conscients des différences entre ce que dictent à l'homme les principes et les contraintes morales d'une part et les dogmes et les doctrines contraignantes d'autre part. Et ils privilégient les contraintes de Dieu contre celles de la société. Alissa répugne à l'idée de se soumettre aux lois sévères et absurdes qui étouffent et banalisent l'amour :

Ne nous suffit-il pas de savoir que nous sommes et que nous resterons l'un à l'autre, sans que le monde en soit informé ?... des voeux sembleraient une injure à l'amour... Je ne désirerais me fiancer que si je me défiais d'elle...53(*)

Dans la relation entre Amélie et le Pasteur, le temps et l'expérience ont laissé de grandes traces. Des enfants et des tâches quotidiennes ont épuisé en eux les moindres sensations qui forment les nuances de leurs esprits et ils sont devenus pragmatiques et pratiques. Ce qui était le premier moment d'euphorie et de passion (s'il y en avait) est devenu une routine insupportable au point qu'ils se sentent étrangers en restant seuls l'un avec l'autre : « J'éprouvais aussi, devant que de parler, à quel point deux êtres, vivant somme toute de la même vie, et qui s'aiment, peuvent rester (ou devenir) l'un pour l'autre énigmatiques et emmurés. »54(*) Ainsi, le Pasteur avoue qu'avec le temps, tout perd le sens, la forme, la signification, si on répète tous les actes de la vie sans cesse ; ici, il s'agit de la répétition de toutes les activités qui font une vie normale, socialement acceptable et décente. Amélie est devenue pour lui une personne qu'il ne reconnaît plus autant qu'il la connaît parfaitement bien.

Mais, la distance physique peut faire de l'amour presque la même chose : faire pâlir les sensations qu'on sentait auparavant dans la présence de la personne aimée, ainsi que remplir l'air d'angoisse et de malaise lors de la rencontre prochaine. Jérôme craignait de ne plus reconnaître Alissa quand il la verrait la prochaine fois, car pour lui, elle a commencé, peu à peu, à perdre les couleurs qui étaient celles qu'elle avait dans son coeur. Leur première rencontre après un long silence est muet, et leur mains, dans un moment accrochées l'une à l'autre, se laissent déprendre et tomber tristement. Et plus tard, la lettre d'Alissa à Jérôme constatait : « Mon ami, quel triste revoir !... Et maintenant je crois, je sais qu'il en sera toujours ainsi. Ah ! Je t'en prie, ne nous voyons plus ! Pourquoi cette gêne, ce sentiment de fausse position, cette paralysie, ce mutisme, quand nous avons tout à nous dire ? »55(*) Elle savait, elle sentait, qu'ils resteraient toujours éloignés et leur correspondance était, pour elle, un grand mirage. Elle avait l'impression que chacun d'eux n'écrivait qu'à soi-même. La distance est une épreuve qu'Alissa-même imposait à leur amour, et elle savait bien ce que cela a provoqué dans l'âme de Jérôme et comment il en souffrait. Mais, elle ne pouvait vivre son amour autrement :

Oh ! Je ne t'aime pas moins, mon ami ! Au contraire, je n'ai jamais si bien senti, à mon trouble même, à ma gêne dès que tu t'approchais de moi, combien profondément je t'aimais, mais désespérément, vois-tu, car, il faut bien me l'avouer, de loin, je t'aimais d'avantage.56(*)

Même s'il souffre trop, Jérôme ne veut pas renoncer à son amour, au contraire, il devient plus fort à chaque nouvel obstacle qu'Alissa invente pour empêcher sa réalisation. Il a du mal à comprendre ses raisons et explications :

Quelle affreuse réalité tu donnes à ce qui n'est qu'imaginaire et comme tu l'épaissis entre nous !... Dès que je veux raisonner, ma phrase se glace ; je n'entends plus que le gémissement de mon coeur. Je t'aime trop pour être habile, et plus je t'aime, moins je sais te parler.57(*)

Et puis, il ajoute une phrase qui décrit parfaitement ce que tout cela a fait de leur amour, qui était si pur, si innocent et sincère : « La chute dans la réalité ensuite nous a si durement meurtris. »58(*) Leur amour n'est pas meurtri. Ce sont leurs esprits et leur volonté qui sont morts, surtout la volonté de Jérôme. Il déplore la dépoétisation de visage d'Alissa, et le fait qu'il ne peut plus la reconnaître, mais il ne l'accuse pas. Parfois, il doute s'il n'a pas inventé sa misère, car Alissa se montre habile à feindre de ne pas la comprendre. Et un autre sentiment propre à l'être humain apparaît en lui - le désir de se venger : « J'aurais voulu la décevoir, comme elle aussi m'avait déçu. »59(*)

Dans le Journal d'Alissa on trouve une confession par laquelle elle a essayé d'expliquer sa vision de l'amour :

Parfois, j'hésite si ce que j'éprouve pour lui c'est bien ce que l'on appelle de l'amour - tant la peinture que d'ordinaire on fait de l'amour diffère de celle que je pourrais en faire. Je voudrais que rien n'en fût dit et l'aimer sans savoir que je l'aime. Surtout je voudrais l'aimer sans qu'il le sût. »60(*)

Dans ce passage de son journal, on peut reconnaître de nouveau le trait de l'amour platonique. L'amour d'Alissa le devient de plus en plus avec chaque nouvelle épreuve et chaque nouvel obstacle qu'elle pose à elle-même. Elle avoue finalement son besoin de vaincre et tuer en soi les sentiments humains qui peuvent la détourner du chemin vers Dieu :

...la légère difficulté dans la poursuite du sens et de l'émotion, l'inconsciente fierté peut-être de la vaincre et de la vaincre toujours mieux, ajoute au plaisir de l'esprit je ne sais quel contentement de l'âme, dont il me semble que je ne puis me passer.61(*)

A travers de nombreux exemples, on a vu combien Alissa, Jérôme, le Pasteur, Amélie et Gertrude souffrent pour réconcilier la raison, le coeur et les lois. Dans la Symphonie pastorale c'est le Pasteur qui détermine les règles selon lesquelles l'âme de Gertrude va être éduquée, il dessine dans ses yeux le monde sans lois humaines, le monde qui fonctionne selon les lois de l'amour, amour de Dieu. Mais, lui seul ne réussit pas à fuir à tout ce qui est faux et immoral. Nous verrons plus tard ce qui va advenir de ce monde qu'il a essayé de créer pour elle. Dans la Porte étroite, c'est Alissa qui détermine la voie de l'amour entre elle et Jérôme, et elle le fait en posant toujours des entraves, des empêchements entre eux, en essayant de tester sa persistance et sa vaillance. Mais, elle réussit seulement à blesser celui qu'elle aime en le poussant jusqu'aux frontières de sa persévérance. Est-ce que le Pasteur et Alissa, voulant créer un nouveau monde qui à leurs yeux serait un monde parfait, sans influence des hommes, réussissent seulement à commettre des crimes impardonnables envers les personnes qui n'éprouvent pour eux que l'amour, et, ce qui est peut-être encore moins pardonnable, envers eux-mêmes ?

1.3.La notion de péché

Ce qui pose le problème pour les personnages de ces deux récits c'est de vaincre la mauvaise conscience qui est le résultat de leurs actes, parfois incompréhensibles pour les autres mais aussi pour eux-mêmes. Le Pasteur par exemple, essaye de présenter aux yeux des autres, mais d'abord à ses propres yeux, son amour pour Gertrude comme pur et saint, en construisant dans les yeux de Gertrude, pas ceux de la chair mais de l'esprit, une image de monde libéré de tout ce qui est impur : « Je sais et je suis persuadé par le Seigneur Jésus que rien n'est impur en soi et qu'une chose n'est impure que pour celui qui la croit impure. »62(*) Ainsi, il tâche de lui faire croire qu'il n'y a rien d'impur dans leur amour et c'est une sorte de purification de son propre crime.

Le Pasteur, qui connaît très bien la nature de sa femme, essaie de ne pas trop troubler sa vie et cherche la manière de soulager cette nouvelle obligation qu'il lui a imposée autant qu'il l'a imposée à lui-même. Il commence à se soucier de l'image qu'il va avoir dans les yeux des autres plus que de l'image qu'il va avoir aux yeux du Dieu. On le voit dans le moment où il laisse Gertrude seule dans la chapelle où elle jouait de l'orgue : « Et je la quittais d'autant plus volontiers que la chapelle ne me paraissait guère un lieu décent pour m'y enfermer seul avec elle, autant par respect pour le saint lieu, que par crainte des racontars... »63(*) Le Pasteur abrite toujours sa conduite par les préceptes du Livre saint et ne cherche pas la récompense pour ce qu'il fait pour autrui. Mais, au moment où il sent que Gertrude pouvait lui échapper, être enlevée par l'amour d'un autre, il se sent chargé de la protéger. Ainsi se réveille dans son âme le trait antiévangélique qui va le conduire à empêcher le bonheur d'autrui. En voyant dans l'église Gertrude et Jacques jouer de l'orgue, un homme qui n'a jamais existé en lui est né : « Il n'est point dans mon naturel d'épier, mais tout ce qui touche à Gertrude me tient à coeur. »64(*) Sa conduite va impliquer un acte de pur égoïsme - il va faire en sorte que Gertrude repousse l'amour de Jacques et que Jacques pense que ses sentiments et ambitions ne sont que l'abus d'une infirme. Il ne veut pas que quelqu'un introduise des ennuis et des soucis dans l'âme de sa protégée qu'il éduque selon un modèle idéal, pur, à l'abri du péché et du mal du monde. Il aime Gertrude, il la possède et contrôle sa vie au point qu'il ne veut plus voir son fils s'il bouleverse ses intentions : « Plutôt de te voir porter le trouble dans l'âme pure de Gertrude...ah ! Je préférerais ne plus te revoir. »65(*) LePasteur explique ses actes comme des actes de raisonnement. Il cherche des raisons qui seront le plus acceptables pour les hommes, surtout pour Jacques et Amélie, et les trouve dans ce qui est le plus évident, l'infirmité de sa protégée : « La conscience bien plutôt que la raison dictait ici ma conduite. »66(*) Il donne des raisons qui lui sont venues à l'esprit les premières :

Gertrude est trop jeune...Songe qu'elle n'a pas encore communié. Tu sais que ce n'est pas une enfant comme les autres, hélas ! et que son développement a été beaucoup retardé. Elle ne serait sans doute que trop sensible, confiante comme elle est, aux premières paroles d'amour qu'elle entendrait.67(*)

Et ainsi le crime du Pasteur a été commis et ce crime consiste en l'empêchement d'un amour entre deux jeunes personnes, manipulées par ses mots qui introduisent le sentiment de la culpabilité et du péché. Plus tard, il commence à se rendre compte que sa relation avec la jeune aveugle fait mal à sa femme et que le Dieu auquel il croit n'approuve pas le bonheur qui est fondé sur le mal d'autrui. Il écrit : « Non, je n'accepte pas de pécher aimant Gertrude. »68(*) Il ne veut pas abandonner le Christ, mais à la fois, il ne peut pas renoncer son amour.

Même si l'âme de Gertrude ne connait que ce dont le Pasteur lui parle, elle sent qu'il y a quelque chose qu'il lui cache. Après avoir récupéré sa vue, elle a compris que le monde n'était pas tel que le Pasteur voulait pour elle. Elle ne peut pas s'empêcher de voir la tristesse sur les visages des hommes :

Quand vous m'avez donné la vue, mes yeux se sont ouverts sur un monde plus beau que je n'avais rêvé qu'il pût être... Je n'imaginais pas le jour si clair, l'air si brillant, le ciel si vaste. Mais non plus je n'imaginais pas si soucieux le front des hommes.69(*)

Et la première chose qu'elle comprend quand elle entre chez le Pasteur est leur péché, leur faute. Le péché lui est révélé grâce aux passages de la Bible que le Pasteur a toujours refusé de lui lire, les passages de Saint Paul. Elle comprend son propre crime : « Mon crime est de ne pas l'avoir senti plus tôt, ou du moins, car je le savais déjà - de vous laisser m'aimer quand même. »70(*) Gertrude était aveugle auparavant, pas seulement pour des impressions visuelles du monde qui l'entourait, mais aussi pour ces propres actes et pour leurs effets sur les autres. Et maintenant, ce qui la rend triste, c'est de savoir et comprendre qu'elle occupe la place qui appartient à une autre dans le coeur du Pasteur. Mais, il y a une autre chose, une autre faute qu'elle ne connaissait point et qu'elle ne pouvait connaître qu'au moment où elle a pu voir. En aimant le Pasteur, elle a construit dans sa tête un visage qu'elle allait découvrir appartenir à un autre homme - Jacques, fils du Pasteur. Cette découverte a été pénible pour Alissa, car elle a compris à la fois qu'elle s'est trompée et que c'était le Pasteur qui l'a conduite à repousser l'amour de Jacques comme un amour indigne et éphémère : « Il avait exactement votre visage ; je veux dire celui qui j'imaginais que vous aviez... Pourquoi m'avez-vous fait le repousser ? J'aurais pu l'épouser... »71(*) En comprenant la faute impardonnable du Pasteur et d'elle-même, Gertrude n'a plus envie de vivre, car elle ne peut pas supporter la vie dans un univers plein d'égoïsme et du mal que les hommes font les uns aux autres. Elle ne se sent faire partie de ce monde et elle ne veut pas le devenir.

Gertrude n'a connu le péché qu'à la fin, quand le crime a déjà été commis, mais Jérôme l'a connu tôt, à son enfance et cela a influencé toute sa vie. Mme Bucolin, mère d'Alissa, est un personnage qui représente tout ce qui s'oppose à un comportement décent et moral. Le fait qu'elle était vêtue en blanc après la mort du père de Jérôme, et son esprit rêveur et libre, faisaient de Mme Bucolin une personne qui ne pouvait être aimée et était toujours condamnée par ses proches, qui menaient leurs vies conformément aux coutumes sociales et religieuses. Jérôme avait toujours des sentiments indéfinis pour elle, et sa présence l'incommodait. Un épisode particulier a déterminé sa vie entière. C'était le moment où il a vu un autre homme, inconnu, dans la chambre de Mme Bucolin : « Cet instant décida ma vie ; je ne puis encore aujourd'hui le remémorer sans angoisse. »72(*) Le péché de Mme Bucolin était d'autant plus grand dans ses yeux qu'il était la raison de la détresse d'Alissa. Comme on l'a déjà vu dans La symphonie pastorale, ici on peut aussi trouver le bonheur fondé sur le malheur et la tristesse d'autrui. Jérôme s'est senti obligé de protéger Alissa de tout ce qui pouvait la blesser, comme le Pasteur qui tâchait de faire la même chose pour Gertrude :

Ivre d'amour, de pitié, d'un indistinct mélange d'enthousiasme, d'abnégation, de vertu, j'en appelais à Dieu de toutes mes forces et m'offrais, ne concevant plus d'autre but à ma vie que d'abriter cette enfant contre la peur, contre le mal, contre la vie.73(*)

Ainsi, la vie de Jérôme est marquée par un péché dont il a été le témoin autrefois, tandis que la vie de Gertrude s'est achevée avec la prise de conscience de l'existence du péché. Mais, l'idée du péché est abordée dans La porte étroite d'une manière différente que celle dans La symphonie pastorale.

L'image de la chambre de sa tante poursuit Jérôme dans chaque situation dans laquelle il sent sa pensée partagée entre Dieu et la réalité : « L'esprit perdu, et comme en rêve, je revoyais la chambre de ma tante... et l'idée même du rire, de la joie, se faisait blessante, outrageuse, devenait comme l'odieuse exagération du péché ! »74(*) Alors, tout part de l'infidélité de la mère d'Alissa, présentée désormais comme la coupable idéale.75(*)Tout ce qui trouble son âme, tout petit acte humain, qui incommodait Jérôme, même le rire, fait surgir ce souvenir de son enfance, comme un symbole personnel du pécheur, de l'erreur et du défaut. De cette infidélité résulte l'horreur d'Alissa pour une sensualité dont elle a hérité mais qu'elle refoule, et l'exaltation mystique de Jérôme. Alissa note dans son journal un épisode qui nous révèle la nuance charnelle de ses sentiments pour Jérôme, mais qu'elle refuse en songeant à la faute de sa mère :

Jérôme lisait par-dessus mon épaule, debout, appuyé contre mon fauteuil, penché sur moi. Je ne pouvais le voir mais sentais son haleine et comme la chaleur et le frémissement de son corps. Je feignais de continuer ma lecture, mais je ne comprenais plus ; je ne distinguais même plus les lignes ; un trouble si étrange s'était emparé de moi que j'ai dû me lever de ma chaise, en hâte, tandis que je le pouvais encore. J'ai pu quitter quelques instants la pièce sans qu'heureusement il se soit rendu compte de rien... Mais quand, un peu plus tard, seule dans le salon, je m'étais étendue sur ce canapé où papa trouvait que je ressemblais à ma mère, précisément alors c'est à elle que je pensais.76(*)

Le souvenir de l'événement troublant où Mme Bucolin jouait le rôle principal, obsédait Alissa et remontait en elle comme un remords. Elle voulait supprimer les traits de sa mère qu'elle possédait et rompre tout lien qui existait entre elles. Ainsi, en faisant d'elle-même la porte étroite, en se faisant petite et inaccessible, Alissa demeure l'antipode de sa mère, une « mauvaise femme », qui est scandaleusement accessible, comme la porte largement ouverte.77(*)

Pour Alissa, ce qui est faux, c'était de se laisser à la tristesse. En écrivant son Journal, elle ne veut pas y transmettre le miroir de son âme : « La tristesse est un état de péché, que je ne connaissais plus, que je haïs, dont je veux décompliquer mon âme. »78(*) C'est là un autre passage qui évoque sa lutte personnelle contre tout ce qui est humain et qui trouble son esprit. A part le fait de vaincre son amour pour Jérôme, elle veut aussi tuer le sentiment de frustration et de chagrin qu'elle ressent pour ne pas permettre à son âme de réaliser le bonheur sur la terre, le bonheur qui la détournerait d'un autre but, sacré. Pourtant, elle avoue le besoin de la présence de cet amour, car il donne le sens à ce qu'elle fait, ou qu'elle veut faire : « Mon Dieu, vous savez bien que j'ai besoin de lui pour vous aimer... Mon Dieu, donnez-le moi afin que je Vous donne mon coeur. »79(*) Et c'est une autre sorte d'égoïsme, qui tente de réconcilier en elle ces deux nécessités : être aimée par un homme d'une part, et être ce qu'on considère une vraie et bonne chrétienne. Elle avoue le caractère blasphématoire de sa prière : « Pardonnez-moi cette méprisable prière, mais je ne puis écarter son nom de mes lèvres, ni oublier la peine de mon coeur. »80(*) En observant son amour pour un homme comme l'obstacle sur la route vers Dieu, Alissa demande à Dieu de s'emparer de son coeur et d'enlever de son âme l'amour qu'elle ressent. Ce qui est pécheur dans ses yeux, c'est de désirer le bonheur humain, fondé sur les choses superficielles, fragiles et illusoires avant de se tourner vers la sainteté. Elle reconnaît que les moments où elle rêve d'une joie terrestre sont des crimes de son âme. En même temps, le fait qu'elle empêche le plus fort possible son propre bonheur, représente un péché sérieux, aux yeux de Dieu autant qu'aux yeux de Jérôme qui lui demande : « Pourquoi t'arraches-tu les ailes ? »81(*)

On peut poser la même question aux autres personnages qui figurent dans ces deux récits. Le Pasteur le fait en créant une sorte d'illusion pour Gertrude, en sachant très bien que le jour où elle va découvrir la vraie nature du monde viendra. Il arrache les ailes de Gertrude et de Jacques en les séparant pour pouvoir prolonger le plaisir qu'il ressent dans ce rêve absurde, impossible et irréalisable. Il arrache les ailes d'Amélie, en bouleversant sa vie avec un devoir dont elle n'était pas digne. Alissa arrache ses propres ailes et celles de Jérôme en posant entre eux un but supérieur, inaccessible, et en faisant de leur amour une affaire humaine, passable, fragile, profane. Tous ces caractères ont du mal à coordonner les exigences de leur propre nature, des moeurs, des contraintes familiales et des celles de Dieu. Finalement, ce sont ces personnages qui deviennent victimes de leurs propres défauts et erreurs.

Chapitre II

L'amour divin

Pour étudier la thématique de l'amour divin, il faut trouver le rapport entre ce qu'on considère comme l'amour humain, charnel, et un amour qui s'oriente vers une autre, dimension supérieure du monde des sens et des limitations de la raison. Dans le monde littéraire de Gide, l'amour divin se manifeste à travers l'interprétation même de la religion, du christianisme. La religion répond à un besoin spirituel de l'esprit et de l'âme, pour donner sens à l'irrationalité du monde et doter l'homme d'une foi, et à ce titre, Gide estime la religion chrétienne préférable aux autres, d'une profondeur métaphysique supérieure. Gide considère que le besoin religieux est naturel à l'homme et qu'il contribue à le développer et l'élever.82(*)

Pour montrer quelle place occupe la spiritualité dans la vie des personnages dont on parle il faut souligner la différenciation qu'ils font entre les caractéristiques physiques, superficielles, et celles d'une vraie valeur qui se cache derrière ce qui est visible. D'abord il faut voir quel rôle dans ces deux récits joue la notion de beauté physique. Elle reste derrière les valeurs de l'âme de la personne aimée pour les héros. Elle apparaît parfois comme obstacle pour le raisonnement, mais jamais comme la caractéristique la plus honorée de l'objet de l'amour. Jérôme par exemple ne se rend pas compte de la beauté d'Alissa tout de suite. C'est quelque chose d'autre, de plus profond et de plus admirable qui lui attire vers elle : « Qu'Alissa Bucolin fût jolie, c'est ce dont je ne savais m'apercevoir encore, j'étais requis et retenu près d'elle par un charme autre que celui de la simple beauté. »83(*) Pourtant, même s'il ne donne pas beaucoup de valeur au côté physique de l'être aimé, il décrit attentivement la ligne de ses sourcils, écartés de l'oeil en grand cercle :

Je n'ai vu les pareils nulle part... si pourtant dans une statuette florentine de l'époque de Dante ; et je me figure volontiers que Béatrix enfant avait des sourcils très largement arqués comme ceux-là.84(*)

La beauté d'Alissa reste pour Jérôme quelque chose de divin, et n'a jamais réveillé en lui le désir physique à la posséder. Tout au long du récit cette beauté n'est pas très souvent évoquée, comme c'est le cas avec les autres vertus qu'Alissa possède.

En ce qui concerne la notion de beauté dans La symphonie pastorale, elle est un peu plus souvent présente dans les descriptions de Gertrude. Mais sa beauté n'est pas non plus la raison principale pour la naissance des sentiments amoureux du Pasteur et de Jacques. Quand elle demande si elle était jolie, le Pasteur lui répond : « Un pasteur n'a pas à s'inquiéter de la beauté des visages (...) Parce que la beauté des âmes lui suffit. »85(*) Même si le Pasteur est parfaitement conscient de la grande beauté de sa pupille, c'est la pureté de son âme et l'appel de Dieu qui ont éveillé en lui le sentiment de l'amour pour elle. Alors, la beauté des visages, même si présente et indéniable dans ces deux histoires, n'est jamais au même niveau avec les qualités spirituelles et morales des personnages évoqués.

Chez Gide, la religion et les désirs charnels ont conjugué leurs influences contradictoires pendant toute sa vie. Il s'opposait en effet à une religion qui exige la soumission des hommes en exigeant d'eux la négation de l'individualisme ; il méprisait le christianisme conventionnel où il ne voyait qu'un égoïsme et des restrictions et limites. Dans certains moments de sa vie, il se tourne vers une nouvelle religion, celle de la nature et de la terre qu'il exalte dans Les Nourritures terrestres86(*)et décide d'écouter l'appel des désirs naturels. Mais, il n'a pas tourné le dos à la religion, il a retenu d'elle ce qui peut lui servir à fortifier son individualité. Il écrit dans son Journal  en 1916:

C'est par l'homme que Dieu s'informe, voilà ce que je sens et crois, et ce que je comprends dans la parole « Créons l'homme à Notre image »... Voilà la porte par où j'entre dans le lieu saint, voilà la suite de pensées qui me ramène à Dieu, à l'Evangile etc.87(*)

Nous verrons comment le Pasteur, Alissa et Jérôme incarnent ou nient cette thèse, à travers leurs actes dans les relations amoureuses.

Gide a toujours oscillé entre deux positions en ce qui concerne la religion : le besoin d'une religion personnelle pour élever son âme et donner un sens profond à sa vie - d'où son amour pour le Christ, réaffirmé mille fois, et sa condamnation de la religion chrétienne comme institution humaine aliénante, qui, dans la lignée de saint Paul, multiplie les prescriptions et les règles qui asservissent et oppriment. Nous verrons comment le Pasteur perçoit les paroles de saint Paul, et comment le rapport de la doctrine du Christ et les mots de saint Paul vont être l'objet d'une discussion sérieuse entre lui et son fils Jacques. Le Pasteur comprend qu'il confondait le plan divin et le plan humain, et afin de concilier passion et religion, il va pratiquer à dessein une interprétation toute personnelle des Ecritures, contraire à celle de Jacques, fondée sur la soumission.88(*) Pour Gide, ce qui importe, c'est une spiritualité personnelle, intime, nourrie par sa lecture de la Bible. Les paroles du Christ selon lui, sont très émancipatrices. A cause de cela, il les met souvent dans la bouche de ses personnages.

La question de la religion dans la vie de Gide a été très importante. Elle l'est aussi quand on analyse son oeuvre, surtout ses personnages et leurs croyances. Le sentiment religieux crée en eux l'image d'un amour qui a pour son aboutissement la réalisation en Dieu. On a déjà vu comment cette vision de l'amour ne pouvait pas échapper aux limitations et à la banalisation que lui donnent les exigences purement humaines issues du besoin, de l'égoïsme, de la possession, de l'obsession et du peur. Nous consacrerons la partie qui suit à l'idéal d'amour que les personnages se font à partir de leurs croyances et de leurs espérances, et nous verrons comment cet idéal restera pour eux un but irréalisable et inaccessible.

Amour sacré et amour profane, Titien, 1514. Les spécialistes de Titien considèrent souvent que la figure nue représente l'amour céleste, et celle qui est habillée l'amour terrestre. On trouvera dans le célèbre recueil d'emblèmes de Cesare Ripa, à la fin de la Renaissance, deux personnages féminins, deux allégories qui auraient la plus grande ressemblance avec les deux femmes représentées dans le tableau de Titien, en particulier pour ce qui relève des attributs : la flamme, symbole de l'amour de Dieu, dans la main droite de la jeune femme nue, et le somptueux costume profane de la seconde. Ces deux figures ont des valeurs morales différentes et désignent le Bonheur éternel (Felicita eterna) et le Bonheur fugitif (Felicita breve).

2.1.La reconnaissance

Pour les personnages de La symphonie pastorale et de La porte étroite, l'amour est la raison d'être. Tout ce qu'ils font est destiné aux personnes aimées, à les rendre heureuses et à diminuer leurs troubles. Une des premières particularités du caractère d'un amour profond et sincère se manifeste par la générosité, et on le sent fortement dans les paroles de Jérôme : « J'aurais donné ma vie pour diminuer son angoisse.»89(*)Il parle de l'angoisse qu'Alissa sentait à cause de sa soeur, dont elle connaissait l'amour qu'elle éprouvait pour Jérôme. Alissa voulait sacrifier son propre bonheur pour laisser la place à sa soeur, mais Juliette ne voulait pas accepter ce sacrifice. Dès le début, dès la première fois que Jérôme a senti la détresse de sa bien-aimée, son âme s'est orientée vers un but sublime, qui consistait à dévouer tout son être à un amour élevé, divin. C'est son âme qui dirige sa vie : « Je ne trouvais d'autre raison à ma vie que mon amour, me raccrochais à lui, n'attendais rien, et ne voulais plus rien attendre qui ne me vînt de mon âme. »90(*) Ce qui donne le vrai sens à sa vie c'est Dieu et le fait qu'Alissa cherche aussi en Dieu la consolation pour sa peine, fortifie son sentiment de reconnaissance pour que Dieu mette sur son chemin ce devoir grandiose, de l'aimer :

C'est vers Dieu que je tournai mes regards, vers Celui « de qui découle toute consolation réelle, toute grâce et tout don parfait ». C'est à lui que j'offris ma peine.Jepensais qu'Alissa se réfugiait aussi vers Lui, et de penser qu'elle priait encourageait, exaltait ma prière.91(*)

Tandis que Jérôme éprouve une reconnaissance envers Dieu pour lui avoir donné l'occasion d'aimer, le Pasteur cherche la permission de Dieu pour pouvoir aider et sauver une âme abandonnée qu'il a placée sur son chemin :

Hôtesse de ce corps opaque, une âme attend sans doute, emmurée, que vienne la toucher enfin quelque rayon de votre grâce, Seigneur ! Permettez-vous que mon amour, peut-être, écarte d'elle l'affreuse nuit ?92(*)

Et il va le faire, mais d'une manière qui va conduire Gertrude vers la connaissance douloureuse que le monde n'est pas construit seulement de vertus.

La reconnaissance de ces personnages est toujours éprouvée pour Dieu, même si le bien dont ils sont reconnaissants vient des hommes, des personnes qui leur sont proches. Le sentiment chrétien de la reconnaissance pour tout ce qu'on a, même si c'est peu, est présent chez nos héros, mais se confond très souvent avec le besoin et l'espoir. Jérôme écrit dans une lettre à Alissa : « L'admiration, chez les âmes bien nées93(*), se confond avec la reconnaissance. »94(*) Pour lui et pour Alissa, les âmes bien nées sont des âmes qui s'inclinent vers la vertu divine, et c'est exactement l'objectif qu'ils se sont imposé. C'est surtout Alissa qui ressent la reconnaissance pour la beauté des choses qui l'entourent et qui lui permettent de sentir toute la splendeur des moments de grâce qu'elle partage avec celui qu'elle aime :

Te souviens-tu, du temps que nous étions enfants, dès que nous voyions ou entendions quelque chose de très beau, nous pensions : Merci, mon Dieu, de l'avoir créé... Cette nuit, de toute mon âme je pensais : merci, mon Dieu, d'avoir fait cette nuit si belle. Et tout à coup je t'ai souhaité là, senti là, près de moi, avec une violence telle que tu l'auras peut-être senti.95(*)

Alissa est reconnaissante à Dieu pour lui avoir permis d'avoir près d'elle une personne très proche de l'idéal divin. Ce qui unit elle et Jérôme c'est la même ambition, pure et vraiment essentielle - d'atteindre la vraie vertu et le bonheur céleste. On a vu comment Alissa testait son amour, mais il y a aussi des moments où elle se sent rassurée car Dieu accorde à Jérôme des qualités qui le rapprochent de la gloire vraie et éternelle, et elle en ressent une profonde gratitude : « Merci, mon Dieu, d'avoir élu Jérôme pour cette gloire célestielle auprès de laquelle l'autre n'est rien. »96(*)

Le Pasteur de La Symphonie pastorale est lui aussi reconnaissant pour le moment où le visage de Gertrude émet les rayons de l'amour. Il est reconnaissant parce que la grâce divine a finalement touché l'âme de cette jeune fille malheureuse qui ne connaissait point les émotions nobles qui se trouvaient hors du monde obscur dans lequel elle vivait jusqu'à ce moment. Il en est sincèrement reconnaissant car c'était exactement son objectif : rendre Gertrude sensible à l'amour, à cette bienveillance magnifique et parfaite qui remplit l'âme d'une vraie jouissance et d'une richesse insaisissable. Cette bienveillance est, bien sûr, offerte par le Seigneur auquel est destinée la reconnaissance : « Alors, un tel élan de reconnaissance me souleva, qu'il me sembla que j'offrais à Dieu le baiser que je déposai sur ce beau front. »97(*)

Tous les actes des personnages de ces deux récits commencent et finissent par le sentiment de la reconnaissance. Ils sont reconnaissants pour l'habileté qui leur est donnée de voir et reconnaître les vraies valeurs et la véritable richesse à laquelle aspirent leurs âmes. Jérôme est reconnaissant pour pouvoir aimer Alissa et l'abriter de la détresse. Alissa est reconnaissante pour que Jérôme prétende à un but élevé, idéal. Le Pasteur est reconnaissant du fait que le Dieu a permis à l'âme de Gertrude de sentir et reconnaitre le vrai amour. Et elle est reconnaissante pour cette découverte généreuse qui lui a permis de voir le beau visage du monde qui l'entoure. La reconnaissance est un principe porteur de l'esprit et elle l'ouvre à un univers riche et bienheureux. Elle va ouvrir l'esprit de ces personnages vers un bonheur supérieur, généreux et grandiose mais aussi lointain et inaccessible - la sainteté.

2.2. Un autre bonheur

Dans La porte étroite et La symphonie pastorale on rencontre une vision de bonheur qui diffère de celle d'un monde matérialiste et opportuniste, une vision personnelle et à la fois universelle, une vision divine et sacré, d'un bonheur qui se trouve hors du monde sensoriel et illusoire. Alissa croit que « nous sommes nés pour un autre bonheur » et ce qui la tourmente c'est ce que les hommes meurent et ne sont pas heureux. Le Pasteur croit que le bonheur de Gertrude se trouve dans son infirmité, dans son impossibilité de témoigner de tout ce qui est mauvais et mensonger dans le monde et il veut préserver ce bonheur en elle, sans laisser passer une seule trace de peine, de trouble et d'imperfection de la réalité. Leur voyage se fait dans une seule direction dirigé vers une perfection absolue que conçoit leur esprit, et cet absolu est dérivé de l'enseignement chrétien qui exige la soumission complète à un ordre et des sensations naturelles.98(*) La matière chrétienne de l'histoire paraît anachronique à Gide. Ce qui l'intrigue dans la vie humaine, c'est moins le mécanisme des aventures où le besoin d'une éthique logique qui détruit l'homme. Ce qui l'intéresse, c'est l'aventure elle-même et les voies où elle mène l'homme.99(*) Mais dans la vie de ces personnages cette éthique semble essentielle. Elle est à la base de tous leurs choix et de tous leurs actes.

Jérôme sentait dès son enfance que sa liaison avec Alissa était différente de celle qui liait deux humains ordinaires qui ressentent l'un pour l'autre la sympathie et l'affection. On a déjà vu comment s'occuper d'Alissa et la protéger devenait son devoir supérieur et sacré. Le titre de ce récit réfère à la parabole de l'Evangile selon Luc100(*), mais aussi à la porte de la chambre d'Alissa. Pour Jérôme, cette porte est le symbole de son bonheur désiré mais lointain et chimérique. Cette porte est étroite pour lui, il est difficile d'y entrer. Elle obtient pour lui la même signification que lui donne la parabole biblique : c'est le chemin vers la sainteté et le bonheur divin :

Et cette porte devenait encore la porte même de la chambre d'Alissa ; pour entrer je me réduisais, me vidais de tout ce qui subsistait en moi d'égoïsme (...) et par-delà toute macération, toute tristesse, j'imaginais, je pressentais une autre joie, pure mystique, séraphique et dont mon âme déjà s'assoiffait.101(*)

Le symbole de la porte joue un rôle multiple dans le roman et permet à Gide de peindre l'idéalisation qui est indispensable dans l'art. Sa valeur symbolique dans l'histoire, comme on l'a déjà vu, est multiple et ambiguë : image freudienne, image morale, image spirituelle, image ironique...102(*) Pour Jérôme, cette porte exige de lui la purification de tous les défauts, de tous les vices qui assaillent son âme, car Alissa présente un idéal saint et parfait. Il évoque l'enseignement et la discipline puritaine à laquelle ses parents ont soumis les premiers élans de son coeur, et qui achevait de l'incliner vers la vertu :

Cette rigueur à laquelle m'asservissait, loin de me rebuter, me flattait. Je quêtais de l'avenir non tant le bonheur que l'effort infini pour l'atteindre, et déjà confondais bonheur et vertu. (...) Bientôt mon amour pour Alissa m'enfonça délibérément dans ce sens. Ce fut une subite illumination intérieure à la faveur de laquelle je pris conscience de moi-même.103(*)

Cet enseignement préparait et disposait naturellement son âme au devoir. Il est évident que pour lui l'amour pour Alissa présente une délibération des troubles provoquées par les contraintes et les obligations. L'amour lui a ouvert une nouvelle porte vers la beauté, vers la joie et vers la conscience de lui-même.

Le thème du sujet de bonheur dans l'amour n'est pas aussi profondément traité dans La symphonie pastorale. Le Pasteur ne peut pas reconnaitre tout de suite la nature de ses sentiments pour Gertrude, il n'y voit rien d'étrange, rien qui s'oppose aux lois de Dieu. L'entrée de Gertrude dans sa vie pour lui est une sorte de renaissance, un nouveau sens, une nouvelle source de joie. Mais il n'en jamais parle ouvertement à Gertrude, il le montre avec les petits gestes de l'amour et de l'amitié : « Je portai sa main à mes lèvres, comme pour lui faire sentir sans le lui avouer que partie de mon bonheur venait d'elle... »104(*) Le bonheur du Pasteur provient de sa nature humaine, même s'il lui donne une valeur spirituelle et sacrée. A ce point de la recherche morale gidienne du bonheur, l'accord enfin trouvé avec la nature individuelle entraîne un puissant mouvement de joie.105(*) Selon Moutote, La symphonie pastorale propose la méditation d'un rêve, celui d'une existence avant la faute, dans la plénitude du coeur, dans l'oubli de la conscience et de la loi des hommes et de Dieu : « Pasteur d'une loi nouvelle, un homme tente l'aventure d'une vie où les sens ne seraient donnés que pour savourer le bonheur, contempler les êtres et les choses, s'élancer vers la joie dans la légèreté sans faute de l'instant. »106(*)

Le point de contestation entre le Pasteur et son fils est la question du bonheur des âmes. Jacques est, selon son père, une de ces âmes qui se sentent moins perdues auprès des autorités et qui ne tolèrent pas trop la liberté chez autrui. Il croit que le bonheur se trouve dans la soumission à Dieu, et le Pasteur croit que le bonheur se trouve dans le chemin vers lui :

-Mais, mon père, moi aussi je souhaite le bonheur des âmes. - Non, mon ami ; tu souhaites leur soumission. - C'est dans la soumission qu'est le bonheur. - (...) Je sais bien que l'on compromet le bonheur en cherchant à l'obtenir par ce qui doit au contraire n'être que l'effet du bonheur - et que s'il est vrai de penser que l'âme aimante se réjouit de sa soumission volontaire, rien n'écarte plus du bonheur qu'une soumission sans amour.107(*)

Le Pasteur affirme de nouveau qu'il faut poursuivre la voie de sa propre nature, et que le bonheur ne se trouve que dans la tendance à l'obtenir. On retrouve cette pensée dans les mots de Jérôme, au moment où il revoit Alissa après longtemps : « Voici l'instant, pensai-je, l'instant le plus délicieux, peut-être, quand il précéderait le bonheur même, et que le bonheur même ne vaudra pas. »108(*) Pour lui, le bonheur se trouve dans l'attente, dans l'espoir. Il faut cultiver en nous cette aspiration et l'ambition pour ce qu'on veut obtenir. Mais une fois que l'on l'obtient, il n'est plus de désir et de penchant dans notre âme, et elle devient vide et sèche. Ce qui donne le sens à la vie c'est l'objectif vers lequel on est dirigé. Même si l'on ne l'atteint jamais, c'est la prétention de l'atteindre qui nous motive, inspire et réjouit.

Alissa sent que le bonheur n'est pas réservé à ceux qui cultivent la spiritualité de l'âme. Elle pense que le bonheur terrestre, profane n'est pas celui qu'il faut souhaiter. C'est un autre objectif vers lequel l'âme pure doit pencher : « Je me sens plus heureuse auprès de toi que je n'aurais cru qu'on pût être...mais crois-moi : nous ne sommes pas nés pour le bonheur. - (Jérôme) Que peut préférer l'âme au bonheur ? - La sainteté... »109(*) Dans son journal, elle ajoute encore :

 Et je me demande à présent si c'est bien le bonheur que je souhaite ou plutôt l'acheminement vers le bonheur. O Seigneur ! Gardez-moi d'un bonheur que je pourrais trop vite atteindre ! Enseignez-moi à différer, à reculer jusqu'à Vous mon bonheur.110(*)

Le bonheur terrestre ne nous permet pas de sentir le bonheur absolu, d'appréhender le sens de la vie au-delà des faux-semblants courants. Alissa prétend à une perfection absolue, et à cause de cela elle rejette la réalisation de son amour pour Jérôme ici, sur la terre :

S'il ne suffit pas, ce ne serait pas le bonheur - m'avais-tu dit, t'en souviens-tu ? (...) Jérôme, il ne doit pas nous suffire. Ce contentement plein de délices, je ne puis le tenir pour véritable. Nous sommes nés pour un autre bonheur.111(*)

Ce qui différencie les croyances de Jérôme de celles d'Alissa, est la foi dans le pouvoir d'atteindre la vertu ensemble, par amour. Pour lui la vertu est l'amour :

Contre le piège de la vertu, je restais sans défense. Tout héroïsme, en m'éblouissant, m'attirait - car je ne le séparais pas de l'amour...Dieu sait que je ne m'efforçais vers plus de vertu, que pour elle. (...) Il me paraît souvent, que mon amour est ce que je garde en moi de meilleur ; que toutes mes vertus s'y suspendent ; qu'il m'élève au-dessus de moi, et que sans toi je retomberais à cette médiocre hauteur d'un naturel très ordinaire. C'est par l'espoir de te rejoindre que le sentier le plus ardu m'apparaîtra toujours le meilleur.112(*)

Jérôme considère son amour comme une illumination, comme quelque chose qui lui permet de voir le vrai visage et la vraie beauté du monde, ainsi que de mieux se connaître lui-même. On a vu plusieurs fois que tout ce qu'il faisait était pour et à cause d'Alissa. Elle croit qu'il faut s'anéantir devant Dieu :

(Les pauvres âmes) elles s'inclinent devant Dieu comme des herbes qu'un vent presse, sans malice, sans trouble, sans beauté. Elles se tiennent pour peu remarquables et savent qu'elles ne doivent quelque valeur qu'à leur effacement devant Dieu.113(*)

Et Jérôme s'efface devant elle, en lui offrant tout son coeur, tous ses efforts, mais dans un moment il se sent épuisé à cause de toutes les épreuves imposées par Alissa, et il ne voit en elle qu'un personnage médiocre et ordinaire. Le voile fait de l'idéalisation et de la perfection qu'il a mis sur son visage, est tombé :

Ah ! Combien cet effort épuisant de vertu m'apparaissait absurde et chimérique, pour la rejoindre à ces hauteurs où mon unique effort l'avait placée. Un peu moins orgueilleux, notre amour eût été facile...mais que signifiait désormais l'obstination dans amour sans objet ; c'était être entêté, ce n'était plus être fidèle. Fidèle à quoi ? - à une erreur.114(*)

Il a compris que son bonheur dépendait d'une personne dont les idéaux étaient difficilement réalisables. Même s'il partageait avec Alissa la vision d'une vertu supérieur, même si c'est cette ambition commune qui les a unis, même si l'incident avec Lucile Bucolin de son enfance a tracé dans leurs yeux une obstination vers le plaisir charnel de l'amour, il souhaitait un autre bonheur que celui qu'elle lui imposait : il souhaitait être avec elle, pouvoir la regarder, pouvoir la toucher, c'est-à-dire il voulait le bonheur humain. C'est exactement cela qu'Alissa ne pouvait pas lui pardonner : « Aie pitié de nous, mon ami ! Ah ! N'abîme pas notre amour ! »115(*) A la fin, de nouveau, dans une lettre pour Jérôme, Alissa se justifie. Elle répond à la question pourquoi elle a toujours repoussé son amour :

Grâce à toi, mon ami, mon rêve était monté si haut que tout contentement humain l'eût fait déchoir. J'ai souvent réfléchi à ce qu'eût été notre vie l'un avec l'autre ; dès qu'il n'eût plus été parfait, je n'aurais plus pu supporter...notre amour.116(*)

Et ici on voit une autre fois son désir pour la perfection qui ne peut pas être réalisée dans la vie humaine, sur la terre. Cette vie donnerait à leur amour une dimension profane et frivole qui ne serait que l'obstacle dans le chemin sur lequel elle marche, ou croit marcher. Mais, le caractère ambigu d'Alissa, mainte fois confirmé, se manifeste de nouveau. Elle ne peut pas échapper au doute, à la faiblesse, aux questions. Elle avoue qu'elle tient toujours à la perfection à cause de Jérôme, mais qu'elle n'y voit pas toujours la raison et le sens :

Il me semble à présent que je n'ai jamais « tendu à la perfection » que pour lui. Et que cette perfection ne puisse être atteinte que sans lui, c'est, ô mon Dieu ! celui d'entre vos enseignements qui déconcerte le plus mon âme. Combien heureuse doit être l'âme pour qui vertu se confondrait avec amour ! Parfois je doute s'il est d'autre vertu que d'aimer ; d'aimer le plus possible et toujours plus...Mais certains jours, hélas ! La vertu ne m'apparaît plus que comme une résistance à l'amour. Eh quoi ! Oserais-je appeler vertu le plus naturel penchant de mon coeur ! O sophisme attrayant ! Invitation spécieuse ! Mirage insidieux du bonheur !117(*)

Alors, Alissa résiste mal à ses sentiments, elle y voit, comme Jérôme, la vraie vertu parfois, et elle la confond avec l'obligation. Ce qui l'empêche d'être heureuse c'est le doute. Le bonheur détendu, humain, qu'elle voit autour d'elle, présente pour elle une énigme et constitue un défi.118(*) Elle le ressent comme une tentation et une chose peu étrangère à l'âme. Mais en même temps, comme on l'a déjà vu, elle refuse la médiocrité. Jérôme ne peut pas remplir l'attente d'Alissa et elle cherche à réaliser seule cet autre bonheur promis par l'Evangile. Elle transforme l'amour de Jérôme en obstacle au bonheur - ce qu'il est d'ailleurs - mais, en le combattant, elle se donne l'illusion qu'il existe. « Hic incipit amor Dei »119(*), le dieu d'Alissa est un dieu équivoque. L'amour refoulé d'Alissa la lance héroïquement sur la voie de la sainteté. Malgré le doute intérieur qui parfois la déchire, Alissa est la plus touchante des créatures gidiennes.120(*)

D'un autre côté, on a un personnage tout à fait différent : Amélie. La plainte et la tristesse constituent un trait essentiel de sa personnalité. Elles l'identifient même comme un personnage antiévangélique aux yeux du Pasteur. Il oppose l'esprit de sa femme  qui, selon lui, ne pratique pas la bonne lecture du texte sacré: « Mais Amélie n'admet pas qu'il puisse y avoir quoi que ce soit de déraisonnable ou de sur-raisonnable dans l'enseignement de l'Evangile ».121(*) Le Pasteur voudra soulever chacun jusqu'à Dieu, surtout « la pauvre Amélie » qui est peu apte au bonheur tel qu'il le conçoit. C'est une femme des soucis, des récriminations, et son mari la caractérise par « les soucis de la vie matérielle, et j'allais dire la culture des soucis de la vie (car certainement Amélie les cultive). »122(*) Le Pasteur oppose Amélie à Gertrude, jeune fille qu'il veut initier à son propre bonheur ainsi qu'à celui des autres :

Ne suis-je pas plus près du Christ et ne l'y maintiens-je point elle-même, lorsque je lui enseigne et la laisse croire que le seul péché est ce qui attente au bonheur d'autrui, ou compromet notre propre bonheur ?123(*)

Il admire la bonté infinie de Gertrude, et il croit qu'elle peut, grâce au malheur qui l'a touchée dès sa naissance, atteindre ce bonheur tant souhaité par tous les personnages dont on parle. C'est pourquoi il tâche de l'élever vers Dieu, vers la vertu, sans lui montrer le malheur et l'injustice. On retrouve dans les paroles du Pasteur l'opposition d'une âme heureuse à celle de sa femme :

Et de même que l'âme heureuse, par l'irradiation de l'amour, propage le bonheur autour d'elle, tout se fait à l'entour d'Amélie sombre et morose. Amiel écrirait que son âme émet des rayons noirs.124(*)

Le Pasteur, ainsi qu'Alissa, croit qu'on ne peut pas connaître le vrai bonheur dans les plaisirs superficiels, et que la joie que l'amour nous fait sentir doit être due à Dieu. On revient à Alissa et à sa peur que son amour ne l'éloigne du ciel : « Je le sens bien, je le sens à ma tristesse, que le sacrifice n'est pas consommé dans mon coeur. Mon Dieu, donnez-moi de ne devoir qu'à Vous cette joie que lui seul me faisait connaître »125(*) Elle insiste de nouveau sur la croyance que si on laisse à l'amour qui vient d'un homme occuper toute l'âme et l'esprit, on peut s'éloigner du bonheur divin. Au moment où elle reconnait chez Jérôme le manque de vigueur et le doute, elle lui conseille : « Oh ! Si tu savais quel prix tu acquerras et quelle joie tu donnerais aux autres t'avançant dans la vertu, je m'assure que tu y travaillerais avec plus de soin. »126(*) Alissa, la source des contradictions du récit La porte étroite, ne cesse pas d'exiger de son âme les réponses aux questions qu'elle pose à Dieu. On a constaté que son désir était d'atteindre la sainteté, et que c'était la raison de son refus de l'amour humain. Mais en même temps on pouvait voir comment les doutes déchiraient son esprit, les incertitudes quant à la lumière céleste dont elle attendait qu'elle illumine son chemin. Même la vertu est mise en question dans son âme : « Quel besoin devant lui d'exagérer toujours ma vertu ? De quel prix peut être une vertu que mon coeur tout entier renie ? »127(*) Mais tout de suite, en devenant consciente de ses paroles blasphématoires, elle les regrette : « O trop humaine joie que mon coeur imprudent souhaitait... »128(*) Ces oppositions que la joie humaine attirante, séduisante et la perfection comme le but supérieur et exigeant forment dans son coeur, vont mener Alissa vers une fin tragique.

2.3. L'amour et la mort

La pensée de la mort est récurrente dans l'oeuvre d'André Gide, surtout dans son Journal. Elle devenait même obsédante aux époques où Gide traversait les crises pénibles, sur le plan personnel comme sur le plan spirituel. Pourtant, même si cette idée le poursuivait, elle ne l'accablait jamais. Le sentiment que sa propre mort pourrait être imminente détermine une réaction d'une manière positive, comme si la mort à venir donnait seule à la vie tout son prix et toute sa saveur.

La mort met ses personnages dans une situation assez trouble, qui les menace continuellement, et contre laquelle tous leurs efforts demeurent vains. Elle est partout et surgit à n'importe quel moment. En ce qui concerne le lien entre l'amour divin et la mort, il est évident que c'est le sujet très important dans ces deux récits, puisque c'est le thème auquel on revient sans cesse et par lequel l'histoire de La porte étroite et La symphonie pastorale s'achève. Ce thème est traité d'une manière différente dans ces oeuvres, mais ce qui leur est commun est la vision de la mort comme une unification, un retour au commencement, un retour à soi. Alissa et Gertrude meurent tragiquement. On peut dire que la première se suicide par la vision d'une sainteté obligatoire, et la deuxième est tuée par la vérité insupportable du monde qui était longtemps cachée d'elle. En cherchant sa place dans le monde sur terre, et en essayant de rester intactes par l'erreur et le péché, elles s'orientent vers le Christ dont les paroles leur promettent le bonheur éternel. Mais le suicide, n'est-il pas le plus grand péché aux yeux de Dieu ? Nous analyserons les passages de deux récits où la pensée sur la mort est présente et concerne la vision de la vie bienheureuse, la vision qui va les conduire à la détresse et à la fin infortune.

Dans La porte étroite on témoigne d'un amour éternel, qui dépasse les frontières de l'humanité, et qui cherche sa réalisation dans une autre dimension, lointaine et spirituelle, où tout ce qui vit sont les sentiments, et pas les raisonnements. Cette donnée a été révélée à Alissa par un rêve, où Jérôme était mort. Ainsi, ils étaient séparés, et elle s'était réveillée en essayant de trouver comment le rejoindre. Elle restait sous l'impression de ce rêve, car il lui semblait qu'ils étaient séparés encore, et le restaient longtemps. Toute la vie il faudrait faire un grand effort pour les rejoindre. Ce rêve est une sorte de prédiction d'une histoire d'amour de deux êtres séparés pendant la vie, mais ce qui les sépare en vérité n'est pas la mort de l'un d'eux, mais une vision trompeuse de l'amour céleste qui unit ceux qui s'aiment après la mort.

Alissa croyait que ce rêve cachait un message pour elle, en lui montrant la direction où elle devrait pousser ses sentiments. Cette idée de la mort unificatrice a déterminé peut-être tout ce qu'elle entreprenait pour rester loin de celui qu'elle aimait afin de les préserver tous deux pour le vrai bonheur qui les attendait. Elle dit à Jérôme : « Tu crois que la mort peut séparer ? (...) Je pense qu'elle peut rapprocher, au contraire... Oui, rapprocher ce qui a été séparé pendant la vie. »129(*) Cette vision de la vie après la vie terrestre maintient en elle la conviction qu'il faut s'abstenir de tous les plaisirs humains qui détournent l'âme des vrais trésors que Dieu sauve pour les hommes, ou pour ceux qui sont prêts d'imposer à la chair et à l'ambition des restrictions afin de vivre la vraie joie après.

Dans le journal d'Alissa on lit des parties touchantes sur la peine que cette contrainte a fait de son âme. Dans sa version de dernier rencontre avec Jérôme, elle reconnaît que ses deux « hommes » l'abandonnent - Jérôme incapable de lire le sentiment derrière son incapacité de s'exprimer, et Dieu comme celui qui rompt leur couple. L'essai de parler directement à Dieu reste sans réponse, et elle retourne à la forme écrite pour se rassurer. Soudainement, elle réalise qu'il n'y a pas de lecteur - ses dernières paroles sont qu'elle aimerait bien mourir vite, avant de comprendre encore une fois qu'elle est seule. Pour la première fois, elle écrit non pas en utilisant la deuxième, mais la première personne. Il n'y a personne : ni le divin, ni l'amoureux perdu, même pas le miroir, car il n'y a rien à refléter. Dans cette pensée, Maja Vukusic Zorica voit la version féminine de la mort.

On découvre ainsi Alissa humaine, sensible, incertaine et douteuse. Ce journal était à la disposition de Jérôme après que Juliette l'avait informé de la mort d'Alissa. Lors de sa dernière visite, Jérôme a refusé de prendre la petite croix d'améthyste qu'elle lui offrait. Elle rêvait que cette croix appartiendrait un jour à la fille de Jérôme, la fille qu'il aurait avec une autre femme qui le rendrait heureux, pas avec elle. Avant de quitter ce monde, Alissa demandait à Juliette de lui mettre au cou cette croix d'améthyste, qui jouait un rôle étrange dans sa relation avec Jérôme. La mort d'Alissa n'est pas beaucoup élaborée dans le récit, et à cause de cela, elle est mystérieuse est étrange. S'il n'y avait pas de fortes croyances religieuses, on pourrait même croire qu'Alissa, de désespoir, s'est suicidée :

J'ai bien écrit un testament, mais j'ignore la plupart des formalités nécessaires, et hier je n'ai pu causer suffisamment avec le notaire ; craignant qu'il ne soupçonnait la décision que j'ai prise...130(*)

Ce qui est sûr est qu'elle savait qu'elle mourrait bientôt. Ses efforts d'atteindre l'idéal de sainteté l'ont épuisée et lui prenaient le dernier souffle. Dans les dernières pages de son journal, on trouve : « Mon Dieu, conduisez-moi sur ce rocher que je ne puis atteindre, je sais bien qu'il a nom : bonheur. »131(*) La mort prenait la signification du mot bonheur, car c'est elle qui le promet. Alissa se sent prête à mourir et à enfin être heureuse :

Dois-je attendre jusqu'à la mort ? C'est ici que ma foi chancelle. Seigneur ! Je crie à vous de toutes mes forces. Je suis dans la nuit ; j'attends l'aube. Je crie à Vous jusqu'à mourir. Venez désaltérer mon coeur. De ce bonheur j'ai soif aussitôt... Ou dois-je me persuader de l'avoir ? Et comme l'impatient oiseau qui crie par devant l'aurore, appelant plus qu'annonçant le jour, dois-je n'attendre pas le pâlissement de la nuit pour chanter ?132(*)

Elle a lutté toute sa vie contre les imperfections de son âme, profondément touchée par l'amour indicible pour Jérôme, contre le doute et la méfiance qui tourmentaient parfois son esprit. Son désir de monter sur ce rocher près du ciel a vaincu sa nature humaine à la fin, et elle s'est sentie finalement libre et heureuse : « Heureux dès à présent, disait Votre sainte parole, heureux dès à présent ceux qui meurent dans le Seigneur. »133(*) L'heure qu'elle attendait est arrivée, et elle est partie. Mais elle a laissé Jérôme, ainsi que nous, les lecteurs, à se demander si elle est devenue joyeuse et si elle a enfin connu le bonheur divin.

Dix ans après sa mort, Jérôme a revu Juliette. Dans leur conversation on apprend qu'il ne s'est jamais marié et qu'il ne pouvait le faire. Même si la seule femme qu'il aimait dans sa vie est morte, son amour pour elle ne l'est pas :

(Juliette) : Alors, tu crois qu'on peut garder si longtemps dans son coeur un amour sans espoir ? - Oui, Juliette. - Et que la vie peut souffler dessus chaque jour sans l'éteindre ?134(*)

Jérôme prouve qu'aimer quelqu'un signifie lui donner la vie éternelle. Les amoureux sont souvent affamés de présence objective, palpable. Mais l'absence, pour cause de maladie, de séparation ou de mort, est ce qui révèle l'amour authentique. Jérôme a compris à la fin qu'il était inutile de vouloir palper, toucher l'être aimé. Alissa morte vivra avec lui dans le mystère dont l'homme ne se laisserait pas comme ce sera le cas avec le monde que le mystère aurait déserté.135(*) Le propos d'éternité caché dans l'amour n'est pas un leurre. Ainsi, la mort, est-elle une épreuve qui révèle si l'amant recherchait vraiment l'amante, ou s'il n'est jamais resté qu'aux frontières du royaume de l'amour. On conclut que l'amour de Jérôme est véritablement fort et imperceptible à toutes les épreuves, et la dernière d'elles, la plus difficile - la mort, le détermine comme éternel.

L'idée de rapprochement en mort de ceux qui étaient séparés pendant la vie est aussi présente dans La symphonie pastorale. Il s'agit de Gertrude et Jacques, qui étaient séparés par le Pasteur qui gardait jalousement la jeune fille pour lui-même, en la protégeant de tous ceux qui pouvaient abuser sa fragilité et sa pureté. Il pensait qu'il contrôlait tout en justifiant ses actes par la parole divine qui lui est mise dans la bouche. Mais à la fin, quand Gertrude récupère la vue, les mensonges du Pasteur sont découverts, ainsi que la vraie nature de son esprit et de ses intentions. La notion de péché est révélée à Gertrude, et elle comprend tout de suite qu'elle péchait depuis longtemps en laissant l'épouse du Pasteur souffrir. Péripétie intérieure, la découverte de l'amour aggravait la menace du tragique, puisque la lucidité engendrait une tromperie délibérée. Cette lucidité de Gertrude entraîne sa mort volontaire.136(*)

Gertrude décide de se suicider car elle ne peut pas saisir le nouveau caractère du monde qu'elle considérait jusqu'alors l'endroit parfait, d'une beauté splendide dont chante tout l'univers. La mort représente pour elle la libération du péché, la purification du mal, mais aussi le chemin vers le bonheur qui lui échappait sur terre. Lors de la dernière conversation avec elle, le Pasteur découvre que son fils s'est converti au catholicisme et a décidé d'entrer dans les ordres. Alors, c'était trop tard pour eux deux d'être heureux pendant la vie. Après une nuit de délire et d'accablement, Gertrude est morte. Le Pasteur est enfin conscient que ceux qu'il a séparés afin de satisfaire les besoins de sa propre âme, lui fuient, là où il ne pourra jamais plus les atteindre : « Ainsi me quittaient à la fois ces deux êtres ; il semblait que, séparés par moi durant la vie, ils eussent projeté de me fuir et tous deux de s'unir en Dieu. »137(*) Unis en Dieu, ils pourront jouir leur amour éternellement, et ce sera la récompense pour les peines qu'ils éprouvaient à cause de leur désunion durant la vie parmi les hommes.

Pour Alissa, Jérôme, Gertrude, Jacques et le Pasteur, la mort a la signification de Dieu. Pour eux ce sont des synonymes. La mort ne désigne pas la fin de la vie, mais le commencement de la vraie vie où tout ce qui nous n'était pas donné sur terre sera le nôtre. L'espoir de ces personnages est fondé sur la vérité chrétienne que, par la foi dans le Christ, l'homme s'ouvre à la vision perpétuelle de Dieu dans lequel toutes les choses seront accomplies. La vie qui les attend après la mort, n'est que la vie pour laquelle l'homme se prépare durant son existence charnelle. C'est la croyance qui nourrit en eux l'espérance que l'amour qui leur était interdit d'une certaine manière, sera le leur éternellement dans le Royaume de Dieu.

Pour conclure cette partie, nous pouvons dire qu'à partir des paroles de ces personnages le vrai amour n'exige pas d'être réalisé. Il exige seulement d'être, d'exister. La question qu'on peut poser est de savoir si la réalisation de l'amour humain l'anéantit en même temps. Si la joie se trouve dans l'acheminement vers le bonheur, dans l'espoir et l'attente, est-ce qu'on peut sentir ce bonheur une fois que le but est atteint ? Est-ce qu'on peut décaler la réalisation de ses désirs afin de prolonger et préserver l'état de joie que nous donne l'espoir ? C'est peut-être cela qu'Alissa a entrepris durant toute sa vie. Selon les mots du Pasteur, les plus heureux sont ceux qui souffrent selon leur volonté. Les plus douces douleurs sont ceux qu'on impose à soi-même, mais aussi les plus fortes et les plus difficiles. Cette sorte de douleurs n'est destinée qu'aux âmes les plus persistantes et les plus fortes. Ce sont des âmes qui cherchent à se connaître et à se réaliser. A se découvrir et se développer. C'est un paradoxe, une illumination sombre. On peut se demander pourquoi ces personnages doivent souffrir pour atteindre la lumière ? Gide a remercié Saint-Exupéry d'éclairer cette vérité paradoxale « que le bonheur de l'homme n'est pas dans la liberté mais dans l'acceptation d'un devoir ».138(*) On peut dire que cette citation résume toute la philosophie de ces personnages gidiens.

Chapitre III

L'amour aveugle

On dit souvent qu'en amour ce n'est pas la raison qui gouverne et que l'amour empêche de voir les défauts de l'être aimé. En ce sens, l'amour est aveugle et souvent ne nous permet pas de voir clairement la réalité. Ce proverbe - l'amour est aveugle139(*)joue sur le sens propre et figuré de la cécité. Il peut sous-entendre que l'important dans l'amour, c'est d'aimer. La thématique de la cécité est très importante dans l'analyse des personnages de ces deux récits car elle se manifeste sur plusieurs niveaux. Elle est essentielle dans La symphonie pastorale, évidemment dans le cas de jeune Gertrude qui est née aveugle et dont l'éducation et le développement de l'âme dépendent de son infirmité. Le Pasteur profite de son don de Dieu pour créer pour elle un monde idéal, sans se rendre compte qu'il développera ainsi une double cécité de jeune fille, en ne pas lui permettant de connaître l'image réelle de ce qui l'entoure. Le Pasteur est aveugle aussi parce qu'il ne sait pas toujours reconnaître la nature de ses propres sentiments et il ignore le mal que sa relation avec Gertrude fait à sa femme. Dans La porte étroite Jérôme est aveuglé par son amour pour Alissa. On a déjà vu comment il a soumis tout ce qu'il faisait au désir de la rendre heureuse et de la sauver de sa détresse. Et Alissa elle-même est aveuglée par les lois qu'elle impose à son esprit et qui l'empêchent d'être heureuse. Amélie, l'épouse du Pasteur est aveuglée par le côté pratique de la vie, par les lois sociales et religieuses, et à cause de cela elle n'est pas capable d'atteindre ce qui est, selon le Pasteur, le vrai bonheur. On peut dire que la cécité est la caractéristique principale de tous ces personnages, car elle détermine la voie de leur vie vu qu'elle provient de leurs propres peurs, désirs et rêves.

Outre la cécité dans l'amour, on rencontre une vraie cécité des yeux de chair chez Gertrude :

Elle ne connaît pas sa musique intérieure et la vision du péché n'a pas terni dans sa pureté enfantine. C'est la fille d'instinct, celle qui s'abandonne aux élans de son coeur, celle qui voit le monde non tel qu'il est aujourd'hui, mais tel qu'il était au premier jour de la création, dans sa beauté édénique.140(*)

Nous allons d'abord porter notre attention sur l'analyse de son infirmité pour éclairer la nature de l'obscurité dans laquelle elle habite ainsi que les autres personnages.

Dans La symphonie pastorale, à la première page du journal du Pasteur on lit : « J'ai projeté d'écrire ici tout ce qui concerne la formation et le développement de cette âme pieuse, qu'il me semble que je n'ai fait sortir de la nuit que pour l'adoration et l'amour. »141(*) Avant l'éducation proprement religieuse de Gertrude, il est évidemment question de l'effort premier du Pasteur pour faire remonter la jeune fille des ténèbres jusqu'au seuil humain de l'intelligence.142(*) Une fois lavée, décemment habillée et même humanisée par le don d'un prénom, Gertrude demeure doublement emmurée par sa cécité et son néant intérieur. Elle était toujours dans la seule compagnie de sa vieille tante sourde qui ne lui a jamais adressé la parole. Son visage est obtus, absolument inexpressif et il ne manifeste que des marques d'hostilité. L'événement décisif pour elle est la visite du Dr Martins, vieil ami du Pasteur, qui vient lui enseigner les principes d'une pédagogie essentiellement fondée sur l'exemple de Laura Bridgman (un cas analogue à celui de Gertrude). Le Pasteur commence à suivre les conseils de son ami et peu de temps après il va noter une date très importante qui décidera le commencement du progrès dans l'éducation de la jeune fille : « Le 5 mars. J'ai noté cette date comme celle d'une naissance. C'était moins un sourire qu'une transfiguration. Tout à coup ses traits s'animèrent... »143(*) C'était le moment où le Pasteur a senti que ses efforts avaient finalement commencé à donner des résultats et il en sentait une sincère reconnaissance à Dieu. L'éducation de Gertrude est un « tâche que lui a confiée le Seigneur ». Mais des glissements progressifs laissent percer une vérité différente : l'oscillation entre cette investiture spirituelle et la réalité d'un investissement personnel.144(*)

L'éducation que le Pasteur veut donner à la jeune fille est une initiation à l'harmonie profonde d'un univers fondé sur l'amour. Ainsi, quant à l'enseignement des couleurs, le Pasteur se sert avec bonheur des correspondances baudelairiennes et de l'audition colorée selon Rimbaud.145(*) Tous les rapports, pas seulement entre les hommes mais aussi dans la nature, sont fondés sur les correspondances, l'équilibre et l'harmonie qui sont à la base du vrai amour. Pour construire un tel monde dans l'esprit de Gertrude, le Pasteur lui enseigne les représentations du monde visuel en les liant aux sonorités. Il l'amène au concert à Neuchâtel, et lui apprend à distinguer le son de chaque instrument dans l'orchestre en le rapprochant d'une couleur. L'imaginaire harmonieux d'un monde idéal existe plus fortement en Gertrude que la réalité. Face à elle-même, elle ne peut voir un reflet vrai et à la fois rêvé du monde. Comme l'explique Marc Dambre, son incapacité fatale, développe toutes les harmonies du dilemme cécité-vue : jour/nuit, blanc/noir, beauté/mensonge, nature/loi, désir/chasteté, innocence/péché, vie/mort.

Le plus difficile pour le Pasteur était de décrire le blanc. Il le fait par un parallèle entre la lumière et l'obscurité : « Le blanc est la limite aigüe où tous les tons se confondent, comme le noir en est la limite sombre. »146(*) Le Pasteur se rend compte que le monde visuel est le monde des illusions et des apparences trompeuses, et qu'il diffère beaucoup de monde des sons, et il dit à propos de ce concert à Neuchâtel où on jouait La symphonie pastorale de Beethoven : « Ces harmonies ineffables peignaient, non point le monde tel qu'il était, mais bien tel qu'il aurait pu être, qu'il pourrait être sans le mal et sans le péché... »147(*) C'était le moment où le Pasteur a décidé d'essayer de réaliser ce monde pour Gertrude, ce monde différent, imaginaire, utopique, et sa cécité et le vide dans son âme le lui permettaient :

Je veux dire simplement que l'âme de l'homme imagine plus facilement et plus volontiers la beauté, l'aisance et l'harmonie que le désordre et le péché qui partout ternissent, avilissent, tachent et déchirent ce monde et sur quoi nous renseignent et tout à la fois nous aident à contribuer nos cinq sens.148(*)

Selon le Pasteur la réalité n'est jamais pure. Il est toujours recouvert d'une pellicule d'imaginaire ou divisé par les filets plus mesquins de mépris ou des dissimulations.149(*) Il considère la cécité de Gertrude comme un don de Dieu qui lui ouvrira les yeux de l'âme sur la beauté du monde pur et parfait. Il faut fermer les yeux de chair pour ouvrir les yeux de l'âme, pour atteindre le vrai bonheur et le vrai amour. En ce sens, Gertrude est dotée d'une disposition naturelle à ce qui échappe au plus grand nombre des hommes : un univers qui n'est visible qu'au coeur, univers tissé de l'amour et de la beauté, libre du besoin et de l'ambition humaine. Il croit que le plus désolant de nos sens et le plus décevant, le plus trompeur et même celui qui nous isole le plus et nous confine dans notre solitude est le sens de la vue. La vue n'établit qu'un faux contact, l'illusion ou l'espérance, trop souvent déçue, d'un réel attouchement. C'est le sens le plus superficiel, qui ne concentre mais dissipe notre attention au monde extérieur.150(*) « Ceux qui ont des yeux ne connaissent pas leur bonheur».151(*) C'est-à-dire qu'ils sont empêchés d'avoir conscience de leur bonheur naturel. C'est exactement cela que le Pasteur veut enseigner à Gertrude :

Je te l'ai dit Gertrude : ceux qui ont des yeux sont ceux qui ne savent pas regarder. Et du fond de mon coeur j'entendais s'élever cette prière : « Je te rends grâces, ô Dieu, de révéler aux humbles ce que tu caches aux intelligents ! »152(*)

Dans le première partie de La symphonie pastorale le Pasteur ne sait pas remarquer que son fils Jacques est amoureux de Gertrude, et Amélie attribue sa cécité au manque de l'intuition qui est propre aux femmes : « C'est un genre des choses que les hommes ne savent pas remarquer. »153(*) On a déjà évoqué dans le chapitre consacré à l'amour humain ce stéréotype de la supériorité des femmes sur les hommes. Amélie s'avère capable de causticité, et lance des avertissements pour dessiller les yeux de son mari. Elle met ainsi à jour l'inversion ironique fondatrice - cécité des voyants/vision des aveugles : « Que veux-tu, mon ami, m'a-t-elle répondu l'autre jour, il ne m'a pas été donné d'être aveugle. »154(*) Mais ce qu'Amélie regrette plus c'est que le Pasteur ne connaît pas ses propres sentiments. Avec un ton énigmatique et sentencieux, elle lui dit tristement : « Je songeais seulement que tantôt tu souhaitais qu'on t'avertisse de ce que tu ne remarquais pas. »155(*) Elle a évidemment compris la nature de ses sentiments pour la jeune fille tandis qu'il ne l'a pas encore comprise, et à cause de cela elle éprouve de la compassion pour lui.

L'antithèse entre la sincérité du Pasteur et l'hypocrisie d'autrui paraît idéale pour convaincre. Le Pasteur critique les âmes chrétiennes qui n'osent pas « parler franc ». Quant à lui, il a « trop de souci pour taire le fâcheux accueil » d'Amélie, ou il est « naturel trop franc » pour comprendre les critiques voilées contre sa relation avec Gertrude, ce que le lecteur commence à bien comprendre. Ainsi, le Pasteur revient à l'incapacité de son épouse à être joyeuse. La cécité d'Amélie consiste, selon lui, à cette attitude :

Je songe à ma pauvre Amélie. Je l'y invite sans cesse, l'y pousse et voudrais l'y contraindre. Oui, je voudrais soulever chacun jusqu'à Dieu. Mais elle se dérobe sans cesse, se referme comme certaines fleurs qui n'épanouit aucun soleil. Tout ce qu'elle voit l'inquiète et l'afflige.156(*)

Le Pasteur ne critique nullement sa conduite avant cette conversation avec Amélie. A partir de ce moment, ses yeux avaient en vérité commencé à se dessiller. Dans l'étude de Dambre on trouve cette explication :

S'il s'est montré jusque-là pur et naïf de coeur, c'est donc en s'abstenant délibérément de se percer à jour, par souci de restituer scrupuleusement la disposition d'esprit qui avait été la sienne ; puis, dès lors qu'il a rappelé le jour où l'ambiguïté a affleuré à la conscience, de façon à peine perceptible encore, il peut se permettre de mettre en relief, progressivement, le trouble qu'il a ressenti devant (...) telle réflexion d'Amélie, ajoutant chaque fois : « C'est ce qui ne devait s'éclairer pour moi qu'un peu plus tard » (p.66), « Les phrases d'Amélie, qui me paraissaient alors mystérieuses, s'éclairèrent pour moi ensuite » (p. 76)157(*)

Ce n'est que vers la fin tragique que le Pasteur commence à réaliser la vraie nature de sa relation avec Gertrude et son effet sur Amélie. Même si on comprend dès le début parfaitement ses sentiments pour la jeune aveugle, il semble que le Pasteur échappe à la compréhension qu'ils dépassent le rapport habituel d'un tuteur et de sa pupille. De cette manière, il est la victime de lui-même, d'une dérive religieuse ou d'un entraînement passionnel.158(*)

On rencontre la cécité dans La porte étroite chez Jérôme, qui ne comprend pas que Juliette, soeur d'Alissa, l'aime. Juliette passe beaucoup de temps avec lui, en écoutant l'histoire de leur amour et en lui donnant les conseils pour conquérir son coeur délicat. Il est très clair pour les lecteurs que Juliette éprouve des sentiments romantiques pour lui, mais Jérôme est tellement aveugle du fait de son amour pour Alissa qu'il ne voit en Juliette que quelqu'un à qui il peut dire tout ce qu'il ne peut pas dire à Alissa. Alissa elle-même a compris les émotions de sa soeur, et elle décide d'offrir son sacrifice pour qu'elle soit heureuse. Abel, ami de Jérôme qui est amoureux de Juliette, lui ouvre les yeux finalement : « Il faut être aveugle pour ne pas voir qu'elle t'aime. »159(*) Le sentiment de l'amour de Jérôme l'enrichit mais à la fois il lui nuit. Il l'empêche de voir la réalité et de reconnaître son rôle dans la vie des autres. C'est aussi un trait d'égoïsme dont nous avons déjà parlé, mais c'est un égoïsme involontaire, imposé par les lois du coeur. La vraie beauté et la vraie valeur de la personnalité de Juliette reste invisible pour Jérôme et sa bien-aimée car ils sont préoccupés des problèmes de leurs propres émotions, et ils ne voient qu'eux-mêmes dans l'univers qu'ils croient créé pour les élever vers Dieu et le paradis. C'est Abel de nouveau qui le leur reproche : « Alissa et toi, vous êtes stupéfiants d'égoïsme. Vous voilà tout-confits dans votre amour, et vous n'avez pas un regard pour l'éclosion admirable de cette intelligence, de cette âme! »160(*)

Le destin des personnages moins présents dans ce récit nous révèle dans quelle mesure les personnages principaux sont ensorcelés par l'éblouissement de l'amour, et combien ils sont incapables de percevoir l'influence de leurs actes sur les autres. Il s'agit toujours d'une sorte de la cécité. Le Pasteur veut aveugler la jeune Gertrude déjà aveugle, pour lui ouvrir les yeux sur le monde spirituel. Alissa et Jérôme sont aveuglés l'un par l'autre, tant qu'ils ne peuvent pas saisir les vibrations du monde extérieur. Il s'agit toujours de restreindre son monde à un être aimé ou à un idéal de son âme. C'est une des possibles définitions qu'on peut donner à l'amour éprouvé par ces personnages. « La réduction de l'univers à un seul être, la dilatation d'un seul être jusqu'à Dieu, voilà l'amour ».161(*)

3.1. La cécité bienheureuse

Nous avons déjà parlé de l'état de cécité dans lequel nous placent le sentiment de l'amour et le besoin de notre âme d'idéaliser et de pousser vers la perfection l'être aimé. En cherchant les termes idéaux pour définir l'amour, on peut dire que c'est une sorte de cécité bienheureuse qu'on impose à nous-mêmes et qui nous donne le sens de l'existence. Pour pouvoir être apte à reconnaître, nourrir et garder le vrai amour, il faut ouvrir les yeux sur la vraie beauté du monde. Mais ce n'est pas facile devant le spectacle de tant de laideurs et de misères qu'il nous présente. Il faut se créer un autre monde, personnel, parfait, libre, pour empêcher le monde extérieur de polluer notre esprit qui est naturellement prédestiné au bien. Nous avons vu comment, selon le Pasteur, le sens de la vue détourne l'homme de ce qui est vraiment essentiel, des valeurs qui doivent le guider, qualifier sa personnalité et indiquer le vrai chemin sur lequel il faut marcher. Nous nous demandons si cette sorte de rêve dans lequel on peut garder l'âme que caractérisent la bienveillance et la mansuétude, peut être une autre, même plus dangereuse sorte de cécité de celle que donnent les yeux de chair, et si elle peut éloigner l'homme de la réalité et masquer le vrai visage de monde et de la vie. La question que nous nous posons est la suivante : est-ce que le bonheur fondé sur l'ignorance est un vrai bonheur ?

Le personnage qui, si on ose de le dire, a eu de la chance est notamment Gertrude qui est naturellement disponible aux sentiments plus profonds, plus spirituels, non point touchés par les illusions proposées par la vue. Le monde que le Pasteur veut lui constituer est à l'abri du péché et de la souffrance. Bonne conscience et pharisaïsme lui auront permis de réaliser le projet, inavoué, d'évoquer un sentiment orienté vers Dieu qui est « l'amour »162(*). Il refuse de lui donner les passages de la Bible où elle peut lire sur la question du péché et il tâche de ne pas développer le doute et la dureté dans son coeur, les états tellement propres aux humains et qui empêchent l'état de joie :

Le péché, c'est ce qui obscurcit l'âme, c'est ce qui s'oppose à sa joie. Le parfait bonheur de Gertrude, qui rayonne de tout son être, vient de ce qu'elle ne connaît point le péché. Il n'y a en elle que de la clarté, de l'amour.163(*)

Le Pasteur veut préserver ce bonheur de Gertrude, et ainsi il veut se persuader que le vrai bonheur est possible, même s'il n'est pas destiné à tous les hommes. Il crée ce monde pour que Gertrude puisse y jouir, mais pas seule. C'est une joie qu'il veut créer pour lui-même aussi, la joie qui lui échappait pendant toute sa vie devant les devoirs habituels et triviaux qui lui a imposé la vie familiale ordinaire.

Le moment où cette idylle commence de se bouleverser est le moment où il apprend que la jeune fille est opérable. Selon Claude Martin, en Pasteur s'opérait une confusion des deux amours, d'Eros et d'Agapè164(*). Lui, qui a envié la cécité bienheureuse de son élève remarque maintenant : « Parfois il me paraît que je m'enfonce dans les ténèbres et que la vue qu'on va lui rendre m'est enlevée... »165(*) Le Pasteur ne veut pas troubler le bonheur qu'il a créé pour la jeune fille, et il ne veut pas lui dire la nouvelle avant qu'il en soit sûr : « Que servirait d'éveiller en Gertrude un espoir qu'on risque de devoir éteindre aussitôt ? Au surplus, n'est-elle pas heureuse ainsi ? »166(*) Il est gêné à l'idée d'être vu par Gertrude et il commence à redouter son regard. Il prend évidemment conscience de l'importance que va soudain avoir son aspect physique, mais une autre chose d'inavoué entre dans son sentiment : il craint que le regard de Gertrude ne perce brutalement à jour et n'objective sa trouble vérité.167(*) C'est justement cela qui est arrivé quand la jeune fille a récupéré sa vue. Les images et les représentations qu'elle a créées du monde beau et pur se sont confondues avec tout ce que le Pasteur cachait d'elle, et qui est maintenant devant ses yeux. En cherchant de savoir ce qu'elle ignorait jusqu'à ce moment, Gertrude se jette du roc au bord de la rivière. Lors de la dernière rencontre avec le Pasteur, elle lui a dit que c'était le souci sur les visages humains qu'elle n'imaginait pas auparavant et qui lui était étrange. Elle a finalement compris que son bonheur était fondé sur l'ignorance. La première chose qu'elle a vue était leur péché, leur faute. Ce qui l'attristait est qu'elle savait qu'elle occupait la place dans le coeur du Pasteur, la place qui appartenait à une autre, et que pourtant, elle laissait le Pasteur l'aimer. Quand elle a appris l'existence du péché parmi les hommes, et qu'elle faisait partie de ce monde marqué par le mal, elle ne pouvait plus supporter la présence du Pasteur qui ne lui enseignait que des mensonges. Même s'il savait que son fils aimait Gertrude, il a empêché leur amour. La faute du Pasteur consiste à travestir son immoralisme en soumission à une certaine morale. C'est la lâcheté de ne pas assumer en pleine lumière son instinct. Il s'est persuadé qu'il obéissait à un commandement divin qu'en réalité il inventait et précisait pour les besoins de sa cause.168(*) On peut dire que le titre de La symphonie pastorale ne s'explique pas seulement par l'image du monde « tel qu'il pourrait être sans le mal et sans le péché ». C'est aussi et surtout « la symphonie du Pasteur », comme le dit Claude Martin, « la musique suave et enveloppante qu'il compose et joue pour séduire Gertrude et s'enivrer lui-même ».169(*)

Alors, ce récit raconte conjointement l'émancipation illusoire d'une belle adolescente handicapée et le parcours trompeur d'un pédagogue amoureux, comme le craint à l'approche du dénouement le narrateur170(*) :

Et pourtant, si tant est qu'elle a voulu cesser de vivre, est-ce précisément pour avoir su ? Su quoi ? Mon amie, qu'avez - vous donc appris d'horrible ? Que vous avais-je donc caché de mortel, que soudain vous aurez pu voir ?171(*)

Apprendre et cacher, savoir et voir : tout se joue dans l'interaction entre l'amour et l'initiation au monde. Le Pasteur, lui, affronte à la fin le néant de sa vie.172(*) Ainsi l'illusion qu'il tâchait de réaliser pour Gertrude et pour lui-même a échoué. Son intention de former la jeune fille selon les lois de l'amour et de pureté divine était fondée sur son propre besoin d'aimer et d'être aimé. Cette cécité qu'il croyait bienheureuse a amené Gertrude à se suicider une fois confrontée à la vérité insupportable révélée par la vue retrouvée. Le verset fatal de Saint Paul révélé par Jacques et caché par le Pasteur s'accompagne du rappel de la parole du Christ notée par le Pasteur : « Si vous étiez aveugles, vous n'auriez point de péché. »173(*) Gertrude ne voit le jour que pour choisir la nuit définitive de la mort, qui renvoie le Pasteur à son aveuglement profond, à la nuit peut-être définitive d'une mort dans la vie. Son journal s'arrête sur le mot « désert ».174(*) Il prend la main de Gertrude, qui bientôt le reprend pour lui caresser le front. Elle la dégage une seconde fois quand le Pasteur couvre cette main de baisers et de larmes, et elle ferme par deux fois les yeux comme si elle mimait le retour à la cécité première par la mort.

Gertrude a découvert que l'amour né dans cet univers imaginaire fondé sur la tromperie du Pasteur était le mensonge aussi, car c'était Jacques, et non le Pasteur, dont l'image était dans son coeur. Mais, c'est la vue qui lui a fait apprendre la vérité, la vue que le Pasteur a défini comme le sens le plus désolant de tous les sens humains. Nous pouvons dire qu'il semble que cette cécité bienheureuse dans laquelle il croyait que le vrai bonheur et le vrai amour se trouvaient, est impossible, et qu'elle rend plus difficile la vie terrestre parmi les hommes.

D'une manière similaire mais moins hypocrite, Alissa est aveuglée par une idée de l'amour suprême qui doit remporter la victoire sur l'amour humain, fragile, incertain et éphémère. Ayant décidé de renoncer à l'être aimé, ce héros atteint alors un au-delà du désir et de l'amour, se sentant, dans cet extrême, extrait de la facticité propre à toute relation humaine. Dans les Entretiens Gide-Amrouche on trouve un passage qui nous explique ce renoncement :

Il faut ajouter à cela que si le renoncement est traversé par une dimension religieuse, il est, à l'inverse d'un refoulement dicté par le dogme ou d'une simple sublimation esthétique, une assomption paradoxale et brûlante du désir : un désir tout entier au secret, d'autant plus présent qu'on le dissimule.175(*)

Ce sont les lois de Dieu et de la religion, et les souvenirs douloureux du péché de sa mère, qui édifient en elle le mur presque indestructible contre le côté charnel et sensuel de l'amour. Aveuglée par l'idéal de l'amour divin, accessible seulement dans le ciel, Alissa ne voit pas, ou refuse de voir pour en jouir toutes les beautés et les charmes de la vie sur terre, la vie palpable et accessible aux sens humains, la vie pleine et libre au moment présent.

Nous avons vu comment Gertrude était heureuse dans ce rêve du monde sans péché et sans mal, avant qu'elle n'ait vu le vrai visage de la réalité grâce à la vue récupérée. Mais Alissa n'est pas heureuse dans son rêve de l'amour parfait et absolu. En lisant son journal à la fin du récit, on comprend qu'elle cachait ses vrais sentiments et ses vrais peurs et doutes de Jérôme et de tous les autres, même d'elle-même. La cécité d'Alissa se reflète dans son héroïsme envers les besoins et les désirs propres à la nature humaine. D'après Jean Jacques Thierry, il y a quelque chose d'excessif dans sa rigueur. Même Gide n'y trouvait pas d'autre mobile qu'une piété sans concession pour les faiblesses du coeur. Une note dans le Journal sans dates nous renseigne à cet égard :

Héroïsme gratuit, oui, sans doute. Alissa, je me souviens, si sensible et qui ne retenait pas ses larmes au départ d'un ami que pourtant elle devait bientôt revoir, Alissa restait les yeux secs à l'instant de quitter Jérôme, non par un grand raidissement intérieur ; mais parce que tout ce qui se rattachait à Jérôme restait pour elle entaché de vertu. La pensée de son amant appelait chez elle, une sorte de sursaut d'héroïsme, non volontaire, inconscient presque, irrésistible et spontané.176(*)

Cet héroïsme spontané est le résultat de l'aveuglement de son esprit. C'est le personnage le plus ambigüe de tous les personnages gidiens qui figurent dans notre analyse. Elle est à la fois aveugle par ses propres sentiments et par les lois divines dont elle a fait l'obstacle pour son amour. L'idée de la sainteté l'éblouit, ainsi que l'image idéalisée de Jérôme. Ce en quoi elle diffère de Gertrude c'est le sens de la vue. Elle crée dans ses yeux un monde parfait et pur vers lequel elle décide de marcher, mais elle connaît bien le péché et l'impureté de la nature humaine dont elle ne veut pas faire partie. Elle ne peut pas être heureuse sur la terre car elle sait que ce bonheur dont elle rêve est impossible parmi les saletés qui l'entourent. C'est ce qui fait la confusion dans son esprit et qui la pousse vers la vertu divine qu'elle ne peut atteindre qu'après la mort. Elle entrevoit, mais refuse la révélation d'une découverte intérieure, elle ne veut pas passer à travers la porte qui, s'ouvrant au-dedans d'elle-même, lui ouvrirait également l'accès à un monde renouvelé. Alissa n'ouvre pas la porte aux voyages, réels ou imaginaires ; elle n'inaugure qu'une autre vie dans un au-delà. Cet au-delà d'Alissa sous-entend son ascension dans les cieux.177(*)

Tandis que tout le bonheur de Gertrude est fondé sur l'harmonie dans la nature et dans l'amour qu'on ressent ici et maintenant, Alissa attend son bonheur ailleurs. Jérôme nous a présenté Alissa au début du récit par des mots suivants : « Tout en elle, n'était que question et qu'attente... Je vous dirai comment cette interrogation s'empara de moi, fut ma vie. »178(*) Il s'agit de l'attente d'un autre bonheur, de quelque chose de meilleur que Dieu a gardé pour elle. La tante Plantier pose la même question que nous nous posons ici : « Est-il permis de se gâter ainsi la vie ? »179(*)

Ce qui est évident, c'est que ces personnages tiennent leurs yeux fermés devant une vie bienheureuse grâce à leurs convictions et leurs croyances qui les hypnotisent. Ils souffrent tous de différentes sortes de la cécité. On peut les comparer et les différencier, mais ce qui est incontestable est le fait qu'il s'agit toujours d'une cécité envers le véritable amour. Gertrude est aveuglée par le Pasteur et son besoin de former un être humain selon le vrai bonheur. Cette illusion l'empêche de reconnaître celui qu'elle aime vraiment. Le Pasteur, en rendant aveugle sa protégée, aveugle lui-même aussi par cet idéal du bonheur absolu et sublime, au point qu'il ne se rend pas compte du malheur qu'il provoque pour sa femme et ses enfants. Jérôme est aveuglé par son amour pour Alissa à tel point qu'il voit dans son image son propre reflet. Mais sa cécité est moins dangereuse et destructive que celle d'Alissa, qui ne porte que les troubles et la peine dans la vie de tous les deux. Autant la double cécité de Gertrude vient de son infirmité naturelle et de la déception d'un homme, autant la cécité d'Alissa est imposée par elle-même, par les peurs qui tourmentent sa propre âme. Autant elle peut être considérée comme un état privilégié, autant la cécité peut aussi fermer l'âme devant ce qui est essentiel et digne dans la vie humaine. On l'a vu à travers l'analyse de la conduite d'Alissa et du Pasteur. Nous pouvons conclure cette partie avec un passage de La porte étroite, où Alissa évoque un jour où elle se promenait avec Jérôme au-dessus d'un mur. Elle avait alors le vertige, mais Jérôme l'a rassurée en lui disant : « Ne regarde donc pas à tes pieds !... Devant toi ! Avance toujours ! Fixe le but ! »180(*) Et c'est exactement ce que ces personnages n'ont pas compris : qu'il fallait ouvrir l'esprit à tout ce que donne le monde, qu'il fallait vivre selon sa propre nature et selon sa propre sensibilité. L'inaptitude à le comprendre et à diriger l'esprit vers ce qui est propre à l'âme humaine et non point vers les idéaux imposés par les dogmes et les contraintes, fait de tous ces personnages les héros tragiques, qui n'obtiennent jamais le bonheur souhaité.

Chapitre IV

Le sentiment de la nature

L'harmonie de l'âme et de la nature engendre de beaux passages descriptifs et lyriques dans l'oeuvre d'André Gide. Le paysage dans ces deux récits révèle la présence de la nature à la fois émotionnelle et inspiratrice, et fait écho à un inextricable complexe. Gide manifeste dans son oeuvre une extrême sensibilité au spectacle de la nature dont il décrit avec précision les formes, les mouvements, les couleurs et surtout le monde vivant. Sous sa plume, chaque paysage revêt une valeur spirituelle.181(*) L'observation de la nature soutient ses réflexions et lui permet de comprendre naturellement le cours des choses et ce qu'est la vie. Chez lui, la nature est un monde vivant et réel, le paysage est semblable à la poésie, à la peinture et à la musique qui expriment en profondeur les sentiments de l'être humain, qui interprètent l'harmonie entre l'homme et la nature et qui chantent la joie de vivre.

La nature apparaît dans ces deux récits pour éclairer le sentiment de l'amour spirituel et divin éprouvé par des personnages. Il semble que parfois ils trouvent dans les spectacles miraculeux de la nature le reflet de l'état d'ivresse et de joie éprouvée dans leur âme. Les Alpes, les oiseaux, la lumière et la nuit qui apparaîtront dans notre analyse, sont les composants de cette harmonie parfaite entre l'univers et l'homme. On trouve les moments où Gertrude, le Pasteur, Jérôme et Alissa éprouvent la reconnaissance à l'égard de Dieu qui les a créés, et qui leur permet d'en goûter toutes les saveurs. Ce sont les miroirs de leur âme et de leur amour profond pour Dieu et pour les hommes. Nous montrerons comment la nature était importante dans la formation de Gertrude, et dans quelle mesure elle a réussi à la percevoir et à l'adapter à ces impressions qu'elle avait d'elle dans son univers clos et sombre. Dans les mémoires d'Alissa et de Jérôme certains paysages de la nature et certaines nuits étaient créés juste pour eux deux, pour nourrir leurs âmes ivres d'amour et de bonheur. En bref, dans leur vie, la nature inspire l'amour et l'amour inspire la nature. Nous tenterons d'analyser des extraits de ces deux récits qui présentent des descriptions de paysages où se reflètent états d'âme et sentiments profonds, et nous tenterons ainsi dévoiler l'esthétique de la nature qui cache les valeurs mystiques dans tout paysage de l'oeuvre d'André Gide.

En évoquant la formation que le Pasteur a donnée à Gertrude, nous avons cité le passage sur le commencement du progrès de la jeune aveugle au niveau de l'expression de ses sentiments. Jusqu'à ce moment-là, son visage se montrait inexpressif et ne manifestait aucune sensation, telle que le sourire ou la tristesse. Le Pasteur compare la naissance de la vie sur son visage à une image des Alpes avant la naissance du jour :

...ce fut comme un éclairement subit, pareil à cette lueur purpurine dans les hautes Alpes qui, précédant l'aurore, fait vibrer le sommet neigeux qu'elle désigne et sort de la nuit ; on eût dit une coloration mystique ; et je songeai également à la piscine de Bethesda au moment que l'ange descend et vient réveiller l'eau dormante182(*). J'eus une sorte de ravissement devant l'expression angélique que Gertrude peut prendre soudain, car il m'apparut que ce qui la visitait en cet instant, n'était point tant l'intelligence que l'amour.183(*)

Le Pasteur attribue une coloration mystique à ce paysage en le comparant avec une scène biblique de la piscine de Bethesda. Ce que ce paysage symbolise pour lui est une naissance de la vie, de la lumière, de la providence qui surgit à la surface de l'eau. C'est une naissance de l'amour pur et spirituel dans l'âme de Gertrude, un amour qui s'éveille dans une harmonie miraculeuse entre la montagne endormie et l'aube brillante.

Cet amour profond dans les tableaux tendrement empreints de la sérénité de la nature, Alissa le ressent aussi et le reconnait dans les sons et les couleurs qui l'entourent :

...c'est une exhortation à la joie, comme tu dis, que j'écoute et comprends dans « l'hymne confus » de la nature. Je l'entends dans chaque chant d'oiseau ; je la respire dans le parfum de chaque fleur, et j'en viens à ne comprendre plus que l'adoration comme seule forme de la prière - redisant avec saint François184(*) : Mon Dieu ! Mon Dieu ! « et non altro », le coeur empli d'un inexprimable amour.185(*)

Le même sentiment transparaît dans les paroles du Pasteur et d'Alissa, qui développent une véritable ode à la nature et à l'harmonie des paysages et de l'esprit. Les sensations que les toiles admirables éveillent dans l'âme, ont une valeur mystique et divine pour eux.

Il est à noter que l'élément important dans l'histoire de la formation de Gertrude est La symphonie pastorale de Beethoven qu'elle a entendue au concert à Neuchâtel. Mue par des visions intérieures, elle évoque le paysage qui s'étale sous ses yeux aveugles : végétation, architecture de l'espace, prairie, fleuve, montagne : « Elle parvient à lire la nature comme un livre, et, pour ainsi dire, à composer. »186(*) On se demande quels rapports uniraient le récit à l'oeuvre musicale annoncée par le titre. Cette oeuvre s'inspire du souvenir, et les sensations se ramènent à « l'impression subjective physique et morale, que Beethoven demandait à la nature ».187(*) Par l'audition de la Pastorale, Gertrude ne progresse pas dans le domaine physique mais au niveau métaphysique où elle découvre un monde idéal au-delà de la réalité contingente. Cette pièce est l'appel émouvant au contact des choses de la nature : « De cette nature surgit un élément plus profond - cette sensation réconfortante d'une divinité immanente qui unit à la palpitation de l'univers l'âme de l'homme par un courant de vie. »188(*) On peut dire que sur le monde lyrique, La symphonie pastorale traite conjointement l'intrigue sentimentale et la problématique religieuse. Gertrude perçoit la nature comme cette symphonie parfaite de toutes les choses et elle veut savoir quel y est son rôle. Elle cherche la réponse à la question essentielle : « Je voudrais savoir si je ne...comment dites-vous cela ?...si je ne détonne pas trop dans la symphonie. »189(*) Pour elle, cette musique merveilleuse, surtout La scène au bord de ruisseau, construit un monde idéal et divin, une admirable mélodie jouée par les doux reflets des sons et de la lumière, par les vagues blanches du ruisseau et les cailloux du rivage. Cette scène lui a fait imaginer pour la première fois la beauté indicible du monde :

Longtemps après que nous eûmes quitté la salle de concert, Gertrude restait encore silencieuse et comme noyée dans l'extase. - Est-ce que vraiment ce que vous voyez est aussi beau que cela ? dit-elle enfin. - Aussi beau que quoi, ma chérie ? - Que cette « scène au bord de ruisseau ».190(*)

Avec la découverte de la nature et de son dialogue avec les hommes et leurs sentiments, Gertrude a, on l'a déjà dit, commencé à être consciente de la force de cet ensemble, et voulait savoir quelle place elle y occupait. Elle pressentait des rapports mystérieux entre les sons et les couleurs, qui lui étaient les seuls imaginables, car elle était privée de leurs représentations visuelles. L'épisode intéressant du chant des oiseaux nous montre comment ces rapports sont confondus et désorientés par rapport aux représentations sensorielles accessibles à ceux qui peuvent voir. Entendant le chant des oiseaux, elle l'imaginait un pur effet de la lumière, ainsi que de la chaleur. Il lui paraissait naturel que l'air chaud se fût mis à chanter. Le Pasteur note dans son journal :

Je me souviens de son inépuisable ravissement lorsque je lui appris que ces petites voix émanaient de créatures vivantes, dont il semble que l'unique fonction soit de sentir et d'exprimer l'éparse joie de la nature.191(*)

Gertrude n'entend que la beauté et l'euphorie dans ce chant, et si ce sont des oiseaux qui chantent, ils doivent être inexprimablement joyeux : « Je suis joyeuse comme un oiseau. »192(*) Elle les écoute attentivement et comprend qu'ils chantent des merveilles dont l'univers naturel est construit. Elle se demande : « Est-ce que vraiment la terre est aussi belle que le racontent les oiseaux ? »193(*) Elle se fait une image des oiseaux qui sont dotés du pouvoir de voler, et c'est ce qui les approche du ciel, leur confère une dimension divine et spirituelle. Grâce à ce don extraordinaire, les oiseaux peuvent vraiment voir et sentir la beauté divine et céleste de la terre. Elle demande encore : « Pourquoi les autres animaux ne chantent-ils pas ? »194(*) Et le Pasteur, étonné par cette question, trouve une réponse métaphysique et philosophique qui peut expliquer certaines apparitions dans la nature : « C'est ainsi que je considérai, pour la première fois, que plus l'animal est attaché de près à la terre et plus il est pesant, plus il est triste. »195(*) On peut dire que cette phrase sous-entend la comparaison des hommes qui sont orientés vers Dieu et le divin avec ceux qui se préoccupent des choses profanes et mesquines. Les premiers ont le pouvoir de voler aussi, comme les oiseaux, vers les terres habitées de la vérité et des prières, où ils peuvent se trouver eux-mêmes en se purifiant de l'impureté des désirs humains et du besoin de la possession. Et ceux qui restent enfermés entre les règles et les lois qui dominent la société humaine, resteront toujours privés de la possibilité d'écarter les ailes et de découvrir l'univers de la spiritualité salvatrice.

Outre le sentiment de la nature de Gertrude, qui n'est lié qu'aux sensations positives et bienheureuses, on découvre dans le journal d'Alissa que dans certains moments la nature réveille en elle les pensées sombres et tragiques, qui se confondent avec la prise de conscience de l'achèvement triste d'une histoire d'amour - celle qui l'unit à Jérôme. Pendant son premier voyage hors de Normandie, en Aigues-Vives, elle note : « ce qu'elle (la nouvelle terre) a à me dire est sans doute pareil à ce que me racontait la Normandie, et que j'écoute infatigablement à Fongueusemare - car Dieu n'est différent de soi nulle part... »196(*) Mais ce nouveau pays infléchit légèrement son sentiment de la nature. Ravie par la région, elle ne peut pas s'empêcher d'en avoir peur : « Je m'étonne, m'effarouche presque de ce qu'ici mon sentiment de la nature, si profondément chrétien à Fongueusemare, malgré moi devienne un peu mythologique (...) L'air était cristallin. »197(*) Elle sent quelle remise en cause de tout son passé supposerait un ralliement à cette nature païenne et joyeuse. Et elle commence à penser des personnages mythologiques, qui surgissent dans ses pensées en concordance avec les représentations de la nature : « Je songeais à Orphée198(*), à Armide199(*), lorsque tout à coup un chant d'oiseau, unique, s'est élevé, si près de moi, si pathétique, si pur qu'il me sembla soudain que toute la nature l'attendait. »200(*) Pensant à ce chant d'oiseau qui lui semble animé par la lyre de héros grec, Alissa donne à la nature une dimension fantastique, qui est une sorte d'intuition, de pouvoir de sentir et de refléter les émotions humaines. C'est encore une ambiguïté qu'on trouve dans la conduite et la pensée d'Alissa, qui est influencée par ses lectures ainsi que par la sensibilité de son âme. Elle prête à la nature une adoration exaltante d'inspiration chrétienne ainsi que des valeurs mythologiques. La nature, selon elle, peut refléter la joie et le délice, mais aussi la tristesse et le chagrin des hommes. La nature lui indique une ouverture, un lieu étroit mais profond, la promesse d'un ailleurs, d'une révélation qu'elle devine et qu'elle ne peut exprimer que dans une autre langue : « Je murmurais ces mots : Hic nemus. »201(*) Après avoir découvert le bois sacré, magique, des nymphes et des fées, Alissa s'échappe et n'y revient plus.202(*) Comme Gertrude, elle sait lire les messages mystiques de la nature, qui ne racontent que la vérité universelle.

Dans le chapitre consacré à la reconnaissance, nous avons cité le passage de La porte étroite sur la gratitude d'Alissa envers Dieu qu'elle remercie « d'avoir fait cette nuit si belle ».203(*) A ce moment, Alissa sent son amour dans toute sa profondeur, et il lui semble que cette nuit magique n'est créée que pour établir une parfaite concordance avec la douceur enchanteresse de ce sentiment noble et distingué. Le Pasteur de La symphonie pastorale se demande aussi : « Est-ce pour nous, Seigneur, que vous avez fait la nuit si profonde et si belle ? »204(*) Dans cette nuit ravissante, il trouve une sorte d'approbation de Dieu pour ses sentiments pour la jeune fille, ainsi que pour son désir de la rendre heureuse en lui imposant sa propre vision du monde idéal. Le Pasteur cherche dans la nature les réponses qu'il aimerait entendre, les signes dans lesquels il lit ses propres rêves et pensées, et auxquels il donne la dimension évangélique vers laquelle il s'orientait.

On trouve très souvent des références bibliques dans ces deux textes, et nous allons leur porter plus d'attention dans la partie suivante. Mais il faut ajouter à cela la notion de champs des lis, dont se servent nos héros pour exprimer leur grande admiration pour la création naturelle qui respire de l'amour et de Dieu. Le lis est le symbole biblique de la beauté ravissante, et sa parabole nous enseigne la grâce de savoir garder confiance en Dieu. Ce que la parabole veut nous montrer, c'est que le Créateur a pris soin, en faisant la nature, de s'assurer que les plantes et les animaux pourraient avoir à leur disposition tout ce dont ils auraient besoin. L'homme, comme le sommet de la création visible, doit avoir confiance en Dieu qui ne l'abandonnera jamais. En évoquant les champs de lis, Alissa les perçoit comme un symbole de la pure beauté illuminée qui lui échappe aux moments de doute et de faiblesse. Elle note dans son journal : « Regardez les lis des champs...Je contemplais la vaste plaine vide où le laboureur penché sur la charrue peinait « les lis des champs ». Mais, Seigneur, où sont-ils ? »205(*) Ce don magnifique de la nature est parfois invisible pour elle, pour son âme qui se réjouit de la présence de Jérôme et s'attriste de l'absence de Dieu auquel elle croit devoir cette joie que Jérôme seul lui fait connaître.

Nous avons vu dans La symphonie pastorale la description de la forêt d'où le Pasteur et Gertrude regardaient les Alpes blanches. Gertrude demandait s'il y avait des lis dans la grande prairie devant eux, et le Pasteur lui avait répondu que les lis ne croissaient pas sur ces hauteurs. Dans ce passage on trouve une discussion entre eux sur la confiance en Dieu :

-Je me rappelle que vous m'avez dit souvent que le plus grand besoin de cette terre est de confiance et d'amour (...) Ne pensez-vous pas qu'avec un peu plus de confiance l'homme recommencerait de les voir ?206(*)

Et puis Gertrude cite les mots du Christ : « Et je vous dis en vérité que Salomon même, dans toute sa gloire, n'était pas vêtu comme l'un d'eux. »207(*) Ce que Gertrude aimerait éveiller dans son âme ainsi que dans les âmes des autres hommes, c'est la générosité divine pour les valeurs données par Dieu. Les hommes doivent prendre un peu de temps pour contempler la création : regarder les oiseaux et les lis des champs. Mais les besoins de l'homme ne sont pas les mêmes que ceux des animaux ou des plantes. L'homme a besoin de vérité et d'amour. Dieu a donné à l'homme la possibilité de le rechercher librement. C'est ce qui est proprement humain, ce qui nous différencie du reste de la création, que nous devons rechercher en priorité : la justice, la vérité, l'amour. Alissa et Gertrude l'ont compris, mais c'est parfois difficile pour elles de s'abandonner complètement à Dieu.

Nous avons vu quel rôle la nature jouait dans la formation de Gertrude, et comment elle a compris cette symphonie que constituent le monde des oiseaux et des couleurs d'une part, et les hommes avec tout ce qui est propre à leur âme d'autre part. Les âmes pieuses et fragiles comme celles de Gertrude et d'Alissa, sont sensibles à l'appel divin, qui vient de partout, et surtout de la nature qui éveille les sensations réelles, comme si la chaleur de la lumière caressait et pénétrait le corps. La nature suscite en eux un sentiment joyeux pour la vie. La manière dont elles perçoivent la nature ressemble à des tableaux lyriques répandant le charme et offrant un plaisir spirituel d'apaisement. C'est un univers transparent magique et harmonieux qui tend à l'homme un miroir fraternel lui permettant de se découvrir et de se dépasser.208(*)

Chapitre V

L'amour et la Bible

André Gide fait partie d'une génération qui, au sortir des milieux naturalistes, rêvait de créer un nouveau classicisme où l'élan romantique se disciplinerait en une forme sobre et transparente, où les valeurs spirituelles seraient remises à leurs places.209(*) On connaît les conversions nombreuses qui se produisirent dans l'entourage de Gide, ainsi que le rôle qu'il a joué dans certaines.210(*) Jusqu'à la fin il se réjouit d'apprendre comment certains de ses lecteurs avaient été éveillés par son oeuvre à l'inquiétude spirituelle. Le climat puritain domine la sensibilité de Gide pendant sa jeunesse. Il porte ce climat à l'anxiété morale, à l'examen de conscience paralysant, et il l'oriente vers une perfection spirituelle, désincarnée, libre de toute attache sensuelle.211(*) Le drame apparaît quand le jeune Gide se découvre tout le contraire d'un garçon normal et équilibré. Il a découvert la sexualité en dehors du climat de l'amour, et c'était une catastrophe car cela a provoqué en lui un réel déséquilibre psychique. Ce déséquilibre s'aggravait dans le milieu protestant auquel il appartenait.

Gide n'a jamais été initié d'une manière juste et saine à la conception chrétienne de l'amour de l'homme pour la femme. A la veille de son mariage, en 1895, il ignorait que l'amour d'une femme s'accompagnait normalement d'une vie sexuelle qui est l'expression sensible d'un amour spirituel. Il croyait que la femme était un être purement spirituel, que l'on ne devait aimer que platoniquement. On voit très souvent les reflets de ces croyances dans ses oeuvres, par exemple dans La porte étroite. Pendant l'enfance, il était victime d'un complexe affectif déterminé par l'image d'une mère sévère et austère, incarnation de la conscience morale puritaine qui interdit les satisfactions de la chair. La femme apparaît toujours dans son oeuvre, jusqu'en 1929, comme un être angélique, fantômal, échappant aux prises de l'homme. Ces faits montrent encore dans quel contexte trouble les valeurs religieuses, qu'il verra incarnées dans la femme, vont lui parvenir.

Tout ce qui, chez Gide, est tendresse du coeur et ferveur intellectuelle se porte sur un être que sa pensée idéalise, que sa tendresse dépouille de tout vêtement sensible. Tout ce qui, au contraire, sera élan de la chair, sensualité, sexualité, tourne le dos à la tendresse de l'esprit et du coeur. Mais plus tard, Gide a empêché l'amour de purifier la part obscure de sa sensualité, et il le fait par attachement volontaire à un type de comportement marginal que, de plus en plus, il prétendra justifier. La religion de Gide était fondée sur une conception fausse dès le départ. Une doctrine chrétienne intégrale, où le mariage trouve sa place, lui a appris que le salut n'était pas dans l'amour désincarné pour la femme, et que la tendresse du coeur ne se trouvait pas dans la recherche d'un amour angélique. Charles Moeller considère que Gide a toujours nettement vu l'enjeu essentiel de la lutte morale, et que Dieu apparaissait chez lui chaque fois qu'il a luté contre ses faiblesses charnelles : « Gide a longtemps ressenti la présence en lui des deux postulations dont parle Baudelaire, celle qui nous oriente vers Dieu, et celle qui nous attire vers l'abîme de Satan. »212(*) On peut dire qu'il a soigneusement dessiné ce déchirement de sa propre âme dans les personnages de ces deux récits, et que c'est exactement là où se trouve la vraie grandeur de son oeuvre.

Tandis que le drame personnel de Gide était toujours le déchirement entre la chair et l'esprit, la perspective biblique, plus complexe et plus riche, ignore la distinction cartésienne entre l'âme et le corps. Selon Gide, la séparation entre le profane et le sacré ne se situe pas sur le fil chronologique de la vie, mais tranche verticalement dans le présent.213(*) On peut dire que Gide a donné une signification à la Bible à partir de sa propre expérience et de sa propre sensibilité. Sa perception de la Parole est subjective et parfois inacceptable pour le vrai catholique ou le vrai athée. Il note dans son Journal :

(...) il n'est sans doute aucune parole d'Evangile que, plus tôt et plus complètement, j'aie faite mienne, y subordonnant mon être et lui laissant maîtriser mes pensées : Mon royaume n'est pas de ce monde, de sorte que « ce monde », qui, pour le commun des êtres, seul existe, à vrai dire je n'y crois pas.214(*)

Ce qui intéresse Gide dans le Christ, c'est un mythe personnel. Ce n'est point tant son inscription dans une théologie monothéiste, mais bien davantage l'aventure d'un certain sujet qui divague aux confins de la chair et à ceux de l'âme, des extrêmes de la loi aux infinis de la grâce.215(*) Il a tenté de dégager le Christ des interprétations théologiques, même dans la conduite de ses héros.

On sent clairement la joie que prenait Gide à suivre le libre mouvement de l'esprit, la joie qui, dans le domaine chrétien, s'appuie sur une connaissance exceptionnelle des textes bibliques qu'il aimait à citer.216(*) Dans cette partie, nous allons nous concentrer sur la manière dont les personnages gidiens perçoivent les messages de l'Ecriture, et dans quelle mesure leurs interprétations sont subjectives et personnelles comme ce fut le cas pour l'auteur lui-même. Nous allons découvrir comment l'Evangile leur a montré le chemin qu'ils choisissent de prendre pour obtenir le bonheur céleste, et on va reconnaître dans leurs luttes personnelles les mêmes conflits que dans l'âme de Gide. Nous allons analyser les références bibliques qui sont très fréquentes dans les paroles du Pasteur, de Gertrude, de Jérôme et d'Alissa, et nous allons découvrir quels messages et quels signes ils y trouvent pour justifier leurs vies et leurs choix.

5.1. La parabole d'Alissa

Le titre de La porte étroite nous annonce la parabole de l'évangile selon Luc, qui fonde la pensée religieuse d'Alissa et de Jérôme. Dans ce récit est présentée une des odyssées humaines possibles. Il s'agit surtout de rêve d'Alissa de la réalisation du bonheur divin. Dans l'esprit de Jérôme, le sermon du pasteur Vautier sur la porte étroite se mêle de façon indestructible avec l'image de Lucile Bucolin et de son péché. Il note les paroles du pasteur :

Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent ; mais étroite est la porte et resserrée la voie qui conduisent à la vie, et il en est peu qui les trouvent.217(*)

En entendant ces paroles il songe à la chambre de sa tante, et chaque trait humain, même l'idée du rire, lui semble outrageux et pécheur. Il reconnaît dans cette parabole l'histoire de son amour pour Alissa, un amour saint et élevé qui ne doit pas être influencé par des erreurs humaines. Mais il est conscient que, s'ils décident de diriger leur vie selon cette parabole, leur amour ne peut jamais être réalisé, puisque on ne peut pas entrer par cette porte que tout seul : « Et je revoyais une multitude parée, riant et s'avançant folâtrement, formant cortège où je sentais que je ne pouvais, que je ne voulais pas trouver place, parce que chaque pas que j'eusse fait avec eux m'aurait écarté d'Alissa. »218(*) Il comprend que, pour atteindre la sainteté, pour pouvoir entrer par cette porte, il faut se vider de tout ce qu'il y a de l'égoïsme et du désir. La porte large qui mène à la perdition se charge d'un double et curieux symbolisme : ce sera, pour lui, la porte ouverte de sa tante, par laquelle il avait vu l'amant, derrière la chaise longue de Mme Bucolin, incliné au-dessus d'elle, et, inconsciemment, ce sera celle du plaisir charnel de l'amour.

La parabole de la porte étroite parle de l'importance de la foi, et ce n'est que par la foi qu'on peut s'incliner vers l'objectif supérieur - d'obtenir le bonheur au ciel. La porte de la chambre d'Alissa, où Jérôme ne peut pas entrer, est le symbole de cet objectif inaccessible qu'il n'atteindra jamais. Il interprète cette parabole comme un mythe de l'amour impossible, un amour qui doit être sacrifié pour Dieu et pour la joie pure et angélique. Mais il imagine qu'il l'obtiendra avec Alissa, en évoquant les paroles de l'Apocalypse : « Tous deux nous avancions, vêtus de ces vêtements blancs dont nous parlait l'Apocalypse219(*), nous tenant par la main et regardant un même but. »220(*) Il décide d'être un de ceux qui oseront passer par cette porte avec celle qui le suivra et qui partage le même rêve : « Il en est peu - Je serais de ceux-là. »221(*) Jérôme confond cet idéal avec Alissa-même, et s'il réussit à conquérir son coeur il obtiendra la gloire céleste : « Alissa était pareille à cette perle de grand prix dont m'avait parlé Evangile222(*) ; j'étais celui qui vend tout ce qu'il a pour l'avoir. »223(*) Mais, Alissa cherchera à réaliser seule cet autre bonheur promis par l'Evangile.

Nous avons déjà dit que la porte était un leitmotiv dans toute la trame du récit. C'est toujours une porte réelle qui a une valeur symbolique liée à la parabole biblique. Exaltés par le sermon du pasteur Vautier, Jérôme et Alissa, chacun à sa façon, fabriquent une éthique consciente qui s'applique directement à eux et à l'amour dont ils ont peur, comme d'un péché sans rémission. Jérôme cherche de l'avenir, non tant le bonheur que l'effort infini de l'atteindre, mais l'éthique d'Alissa est différente et plus complexe que la sienne. Elle voit en lui un homme qui doit devenir remarquable aux yeux de Dieu et elle sent que son obligation est de le pousser vers cette voie. Mais c'est elle qui désigne la voie que Jérôme choisit :

Mais mon esprit choisissait ses voies selon elle, et ce qui nous occupait alors, ce que nous appelions : pensée, n'était souvent qu'un prétexte à quelque communion plus savante, qu'un déguisement du sentiment, qu'un revêtement de l'amour.224(*)

Malheureusement, ce point de vue va mener tous les deux, non à la vie qu'ils escomptent, mais à la mort.

La tentative d'atteindre la sainteté est la forme que prend chez Alissa la tentative vers le bonheur. Il est clair qu'elle persiste sur la voie qu'elle a choisie par dévouement à une vertu intérieure, et non par le besoin de récompense. Pour elle, la sainteté est une obligation, et c'est vers Dieu que doit s'orienter l'homme pour pouvoir être heureux : « Recherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice. »225(*) Elle voit la réalisation de son amour en Dieu, et à cause de cela elle décide de ne pas chercher son bonheur sur la terre, parmi les hommes. Si Jérôme se voit heureux en Dieu avec elle, Alissa ne les voit heureux que seuls, séparés l'un de l'autre pendant la vie terrestre, et unis par Dieu après la mort. Jérôme refuse cette idée du bonheur en imposant son idée du bonheur fondée sur la communion en Dieu ce qui signifie se retrouver dans un même objet adorée. Il insiste, même si Alissa pense que son adoration n'est point pure : « Ne m'en demande pas trop. Je ferais fi du ciel si je ne devais pas t'y retrouver. »226(*) Mais Alissa s'est déjà fait une idée de la vie et s'est donnée une destination. Bree compare sa position par rapport à sa propre vie à celle d'un artiste qui conçoit une forme qu'il imposera à la matière. Tout en elle suggère que cette conception est inadéquate à la vie, et en refusant de se soumettre à la réalité, elle sera entraînée vers une destinée qu'elle n'a pas choisie et qu'elle eût pu éviter, mais dont elle est responsable. Il s'agit d'une destinée qui se sacrifie à une autre destinée. Alissa renonce à sa direction première (son amour pour Jérôme), afin que la destinée de Jérôme ne soit point détournée de la voie qu'elle estime naturelle : à savoir que Jérôme épouse sa soeur Juliette.227(*) Il s'avère, comme l'on a déjà vu, que ce sacrifice était inutile.

Après les nombreux obstacles qu'elle a mis sur le chemin de leur amour, Alissa a compris que la seule manière de faire en sorte que Jérôme renonce lui-même à l'aimer est un changement tel qu'il ne pourrait pas lui pardonner. Elle décide de se faire naïve et fade en lui montrant les livres, les paroles des humbles âmes, qui nourrissent son âme et lui font voir la parole de l'Evangile sous une nouvelle lumière. En trouvant sa place parmi ces humbles âmes, elle comprend qu'il faut s'effacer devant Dieu pour pouvoir être remarquable et digne. Elle cite les paroles du Christ : « Qui veut sauver sa vie la perdra. »228(*) C'est une parole fondamentale du Christ que Gide ne cessera de se répéter toute sa vie. Dans ces paroles on reconnaît le thème du renoncement à soi, où se situe, selon Alissa ainsi que selon Gide, la clef de l'enseignement christique. Le Moi est l'obstacle déterminant à la présence authentique à soi obtenue précisément par la suspension, la résignation de la personnalité mondaine.229(*) Alissa veut finalement anéantir son existence terrestre pour pouvoir exister ailleurs, là où l'amour et la joie obtiendront leurs vraies significations. Elle tâche de se présenter aux yeux de Jérôme comme la déception, la désillusion qui le délivrera des sentiments qui l'empêchent de suivre le vrai chemin qui mène vers Dieu, c'est-à-dire vers soi-même. Alissa croit que Dieu les a réservés pour quelque chose de meilleur, et c'est exactement cela - le départ vers Dieu qui signifie le retour à soi-même.

Dans son journal, on trouve ses pensées sur l'amour et sur Dieu, et elles nous découvrent les douleurs qui tourmentaient son esprit afin de réconcilier en elle le délire amoureux avec les exigences de la vertu divine. Elle demande à Dieu d'entrer dans son âme et de l'endurcir en lui permettant de souffrir sa Passion. Dans les Entretiens Gide-Amrouche qu'on a déjà cités plusieurs fois, on trouve l'attitude personnelle de Gide sur cette question : « Tout chrétien qui ne parvient pas à la joie rend la passion du Christ inutile et par cela même l'aggrave. Vouloir porter la croix du Christ, souhaiter d'épouser ses souffrances, n'est-ce pas méconnaître son don ? » Ainsi Alissa méconnaît-elle, ou simplement choisit de méconnaître, le droit au bonheur ici et à présent, le bonheur que lui offriront les beautés et les plaisirs simples et ordinaires de ce monde. Elle voit clairement la distinction entre la joie suprême et celle des hommes qui est superficielle et éphémère, et elle choisit la première qui, selon ses propres croyances, exclut de toute façon la dernière. Elle voit sa réalisation après la mort, près de Dieu, et cette heure est arrivée. Elle note dans son journal : « A présent levez-vous. Voici l'heure... »230(*) Alissa s'identifie au Christ, et elle ne trouve que dans ses paroles l'approbation de ses propres actes qu'elle ne peut expliquer et justifier autrement. Elle garde ses conviction jusqu'à la fin : « Heureux dès à présent, disait Votre sainte parole, heureux dès à présent ceux qui meurent dans le Seigneur. »231(*)

Gide, comme il le dit, a voulu peindre une déformation protestante de l'idéal chrétien. Cela est vrai et constitue une certaine limitation qui se justifie, mais son récit suggère avec insistance que cet idéal chrétien est une hypothèse gratuite pour laquelle l'homme compense certains échecs de sa vie, hypothèse dont la force vient de ce qu'elle échappe à tout contrôle.232(*) Nous pouvons conclure que tous les deux, Alissa et Jérôme, avaient en vérité le même but, et la parole du Christ leur a dicté le même message qui aurait dû les conduire jusqu'à l'accomplissement spirituel. Mais ils l'ont interprété différemment, et c'est cela qui les a conduits vers une fin tragique. Jérôme voulait atteindre Dieu avec la main d'Alissa dans la sienne, mais Alissa avait une autre vision de leur bonheur qui ne se trouvait nulle part sur la terre. Elle tend fortement à tuer en elle l'amour qui l'éloignerait de Dieu, et n'y voit que l'obstacle sur la route étroite qui mène vers le Paradis. Eprise d'un idéal quasi inaccessible de sainteté, elle offre son sacrifice pour rendre les autres heureux, et en s'effaçant devant Dieu elle efface toute son existence. Elle domine dans notre analyse des références bibliques dans La porte étroite parce que toute sa vie est guidée par la parole du Christ et par l'idéal du bonheur qu'elle souhaite obtenir en triomphant sur l'imperfection de l'âme humaine.

5.2. La parabole de la symphonie pastorale

Comme le dit Germaine Brée, le Christ incarne pour Gide une certaine tendance morale gidienne, la tendance à vouloir échapper au poids de la vie par l'amour, un amour où l'émotivité et le refus des responsabilités tiennent une large place, cet amour justement dont, dans La symphonie pastorale, Gide fera le procès. A travers la déconvenue de son pasteur, Gide fait le procès de cet évangile d'amour, extrait des paroles du Christ. Ce qui a conduit Gertrude à se suicider était en ensemble de préoccupations chrétiennes contradictoires chez le Pasteur et chez son fils : l'un tue Gertrude grâce à la doctrine évangélique du pur amour, l'autre à l'aide de Saint Paul et de l'orthodoxie. Le Pasteur, tâchant d'élever Gertrude dans une vision utopique du monde, cherche l'appui dans les paroles du Christ et essaye d'inventer une nouvelle doctrine personnelle, fondée sur l'amour divin qui ne connaît pas le péché. En fait, il cherche dans la parole de Dieu une autorisation pour son amour. On peut dire qu'il rédige une sorte de parabole particulière qui tire ses origines des paraboles bibliques que le Pasteur cite souvent.

Gertrude est pour le Pasteur la brebis perdue qu'il a retrouvée et remise sur le bon chemin. Elle était perdue dans un cercle étroit de sensations coutumières qui formaient son univers, et une fois amenée au monde réel, elle se sent incertaine et ses genoux fléchissent sous elle. Pour soulager sa femme et sa colère causée par l'apparition soudaine de cet intrus, le Pasteur évoque la fameuse parabole233(*) : « Je ramène la brebis perdue. »234(*) Il se voit comme le saveur de cette âme malheureuse, et cette parabole l'aide à justifier devant Amélie son acte bienveillant qui n'est dirigé que par le Livre saint :

Dieu mit en ma bouche les paroles qu'il fallait pour l'aider à accepter ce que je m'assure qu'elle eût assumé, volontiers, si l'événement lui eût laissé le temps de réfléchir et si je n'eusse point ainsi disposé de sa volonté par surprise.235(*)

Il veut manipuler l'esprit chrétien de sa femme en essayant d'éveiller en elle ce qui est propre à un vrai chrétien - le pardon : « (Le pardon des offenses, ne nous est-il pas enseigné par le Christ immédiatement à la suite de la parabole sur la brebis égarée ?) »236(*) La parenthèse dans le texte transforme d'ailleurs Amélie en brebis perdue.237(*) L'aspect faussement théologique permet de confondre intérêt du ciel et intérêt personnel, foi religieuse en Dieu et confiance en une méthode d'éducation : « Oui, je voudrais soulever chacun jusqu'à Dieu. »238(*) Ce qui gêne le Pasteur, c'est que la parabole de la brebis égarée est toujours mal-comprise par des chrétiens, et notamment par sa femme :

Que chaque brebis du troupeau, prise à part, puisse aux yeux du berger être plus précieuse à son tour que tout le reste de troupeau pris en bloc, voici ce qu'elles ne peuvent s'élever à comprendre. Et ces mots : « Si un homme a cent brebis et que l'une d'elles s'égare, ne laisse-t-il pas le quatre-vingt-dix-neuf autres sur les montagnes, pour aller chercher celle qui s'est égarée ? » - ces mots tout rayonnants de charité, si elles osaient parler franc, elles (les âmes chrétiennes) les déclareraient de la plus révoltante injustice.239(*)

Il ajoute encore : « C'était toujours le même grief, et le même refus de comprendre que l'on fête l'enfant qui revient mais non point ceux qui sont demeurés, comme le montre la parabole. »240(*) Ainsi explique-t-il sa conduite bienveillante et généreuse envers la jeune aveugle, la conduite que son épouse considère comme un traitement injuste par rapport à ses propres enfants. Il cite de nouveau l'Evangile selon Luc : « N'ayez point l'esprit inquiet. »241(*) Et on voit de nouveau le Pasteur manipulant, peut-être inconsciemment, l'esprit d'Amélie qui incarne le chrétien conventionnel en lui imposant les paroles du Christ comme la justification de ses actes.

Pour le monde idéal dont on a déjà parlé, le Pasteur trouve l'inspiration dans les paroles saintes, surtout dans l'Evangile selon Matthieu. En considérant Gertrude comme un être touché par le doigt de Dieu, il pense qu'elle peut atteindre ce qui est inaccessible pour les hommes qui peuvent voir. Sa prière est identique aux paroles du Christ : « Je te rends grâces, ô Dieu, de révéler aux humbles ce que tu caches aux intelligents. »242(*) La cécité de Gertrude est pareille à l'innocence et la pureté des enfants, et son âme est vide, déserte, et ainsi parfaite pour le projet du Pasteur - de la former selon sa vision d'un univers plus beau, meilleur, intacte. Pour imaginer une innocence première, il lui suffit de prendre au pied de la lettre et hors de son contexte la formule du Christ : « Si vous étiez aveugles, vous n'auriez point de péché. »243(*) Ainsi, identifie-t-il quasiment cette parole à Gertrude elle-même, mais il va s'appliquer à l'aveuglement moral censé équivaloir à la cécité physique.244(*)

Après le concert à Neuchâtel, la jeune fille est capable d'aborder les problèmes métaphysiques, et c'est à ce moment du récit que le Pasteur doit affronter la question de l'initiation de Gertrude à la Bible. Il est soucieux d'accompagner le plus possible sa pensée, et il préfère qu'elle ne lût pas beaucoup sans lui, et principalement la Bible qu'il métamorphose en une bible à lui. Après avoir relu le premier cahier de son journal, il doit avouer en toute conscience son amour, et c'est logiquement qu'il va effectuer une autre relecture, celle de l'Evangile.245(*) Il change le Livre des livres, afin de le faire aller dans le même sens, et de cette manière il inventera un nouvel Evangile : « L'instruction religieuse de Gertrude m'a amené à relire l'Evangile avec un oeil neuf. »246(*) Cette instruction religieuse comporte une interprétation biblique orientée par son amour inavoué.

La lecture nouvelle de l'Evangile a pour seule fonction de confirmer une conviction personnelle : le sentiment pour Gertrude ne saurait être coupable. Dressant contre Saint Paul le Christ lui-même, le Pasteur fonde son orthodoxie sur l'élimination de la loi et du péché. Il découvre que nombre des notions dont se compose la foi chrétienne relèvent non des paroles du Christ mais des commentaires de Saint Paul, dans lesquels il trouve les commandements, les menaces et les défenses. Jacques qui est étudiant de théologie, reproche à son père de choisir dans l'Evangile ce qui lui plaît, et il refuse de dissocier le Christ de Saint Paul et de sentir une différence d'inspiration. Jacques n'est pas sensible à l'accent divin des paroles du Christ. Au moment où il avoue ses sentiments pour Gertrude à son père, le Pasteur songe à la malédiction de Jésus sur Judas. Il voit en son fils un traitre qui ne cherche que d'abuser l'infirmité de la jeune fille. Il est prêt à renoncer à lui s'il essaie de gâter l'idylle qu'il tâchait de construire pour Gertrude et lui-même. Selon Dambre, le Pasteur joue aussi avec les mots. Il ne cesse d'entretenir l'ambiguïté entre l'amour-charité ou amour divin et l'amour passion. Gertrude souligne cette confusion en disant toujours « notre amour », et le Pasteur se trouve dans un piège de sentiments qu'il ne réussit pas à différencier et définir.

Le vaste champ des Ecritures offre les fleurs indispensables à qui sait les cueillir et le Pasteur ne se prive pas de le faire. Il trouve l'épuisement sans fin de l'amour dans l'Evangile. Lorsqu'il se débat avec la montée en lui de ses rêves et de ses désirs alors innommables, la Bible lui est d'un grand secours. A partir de citations et d'allusions, il crée l'impression qu'il traite de tout, alors qu'il se borne aux textes utiles et qu'il les tronque. De même que Gide a cherché dans une interprétation libre de l'Evangile les bases d'une religion personnelle de l'amour, de même le Pasteur scrute anxieusement les textes pour y trouver réponse à la question palpitante de son coeur : l'amour, est-il une justification ?247(*) Il adhérera à cette loi d'amour dans le mensonge pathétique et la trahison d'une âme prisonnière, d'une personnalité engagée dans une loi.

Le Pasteur évite de donner connaissance à Gertrude de certains textes de Saint Paul dont il pratique la censure, afin de la mener vers Dieu où l'amour demeure. Il découvre à travers les paroles de Saint Paul et malgré lui un état d'innocence précédant la loi, qu'il attribue spécieusement à Gertrude.248(*) Il souhaite préserver l'esprit enfantin de la jeune aveugle pour la diriger vers le chemin où l'amour occupe la place centrale, l'amour sur laquelle se fonde la religion chrétienne. Selon lui, la méthode pour arriver à la vie bienheureuse249(*) est évidemment de revenir et de rester dans l'état de la joie innocente et propre qui caractérise l'enfant - le symbole du chrétien authentique : « Si vous ne devenez semblables à des petits enfants, vous ne sauriez entrer dans le Royaume. »250(*) Ce sont les mots que le Pasteur emploie devant son fils pendant leur discussion sur Saint Paul et le Christ, pour autoriser son objectif divin qu'il essaie de réaliser avec la formation de Gertrude. On voit clairement qu'il cite souvent les évangiles, et se sont exactement les parties de la Bible qu'il a choisies pour instruire la jeune fille : il refuse de lui donner les épitres de Paul où elle peut lire des textes sur le péché, et il lui fait lire les quatre évangiles, les psaumes, l'apocalypse et les trois épîtres de Jean.251(*) Il choisit précisément les paroles qui confirment sa vision du monde parfait où il veut abriter Gertrude, un monde où l'amour de Dieu règne : « Dieu est lumière et il n'y a point en lui de ténèbres. »252(*) Le Pasteur veut guider Gertrude sur cette route qui mène à la lumière. Il veut l'accompagner et ainsi se sauver lui-même de l'obscurité du monde humain. En revenant à la notion de cécité, nous pouvons ajouter que celle du Pasteur consiste aussi dans cette recherche aveugle des approbations dans la Bible pour ses sentiments qu'il n'a su d'abord s'avouer. En jouant le rôle du Bon Pasteur253(*), il commet la faute impardonnable envers Gertrude, Amélie, son fils et Dieu lui-même : il empêche le bonheur de ses proches, et le fait au nom de Dieu en abusant de sa parole au service de son péché.

Jacques oppose à son père une objection majeure qu'il n'écoute pas : « Ne cause point par ton aliment la perte de celui pour lequel le Christ est mort. »254(*) Après que Jacques a tenté en vain d'ouvrir les yeux de son père sur le vrai sens de l'Epitre aux Romains, le Pasteur, dans sa hantise du bonheur, conclut :

C'est le départ d'une discussion infinie. Et je tourmenterais de ces perplexités, j'assombrirais de ces nuées, le ciel lumineux de Gertrude ? - Ne suis-je plus près du Christ et ne l'y maintiens-je point elle-même, lorsque je lui enseigne et la laisse croire que le seul péché est ce qui porte atteinte au bonheur d'autrui, ou compromet notre propre bonheur ?255(*)

Abandonné à cet amour effréné, le Pasteur ne veut pas voir qu'il se perd, qu'il perd Gertrude, et qu'il perd son fils. Pour s'éloigner de Dieu, il prononce cette parole : « C'est au défaut de l'amour que nous attaque le Malin. »256(*) C'est un appel au secours, pour revenir à Dieu.257(*) Le piège se referme quand le Pasteur, fourvoyé dans cet amour, trahit la charité en ne mettant pas Gertrude en garde contre ce qu'elle appelle leur amour. C'est l'âme déchirée entre la charité et la passion que le Pasteur appellera Dieu à son secours, pour autoriser sa passion. La désillusion finale de Gertrude, celle qui provoque son suicide, est celle d'une conscience qui s'ouvre sur le monde, qui lit son péché dans les soucis des hommes, et qui regrette l'innocence première, qui refuse ce poids, cette damnation qu'apporte la conscience. La parole de Dieu avertit et sanctionne, et le Pasteur se condamne et condamne Gertrude en voulant en occulter certains aspects et l'utiliser à son profit.258(*) C'est ainsi que la jeune fille expliquera son suicide, par la condamnation qu'elle a découverte dans la Bible à l'insu du Pasteur : « Je me souviens d'un verset de Saint Paul que je me suis répété tout un jour : Pour moi, étant autrefois sans loi, je vivais, mais quand le commandement vint, le péché reprit vie, et moi je mourus. »259(*) On peut dire que la parabole du Bon Pasteur, qui à l'origine autorise l'adoption de la fille aveugle, se transforme par l'imposture incontestable en parabole gidienne du mauvais pasteur, et que les références bibliques, de loin en loin perdues, font rétrospectivement de la symphonie une disharmonie : « La voix si mélodieuse de Gertrude se transforme en cri et en murmure. L'harmonie a disparu, le charme s'est dissipé. »260(*)

Ainsi se terminent l'idylle d'Alissa et celle du Pasteur. Le réveil du rêve d'un monde meilleur et plus beau est frappant, et ouvre les yeux de l'esprit à une vérité cruelle. Ces deux personnages cherchent soigneusement dans la Bible les paroles qui autoriseront leurs actes incompréhensibles qui font tant de mal à ceux qui les aiment. Nous avons témoigné du destin tragique d'Alissa, qui avait, au nom de l'idéal de l'amour sacré, sacrifié son bonheur terrestre et taché d'étouffer en soi les appels de la passion et du besoin. Elle a trouvé dans l'Evangile l'obligation imposée par Dieu, celle de sainteté, et au nom de ce but, elle a fait disparaître le côté humain de son être. De cette manière elle a repoussé l'amour de Jérôme, qui, en regardant dans la même direction, avait une vision de sainteté plus romantique, qui engagerait les deux, qui deviendront un seul être pouvant entrer par la porte étroite qui mène à Dieu. Nous avons vu aussi comment le Pasteur a instruit la conception du monde et de la vie de Gertrude par son interprétation idéaliste et de l'Evangile. Ainsi la parole du Livre saint qui est supposée être la source de la direction spirituelle de ces deux rêveurs malheureux, devient la cause de la tragédie de leur destin, ainsi que de celui de Jérôme, de Gertrude et d'Amélie. Dans ces deux récits on sent l'ironie forte de l'auteur à l'égard du mensonge dans lequel ces personnages vivent et de leur perception des paroles du Christ. Gide trouve le catholicisme inadmissible et le protestantisme intolérable, et il les critique dans ces deux oeuvres à travers les personnages ambigus et leurs vies malheureuses. Il lui paraît monstrueux que l'homme ait besoin de l'idée de Dieu pour se sentir d'aplomb sur terre, qu'il soit forcé de consentir à des absurdités pour édifier quoi que ce soit de solide, qu'il se reconnaisse incapable d'exiger de lui-même ce qu'obtenaient artificiellement de lui des convictions religieuses, de sorte qu'il laisse aller tout à néant sitôt qu'on dépeuple son ciel.261(*) On peut reconnaitre dans ces pensées la condamnation des personnages de ces deux récits.

Nous pouvons conclure que le péché de ces héros consiste en une faute fatale faite au nom de Dieu et dirigée par leur désir de l'atteindre et de comprendre d'une manière personnelle ce qu'il nous enseigne. Cette faute est mensonge à soi queGide définit dans le Journal des Faux-Monnayeurs : « celui qui éprouve le besoin de se persuader qu'il a raison de commettre tous les actes qu'il a envie de commettre ; celui qui met sa raison au service de ses instincts, de ses intérêts, ce qui est pire, ou de son tempérament. »262(*) Nous ajoutons à la fin de cette partie un passage de son Journal qui explique son sentiment pour Dieu, qui diffère de celui d'Alissa et du Pasteur, ce sentiment qui oriente leur vie vers une direction non souhaitée, vers l'abime, vers la mort :

Je puis croire en Dieu, croire à Dieu, aimer Dieu, et tout mon coeur m'y porte. Je puis soumettre à mon coeur mon cerveau. Mais, par pitié, ne cherchez pas de preuves, de raisons. Là commence l'imparfait de l'homme ; et je me sentais parfait dans l'amour.263(*)

La parabole des aveugles, Pieter Brueghel l'Ancien, 1568. Le titre fait référence à la parabole du Christ aux Pharisiens : « Laissez-les. Ce sont des aveugles qui guident des aveugles. Or, si un aveugle guide un aveugle, ils tomberont tous les deux dans la fosse. » (Matthieu 15 :14) Ce tableau est évoqué par Marc Dambre dans son analyse de La symphonie pastorale.

Conclusion

A travers les deux histoires d'amour, peut être les plus touchantes de toutes celles qu'André Gide a écrites, nous avons vu comment l'âme humaine était incapable de respecter les lois qui lui étaient imposées. Nous avons témoigné de l'incapacité de l'homme à lutter contre sa propre nature, et ainsi nous avons découvert l'intention véritable de Gide : la critique du mensonge qui devenait de plus en plus intolérable dans sa vie personnelle264(*), incarné dans le personnage du Pasteur de La symphonie pastorale, ainsi que la confession du conflit intérieur, c'est-à-dire le déchirement entre les exigences de la vertu et celles de la vie, incarné dans le personnage d'Alissa.265(*) L'analyse détaillée de ces deux récits nous a permis de comprendre comment on peut révéler la vraie nature de l'âme humaine en étudiant son comportement dans les rapports amoureux, c'est-à-dire en plongeant profondément dans les causes et les raisons par lesquelles elle justifie ses actes et les sentiments éprouvés. Même si ce travail était concentré sur la construction des personnages romanesques, nous pouvons dire que nous y avons trouvé les vérités universelles concernant l'amour et l'homme, en nous appuyant parfois sur les stéréotypes établis, comme par exemple la cécité dans l'amour, le besoin d'idéaliser l'être aimé ainsi que de le posséder, la différenciation de l'amour humain et l'amour divin etc. Nous avons montré comment les personnages de ces deux oeuvres avaient construit leur monde à l'aide des contraintes religieuses, chrétiennes. Ces contraintes sont très souvent fortifiées par leur propre vision d'une vie meilleure, d'une vie plus respectable et plus digne de vivre que celle des hommes ordinaires et médiocres. En ce sens, cette vision devient elle-même une contrainte, plus dangereuse et nuisible car ce sont les personnages-mêmes qui l'imposent à leur esprit.

Le travail sur l'oeuvre d'André Gide est presque impossible sans la connaissance des moments de sa biographie qui ont influencé sa création, et qui se reflètent très souvent dans les événements décrits. Ce sont, d'une manière ou d'une autre, toujours des expériences vécues, et les inquiétudes personnelles qu'on lit dans l'oeuvre de Gide. C'est aussi une des preuves que ce qui tourmente ces héros littéraires, peut exister réellement parmi tous les hommes, dans la réalité. A la représentation du réel, Gide préfère l'imagination du possible. Il choisit la focalisation restreinte, la liberté des personnages, les possibilités de la liberté humaine - d'où l'autonomie des êtres inventés.266(*) Même si l'auteur insiste sur sa volonté de seulement « bien peindre et d'éclairer bien sa peinture », il ajoute pourtant : « Cela peut n'aller point sans quelque passion. »267(*) Gide reprochait à la critique d'avoir cherché à travers ses livres son opinion personnelle, et il bornait son rôle à faire réfléchir le lecteur en lui servant des convictions, des opinions toutes faites.268(*) Alors, son rôle, ainsi que le rôle de ses héros, était de nous instruire d'une certaine manière à propos de l'âme humaine marquée par le doute, la peur et dans le cas de l'amour - la soumission involontaire.

On peut dire que le personnage essentiel du drame gidien est la femme, parce qu'elle était refusée à la chair de Gide. Il est parti dans la vie en s'imposant l'obligation morale, qui venait d'une grande partie de son éducation puritaine, de renoncer à l'objet de ses désirs. Il avait une vision idéalisée et angélique de la femme, ce qu'il devait à deux femmes qui s'occupèrent de lui après la mort de son père : sa mère et Anna Shackleton, qui présentaient dans les yeux de jeune Gide la pureté même, et qui le préservaient jalousement de tout contact charnel. On les reconnait dans les figures des personnages féminins qui sont présentés dans notre étude, Gertrude et Alissa. Ce sont des êtres qui mettent un abîme entre leurs rêves et la réalité, abîme où se complaît leur âme saturée d'exquises imaginations : « Cette aspiration constante vers l'irréel, vers l'immatériel est sans aucun doute la plus délicieuse griserie que puisse goûter un être humain. »269(*)

Dans l'oeuvre de Gide, notamment dans La porte étroite, nous assistons au plus tragique phénomène de sublimation des désirs refoulés, en matière d'amour. Plus les événements éloignent Jérôme de sa cousine, plus il la place haut dans son âme. D'une simple créature de chair il crée un être idéal, dont il épure chaque jour l'image, à mesure qu'elle devient plus inaccessible. Ainsi, comme par un phénomène de réflexion, Alissa, devenue l'objet d'un tel mirage, renvoie sur l'amour qu'elle inspire comme une lumière surnaturelle qui le métamorphose et le rend immatériel, mystique.270(*) On peut dire que dans le cas de Jérôme et d'Alissa, ainsi que dans celui de Gertrude et du Pasteur, l'amour est toujours tourné vers cette dimension supérieure, mystique, céleste. Mais, on ne peut pas dire que le côte charnel de l'amour est complètement négligé et étouffé. Nous avons évoqué les moments où les mains et les lèvres de Gertrude et du Pasteur se rencontraient, même si le maître ne s'attarde jamais à la description et à l'élaboration détaillées de moments pareils, comme s'il voulait garder dans les yeux des lecteurs, ainsi que dans les siens, le caractère particulier de ses sentiments que chaque nuance de nature sexuelle tronquerait. On retrouve la même tendance chez Alissa qui en constitue probablement le plus fort exemple. Dans la partie consacrée à l'amour humain, nous avons vu comment elle échappait à chaque occasion qui éveillerait la femme en elle. Le combat que ces personnages entreprennent pour triompher sur leur nature humaine est exactement celui qui les a amenés à l'abîme et les a détruits. On peut dire qu'ils l'ont compris à la fin, puisque chacun parmi eux est devenu conscient de sa faute ; ils ont tous péché, consciemment ou inconsciemment : Gertrude grâce à l'influence de son tuteur, le Pasteur grâce à son désir aveugle de réaliser une illusion, Alissa grâce au refus du bonheur terrestre, et Jérôme grâce à son impatience, son ingratitude et son grand besoin de la présence de sa bien-aimée.

Comme on l'a vu plusieurs fois dans notre étude, ces deux histoires présentent beaucoup de traits communs au niveau de la construction des personnages, de leurs sentiments éprouvés, de l'inspiration de l'auteur, ainsi que des idées contestées et critiquées. Le titre des deux récits évoque le même objectif, le même sentiment : l'harmonie parfaite entre l'homme et la nature qui est l'image de Dieu omniprésent, et le chemin qu'il faut choisir pour l'atteindre. Dans les deux cas, cet objectif insinué par le titre n'est pas réalisé, et est montré à travers l'histoire d'amour comme un rêve illusoire et impossible. On assiste à un questionnement perpétuel des personnages, mais aussi de l'auteur lui-même. Gide traduit le tourment intérieur de la culpabilité en recourant à des figures bibliques.271(*) Le même besoin est présent chez Alissa, Jérôme et le Pasteur. Le sentiment de la culpabilité domine leur vie, et c'est particulièrement la culpabilité envers Dieu. La Bible représente pour eux une sorte de consolation, mais aussi la source des justifications de leurs actes qu'ils questionnent très souvent en se rendant compte qu'ils ne sont pas toujours justes et honnêtes envers les autres. Dans notre analyse des références bibliques on voit clairement comment l'interprétation personnelle de l'Ecriture dirige ces personnages vers un chemin faux qui échappe à la réalité et cause inévitablement l'échec et la perdition. Ainsi, en dissociant et en confondant à la fois les sentiments humains, terrestres, avec les aspirations spirituelles, les héros de La porte étroite et de La symphonie pastorale errent en essayant de les réconcilier.

Ce qui représente l'idéal commun à tous les personnages de ces deux récits est le vrai amour qu'ils cherchent dans les premières affinités romantiques de leur esprit. Il s'agit incontestablement du premier amour dans leur vie, mais leurs perceptions de l'amour parfois diffèrent l'une de l'autre en créant les variantes diverses de l'explication de l'attachement et de tendresse que la personne ressent envers une autre personne. Dans le cas de Gertrude, il s'agit de la reconnaissance envers le Pasteur pour avoir lui montré les beautés extraordinaires du monde, et pour lui avoir enseigné à reconnaître les rapports mystérieux entre les représentations sensorielles du monde extérieur et les coins cachés de l'âme. Pour le Pasteur, l'amour n'est que quelque chose de pur et élevé, qui émane de Dieu et qui revient à lui, et ainsi remplit l'esprit humain d'une sensation profondément religieuse de l'appartenance à l'harmonie universelle. Pour Jérôme, l'amour est l'idéal vers lequel l'âme s'oriente, et qui donne le sens à l'existence humaine, c'est-à-dire que pour lui Alissa n'est pas seulement l'objet de l'amour, mais l'idée de l'amour lui-même qui lui est donné par Dieu et décide sa vie. Et pour Alissa, le personnage qui occupe une place particulière dans notre étude, ainsi que dans l'opus littéraire entier de Gide, l'amour est la vertu vers laquelle les âmes les plus pures doivent se diriger. A notre avis, le mot qui est étroitement lié à la notion d'amour est l'ambigüité. On peut toujours trouver des comportements schématiques dans la conduite des amoureux, mais cela ne signifie pas qu'ils les définissent et les expliquent. L'amour est toujours nouveau, différent, surprenant, et change chaque personne qu'il touche. Cela est excellemment montré dans ces deux oeuvres, puisqu'elles témoignent des actes et paroles qui souvent contredisent les pensées et les sentiments réels des personnages.

Le truisme tragique dont nous persuadent ces deux histoires d'amour est le suivant : qu'un premier amour décide de toute une vie ; et qu'il ouvre aux uns les portes du ciel, aux autres celles de l'enfer. Que ce premier amour se parachève ou qu'il se brise, peu importe ; l'essentiel est qu'il dépose dans le coeur un germe vivace, et que la face du monde en est transformée.272(*) Jérôme s'écrie du fond de son coeur : « O feinte exquise de l'amour, de l'excès même de l'amour, par quel secret chemin tu nous menas du rire aux pleurs et de la plus naïve joie à l'exigence de la vertu ! »273(*) Cette pensée a guidé notre travail qui avait pour objectif d'étudier et de montrer à travers l'analyse de deux oeuvres de fiction comment l'amour change l'homme et dans quelle mesure il le détache du monde réel qui l'entoure ; comment l'être aimé devient le centre unique de sa vie et la raison fondamentale de son existence. On ne peut pas faire le plan selon lequel on classerait les personnalités et leur perception de l'amour qui définirait leur destin. Mais ce qui est sûr, et ce qui conclut notre étude en ouvrant en même temps la porte aux possibilités de la recherche des nouvelles théories, c'est que « du moment qu'il aime, l'homme même le plus sage ne voit aucun objet tel qu'il est ».274(*)

Les repères bibliographiques

Les textes d'André Gide :

1. GIDE, André, La porte étroite, Paris, Mercure de France, Collection Folio, 1956, 185 p.

2. GIDE, André, La symphonie pastorale, texte publié par Claude MARTIN, Paris Lettres Modernes, Minard, 1970, 259 p.

3. GIDE, André, Journal des Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1927, 140 p.

4. GIDE, André, Journal, Une anthologie (1889-1949), choix et présentation de Peter Schnyder avec la collaboration de Juliette Solvès, Paris, Gallimard, 2012, 455 p.

Ouvrages critiques sur la littérature française du XX? siècle :

1. JULIEN, Claudia, Dictionnaire de la Bible dans la littérature française, figures, thèmes, symboles, auteurs. Paris, Vuibert, 2003, 490 p.

2. LABOURET, Denis, Littérature française du XX siècle (1900-2010). Paris, Armand Colin, 2013, 286 p.

3. MOELLER, Charles, Littérature du XX siècle et christianisme, I Silence de Dieu. Tournai, Casterman, 1967, 447 p.

4. TOURET, Michelle, Histoire de la littérature française du XX siècle, Tome I 1898-1940. Rennes, Les PUR, Presses universitaires, Collection « Histoire de la littérature française », 2000, 347 p.

Ouvrages critiques sur l'oeuvre d'André Gide :

1. BASTIDE, Roger, Anatomie d'André Gide. Paris, P.U.F., 1927, 173 p.

2. BREE, Germaine, André Gide, l'insaisissable Protée. Paris, Les Belles Lettres, 1953, 371 p.

3. DAMBRE, Marc, La symphonie pastorale d'André Gide. Paris, Gallimard, 1991, 214 p.

4. MARTIN, Claude, André Gide ou la vocation du bonheur I, 1869-1911. Paris, Fayard, 1998, 699 p.

5. MARTINET, Edouard, André Gide. Lamour et la divinité. Paris, Editions Victor Attinger, 1931, 221 p.

6. MARTY, Eric, André Gide; Entretiens Gide-Amrouche. Tournai, La renaissance du livre, Collection Signatures, 1998, 316 p.

7. MASSON Pierre et Jean-Michel WITTMANN, Dictionnaire Gide. Paris, Classiques Garnier, 2011, 457 p.

8. MATIC, Dusan, Andre Zid, Imoralist. Belgrade, Nolit, 1956, 525 p.

9. MOUTOTE, Daniel, Le Journal de Gide et les problèmes du Moi (1889-1925). Genève, Slatkine Reprints, 1998, XIX-679 p.

10. THIERRY, Jean-Jacques, André Gide, Romans, Récits et Soties, OEuvre lyriques. Paris, Editions Gallimard, 1958, XL-1614 p.

11. ZORICA, Vukusic Maja,André Gide : Les gestes d'amour et l'amour des gestes. Paris, Orizons, Collection dirigée par Peter Schnyder, 2013, 506 p.

Articles critiques sur l'oeuvre d'André Gide :

1. BLOT-LABARRIERE, Christiane, « André Gide : La symphonie pastorale. Explication de texte », L'école des lettres, 2e cycle, 1er octobre 1988, pp. 13-22.

2. XIAOYA, Xu, « Recherche esthétique sur la nature chez André Gide »,Beijing, Revue de GERFLINT, 2009, Synergies Chine n°4, pp. 71-80.

Autres ouvrages cités :

1. HUGO, Victor, Les misérables II. Paris, Le livre de poche, Classiques, 1998, 2019 p.

2. LA BIBLE, Traduction officielle liturgique, Paris, AELF, 2013, 2084 p.

3. LINSSEN, Ram, De l'amour humain à l'amour divin. Editions Etre libre, 1953, les lignes extraites des conférences « Madras -Bénarès » 1947-49 par Krishnamurti, 53 p.

4. MARAGUIANOU, Evangelie, L'amour et la mort chez Platon et ses interprètes. Thèse de doctorat d'Etat sous la direction de Jean-Louis Vieillard Baron, Tours, 1990, XXII-419 p.

5. PLATON, Le banquet. traduit par Luc BRISSON, Paris, GF Flammarion, 1998, 261 p.

6. STENDHAL, De l'amour. Paris, Gallimard, Collection Folio, 1980, 564 p.

Sitographie :

1. DUROSAY, Daniel. Gidiana. [en ligne]. http://www.gidiana.net/

[page consultée le 1/03/2015].

2. NIDISH. Art - littérature et spiritualité. [en ligne]. http://nidish.unblog.fr/

[page consultée le 1/03/2015].

3. JACQUEMELLE, Guy-Max. A la lettre.com. Le site littéraire. [en ligne].

http://www.alalettre.com/index.php [page consultée le 10/03/2015].

4. PICANDET, Fabrice. E-Gide. [en ligne]. http://e-gide.blogspot.fr/

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5. PLANELLES, Georges. Expressio.fr. Les expressions françaises décortiquées.

[en ligne]. http://www.expressio.fr/ [page consultée le 15/03/2015].

6. SAGAERT, Martine. Andre-gide.fr. [en ligne] http://www.andre-gide.fr/

[page consultée le 16/03/2015].

7. MEUNIER, Loïc. La pensée de Simone Weil. [en ligne]

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8. ONLINE PARALLEL BIBLE PROJECT. Bible en ligne. [en ligne]

http://saintebible.com/ [page consultée le 1/05/2015].

9. SKAYEM, Hady C. Espace des citations. [en ligne]

http://www.espacefrancais.com/citations/?searchq=Andr%C3%A9+Gide

[page consultée le 10/05/2015].

* 1 PLATON, Le banquet, traduit par Luc BRISSON, Paris, GF Flammarion, 1998, p. 145.

* 2 MATIC, Dusan, Andre Zid, Imoralist, Belgrade,Nolit, 1956, p. 16.

* 3 L'origine du terme « gidisme » vient du nom d'André Gide, permettant de résumer sa morale de la sincérité et d'affirmer l'autonomie et l'originalité de l'individu, qui assume ses contradictions à l'examen critique permanent. Selon le Dictionnaire culturel en langue française sous la direction d'Alain Rey et publié en 2005, le gidisme apparaîtra en 1936.

* 4 MARTIN, Claude, André Gide ou la vocation du bonheur I, 1869-1911, Paris, Fayard, 1998, p. 488.

* 5 THIERRY, Jean-Jacques, André Gide, Romans, Récits et Soties, OEuvre lyriques, Paris, Editions Gallimard, 1958, p. 1545.

* 6 Amie de la mère de Gide, morte en 1884.

* 7Ibid.,p. 1546.

* 8 MARTIN, op.cit., p. 486.

* 9 MARTINET, Edouard, André Gide. Lamour et la divinité, Paris, Editions Victor Attinger, 1931, p. 147.

* 10 THIERRY, op.cit., p.1550.

* 11 Ibid.,p. 1582.

* 12Ibid.,p. 1582.

* 13 MARTINET, op.cit.,p. 155.

* 14 JULIEN, Claudia, Dictionnaire de la Bible dans la littérature française, figures, thèmes, symboles, auteurs, Paris, Vuibert, 2003, p. 242.

* 15 GIDE, André, La symphonie pastorale, texte publié par Claude MARTIN, Paris, Lettres Modernes, Minard, 1970, p. 82. ; (dorénavant SP)

* 16 GIDE, André, La porte étroite, Paris, Mercure de France, Collection Folio, 1956, p. 5. ; (dorénavant PE)

* 17 MARAGUIANOU, Evangelie, L'amour et la mort chez Platon et ses interprètes, Tours, 1990, p. 12.

* 18 Cité de : http://pensees.simoneweil.free.fr/amour.html

* 19 LINSSEN, Ram, De l'amour humain à l'amour divin, Editions Etre libre, 1953, les lignes extraites des conférences « Madras -Bénarès » 1947-49 par Krishnamurti, pp. 170-171.

* 20 Sri CHINMOY, guru indien, 1931-2007

* 21 Cité de : http://nidish.unblog.fr/2009/08/31/question-reponse-de-sri-chinmoy-lamour-humain-et-lamour-divin/

* 22PE, op.cit.,p. 32.

* 23SP, op.cit.,p. 74.

* 24 PE, op.cit., p. 32.

* 25Ibid.,p. 164.

* 26Ibid., p. 105.

* 27 SP, op.cit., p. 54.

* 28Ibid., p. 102.

* 29Ibid., p. 104.

* 30 SP, op.cit.,p. 54.

* 31 PE, op.cit.,p. 49.

* 32Ibid., p. 108.

* 33Ibid., p. 163.

* 34 ZORICA, Vukusic Maja, André Gide : Les gestes d'amour et l'amour des gestes, Paris, Edition Orizons Universités, Collection dirigée par Peter Schnyder, 2013, p. 194.

* 35 TOURET, Michelle, Histoire de la littérature française du XX siècle, Tome I 1898-1940, Rennes, Les PUR, Presses universitaires, Collection « Histoire de la littérature française », 2000, p. 145.

* 36 ZORICA, op.cit., p. 191.

* 37 C'est dans le « Banquet » que Platon, en faisant raconter par un certain Apollodore ce qui s'est dit sur l'amour un soir au cours d'un banquet, auquel participaient plusieurs personnalités, dont Socrate, Aristophane ou Alcibiade, évoque un amour idéalisé, spiritualisé, sans relations charnelles. La locution l'amour platonique apparaît à la fin du XVII siècle.

* 38 PE, op.cit., p. 103.

* 39 ZORICA, op.cit.,p. 195.

* 40PE, op.cit.,p. 113.

* 41 Ibid., p. 168.

* 42 ZORICA, op.cit., p. 196.

* 43 Ibid., p. 196.

* 44 BREE, Germaine, André Gide, l'insaisissable Protée, Paris, Les Belles Lettres, 1953, p. 197.

* 45 SP, op.cit., p. 10.

* 46 PE, op.cit., p. 166.

* 47 SP, op.cit., p. 112.

* 48 PE, op.cit., p. 73.

* 49 SP, op.cit., p. 86.

* 50 Ibid., p. 116.

* 51 MASSON, Pierre et Jean-Michel WITTMANN, Dictionnaire Gide, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 399.

* 52 PE, op.cit., p. 34.

* 53 Ibid.,p. 49.

* 54 SP, op.cit.,p. 70.

* 55 PE, op.cit.,p. 119.

* 56Ibid.,p. 121.

* 57Ibid.,p. 122.

* 58Ibid.,p. 123.

* 59 PE, op.cit.,p. 149.

* 60Ibid.,p. 163.

* 61Ibid.,p. 163.

* 62 SP, op.cit., p. 98.

* 63Ibid., p. 58.

* 64Ibid.,p. 58.

* 65 Ibid., p. 62.

* 66Ibid.,p. 66.

* 67Ibid., p. 66.

* 68Ibid.,p. 116.

* 69Ibid.,p. 126.

* 70 Ibid.,p. 126.

* 71Ibid.,p. 128.

* 72 PE, op.cit.,p. 25.

* 73Ibid.,p. 26.

* 74Ibid.,p. 28.

* 75 MASSON, op.cit., p. 321.

* 76PE, op.cit.,p. 165.

* 77 ZORICA, op.cit.,p. 192.

* 78 PE, op.cit., p. 161.

* 79Ibid.,p. 172.

* 80Ibid.,p. 172.

* 81 Ibid., p. 140.

* 82 MASSON, op.cit., p. 344.

* 83 PE, op.cit., p. 21.

* 84 Ibid., p. 22.

* 85SP, op.cit., pp. 48-50.

* 86 Cette oeuvre d'André Gide a été publiée en 1897. Gide y développe le thème du rapport aux éléments naturels. L'oeuvre est remplie d'un enthousiasme extatique pour la vie, et représente une sorte d'évangile de l'éveil des sens. Les Nourritures rappellent parfois des textes bibliques, notamment le Cantique des Cantiques.

* 87 GIDE, André, Journal, Une anthologie (1889-1949), choix et présentation de Peter Schnyder avec la collaboration de Juliette Solvès, Paris, Gallimard, 2012, p. 166.

* 88 DAMBRE, Marc, La symphonie pastorale d'André Gide, Paris, Gallimard, 1991, p. 68.

* 89PE, op.cit., p. 85.

* 90 Ibid., p. 88.

* 91Ibid., p. 89.

* 92 SP, op.cit., p. 17.

* 93 Citation de Le Cid de Pierre Corneille, l'oeuvre qu'Alissa lisait avec passion. C'est Jérôme qui la lui a découverte. « Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées la valeur n'attend point le nombre des années. »

* 94PE, op.cit., p. 100.

* 95Ibid.,p. 100.

* 96Ibid.,p. 107.

* 97SP, op.cit.,p. 34.

* 98 BREE, op.cit.,p. 192.

* 99Ibid.,p. 193.

* 100 Parabole de la porte étroite qui parle de l'importance de la foi. Voir L'amour et la Bible.

* 101PE, op.cit., p. 28.

* 102 BREE, op.cit., p. 200.

* 103Ibid.,p. 30.

* 104SP, op.cit.,p. 48.

* 105 DAMBRE, op.cit., p. 49.

* 106 MOUTOTE, Daniel, Le Journal de Gide et les problèmes du Moi (1889-1925), Genève, Slatkine Reprints, 1998, p. 464.

* 107SP, op.cit., p. 92.

* 108PE, op.cit., p. 126.

* 109Ibid.,p. 129.

* 110Ibid.,p. 162.

* 111Ibid.,p. 130.

* 112Ibid.,p. 131.

* 113Ibid.,p. 140.

* 114Ibid.,p.145.

* 115Ibid.,p. 151.

* 116Ibid.,p. 152.

* 117Ibid.,p. 165.

* 118 BREE, op.cit., p. 203.

* 119 Ici commence l'amour de Dieu. (lat.)

* 120 Ibid.,p. 203.

* 121SP, op.cit.,p. 22.

* 122 DAMBRE, op.cit., p. 116.

* 123 SP, op.cit., p. 100.

* 124 SP, op.cit., p. 100 ; Amiel est écrivain et philosophe suisse romand. Ses Fragments d'un journal intime Gide évoque dans son propre Journal, mais ici ce n'est pas exactement la citation d'Amiel. C'est plutôt à la manière de. (C. Martin, op.cit., p. 103)

* 125PE, op.cit., p. 169.

* 126Ibid.,p. 169.

* 127Ibid.,p. 174.

* 128Ibid.,p. 176.

* 129Ibid.,p. 47.

* 130Ibid.,p. 175.

* 131Ibid.,p. 177.

* 132 Ibid., p. 177.

* 133 Ibid., p. 177.

* 134 Ibid., p. 182.

* 135 MOELLER, Charles, Littérature du XX siècle et christianisme, I Silence de Dieu, Tournai, Casterman, 1967, p. 172.

* 136 DAMBRE, op.cit., p. 69.

* 137 SP, op.cit., p. 130.

* 138 MARTIN, op.cit., p. 93.

* 139 On attribue souvent ce proverbe à Platon, car il écrit dans Les lois : « Celui qui aime s'aveugle sur ce qu'il aime ».

* 140 BASTIDE, Roger, Anatomie d'André Gide, Paris, Presses Universitaires de France, 1972, Chap. II, L'oeil crevé, pp. 41-42.

* 141 SP, op.cit., p. 4.

* 142 MARTIN, op.cit., p. LVI

* 143 SP, op.cit., p. 34.

* 144 DAMBRE, op.cit., p. 90.

* 145 MARTIN, op.cit., p. LX

* 146SP, op.cit.,p. 42.

* 147Ibid., p. 46.

* 148 Ibid., p. 28.

* 149MARTY, Eric, André Gide; Entretiens Gide-Amrouche, Tournai, La renaissance du livre, Collection Signatures, 1998, p. 35.

* 150 MARTIN, op.cit., p. LXV

* 151 SP, op.cit., p. 46.

* 152 Ibid.,p. 80.

* 153Ibid.,p. 72.

* 154Ibid.,p. 100.

* 155Ibid., p. 74.

* 156Ibid.,p. 100.

* 157 MARTIN, op.cit., p. CIV

* 158 DAMBRE, op.cit., p. 86.

* 159 PE, op.cit., p. 83.

* 160 Ibid., p. 67.

* 161 HUGO, Victor, Les misérables II, Paris, Le livre de poche, Classiques, 1998, p. 1260.

* 162 DAMBRE, op.cit., p. 56.

* 163 SP, op.cit., p. 94.

* 164 Agapè est le mot grec pour l'amour divin et inconditionnel. Pour Platon, c'est la troisième forme que prend l'amour après l'amour physique, Eros, et l'amour de l'esprit de l'autre, Philia. C'est un amour désintéressé, sans recherche d'un enrichissement personnel.

* 165 MARTIN, op.cit., p. CXI

* 166SP, op.cit., p. 116.

* 167 MARTIN, op.cit., p. CXII

* 168 MARTIN, op.cit., p. CXV

* 169Ibid., p. CXIV

* 170 DAMBRE, op.cit., p. 63.

* 171SP, op.cit., p. 122.

* 172 DAMBRE, op.cit., p. 63.

* 173 SP, op.cit., p. 94.

* 174 DAMBRE, op.cit., p. 71.

* 175 MARTY, op.cit.,p.34.

* 176 THIERRY, op.cit., p. 1547.

* 177 ZORICA, op.cit., p. 192.

* 178 PE, op.cit., p. 22.

* 179 Ibid., p. 76.

* 180Ibid., p. 105.

* 181 XIAOYA, Xu, « Recherche esthétique sur la nature chez André Gide », Beijing, Revue de GERFLINT, 2009, Synergies Chine n°4, p. 72.

* 182 La piscine de Bethesda est mentionnée dans l'Evangile selon saint Jean. Elle se trouve à Jérusalem, et a cinq portiques sous lesquels étaient couchés en grand nombre des malades, des aveugles, des boiteux qui attendaient le mouvement de l'eau, car un ange descendait de temps en temps dans la piscine et agitait l'eau. Celui qui y descendait le premier après que l'eau ait été agitée était guéri, quelle que fût sa maladie. La Guérison à la piscine de Bethesda est un miracle attribué à Jésus-Christ.

* 183SP, op.cit., p. 34.

* 184 François d'Assise, religieux catholique italien, diacre et fondateur de l'ordre des frères mineurs, caractérisé par la spiritualité chrétienne dans la prière, la joie, la pauvreté, l'évangélisation et l'amour de la Création divine. Après le mariage de Juliette, Jérôme voyage en Italie, et Alissa se lance dans la correspondance amoureuse et mystique à laquelle les paroles de saint François se prêtent souvent.

* 185PE, op.cit., pp. 102-103.

* 186 DAMBRE, op.cit., p. 67.

* 187 DAMBRE, op.cit., p. 78.

* 188 BLOT-LABARRIERE, Christiane, « André Gide : La symphonie pastorale. Explication de texte »,L'école des lettres, 2e cycle, 1er octobre 1988, pp. 13-22.

* 189SP, op.cit., p. 50.

* 190Ibid.,p. 46.

* 191Ibid.,p. 36.

* 192Ibid.,p. 38.

* 193Ibid.,p. 38.

* 194Ibid.,p. 38.

* 195Ibid.,p. 38.

* 196PE, op.cit.,p. 159.

* 197 Ibid., p. 160.

* 198 Héros de la mythologie grecque. La légende d'Orphée est liée à la religion des mystères et à la littérature sacrée. Orphée savait par les accents de sa lyre charmer les animaux sauvages et parvenait à émouvoir les êtres inanimés.

* 199 Personnage de La Jérusalem délivrée du poète italien Le Tasse. Armide est une magicienne musulmane qui tente de retenir par les enchantements Renaud, son ennemi dont elle est tombée amoureuse.

* 200 Ibid., p. 160.

* 201 Ibid., p. 160 ; Ici est un bois (lat.)

* 202 ZORICA, op.cit.,p. 192.

* 203Ibid.,p. 100.

* 204SP, op.cit.,p. 116.

* 205PE, op.cit.,p. 169.

* 206 SP, op.cit., p. 78.

* 207Ibid., p. 80; Matthieu : « Et au sujet des vêtements, pourquoi se faire tant de souci ? Observez comment poussent les lis des champs : ils ne travaillent pas, ils ne filent pas. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n'était pas habillé comme l'un d'entre eux. » (6:28, 29), La Bible. Traduction officielle liturgique, Paris, AELF, 2013, p. 1649.

* 208 XIAOYA, op.cit., p. 78.

* 209 MOELLER, op.cit., p. 120.

* 210 Il faut noter particulièrement la conversion d'Henry Ghéon (1875-1944), grand ami d'André Gide, qui s'est converti au catholicisme.

* 211 Ibid.,p. 121.

* 212Ibid.,p. 127.

* 213 MARTY, op.cit.,p. 99.

* 214Ibid.,p. 99.

* 215Ibid.,p. 100.

* 216 BREE, op.cit.,p. 184.

* 217PE, op.cit.,pp. 27-28.

* 218Ibid.,p. 28.

* 219 Le vêtement blanc est une image symbolique, présente dans toute la Bible pour signifier l'état de ceux et celles dont les péchés ont été effacées par la miséricorde de Dieu. Il est l'image de la pureté de l'être entier, son esprit, son âme, son corps.

* 220 Ibid., p. 29.

* 221Ibid., p. 29.

* 222 La parabole de la perle de grand prix est une parabole que Jésus utilise pour expliquer la valeur du Royaume des Cieux. Ici, Jérôme évoque l''Evangile selon Matthieu : « Ou encore : Le royaume des Cieux est comparable à un négociant qui recherche des perles fines. Ayant trouvé une perle de grande valeur, il va vendre tout ce qu'il possède, et il achète la perle.» (Evangile selon Matthieu, 13:45-46), La Bible, op.cit., p. 1661.

* 223 Ibid., p. 31.

* 224Ibid., p. 37.

* 225 Elle cite l'Evangile selon Matthieu : « Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. » (6 :33), La Bible, op.cit., p. 1650.

* 226Ibid., p. 36.

* 227 MARTINET, op.cit., p. 149.

* 228PE, op.cit., p. 140. C'est la citation de l'Evangile selon Matthieu : « Alors Jésus dit à ses disciples : si quelqu'un veut marcher à ma suite, qu'il renonce à lui-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la gardera. » (16:24, 25), La Bible, op.cit., p. 1666.

* 229 MARTY, op.cit., p. 98.

* 230 PE, op.cit., p. 175 ; c'est l'Evangile selon Matthieu de nouveau qu'elle cite : « Voici, l'heure est proche, l'heure où le Fils de l'homme est livré aux mains des pécheurs. Levez-vous ! Allons ! Voici qu'il est proche, celui qui me livre. » (26:45, 46), La Bible, op.cit., p. 1682.

* 231 Ibid., p. 177 ; c'est la citation de l'Apocalypse : « C'est ici qu'on reconnaît la persévérance des saints, ceux-là qui gardent les commandements de Dieu et la foi de Jésus. Alors j'ai entendu une voix qui venait du ciel. Elle disait : Ecris : Heureux, dès à présent, les morts qui meurent dans le Seigneur. Oui, dit l'Esprit, qu'ils se reposent de leurs peines, car leurs actes les suivent ! » (14:12, 13), La Bible, op.cit., p. 2075.

* 232 BREE, op.cit., p. 204.

* 233 La parabole de la brebis égarée est rapportée par Matthieu (18:12-14) et Luc (15:3-7).

* 234SP, op.cit., p. 14.

* 235Ibid.,p. 18.

* 236Ibid.,p. 30.

* 237 DAMBRE, op.cit.,p. 95.

* 238SP, op.cit., p. 30.

* 239 Ibid., p. 32.

* 240 Ibid., p. 50.

* 241 Ibid., p. 54 ; La citation de l'Evangile selon Luc : « Ne cherchez donc pas ce que vous allez manger et boire ; ne soyez pas anxieux» (12:29), La Bible, op.cit., p. 1750 ; Dans le texte de la SP cette référence est inexacte, le Pasteur l'évoque comme « le sermon de Matthieu ».

* 242 Ibid., p. 80 ; Dans l'Evangile selon Mathieu on trouve : « En ce temps-là, Jésus prit la parole et dit : Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l'as révélé aux tout-petits. » (11:25), La Bible, op.cit., p. 1657.

* 243 Ibid., p. 94 ; Evangile selon Jean : «Si vous étiez aveugles, vous n'auriez pas de péché ; mais du moment que vous dites : « Nous voyons ! », votre péché demeure. » (9:41), La Bible, op.cit., p. 1795.

* 244 DAMBRE, op.cit., p. 109.

* 245 Ibid., p. 106.

* 246SP, op.cit., p. 104.

* 247 MOUTOTE, op.cit.,p. 460.

* 248 Ibid., p. 460.

* 249 Méthode pour arriver à la vie bienheureuse est un ouvrage de Fichte où Gide s'était plongé dans sa jeunesse.

* 250 SP, p. 92 ; Cette citation est prise de l'Evangile selon Matthieu : « A ce moment-là, les disciples s'approchèrent de Jésus et lui dirent : « Qui donc est le plus grand dans le royaume des Cieux ? » Alors Jésus appela un petit enfant ; il le plaça au milieu d'eux, et il déclara : « Amen, je vous le dis : si vous ne changez pas pour devenir comme les enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des Cieux. Mais celui qui se fera petit comme cet enfant, celui-là est le plus grand dans le royaume des Cieux. » (18:1-4), La Bible, op.cit., p. 1667.

* 251 Ibid., p. 94.

* 252 Ibid., p. 94 ; Evangile selon Saint Jean (1:5).

* 253 Le Bon Pasteur, ou Bon Berger, est un des vocables par lesquels Jésus s'identifie. On le trouve dans l'Evangile de Jean où il est fait allusion à un aspect de la mission de Jésus : celui qui rassemble, guide, recherche et donne sa vie pour les autres. Il ramène la brebis égarée.

* 254 Ibid., p. 100 ; Lettre aux Romains : « Je le sais, et j'en suis persuadé dans le Seigneur Jésus : aucune chose n'est impure en elle-même, mais si quelqu'un la considère comme impure, pour celui-là elle est impure. Car si ton frère a de la peine à cause de ce que tu manges, ta conduite n'est plus conforme à l'amour. Ne va pas faire périr, à cause de ce que tu manges, celui pour qui le Christ est mort. » (14:14, 15), La Bible, op.cit., pp. 1887-1888.

* 255 Ibid., p. 100.

* 256 Ibid., p. 98.

* 257 MOUTOTE, op.cit., p. 461.

* 258Dictionnaire Gide, op.cit., pp. 56-57.

* 259 SP, op.cit., p. 126 ; Lettre aux Romains : « Sans la Loi, en effet, le péché est chose morte, et moi, jadis, sans la Loi, je vivais ; mais quand le commandement est venu, le péché est devenu vivant, et pour moi ce fut la mort. » (7:9, 10), La Bible, op.cit., p. 1878.

* 260 DAMBRE, op.cit., p. 77.

* 261 Citation prise de : http://www.espacefrancais.com/citations/?searchq=Andr%C3%A9+Gide

* 262 GIDE, André, Journal des Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1927, pp. 58-59.

* 263Journal, op.cit., p. 165.

* 264 DAMBRE, op.cit., p. 48.

* 265 Dictionnaire Gide, op.cit., p. 1547.

* 266 LABOURET, Denis, Littérature française du XX siècle (1900-2010), Paris, Armand Colin, 2013, p. 50.

* 267 THIERRY, op.cit., p. 1548 ; C'est ce que Gide a dit au sujet de l'Immoraliste. D'après l'idée de Jean-Jacques Thierry, nous rapprochons cette citation au sujet de La porte étroite.

* 268Ibid.,p. 1549.

* 269 MARTINET, op.cit.,pp. 118-119.

* 270Ibid.,p. 131.

* 271 JULIEN, op.cit.,p. 17.

* 272 MARTINET, op.cit., p. 101.

* 273PE, op.cit., p. 46.

* 274 STENDHAL, De l'amour, Paris, Gallimard, Collection Folio, 1980, p. 50.






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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe