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Ce que "casseur" veut dire. La figure de l'ennemi dans le discours politique

( Télécharger le fichier original )
par Pierre CHARTIER
Université de Bretagne Occidentale - Master 1 2017
  

Disponible en mode multipage

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CE QUE « CASSEURS » VEUT DIRE

LA FIGURE DE L'ENNEMI DANS LE DISCOURS POLITIQUE

DE

PIERRE CHARTIER

SOUS LA DIRECTION DE

MICHAEL RINN

pour l'obtention du Master 1 Arts, Lettres et Civilisation parcours Recherche

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Mémoire de Master 1 Arts, Lettres et Civilisation parcours recherche Université de Bretagne Occidentale Septembre 2017

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Remerciements

Je tiens tout d'abord à remercier Michael Rinn de son soutien, son écoute attentive et sa confiance pour m'avoir laissé complètement libre dans le choix de mon sujet qui n'est pas anodin dans cette époque où l'université française laisse de moins en moins de place aux réflexions politiques et critiques.

Je remercie chaleureusement Marco Vidak qui a accepté d'être membre du jury et qui a fait bien plus en prenant beaucoup de temps pour corriger ce mémoire, pour m'encourager et me conseiller.

Je remercie Gurvan qui m'a inspiré bien des morceaux de ce mémoire grâce à ses réflexions toujours pertinentes lors de nos nombreuses conversations.

Je remercie ma maman qui a bien voulu relire et corriger une partie de ce travail. Et mon autre maman pour avoir toujours cru en moi.

Mes sincères remerciements à Françoise Santos, J.-C. Vigreux et à Delphine Schmitt, qui vendaient leurs dictionnaires Larousse sur internet et ont accepté très gentiment de me donner les informations dont j'avais besoin, sans contrepartie financière.

Je veux remercier Morgane et Arthur qui m'ont soutenu dans ce mémoire comme de véritables ami-e-s. Nos discussions ont nourri ma réflexion, votre engagement ont nourri mes convictions.

Et enfin, je remercie Sophie, qui en plus de partager ma vie, a partagé ce mémoire de bout en bout, pour l'avoir (trop de fois) relu, corrigé, annoté. Pour avoir été là dans les moments de découragements et les moments d'euphories. Pour avoir toujours été là. Pour tout.

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Aux « casseurs »,

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SOMMAIRE

AVANT-PROPOS 6

ABRÉVIATIONS 8

INTRODUCTION 9

CONSTITUTION DU CORPUS 10

DÉTAIL DU CORPUS 11

POINT DE MÉTHODOLOGIE 12

HOMOGÉNÉITÉ DU CORPUS : LE RÉSEAU INTERDISCURSIF 14

I. DÉCRIRE LA VIOLENCE DES MANIFESTATIONS 16

I.1. RACONTER LA MANIFESTATION, ENTRE DESCRIPTION ET TÉMOIGNAGE 16

I.2. ÉTUDE DE CAS : L'HÔPITAL NECKER DANS LA PRESSE ÉCRITE 20

I.3. EFFACER LA MANIFESTATION, COMMENTER LA VIOLENCE 27

II. ANALYSE DIACHRONIQUE DE « CASSEURS » 36

II.1. REMARQUES PRÉLIMINAIRES 36

II.2. LES DÉNOTATIONS DE « CASSEURS » AU FIL DE L'HISTOIRE 36

II.3. ÉVOLUTION SÉMANTIQUE ? 41

III. LA FIGURE PROTOTYPIQUE DU « CASSEUR » 48

III.1. CADRAGE THÉORIQUE 48

III.2. ANALYSE DES RÉSULTATS 59

IV. CONDITIONS À LA NOMINATION DES « CASSEURS » 63

IV.1. « CASSEURS », UNE DÉNOMINATION À GÉOMÉTRIE VARIABLE 63

IV.2. CES CASSEURS QUE L'ON N'APPELLE PAS « CASSEURS » : LES MANIFESTATIONS DU

MONDE AGRICOLE 65

V. NOMMER LES « CASSEURS », DÉSIGNER LES ENNEMIS 75

V.1. DÉLIMITATION DU CHAMP NOTIONNEL 76

V.2. DÉSIGNER LES « CASSEURS » 79

V.3. LA CONSTRUCTION DU CONFLIT 82

V.4. CONSTRUIRE L'ENNEMI, SE CONSTRUIRE SOI-MÊME 85

CONCLUSION 94

ANNEXES 97

BIBLIOGRAPHIE 105

6

AVANT-PROPOS

Comme vous le constaterez, nous avons choisi de rédiger ce mémoire en adoptant l'écriture inclusive. Cette volonté provient d'une prise de conscience que nous avons pu développer en fréquentant les milieux féministes qui réfléchissent énormément à l'usage de la langue, à travers les normes et les mécanismes de domination/oppression. Nous-même attentif à l'évolution de la langue et à son inscription dans une société donnée, il nous a semblé important d'être complice de cette transformation en contribuant à cette réflexion au sein du milieu universitaire. En effet, le langage est un objet social comme un autre qui, par son évolution, est un témoin privilégié des représentations sociales d'un espace et d'un temps donné. Depuis la création de l'Académie Française et à travers son dictionnaire, la langue française n'a jamais cessé d'être normalisée. Cependant, d'autres lexicographes, pourtant présents à la même époque, témoignent d'une autre approche tel que celle de A. Furetière, qui a choisi de tenir compte de l'usage réel de la langue. Preuve encore une fois que la langue dépend souvent de la situation de celui ou celle qui parle. Comme nous l'avons souvent entendu dans nos études de Lettres Modernes, mais aussi Anciennes, une langue qui n'évolue plus, est une langue morte, c'est pourquoi la féminisation de la langue française ou l'écriture inclusive sont des formes de créativité qui ne doivent pas être laissées de côté et sur lesquelles nous nous devons de réfléchir.

Beaucoup d'auteures militantes et/ou universitaires, notamment des linguistes fournissent un travail conséquent sur la problématique du genre dans le langage. Je peux notamment vous renvoyer à la jeune revue GLAD, Revue sur le langage, le genre, les sexualités1 disponible en ligne.

En outre, pour un premier travail de recherche, j'ai choisi d'opter pour une écriture inclusive plutôt basique pour plus de clarté à la lecture de ce mémoire :

Les mots dont la féminisation n'apporte pas un changement important sur la graphie et la phonétique seront notés comme ceci :

- les mots dont la marque du genre féminin est -e : un-e ou stéréotypé-e

Les mots dont la féminisation apporte un changement important sur la graphie et la phonétique seront notés comme ceci :

1. http://www.revue-glad.org/

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- les mots dont la marque du genre féminin est -rice : agriculteur/agricultrice - les mots dont la marque du genre féminin est -ière : policier/policière - et enfin les articles : le/la ou du/de la

Il existe néanmoins des exceptions à cette féminisation quand nous mentionnons non pas un groupe social, mais un groupe manifestant dont l'usage discursif est toujours masculinisé et en cela, devenant totalement figé comme les « agriculteurs » ou les « casseurs ».

Le lexème « casseurs » est le sujet de cette étude, c'est pourquoi nous avons fait le choix de ne l'utiliser qu'entre guillemets. Ainsi, nous signifions la mise à distance avec notre objet d'étude. De même, nous ne l'utiliserons qu'au pluriel étant donné que la forme substantivée au singulier est absente des discours. « Casseurs » désigne donc un groupe indéfini.

Lorsque nous utiliserons un terme en italique, il s'agira d'un concept, sans attribut ou entre guillemets lorsque nous désignons le terme (exemples : « le sémème de « casseurs » construit l'image discursive de casseurs » ou « la connotation désigne... / La connotation de « casseurs » est... »).

Enfin, toutes les définitions de termes et concepts de notre domaine d'étude viennent du Dictionnaire de Linguistique et des Sciences du Langage (2012). Lorsqu'une définition n'a pas de source, cela veut dire qu'elle est de notre fait.

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ABRÉVIATIONS

CDG : Complément du Dictionnaire Godefroy

CGT : Confédération Générale du Travail

DAF : Dictionnaire de l'Académie Française

DG : Dictionnaire Godefroy

DHLF : Dictionnaire Historique de la Langue Française

DLSL : Dictionnaire Linguistique des Sciences du Langage

FDSEA : Fédération Départementale des Syndicats d'Exploitants Agricoles

GL : Grand Larousse

LBD : Lanceur de Balle de Défense

LR : Les Républicains

Medef : Mouvement des Entreprises de France

ONG : Organisation Non-Gouvernementale

PLI : Petit Larousse Illustré

TLFi : Trésor de la Langue Française informatisée

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INTRODUCTION

Cinq-cent vingt-sept2. Ce serait le nombre d'articles de presse qui ont tenté de comprendre qui sont ces « casseurs » qui sévissent depuis le début de la mobilisation contre la « loi Travail3 » (nous n'utiliserons que cette dénomination). Cinq-cent vingt-sept articles pour tenter de comprendre un phénomène datant de plusieurs années4.

En 2011, le Time a élu comme personnalité de l'année « le manifestant » car cette année a connu ce qu'on a appelé « le Printemps Arabe ». Ce fait, peut-être anodin, semble démontrer que « la manifestation de rue est aujourd'hui une forme d'action politique reconnue, tant par ceux qui y ont recours que ceux qu'elle cible » (Filleule et Tartakowsky 2013 : 13). Si en 2011, le « manifestant » était sur le devant de la scène, il nous a semblé qu'en 2016 une autre figure a émergé dans les discours à propos des manifestations, celle des « casseurs » qui font à chaque fois les unes des journaux, tant sous leur forme papier que sous leur forme télévisée, c'est pourquoi notre attention s'est tournée vers celle-ci.

Notre postulat de départ est que l'item lexical5 « casseurs » est une construction politique discriminante qui agrège une multitude de groupements politiques et qui, ainsi agglomérés, formeraient une catégorie homogène réunie sous la dénomination « casseurs ». Pour les besoins de cette étude, nous avons analysé les discours politiques qui portaient sur les violences lors des manifestations contre la loi Travail. En effet, le lexème « casseurs » a joué un rôle central pendant ces manifestations. Nous étudierons ainsi la problématique de la dénomination et tout particulièrement en analysant la charge sémantique du mot. Nous nous interrogerons sur des effets discursifs provoqués par l'unité lexicale « casseurs » lorsqu'elle est l'objet du discours. Notre objectif est de montrer que le terme « casseurs » a vu sa dénotation évoluée au fur et à mesure que le monde politique, amplifié par le monde médiatique, lui a injecté une forte charge sémantique pour en faire une figure prototypique d' « ennemi de l'intérieur ». Nous nous plaçons dans une

2. Selon le site d'information Lundi-Matin. Ce chiffre prend en compte les articles parus entre le 01 mars et le 06 juin 2016, date de parution du présent article.

3. Son nom officiel est « loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels ».

4. Une recherche sur Google Actualités allant du 01 mars au 1er juin 2016, avec les mots « qui sont les casseurs » nous renvoie 5000 résultats (consulté le 16 février 2017).

5. Nous utilisons item lexical (ou « item » seul) pour désigner un ou plusieurs morphème-s formant une unité sémantique. Nous pourrons aussi utiliser indifféremment « lemme », « mot » ou « lexie ».

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perspective d'analyse critique du discours puisque, selon nous, c'est dans et par le discours politique que l'unité lexicale « casseurs » a pris son sens jusqu'à un quasi effacement de ses connotations.

CONSTITUTION DU CORPUS

Le choix du corpus n'a pas été chose aisée, tant la matière se révèle riche et abondante. Il a fallu le circonscrire pour obtenir un ensemble clair, homogène mais représentatif du champ politique autour de ce sujet qui a tant déchaîné les passions. Le premier choix a été de choisir quel medium6 : puisque notre champ d'investigation est le discours politique, nous avons fait le choix de ne prendre que des sources primaires, c'est-à-dire les discours devant l'Assemblée Nationale et les passages radiophoniques plutôt que leurs retranscriptions dans la presse, condition sine qua non pour l'analyse du contexte et du cotexte. À l'exception de l'entretien de Bernard Cazeneuve sur France 2, tous les textes ont été trouvés sur le site internet Vie Publique qui regroupe les prises de parole publiques des ministres et des secrétaires d'État depuis 1947.

Il nous a fallu ensuite limiter le nombre de locuteurs/locutrices. Nous avons d'emblée choisi les discours des membres du gouvernement, exception faite des secrétaires d'État. Il nous a semblé pertinent de n'écarter de prime abord aucun-e ministre puisque ceux/celles-ci détiennent le pouvoir de l'exécutif et représentent la parole présidentielle. Dans les faits, nous retrouvons les mêmes ministres pour s'exprimer sur ce sujet délicat : majoritairement le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve et, dans une moindre mesure, le premier ministre Manuel Valls puisqu'ils occupent deux ministères régaliens et incarnent de fait l'autorité du gouvernement.

Notre corpus comprend les discours politiques prononcés entre le 11 avril et le 16 septembre 2016 qui utilisent le terme « casseurs ». Nous nous sommes arrêté sur ces dates car elles correspondent environ à la durée de la mobilisation puisque la première journée a eu lieu le 09 mars, la dernière le 15 septembre. L'écart entre le 09 mars et le 11 avril

6. Medium désigne « le support, l'intermédiaire à quelque chose ». Lors des manifestations contre le projet de loi Travail, les réseaux sociaux ont joué un rôle nouveau dans la représentation des manifestations, notamment avec l'apparition de Periscope, une application permettant de retransmettre à quiconque ayant l'application ce que l'on filme via son téléphone, ou encore la possibilité de retransmettre en direct sur Facebook.

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s'explique autant par le peu de violences lors des premières mobilisations que par le peu d'intérêt qu'elles ont suscité chez les politiques. La date butoir du 16 septembre n'est pas arbitraire puisqu' étonnamment, il n'y a pas un seul article dans Le Monde qui parle des « casseurs » durant les quinze jours qui ont suivi cette dernière manifestation, l'actualité politique (la campagne pour la présidence des Républicains bat alors son plein) et le terrorisme sont les sujets dominants. Notre choix de ne garder que les discours utilisant le terme « casseurs » est aussi logique que problématique. Logique, puisque notre étude porte sur les modalités d'utilisations et les effets discursifs de l'item « casseurs » dans le discours politique, ce qui induit que l'objet d'étude doit être présent. Problématique car quelques (rares) discours portent sur les « casseurs » sans les nommer, notamment grâce à des périphrases. Cependant, comme nous l'étudions dans le chapitre V, ce phénomène s'observe dans les autres discours de notre corpus, ce qui nous permet dès alors d'écarter ceux qui n'utilisent pas le lexème « casseurs ».

DÉTAIL DU CORPUS

Nous retrouvons le Premier ministre Manuel Valls à deux reprises lors d'entretiens radiophoniques assez importants, tant en longueur qu'en contenu. Il y a aussi un long entretien du président de la République François Hollande, invité de Thomas Sotto dans la matinale d'Europe 1 pour évoquer le bilan de son quinquennat et les objectifs pour sa dernière année à l'Élysée ainsi qu'un entretien « fleuve » paru le 30 juin 2016 dans Les Échos7, plutôt centré sur l'actualité. Nous avons la ministre des affaires sociales et de la santé, Marisol Touraine, lors d'un passage sur LCI pour parler notamment du paquet de cigarettes neutre. Jean-Michel Baylet également, ministre de l'aménagement du territoire, de la ruralité et des collectivités territoriales, dans un entretien sur Public Sénat et en simultané sur Sud Radio qui commente l'actualité.

Un ministre ressort de notre corpus, il s'agit de Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur qui a été sur tous les fronts en raison des manifestations, de l'état d'urgence et de l'organisation de l'euro de football. Nous allons étudier quatre de ses interventions : deux discours (au Sénat et à l'Assemblée Nationale) ainsi que deux entretiens (au journal

7. Barre N., Chatignoux C., Furbury P.-A., Lefebvre E. et Seux D., 2016 : « Brexit, impôts, présidentielle : ce que veut Hollande », Les Échos. pp. 2-3.

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télévisé de 20 heures de France 2 ainsi qu'à la matinale de France Inter). Une autre ministre ressort de notre corpus, mais plutôt par sa discrétion, il s'agit de Myriam El Khomri, ministre du travail, qui n'apparaît qu'une seule fois dans notre corpus, sur Europe 1, alors qu'elle est la ministre qui porte ce projet de loi et, de fait, la première visée par le mécontentement. Cela s'explique par le peu de commentaires quant aux manifestations puisqu'elle était le plus souvent invitée à s'exprimer sur le contenu de son projet de loi.

Pour plus de facilité, étant donné que les textes n'ont pas de titre, nous les nommerons en donnant le nom, la date et le numéro de la ligne en cas de citation (exemple : Hollande 17 mai : 38-46). Nous avons choisi ce format dans un premier temps pour faciliter les recherches dans le corpus, le numéro de la ligne étant plus précis, dans un second temps parce que la pagination a évolué au fur et à mesure de nos recherches. De plus, pour alléger notre corpus (qui faisait environ 300 pages) nous n'avons gardé que les passages concernant notre sujet, c'est-à-dire lorsque sont évoquées les manifestations.

POINT DE MÉTHODOLOGIE

Nous allons analyser un corpus constitué exclusivement de discours politiques ayant tous « casseurs » comme objet du discours.

Qu'est-ce que le discours politique ? Olivier Reboul (1980) le considère comme un vecteur d'idéologie, outil de prescription et de valorisation tout comme Murray Edelman pour qui le discours politique « est conçu comme une interprétation qui reflète et perpétue une idéologie » (1991 : 34). Pierre Bourdieu définit dans Ce que parler veut dire le langage politique comme étant avant tout la langue officielle, c'est-à-dire la langue légitime et donc un instrument de pouvoir, de « domination symbolique » (2001 : 70) qui s'est imposé au détriment des dialectes « de classe, de région ou d'ethnie » (loc.cit. : 71).

Pour nous concentrer uniquement sur les paroles des politiques, nous ne prendrons pas en compte dans notre analyse les interventions des journalistes, hormis à quelques rares exceptions qui seront alors indiquées dans le texte. Il est évident que ce choix implique des aspects intéressants non-traités mais les limites imposées à ce travail exigent des concessions. Pour ne pas le laisser complètement de côté, et ainsi prendre le risque de

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passer à côté d'aspects fondamentaux pour notre analyse, notre premier chapitre s'appuiera sur des articles de presse qui nous permettront de définir le discours journalistique.

Nous avons dans un premier temps divisé notre corpus en deux catégories que nous appellerons « énonciation textuelle » et « énonciation dialogique » pour différencier les discours « monologaux » (Kerbrat-Orecchioni 1998 : 55), c'est-à-dire des discours écrits lus, des « discours dialogués oraux » (loc. cit.). En effet, le discours s'adapte au medium sur lequel il s'inscrit ce qui induit des changements discursifs propres à celui-ci. Par exemple, comme le rappelle Christian Le Bart, la télévision a grandement fait évoluer le discours des politiques, tant sur le fond (homogénéisation des discours) que sur la forme (brièveté, phrasé), tout comme la présence d'un-e interlocuteur/interlocutrice ou non (1998 : 19-26). Cependant, comme le souligne Catherine Kerbrat-Orecchioni, « il existe entre les formes orales et écrites un sorte de continuum » (1998 : 55) et qui, dans le discours politique, peut prendre la forme d'éléments de langage8. Nous avons au total huit textes dans la catégorie « énonciation dialogique », deux pour « énonciation textuelle » (Cazeneuve 3 mai et Cazeneuve 19 mai) et l'interview de François Hollande parue dans Les Échos (30 juin 2016) qui se situe entre les deux catégories puisque, l'entretien oral étant retranscrit, il comporte des marques textuelles normalement absentes d'une énonciation dialogique.

Quelles sont les différences notables entre les textes appartenant à ces catégories ? Il y a tout d'abord une différence dans le jeu dialogique entre le/la journaliste et le/la politique. Dans les textes à énonciation dialogique, les interruptions et ruptures, indiquées dans le texte par des points de suspension, sont très nombreuses (on en décompte jusqu'à 91 dans Hollande 17 mai). Les ruptures quant à elles sont aussi syntaxiques et traduisent un bafouillement, comme dans : « On voit bien ce qui peut se passer autour de Nantes et de Rennes avec les ... mais il n'y a pas de groupes proprement constitués d'une organisation proprement constituée » (Valls 19 mai : 11). Nous pouvons aussi remarquer une nette différence dans le phrasé, qui tient bien sûr aux différences qui séparent l'écrit de l'oral. Les réponses semblent être plus concises, mieux structurées à l'écrit ; cela s'observe surtout pour les questions qui dépassent rarement la vingtaine de mots, alors qu'à l'oral

8. « Les éléments de langage sont des documents qui fournissent aux acteurs institutionnels des données (vocabulaire, chiffres, arguments) à intégrer à leur discours à l'attention de publics externes. » (Oger et Ollivier-Yaniv 2006 : 66)

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certaines questions dépassent la centaine de mots, comme celle de Thomas Sotto à François Hollande en 108 mots :

Il y a un sujet sur lequel il y a quelques semaines le ministre de l'Economie [sic] a pris une position forte, Monsieur le président, une position d'indignation, ça concerne la rémunération délirante de certains patrons. On a eu quelques exemples récemment : Carlos TAVARES qui a fait fois deux chez PSA ; Alexandre de JUNIAC, + 65 % de rémunération chez AIR FRANCE ; RENAULT, Carlos GHOSN, 7 251 000 euros pour l'an dernier, rémunération validée par le conseil d'administration contre l'avis de l'assemblée générale. Tout ça, c'est le prix de la performance, des résultats obtenus, ou est-ce que c'est trop ? Est-ce que vous êtes choqué ? (Hollande 17 mai : 393-400)

Cependant, comme nous allons le voir, il n'y a pas vraiment de différence lexicale et sémantique entre le groupe « énonciation dialogique» et « énonciation textuelle » puisque nous retrouvons les mêmes idées, les mêmes lexèmes et les mêmes procédés argumentatifs. C'est pourquoi nous avons choisi ces textes : derrière une apparente hétérogénéité formelle, nous allons voir qu'il s'agit d'un corpus idéologiquement homogène.

HOMOGÉNÉITÉ DU CORPUS : LE RÉSEAU INTERDISCURSIF

Le continuum idéologique entre chaque discours forme un réseau interdiscursif puissant. En effet, nous retrouvons souvent les mêmes idées, parfois exprimées de la même manière. Ainsi, il est souvent rappelé que l'on peut manifester en France (Hollande 17 mai : 536, 571 ; Valls 19 mai : 84 ; Touraine 19 mai : 30 ; Valls, 15 juin : 15 ; El Khomri 11 avril : 97-98). De même, il y a un vrai consensus quant au fait que la police est une cible pour les « casseurs » (Baylet 3 mai : 172; Cazeneuve 3 mai : 54-55; Hollande 17 mai : 550-552; Touraine 19 mai : 22-27; Valls 19 mai : 32-37; Valls 15 juin : 58-60; Cazeneuve 14 septembre : 159-161). Enfin, et nous reviendrons sur ce point plus loin, la distinction entre les « manifestants sincères » et « les casseurs » est faite dans la plupart des discours, lui conférant presque le statut de lieu commun. On peut voir qu'il y a une certaine porosité entre tous les discours, ce qui permet d'identifier les éléments formant la doxa, éléments qui, dans notre corpus, sont généralement repris par les journalistes.

Notre étude se décompose en cinq parties. La première se bornera à contextualiser notre sujet en analysant les éléments constitutifs aux discours portant sur les manifestations dites violentes et sur la place centrale de la violence. Notre seconde partie sera une analyse

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diachronique de « casseurs » qui s'appuiera sur le journal Le Monde depuis 1944. La troisième partie sera consacrée à la théorie du prototype grâce à laquelle nous espérons démontrer que « casseurs » est l'instance prototypique de sa catégorie. La quatrième partie analysera les conditions de la nomination des « casseurs » et pourquoi certains groupes qui utilisent les mêmes modalités d'actions ne sont pas désignés comme tel, en prenant l'exemple des agriculteurs. La nomination et la désignation constituent le début de notre dernière partie qui analysera comment ces deux notions, couplées aux théories du conflit et de l'ennemi, permettent aux politiques de construire une image discursive des « casseurs » mais aussi la leur.

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I. DÉCRIRE LA VIOLENCE DES MANIFESTATIONS

On ne parle jamais des « casseurs » en dehors de la violence car « casseurs » appelle la violence. Le phonème est violent à l'oreille avec la dorso-palatale [ka] qui claque au fond de la bouche, suivie de la sifflante [soer] ; « casseurs » est violent aussi d'un point de vue sémantique et cela même en dehors de tout contexte d'énonciation puisqu'il est le substantif de « casser » qui dénote la fracture, le bruit, la violence. C'est pourquoi sa présence dans le discours conditionne et modifie la situation d'énonciation due à la forte charge sémantique9 qu'on lui prête, ce que nous étudierons plus loin. Nous allons donc définir le contexte d'apparition des « casseurs » au sein du discours et étudier ce qui le lie au champ, lexical et thématique, de la violence protestataire.

Que ce soit dans les discours politique ou médiatique, que nous rassemblerons dorénavant sous l'appellation « discours publics », la figure des « casseurs » est systématiquement appelée en cas d'affrontements «en marge» d'une manifestation, comme à chaque mouvement social en France depuis environ trente ans10. La focalisation des producteurs de l'événement que sont les médias est placée sur ces personnes à qui l'on refuse le titre de « manifestants » alors que ce sont eux/elles qui attirent les journalistes, qui font d'une manifestation un événement médiatique et, dans de nombreux cas, politique (Dupuis-Déri 2003 : 239-242).

I.1. RACONTER LA MANIFESTATION, ENTRE DESCRIPTION ET TÉMOIGNAGE

Le discours journalistique (ou médiatique) possède des particularités propres à son genre qu'il convient de rappeler avant toute utilisation de ce type de discours. Il ne s'agit aucunement d'être exhaustif mais plutôt de pointer les caractéristiques qui interagissent avec notre sujet.

9. La charge sémantique d'un mot est l'intensité d'un sens sur les autres sens du mot, reconnu par les membres d'une communauté linguistique donnée à un temps donné.

10. Comme dans « Un an après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl Les retombées politiques d'un nuage... », Le Monde, 23 avril 1987.

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a) Spécificité du discours journalistique

Le spectacle constitué par la médiatisation des informations construit et reconstruit continuellement les problèmes sociaux, les crises, les ennemis et les dirigeants, en créant une succession de menaces et de réassurances. Les questions et les personnalités ainsi « construite » forment le contenu du journalisme politique [...] tout comme elles jouent un rôle central dans l'approbation ou la désapprobation des causes politiques et des mesures gouvernementales (Edelman 1991 : 19).

Généralement, le rôle des médias et son influence vis-à-vis de l'information est occulté par l'hypothèse selon laquelle le/la journaliste observe des « faits » au sens « précisément circonscrit par ceux qui seraient convenablement formés et motivés » (loc. cit.). Pourtant, nous savons que objet social observateur et objet social observé « se construisent mutuellement » via des développements politiques ambiguës qui n'ont que le sens que l'objet social observateur leur donne. De plus, « les rôles et les auto-représentations des observateurs sont également des constructions créées au moins en partie par l'interprétation de leurs observations » (ibid. : 19-20). C'est pourquoi le discours journalistique et discours politique fonctionnent en symbiose, ce nourrissant l'un et l'autre.

Contrairement à un schéma de communication classique, la coénonciation11 ainsi que la temporalité de la réception dans le discours médiatique ne peuvent pas être déterminées par l'émetteur/émettrice qui s'appuie alors sur un-e lecteur/lectrice stéréotypé-e, déterminé-e notamment par les caractéristiques du medium (ligne éditoriale, type de contenu, longueur moyenne des articles, etc.). S. Fischer compare par exemple les « discours sociaux médiatisés » aux panneaux « défense d'entrer » ou « attention au chien » qui sont « une production adressée à quiconque [sic] qui pourrait se trouver en situation de réception » (1999 : 194). Cependant, chaque média doit construire le bon coénonciateur, le « bon lecteur », sous peine de voir ses ventes chuter (loc. cit.).

La rude concurrence à laquelle se livrent les journaux s'explique principalement par cette construction du « bon lecteur » qui ne doit rien au hasard. Cela a pour conséquence que les titres de presse, et cela fonctionne pour tous les « genres », parlent des mêmes sujets puisqu'ils visent le même lectorat. De plus, ils en parlent aux mêmes moments (ce que l'on appelle l'agenda politique), ce qui mathématiquement fragmente le lectorat (loc.

11. Nous utilisons ce terme au sens de M.-A. Morel (2006) : « Nous définissons la coénonciation comme l'anticipation par le parleur (alors envisagé comme énonciateur) des réactions possibles de l'écouteur, fondée sur le degré de connaissances partagées qu'il lui suppose » (2006 : §21)

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cit.). C'est pourquoi le seul moyen pour eux de se différencier de la concurrence se trouve dans « la stratégie énonciative » :

Ce n'est pas sur le plan du dictum que ces titres pourront se différencier les uns des autres. La spécificité d'un titre vis-à-vis de ses concurrents (et, par conséquent, ses chances de trouver ses « bons lecteurs » et de les fidéliser), ne peut construire que sur le plan du modus, de la stratégie énonciative (Fisher 1999 :195).

b) La manifestation de rue et la presse

Des liens constitutifs

Comme le rappelle Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky (2013), la « manifestation de rue » a pour objectif principal, surtout lorsque le groupe manifestant n'est pas institutionnalisé mais « challenger », de « forcer les arènes institutionnelles à s'ouvrir à la discussion » (2013 : 140). Pour y arriver, le groupe manifestant doit obtenir la meilleure couverture médiatique puisque comme le souligne G. Wolfsfeld (1997), « ce sont les médias qui fournissent aux challengers un accès aux décideurs politiques et aux tiers partis (élites politiques et public) » (in Fillieule et Tartakowsky 2013 : 140). Un autre récepteur au discours du groupe manifestant est le public qui, pour apporter son soutien, doit connaître ses revendications, rôle qui incombe généralement à la presse (bien que celui-ci tend à évoluer depuis l'apparition des nouvelles technologies). Cette relation de dépendance vis-à-vis de la presse s'explique par ce chiffre que rappellent O. Fillieule et D. Tartakowsky : « ce sont 2 à 5 % des manifestations recensées dans les dossiers policiers qui trouvent un écho dans la presse nationale » (1993 : 145), il serait alors nécessaire pour un groupe manifestant de faire partie de ce faible pourcentage pour obtenir l'assurance d'une victoire. Cela montre aussi le pouvoir qu'ont les médias d'influer sur l'agenda politique en couvrant ou non une manifestation.

Ainsi, Patrick Champagne écrit : « on pourrait presque dire, sans forcer l'expression, que le lieu réel [nous soulignons] où se déroulent les manifestations, [...] n'est pas la rue, simple espace apparent, mais la presse (au sens large). » (1984 : 28).

L'effacement énonciatif

P. Champagne (1984), qui analyse une manifestation d'agriculteurs/agricultrices à Paris le 23 mars 1982, fait ce constat : il n'existe pas de récit objectif de ce type

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d'événement, autant pour les participant-e-s, « à la fois acteurs et spectateurs » (ibid.: 20), que pour les professionnel-le-s : « ce qui est dit et vu de l'événement est le produit de la rencontre entre les propriétés du groupe qui se donne à voir et les catégories de perception, sociales et politiques, du groupe social formé par les journalistes » (op. cit.). C'est pourquoi peuvent surgir d'un même événement plusieurs récits, parfois contradictoires, selon différents critères que nous avons déjà évoqués précédemment (les journalistes, la ligne éditoriale ou encore le medium12). Les journalistes ne sont pas de simples passeurs/passeuses d'informations contrairement à une idée répandue qui voudrait qu'un-e journaliste ait un regard objectif sur un événement car, C. Kerbrat-Orecchioni (1980) le rappelle, c'est la subjectivité qui est la règle. Malgré cela, il se dégage de beaucoup de textes de presse une impression d'objectivité, d'avoir un énoncé qui se prend en charge tout seul : c'est le phénomène d'effacement énonciatif théorisé par Robert Vion.

[Ce processus] constitue une stratégie, pas nécessairement consciente, permettant au locuteur de donner l'impression qu'il se retire de l'énonciation, qu'il «objectivise» son discours en «gommant» non seulement les marques les plus manifestes de sa présence (les embrayeurs) mais également le marquage de toute source énonciative identifiable (2001 : 334).

C'est clairement le cas du discours journalistique qui ne met que très rarement en scène le/la producteur/productrice pour appuyer ce point de vue soi-disant neutre, distancié et purement informatif. Pour Patrick Charaudeau, c'est un « «jeu» que joue le sujet parlant, comme s'il lui était possible de ne pas avoir de point de vue, de disparaître complètement de l'acte d'énonciation, et de laisser parler le discours par lui-même » (1992 : 650).

Les caractéristiques du discours journalistique s'appliquent principalement aux médias de masse* en opposition aux médias alternatifs* (appelés aussi « médias libres* ») qui ont vu le jour sur internet et pour lesquels l'effacement énonciatif est quasiment absent. Pour illustrer les différences de points de vue dans une manifestation13, nous allons nous appuyer sur trois articles issus des différents médias qui traitent du même événement : l'épisode dit « de l'hôpital Necker ».

12. Le medium désigne « le support, l'intermédiaire à quelque chose ». Lors des manifestations contre le projet de loi Travail, les réseaux sociaux ont joué un rôle nouveau dans la représentation des manifestations, notamment avec l'apparition de Periscope, une application permettant de retransmettre à quiconque ayant l'application ce que l'on filme via son téléphone, ou encore la possibilité de retransmettre en direct sur Facebook.

13. Qu'il s'agisse d'un point de vue physique, là où se trouve chaque journaliste au moment des faits, ou idéologique, l'interprétation des faits.

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I.2. ÉTUDE DE CAS : L'HÔPITAL NECKER DANS LA PRESSE ÉCRITE

a) Contextualisation

Le 14 juin 2016, l'intersyndicale appelle à une neuvième journée de mobilisation nationale contre la loi Travail. Comme les précédentes fois, notamment à Paris, des affrontements opposent la police et des manifestant-e-s, avec des points de crispation à certains endroits du parcours. Un de ces points se trouve juste devant l'Hôpital Universitaire Necker, spécialisé dans les soins des enfants. À la suite de ces affrontements, neuf vitres ont été abîmées, volontairement ou non.

Nous avons choisi trois articles traitant de cette actualité : « À Paris, la manif dévaste tout sur son passage »14 de Vincent Verrier (Le Parisien, 15 juin 2016), « Loi travail : nouvelle journée de manifestation ultraviolente [sic] à Paris »15 écrit par Anne de Guigné (Le Figaro, 14 juin 2016) et « Tentative de récit de la longue journée de lutte du 14 juin »16 par un-e anonyme, publié sur le site internet Paris-luttes (16 juin 2016), un média libre.

b) Les titres et sous-titres

Nous pouvons remarquer les différences dans les titres de chaque article : alors que celui du Figaro adopte un ton assez neutre, celui du Parisien utilise un lexique plus marqué dans lequel se devine l'opinion péjorative de l'auteur : ce ne sont pas les « casseurs » mais « la manif » qui « dévaste tout ». Le verbe « dévaster », aussi présent dans l'article du Figaro, sera repris par le Premier ministre Manuel Valls dès le lendemain mais nous y reviendrons ultérieurement. L'article de Paris Luttes utilise lui aussi des marqueurs de subjectivité tels que « longue » et « journée de lutte ». On peut aussi remarquer la prudence de l'auteur-e avec le terme « tentative », qui nous avertit dès le début de l'aspect imparfait de l'article. On peut supposer que c'est à cause de la longueur de la journée ou parce que l'auteur-e a conscience de n'être qu'un regard parmi des milliers d'autres. Cette prudence, sous forme d'avertissement, n'est pas présente dans les deux autres titres: « la manifestation dévaste tout » et « manifestation ultraviolente » ne sont pas

14. Verrier V. « A Paris, la manif dévaste tout sur son passage », Le Parisien [en ligne], 15 juin 2016 (disponible sur le site internet Press Reader) [consulté le 16 mai 2017].

15. De Guigné A. et Gautier, C. « Loi travail : nouvelle journée de manifestation ultraviolente à Paris », Le Figaro [en ligne], 14 juin 2016 (mis à jour le 15 juin 2016) consulté le 16 mai 2017.

16. « Tentative de récit de la longue journée de lutte du 14 juin », Paris-luttes.info [en ligne], 16 juin 2016 (mis à jour le 18 juin 2016) [consulté le 17 mai 2017] .

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des titres nuancés, tout comme « Dégradations à l'hôpital Necker : récit d'une journée de cauchemar » publié le 15 juin 2016, sur le site du Figaro17 qui relate les réactions de plusieurs commerçant-e-s ou usagers/usagères présent-e-s à l'hôpital pendant les faits. On relève l'absence de modalisateur, l'utilisation d'un lexique péjoratif pathétique et une exagération qui tient presque de la synecdoque en définissant comme « journée » les deux heures qu'a duré l'affrontement devant l'hôpital Necker.

c) Déroulement du récit et spécificités

Le Parisien

Dans Le Parisien, l'article commence ainsi : « 14h03. Les CRS chargent déjà. » D'emblée la manifestation commence dans la violence, à moins que la manifestation n'ait pas encore commencé. Le flou est dissipé quelques lignes plus tard : « depuis le départ, vers 13 heures place d'Italie (XIIIe), des centaines de casseurs remontent le cortège pour se positionner dans le premier tiers de la manifestation ». Le regard du journaliste se focalise sur les « casseurs », excluant du champ les autres manifestant-e-s ainsi que leurs revendications ; en plaçant dans le texte les violences avant le départ, qui était calme selon Vincent Verrier, on discerne ici ce sur quoi le journaliste porte son attention. Néanmoins, en mettant les CRS comme agent18 (au sens grammatical) des violences : « Les CRS chargent », cela pourrait laisser entendre que ce seraient les CRS qui auraient déclenché les hostilités, à moins que le journaliste n'ait pas vu la cause de la charge policière. Cela n'est pas clair et traduit bien la confusion qui peut régner dans ces moments de troubles.

Le Figaro

L'article du Figaro a une construction plus traditionnelle dont voici le premier paragraphe du corps du texte19 :

Nouveau déferlement de violences pour cette neuvième journée de mobilisation contre le projet de loi El Khomri, actuellement débattu au Sénat. À l'appel de l'intersyndicale (CGT, FSU, FO, Solidaires, Unef, UNL, Fidl), 1,3 million de personnes, selon la CGT, mais 125.000 selon la Police, ont manifesté ce mardi dans une cinquantaine de villes en France.

17. Théobald M. « Dégradations à l'hôpital Necker : récit d'une journée de cauchemar », Le Figaro [en ligne], 15 juin 2016 (mis à jour le 16 juin 2016) [consulté le 16 mai 2017].

18. L'agent désigne l'être qui fait l'action du verbe (DLSL).

19. Nous n'avons pas tenu compte ni du titre, ni du chapeau qui sert de présentation et de résumé, notamment pour les moteurs de recherches ou sur la page d'accueil des sites.

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Le pic du 31 mars, avec ses 400.000 manifestants, selon le ministère de l'Intérieur, n'a donc pas été dépassé. Les syndicats espèrent toujours faire pression sur le gouvernement afin qu'il amende le texte qui prévoit notamment une décentralisation de la négociation sociale vers les entreprises.

Les faits, les informations données (syndicats participants, chiffres de l'intersyndicale et du ministère de l'intérieur...) et un bref rappel de la revendication principale permettent la contextualisation du discours là où le premier article commence directement dans l'action. Néanmoins comme peut laisser penser la première phrase du paragraphe, en parlant de « déferlement de violences », tout le reste de l'article est centré sur les affrontements :

Au bout de quelques centaines de mètres seulement, la manifestation a tourné à l'affrontement. [...] Quelques instants avant, des centaines d' « autonomes[*] » habillés de noir, cagoulés et équipés de lunettes de natation, ont provoqué les forces de l'ordre en tête de cortège en jetant des projectiles, alors que des personnes se faisaient soigner, assises sur le bord des trottoirs.

Alors que ce passage semble donner la justification de la charge policière inexpliquée dans le Parisien, nous pouvons remarquer une incohérence dans la présentation des faits : si « l'affrontement » a été provoqué par les « «autonomes» » en jetant des projectiles sur « les forces de l'ordre », pourquoi des « personnes » se font « soigner, assises sur le bord des trottoirs » ? Soit une partie des faits a été ellipsée (celle où les personnes qui sont soignées se font blesser), soit la restitution qui en est faite est anachronique et rend la compréhension du déroulement des faits problématique. Le récit rapporté par la journaliste est loin d'être neutre, chronologique et distancié, et illustre bien l'effacement énonciatif puisque malgré l'absence de déictiques de personne, les jugements personnels sont bien présents : « Au bout de quelques centaines de mètres seulement », « les dégâts matériels sont impressionnants », « restaurants dévastés », « Les casseurs s'en sont même pris » [nous soulignons].

Paris-luttes.info

Alors que l'article de Paris Luttes est anonyme, il est le seul à prendre en charge l'énonciation via de nombreux déictiques tels que les indices de personne : « après notre passage »,« nous rejoindre », « à mon avis » ou « je ne sais pas ». Cet article illustre bien le fossé qui peut séparer les récits d'un même événement. L'auteur-e était présent-e dans le

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« cortège de tête » et donc au plus près des événements mais aussi émotivement engagé-e dans ce qui est décrit. Outre les différences de ton et de vocabulaire (« marrants », « bordel », « coup de latte »), sa version de l'affaire de l'hôpital Necker tranche avec les deux autres récits puisque ce serait « une personne seule » qui aurait « étoilé » les vitres de l'hôpital. L'auteur-e semble chercher des raisons à l'inaction des autres personnes présentes en plaidant l'ignorance (du lieu visé ou des raisons de l'attaquer). Il/elle contextualise les faits en évoquant les affrontements avec la police, et conclut que « dans le chaos ambiant, [...] c'était vraiment pas grand chose ».

Comment interpréter ces différences ? En se plaçant du côté du/de la récepteur/réceptrice, il peut être légitime de se méfier de cet article publié sur un site militant, écrit par un-e auteur-e anonyme qui ne cite aucune source20, alors que le Figaro et le Parisien sont deux quotidiens connus, réputés, avec des journalistes professionnel-le-s. Il s'agit ici de légitimité énonciative : les journalistes disposent de la légitimité journalistique21 pour relater des faits que le/la récepteur/réceptrice ne remet pas en doute, contrairement à un récit fait par une personne lambda22. Pourtant, cet article comporte de nombreuses informations et son lot de détails : il y a un positionnement énonciatif idéologiquement revendiqué, chose quasiment impensable dans la presse traditionnelle du moins dans cette forme là. Au-delà des prises de positions assumées, il y a seize photographies qui accompagnent l'article (là où les autres n'ont qu'une, voire deux photographies d'illustrations), sur lesquelles essentiellement des graffitis (« fin de la propriété privée » sur la vitrine d'une agence immobilière, « je pense donc je casse » et sa variante « je pense donc je ne suis pas CRS ») mais aussi des magasins qui ont été pris pour cibles (une boutique Lancaster qui vend de la maroquinerie de luxe et une autre proposant des coffres-forts, alarmes et portes blindées). Loin de nier les dégradations, il y a même un acte revendicatif puisqu'il/elle écrit :

20. D'autant plus depuis que la chasse aux fake-news est à la mode dans les médias. Le Monde propose d'ailleurs un moteur de recherche qui indexe et juge la fiabilité des sites d'informations à l'adresse http://www.lemonde.fr/verification/site. Consulté le 12 novembre 2016, le Parisien et le Figaro sont jugés « fiable[s] », alors que Paris-luttes.info est jugé « peu fiable ». Cependant, il semble que les critères aient changé depuis et que Le Monde recommande toujours de croiser les sources d'une information.

21. Sur cette notion de légitimité journalistique, voir Grevisse, Benoît. « Légitimité, éthique et déontologie », Hermès, La Revue, vol. 35, no. 1, 2003, pp. 223-230 ou Bernier, Marc-François. Éthique et déontologie du journalisme. Presses Université Laval, 2004.

22. Pourtant, le métier de journaliste n'étant pas une profession réglementée, il n'y a besoin ni de carte de

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Niveau "casse", toutes les banques, agences immobilières, d'assurance, etc. y passent, comme d'habitude, ainsi que diverses autres enseignes capitalistes genre Starbuck et compagnie. Le Ministère de l'Outre-Mer a été sur-tagué et vu quelques-unes de ses fenêtres brisées. Et bien sûr, tout ce qui était publicités, caméras de vidéo-surveillance y est passé, dans la joie et la bonne humeur. Parmi les trucs marrants, on a pu voir une agence qui proposait une "épargne solide" mais dont les vitrines fragiles se sont effondrées après deux coups de latte.

Encore une fois, l'énonciation est assumée discursivement (grâce au champ lexical, au niveau de langage mais aussi par l'utilisation de l'humour) et située politiquement (la dégradation des « enseignes capitalistes » est montrée positivement, l'effet de liste démontre un acte politique anticapitaliste et anti-autoritaire avec la visée d'un ministère et des caméras de vidéo-surveillance). De surcroît, par rapport aux autres articles, l'amplitude horaire rapportée est bien plus importante puisqu'elle commence « une heure avant le départ de la manifestation » qui était à 13 heures, jusqu'à 22 heures 30. Entre les deux marqueurs temporels sont racontés la manifestation nationale puis des « rassemblements » devant le Sénat, sur la place de la République et au quartier Latin et enfin une « manifestation sauvage » de la place de la République jusqu'au parc de Belleville qui a rassemblé environ mille personnes selon l'auteur-e. Ces faits, qui font partie intégrante de la journée de mobilisation, sont peu ou prou absents dans les médias nationaux, tout comme le reste de la manifestation qui a été éclipsé par les vitres de l'hôpital Necker. Cependant, la plupart des faits rapportés dans le Figaro et dans Le Parisien sont présents dans ce dernier article : la rapidité des affrontements entre manifestant-e-s et force de l'ordre , attaque d'une boutique Lancaster (rapportée dans Le Parisien), etc.

d) Commenter la manifestation

La place centrale de la violence dans les discours

La violence occupe donc une place prépondérante dans les retranscriptions que font les journalistes des manifestations au détriment peut-être d'une stricte retranscription des faits. Dans le cas de nos trois articles, écrits dans les douze heures suivant les événements racontés, c'est bien la version décrite par l'auteur-e anonyme qui est la plus proche de la réalité, malgré (ou grâce à?) sa proximité revendiquée avec le sujet23. Internet, et les

presse, ni de formation pour en faire son métier.

23. Version attestée par une vidéo tournée par un journaliste qui était diffusée dès le 15 juin notamment dans Libération (cf. : Mouillard et Peillon, « L'hôpital Necker a t-il vraiment été «dévasté» par les

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nouvelles technologies de l'information dans leur ensemble, ont donné la parole à celles et ceux qui dépendaient jusque-là des médias pour pouvoir s'exprimer. Tributaires de la volonté des journalistes, des rédacteurs/rédactrices et de toute une chaîne de décision qui va jusqu'aux politiques, les groupes manifestants ont aujourd'hui un moyen de toucher bien plus de gens par leurs propres moyens qu'avant. Loin d'édulcorer leurs discours sur la violence, elle semble être autant (si ce n'est plus) présente que dans les grands médias. Finalement, seule leur interprétation, c'est-à-dire le sens donné à cette violence, varie.

L'intérêt pour le groupe manifestant d'être bien vu (au propre comme au figuré) par les journalistes s'explique principalement par l'importance donnée au regard de ceux/celles-ci : c'est en effet cette perception des faits qui construit le contenu d'un article et de facto l'événement. Comme l'explique P. Champagne, les manifestations permettent aux journalistes « de dire, pour les autres, « ce qu'il faut en penser » » (1984 : 25). Il continue :

[...] il s'agit en effet d'événements qui n'ont pas de signification simple et univoque parce qu'ils en ont trop. Le sens que les organisateurs de ces manifestations veulent imposer à leur «démonstration» leur échappe partiellement : ils doivent toujours composer avec l'autonomie relative du champ de la presse qui fabrique mais aussi réfracte «l'événement». L'ensemble des articles que chaque quotidien consacre à l'événement et l'impression globale qui s'en dégage, en particulier pour le lecteur pressé et non informé, est, en partie, le résultat de lignes politiques (au sens large) plus ou moins claires, élaborées au cours des conférences de rédaction où se déterminent ce que, pour chaque journal, il faut dire ou non, ce qu'il faut montrer ou non, bref, la stratégie à suivre à l'égard de ces actions dirigées vers la presse (loc. cit.).

Selon lui, le groupe manifestant n'est pas maître de la diffusion de ses revendications puisqu'il dépend des journalistes. Les différences observées dans nos exemples cités précédemment peuvent s'expliquer d'une part par le fait qu'il n'y aurait pas de « signification simple et univoque » et d'autre part à cause de ces « lignes politiques » propres à chaque journal qui influencent la réception et la diffusion de l'information. Toutefois, si les groupes manifestants dépendent des médias, les médias dépendent aussi des groupes manifestants qui leur donnent de l'information, la matière première nécessaire à leur métier, ce qui crée une situation d'interdépendance24.

La violence dans les manifestations ne se cantonnent pas à un rapport discursif entre «le groupe qui se donne à voir et les catégories de perception, sociales et politiques, du

«casseurs» ? », Libération [en ligne], 15 juin 2016 [consulté le 16 décembre 2016]

24. Sur ce point, voir Champagne P. 2016 : La double dépendance : sur le journalisme, Paris, Raisons d'agir

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groupe social formé par les journalistes » (ibid. : 20), il y a aussi celles et ceux qui créent leur discours par rapport à celui des journalistes en commentant l'actualité.

Commenter l'actualité : les matinales radiophoniques

Les émissions de radios matinales sont un exercice de communication dont les politiques sont friand-e-s, tout comme les auditeurs/auditrices qui sont très nombreux/nombreuses chaque matin à les écouter25. C'est chez Patrick Cohen, qui anime « la matinale la plus écoutée de France » sur France Inter, que s'est rendu le 15 juin 2016 Manuel Valls pour commenter l'actualité. Après avoir parlé du « meurtre de Magnanville »26, Patrick Cohen aborde « l'opposition à la loi Travail » et « la mobilisation » de la veille qui « a été importante » puisque « il n'y a jamais eu, depuis le début du mouvement, autant de monde dans les rues de Paris, 3 fois plus que le 31 mars ». Le journaliste demande à Manuel Valls « que répondez-vous, non pas aux leaders syndicaux, mais à ceux qui sont mobilisés depuis des semaines contre cette loi ? », ce à quoi répond le Premier ministre : « je réponds que, en marge des manifestations, la violence a pris un tour tout à fait insupportable » (Valls 15 juin : 6-7). Patrick Cohen lui fait remarquer : « ce n'était pas ma question », mais la volonté de Manuel Valls de se focaliser sur les dégradations et les violences lors des manifestations n'est pas inédite puisque le même jour, il s'est rendu avec Marisol Touraine « au chevet des vitres de l'hôpital Necker27 » pour dénoncer face aux caméras et aux micros, l' « attaque » qu'a subie « cet hôpital ». Mais Manuel Valls n'a pas été le seul à condamner les « casseurs » puisque avant lui, Bernard Cazeneuve avait déjà fait part de sa colère sur le plateau du 20 heures de France 2 (14 juin 2016), en annonçant que l'enfant du couple de fonctionnaires de police tué se trouvait justement dans cet hôpital (Cazeneuve 14 juin : 31-32). Cette information n'avait pas été divulguée jusqu'alors, ce qui lui a été reproché, notamment par des

25. Selon le rapport de Médiamétrie du 18 novembre 2016, Patrick Cohen (France Inter) est écouté par 1.958.000 personnes, Yves Calvi (RTL) par 1.715.000 et Thomas Sotto (Europe 1) par 1.275.000. Cependant, les « interviews politiques » battent des scores d'audience, comme sur France Inter avec 2.228.000 auditeurs/auditrices pour Léa Salamé.

26. Le soir du 13 juin 2016, un couple de fonctionnaires du ministère de l'Intérieur, a été assassiné à leur domicile par un homme qui s'est revendiqué de Daesh. Seul leur fils de trois ans, présent lors des faits, a survécu.

27. Selon Perotin D. « Au chevet des vitres de l'hôpital Necker, le gouvernement accusé de récupération », Buzzfeed [en ligne], 16 juin 2016 [consulté le 23 novembre 2016].

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membres du personnel de l'hôpital28.

Que ce soit Nicolas Sarkozy, alors chef du parti LR, qui demande que la responsabilité financière de la CGT soit engagée29, Marisol Touraine qui dit toute sa consternation en moins de 140 caractères30 ou Philippe Vagier, président du groupe UDI à l'Assemblée Nationale qui demande « des sanctions exemplaires »31, l'indignation est totale. Et lorsque toute la classe politique parle d'une seule voix, ne faut-il pas s'interroger ? Y aurait-il un intérêt politique à jeter la confusion sur le mouvement dans son ensemble alors qu'il reste, selon les sondages, largement soutenu par les Français-e-s32 ?

I.3. EFFACER LA MANIFESTATION, COMMENTER LA VIOLENCE

La violence en manifestation a souvent éclipsé dans le discours médiatique et politique la manifestation en elle-même. Pendant les manifestations contre le Contrat Première Embauche (ou CPE) en 2006, les médias ont très souvent focalisé sur les violences faites à l'occasion des manifestations : « heurts dans plusieurs villes en marge des manifestations contre le CPE » (Le Monde, 05 avril 2006) ou encore « 200 à 300 casseurs qui ont harcelé les forces de l'ordre » à la fin de la manifestation du 16 mars 2006 qui s'était pourtant déroulée « sans incident » selon David Pujadas (Journal de 20 heures, France 2). En 2005, les manifestations lycéennes contre le projet de loi Fillon33 ont surtout fait parler d'elles pour les violences qu'ont subies des jeunes manifestant-e-s par des « jeunes de banlieues » mais aussi par les forces de l'ordre. Le Monde titre ainsi l'article du 07 avril 2005 : « des incidents violents ont émaillé les actions lycéennes » et cela a été jusqu'à la création d'un appel signé entre autre par Bernard Kouchner pour dénoncer « les ratonnades anti-blancs »... Et 2001, riche en sommets internationaux et donc en contre-sommets et manifestations, le « Sommet des Amériques » qui se tenait à Québec pour entériner le traité de libre-échange entre les pays Nord-Américains a été davantage

28. Makdeche K., « Hôpital Necker : après le passage des casseurs, l'opération politique du gouvernement », France Info [en ligne] 15 juin 2016, [consulté le 16 octobre 2016].

29. « Sarkozy: que soit engagée la responsabilité civile et financière de la CGT », L'express [en ligne], 15 juin 2016 [consulté le 18 octobre 2016].

30. Chazot S., « Marisol Touraine dénonce les violences de casseurs contre l'hôpital Nicker-enfants-malades », Europe 1 [en ligne], 15 juin 2016 [consulté le 18 octobre 2016].

31. Boudet A., « Les casseurs s'en prennent à l'hôpital Necker, oubliant que des enfants malades y sont soignés », Huffington Post [en ligne], 14 juin 2016 [consulté le 18 octobre 2016].

32. Un sondage Ifop du 18 juin 2016 annonce que 60 % des Français-e-s trouve le mouvement « justifié »,

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commenté pour les violences que pour les discussions entre les chefs d'États : « le sommet des Amériques s'achève dans la casse » (Le Monde, 22 avril 2001).

a) La violence dans les journaux télévisés : le cas du G8 à Gênes

Il faut constater, du fait de quelques centaines ou milliers de manifestants violents, la cause de ceux qui se préoccupent des conséquences de la mondialisation et qui ont manifesté pacifiquement a été complètement discréditée (Gerhard Schröder, La Presse, 23 juillet 200134).

Gerhard Schröder souligne un mécanisme récurent dans le discours politique portant sur la violence protestataire : c'est un objet discursif important qui, par sa simple présence, efface toute autre information et sa présence en manifestation « discrédite » les revendications. En prenant le journal télévisé de France 2 du 20 juillet35 et 21 juillet36 2001 qui couvrent le G8 à Gênes, nous allons analyser ce sur quoi porte l'attention des journalistes ainsi que la teneur des commentaires pour essayer de comprendre si les violences dominent le reste des événements, par le biais de la hiérarchisation de l'information et si la position du chancelier allemand est partagée aussi en France. Pour cela, nous détaillerons un sujet en relevant les articulations du discours (commentaires et images) et sa durée pour analyser ensuite le principe rhétorique qui le domine.

Vendredi 20 juillet 2001

Le journal s'ouvre sur les violences du G8 sans évoquer les décisions prises à l'occasion des discussions entre chefs d'États. Antoine Cormery introduit le sujet (1 min. 1337) en parlant de « scènes de guérilla urbaine très violentes » et d'un « mouvement italien ultra-radical ». La première image du reportage montre derrière une vingtaine de jambes de policiers/policières un homme, le visage ensanglanté, allongé sur le sol et des secouristes qui lui mettent une minerve. La voix hors champ débute ainsi (1 min. 19) : « la mort d'un manifestant, c'est ce que redoutait le plus les organisateurs de

avec 49 % des sympathisant-e-s du PS et 90 % des sympathisant-e-s du Front de gauche.

33. La « loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école » du 23 avril 2005.

34. Garlan F., « Les Huit ne se laisseront pas intimider par les casseurs », La Presse, 23 juillet 2001, p.a4.

35. « 20h France 2 du 20 juillet 2001 - Débordements à Gênes avant le G8 », INA [en ligne], 2 juillet 2012 [consultée le 16 mars 2017].

36. « 20h le journal : [émission du 21 juillet 2001] », INA [en ligne], 2 juillet 2012 [consultée le 16 mars 2017].

37. Pour plus de pertinence, nous avons découpé les vidéos en scènes pour lesquelles nous avons indiqué entre parenthèses à quel moment elles débutent.

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ces trois jours de manifestations ». Le ton est grave, monotone. Le sujet donne la parole aux « organisateurs de ces trois jours de contestation » en relayant leur craintes. Le commentateur continue (1 min. 37) : « jeunes manifestants impossibles à identifier », « mouvement radical italien », « consignes strictes [qui] furent respectées » (avec des images de manifestant-e-s le visage ensanglanté qui se font interpeller), « une répression rarement vue à l'occasion d'une manifestation. Faut-il parler encore de manifestation ? », « une guerre de positions », le champ lexical de la guerre domine pendant les deux minutes du reportage. Puis un deuxième reportage (3 min. 10), celui-ci à « l'intérieur de la zone rouge [...] qu'il faut bien appeler un camp retranché », d'à peine une minute.

Troisième reportage (4 min. 40), sur les réactions des chefs d'États, avec une importance toute particulière donnée à Jacques Chirac, président de la République française, présenté comme le seul à vouloir dialoguer avec les manifestant-e-s. Il faut attendre la phrase de conclusion pour apprendre que les Huit ont débloqué « près d'un milliard de dollars » pour « les plus pauvres », « un fond thérapeutique pour les malades du SIDA, de la tuberculose et du palud [sic]. » Pour clôturer le sujet (6 min. 15), un envoyé spécial, Alain de Chalvron, est en direct de Gênes pour parler des « débordements. » Son analyse est subjective puisqu'il affirme au sujet des autorités italiennes que « le pire est arrivé » mais qu' « on ne peut pas leur reprocher car ils ont tout fait pour l'éviter [nous soulignons] ». Cela fait écho à la phrase d'introduction du premier sujet : « a mort d'un manifestant, c'est ce que redoutait le plus les organisateurs », alors que pas une fois la parole ne sera donnée à un-e manifestant-e. Il évoque aussi les grilles qui entourent le quartier du Palais Ducal où sont cloisonnés les chefs d'États, surnommées « le mur de la honte » qui est, selon lui, « un symbole rêvé pour ceux qui de toute façon étaient venus ici pour casser [nous soulignons] ». Le positionnement idéologique du journaliste est assumé et permet de questionner l'angle choisi pour traiter le sujet. Il questionne ensuite la « pérennité de ce genre d'événements » qu'il place dans la lignée de Seattle en 1999 et de Göteborg un mois avant Gênes.

Le sujet a pris presque 7 minutes sur 35 minutes, tout en sachant que la moyenne

La construction des acteurs

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d'un sujet au journal télévisé de France 2 est de 1 minutes 4338, il est donc cinq fois plus long que le sujet moyen, ce qui indique une volonté éditoriale de mettre l'accent sur les violences, tout comme la contextualisation du sujet montre un certain parti-pris. En désignant les opposant-e-s comme un « mouvement italien ultra-radical », Antoine Cormery créé une image négative du groupe manifestant avec cet adjectif « ultra-radical » qui tient presque de la tautologie puisque le TLFi définit « radical » par : « Qui va jusqu'au bout de chacune des conséquences impliquées par le choix initial », idée que l'on retrouve dans « ultra » : « Celui, celle qui est le partisan acharné, ou extrémiste d'une cause ou d'une idée » (2017). Cela construit une image négative, menaçante, dangereuse des manifestante-s. A contrario, l'image discursive de l'autre camp désigné comme étant les « organisateurs de ces trois jours de manifestations » pour faire référence aux groupes manifestants légitimes (syndicats, ATTAC, etc.), est construite autour des notions de responsabilité et de compassion. Cependant, en relayant leur « crainte », le journaliste les humanise, tout comme Alain de Chalvron qui les exonère de tout reproche tout en jugeant « ceux qui de toute façon étaient venus ici pour casser ». Si nous revenons à l'introduction d'Antoine Cormery en mettant en parallèle « mouvement italien ultra-radical » et l'image de ce manifestant mort, l'impression qui peut s'en dégager serait une sorte de responsabilité de la victime qui aurait payé de sa vie son ultra-radicalisme. C'est d'ailleurs cet ultra-radicalisme qui fait dire à la voix hors champ qu'il ne s'agit plus d'une manifestation et donc qu'on ne peut plus parler de « répression » mais bien d'une guerre civile. Le champ lexical est donc ajusté : on parle alors de « guerre de positions », de « camp retranché » et de « zone rouge ».

Samedi 21 juillet 2001

Le G8 est le second sujet, le premier étant consacré à Lance Armstrong, vainqueur d'une étape du Tour de France « avec une facilité toujours aussi déconcertante. » Le présentateur parle de « nouveaux affrontement en marge de la grande manifestation [...] pacifique, elle. » C'est d'ailleurs sur des images de cette « grande manifestation » que s'ouvre le sujet à 6 minutes 15, avec « 200.000 manifestants » et « quelques centaines d'éléments, tout au plus [qui] veulent forcer le passage [de la zone rouge39], ceux qu'on

38. InaStat n°38 « 20 ans de JT », juin 2015

39. Zone interdite englobant le palais Ducal et où les chefs d'États étaient réunis.

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surnomme le bloc noir. » Une dame est interviewée (7 min.) : « les gens sont pacifistes, on résiste même à la provocation [policière] » puis de nouveau la voix hors champ : « mais c'est fini, la violence l'a emporté ». Le sujet se poursuit avec les manifestant-e-s « les plus pacifiques » victimes des forces de l'ordre « qui repoussent tout le monde sans distinction ». « Les manifestants pacifiques, eux, n'ont pu défiler que quelques minutes. » Le sujet se clôt sur l'image d'une vingtaine de manifestant-e-s, en ligne, les mains en l'air, avec un hélicoptère volant derrière elles/eux.

Un second sujet (8 min. 40) est consacré à la mort du manifestant, qualifié « de jeune extrémiste » par Antoine Cormery et qui se résume à un rappel des faits, puis à des témoignages de manifestant-e-s en colère et de riverain-e-s qui jugent que le manifestant l'a mérité car il aurait voulu agresser les carabiniers qui n'auraient fait que se défendre (en lui tirant dessus à deux reprises dans la tête puis en l'écrasant au volant d'une Jeep). Là aussi, le sujet se base sur un clivage entre pro et anti manifestation. Comme la veille, Alain de Chalvron est interviewé par le présentateur qui commence ainsi (10 min. 45) : « La manifestation anti-mondialisation est assurément un succès, on va le voir en détails dans un instant, mais le message est très largement brouillé [nous soulignons] par ces vols avec violence auxquels nous avons pu assister. » L'envoyé spécial répond : « Oui, on en retiendra de ce sommet de Gênes, comme de celui de Göteborg sans doute, que ces affrontements et leurs victimes, le mort d'hier, les blessés d'aujourd'hui. Finalement, le fracas des gaz lacrymogènes, des grenades lacrymogènes a couvert les slogans pour un monde meilleur, plus humain, plus écologique [nous soulignons]. »

S'en suit un sujet sur la manifestation « pacifique » qui « a réuni plus de 150000 personnes » diffusé à 12 minutes. Une suite d'images de manifestant-e-s joyeux/joyeuses, avec des messages de paix, puis un homme : « il faut que tout le monde se rende compte qu'ici la majorité des manifestants est pacifique. » Le commentateur poursuit : « à la tribune, les leaders des organisations anti-globalisation clament victoire devant ce rassemblement pacifique, enfin, et critiquent pêle-mêle gouvernement italien et casseurs. » Même dialectique de la part de José Bové qui parle des « tentatives de déstabilisations de la part d'un certain nombre de groupes incontrôlés » alors que lui-même n'a pas la

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réputation d'être militant pacifiste40. Le sujet se clôt avec cette phrase : « alors que les affrontements continuent au loin, certains ont bien gagné un moment de repos. » Visiblement, les « casseurs » n'ont pas empêché cette manifestation de se dérouler dans le calme mais l'accent est mis sur les affrontements qui ont lieu autre part. Un nouveau sujet débute (13 min. 30), celui-ci à « l'intérieur de la zone rouge », sur les pourparlers. Les chefs d'États « accusent le coup » après la mort du manifestant la veille. La journaliste cite un communiqué commun dans lequel les Huit condamnent les violences. Le sujet se termine sur le fait qu'aucun accord n'ait été trouvé sur « les grands sujets. » Le thème du G8 a pris 8 minutes 45 d'un journal de 37 minutes, contre 1 minute 43 en moyenne, alors même qu'une large part de ce temps a été allouée aux violences et affrontements.

Légitimation, délégitimation

L'opposition entre les manifestant-e-s « pacifiques » et les « casseurs » est centrale dans ces différents sujets. Dès le début, Antoine Cormery oppose aux « casseurs » la « grande manifestation » qui est « pacifique, elle ». Cette reprise du pronom en postposition appuie la différenciation avec le « bloc noir » composé de ceux qui veulent « forcer » la limite de la zone rouge, les rendant de fait responsables de la violence. L'opposition permet aussi de délégitimer le groupe manifestant violent en ayant recours aux chiffres ( « 200.000 manifestants » contre « quelques centaines d'éléments »), au champ lexical de la violence (« les gens sont pacifistes, on résiste même à la provocation [policière] » contre « la violence l'a emporté »), à la syntaxe (« Les manifestants pacifiques, eux »). Il est intéressant de voir que le groupe manifestant légitimé, par la voix de José Bové, condamne les « groupes incontrôlés », tout comme les chefs d'États qui condamnent « les violences ». Même si la gestion de la manifestation par les forces de l'ordre est critiquée, c'est de la faute des « casseurs » si les manifestant-e-s pacifiques se sont retrouvé-e-s entre deux feux. C'est d'ailleurs l'idée que l'on retrouve dans le montage des sujets, comme lorsque en montrant les manifestant-e-s sont montré-e-s les mains en l'air, survolé-e-s par un hélicoptère de la police. Cette mise en images, la mise en scène en quelque sorte, porte un message très symbolique : en montrant les « casseurs » jeter des

40. Il est, entre autre, jugé coupable pour « violence en réunion » le 27 octobre 1999, « vandalisme » le 13 septembre 2000, « destruction de plant de riz transgénique » le 19 novembre 2002, pour « destruction d'une parcelle de maïs transgénique » le 15 novembre 2005.

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objets sur la police puis des « manifestants pacifiques » les mains en l'air, nous sommes devant l'illustration de l'expression « pris en otage », les manifestant-e-s étant les victimes, les « casseurs » les bourreaux. Cette même opposition se retrouve logiquement dans les conclusions d'Antoine Cormery et Alain de Chalvron qui disent que « la manifestation anti-mondialisation est assurément un succès [...] mais le message est très largement brouillé » par les violences.

Finalement, le G8 n'est que le contexte et le décor, le vrai sujet de tous ces reportages est la violence : lorsqu'elle est présente (lors des affrontements et des arrestations), lorsqu'elle est absente (comme lors du rassemblement pacifique qui n'a été évoqué que par l'absence d'affrontements), lorsqu'elle est commentée (via les déclarations des chefs d'États par exemple). Les manifestant-e-s pacifiques servent alors de groupe manifestant modèle victime du groupe manifestant illégitime qui provoque les violences, notamment celles dont sont victimes les manifestant-e-s pacifiques, dédouanant de fait les forces de l'ordre.

b) Utilisation de la violence dans le discours médiatique et politique

Une source de rémunération pour l'un...

Par ces deux exemples, nous pouvons voir l'attrait qu'éprouvent les médias pour la violence protestataire, au point peut-être de la sur-représenter ? On pourrait s'interroger sur les raisons qui poussent les rédacteurs/rédactrices et éditorialistes à donner une telle place aux images violentes lorsque le sujet porte sur les manifestations. Y. Michaud nous apporte quelques éléments de réponse dans son livre La violence :

La violence, qui vient interrompre le cours normal des choses, est un objet idéal pour les médias qui consomment essentiellement des faits divers et du sensationnel. Les médias, par définition, diffusent des informations indirectes : images photographiques, télévisuelles, bandes vidéo, messages enregistrés. Ces informations, on peut les sélectionner, les monter, les légender, les commenter - les montrer ou ne pas les montrer. [...] Présentée sous le signe de la transparence, [la violence] est montrée dans les pays démocratiques sous la forme de clichés et de stéréotypes où les formes de la fiction contaminent et, de plus en plus, modèlent celles de la réalité (1988 : 39-40).

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...une source de pouvoir pour l'autre

La violence, tout du moins sa présence, assurerait aux médias de toucher un large public, intérêt qui serait directement lié aux revenus générés par les publicités. L'intérêt qu'auraient les politiques à se focaliser sur les violences serait de décrédibiliser tout un mouvement en s'appuyant sur les actes d'une minorité et ainsi voter les lois et signer les traités malgré les oppositions. De plus, lorsque Antoine Cormery dit que le message des manifestant-e-s est « très largement brouillé » du fait des violences, Alain de Chalvron lui répond que « le fracas des gaz lacrymogènes, des grenades lacrymogènes a couvert les slogans pour un monde meilleur, plus humain, plus écologique », preuve que les revendications sont connues et qu'il s'agit plus d'une manoeuvre politique ou d'argument rhétorique que d'une réalité.

Au delà des « casseurs », c'est la violence qui est au centre des préoccupations. La façon dont est traitée la violence protestataire en tant que sujet lors des manifestations est importante car un scénario semble se répéter indéfiniment : «en marge» de la manifestation, des « casseurs » «s'infiltrent» et provoquent la police. L'agression vient toujours du même camp (les « casseurs ») et oblige l'autre camp (la police) à se défendre, entraînant parfois, comme ce fut le cas à Gênes, des «victimes collatérales» ; ce topos politique découle de la différenciation qui est faite entre la violence (illégitime) et la force (légitime). Pourtant, cette dichotomie n'est pas si simple au regard des différentes définitions de la violence, particulièrement au sujet de la violence politique41.

Définir la violence

Malgré la multitude de définitions, l'un des seuls traits commun à toutes les théories sur la violence politique, selon Philippe Braud (1993) est la violence physique définie par Ted Gurr comme un « usage délibéré de la force pour blesser ou détruire physiquement42 » (1973 : 360). P. Braud continue :

Si il y a également un large consensus pour distinguer les atteintes aux personnes et les dommages aux biens, les critiques en revanche ont été nombreuses contre la tendance de beaucoup de ces travaux à circonscrire les phénomènes de violence politique aux actions

41. Alors même que la violence n'a été étudié d'une manière scientifique que tardivement, comme le déplore Hannah Arendt dans Du mensonge à la violence : « [...] il paraît surprenant, à première vue, que la violence ait si rarement fait l'objet d'une analyse ou d'une étude particulière. » (1972 : 111)

42. Phrase originale : « deliberate uses of force to injure or destroy physically » in GURR T. R. (1973), Why men rebel, New-York, Taylor & Francis, p.360

43. NIEBURG H.L. (1969), Political Violence. The Behaviorisme Process, New York, St Martin's Press, p.13

44. C'est la définition retenue par F. Dieu (1995 : 38), O. Fillieule (1993 : §4) et I. Sommier (2008 : 16).

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dirigées contre l'État. Les distinctions violence/coercition, ou encore violence/force, qui mobilisent deux lexiques, l'un dramatisant, l'autre euphémisant, permettent de creuser un fossé de légitimité entre l'usage institutionnalisé de la contrainte matérielle au service de l'ordre politique et les usages protestataires ou contestataires (1993 : 3).

C'est pourquoi il retient la définition de H.L. Nieburg43 :

Des actes de désorganisation, destruction, blessures, dont l'objet, le choix des cibles ou des victimes, les circonstances, l'exécution, et/ou les effets acquièrent une signification politique, c'est à dire tendent à modifier le comportement d'autrui dans une situation de marchandage qui a des conséquences sur le système social (ibid. : 4).

Cette définition, qui semble faire consensus44, est indépendante des systèmes de légitimation et englobe tout à fait la « force nécessaire et proportionnée » que revendique l'État ; elle permet de définir plus finement son utilisation comme outil de contrôle social, de revendication, de contestation ou de domination. Malgré ces travaux, force est de constater que les « casseurs » ont toujours dans les commentaires le monopole de la violence dans les manifestations, ce qui les rend illégitimes au regard des médias car « la violence politique est le terrain d'élection des jugements de valeurs » (ibid. : 2). Au gré de nos recherches, il s'est avéré que pour une large majorité, « casseurs » est aussi vieux que le phénomène qu'il décrit. C'est en partant de ce pseudo-constat que nous nous sommes lancé à la recherche de la naissance discursive des « casseurs ». Quand cette dénotation est-elle apparue en discours ? Sous quelles formes ? Par quels procédés linguistiques ? Entre-t-elle en conflit avec d'autres items lexicaux ? Ce sont à ces questions que nous allons tenter de répondre.

45. Renou F. « Larousse loin devant Robert » in « Larousse et Robert : les dicos qui pèsent lourd », Le Journal Du Net [en ligne], s.d. [consulté le 15 mai 2017].

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II. ANALYSE DIACHRONIQUE DE « CASSEURS »

II.1. REMARQUES PRÉLIMINAIRES

Pour analyser en diachronie l'item « casseurs », nous avons choisi dans un premier temps de nous focaliser sur l'évolution de la valeur dénotative de « casseur » en nous appuyant sur les dictionnaires Larousse plutôt que sur le TAL (Traitement Automatique des Langues) que nous ne maîtrisons pas complètement. Nous avons choisit le Petit Larousse Illustré (désormais PLI) pour des raisons de disponibilités et parce qu'il est réédité annuellement, ce qui n'est pas le cas du Grand Larousse par exemple, condition sine qua non pour vérifier et attester avec précision l'apparition de la dénotation qui nous intéresse. Enfin, le Larousse est le dictionnaire préféré des français-es puisqu'il représente 70 % des ventes de dictionnaire en France45, ce qui le rend potentiellement plus représentatif des usages lexicaux de son temps.

Nous avons aussi utilisé les Dictionnaire de Godefroy et son Complément (DG et CDG), bien connus des médiévistes, qui ont le mérite de recenser diverses formes, flexions et autant d'exemples issus de textes et récits du IXe au XVe siècle mais cela s'est révélé peu pertinent pour le traitement de notre sujet ; nous nous sommes alors tourné vers le Dictionnaire Historique de la Langue Française (DHLF) qui a été riche en informations.

Nous allons à présent étudier les dénotation de « casseurs » en diachronie, ce qui nécessite quelques précisions lexicologiques.

II.2. LES DÉNOTATIONS DE « CASSEURS » AU FIL DE L'HISTOIRE

a) Dénotations et connotation(s), quelques définitions

Il nous paraît essentiel de faire un point ici sur les concepts de dénotation et de connotation(s), fondamentaux pour ce chapitre. Le DLSL nous explique que la logique scolastique, d'où sont tirées ces notions, opposait « la définition en extension (dénotation)

Ce sont les connotations qui donnent à l'écrivain-e son identité trans-textuelle (au sens où il ne s'agit pas du style d'un texte mais de toute son oeuvre) et révéleraient une part

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et la définition en compréhension (connotation) » (2012 : 111), mais les définitions ont évolué suite à leur application en linguistique. Ainsi, « la connotation désigne un ensemble de significations secondes provoquées par l'utilisation d'un matériau linguistique particulier et qui viennent s'ajouter au sens conceptuel ou cognitif, fondamental et stable, objet du consensus de la communauté linguistique qui constitue la dénotation » (loc.cit.). À l'opposé de la dénotation, la connotation n'est pas uniquement composée de signes linguistiques mais aussi du niveau de langue (si chien, canidé et clébard ont la même dénotation, c'est-à-dire qu'ils désignent le même animal, ils connotent chacun quelque chose de particulier : le premier connote un langage neutre, le second un langage scientifique alors que le troisième connote un langage familier), d'une construction syntaxique ou d'une gestuelle particulière. C'est pourquoi il nous semble important de dépasser cette dichotomie qui fait de la dénotation une langue d'information et de la connotation une forme déviante ; tout comme il est vain de parler d'un sens connoté puisqu'il n'en existe pour ainsi dire jamais qu'un seul, à l'opposé du sens dénoté sur l'axe synchronique, d'où l'importance de parler au pluriel de connotations. Ainsi, M.-N. Gary-Prieur définit la dénotation comme le sens commun « à tous les sujets parlant une même langue », symbolisé « très grossièrement par la définition du dictionnaire » et les connotations comme étant « toutes les nuances subjectives qui s'ajoutent [...] à cette signification de base » (1971 : 98). Elle résume en quatre points ce qui définit les connotations : « les connotations caractérisent les langages naturels ; [...] sont des significations secondes ; [...] sont liées à la pratique individuelle du langage ; [...] sont plurielles (à une dénotation correspond une liste ouverte, indécidable, de connotations.) » (ibid. : 99)

R. Barthes, dans Le degré zéro de l'écriture, donne aux connotations une dimension affective, personnelle et caractéristique de l'auteur-e qui font son style :

La langue est donc en deçà de la Littérature. Le style est presque au-delà : des images, un débit, un lexique naissent du corps et du passé de l'écrivain et deviennent peu à peu les automatisme mêmes de son art. Ainsi sous le nom de style, se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle de l'auteur, dans cette hypophysique de la parole (1972 : 12).

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importante, intime du/de la locuteur/locutrice. C'est pourquoi M.-N. Gary-Prieur écrit : « les connotations sont le produit d'une culture, d'une expérience, d'un caractère » (1971 : 101). P. Bourdieu ne dit pas autre chose lorsqu'il écrit : « la connotation renvoie à la singularité des expériences individuelles, [...] elle se constitue dans une relation socialement caractérisée où les récepteurs engagent la diversité de leurs instruments d'appropriation symbolique » (2001 : 62). Ces quelques exemples illustrent l'importance de ces questions pour comprendre les enjeux des connotations, de ce qu'elles nous apprennent sur celles et ceux qui les utilisent.

Nous retrouvons finalement le même processus pour la dénotation mais à une échelle différente. Si, comme nous l'avons vu précédemment, la dénotation d'un mot est le sens compris par l'ensemble d'une communauté linguistique, il n'en demeure pas moins que ce sens change et évolue. Ainsi, nous pouvons suivre via les différentes éditions du DAF l'évolution du mot « voiture » qui a désigné une « plate-forme, caisse ouverte ou fermée montée sur roues, tirée par la force animale, qui sert à transporter des personnes, des objets » (4ème édition, 1762) puis un « véhicule automobile servant à transporter un nombre réduit de personnes ou des objets de faible encombrement » (8ème édition, 1932-1935), qui correspond à la dénotation moderne. La dénotation nous donne aussi des informations sur les locuteurs/locutrices et surtout sur la communauté linguistique et l'état de la langue au moment du discours : « le mot à toute fin du dictionnaire n'a aucune existence sociale : dans la pratique, il n'existe qu'immergé dans des situations, au point que le noyau de sens qui se maintient relativement invariant à travers la diversité des marchés peut passer inaperçu » (Bourdieu 2001 : 62). Nous utiliserons donc dénotation pour désigner « l'élément stable, non subjectif et hors du discours, de la signification d'une unité lexicale » (DLSL : 2012) et qui correspond peu ou prou à la définition de sens46.

b) Les débuts de « casseurs »

Nous allons nous intéresser maintenant aux dénotations du mot « casseur » et à son évolution au fil de l'histoire. Dans le DG, il n'existe aucune forme substantivée du verbe

46. Il y a en une véritable différence entre dénotation et sens qu'il faut se garder d'ignorer dans le cas d'énoncés ou d'expressions. Les travaux de Frege (1892) sont remarquables puisqu'il démontre que si un énoncé peut avoir un contenu sémantique tout en étant dénué de dénotation, deux énoncés ayant la même dénotation peuvent avoir deux sens différents (Über Sinn und Bedeutung. Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, Trad. fr. « Sens et dénotation », in Écrits logiques et philosophiques, éd. Seuils, Paris, 1971).

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« quasser » qui avait déjà le sens qu'on lui connaît, avec quelques nuances cependant : « crever, en parlant d'un oeil. [...] Ref., se meurtir. [...] Neut., Cesser, s'éteindre ». La forme substantivée apparaît dans le CDG avec comme définition : «casseur : s.m. Celui qui casse. » suivie de l'entrée : :« anc., casseur d'acier, celui qui frappe de manière à casser l'acier ; querelleur. » Nous trouvons comme définition à « querelleur » : « s.m. anc., celui qui porte plainte en justice, [...] Celui qui cherche les querelles ». En plus de l'aspect manuel du « casseur d'acier », il y a un aspect de confrontation, une dimension combative, revendicative de l'agent.

Dans le Thresor de la langue francoyse tant ancienne que moderne de Aimar de Ranconnet (1606), nulle trace de « casseur » bien que l'article « casser » soit enrichi de nombreuses flexions morphologiques et sémantiques. Cette particularité vient de son usage qui différe des dictionnaires « classiques » puisqu'il ne donne pas le sens des mots mais les équivalents en latin. Il s'appuie pour cela sur plusieurs exemples qui font état pour certains items lexicaux d'un nombre assez important de dénotations. Ainsi à « casser » on trouve « casser les reins », « casser une noix », « casser et rompre », « cassant », « cassure »... On trouve même « casser un gendarme », qui aurait pu nous intéresser, mais pas de « casseurs ».

L'Académie Française répertorie dans sa quatrième édition (1762) le terme « casseur » avec cette définition : « Il n'a guère d'usage qu'en cette phrase proverbiale, Un grand casseur de raquettes, Qui se dit d'un homme verd & vigoureux [sic]. Il se vante fort, il se donne pour un grand casseur de raquettes. » Il en est de même pour la cinquième et sixième édition (1798 et 1835), à ceci près que cette dernière a un ajout : « Un casseur d'assiettes, un tapageur, un querelleur. »

Émile Littré, dans son dictionnaire éponyme, reprend presque mot à mot la définition du DAF : « celui, celle qui casse beaucoup par maladresse. Fig. Un grand casseur de raquettes, un homme vigoureux. Un casseur d'assiettes, un tapageur, un querelleur. » (1873-1874).

Le GL (1971) quant à lui, atteste d'un sens « d'air de provocation » en 1803 au travers d'un exemple de Zola : « Fagerolles, qui affectait des airs de casseurs et de voyou, se tapait la cuisse. » Cependant, alors que le TLFi reprend la même définition (en précisant que « casseur » est un sens par extension au cambrioleur) avec le même exemple, on ne

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retrouve dans aucun autre dictionnaire ni ce sens, ni un autre exemple ; on peut alors avancer qu'il s'agit ici d'une des nombreuses expressions néologismiques inventées par Zola. Le GL donne aussi, aux côtés de « individu querelleur » qui existe déjà depuis la 6ème édition de l'AF (1835) et dans le Littré (1872-76), un sens nouveau de « casseur de vitre ». Cet ajout est peut-être un indice, un prémisse de la dénotation qui est apparue l'année suivante.

Le premier « casseur » est attesté pour la première fois comme substantif autonome, sémantiquement et syntaxiquement, en 1885 selon le GL (1971) au sens de « cambrioleur ». Il est très répandu après la Seconde Guerre mondiale et jusqu'à la fin des années 1970 où il est supplanté par le nouveau sens de « manifestants violents ».

c) « Casseurs » dans Le Monde (1944-1970)

Nous avons recherché dans les archives du journal Le Monde le terme « casseurs » entre 1944 et 1970 (nous avons arrêté la recherche au 08 avril 1970, la veille de l'annonce de la loi dite « anti-casseurs » par le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas). Sur les 94 résultats qui regroupent 21 groupes nominaux contenant l'item lexical « casseurs », il y en a quatre qui ressortent nettement. Avec vingt occurrences, « casseur d'assiettes » arrive en tête. Six occurrences sont dues à la pièce de théâtre d'Armand Salacrou et un article du 07 novembre 1959 est consacré à l'entrée dans le dictionnaire de l'Académie de cette expression :

L'Académie vient encore d'admettre une expression pittoresque en étendant le sens du mot casseur : fanfaron bruyant qui cherche à attirer l'attention sur lui. Au propre et au figuré il ne s'emploie guère que comme "casseur d'assiettes".47

La seconde forme est celle au sens de voleur qui compte treize occurrences qui vont de 1951 à 1970. Ce sens est encore quelquefois utilisé de nos jours mais cela reste marginal (comme par exemple « le gang des casseurs » qui désigne un groupe de malfrats qui ciblaient les bureaux de tabac dans le Sud-Ouest de la France48). Nous trouvons aussi huit fois « casseurs de vitres », là aussi une forme lexicalisée qui désigne une personne violente, « rentre-dedans », tout comme la profession de « casseur » pour nommer celui qui

47. « Jean Rostand sera reçu jeudi prochain sous la coupole », Le Monde [en ligne], 07 novembre 1959 [consulté le 24 juin 2017].

48. Lagarrigue M. « Gang des casseurs : quatre ans ferme pour les meneurs », La Dépêche [en ligne], 07 septembre 2016 [consulté le 24 juillet 2017].

49. Fesquet H., « Une voiture neuve valant 500 000 francs coûterait en pièces détachées cinq fois plus », Le Monde [en ligne], 03 août 1955 [consulté le 24 juin 2017].

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s'occupe des épaves des voitures. Au sujet de ce dernier, la première attestation de ce sens dans Le Monde49 est suivie d'une note explicative : « ainsi s'appellent les commerçants achetant, pour les revendre sous forme de pièces détachées, des automobiles détériorées dans un accident ou trop vétustes pour pouvoir continuer à rouler ». Cette note de bas de page est un indice de la récente apparition de ce sens et qui peut s'expliquer par la démocratisation de l'automobile.

Sur les quatre items lexicaux les plus récurrents dans Le Monde contenant le terme « casseurs », deux sont des groupes nominaux lexicalisés (« casseur d'assiettes » et « casseur de vitres »), les deux autres sont des substantifs autonomes dont le plus répandu est celui qui désigne un criminel. La dénotation de « manifestant violent » n'est pas attestée, ni dans le journal Le Monde, ni dans le DAF. Il a fallu attendre la 9ème édition de ce dernier (1992) pour trouver le sens qui nous intéresse au troisième point :

(1) CASSEUR-EUSE n. (rare au féminin). XVIe siècle, au sens de « celui qui frappe fort

(pour casser) » ; XIXe siècle, au sens argotique. Dérivé de casser.

1. Personne dont le métier est de casser, qui a une entreprise de casse. Un casseur de pierres, qui cassait les cailloux destinés à l'entretien des routes. Une équipe de casseurs a entrepris la démolition de l'immeuble. Spécialt. Industriel qui récupère les épaves des automobiles et fait le commerce des pièces et des parties restées en bon état. 2. Expr. fig. et fam. Casseur d'assiettes, homme tapageur, arrogant et querelleur. 3. Pop. Individu asocial qui prend plaisir à détruire le bien d'autrui ou celui de la collectivité. Après la manifestation, des casseurs ont brisé les vitrines. 4. Argot. Cambrioleur, voleur.

Outre l'ajout caractérisé comme « populaire » et sa définition péjorative (« asocial », « prend plaisir »), nous relevons l'apparition de la mention « rare au féminin », mais aussi l'ordre des différentes dénotations puisque la dernière était la seule utilisée de façon autonome un siècle plus tôt, témoignant du changement rapide qui peut intervenir dans la langue.

II.3. ÉVOLUTION SÉMANTIQUE ?

a) Enrichissement du sens

Dans l'ouvrage Jeunes - ville - violence. Comprendre, prévenir, traiter, l'historien Angelo Gianfrancesco écrit :

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Augustin, un évêque de la fin du IVe siècle de notre ère, nous apprend que le mot « casseurs » n'est pas une invention moderne. Il y avait de son temps, des « eversores », traduisons par « destructeurs », des petits groupes de jeunes qui, pour s'amuser, fondaient sur une école, la saccageaient et laissaient le maître à demi-mort. [...] Quant aux jeux du cirque et de l'amphithéâtre, ils étaient l'occasion de vandalisme et d'affrontements allant jusqu'à la mort, entre supporters d'équipes de courses et de gladiateurs, entre les Verts et les Bleus par exemple, deux bandes rivales qui ont véritablement empoisonné la vie sociale de plusieurs grandes villes de l'empire (2004 : 35).

Ainsi, ces phénomènes se révèlent être aussi vieux que notre société, et sûrement davantage. Les « hooligans » ne sont pas nés avec le football ; les « casseurs » avec les cités-dortoirs ou mai 68. Les faits se répètent et seule la désignation des auteur-e-s semble changer.

C'est à partir du XVIe siècle que les violences commises par les « casseurs » d'aujourd'hui trouvent leurs origines. Suite au développement de l'État et des moyens de combattre les violences qui vont avec50, la société s'est fragmentée et s'est compartimentée en opposant jeunes et adultes mais surtout riches et pauvres. Les contestations de l'ordre établi se sont développées en parallèle à la création d'une forme de contre-culture de classe :

Il se produit alors un phénomène bien repéré par la sociologie : aux modèles d'accomplissements issus de la conformité établie, les jeunes et plus généralement la culture populaire opposent des contres-modèles de réalisation symbolisant la contestation. [C'est pourquoi] les formes de la contestation devinrent plus symboliques : attaques contre la propriété bourgeoise, les forces de police, les structures de l'État, le clergé et toute représentation de l'autorité. (ibid. : 46).

À partir du XIXe siècle, la révolution industrielle a donné naissance à de nombreuses restructurations sociétales, à la théorisation des classes sociales et à une nouvelle terminologie attenante. Les classes dominantes utilisent toutes sortes d'appellations pour désigner les « classes dangereuses » : émeutiers, voyous, vauriens, aigrefins, puis au XXe siècle : apaches, blousons noirs, anarchistes et autres loubards, chienlit, autonomes puis tardivement... casseurs. Ainsi, comme le définit le DHLF :

Il a produit ANTICASSEUR(S), adj. apparu dans le climat politique de l'après 1968 (loi du 8 juin 1970, abrogé en 1981), casseur se disant en même temps pour « personne qui commet des dégradations au cours de manifestations (Rey : 2006).

50. Angelo Gianfransesco cite à propos Thomas Hobbes qui a théorisé cette mécanique consistant pour toute société à combattre la violence illégitime de la rue au moyen d'une violence plus forte et légitime de l'État.

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Nous n'avons pas relevé de nouveaux items qui se substitueraient à « casseurs », au contraire, son utilisation n'a eu de cesse de s'amplifier puisque tout le monde l'utilise, du simple citoyen au président de la République. Dans une dynamique inverse, le champ lexical s'est réduit jusqu'à l'omniprésence de « casseurs » qui domine les discours sans partage.

b) Analyse comparée de l'évolution de plusieurs items dans Le Monde

Pour analyser l'évolution de « casseurs », nous avons choisi de le comparer à « gauchistes », « anarchistes » et « émeutiers ». « Gauchistes » est le terme privilégié pour désigner les manifestant-e-s étudiant-e-s pendant les événements de mai 1968 puis les courants révolutionnaires socialistes ou communistes (Ejército Zapatista de Liberación Nacional au Mexique ou les Movimiento de Izquierda Revolucionaria au Pérou, en Bolivie, au Chili et au Venezuela) et les groupes terroristes d'extrême-gauche pendant les « années de plombs » (la Rote Armee Fraktion allemande, les Brigate Rosse d'Italie ou Action Directe en France). Le terme « anarchistes » est d'abord utilisé dans le contexte de mai 68 pour désigner les étudiant-e-s puis il revient entre 1999 et 2005 pour désigner les manifestant-e-s alter (ou anti)-mondialistes lors des contres-sommets (cf : Annexe 06). Enfin, « émeutiers » est la dénomination privilégiée pour parler des personnes ayant pris part aux révoltes des cités (Lauronen 2006 : 44-45). Comme ce sont les items les plus utilisés dans Le Monde (cf : Annexe 02) pour désigner les auteurs/autrices de violences protestataires, ils vont nous permettre de définir si il y a eu une évolution dans l'utilisation de « casseurs » et dans quelle mesure cette évolution a eu lieu.

Depuis le début de ce travail, nous n'avons utilisé « casseurs » qu'au pluriel puisqu'en discours, il n'est jamais utilisé au singulier51. C'est pourquoi nous ne chercherons que des substantifs pluriels pour cette analyse comparative. Nous avons utilisé les archives du journal Le Monde allant du 01 janvier 1944 au 31 décembre 201652.

Les résultats sur la période totale nous donnent, dans l'ordre décroissant (cf. annexe 01) : 6218 « gauchistes », 3052 « anarchistes », 2810 « casseurs » et 2434 « émeutiers ».

51. Tout comme il n'est jamais utilisé au féminin, mais ceci est une autre histoire...

52. Pour une meilleure lisibilité, nous avons classé les données en tableaux et en graphiques, regroupés en annexe (annexes 02 à 05).

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En ce qui concerne les occurrences « gauchistes », plus de la moitié (3712) du total est comprise entre 1970 et 1979. De plus, contrairement à « casseurs » ou « émeutiers », le terme « gauchistes » recouvre un sens très large comme nous l'indique la définition du TLFi (1980) :

A. - Vieilli. (Homme) de gauche. Synon. gaucher (v. ce mot B). Après le triomphe de juillet, un vieux ténor gauchiste avoua qu'il n'avait jamais écrit que le même article pendant douze ans (Balzac, OEuvres div., t. 3, 1843, p. 560).

B. - (Celui) qui se réclame du gauchisme; qui émane du gauchisme. Groupuscule gauchiste. [...]

Cette acception peut expliquer en partie la grande fortune du terme mais pourquoi cette «explosion lexicale» durant les années 1970 ? Et comment expliquer la très forte hausse durant la décennie précédente ? Pour y répondre, nous avons détaillé année par année les résultats (cf. annexes 02 et 04). Nous y voyons que l'augmentation des occurrences commence légèrement en 1967 puis augmente énormément l'année suivante (+268%) pour finalement exploser (+551% par rapport à 1967). À partir de 1971, la courbe s'inverse, plus lentement qu'elle n'est montée, avec une petite hausse entre 1974 et 1975 pour enfin se stabiliser dans les années 1980.

Notre hypothèse est que « gauchistes » a été utilisé à l'occasion des événements de mai 1968 comme aujourd'hui on parle de « l'ultra-gauche », c'est-à-dire qu'il s'agit d'un mouvement situé politiquement à gauche mais la gauche d'opposition pour ne pas l'amalgamer avec la gauche institutionnelle, incarnée traditionnellement par le Parti Socialiste. C'est d'ailleurs la définition de la neuvième édition du DAF :

Gauchiste, adj. XIXe siècle, au sens de « qui appartient à l'opposition de gauche ». Dérivé de gauche II. Qui est relatif au gauchisme. Des groupes gauchistes. Un étudiant gauchiste. Subst. Un, une gauchiste.

De même, François Hollande sur Europe 1 va dans ce sens lorsqu'il déclare : « il y a toujours eu une gauche qui voulait gouverner et une autre qui ne voulait pas » (Hollande 17 mai : 642-648). Il distingue ainsi la gauche d'opposition au gouvernement de gauche, surnommée « les frondeurs » en les amalgamant avec les gauchistes en disant qu'ils/elles ne veulent pas gouverner. Or, il y a ici un abus de la part du président de la République car les « frondeurs » sont tous/toutes des député-e-s, dont certain-e-s ont été un temps au gouvernement, comme Arnaud Montebourg ou Aurélie Filippetti (ministre de la Culture et

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de la Communication), ce qui prouve qu'ils/elles ont l'envie de gouverner. Cette définition convient plus à la gauche non-institutionnelle (le Nouveau Parti Anticapitaliste ou Lutte Ouvrière par exemple) qui peut être désignée comme étant « l'ultra-gauche ».

La forme adjectivale prédomine alors que la forme substantivée est ajoutée à la fin, sans autre explication. Pourtant, c'est bien le substantif qui nous intéresse dans notre comparaison à « casseurs » or, le moteur de recherche ne peut pas faire la différence entre substantif et adjectif, ce qui participe à la valeur élevée du nombre d'occurrences.

Mis à part cette particularité pour la décennie 1970-1979 de « gauchistes », les autres termes sont dans la même échelle de nombres. « Casseurs » augmente fortement à partir de 1969 (cf. annexes 02 et 03), il passe de 5 occurrences en 1969 à 139 en 1970, soit une augmentation de 2680 % . Ceci est évidemment dû à la « loi anti-casseurs » qui a été expliquée grâce à une phrase très simple et reprise telle quelle dans la presse : « les casseurs seront les payeurs »53. Les « casseurs » passent d'un objet dans le discours à un objet du discours comme l'indique la hausse du nombre d'occurrences dans le titre des articles (annexes 02.b et 03). Nous avons voulu vérifier dans combien d'articles du Monde nous retrouvions nos items car selon nous, leur présence dans le titre confère une importance qui est moindre lorsqu'ils ne sont que dans le texte. Les résultats sont les suivants : nous n'avons que deux occurrences entre 1960 et 1969, les deux ont comme sens « cambrioleur » : « Le «14 juillet» des «casseurs» de la prison de la santé » (14 juillet 1964) et « Mort d'un casseur » (20 septembre 1962). C'est en 1970, avec 28 occurrences, que le terme « casseurs » a été le plus utilisé dans les titres du Monde jusqu'à aujourd'hui. Sur ces 28 occurrences, 12 sont construites avec le préfixe « anti » et ont comme sujet le texte de loi. La nouveauté de cette dénotation du terme « casseurs » est traduite par l'utilisation systématique de guillemets : « L'urgence est déclarée pour le projet relatif aux « casseurs » » (16 avril 1970), « Le projet sur les « casseurs » se heurte à l'hostilité de toute la gauche » (23 avril 1970), « Le débat sur les «casseurs» sera retransmis » (30 avril 1970) ou encore « Cinq «casseurs» en correctionnelle » (02 mai 1970). À partir de quand le mot s'est banalisé au point de ne plus avoir besoin de l'entourer de guillemets ?

En 1976, à l'occasion de la réforme du second cycle universitaire, des manifestations ont lieu dans plusieurs grandes villes de France avec, quelquefois, des actions violentes.

53. Phrase prononcée par Jacques Chaban-Delmas le 07 avril 1970 dans un entretien à la télévision.

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Sur les 10 occurrences de « casseurs », 6 sont pour « anti-casseurs » et concernent des agriculteurs/agricultrices dans quatre articles. Dans les autres cas, il y a encore des guillemets, sauf dans l'article « Les casseurs privés de casse » (26 avril 1976) alors que, paradoxalement, les guillemets sont présents dans le texte : « nul n'en doutait : les « casseurs » seraient au rendez-vous54 ».

En 1979, le plan de restructuration de la métallurgie du gouvernement Barre provoque la colère des syndicats qui lancent un ample mouvement de contestation. Il y a beaucoup de dégradations et la loi « anti-casseurs » étant toujours en vigueur, les arrestations sont nombreuses, tout comme les articles du Monde. Le terme « casseurs » est encore mis entre guillemets à côté de « anarchistes » ou « autonomes » qui ne le sont pas : « Le parquet fait appel de la plupart des condamnations prononcées contre des "casseurs". Onze anarchistes dans le box » (06 avril 1979).

Les 11 occurrences de « casseurs » dans Le Monde en 1994 marquent une évolution par rapport aux précédentes remarques. La loi « anti-casseurs » ayant été abrogée, elle a disparu des discours mais deux titres l'utilisent : « Six-cent manifestants anti-casseurs à Bron » (21 avril 1994) et « Une manifestation anti-casseurs à Vaux-en-Velin » (22 avril 1994). Il n'y a plus de guillemets car il ne s'agit plus d'une forme idiomatique55 mais ici d'un groupe adjectival. Les guillemets semblent moins systématiques puisque seuls quatre articles sur les onze mettent des guillemets. De plus, la dénotation est utilisée dans certains jeux de mots ou détournements, comme ce courrier d'un lecteur du Monde intitulé « Où sont les casseurs ? » (09 avril 1994) qui compare les « casseurs qui brisent des vitrines » aux « gestionnaires qui nous licencient56 » ou encore ce billet d'humeur du 29 mars 1994 qui parle des « casseurs du temps » qui « chipent » une heure de sommeil lors du changement d'heure57. Ces jeux et la disparition progressive des guillemets tendent à montrer une banalisation de la dénotation dans l'usage courant.

Qu'en est-il en 2016 ? Il y a six articles qui contiennent l'item lexical « casseurs » allant du 29 avril au 15 juin. Les deux seuls articles utilisant des guillemets sont :

54. Pouchin D., « Les casseurs privés de casse », Le Monde [en ligne], 26 avril 1976 [consulté le 10 février 2017].

55. « Nous considérons comme idiomatique : toute lexie complexe saisie comme une seule signification

formée par des éléments lexicaux soudés. » (A. Negrenuds (1975). Cahiers de Lexicologie, no27, p. 118).

56. « Au courrier du Monde CIP Où sont les casseurs ? », Le Monde [en ligne], 9 avril 1994 [consulté le 11 février 2017].

57. « Au jour le jour : Casseurs », Le Monde [en ligne], 29 mars 1994 [consulté le 11 février 2017].

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« Derrière les «casseurs», toute une galaxie58 » (27 juin 2016) et « «La violence des «casseurs» est aussi un mode d'affirmation identitaire»59 » (25 mai 2016). Ces deux utilisations ont une fonction de mise à distance avec la dénotation du terme puisqu'elles souhaitent montrer une simplification de la réalité à travers l'utilisation du terme « casseurs ». Dans ces articles, celui-ci recouvre en fait une multitude de groupes allant « d'une nébuleuse que l'on peut rassembler sous le terme ultra-gauche » pour l'un ou d'une « mouvance autonome libertaire ou trotskiste » pour l'autre. Les guillemets indiquent que les auteurs n'assument pas l'utilisation de ce terme et tendent à l'expliquer.

Finalement, la dénotation de « casseurs » est complètement entrée dans le langage depuis la « loi anti-casseurs » qui marque véritablement l'acte de baptême de « casseurs ». Alors que « gauchistes » était largement supérieur en fréquence d'utilisation, il a été égalé puis dépassé par « casseurs ». L'utilisation de « gauchistes » est aujourd'hui quasi nulle d'autant plus depuis l'apparition de « ultra-gauche » dans les discours qui semble l'avoir remplacé. Tous ces exemples tendent à montrer que le lexème « casseurs » a supplanté les autres dénominations qui désignent les manifestant-e-s protestataires violent-e-s. Cependant, est-ce que sa fréquence d'usage élevée pour nommer des manifestant-e-s violent-e-s, son efficacité cognitive et ses connotations peu utilisées suffisent pour faire de « casseurs » l'instance prototypique qui définit les autres membres de sa catégorie ?

58. Pascual J., « Derrière les «casseurs», toute une galaxie », Le Monde [en ligne], 27 mai 2016 [consulté le 16 février 2017].

59. Crettiez X. et de Maillard J., « « La violence des «casseurs» est aussi un mode d'affirmation identitaire », Le Monde [en ligne], 25 mai 2016 [consulté le 12 juin 2017].

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III. LA FIGURE PROTOTYPIQUE DU « CASSEUR »

III.1. CADRAGE THÉORIQUE

La catégorisation est fondamentale dans notre perspective puisque c'est ce phénomène qui induit le différentiel de traitement entre « casseurs » et « paysans/agriculteurs » par exemple. Selon G. Kleiber, les catégories naissent de la perception qu'ont les sujets des propriétés d'un objet, comme cet exemple l'illustre : l'attribut « on y mange » n'est pas intrinsèque à table mais correspond à un savoir basé sur l'expérience du sujet qui mange sur une table. En effet, celui/celle qui n'a jamais mangé sur une table mais a dormi dessus ne classifiera pas table dans « on y mange » mais dans « on y dort ». Le processus de catégorisation est arbitraire étant donné que le langage l'est lui-même, ainsi que subjectif puisqu'il est situé par rapport à un « je », ce que J. Poitou a appelé la « composante égocentrique » (2000 : 23). Pourtant, « le concept associé à un mot n'est pas le concept individuel ou les conceptions individuelles qu'un locuteur peut porter sur la catégorie référentielle attaché à ce mot. Il s'agit plutôt du concept reconnu comme étant le concept partagé par l'ensemble de la communauté linguistique » (Kleiber 1990 : 72). Cela nous renvoie à la distinction faite entre la dénomination comme sens stable et la désignation comme processus « éphémère » (Courbon et Martinez 2012 : 7172). Ainsi, la classification n'est plus naturelle mais découle de l'expérience, le prototype est donc une image mentale construite « sur la base des propriétés typiques de la catégorie » (Kleiber 1990 : 63) ; elle peut ne pas correspondre à la réalité mais renvoyer à une image préconçue à partir des « saillances sémantico-référentielles » (Poitou 2000 : 23) communes.

a) Catégorisation de « casseurs »

Les trois niveaux de la catégorisation

G. Kleiber reprend la théorie d'E. Rosch et al. (1976) dans laquelle est défini un modèle de catégorisation qui s'appuie sur le niveau de base. Cette classification s'appuie sur trois niveaux illustrés comme suit :

60. Traduit de l'allemand par « forme », la gestalt désigne une forme structurée sous tous ses aspects (cognitif, linguistique, sociologique, historique, psychologique ou physique).

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-- superordonné : animal, fruit, meuble

-- de base : chien, pomme, chaise

-- subordonné : boxer, golden, chaise pliante (Kleiber 1990 : 83).

Par cet exemple, il démontre que le niveau de base permet la classification car il est, par rapport aux deux autres niveaux, le plus économique du point de vue cognitif (ibid. : 133). Mais comment choisir entre chat et zèbre le meilleur représentant de la catégorie animal ? « Leur caractère de meilleur exemplaire provient de leur fréquence dans l'expérience (direct ou indirect) qu'en ont les sujets » (loc. cit.). Le prototype est une construction subjective, en lien avec l'expérience socio-culturelle propre à la communauté linguistique, qui définit les « meilleurs représentants » d'une catégorie grâce à leur degré de familiarité.

« Casseurs », niveau de base ou superordonné ?

Nous allons voir comment « casseurs » se classe en définissant dans un premier temps dans quel niveau il se place. En le classant dans le niveau de base, nous obtenons :

-- superordonné : humain

-- de base : casseurs

-- subordonné : black-blocs

Ainsi, black-bloc est subordonné car il correspond à une image très spécifique

contrairement à casseurs qui a une forme vague. A contrario, le terme superordonné humain ne renvoie aucune image précise alors que casseurs possède tous les traits des termes subordonnés et avec assez de saillances sémantico-référentielles pour produire une gestalt60. Nous pourrions nous interroger sur la stabilité du terme de base qui, dans certains contextes, pourrait peut-être fluctuer. Pourtant, il ne nous semble pas que cela soit le cas dans notre corpus et nous allons tenter de le vérifier grâce à l'analyse sémique.

b) Définir le prototype grâce à la grille d'analyse sémique

Selon le DLSL, « l'analyse sémique vise à établir la composition sémantique d'une unité lexicale par la considération de traits sémantiques ou sèmes, unités minimales de signification non susceptibles de réalisation indépendante. » L'intérêt de réaliser cette analyse sémique en grille (ou tableau) est de pouvoir comparer le degré d'appartenance

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des lexèmes à la catégorie par rapport à un meilleur exemplaire (le prototype).

Nous nommerons la catégorie « manifestants violents » puisque violent a selon toute vraisemblance une cue validity61 très élevée. Pour définir si « casseurs » est bien le prototype de sa catégorie, nous allons le comparer à d'autres items lexicaux pouvant entrer dans la catégorie « manifestants violents ». Nous allons reprendre les lexèmes utilisés dans notre seconde partie : « gauchistes », « anarchistes » et « émeutiers », auxquels nous ajouterons « black blocs » et « hooligans ». Puisqu'une image prototypique s'appuie sur des propriétés construites, nous chercherons les traits dans les médias puisque « ce sont les textes médiatiques qui nous transmettent au quotidien les façons de percevoir le monde, les termes par lesquels nous désignons les objets et les événements autour de nous » (Lauronen 2006 : 28-29).

Les « gauchistes »

Le terme « gauchistes » a été très utilisé en discours dans les années 1960 et 1970 pour désigner une gauche d'opposition par rapport à une gauche institutionnelle, scission qui correspond aujourd'hui à celle qui oppose l'extrême-gauche à la gauche. Cette différenciation n'est ni contemporaine, ni franco-française puisque Lénine dans La maladie infantile du communisme parle du « gauchisme» dans lequel il différencie notamment les gauchistes par leur radicalisme qui les rapproche plus selon lui des anarchistes que des bolcheviks : « ce révolutionnarisme petit-bourgeois qui a un air de ressemblance avec l'anarchisme » (1962 : 33). Aujourd'hui encore, le terme porte une connotation négative de radicalité et d'extrême comme on peut le voir dans cette phrase de François de Rugy qui, souhaitant « fédérer les écologistes réformistes » justifie son départ d'Europe-Écologie Les Verts « qui s'enfonce dans une dérive gauchiste » et « un repli sectaire »62. En opposant « réformistes » et « gauchistes », il effectue la même distinction que le président de la République (Hollande 17 mai : 642-648). Il a par ailleurs écrit Écologisme ou gauchisme, il faut choisir63, un titre évocateur avec lequel il affirme les

61. « La cue validity » est le degré de prédictibilité pour une catégorie d'une propriété ou d'un attribut d'un objet (cue). [...] Un attribut présente donc une cue validity élevée dans une catégorie si un grand nombre de membres de la catégorie le possèdent et si, en revanche, peu de membres de catégories opposées le vérifient » (Kleiber 1990 : 75).

62. Besse Desmoulières R., « François de Rugy : Pour moi, EELV, c'est fini », Le Monde [en ligne], 27 août 2015 [consulté le 06 février 2017].

63. Rugy F. (2015). Ecologie ou gauchisme, il faut choisir, Paris, L'Archipel.

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différences antinomiques de ces deux courants politiques. Cependant, les personnes ainsi stigmatisées peuvent se réapproprier le stigmate : c'est ce qu'a appelé E. Goffman le « stigmate retourné » (1963). Il semble que ce soit la stratégie de Daniel Cohn-Bendit qui a publié sous forme de réponse au texte de Lénine, Le Gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme, dans lequel il semble signifier que les communistes n'ont pas été assez loin, mais cela tient sûrement plus du combat éternel entre trotskistes et bolcheviques.

Charles Pasqua, alors ministre de l'Intérieur, a déclaré en 1986 suite à la mort de Malik Oussekine lors des manifestations contre le projet de loi Devaquet, que les étudiante-s étaient manipulé-e-s par : « les professionnels de la déstabilisation, gauchistes et anarchistes de tout poil et de toutes nationalités », des gauchistes antidémocratiques « qui refusent le verdict du suffrage universel » et « qui veulent, par la rue, renverser le gouvernement et les institutions de la Ve République » (Le Monde, 9 décembre 198664). Les « gauchistes » sont « radicaux », mais aussi des « groupes disparates » (Le Monde, 11 septembre 196865) qui agissent en « commandos » (Le Monde, 16 septembre 196866) et peuvent même accepter « l'usage de la violence » contre leurs ennemis (Le Monde, 20 juin 201667).

Les « anarchistes »

La charge sémantique du terme « anarchistes » est très importante tant pour des raisons historiques que politiques. Né au XIXe siècle notamment sous l'impulsion de P.-J. Proudhon (Qu'est-ce que la propriété ?, 1810), l'anarchisme se nourrit des théoriciens et théoriciennes qui ont formé une multitude de courants très différents les uns des autres. Ainsi M. Steiner est le fondateur de l'anarchisme individualiste (L'Unique et sa propriété, 1845), M. Bakounine (Dieu et l'État, 1871) a imaginé un anarchisme collectiviste (plus connu aujourd'hui sous l'appellation de « socialisme libertaire »), les oeuvres du russe P.

64. « La mort injuste et douloureuse d'un étudiant », Le Monde [en ligne], 9 décembre 1986 [consulté le 06 février 2017].

65. Denuzière M., « Les premiers accusés interrogés nient avoir voulu renverser le régime », Le Monde [en ligne]) , 11 septembre 1968 [consulté le 06 février 2017].

66. « ?? L'humanité» et le ??commando» de M. Geismar » , Le Monde [en ligne], 16 septembre 1968 [consulté le 06 février 2017].

67. Lazar M., « L'ultragauche est engagée dans une logique de confrontation avec l'État », Le Monde [en ligne], 20 juin 2016 [consulté le 06 février 2017].

68. Robin M., « Sacco et Vanzetti : et l'Amérique s'en prit à ses migrants », Le Monde [en ligne], 18 août 2017 [consulté le 08 février 2017].

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Kropotkine et de l'italien E. Malatesta ont largement contribué à l'élaboration du communisme libertaire qui a lui même jeté les bases de l'anarcho-syndicalisme. Mais c'est au XXe siècle que la pensée anarchiste s'est vraiment développée au travers de l'anarcha-féminisme avec comme figure de proue E. Goldman (La tragédie de l'émancipation féminine, 1906), l'anarchisme chrétien dont Léon Tolstoï serait la figure la plus représentative (Maitron 1992 : 183), l'anarchisme non-violent ainsi que l'anarcho-punk et l'anarchisme queer. Il se développe dans le même temps un anarchisme de droite dont la plus célèbre figure est sûrement Louis-Ferdinand Céline (F. Richard : 1997) et dont la forme la plus radicale est l'anarcho-capitalisme. L'anarchisme en tant que tel n'est rien de précis puisqu'il représente une infinité de pensées politiques et philosophiques qui peuvent, dans certains cas, être même antinomiques.

Qu'entend-on lorsqu'un-e individu-e ou un groupe est qualifié d' « anarchiste » ? Selon D. Guérin, il ne resterait qu'une « vision tendancieuse » de l'anarchisme qui serait « individualiste », « réfractaire à toute organisation », « inapte à l'unité » (2011 : 9). De plus, ne serait conservé de l'anarchisme que « le terrorisme, l'attentat individuel, la propagande par les explosifs » (loc. cit.), ce que les anarchistes nomment propagande par le fait. L'Histoire a notamment retenu le meurtre de Sadi Carnot en 1984 par un anarchiste italien, Sante Geronimo Caserio, après le rejet des grâces de Ravachol, d'Auguste Vaillant et d'Émile Henry, trois anarchistes ayant perpétré des attentats (Fraimbois 2016 : 25). Cette vague d'attentats a provoqué la promulgation des lois scélérates et le meurtre de Sadi Carnot a amené le parlement à faire interdire les mouvements anarchistes. Votées en 1894, elles n'ont été abrogées qu'en 1992, ce qui peut expliquer pourquoi les anarchistes sont encore aujourd'hui perçu-e-s si négativement.

Justement, quel est le traitement en discours des anarchistes dans la presse ? L'item est assez peu présent et se retrouve soit dans des articles historiques (« Sacco et Vanzetti : et l'Amérique s'en prit à ses migrants68 », Le Monde, 18 août 2017), soit dans des articles sur la Grèce où les mouvements anarchistes sont très actifs depuis la crise financière. Dans un article du quotidien La Croix consacré à la Grèce, les « anarchistes » « se fondent dans les manifestations », « jettent des pierres, brûlent des voitures et affrontent la police » (« La

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manifestation d'Athènes fait trois morts69 », La Croix, 6 mai 2010). 20 Minutes interroge la sociologue Sylvaine Bulle :

Il y a d'un côté les anarchistes [...] affiliés et coordonnés, qui sont généralement en début de cortège et ne sont pas cagoulés. C'est un groupe organisé qui défend l'idée d'une violence structurelle contre des cibles symboliques contre des objets de pouvoirs (voitures de luxe, banques...) et qui peuvent affronter les forces de l'ordre (« Manifestations du 1er mai : qui sont les casseurs ? », 20 Minutes, 1 mai 201670).

Elle les oppose à une « mouvance insurrectionnaliste » qui partage les traits sémantiques de « black blocs ». Nous remarquons que l'anarchisme est une sorte de dénominateur commun aux dénominations des manifestant-e-s qualifié-e-s de violent-e-s au point d'en perdre quasiment son autonomie discursive.

Les « black-blocs »

Selon F. Dupuis-Déri, « les black-blocs sont apparus à Berlin Ouest pendant l'hiver de 1980 alors que les policiers vidaient brutalement des squats de militants du mouvement autonome » (2003 : 74). L'item black bloc a été inventé par la police allemande pour nommer ces cortèges de manifestant-e-s vêtu-e-s en noir, le visage dissimulé, ce qui empêche, du moins dans un premier temps, toute identification. Alors que « le black bloc est un type d'action collective, une tactique » (loc. cit.), il a peu à peu servi à désigner les manifestant-e-s utilisant cette tactique. Ce glissement s'observe notamment depuis une quinzaine d'années dans les médias qui font du black bloc un sujet récurent bien que visiblement toujours mystérieux : « Violences dans les manifestations, qui sont les Black-blocs ? », La Croix, 2 mai 2016 ; « Manifestations anti-FN, anti-NDDL, anti-loi travail... Qui sont les Black Blocs ? », France 24, 3 mai 2017 ; « Qui sont les Black-blocs, Libération, 23 février 201471 ; « Sommet du G20 : qui sont les Black Blocs, ces émeutiers attendus par la police ? », Le Parisien, 6 juillet 201772 . Si mystérieux qu'il n'existe pas de graphie unique. Ces questionnements ne sont d'ailleurs pas propres à la France puisqu'on les trouve également au Québec (« Qui sont les Black blocs ? », TVA Nouvelle, 15 mars

69. « La manifestation d'Athènes fait trois morts », La Croix [en ligne], 5 mai 2010 [consulté le 08 février 2017].

70. Bancaud D., « Manifestations du 1er mai : qui sont les casseurs? », 20 minutes [en ligne], 1er mai 2016 [consulté le 08 février 2017].

71. « Qui sont les ?Black blocs»? », Libération [en ligne], 23 février 2014 [consulté le 18 avril 2017].

72. Baheux R., « Sommet du G20 : qui sont les Black blocs, ces émeutiers attendus par la police? », Le Parisien [en ligne], 6 juillet 2017 [consulté le 8 août 2017].

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201273), aux États-Unis (« G-20 summit protests: What is a Black Bloc? », USA Today, 2 février 201774) ou en Grande-Bretagne (« Black Bloc anarchists emerge », BBC, 1 février 2013). Même s'il est souvent amalgamé à « casseurs », il a quand même son identité propre. Pour identifier les traits qui construisent l'image de « black bloc », nous nous appuierons sur l'article de Libération sus-cité (cf. note de bas de page 68) et une vidéo de LCI intitulée « G20 : qui sont les Black Blocs, ces groupuscules anarchistes au coeur des violences à Hambourg ?75 ».

Selon l'article de Libération, ce sont des « jeunes, hostiles aux institutions, masqués et vêtus de noir » qui auraient « une haine des forces de l'ordre. » Un porte-parole du ministère de l'Intérieur explique que leur objectif « est de commettre des actions illégales, en formant une foule anonyme non identifiable. » De plus, « leur action se veut spontanée, hors cadre syndical ou politique. » Dans la vidéo explicative de LCI, le black bloc est défini comme « un mouvement anarchiste altermondialiste issu de l'extrême gauche radicale » composé de membres qui sont « hostiles aux institutions mais [sic] agissent hors cadre politique. » Ils sont « composés de plusieurs nationalités » ce qui leur permet d'agir partout où « les grandes puissances se réunissent. » « Ses membres vouent une haine envers les forces de l'ordre et les médias » et « veulent rester anonymes. » De plus, « ils prônent l'action violente. »

Les « hooligans »

Le cas des hooligans est intéressant en cela qu'ils sont très proches des « casseurs » dans le traitement médiatique qui en est fait, mais tout en étant rarement confondus. On peut toutefois noter que cela a tendance à s'inverser à mesure que l'item « casseurs » se propage dans les discours76. Cette différenciation tient beaucoup à la nature du hooliganisme qui est intrinsèquement lié au football depuis la fin du XIXe siècle et au fait qu'il s'agit d'un phénomène mondial né en Grande-Bretagne, cela explique pourquoi la

73. Villeneuve J.-F., « Qui sont les Black blocs? », TVA Nouvelles [en ligne], 15 mars 2012 [consulté le 18 avril 2017].

74. Rossman S., « G-20 summit protests : What is a Black-bloc? » USA Today [en ligne], 2 février 2017 [consulté le 18 avril 2017].

75. « Vidéo - G20: Qui sont les Black Blocs, ces groupuscules anarchistes au coeur des violences à Hambourg? », LCI [en ligne], 7 juillet 2017 [consulté le 8 août 2017].

76. À titre d'exemple, nos recherches sur Europresse renvoient pour « hooligans » 39054 documents contre 912 pour « hooligans » et « casseurs » (avec comme options « toutes les archives » et « dans tout le contenu ») ce qui montre que le terme « hooligans » est largement utilisé seul pour nommer l'objet du

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dénomination indigène a été conservée. De plus, il n'y a aucune remise en question de type politique ou sociétale, ce qui nous motive à ne pas les classer comme « groupe manifestant utilisant la violence comme moyen d'action. » Cependant, il s'agit bien d'un groupe social qui « se donne à voir » selon la terminologie de Patrick Champagne (1984 : 20), puisque les hooligans se filment et diffusent eux-mêmes leurs affrontements sur internet mais ceux-ci n'impliquent que très rarement d'autres acteurs sociaux tels que la police.

Plusieurs traits distinctifs créent une image discursive du hooligan dans les médias mais ce qui ressort en majorité, ce sont les liens qui unissent hooligans et extrême-droite : « Les fachos voulaient une photo, ils ont réussi » (Le Monde, 29 mars 2016, p.3) ; « En Allemagne, l'ombre de l'extrême droite. Les hooligans y sont plus politisés et organisés. » (Libération, 23 juin 1998, p.3-4). En effet, il semble que le nationalisme soit un des carburants qui pousse ces supporters à s'affronter en dehors des stades. À l'occasion du match opposant Paris à Chelsea, des supporters du club anglais ont empêché de monter à bord du métro un homme noir puis ont scandé : « We're racist, we're racist and that's the way we like it 77» 78. Une autre particularité était de les présenter comme étant sous l'empire de l'alcool mais les derniers articles parus sur le sujet, notamment à l'occasion de l'Euro 2016, infirment cette croyance (Le Figaro, 20 juin 2016, p.20 ; Le Monde, 14 juin 2016, p.16 ; Le Monde, 16 juin 2016, p.18).

Les « émeutiers »

Comme nous pouvons le constater dans les annexes 01 et 02, la dénotation

d' « émeutiers » connaît une certaine stabilité dans les discours (du moins dans le journal Le Monde). Les pics de fréquence, en 1960 et en 2001 correspondent à l'acmé de la Guerre d'Algérie et à la seconde invasion de l'Afghanistan par les États-Unis suite aux attentats du World Trade Center.

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Dates

Occurrences

discours. Il se peut cependant qu'il y ait une réelle évolution et que les deux dénominations vont se substituer l'une à l'autre mais il est encore trop tôt pour l'affirmer.

77. « Nous sommes racistes, nous sommes racistes et c'est notre façon d'être » (notre traduction).

78. Chrisafis A., Dodd V., Conn D., « Paris police launch inquiry after Chelsea fans seen abusing black man on film », The Guardian [en ligne], 18 février 2015 [consulté le 15 avril 2017].

79. Sur ce point, voir par exemple la liste des victimes (« Qui sera le prochain ? ») répertoriées par le collectif Urgence notre police assassine sur leur site internet du même nom.

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Figure 01. L'item « émeutiers » dans Le Monde. Nous avons relevé le nombre d'occurrences du terme « émeutiers » dans le journal Le Monde par année (du 01 janvier au 31 décembre) dans tout le texte. Les années où le nombre d'occurrences est le plus élevé sont en gras.

Il semblerait que les items « émeutes » et « émeutiers » s'appliquent majoritairement pour désigner des faits internationaux et dans une moindre mesure, les révoltes dans les cités françaises. Selon S. Lauronen (2006), qui a étudié l'utilisation du lexème « émeutier » dans Le Figaro et Libération lors des émeutes de novembre 2005, le prototype de l'émeutier est un homme, jeune et racisé*, déscolarisé ou au chômage, qui habite dans un « quartier populaire ». Le terme « émeutes » tend à être remplacé par des désignations telles que « violences urbaines », « qui émane directement de l'expertise policière » (2006 : 30), ou « événements des banlieues » (ibid. : 31) qui fait écho aux « événements d'Algérie ». Cependant, la désignation qui prédomine depuis les années 1980 est « crise des banlieues », à tel point que pour l'auteure, « il s'agit plutôt d'une dénomination qu'une désignation » (loc. cit.). Les émeutes surviennent généralement à la suite d'une « bavure policière »79, ce qui explique le choix lexical puisqu'il semblerait que c'est bien sous le coup de l'émotion qu'une émeute éclate, correspondant complètement à la racine du mot esmeut, émouvoir en ancien français. Cependant, la connotation politique du terme semble s'effacer au profit d'une dimension opportuniste. C'est pourquoi un trait partagé entre les deux journaux est le caractère irréfléchi des émeutiers. L'auteure relève plusieurs traits typiques constitutifs d' « émeutiers » :

- brûle des voitures, écoles ou poubelles

- affronte les forces de l'ordre là ou les émeutes se font

- fabrique, lance ou porte des cocktails Molotov

- nuit à la circulation des transports publics

- agresse ses concitoyens au sein des émeutes (ibid. : 38).

Ils apparaissent aux côtés d'autres traits : « jeune », « étranger » et « incendiaire » notamment. Les émeutes diffèrent des manifestations violentes puisqu'elles sont spontanées, sans organisation et que les émeutiers n'ont ni banderole, ni slogan, ni mot d'ordre (Mucchielli et Aït-Omar 2007 : 138). Cependant, les modalités d'actions mises en places lors d'une émeute ressemblent à celles des « casseurs » des manifestations si on en croit l'étude de M. Mazars (2007), cité notamment dans Mucchielli et Aït-Omar (2007),

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qui analyse le profil des majeurs interpellés lors des émeutes de novembre 2005. Il n'y a que des hommes de 18 à 21 ans, interpellés pour trois faits distincts : violences sur personnes dépositaires de l'autorité publique (33%), dégradations/destructions de biens publics (29%) et détention d'engins ou de substances prohibées (14%). Ce sont les mêmes délits qui sont imputés aux « casseurs », ce qui implique que l'on retrouve aussi des similarités dans les discours.

Un autre trait saillant relevé est l'amalgame fait entre la figure de l' « émeutier » et celle du « délinquant ». C'est le cas lorsque le locataire de la Place Beauvau, Nicolas Sarkozy, annonce devant l'assemblée nationale suite aux émeutes que « 75 à 80 % des personnes interpellées ces derniers jours pour des faits de violences urbaines sont déjà connues pour de nombreux méfaits » et de continuer :

Dans des lieux même qui font l'actualité, nous avons frappé tout au long des derniers mois :

- en Seine Saint-Denis à Sevran dans la cité des Beaudottes, nous avons, en septembre, démantelé un trafic de contrefaçons. 6500 objets ont été saisis ;

- toujours en Seine Saint-Denis, à Montfermeil, nous avons, en septembre, démantelé un réseau d'aide à l'immigration irrégulière. 26 personnes ont été placées en garde à vue, 4 ont été écroués [sic], 10 ont fait l'objet d'un APRF. Le 25 octobre, c'est un autre réseau - celui-ci de trafic de cannabis ! - sévissant sur les secteurs Montfermeil, du Raincy et de Clichy-sous-Bois, qui est interpellé et dont quatre des membres sont écroués. 38 kilos de résine de cannabis, 4900 euros, un véhicule Mercedes, sont saisis. Plusieurs comptes bancaires, patrimoines immobiliers et enseignes commerciales au nom de la famille des principaux organisateurs, sont découverts ;

- dans le Nord, à Roubaix, en octobre, 25 individus ont été placés en garde à vue, 12 écroués, 26 armes ont été saisies.

- à Dijon, fin septembre, un réseau a été brisé. 12 individus ont été interpellés pour trafic de stupéfiant. 5 Kg de cannabis, 2,5 kilogrammes d'héroïne, d'ecstasy et de cocaïne ont été saisis.

À ce jour, dix opérations lourdes sont programmées dans les cités sensibles. Elles concernent les trafics de toute nature et devraient conduire à l'interpellation de plusieurs dizaines d'individus suspects (Nicolas Sarkozy, 15 novembre 2005).

La stratégie gouvernementale est de lier en une seule image les « émeutiers » et les « délinquants » pour décrédibiliser les acteurs dans le but de dépolitiser les émeutes en faisant passer les « émeutiers » pour des jeunes désoeuvrés qui ne respectent aucune loi.

Il y a entre ces lexèmes un « air de famille » certain qu'il faut cependant vérifier et quantifier. Maintenant que nous avons défini les items lexicaux, nous allons définir les sèmes qui nous permettrons de les comparer à « casseurs ».

80. G. Kleiber s'appuie pour ce point sur l'analyse de A. Wierzbicka (1985).

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Les sèmes constitutifs de casseurs

Pour définir les traits pertinents nous allons, suivant G. Kleiber80, essayer de ne garder que les « données conceptuelles présumées partagées » puisque ce sont les seules qui « manifestent à un endroit donné ou à un autre, une pertinence qu'on peut appeler « linguistique » » (1990 : 110). Nous avons donc relevé les « données conceptuelles" dans notre corpus (groupes nominaux, adjectifs et groupes verbaux), puis nous les avons regroupé en tableau, ce qui nous a permis de dégager neuf faisceaux de propriétés (ibid.: 91) qui composent casseurs : VIOLENT, DESTRUCTEUR, MASQUÉ, APOLITIQUE, ATTAQUE LA POLICE, PETIT GROUPE, RADICAL, PARASITAIRE ET INTERNATIONAL.

VIOLENT regroupe l'idée que le groupe serait intrinsèquement violent ou bien qu'il revendique la violence comme outil en manifestation (El Khomri 11 avril : 98 ; Baylet 3 mai : 156-157 ; Cazeneuve 3 mai : 35 ; Hollande 17 mai : 540-543 ; Cazeneuve 19 mai : 67 ; Touraine 19 mai : 51 ; Valls 19 mai : 33 ; Cazeneuve 19 juin : 24-25 ; Valls 15 juin : 136 ; Hollande 30 juin : 46 ). MASQUÉ concerne le groupe qui utilise l'anonymat comme tactique (Valls 19 mai : 345-346). RADICAL désigne le jugement émis vis-à-vis des revendications ou du comportement du groupe manifestant (Cazeneuve 3 mai : 336 ; Hollande 30 juin : 47 ; Valls 19 mai : 335). APOLITIQUE (Hollande 17 mai : 540-541 ; Touraine 19 mai : 27-2), DESTRUCTEUR (Baylet 3 mai :98 ; Hollande 17 mai : 571 ; Touraine 19 mai : 27, 71 ; Hollande 30 juin : 47) et ATTAQUE LA POLICE (Baylet 3 mai : 72 ; Cazeneuve 19 mai : 44 ; Touraine 19 mai : 18, 19 ; Valls 19 mai : 32-35, 137 ; Cazeneuve 14 septembre : 160) sont des « accusations d'intentions » (cf. infra.). PETIT GROUPE renvoie au modus operandi (Cazeneuve 19 mai : 336, 347, 393 ; Valls 19 mai : 167, 359, 363 ; Hollande 30 juin : 47, 54 ; Valls 15 juin : 121). PARASITAIRE s'applique au groupe qui n'assume pas l'acte manifestant en se greffant « en marge » d'une manifestation pour la « détourner » (Baylet 3 mai : 32 ; Cazeneuve 3 mai : 31, 32 ; Touraine 19 mai : 43-44 ; Valls 19 mai : 67, 86 ; Cazeneuve 14 juin : 20 ; Valls 15 juin : 6, 55, 98, 131). INTERNATIONAL ne définit pas l'aspect international d'un mouvement ou d'un groupe, mais plutôt l'idée qu'un groupe présent pour une action est composé de plusieurs nationalités (Hollande 17 mai : 563-566 ; Valls 15 juin : 135).

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III.2. ANALYSE DES RÉSULTATS

Maintenant que nous avons défini les sèmes et les lexèmes, nous pouvons les analyser en grille sémique (Figure 02) :

SÈMES \ LEXÈMES

CASSEURS

GAUCHISTES

ANARCHISTES

BLACK BLOCS

HOOLIGANS

ÉMEUTIERS

VIOLENT

+

+

+

+

+

+

MASQUÉ

+

-

(-)

+

-

(-)

APOLITIQUE

+

-

-

-

(+)

+

ATTAQUE LA POLICE

+

+

+

+

-

+

DESTRUCTEUR

+

+

+

+

-

+

PETIT GROUPE

+

+

+

-

+

+

RADICAL

+

+

+

+

+

+

PARASITAIRE

+

-

-

+

+

-

INTERNATIONAL

+

(+)

(+)

+

+

-

Figure 02 : Grille d'analyse sémique. Nous avons classé sur l'axe des ordonnées les sèmes (en italique), sur celui des abscisses les lexèmes (en gras). La correspondance entre un sème et un lexème est notée + (positif), l'absence de correspondance est notée - (négatif). Lorsque la correspondance est difficile à établir, le signe est mis entre parenthèses ( ).

Les sèmes qu'ont en commun tous les lexèmes sont VIOLENT et RADICAL. Ils forment ce que A. Wierzbicka nomme les propriétés essentielles soit « le plus petit ensemble de traits qui, pris ensemble, garantissent que tout objet qui les possède sera généralement reconnu comme appartenant à la catégorie en question » (1985 : 60 in Kleiber 1990 : 110). Les sèmes qui n'ont qu'un seul membre en négatif sont ATTAQUE LA POLICE, DESTRUCTEUR, PETIT GROUPE et potentiellement INTERNATIONAL puis les traits les moins typiques sont APOLITIQUE, MASQUÉ et PARASITAIRE. Ce sont les propriétés prototypiques (loc. cit.), c'est-à-dire les traits constitutifs du prototype mais absents chez certains membres de la catégorie. Cependant, le sème PARASITE ne s'applique qu'à un seul lexème, tous les autres sont au moins partagés par deux sèmes. Selon le principe d'air de famille, qui postule qu'un trait doit se vérifier a minima chez deux membres de la catégorie, le sème PARASITE n'est pas un trait typique de la catégorie « manifestants violents ».

Les meilleurs exemplaires de la catégorie sont par ordre décroissant (de celui qui a le plus de sèmes à celui qui en a le moins) : black-blocs, émeutiers puis à égalité, gauchistes, anarchistes et hooligans. Cependant, ce résultat est contrasté par un certain nombre de sèmes incertains.

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a) La difficulté de classer des objets sociaux

Dans notre grille, seuls casseurs et black-blocs n'ont pas de sèmes paradoxaux (signifiés par des parenthèses). Il est en effet compliqué, voire impossible, d'affirmer la présence ou non de certains traits pertinents. Ce problème s'explique par la nature des lexèmes qui désignent des objets sociaux. En effet, la version standard, tout comme la version étendue, s'appliquent à des objets qui sont catégorisés via des faits biologiques ou physiques communément admis alors que pour décrire une personne :

[...] il existe pour elles des possibilités de classement et d'ordination beaucoup plus nombreuses que pour les objets naturels. Selon les circonstances, les intentions de l'observateur ou ses expériences antérieures, selon la situation dans laquelle se trouve l'observé ou son environnement social, des catégorisations différentes pourront être sollicitées (Huteau 1991 : 78).

Ainsi, les « émeutiers » ne sont pas forcément masqués contrairement à l'image stéréotypée des « casseurs », cependant de nombreux documents que nous avons pu voir en montrent les visages cachés par des capuches et des écharpes. De même, nous ne pouvons pas affirmer que le sème INTERNATIONAL correspond à gauchistes et anarchistes alors que ces deux groupes se retrouvent dans la plupart des pays occidentaux et même au-delà. Le sème APOLITIQUE ne correspond pas à anarchistes, blacks-blocs ou gauchistes car ils sont rattachés à une idéologie politique propre contrairement à casseurs et émeutiers. Seul hooligans pose problème pour ce trait puisque, bien que ce ne soit pas un groupement politique, il semble être porté par une idéologie nationaliste et raciste.

b) La différence entre degré de prototypicalité et utilisation en discours

Le tableau montre que certains lexèmes sont très proches du prototype. Il y a black-blocs avec six traits sur huit en commun et surtout émeutiers avec possiblement un seul trait différent. Pourtant, ces deux appellations sont absentes de notre corpus de base (construit, nous le rappelons, autour du mot-pivot « casseurs »). Pour « émeutiers », la raison est d'ordre sémantique comme nous l'avons déjà évoqué précédemment : notre corpus est composé de discours construits autour des manifestations contre la loi Travail, qui sont des manifestations politiques et ayant lieu plutôt dans les centres-villes, ce qui rentre en conflit avec l'image des « émeutiers » des cités. Concernant « black-blocs », l'explication de cette absence totale est peut-être moins évidente. En l'absence de réelles investigations, nous ne pouvons qu'émettre des hypothèses : outre les traits révélés par

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l'analyse sémique, particulièrement l'absence du sème APOLITIQUE qui est un trait typique récurent dans les discours sur les « casseurs », on peut aussi postuler que l'absence de « black-blocs » dans notre corpus tient de la différence entre le discours politique et discours médiatique. Il se peut alors que dans un souci d'économie, le terme « black-blocs », jugé moins parlant que « casseurs » et donc moins intéressant, ne soit pas utilisé par les politiques. En utilisant un terme de base, le/la politique s'assure un maximum de signifiance en un minimum de signifié, maximisant ainsi la portée de son discours et sa propagation, comme cela a été le cas avec la loi « anti-casseurs ». Il n'y a pas de corrélation entre le degré d'appartenance à une catégorie et l'apparition en discours des membres les plus prototypiques de la catégorie, seul le prototype est utilisé.

c) Relation discursive et articulation des lexèmes : hooligans et casseurs

Alors que les items qui ont le plus de sèmes en commun avec le prototype sont ceux qui sont le plus souvent confondus avec lui en discours, hooligans qui a le moins de traits typiques, n'est jamais confondu avec « casseurs ». Cela s'explique selon nous par l'articulation des deux lexèmes lorsque l'objet du discours est le hooliganisme. « Casseurs » est alors utilisé dans un but contrastif, comme lorsque le président de la Ligue de football professionnel a accusé « une horde de casseurs venus d'ailleurs, qui n'ont rien à voir avec le football » (Libération, 15 mai 2013, p.23) d'être à l'origine des violences qui ont émaillé la victoire du Paris Saint-Germain en Coupe de France le 13 mai 2013. Le président du club a lui évoqué une soirée « gâchée par quelques centaines de casseurs » (loc. cit.). Les « casseurs » sont différenciés des « hooligans » grâce à la stratégie d'évitement mise en place par le groupe visé dont le seul but est de se dédouaner tout en incriminant les responsables politiques, ce qui a été le cas lors de cet événement suite auquel Manuel Valls, alors ministre de l'Intérieur, a été sous le feu des critiques quant à ses choix de maintien de l'ordre (Le Parisien, 13 mai 2013). Cela renforce aussi le trait APOLITIQUE puisque hooligans appartient à la sphère du jeu, du football alors que casseurs est dans la sphère de la politique.

Ainsi, il ne suffit pas qu'un lexème possède le trait définitoire de casseurs pour être amalgamé au prototype. Cela pose la question des conditions de nomination ou de désignation d'un objet social comme étant « casseurs ». Suffit-il de correspondre aux

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définitions dans les dictionnaires que nous avons étudiées dans notre première partie ? Existe-t-il des groupes manifestants qui utilisent les mêmes modalités d'action sans être nommés « casseurs » ?

81. Cet événement est connu comme étant l'affaire du « quai de Valmy ».

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IV. CONDITIONS À LA NOMINATION DES « CASSEURS »

L'instance prototypique casseurs semble recouvrir une large catégorie d'objet sociaux puisqu'il désigne autant des groupes violents considérés comme apolitique que des groupes protestataires politiques organisés ou non. Pourtant, il semble exister un vrai flou sémantique autour de cette notion.

IV.1. « CASSEURS », UNE DÉNOMINATION À GÉOMÉTRIE VARIABLE

« Tout commence en rhétorique, dans le discours social et dans les idéologies, en donnant des noms aux choses » (Angenot 2014 : §4). Comme nous venons de le voir, la façon dont l'objet du discours est présenté est primordiale pour définir si un discours a une valeur énonciative, « qui dit des choses sur l'identité et les intentions des interlocuteurs » (Charaudeau 2007 : 28) ou de croyance qui « témoigne des jugements sociaux portés sur les êtres et les faits du monde » (op. cit.). C'est pourquoi le discours politique nous dit quel regard portent les politiques sur les « casseurs ».

a) Condamnation des « casseurs » dans la sphère politique

Visiblement, il n'y a pas vraiment des regards mais bien un regard sur les « casseurs ». Comme nous l'avons déjà évoqué dans la première partie, il semblerait que le terme fasse consensus, si l'on se fie au traitement médiatico-politique uniformisé où aucune voix discordante ne se fait entendre. L'incendie d'une voiture de police le 18 mai 2016 en marge de la manifestation contre « la haine anti-flics »81 illustre très bien ce consensus : pas une personnalité politique n'a eu de mot assez dur pour dénoncer ces « tentatives de meurtres » (Jean-Pierre Giran, France Bleu, 20 mai), cette « volonté de se payer un flic » (Manuel Valls, RTL, 19 mai) perpétrées par « ces milices d'extrême-gauche » (Marine Lepen, Europe 1, 20 mai) qui seraient « au service de nos adversaires » (Jean-Luc Mélenchon, Institut BVA, 20 juin).

En effet, c'est la (presque) totalité du spectre de l'échiquier politique qui condamne

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d'une même voix, mais chacun-e à sa façon, les « casseurs ». Le seul parti politique qui n'a pas voulu condamner les violences, c'est le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) par la voix d'Olivier Besancenot qui a refusé de critiquer les manifestant-e-s violent-e-s tout en rappelant que lui-même n'est pas un « casseur », que « le fait de casser des vitrines » n'est pas un « moyen d'action du NPA » (BFM TV, 4 novembre 2014). Il ne condamne pas les « casseurs » mais plutôt « cette stratégie politique, qui fonctionne visiblement très bien puisqu'on ne parle que de ça, qui est de la responsabilité du pouvoir, qui crée les conditions de ces débordements et de ces violences, voilà » (RMC, 02 mai 2016).

b) La sphère médiatique au diapason

La sphère médiatique rejoint la sphère politique dans une condamnation sans équivoque puisque les éditorialistes, présentateurs/présentatrices des journaux télévisés et journalistes ont produit un flot continu de condamnations des violences. Il suffit de lire les éditoriaux du 16 juin 2016 au sujet du « saccage » de l'hôpital Necker pour s'en rendre compte :

La violence antidémocratique ne doit pas faire reculer la démocratie, dont les principes et les procédures doivent être maintenus, même dans des circonstances difficiles. Ce serait, sinon, rendre des points aux activistes que l'on dénonce. (Laurent Joffrin, Libération) ;

Au lieu de décréter purement et simplement que l'état d'urgence commande de proscrire toute sorte de manifestations et de rappeler fermement que la police, durement endeuillée par la barbarie islamiste, a autre chose à faire que de disperser des voyous encagoulés et dont la sauvagerie sidère (Paul-Henri du Limbert, Le Figaro) ;

Il est légitime de manifester (...) c'est même un droit constitutionnel. Mais ne pas se désolidariser du nihilisme de certains éléments incontrôlés, c'est affaiblir la cause que l'on entend défendre (Guillaume Goubert, La Croix) ;

Il n'y a qu'à voir les images pour comprendre à qui on a affaire: les abrutis qui assaillent nos forces de l'ordre, qui brisent les vitrines, qui défoncent les murs de Necker sont des lâches... Ces cinglés sont casqués, armés, se cachent, ne sont pas reconnaissables. E...] Martinez, Mailly and Co ne sont pas débordés par leurs troupes. Ils sont dépassés dans la file de la manif' par des hordes de sauvages qui profitent de tout et n'importe quoi pour casser, voler, détruire, blesser (Jean-Marc Chavauché, Courrier picard).

c) Dépolitiser la violence politique

À travers ces condamnations, c'est surtout la dépolitisation de l'acte violent dans le cadre d'une manifestation politique qui est ici à l'oeuvre. Nous retrouvons ce processus dans notre corpus (Hollande 17 mai : 539-542 ; Baylet 3 mai : 155-157 ; Touraine 19

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mai : 51-56 ; Valls 19 mai : 98-100).

La condamnation et la dépolitisation se font grâce aux accusations d'intentions : les « casseurs » viendraient juste pour casser puisque c'est la seule revendication qu'ils auraient. De même, les « jeunes » qui s'intéressent à la politique sont encensé-e-s sans imaginer que se sont potentiellement les mêmes qui cassent. Nous l'avons vu tout au long de notre étude, les « casseurs » n'ont aucune conscience politique, ils cassent pour s'amuser et attaquent la police car ils sont habités par la haine.

La condamnation est unanime et les voix discordantes sont comme recouvertes par le discours officiel. Cependant, comme le montre les exemples précédents, le trait condamnatoire des « casseurs » est la « casse » et il semble que ce soit un des principaux griefs qui leur sont reprochés. Pourtant, nous allons voir que ce n'est pas le seul groupe manifestant à utiliser la « casse » comme moyen d'action.

IV.2. CES CASSEURS QUE L'ON N'APPELLE PAS « CASSEURS » : LES MANIFESTATIONS DU MONDE AGRICOLE

Reprenons les définitions contemporaines de « casseurs » que nous avons déjà vues dans la première partie.

Pop. Individu asocial qui prend plaisir à détruire le bien d'autrui ou celui de la collectivité. Après la manifestation, des casseurs ont brisé les vitrines. (DAF, 1992)

Il [casseur] a produit ANTICASSEUR(S), adj. Apparu dans le climat politique de l'après 1968 (loi du 8 juin 1970, abrogé en 1981), casseur se disant en même temps pour « personne qui commet des dégradations au cours de manifestations ». (Rey, 1996)

Personne qui prend plaisir à détruire. (Lexis, 2014)

Domaine pol. Partisan de la violence comme moyen d'action contre un régime politique. Les casseurs seront les payeurs (J. Chaban-Delmas, Loi« anti-casseurs », 4 juin 1970). (TLFi 2017)

Au travers de ces quatre exemples, on peut voir à quel point le terme « casseur » peut être vague. On retrouve l'aspect moral présent dans le discours politique : « individu asocial », « personne qui prend plaisir » et « partisan de la violence ». L'accusation d'intention est aussi présente puisque le Lexis et le DAF affirment que les « casseurs » prennent du plaisir à casser, tandis que le TLFi présuppose une dimension partisane. Ce

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dernier diffère des trois autres puisqu'il prête à la casse une dimension politique, ce qui est en opposition totale avec notre corpus. Cependant, le trait sémantique que partagent ces définitions est la violence, particulièrement contre les objets : « détruire le bien », « dégradations », « détruire », « moyen d'action ». On peut alors affirmer, sous forme d'évidence, que les casseurs cassent et donc tous/toutes ceux/celles qui cassent sont des « casseurs ». Pourtant, certains groupes manifestants qui utilisent les mêmes modalités d'actions ne sont pas nommés « casseurs », c'est le cas notamment des « agriculteurs ».

a) Les « agriculteurs », le groupe manifestant le plus violent ?

Selon O. Fillieule, entre 1982 et 1990, 39 % des manifestations violentes en France sont le fait des agriculteurs/agricultrices alors que les lycéen-ne-s et étudiant-e-s en représentent 14 %, en outre les manifestations d'agriculteurs/agricultrices ne représentent que 6 % du total des manifestations, les lycéens/lycéennes et étudiants/étudiantes 2 % (1997 : 151). Ce sont donc les groupes qui manifestent le moins qui ont le plus à faire à la violence puisque les fonctionnaires, qui sont le groupe le plus manifestant, n'apparaît même pas dans le tableau sur les manifestations violentes. Suivant la définition du TLFi, il semblerait que les « agriculteurs » soient plus « partisans de la violence comme moyen d'action » que les autres groupes manifestants. Mais dans sa définition de la violence, H.L. Nieburg la décrit comme un processus interactif entre toutes les forces en présence, c'est à dire qu'elle naît autant du groupe manifestant que des autres groupes (policiers, journalistes, politiques). Selon O. Fillieule, l'apparition de la violence lors d'une manifestation découle principalement de la perception qu'ont les autorités du groupe manifestant (1993 : §9) puisque c'est cette perception qui décidera du degré de tolérance face aux actes illégaux des manifestant-e-s, tolérance très élevée dans le cas des manifestations agricoles (ibid. : §10).

Exemple de différenciation entre « casseurs » et « paysans »

La perception du groupe manifestant est ici très révélatrice : étant porté, comme nous l'avons déjà indiqué, par des personnes dont les fonctions légitiment le mouvement (grands patrons, hauts-fonctionnaires, députés-maires...), cela influe sur la gestion des manifestante-s par les pouvoirs publics et l'image véhiculée par les médias (Fillieule 1993 : §8). Il est par exemple frappant de constater les différences discursives entre les « casseurs » et les

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« agriculteurs » alors même que les modalités d'actions sont similaires. Ces différenciations s'observent indépendamment du mouvement des Bonnets Rouges, comme dans le quotidien Sud-Ouest du 18 décembre 1975 qui titre un entre-filet : « La loi anticasseurs appliquée aux agriculteurs qui avaient allumé un feu sur la voie ferrée à Langon », ce qui sous-entend que la loi anti-casseurs n'est pas destinée normalement aux « agriculteurs », les excluant de fait de la catégorie « casseurs ». Dans l'article, les dégradations sont qualifiées « d'actes incontrôlés » (p.22) comme s'il était possible de mettre le feu involontairement. La différenciation médiatique est encore plus visible dans cet article de La Provence du jeudi 21 octobre 2010 intitulé « un paysan et deux casseurs au tribunal », qui relate le jugement de trois hommes qui sont accusés de « violences sur trois policiers et [d'avoir] dégradé un véhicule de police au cours d'une manifestation du monde paysan ». Alors que la justice les juge tous les trois pour les mêmes chefs d'inculpations, pourquoi Bruno Hurault, le journaliste auteur de cet article, les distingue-t-il ? Dans les désignations déjà, on note une différence de taille : il précise le nom, l'âge et l'origine des deux casseurs (« Mustapha El Aztouti, un Marocain âgé de 22 ans, et Francisco Soler, un Espagnol âgé de 21 ans ») alors que pour « le paysan » il donne son identité, son âge et sa profession (« le troisième mis en cause, Pierre Aurran, 28 ans, est agriculteur à St-Cannat »). Ces quelques informations permettent déjà au lectorat de construire l'image discursive de chaque accusé à partir des préjugés et des stéréotypes propres à chacun : il y a deux jeunes étrangers sans emploi et un « paysan » (là aussi, le terme n'est pas choisi au hasard) de presque trente ans originaire de la région. Le journaliste écrit que les deux plus jeunes hommes nient catégoriquement toute implication puisqu'ils n'étaient présents sur les lieux qu'en leur qualité de stagiaires (on apprend au passage qu'ils ont bien un travail mais le journaliste n'a pas semblé utile d'en dire plus). L'agriculteur, lui, avoue avoir lancé « des pommes » sur les forces de l'ordre mais nie avoir participé à la dégradation du véhicule. Il y a donc deux jeunes gens qui assurent n'avoir rien à voir avec la manifestation et un autre qui admet seulement avoir lancé des projectiles sur la police mais de manière contradictoire, ce sont les deux premiers qui sont qualifiés de « casseurs ». En reprenant la terminologie de H.S. Becker (2007), nous pouvons analyser la différenciation faite entre les « agriculteurs » et les « casseurs ». Le premier désigne une catégorie socio-professionnelle au crédit socio-politique important du fait, notamment, de

Historique du mouvement

Le mouvement des Bonnets Rouges est né d'une double impulsion : d'abord avec une

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ses puissants syndicats tels que la FNSEA ou la Confédération Paysanne. Les « casseurs » sont étiquetés comme « déviants » et désignés comme nous l'avons déjà vu, par un lexique péjoratif et stigmatisant. C'est pourquoi les journalistes et les politiques ne peuvent (ou ne veulent) pas amalgamer les « agriculteurs » avec les « casseurs » car dans le cas contraire, les premiers se trouveraient étiquetés eux aussi comme « déviants », à moins que ce ne soit les « casseurs » qui se trouveraient légitimés.

Dans le cas d'un mouvement massif avec des destructions répétées et onéreuses, comment les agriculteurs sont-ils désignés dans les médias ? Bénéficient-ils toujours d'un traitement différent ou bien sont-ils désignés comme des « casseurs ? Nous répondrons à cette question en nous appuyant notamment sur le phénomène des « Bonnets Rouges » qui désigne un mouvement de protestation du milieu agricole en Bretagne né en octobre 2013. Nous avons choisi les Bonnets Rouges pour plusieurs raisons : la promiscuité temporelle avec notre sujet garantit une analyse cohérente, la morphologie des deux mouvements présentent des similitudes (un mouvement étalé sur le temps avec plusieurs manifestations, une opposition à un projet gouvernemental, une fracture au sein du groupe manifestant entre, pour le dire grossièrement, « violents » et « non-violents », des heurts avec la police) et la couverture médiatique qui a été assez importante pour inscrire les Bonnets Rouges à l'agenda politique.

b) Étude de cas : les Bonnets Rouges

Nous allons donc étudier le mouvement des Bonnets Rouges et tenter de comprendre pourquoi les discours politiques diffèrent lorsque l'objet du discours est « casseurs » ou « Bonnets Rouges ». Pour cela, nous devons d'abord contextualisé le phénomène en rappelant comment s'est construit le mouvement et particulièrement qui en sont les investigateurs puisque, comme le rappel J. A. Franck, c'est la légitimité de l'identité politique du groupe manifestant qui est le pré-requis à l'apparition (ou non) de violences (1984 : 326-327). Nous étudierons ensuite quelques extraits de discours des Bonnets Rouges pour comprendre comment ils/elles se placent vis-à-vis de la violence protestataire et quelle est leur stratégie pour éviter d'être assimilé-e-s aux « casseurs ».

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loi sur la fiscalisation de la pollution des poids-lourds votée en 2009, plus connue sous le nom « d'écotaxe », puis avec les nombreux plans sociaux qui ont frappé la région Bretagne, les plus médiatisés étant ceux des abattoirs Doux (à Chateaulin, dans le Finistère) et Gad (à Josselin, dans le Morbihan).

Les Bonnets Rouges, c'est avant tout la rencontre entre deux collectifs à l'occasion des trois manifestations d'octobre 2013. Le premier, le CCIB82, est composé d'industriels de l'agroalimentaire, de commerçants, de chefs d'entreprises et de hauts-fonctionnaires tel que le gérant du centre commercial E.Leclerc de Landerneau, le président de la SICA83 de Saint-Pol-De-Léon ou encore le président de la Chambre de l'agriculture de Bretagne. Cependant, selon un article du Monde qui leur a été consacré84, les « deux figures influentes » sont « Jakez Bernard, patron du label " Produit en Bretagne " » et « Alain Glon, président de l'Institut de Locarn, un think-tank régionaliste, et ancien industriel de l'agroalimentaire. »

Le second collectif « Vivre, travailler et décider en Bretagne » a été créé par deux hommes, Christian Troadec, journaliste de formation, Conseiller général du Finistère, maire de Carhaix, co-fondateur puis président des Vieilles Charrues et entrepreneur. Son acolyte est le syndicaliste Thierry Merret, président de la FDSEA 29 depuis 2005, un syndicat agricole proche du Medef. Il a aussi siégé au bureau de l'Agriculture qu'il a laissé en 2013 à la faveur du Conseil Économique et Social de Bretagne.

Lors d'une assemblée, ils se mettent d'accord sur leurs objectifs surnommés « les 11 revendications phares » et qui ont été transmises au président de la République. C'est sur cette base que s'est appuyé tout le mouvement jusqu'à aujourd'hui :

Maintenir la gratuité des routes en Bretagne et supprimer définitivement l'écotaxe ; libérer les énergies et soutenir l'emploi par l'allègement des charges et des contraintes administratives ; en finir avec le dumping social et les distorsions de concurrence en Europe ; relocaliser les décisions et les pouvoirs économiques en Bretagne ; développer les infrastructures et des modes alternatifs de transport avec un rééquilibrage Ouest/Est ; appropriation par les Bretons de la filière énergie et développement des énergies renouvelables ; relocaliser la finance ; Officialiser la langue et la culture bretonnes ; renforcer l'expérimentation, le dialogue, la transparence et le « vivre ensemble » en Bretagne ; doter la Bretagne de ses propres médias audiovisuels et numériques une Bretagne plus forte à cinq départements avec relocalisation des décisions politiques85.

82. Comité de Convergence des Intérêts Bretons

83. Société d'Intérêts Collectifs Agricoles

84. Philippe Euzen, « Ces patrons à l'origine des « Bonnets-Rouges » », Le Monde, 16 novembre 2013, p.7.

85. Collectif. « Revendications et propositions », Les Bonnets Rouges [en ligne], 12 mars 2014 [consulté le 7

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Nous départageons les revendications des Bonnets Rouges en trois catégories : les réalistes (comme « maintenir la gratuité des routes en Bretagne et supprimer définitivement l'écotaxe »), les difficiles (« doter la Bretagne de ses propres médias audiovisuels et numériques une Bretagne plus forte à cinq départements ») et les irréalistes (« en finir avec le dumping social et les distorsions de concurrence en Europe », « relocaliser les décisions et les pouvoirs économiques en Bretagne »).

Il y a eu cinq manifestations officielles (cortèges et/ou rassemblements) organisées par les collectifs. Lors de la manifestation du 28 octobre 2013, plusieurs centaines de personnes vêtues de bonnets rouges prennent d'assaut le portique écotaxe de Pont-de-buis (Finistère) : c'est le premier fait d'arme et de fait la naissance des Bonnets Rouges. Le 02 novembre 2013 à Quimper (Finistère), entre 15000 et 30000 personnes ont répondu à l'appel du CCIB, de « Vivre, travailler, décider, en Bretagne » et du Syndicat des Jeunes agriculteurs du Finistère. Les médias font état de « heurts » (Le Monde, 04 novembre 2013) et « d'échauffourées » (BFMTV et ITÉLÉ, 02 novembre 2013).

Le discours des Bonnets Rouges

En s'inscrivant comme héritiers/héritières de la révolte de 1675, où les paysan-ne-s ont obtenu gain de cause suite à des actes violents, par le pillage et en mettant à mal l'autorité, les Bonnets Rouges semblent montrer leur détermination jusqu'à se montrer menaçants, comme dans les colonnes du Monde :

L'heure des méthodes douces est révolue, affirment-ils [les membres du CCIB] alors. Pour obtenir des réponses concrètes et immédiates, il va falloir livrer bataille. » [...] Et [Alain Glon] juge que « l'on peut tolérer un peu de violence contre le système, aussi mesurée que possible » (16 novembre 2013 : 7).

En sus de ces propos guerriers, il y a aussi les revendications irréalistes, que J.A. Franck définies comme inacceptables par les détenteurs de l'autorité car elles « mettent en cause les valeurs fondamentales de la société ou le pouvoir existant » (1984 : 326). Toujours selon lui, pour que des objectifs soient acceptables, il faut qu' « ils ne touchent ni les ressources critiques de la société, ni la position de la classe dirigeante, pas plus qu'ils ne mettent en question l'ordre établi » (loc. cit.). Or, les revendications des Bonnets Rouges transgressent tous ces pré-requis, ce qui est un facteur déterminant dans l'apparition des

janvier 2017].

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violences (Fillieule 1993 : §6 ; Franck 1984 : 326-327).

Compte tenu de ces déclarations, des revendications impossibles à satisfaire dans leur ensemble, des actes qui s'en suivirent et des affrontements avec la police, on pourrait s'attendre à une répression très importante assortie d'une disqualification du groupe manifestant dans les médias, or il n'en est rien. Et cela s'explique notamment par la stratégie de communication mise en place par les Bonnets Rouges.

La stratégie d'évitement d'assimilation aux « casseurs »

Éviter l'amalgame avec les « casseurs » est un souci constant pour les Bonnets Rouges : « on veut une manifestation calme et pacifique, et les casseurs ne devraient pas venir à un rassemblement organisé hors de la ville. » (Christian Troadec, Le Figaro, 30 novembre 2013) ; « c'est aussi montrer que nous ne sommes pas des casseurs. » (Fabien Henrio, Ouest-France, 07 janvier 2014) ; « la journée s'est passée dans le calme car nous ne sommes pas des casseurs » (Catherine Gallou, Ouest-France, 23 juin 2014) ; « il faut casser cette image des casseurs de portiques écotaxes » (Laurence Le Goff, Ouest-France, 03 août 2014) ; « on est pas des casseurs, on n'abîmera rien » (des jeunes agriculteurs lors d'un rassemblement, Le Télégramme, 03 septembre 2015). Ainsi, dès le début du mouvement, les Bonnets Rouges se sont défendu-e-s d'être des « casseurs » et puisqu'ils/elles ont trouvé dans les médias une certaine caisse de résonance qui ont utilisé les mêmes tournures que lors des manifestations contre la loi Travail : « Les bonnets rouges débordés par les ultras » (La Nouvelle République, 03 novembre 2013) ; « Des heurts violents en marge du cortège [nous soulignons] » (Le Télégramme, 03 novembre 2013 ; « Quelques instants plus tard, le portique de la N12 partait véritablement en fumée après à une action [nous soulignons] des Bonnets Rouges. » (Aujourd'hui, en France, 04 novembre 2013). Les dégradations sont euphémisées, les violences sont systématiquement imputées à des « casseurs », toujours situés « en marge du cortège » et qui « débordent les bons manifestants ». Cela tient à ce que F. Dupuis-Déri nomme « l'identité politique illégitime » (2006 : 65) des « casseurs » qui s'oppose à celle, légitime, des « agriculteurs ». Cette « identité politique », qu'elle soit légitime ou illégitime, correspond au

[...] statut [sic] dans le société [qui] dépend en grande partie de l'idée que les autorités se font du groupe provocateur. Elles imputent inévitablement à l'organisation protestataire ou à ses alliés certaines caractéristiques qui déterminent la légitimité ou l'illégitimité du

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groupe (Franck 1984 : 326-327).

Les tenues vestimentaires noires, qui a donné le nom de « black bloc », est une caractéristique des manifestant-e-s violent-e-s, tout comme le fait d'avoir le visage masqué. Or, des photographies des différentes manifestations des Bonnets Rouges montrent des manifestant-e-s portant un bonnet rouge qui sont masqué-e-s alors que d'autres habillé-e-s en couleur86.

Des différences de pratiques pour des effets similaires

Certaines actions des Bonnets Rouges sont caractéristiques du groupe manifestant « agriculteurs » et se différencient ainsi des « casseurs ». Le déversement de fumier, de denrées périmées ou de stock invendu est fréquent, tout comme les feux de palettes pour bloquer des accès routiers. Le Télégramme du 29 janvier 201687 relate l'ampleur de la tâche pour les agents municipaux de la ville de Brest (Finistère) après le passage des « agriculteurs » mécontents qui ont laissé dans leur sillage « des dizaines de tonnes de choux-fleurs, pour certains débités en petits morceaux, ballots de paille, déchets - plus ou moins verts - et tas de lisier » jusque dans le centre-ville. Des frais pour la ville, et donc pour le contribuable, qui n'a pas provoqué d'autre réaction de la part du maire que le regret que les manifestants « aient pris en otage les urbains » et que malgré tout, il les « comprenait ». Le Ouest-France du 10 février 201688 raconte heure par heure la suite d'actions qui se sont déroulées dans toute la Bretagne. Ainsi, à Landerneau (Finistère), des « agriculteurs » sont entrés dans une entreprise de transport, la Scarmor, pour mettre le feu à des cartons et à une remorque de poids-lourd qui a brûlé avec son chargement malgré l'intervention des pompiers. Ils se sont déplacés au centre commercial de la ville et ont déchargé des détritus pour y bloquer l'accès et arrosé la station-service de lisier et de fumier. Au même moment, à quelques kilomètres de là, au Relecq-Kerhuon, d'autres manifestants ont découpé le grillage protégeant un autre site de la Scarmor pour le bloquer. Le maire de la ville est présent avec les agriculteurs et alimente son compte Twitter de

86. Nous pouvons en voir plusieurs exemple dans cet article : Elsner F. « La manifestation des Bonnets Rouges à Quimper », 20 minutes [en ligne], 04 novembre 2013 [consulté le 07 janvier 2017].

87. « Manifestation des agriculteurs: après les actions, le grand nettoyage », Le Télégramme [en ligne], 29 janvier 2016 [consulté le 07 janvier 2017].

88. « Les agriculteurs bretons mènent de nouvelles actions », Ouest-France [en ligne], 10 février 2016 [consulté le 07 janvier 2017].

Le groupe « agriculteurs » n'est pas jugé VIOLENT mais « en colère », colère qui est

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plusieurs vidéos qui montrent notamment des incendies. À Pontivy (Morbihan), ce sont du lisier, des pneus et des troncs d'arbres qui sont déversés devant l'annexe de la préfecture, le Crédit agricole, le domicile du député Jean-Pierre Le Roch, le centre des impôts, Lactalis et la sous-préfecture. Un des responsables prend la parole : « on a déversé dans les lieux voulus. Tout s'est bien passé. On s'était engagé à ne pas mettre le feu devant la sous-préfecture. » Cela veut dire que les autorités étaient bien au courant des actions qui ont été planifiées avec le concours de l'État. Cette « gestion patrimonialiste du conflit » (Braud 1993 : §10), qui est presque exclusivement réservée aux manifestations agricoles (et dans une faible mesure étudiantes) consiste concrètement à limiter les dégradations en permettant au groupe manifestant d'en commettre un certain nombre, tout en interdisant en amont certaines actions. C'est le cas dans ce dernier exemple puisque visiblement l'accord prévu entre les autorités et les manifestants était de ne pas incendier la sous-préfecture. En échange, ils ont pu manifester librement puisque sur aucune vidéo on ne voit des policiers/policières ou des gendarmes. Cette particularité illustre la différence de traitement entre la casse des « agriculteurs » et celle des « casseurs ». La casse est pour les premiers un moyen d'action légitime, pour les seconds une identité constitutive discréditante, ce qui explique la différenciation dans les dénominations.

c) « Casseurs » et « agriculteurs » : comprendre la différenciation avec l'analyse

sémique

Au delà des Bonnets Rouges, ce sont les manifestations agricoles qui sont épargnées par le stigmate de « casseurs ». À l'aide de l'analyse sémique, nous pouvons aussi tenter d'expliquer cette différence de traitement (Figure 03) :

SÈMES \ LEXÈMES

CASSEURS

GAUCHISTES

ANARCHISTES

BLACK BLOCS

HOOLIGANS

ÉMEUTIERS

AGRICULTEURS

VIOLENT

+

+

+

+

+

+

-

MASQUÉ

+

-

-

+

-

(-)

-

APOLITIQUE

+

-

-

-

(+)

+

-

ATTAQUE LA POLICE

+

+

+

+

-

+

-

DESTRUCTEUR

+

+

+

+

-

+

-

PETIT GROUPE

+

+

+

-

+

+

-

RADICAL

+

+

+

+

+

+

-

PARASITAIRE

+

-

-

+

+

-

-

INTERNATIONAL

+

(+)

(+)

+

+

-

-

Figure 03 : Grille d'analyse sémique (ajout du lexème agriculteurs).

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qualifiée parfois de « juste » ou de « compréhensible ». Il est évident que factuellement il utilise des moyens violents mais il faut cependant se rappeler que les sèmes ne concernent pas le factuel mais le stéréotype. Cependant, on peut aussi imaginer que agriculteurs possède bien le sème VIOLENT, mais que la connotation de ce trait typique n'est pas négative chez agriculteurs, contrairement aux autres lexèmes. Cela pourrait rejoindre la différenciation entre « violence légitime (force) » et « violence illégitime (violence) ». C'est pourquoi nous pourrions remplacer VIOLENT par USAGE DE LA FORCE par exemple. Toujours est-il que le sème VIOLENT n'est pas constitutif de agriculteurs. Les traits MASQUÉS et RADICAUX ne conviennent pas plus. Les manifestations sont toujours organisées par les syndicats agricoles, ce qui rejette de fait les traits APOLITIQUE et PARASITAIRE. Ils n'attaquent jamais, ou si peu la police et quand c'est le cas comme à l'occasion des manifestations des Bonnets Rouges, les affrontement sont toujours le fait de « casseurs » « en marge de la manifestation ». Ils n'agissent pas en petits groupes mais plutôt en cortèges importants, s'appuyant sur la force du nombre. Il n'y a que le trait DESTRUCTEUR qui peut être problématique car la destruction est une méthode éprouvée par le monde agricole mais il ne semble pas que dans la presse ce soit une propriété constitutive au lexème. De plus, on ne trouve pas dans les discours qu'ils aimeraient détruire mais plutôt que la destruction est utilisée comme outil de revendication politique, contrairement aux « casseurs » dont les motivations « qui relèvent du domaine ludique du jeu, ne seraient pas politiques » (Dupuis-Déri 2006 : 67).

Les « agriculteurs » sont donc une exception parmi les groupes manifestants utilisant la violence comme moyen d'action. Cet état d'exception est dû à leur statut social qui induit les réactions de l'État par rapport aux actions du groupe protestataire. C'est la perception des forces de l'ordre qui définit le rapport de force et de violence lors d'une manifestation. Les rapports conflictuels s'expliquent par la construction dans le discours politique de la figure d'un ennemi qu'il faut mettre « hors d'état de nuire » (Cazeneuve 19 mai : 420 ; Hollande 30 juin : 39) et qui se nomme « casseurs ».

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V. NOMMER LES « CASSEURS », DÉSIGNER LES ENNEMIS

Dieu dit : "Que la lumière soit" et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara lumière et ténèbres. Dieu appela la lumière "jour" et les ténèbres "nuit". Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour (Genèse 1.3-5).

Selon la Bible, l'acte de nommer est à l'origine de la création du monde et comme le rappelle S. Branca-Rosoff : « les réflexions sur la nomination remontent aux sources de la culture occidentale jusqu'à se confondre dans la Genèse ou dans le Cratyle de Platon avec l'activité même du langage » (2007 : 13). Cet exemple tiré de la Genèse illustre parfaitement la fonction performative de l'acte de nomination : c'est seulement à partir du moment où l'on associe un nom à une chose que celle-ci devient réalité pour nous. Cela rejoint la fameuse Hypothèse Sapir-Whorf qui veut que la langue organise la perception du monde, qu'il y aurait isomorphisme entre langue et culture. On retrouve cette idée dans le Tractatus logico-philosophicus (1918) de L. Wittgenstein en cette phrase : « les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde » (1972 : 104) ou encore en ethnologie avec C. Lévi-Strauss dans son étude Le cru ou le cuit (1964) dans laquelle il affirme qu'un peuple ne connaissant pas le principe de cuisson des aliments ne peut pas connaître la notion de cuit, ni son opposé le cru. Cependant, de récents articles tempèrent cette hypothèse qui n'est pas sans poser certains problèmes (De Chanay : 2001). La création d'un lexique dépasse largement le cadre de la linguistique, tout comme l'acte dénominatif primitif, c'est pourquoi nous nous bornerons à rappeler quelques perspectives qui participent à l'élaboration du fait dénominatif, en nous appuyant notamment sur les travaux de P. Siblot et G. Kleiber. Cependant, en nous situant à l'interface de l'analyse de discours et de la sémantique, nous interrogerons la nature de l'acte dénominatif et de son action discursive car rien n'est neutre en discours, et la nomination n'échappe pas à cette règle :

Observer les nominations, écrit Branca-Roscoff, c'est en même temps étudier la façon dont le locuteur contextualise les unités dont il traite et la façon dont, ce faisant, il exprime sa position à l'égard de ce dont il parle, et par là sa propre « situation » dans un contexte et un interdiscours que l'on peut interpréter socialement (Cislaru et al. 2007 : 15).

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V.1. DÉLIMITATION DU CHAMP NOTIONNEL

a) Les rapports conflictuels

Les discours politiques sur les « casseurs » peuvent s'analyser en terme de conflit. Le problème de ce terme est le nombre de définitions, puisque chaque discipline scientifique circonscrit celui-ci à son champ d'investigation (Fournier et Monroy 1997 : 10). En effet, conflit peut désigner une relation problématique dans une cellule familiale, entre deux personnalités politiques ou entre deux pays. En reprenant à notre compte la définition de M. Monroy et A. Fournier (1997), un conflit désigne :

[...] une situation conflictuelle développée dans le temps moyen ou long terme, supposant des partenaires également actifs, investissant une forte charge affective, visant à déstabiliser, réduire, faire capituler l'adversaire, voire à éliminer du champ. Ces situations impliquent l'allégation de dommages, de griefs, de fautes imputés [sic] à l'adversaire (ibid. : 12-13).

Le conflit semble dominé par l'excès, autant dans les réactions d'un-e acteur/actrice que dans ce qu'il/elle attend de la part de son adversaire (ibid. : 11). Le hasard n'a pas sa place dans une situation conflictuelle (ibid. : 12). De plus, chaque situation est propre à la nature du conflit (personnel, professionnel, politique, économique, etc.), ces caractéristiques générales ne peuvent définir spécifiquement le conflit politique, c'est pourquoi nous devons adapter à notre corpus cette définition « restrictive » (loc. cit.).

b) L'ennemi et l'adversaire

M. Edelman (1991) différencie l'ennemi de l'adversaire en politique en s'appuyant sur la distinction entre l'acceptable et l'inacceptable (1991 : 131), c'est-à-dire entre le légitime et l'illégitime.

Le terme « adversaire » évoque l'univers du jeu dans lequel deux adversaires s'affrontent selon des règles précises et dans un objectif défini. Et « tant que les compétiteurs ne se préoccupent que de découvrir des tactiques victorieuses et de les appliquer, l'opposant reste un adversaire, que les enjeux soient minimes ou considérables » (loc.cit.). Face à un « adversaire », le processus est fondamental : chacun-e cherche à l'emporter sur l'autre à l'aide de tactiques que l'autre cherche à démasquer.

La démarche face à un « ennemi » est inverse, le processus est délaissé « au profit de la caractérisation de l'ennemi » (ibid. : 132). Ainsi, « les ennemis sont caractérisés par un

La dénomination est, selon G. Kleiber, un usage construit, une « association référentielle » reconnue qui se suffit à elle-même. Par exemple, la boucherie est le lieu où

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ou plusieurs traits inhérents qui les marquent au sceau de la malignité, de l'immoralité, de la perversion ou de la pathologie » (loc. cit.). En résumé, la figure de l'ennemi correspond à la somme de traits typiques construits politiquement, le plus puissant étant la dangerosité qui lui est attribuée. En effet, « la caractérisation des opposants comme des ennemis ou des adversaires ne tient pas à des particularités spécifiques ou inhérentes aux individus » (ibid. : 133) mais lorsque la figure de l'ennemi est utilisée comme un outil argumentatif, elle permet d'obtenir un consensus et une légitimité renforcée (1991 : 129). Elle peut aussi former de nouvelles coalitions politiques et renforcer d'anciennes, ce qui, sur un plan politique, est un avantage non-négligeable (ibid. : 133-136).

c) Dénomination et désignation

Doit-on parler de réfugié-e-s, de clandestin-e-s, de sans-papiers, de migrant-e-s, ou d' exilé-e-s ? Comme on le voit, la façon de désigner un objet social est au coeur de tout discours politique et est à l'origine de batailles sémantiques qui n'en finissent plus. Comme nous l'avons déjà expliqué dans notre première partie, la promulgation de la loi « anticasseurs » en 1970 a été l'acte de baptême de « casseurs », ce qui a imposé cette dénomination au détriment de toutes les autres, même « gauchistes » qui était jusqu'alors largement supérieure en fréquence d'utilisation. Aujourd'hui, « gauchistes » est peu usitée, (elle est même complètement absente de notre corpus) d'autant plus depuis que le lexème « ultra-gauche » est apparu.

La dénomination et la désignation représentent un nombre important de théories plus ou moins pertinentes selon les perspectives d'études choisies, c'est pourquoi nous nous contenterons de rappeler quelques définitions nécessaires avant toute utilisation de ces termes.

Comme le rappelle R. Koren, c'est G. Kleiber qui a théorisé, au travers de plusieurs ouvrages, les notions fondatrices de dénomination et désignation :

Les traits intrinsèques justifiant le choix de dénomination seraient « l'institution entre un objet et un signe X d'une association référentielle durable », constante et conventionnelle ( [Kleiber] 1984 : 80 ; 2012 : 46) qui autorise le locuteur à l'employer, sans avoir besoin de « justifier » le lien référentiel ainsi établi (2016 : §10).

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l'on vend et achète de la viande et bien que le lexème ne soit pas sémantiquement évocateur, l'usage a associé « boucherie » et « lieu où l'on achète de la viande ». G. Kleiber parle d'une « qualification n'appartenant pas en propre à l'objet auquel il réfère » (1984 : 80). M.-F. Mortureux nuance cette hypothèse strictement référentielle en considérant la dénomination comme un acte individuel (au sens de causé par un individu) : « nommer une chose, c'est en affirmer l'existence, et c'est parfois [...] l'imposer aux autres, et finalement s'imposer soi-même » (1984 : 104). P. Frath ajoute à cela que la dénomination est « une entité lexicalisée collective » qui indique ce qui existe « pour nous », les locuteurs et locutrices d'une aire linguistique précise (2015 : 43). Cette précision nous semble importante puisqu'elle permet de mettre en lumière l'usage politique de la dénomination. Comme le mentionne R. Koren, l'enjeu de la dénomination est « d'ordre cognitif, culturel et historique » (2015 : §10) et qui, malgré une certaine stabilité, n'est pas exempt de manipulation ou d'évolution sémantique. Nous reprenons à notre compte la définition donnée par G. Delepaut : « On considérera la dénomination comme l'usage de formes lexicales partagées qui, à travers une description normée du monde, et sa fonction essentiellement référentielle, s'avère productrice d'ontologies » (in Cislaru et al. 2007 : 55).

Cependant il faut se garder d'opposer systématiquement dénomination et désignation dans un réflexe d'opposition entre langue et discours. Plusieurs auteur-e-s argumentent en faveur d'une approche interactionnelle des deux concepts puisque « la plus stable des dénominations peut devenir discutable et négociable en discours si le contexte socio-politique s'y prête et le requiert ; elle ne cesse alors de briser le rêve d'avoir « une nomenclature stable ». » (De Chanay 2001 : 185). Derrière chaque désignation et dénomination, ce sont des mécanismes syntaxiques, historiques, culturels et cognitifs qui, ensemble, sont autant de témoignages sur les locuteurs/locutrices car: « Il [l'acte de nomination] permet de penser de ce fait la responsabilité énonciative active du locuteur, que son choix se porte sur une dénomination lexicalisée ou sur une désignation discursive de son cru : il y a acte de nomination, point de vue, dans les deux cas » (Koren 2016 : §13).

Nous entendons désignation comme un processus qui s'inscrit dans la nouveauté, dans la nomination de l'inconnu et n'a pas vocation a être lexicalisée car elle revêtirait un aspect transitoire. C'est pourquoi B. Courbon et C. Martinez parlent de processus

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« éphémère » et donc difficilement régulé « dans l'usage » (2012 : 71-72). C'est le processus à l'oeuvre lorsqu'on désigne une personne par la couleur de ses vêtements (« Jean » devient « le garçon à la veste bleue »).

V.2. DÉSIGNER LES « CASSEURS »

La désignation des « casseurs » par une autre forme lexicale permet une construction plus précise mais surtout avec des traits plus maîtrisées que la simple dénomination. Par exemple, en s'appuyant sur les blessé-e-s et les mort-e-s de la police, symbole et garante de l'ordre public car « tout ce qui vient porter atteinte à l'ordre public est un enjeu, effectivement, et de sécurité, et de démocratie » (Touraine 19 mai : 48-49), les politiques construisent l'image d'un ennemi effrayant. C'est le cas, par exemple, de Marisol Touraine le 19 mai sur LCI qui commente ce qu'il s'est passé la veille, lorsqu'une voiture de police a brûlé après avoir été attaquée par plusieurs personnes cagoulées, en marge d'un rassemblement contre « la haine anti-flics » :

[...] nous avons affaire à des professionnels de la destruction, de la casse, de l'agression. Ce ne sont pas des manifestants qui sont engagés pour des idées, pour un projet, qui veulent revendiquer simplement. [...] En réalité, les seuls positions politiques qu'expriment ces personnes dont on ne voit pas le visage, dont on ne connaît pas l'identité, dont on ne connaît pas d'autres revendications que celle de casser, c'est ce qu'ils disent, «nous revendiquons la liberté de casser». [...] Moi je ne fais pas l'amalgame entre ces mouvements, ultra minoritaires, ultra violents, qui sont dans la destruction, l'agression, et éventuellement même des actes de mort, parce que hier ils auraient pu tuer, je ne fais pas l'amalgame entre ces mouvements-là [...] ultra-minoritaires et une gauche, même extrême, qui ne veut pas gouverner (27-75).

Dans cet extrait, Marisol Touraine n'utilise pas une seule fois le terme « casseurs », alors qu'elle ne parle que d'eux. À la place, elle utilise des modalités variées pour définir son objet discursif : des périphrases (« professionnels de la destruction, de la casse, de l'agression »), des contraires discursifs (« ce ne sont pas des manifestants ») et enfin, des accusations d'intentions (« qui sont dans la destruction, l'agression, et éventuellement même des actes de mort »).

a) Les périphrases

Selon la définition de M. Bonhomme, « la périphrase est une locution mise à la place d'un mot ou d'un tour plus direct » qui a le double effet d'amplifier « la masse du

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discours » mais aussi de fournir « plus d'informations que la désignation simple qu'elle remplace » (1998 : 43). Cet ajout d'information permet de définir le plus finement possible les « casseurs ». La périphrase, dans le cadre énonciatif du discours politique via un média, est donc essentielle puisqu'elle permet la construction de l'objet du discours avec une précision de détails qui serait impossible avec le simple terme « casseurs ». Une périphrase est récurrente dans le corpus, elle est construite à partir d'une base : « des individus qui », à laquelle est ajouté un groupe verbal (Hollande 17 mai : 540 ; Valls 15 juin : 242 ; Valls 19 mai : 32, 67, 380). Nous avons aussi une singularité dans les discours de Bernard Cazeneuve puisqu'il est le seul a qualifier les « casseurs » de « hordes », et ceci à plusieurs reprises : « des hordes de manifestants violents » (14 juin : 23, 23-24) ; « ces hordes sauvages » (19 mai : 69) ; « des hordes violentes et barbares » (19 mai : 246). Mais qu'est-ce qu'un « horde » ? Selon le TLFi, il s'agit, au sens premier, d'une « tribu nomade d'Asie centrale », au sens second d'un « groupe de personnes plus ou moins disciplinées provoquant du désordre, commettant des pillages, des actes de violence » tandis que le DAF (9ème édition) précise que ce sens par extension s'utilise « par mépris ».

b) Les contraires discursifs

Les contraires discursifs désignent les syntagmes qui énoncent ce que ne sont pas les « casseurs », une sorte de définition en « négatif », comme : « ce ne sont pas des manifestants qui sont engagés pour des idées, pour un projet, qui veulent revendiquer simplement » (Touraine 19 mai : 27-28). Cependant, les contraires discursifs sont le plus souvent antonymiques. La grande majorité des cas consiste à opposer « casseurs » et « manifestants sincères », comme le fait François Hollande :

En France [...] on peut manifester, on peut occuper des places, cela fait partie de la liberté, et moi je respecte ceux qui eux-mêmes sont sincères [nous soulignons] et qui veulent faire entendre leur voix. [...] Il se glisse parmi ces manifestants, des casseurs, il n'y a pas d'autre mot, c'est-à-dire des individus qui ne viennent pas pour contester une loi [nous soulignons], même pas pour contester la société, mais pour briser, briser des magasins, briser des devantures, briser du mobilier urbain (Hollande 17 mai : 534-542).

Il y a selon François Hollande deux groupes distincts dans le groupe manifestant : un légitime, les « manifestants sincères » et un autre illégitime, les « casseurs », qui se « glisse[nt] » (le verbe « se glisser », ici péjoratif, connote la malhonnêteté) dans le cortège. François Hollande définit les « casseurs » en négatif : « des individus qui ne

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viennent pas pour contester ». L'insincérité supposée des « casseurs » se base sur leurs motivations et leurs intentions puisque ces derniers ne viendraient que pour « briser ». Comme le souligne F. Dupuis-Déri, « leurs motivations, qui relèvent du domaine ludique du jeu, ne seraient pas politiques, ce qui permet de distinguer les « bons » manifestants des « mauvais » manifestants « irrationnels » » (2006 : 69). L'utilisation des contraires discursifs se retrouve dans de nombreux discours : (El Khomri 11 avril : 99-100 ; Baylet 3 mai : 154-156 ; Cazeneuve 3 mai : 45, 58 ; Hollande 17 mai : 569-570 ; Cazeneuve 19 mai : 116 ; Touraine 19 mai : 42-44, 70-76 ; Valls 19 mai : 86-87, 96, 99-100 ; Cazeneuve 14 juin : 24 ; Hollande 30 juin : 47). Le processus peut même être détourné pour critiquer les manifestations comme le fait Manuel Valls qui s'interroge sur l'attitude de la CGT qu'il trouve « ambiguë » et sur le fait qu'elle n'arrive pas à faire « le tri [entre les casseurs et les manifestants sincères] » (Valls 15 juin : 87-88).

c) Les accusations d'intentions

« L'accusation de transgression d'un ordre généralement reconnu dans le groupe est la forme la plus puissante de la disqualification. Cette accusation, surtout si elle porte sur les intentions (invérifiables par définition), suscite au plus haut degré l'indignation de l'autre et contribue à l'irréversibilité du conflit » (Fournier et Monroy 1997 : 63). Ainsi, les accusations d'intentions sont un outil puissant tant dans la construction de l'ennemi, puisqu'elles donnent accès à sa psyché, que dans sa disqualification. Étant « invérifiables », les accusations d'intentions dépendent fortement du degré d'autorité du/de la locuteur/locutrice.

L'accusation d'intention récurrente de notre corpus est la volonté de tuer. Elle est dans Valls 15 juin : « Beaucoup plus d'ultra, de casseurs que d'habitude, [...] qui voulaient frapper, voulaient s'en prendre à la police, voulaient sans doute tuer [nous soulignons] » (58-60) ; dans Valls 19 mai : « Elle [l'autorité de l'État] s'exprime aussi dans le maintien de l'ordre face à des individus qui veulent se payer un flic, qui veulent tuer un policier. Et cette attaque,[...] avec une volonté encore une fois de casser du policier, de tuer du policier, ne peut pas rester impunie. [...] tout cela démontre incontestablement une volonté de nuire, de blesser, voire pire, et c'est inacceptable » (31-37), ou encore dans Touraine 19 mai : « ces mouvements, ultra minoritaires, ultra violents, qui sont dans la destruction,

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l'agression, et éventuellement même des actes de mort, parce que hier ils auraient pu tuer » (70-72). Nous soulignons encore une fois la porosité entre les discours politique et médiatique avec cette phrase d'Arlette Chabot dans Touraine 19 mai : « C'était leur volonté, d'ailleurs, de tuer » (74).

La périphrase, le contraire discursif et l'accusation d'intentions forment ensemble un arsenal rhétorique et discursif très efficace dans la construction de l'ennemi : la périphrase nomme et définit ce qu'il est, le contraire discursif nomme et définit ce qu'il n'est pas, l'accusation d'intention dévoile sa volonté cachée. Ce qui donne schématiquement :

ce qu'il est + ce pourquoi nous le combattons = construction de l'ennemi
ce que nous sommes + ce pourquoi nous le combattons = construction de l'ethos
construction de l'ennemi + construction de l'ethos = conflit

Ces trois procédés permettent un travail de définition, et par là de construction, des deux camps qui s'affrontent et de mettre à jour les raisons profondes, presque ontologiques, du combat qui oppose l'État aux « casseurs ». En effet, même si les périphrases qui donnent un surplus d'informations en peu de mots sont utiles dans le cadre de l'énonciation politique, il n'en demeure pas moins que le terme « casseurs » est fondamental pour la construction de l'ennemi dans les discours politiques portant sur la violence pendant les manifestations contre la loi Travail.

V.3. LA CONSTRUCTION DU CONFLIT

a) Mécanismes de construction de la figure de l'ennemi

Selon A. Fournier et M. Monroy, l'acte de désignation de l'ennemi est l'aboutissement d'une série de mesures qui visent la construction de la figure de l'ennemi :

L'image idéale de l'ennemi suppose qu'il se prête à la disqualification, qu'il ait pris l'initiative de séquences conflictuelles, qu'il soit responsable aux yeux de tous de fautes ou de dommages, qu'on puisse attendre de lui le pire et enfin qu'il soit coopérant à se couler dans ce moule (1997 : 56).

Nous retrouvons dans notre corpus toutes les caractéristiques énoncées précédemment. Tout d'abord, le fait « qu'il se prête à la disqualification » au travers des affrontements avec la police ou des slogans polémiques que les politiques relèvent : « un policier, une balle », « Policiers, la France vous hait » (Cazeneuve 14 juin : 27-29) ; « sur

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le pont d'Avignon, on pend tous les patrons » (Valls 19 mai : 330-331). L'affiche de la CGT contre les violences policières (« La police doit protéger les citoyens et non les frapper. Stop à la violence ») a beaucoup participé à la disqualification du syndicat par le gouvernement, jusqu'à être confondu parfois avec les « casseurs » (Baylet 3 mai : 174181 ; Valls 15 juin : 111-112, 127-130 ; Cazeneuve 3 mai : 62-63, Cazeneuve 19 mai : 325327 ; Cazeneuve 14 juin : 21-22). Nous retrouvons aussi la prise d'« initiative de séquences conflictuelles » dans Cazeneuve, 19 mai : « (...) des violences qui sont autant de provocations destinées à engendrer d'autres violences » (217-218), dans Valls 19 mai : « Quand on s'attaque, encore une fois, à des policiers, qu'on veut tuer des policiers, la justice doit passer particulièrement sévèrement » (120-121) mais aussi plus généralement dans le discours journalistique, comme nous l'avons vu dans notre première partie. Notre précédente sélection d'éditoriaux démontre que les « casseurs » seraient « responsable[s] aux yeux de tous de fautes ou de dommages », tout comme l'homogénéisation des discours politiques quant à la condamnation des violences. Le fait « qu'on puisse attendre de lui [l'ennemi] le pire » s'exprime très clairement dans plusieurs énoncés : « quand on fracasse une voiture de police, quand on y jette un fumigène, alors qu'il y a des fonctionnaires de police à l'intérieur, tout cela démontre incontestablement une volonté de nuire, de blesser, voire pire » (Valls 19 mai : 32-34), ou encore : « ces mouvements ultra-minoritaires, ultra-violents, qui sont dans la destruction, dans l'agression, et éventuellement même des actes de mort » (Touraine 19 mai : 70-72). Quant au fait d'être « coopérant à se couler dans ce moule », la présence réduite des discours des « casseurs » dans les médias va dans ce sens, d'autant plus que les rares paroles captées et/ou diffusées vont la plupart du temps dans le sens des discours politiques. Comme nous l'avons vu dans notre première partie, il faut sortir de la sphère des médias de masse* pour entendre ou lire des « casseurs », à quelques exceptions près89. Les banderoles sont tout autant un excellent moyen de diffuser un message et à ce titre, la banderole votée lors d'une AG de Rennes 2 disant « nous sommes tous des casseurs » pourrait être un exemple de cette coopération à « se couler dans le

89. Puisque notre sujet ne porte pas sur le discours des « casseurs », nous ne développerons pas davantage ce point. Cependant, nous pouvons indiquer deux références qui peuvent se montrer éclairantes quant aux motivations, idéaux et réflexions politiques des « casseurs » : le documentaire « Alors c'est qui les casseurs? » produit par le collectif Actividéo disponible sur la plateforme Youtube : URL : https://youtu.be/URAb-apeTj0 [consultée le 15 mai 2017] et un reportage diffusé dans l'émission « Envoyé Spécial » sur France 2 (qui est pourtant un média de masse)

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moule ».

b) Les valeurs communes : construction de l'opposition à l'ennemi

La disqualification dans un conflit a pour but de rassembler la communauté autour de valeurs communes pour qu'elle puisse faire corps face à cet ennemi. C'est pour cela que cet antagoniste doit être « radicalement différent de nous : laid et repoussant, [...] rendu éthiquement inacceptable pour les moeurs » (Fournier et Monroy 1997 : 59). La dénonciation des griefs participe aussi à la construction de l'ennemi puisque ce qui est reproché est ce qui n'est pas éthique90, ce qui n'est pas acceptable pour soi. On s'appuie sur les « universaux » (ibid. : 63), tels que la morale, la loi ou les dogmes, avec le double avantage qu'ils sont incontestables et qu'ils apportent une légitimité à « porter la parole » d'un « ordre social ou moral supérieur bafoué » (loc. cit.).

Le « nous » comme incarnation du camp républicain

Pour notre corpus, « l'ordre social supérieur bafoué » est la République, « l'État de droit », avec en corollaire la Loi et la Liberté. Lorsque Bernard Cazeneuve déclare : « à chaque fois que nous prenons des mesures de police administrative pour protéger le pays contre des casseurs [nous soulignons] et qu'il nous est possible d'interjeter appel, nous le faisons systématiquement » (Cazeneuve 19 mai : 411-413), il affirme qu'un « nous » protège « le pays », instance supérieure qui caractérise la communauté nationale et qui incarne les principes républicains contre les « casseurs » qui sont dans le rôle des envahisseurs, des agresseurs, de l'ennemi. De plus, le « nous » reprend cette idée de porteur de parole puisqu'en sa qualité de ministre de l'Intérieur, il pourrait utiliser le « je » comme il le fait ailleurs à de nombreuses reprises. Cet effacement discursif du « je » est au contraire l'affirmation discursive de l'appartenance de l'énonciateur/énonciatrice à l'un des deux camps en conflit, conflit matérialisé discursivement par l'utilisation d'un lexique spécifique. Manuel Valls utilise aussi ce levier idéologique lorsqu'il dit : «quand on fracasse une voiture de police, [...] cela démontre incontestablement une volonté de nuire, de blesser, voire pire, et c'est inacceptable, et l'État de droit est notre bien le plus précieux

90. La notion d'éthique, tout comme celle de responsabilité, est devenue fondamentale dans le discours politique puisqu'elle serait la réponse à la crise de la démocratie représentative. Elle crée une base sur laquelle la société peut se construire malgré son hétérogénéité. Sur cette notion, cf. Boisvert 2001 : 190200 et Koren 2008 : 28-39.

91. « L'inchoactif saisit le procès immédiatement à son début » (Riegel et al.2009 : 523).

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[nous soulignons], les sanctions doivent être donc implacables » (Valls 19 mai : 35-38). Le « donc » crée un lien de causalité qui lie « l'État de droit » et « les sanctions [...] implacables ». Il indique ainsi ce qu'il faut défendre des « casseurs », représentés par le « on », qui mettent en danger « notre bien le plus précieux ». Il y a encore le marqueur d'appartenance « notre » qui s'oppose à ce « on » indéfini. Le lien de causalité a aussi la fonction symbolique du retour à l'ordre : lorsque les sanctions seront prises et appliquées, cela voudra dire que l'État de droit est sauvé.

La justice qui passe

Cette idée de retour à l'ordre se retrouve aussi par la présence de constructions stéréotypées comme dans Cazeneuve 19 mai : « de manière à ce que le droit passe rapidement et avec la plus grande sévérité » (60-61), « un ministre de l'intérieur qui veut faire en sorte que le droit passe ne peut pas s'éloigner des principes de droit en faisant preuve de démagogie » (130-131), Cazeneuve 3 mai : « La justice passera pour chacun des auteurs de ces violences caractérisées » (37), Cazeneuve 14 juin : « je forme vraiment le voeu, je le dis solennellement, que la justice passe parce que cela suffit » (33-34), Valls 19 mai : « la justice doit passer particulièrement sévèrement » (138) [nous soulignons]. La justice semble être une sorte de remède, une finalité qui résoudrait le problème des « casseurs ». L'utilisation du verbe passer est intéressante puisque celui-ci est inchoatif91, ce qui sous-entend que le procès du verbe n'est pas commencé, notamment lorsque le verbe est conjugué au futur de l'indicatif, alors même que le gouvernement revendique de nombreuses arrestations ainsi qu'un certain nombre de condamnations (Cazeneuve 3 mai : 135 ; Cazeneuve 19 mai : 32-36 ; Touraine 19 mai : 38-39 ; Hollande 17 mai : 548549).

Finalement, toutes ces caractéristiques permettent de construire une image discursive des « casseurs » comme ennemis publics. Mais la construction de l'autre permet aussi de construire de façon contrastive sa propre image.

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V.4. CONSTRUIRE L'ENNEMI, SE CONSTRUIRE SOI-MÊME

La construction de l'ennemi fabrique l'ethos discursif de celles/ceux qui le désignent comme tel. Cet ethos est composé de plusieurs traits constitutifs intrinsèquement liés aux locuteurs/locutrices : la Justice, la sévérité et l'exemplarité.

a) L'indépendance de la justice comme pilier des discours

Comme nous venons de le voir, la justice, comme fondement essentiel de la République, semble être un outil pour mettre un terme au conflit qui oppose l'État aux « casseurs ». Certains énoncés permettent d'affirmer le principe d'indépendance de la justice : « je ne m'attarderai pas sur l'enquête : il convient, en ces matières, de respecter rigoureusement la séparation des pouvoirs. » (Cazeneuve 19 mai : 03) ; « j'y donnais pour instructions [...] de travailler avec le procureur pour que la justice suive son cours en toute indépendance » (Cazeneuve 3 mai : 02) ou « je ne commente pas la chose jugée, je la respecte. Je ne cherche pas à faire pression sur les juges, ce qui, dans la responsabilité qui est la mienne, serait totalement inconvenant et contraire au principe de la séparation des pouvoirs. » (Cazeneuve 19 mai : 05). Cependant, comme le rappelle M. Edelman, le langage qui construit la signification de l'objet politique est « intrinsèquement discontinu et, en un certain sens, se mine lui-même » ( 1991: 33) car il attire indirectement l'attention sur ce qu'il dénonce (thèse et antithèse sont les deux faces d'une même pièce). Ce renversement, qui se double parfois en « auto-illusion », est très fréquent dans le langage politique : en déclarant que tel pays respecte les droits de l'Homme, cela fait écho à tous les éléments qui prouvent le contraire ; l'affirmation du « respect de la séparation des pouvoirs » invoque en palimpseste toutes les « affaires » où le pouvoir politique a influencé le pouvoir judiciaire.

b) Les promesses de sévérité

Ainsi, certains propos contredisent les déclarations précédentes, notamment lorsque les politiques « promettent » les sanctions les plus sévères ou fermes possibles (Cazeneuve 19 mai : 60-61 ; Valls 19 mai : 138, 259-261) ce qui, dans le cas d'une institution judiciaire indépendante du pouvoir politique, est problématique. La plupart des énoncés tels que « la justice passera pour chacun des auteurs de ces violences caractérisées » (Cazeneuve 03 mai : 37), « il faut agir, interpeller et faire en sorte [nous soulignons] que la justice [...]

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puisse condamner avec la plus grande fermeté » (Valls 19 mai : 69-70) ou « la justice doit passer particulièrement sévèrement » (ibid. : 138) semblent être en contradiction avec l'idée même d'indépendance de la justice puisque c'est le pouvoir politique qui donne des instructions de sévérité et de fermeté.

En nous appuyant sur la théorie des actes de langage de J. L. Austin, nous pouvons voir qu'au delà des actes locutoires92 qui appartiennent respectivement à la promesse (« la justice passera »), au conseil ou à l'avertissement selon l'interprétation du verbe falloir (« il faut agir [pour] que la justice puisse condamner ») et à la constatation (« la justice doit passer »), tous ces énoncés impliquent un acte illocutoire93 qui est promissif (engagement à condamner les coupables), exercitif (exhortation à passer à l'action) ou comportatif (devoir d'être sévère). Alors que hors contexte, ces énoncés seraient constatifs (au sens où ils ne font que constater des faits), le contexte d'énonciation, et particulièrement le statut social et institutionnel des énonciateurs/énonciatrices, nous permet d'analyser ces énoncés comme étant performatifs94. Cependant, à défaut de pouvoir démontrer qu'ils ont eu l'effet escompté, nous ne pouvons pas savoir s'il y a acte perlocutoire95. Nous pouvons aussi nous interroger sur l'intentionnalité des énonciateurs/énonciatrices : veulent-ils/elles vraiment influer sur le cours de la justice ? Tous les éléments que nous avons relevés jusque là, dans le fait d'affirmer « l'indépendance » de la justice ou de ne pas vouloir « faire pression sur les juges » (Cazeneuve 19 mai : 119-120), tendent à qualifier, selon la terminologie de J. L. Austin, ces actes de langage comme étant non-intentionnels96 (2010 : 117). Mais dans quelle mesure ces affirmations ne sont pas des « preuves de bonne foi » pour les récepteurs/réceptrices, à des fins persuasives ? Déjà, Aristote affirmait que la confiance en l'orateur/oratrice était « une force de persuasion [qui] doit naître du discours [et de la] probité éthique de l'orateur » (2007 : 45). Dans cette perspective, les affirmations de bonne foi cachent des intentions contraires, participant ainsi à la construction de l'ennemi en même temps que celle de l'ethos des politiques.

92. « Un acte de langage qui consiste simplement à produire des sons appartenant à un certain vocabulaire, organisés selon les prescriptions d'une certaine grammaire, et possédant une certaine signification. » (Austin 2010 : 138).

93. «Acte effectué en disant quelque chose, par opposition à l'acte de [sic] dire quelque chose » (ibid. : 113).

94. « Énonciations qui, abstraction faite de ce qu'elles sont vraies ou fausses, font [sic] quelque chose (et ne se contentent pas de la dire [sic]). Ce qui est ainsi produit est effectué en disant cette même chose, ou par le fait de la dire, ou des deux façons à la fois » (ibid. : 181).

95. « Un acte qui [...] produit quelque chose « PAR [sic] le fait » de dire. Ce qui est alors produit n'est pas nécessairement cela même que ce qu'on dit qu'on produit » (loc. cit.).

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c) Les principes : le cas de l'exemplarité face aux accusations de violences policières

L'utilisation de la justice et de son champ notionnel (État de droit, démocratie, etc.) est une arme idéologique qui permet de désigner et disqualifier l'ennemi mais aussi à se légitimer soi-même et son camp. La justice fait partie de ces « universaux » dans lesquels les politiques viennent puiser leur autorité et leur légitimité, c'est pourquoi le respect de ces « universaux » est un souci constant pour elles/eux. Ainsi, dans Cazeneuve 03 mai, l'item lexical « principe(s) » est utilisé à onze reprises. Si le ministre de l'Intérieur l'utilise avec un complément d'objet (de droit, constitutionnels, républicains, de proportionnalité), c'est qu'utilisé de façon autonome, son sens est bien trop vaste puisque selon le PLI (2017) un principe est une « règle définissant une manière type d'agir et correspondant le plus souvent à une prise de position morale ». Revendiquer l'importance de ces principes et les instituer comme ligne de conduite, c'est avant tout pour se placer du côté moral face à l'immoral. Cela permet aussi de dénoncer l'attitude de l'ennemi en insistant sur sa propre conduite qui serait irréprochable :

En même temps, ce qui fait la force, la fermeté, l'autorité de l'État lorsqu'il y a une situation difficile comme celle à laquelle nous sommes confrontés, c'est le respect rigoureux et scrupuleux de tous les principes de droit [nous soulignons] lorsque l'État agit car c'est dans la force du droit que l'État puise aussi son autorité. Je ne peux donc pas prendre de disposition qui ne soit pas en toute occasion conforme aux principes de droit (Cazeneuve 19 mai : 106-109).

La violence des « casseurs » et les « blessés » de la police

La notion d'exemplarité a particulièrement été utilisée pendant les manifestations contre la loi Travail suite aux nombreuses accusations de violences policières. En effet, si « les policiers de France sont ardemment et passionnément républicains » (Cazeneuve 14 juin : 17-18) et « exemplaires et magnifiques dans leurs missions » (Cazeneuve 19 mai : 243-244), il est inconcevable que ces mêmes policiers/policières puissent se livrer à des actes répréhensibles. D'autant plus que, comme le rappelle Manuel Valls, « elle [l'autorité de l'État] s'exprime aussi dans le maintien de l'ordre » (Valls 19 juin : 31), c'est-à-dire que les « violences policières » seraient la monstration de la violence de l'État. Ainsi, la classe politique a condamné ces accusations de violences policières maintes fois

96. J. L. Austin fait la distinction entre effets « intentionnel » et « non-intentionnel ». Le premier désigne la volonté du/de la locuteur/locutrice de produire un effet sans pour autant réussir ; le second caractérise l'effet produit sans, ou même contre, la volonté du/de la locuteur/locutrice.

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en rappelant à chaque fois « à quel point ils [les policiers] payent un lourd tribus pour assurer la sécurité des français » (Cazeneuve 14 juin : 15-16) ou en donnant le nombre de blessé-e-s dans leurs rangs. C'est d'ailleurs une des constantes de notre corpus qu'il nous faut analyser. Dans Hollande 17 mai, le président de la République déclare :

Là il y a un individu, hélas jeune, qui est mis en examen pour meurtre, ou tentative de meurtre, plus exactement, à l'égard d'un policier. Vous savez combien il y a de policiers qui ont été blessés ? 350 policiers qui ont été blessés depuis le début du mouvement. Il y a aussi, effectivement, eu des graves incidents qui ont pu toucher des jeunes qui n'avaient peut-être rien à voir avec ces casseurs (549-553).

En commençant par cet exemple, François Hollande contextualise la suite de ses paroles : Qui ? « Un jeune ». Quoi ? « Un meurtre ». Quand ? « Là ». À qui ? « Un policier ». En produisant deux effets, de la compassion pour le « policier » et de l'indignation contre le « jeune », le président de la République se situe clairement dans le pathos, dans le but « de se mettre lui-même, et mettre aussi le juge, dans un certain état d'esprit » (Aristote 2007 : 127). Puis il continue en annonçant le nombre de blessé-e-s dans les rangs de la police : « 350 », précédé par une question rhétorique qui a pour but argumentatif de fixer l'attention des coénonciateurs/coénonciatrices mais aussi de montrer son indignation. Cependant, le cas est semble-t-il assez rare pour le souligner, il évoque aussi « de graves incidents qui ont pu toucher des jeunes ». Il différencie les blessé-e-s puisque les modalisateurs qu'il utilise dénotent une incertitude que l'on ne retrouve pas lorsqu'il évoque les « 350 policiers » : « il y a aussi, effectivement, eu des graves incidents qui ont pu toucher des jeunes qui n'avaient peut-être rien à voir avec ces casseurs » [nous soulignons] n'a pas le même sens que : « il y a aussi eu de graves incidents qui ont touché des jeunes qui n'avaient rien à voir avec ces casseurs. » De plus, alors que les policiers « ont été blessés », ce qui dénote une volonté de les blesser, les « jeunes » ont pu être touché-e-s par des « incidents », c'est-à-dire selon le TLFi, par un « petit événement fortuit et imprévisible », très loin de la « tentative de meurtre », même si ces « incidents » sont qualifiés comme « graves ». Avec ce terme, François Hollande fait allusion à un étudiant rennais qui a perdu un oeil suite à un tir non-réglementaire de LBD (Lanceur de Balle de Défense) (Hollande 17 mai : 555).

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Différenciation entre « violences » et « maintien de l'ordre »

Ainsi, on oppose à la violence mortifère des « casseurs » des « graves incidents » ou un « accident meurtrier » (ibid. : 556) dus à l'exercice même du maintien de l'ordre. Le même processus est à l'oeuvre lorsque les politiques contrent les accusations de violences policières par le nombre de policiers et policières blessé-e-s et de « casseurs » interpellés (Cazeneuve 3 mai : 49-58 ; Cazeneuve 19 mai : 205-219 ; Cazeneuve 14 juin :146-154 ; El Khomri 16 septembre : 10-17). L'opposition faite en pratique des forces de l'ordre et des « casseurs » relève de l'opposition théorique entre violence légitime et violence illégitime. La première n'est d'ailleurs jamais caractérisée comme étant de la « violence » mais plutôt au travers d'un « lexique euphémisant : coercition, contrainte, force, etc... » (Braud 1993 : §2). Nous retrouvons notamment le lexème la force, toujours « nécessaire et proportionnée » (Cazeneuve 3 mai : 47 ; Cazeneuve 14 septembre : 157, 175), dont les formes substantivées sont nombreuses : forces (de l'ordre, de police, spécialisées, de sécurité, mobiles, municipales), ainsi que l'item lexical l'action (Cazeneuve 19 mai : 104), qu'elle soit publique (Cazeneuve 19 mai : 45), de nos services (Cazeneuve 3 mai : 67, 137 ; Cazeneuve 19 mai : 158) pour qualifier la violence.

Du point de vue étatique, il ne peut pas y avoir de « violences » policières puisque, comme le dit M. Weber : « depuis toujours les groupements politiques les plus divers [...] ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir » (1963 : 125). Les accusations de « violences policières » peuvent être perçues comme une remise en cause de la légitimité de leur groupe sur celui du groupe manifestant. La construction de l'image négative des « casseurs » a deux effets : celui de justifier l'action de la police et de diviser le groupe manifestant pour ainsi se trouver un ennemi commun. C'est en quelque sorte la mise en pratique de l'adage « diviser pour mieux régner ».

Légitimé la police en amalgamant « casseurs » et terroristes

La légitimité de la police dans les manifestations est défendue en créant un parallèle entre les heurts avec les « casseurs » et les actes terroristes qui ont frappé la capitale. En effet, la période des manifestations contre la loi Travail correspond aussi à la période où l'état d'urgence et le terrorisme étaient très présents dans le discours publics. Cet hasard du calendrier permet de mettre en valeur des ressemblances entre les discours sur le terrorisme

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et celui sur les « casseurs » :

Moi, je ne suis pas de ceux qui théorisent la consubstantialité de la violence à la police parce que je sais ce que les policiers et les gendarmes de France font actuellement pour assurer la protection des Français face à de multiples formes de radicalité violente dont certaines se sont exprimées à l'occasion des manifestations contre la loi Travail [nous soulignons] (Cazeneuve 14 septembre : 161-165)

Preuve que l'action quotidienne des services, sous l'autorité de la justice, porte ses fruits, empêchant des actions violentes et des attentats sur notre sol (Cazeneuve 19 mai : 137138)

Mais renoncer à des manifestations sportives, à des manifestations culturelles, renoncer à des rassemblements de fête, c'est précisément renoncer non seulement face à la menace terroriste, mais face à la violence [nous soulignons]. Les maires des dix villes, et en l'occurrence pour ce qui concerne Paris, la maire de Paris, tiennent à ces manifestations. Il y aura aussi tous les moyens en termes de sécurité privée, ce sont plusieurs centaines d'agents de sécurité privés qui ont été recrutés pour assurer la sécurité. Mais abandonner l'idée même de la fête, de ces moments de rassemblement festif et populaire, ça serait renoncer face à cette violence inacceptable. Et les mots que nous venons d'entendre de la part de ces casseurs montrent qu'il n'y a qu'une seule réponse, celle de la fermeté, de l'autorité, de l'État de droit, et de la sanction (Valls 19 mai : 128-137)

Ces trois extraits font tous un lien, plus ou moins implicite, entre le terrorisme et les « casseurs ». Outre le contexte d'énonciation spécifique, le cotexte est très important puisque les trois discours dont sont tirés ces extraits portent tous sur la « menace terroriste » et « la prorogation de l'état d'urgence ». Ainsi, lorsque Bernard Cazeneuve parle de « multiples formes de radicalité violente dont certaines se sont exprimées à l'occasion des manifestations », le sous-entendu est que les autres « formes de radicalité violente » sont le terrorisme. De même dans le second extrait dans lequel il sépare « actions violentes » des « attentats ». Pourtant, qu'est-ce qu'un « attentat » à part une « action violente » ? Grâce au contexte, on comprend que le lexème « actions violentes » vise les « casseurs », mis discursivement sur le même pied d'égalité que les terroristes.

Manuel Valls n'utilise pas vraiment de sous-entendus lorsqu'il déclare que « renoncer à des manifestations sportives, [c'est] renoncer non seulement face à la menace terroriste, mais face à la violence. [...] Ça serait renoncer face à cette violence inacceptable. » S'il fait la même distinction que Bernard Cazeneuve entre terroristes et « casseurs », c'est pour mieux les comparer. Un politique se distingue des autres par la virulence des propos tenus, c'est Jean-Pierre Giran, député-maire Les Républicains, au micro de France-Bleu le 20 mai 2016 :

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Écoutez, moi j'ai été absolument scandalisé, stupéfié par les images de la voiture de police agressée dernièrement. Ce n'est plus une manifestation, ce ne sont même plus des casseurs, ce sont des tentatives de meurtres. Et je crois qu'il faut augmenter les capacités de réaction de la police, qui n'est pas une cible, qui n'est pas le « poulet rôti » promis à la mort par certains et il faut aussi avoir des sanctions beaucoup plus fortes. Honnêtement, il ne faut plus traiter ces casseurs comme de simples agités qui viennent dans une manifestation casser un abri-bus ou une vitrine. Il y a tentative de meurtre contre les gardiens de la République que sont la police nationale. Cela est intolérable parce que si on laisse faire, il n'y a plus de limite et il n'y a plus de société. [...] De mon point du vue, ce qu'il se passe là, c'est du terrorisme ! Ce sont des Daesh de l'intérieur ! Quelle est la signification de jeunes qui ne revendiquent rien d'ailleurs ? C'est pas sur la loi Travail, c'est pas sur l'emploi, c'est pas sur le chômage, c'est pas sur le revenu, c'est pas sur leur avenir ! Ils cassent du flic. Hé bien je crois que cette guerre qui est déclarée, il faut que la République la mène. Et vous savez, je suis parmi les députés, l'un des moins « sécuritaire », je comprends tout à fait les nécessités de la mixité sociale, de l'ouverture, de l'intégration mais là, c'est la République qui est attaquée et je crois que l'on n'a pas pris la mesure de ce qui s'est passé : voir une voiture de police, qui n'est pas en intervention, qui est simplement en circulation, qui se voit agressée, où on envoie un engin incendiaire à l'intérieur pour tuer les deux policiers, ce n'est plus acceptable. Alors il faut savoir qui sont ces jeunes, on le sait, c'est un groupe d'extrême-gauche... Ça ressemble, ça me rappelle les Brigades Rouges de l'époque que nous avons connues, ce sont des gens qui veulent détruire la République et la démocratie [...]et bien il faut s'y opposer.

On retrouve ici un condensé de tout ce qu'on a vu jusqu'alors : les « casseurs » sont des « jeunes » qui veulent tuer des policiers/policières désigné-e-s comme les « gardiens de la République ». Ils ne revendiquent rien car leurs intentions sont de détruire la République, la démocratie, la société. Mais le lien entre « casseurs » et « terroristes » est clairement établi lorsqu'il déclare : « c'est du terrorisme ! Ce sont des Daesh de l'intérieur ! » et plus loin « ça me rappelle les Brigades Rouges. » D'après nos recherches, aucun-e membre des forces de l'ordre n'est mort-e à l'occasion d'une manifestation au moins depuis la seconde guerre mondiale. C'est-à-dire que le terrorisme, qualifié « d'islamiste » ou « islamique » dans les médias, a tué plus de membres des forces de l'ordre en dix ans que les manifestations violentes en un siècle environ. La comparaison des deux n'est qu'un effet rhétorique de construction d'une image menaçante et dangereuse. Nous remarquons d'ailleurs que Jean-Pierre Giran déclare que « la guerre est déclarée », ce qui explique qu'il construit une image d'ennemi de l'intérieur, concept justement apparu lors de la guerre d'Algérie (Rigouste 2011). Cette notion d'ennemi de l'intérieur est d'ailleurs historiquement rattaché au racisme institutionnel, caractéristique présente dans le discours de Jean-Pierre Giran qui affirme qu'il est « parmi les députés, l'un des moins « sécuritaire », [et qu'il comprend] tout à fait les nécessités de la mixité sociale,

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de l'ouverture, de l'intégration ». Il fait ainsi un lien direct entre le terrorisme et l'immigration, reprenant à son compte des thèses de l'extrême-droite. En une déclaration, Jean-Pierre Giran fait d'une pierre deux coups : en les comparant à des « Daesh de l'intérieur », il frappe les « casseurs » du sceau de l'ignominie ; en présentant « les gardiens de la République » comme des victimes (« le « poulet rôti » promis à la mort par certains »), il rend inefficace les accusations de violences policières plutôt que de les nier.

Ces extraits s'analysent tous en terme de conflit en s'articulant autour de deux camps qui visent à détruire l'autre. Ainsi, les « casseurs » rejoignent la longue liste des « ennemis de l'intérieur », comme l'ont été les communistes et la « cinquième colonne » ou les « terroristes » qu'il faut traquer et éliminer à tout jamais. Il s'agirait donc bien d'une guerre, mais une guerre de civilisation puisque, comme le dit Bernard Cazeneuve :

J'aurais énormément de difficulté à considérer qu'il y a chez ces hordes sauvages quelque chose qui ressemble à de l'humanité ou, a fortiori, à un début d'idéal. Il n'y a derrière tout cela que de la violence, de la brutalité, et cela traduit un abandon de tous les principes d'humanisme qui sont le fondement de notre civilisation et des valeurs républicaines (Cazeneuve 19 mai : 69-73).

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CONCLUSION

Le lexème « casseurs » cache derrière son apparente simplicité une grande complexité. Son champ discursif est la violence et la manifestation protestataire puisque c'est lors des manifestations, ou lors d'émeutes, que les « casseurs » agissent. Cependant, ce sont les journalistes qui font la réussite ou l'échec d'une manifestation car selon Patrick Champagne, la presse est « le lieu réel » où la manifestation se joue (1984 : 28). C'est pourquoi nous avons rappelé quelques caractéristiques du discours journalistique, tels que la situation d'énonciation, l'effacement énonciatif et l'importance du dictum pour se différencier de la concurrence. L'intérêt des médias pour la violence s'explique par l'assurance de réaliser de bonnes audiences et donc des profits. C'est pourquoi la violence est centrale dans les sujets qui traitent des manifestations au risque d'être sur-représentée et d'effacer les revendications du groupe manifestant. Néanmoins, les nouveaux médias qui ont vu le jour sur internet tendent à refuser ce schéma et livrent un éclairage sur les manifestations qui était jusque-là absent en donnant la parole aux « casseurs ». Pour illustrer les relations paradoxales qu'entretiennent les médias avec la violence ainsi que l'uniformisation des discours, nous nous sommes appuyé sur l'étude de l'épisode de l'hôpital Necker lors de la manifestation du 14 juin 2016, en analysant trois articles tirés de medium différents : Le Parisien, Le Figaro et Paris-luttes.info, un média libre*. Cette étude de cas nous a aussi permis de mettre à jour les relations d'interdépendances entre médias et personnalités politiques, qui ne font que commenter l'actualité dans les matinales radiophoniques. Les commentaires sur les manifestations deviennent des condamnations de la violence, effaçant ainsi les revendications et délégitimant les participant-e-s. Ce processus médiatique s'illustre grâce aux journaux télévisés de France 2 consacrés aux sommet du G8 à Gênes les 20 et 21 juillet 2001 dans lesquels nous avons aussi observé un double mouvement : d'un côté la construction discursive des différents acteurs/actrices, de l'autre la légitimation du groupe-manifestant institutionnel (syndicat, association, ONG) contre la délégitimation du groupe-manifestant « challenger » (Fillieule et Tartakowsky 2013 : 140). Nous pouvons ainsi affirmer que la violence est une source de rémunération pour les médias et un réservoir de pouvoir pour les politiques.

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Pour cette analyse de l'évolution historique du lexème « casseurs », nous nous sommes appuyé sur les archives du journal Le Monde. Avant 1970, le terme en lui-même n'est utilisé qu'en formes proverbiales comme « casseur d'assiettes » ou « des airs de casseurs ». Qualifiant le/la propriétaire d'une casse automobile, puis des cambrioleurs, le sens qui nous intéresse est absent des dictionnaires et des archives du journal Le Monde jusqu'à la promulgation de la loi « anti-casseurs », qui est « l'acte de baptême » de la dénotation de « casseurs ». À partir de cet instant, il a peu à peu remplacé les autres désignations de « manifestant-e-s violent-e-s ». Ainsi, le terme « gauchistes » qui était de loin le plus utilisé dans Le Monde entre 1970 et 1979 est aujourd'hui bon dernier. L'item « casseurs » est celui qui a connu la plus grande croissance d'occurrences depuis les années 1970 contrairement à « anarchistes » et « émeutiers » qui désignent, peu ou prou, les mêmes individus. Notre postulat de départ s'est finalement révélé juste puisque les « casseurs » sont bien une construction politique qui réunit plusieurs groupes pour créer une catégorie homogène et stéréotypée qui facilite ainsi la désignation des dissident-e-s politiques.

Après cette analyse diachronique, nous nous sommes placé dans une perspective synchronique pour analyser l'item « casseurs » sous l'angle de la théorie du prototype de G. Kleiber. Grâce à l'analyse sémique, nous avons conclu que « casseurs » possède bien les critères prototypiques : il est catégorisé dans le niveau de base et est le seul a réunir tous les sèmes qui constituent le meilleur exemplaire de sa catégorie, par rapport à « gauchistes », « anarchistes », « black-blocs », « hooligans » et « émeutiers », qui sont les autres membres du groupe « manifestants violents » que nous avons choisi. Cependant, nous avons aussi mis à jour les limites du modèle standard du prototype par rapport à notre analyse : la différence entre degré de prototypicalité et utilisation en discours mais aussi la difficulté de classer des objets sociaux. En effet, ce n'est pas parce qu'un item aura un degré de ressemblance plus proche du prototype par rapport aux autres membres de sa catégorie qu'il sera celui le plus utilisé. Ensuite, il est difficile de définir le sémème d'un objet social tant celui-ci se définit, comme son nom l'indique, dans et par la société, donc par le regard des autres individus qui est influencé par des structures globales que sont les médias et le discours politique.

La mise en avant des traits prototypiques nous a fait nous interroger sur les

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conditions de nomination d'un groupe manifestant comme « casseurs » ainsi que les intérêts politiques qui en découlent. Les « casseurs » sont l'objet de condamnations unanimes, que ce soit en politique de l'extrême-droite à l'extrême-gauche ou dans les médias, de L'Humanité à Valeurs actuelles en passant par Le Figaro, Libération et Le Monde. Finalement, c'est le caractère politique de la violence qui est nié et, de facto, la dimension politique chez les « casseurs ». Selon toute logique, des groupes manifestants utilisant la violence comme moyen d'action devraient, à défaut d'être dénommés « casseurs », y être comparés. Or, comme l'a démontré l'étude du mouvement des Bonnets Rouges, les « agriculteurs » échappent totalement à cette désignation puisqu'ils bénéficient d'un statut social privilégié modifiant la perceptions de l'État et des forces de l'ordre qui adoptent une gestion patrimonialiste des manifestations agricoles. Cela démontre que la dénomination de « casseurs » et les condamnations unanimes qui s'en suivent sont à géométrie variable selon le statut politique et social du groupe manifestant. Cet exemple nous montre comment la sphère politique peut peser sur les stéréotypes et à quel point le discours politique à une dimension performative : il lui suffit de dire que x est X pour que cela soit le cas.

Le discours politique est donc central dans notre étude puisqu'il est à l'origine de la dénotation de « casseurs » mais c'est aussi par lui que se développent les connotations et que survit la dénotation, amplifiée dans les médias qui agissent comme une caisse de résonance par un effet de reprises et de citations. Après avoir délimité le champ théorique en présentant la théorie du conflit, les théories de l'ennemi et de l'adversaire en politique ainsi que les différences entre dénomination et désignation, nous avons étudié les différents mécanismes discursifs pour faire des « casseurs » une figure antagoniste et dangereuse. Ainsi, la dénomination est parfois couplée à une désignation, par un effet discursif ou sémantique, qui prennent la forme de périphrases, de contraires discursifs ou d'accusations d'intentions. Au delà des mécanismes de construction de la figure de l'ennemi, il y a aussi des mécanismes qui permettent de « se construire soi-même » : la République, la justice et les principes. Nous prenons l'exemple des violences policières niées par Bernard Cazeneuve au nom des principes républicains qui habiteraient les forces de l'ordre. Les policiers/policières ont par ailleurs un rôle conséquent dans la rhétorique du gouvernement face aux violences protestataires, notamment dans le contexte post-attentats.

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La figure du terroriste est d'ailleurs régulièrement convoquée pour discréditer un groupe social ; c'est ici le cas pour les « casseurs » qui lui sont comparés, tant pour l'utilisation de la violence que pour leurs objectifs prétendument mortifères et destructeurs. Qu'il s'agisse de terroristes, d'émeutiers ou de « casseurs », ce sont les mêmes processus mis en oeuvre pour construire un ennemi intérieur. Les méthodes de dénomination, de désignation et de délégitimation étudiées dans ce travail vont bien au-delà des « casseurs » puisqu'elles embrassent le champ de la violence protestataire dans son ensemble. C'est du moins le postulat de départ de notre prochain travail de thèse.

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ANNEXES

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Annexe 01: Lexique

Autonomes : Désigne un courant politique d'extrême-gauche qui lutte pour l'autonomie du prolétariat vis-à-vis des structures dominantes (étatiques, capitalistes, syndicalistes...) qui sont sources d'oppressions systémiques. L'Autonomie, apparue en 1973 en Italie sous le nom Autonomia Operaia (Autonomie ouvrière), s'est rapidement diffusée en France et en Allemagne. Elle se compose de sensibilités variées et de groupes distincts (Internationale Situationniste, Gauche Prolétarienne, Jeunesse Communiste Révolutionnaire, Brigades Rouges...). Le mouvement connut son apogée dans les années 1970 lorsque des groupes autonomes prônant la lutte armée ont provoqué des attentats (les Brigades Rouges, la Rote Arme Faktion et Action Directe sont les plus connus) et ainsi leur chute dans les années 1980.

Black bloc : Le black bloc désigne une technique manifestante radicale qui consiste à ce vêtir entièrement de noir (cagoule, gants, chaussures, sac, etc.) pour ainsi constituer une foule anonyme qui empêche toute identification des participant-e-s par la police. Cette technique est née en Allemagne et s'est vraiment diffusée après les manifestations en 1999 à Seattle à l'occasion d'un sommet de l'Organisation Mondial du Commerce.

Média alternatif / média libre : Ces sites internets, souvent militants, proposent une critique des médias dits « mainstream » (voir « mass média » plus bas) qui auraient un parti-pris ou une vision qui biaiserait la réalité. Le premier média libre, Indymédia a été créé lors des contre-sommets à Seattle en 1999. Ces médias libres sont participatifs (tout le monde peut écrire un article modéré a posteriori par une équipe de personnes bénévoles), la plupart se veulent anti-autoritaires, anti-capitalistes et contre les oppressions systémiques (l'homophobie, la transphobie, le sexisme, le racisme, etc.)

Média de masse / mass media : « Ensemble des moyens de diffusion de masse de l'information, de la publicité et de la culture, c'est-à-dire des techniques et des instruments audiovisuels et graphiques, capables de transmettre rapidement le même message à destination d'un public très nombreux. [...] Les spécialistes de la publicité distinguent les

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mass media des supports par le caractère plus étendu, plus général des premiers par rapport aux seconds. La télévision, prise dans son ensemble constitue des mass media,

comme la presse écrite, mais Europe no1 ou Le Monde sont des supports (Dupré 1972). Les mass media ne sont pas vraiment des moyens de communication. Il n'y a pas de réponse possible au discours de la télévision, ni à celui de la radio, ni au film, ni au journal. Les mass media sont (...) des techniques de diffusion (J. Collet,Études,1973, p.9 ds Foulq. Sc. Soc. 1978) » (Trésor de la Langue Française informatisé, 2017).

Racisé-e / racialisé-e : terme utilisé par les milieux universitaires, repris par les militant-es qui permet de rendre visible l'oppression systémique du racisme. Il concerne les personnes qui subissent un processus de racialisation, c'est-à-dire qu'elles sont renvoyées systématiquement à leur couleur de peau, leur origine à l'inverse du groupe dominant dont font partie les blancs/blanches.

Annexe 02: Occurrences de casseurs, gauchistes, anarchistes et émeutiers dans Le Monde entre 1944 et 2016.

 

Casseurs

Gauchistes

Anarchistes

Émeutiers

1944 - 1949

5

8

37

58

1950 - 1959

26

23

114

303

1960 - 1969

59

639

402

400

1970 - 1979

603

3712

783

200

1980 - 1989

377

617

375

288

1990 - 1999

586

410

364

299

2000 - 2009

589

517

561

528

2010 - 2016

514

291

416

357

TOTAL

2810

6218

3052

2434

101

b) occurrences présentes dans le titre seulement, classées par année

Annexe 03: Occurrences des items dans Le Monde de 1960 à 2016

102

Annexe 04: Occurrences de « casseurs » dans Le Monde par année

103

Annexe 05: Occurrences de « gauchistes » dans Le Monde, par année

104

Annexe 06: Occurrences d' « anarchistes » dans Le Monde, par année

105

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111

Le Robert.

112

TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS 6

ABRÉVIATIONS 8

INTRODUCTION 9

CONSTITUTION DU CORPUS 10

DÉTAIL DU CORPUS 11

POINT DE MÉTHODOLOGIE 12

HOMOGÉNÉITÉ DU CORPUS : LE RÉSEAU INTERDISCURSIF 14

I. DÉCRIRE LA VIOLENCE DES MANIFESTATIONS 16

I.1. RACONTER LA MANIFESTATION, ENTRE DESCRIPTION ET TÉMOIGNAGE 16

a) Spécificité du discours journalistique 16

b) La manifestation de rue et la presse 18

Des liens constitutifs 18

L'effacement énonciatif 18

I.2. ÉTUDE DE CAS : L'HÔPITAL NECKER DANS LA PRESSE ÉCRITE 20

a) Contextualisation 20

b) Les titres et sous-titres 20

c) Déroulement du récit et spécificités 21

Le Parisien 21

Le Figaro 21

Paris-luttes.info 22

d) Commenter la manifestation 24

La place centrale de la violence dans les discours 24

Commenter l'actualité : les matinales radiophoniques 26

I.3. EFFACER LA MANIFESTATION, COMMENTER LA VIOLENCE 27

a) La violence dans les journaux télévisés : le cas du G8 à Gênes 28

Vendredi 20 juillet 2001 28

La construction des acteurs 29

Samedi 21 juillet 2001 30

Légitimation, délégitimation 32

b) Utilisation de la violence dans le discours médiatique et politique 33

Une source de rémunération pour l'un 33

...une source de pouvoir pour l'autre 33

Définir la violence 34

113

II. ANALYSE DIACHRONIQUE DE « CASSEURS » 36

II.1. REMARQUES PRÉLIMINAIRES 36

II.2. LES DÉNOTATIONS DE « CASSEURS » AU FIL DE L'HISTOIRE 36

a) Dénotations et connotation(s), quelques définitions 36

b) Les débuts de « casseurs » 38

c) « Casseurs » dans Le Monde (1944-1970) 40

II.3. ÉVOLUTION SÉMANTIQUE ? 41

a) Enrichissement du sens 41

b) Analyse comparée de l'évolution de plusieurs items dans Le Monde 43

III. LA FIGURE PROTOTYPIQUE DU « CASSEUR » 48

III.1. CADRAGE THÉORIQUE 48

a) Catégorisation de « casseurs » 48

Les trois niveaux de la catégorisation 48

« Casseurs », niveau de base ou superordonné ? 49

b) Définir le prototype grâce à la grille d'analyse sémique 49

Les « gauchistes » 50

Les « anarchistes » 51

Les « black-blocs » 53

Les « hooligans » 54

Les « émeutiers » 55

Les sèmes constitutifs de casseurs 58

III.2. ANALYSE DES RÉSULTATS 59

a) La difficulté de classer des objets sociaux 60

b) La différence entre degré de prototypicalité et utilisation en discours 60

c) Relation discursive et articulation des lexèmes : hooligans et casseurs 61

IV. CONDITIONS À LA NOMINATION DES « CASSEURS » 63

IV.1. « CASSEURS », UNE DÉNOMINATION À GÉOMÉTRIE VARIABLE 63

a) Condamnation des « casseurs » dans la sphère politique 63

b) La sphère médiatique au diapason 64

c) Dépolitiser la violence politique 64

IV.2. CES CASSEURS QUE L'ON N'APPELLE PAS « CASSEURS » : LES MANIFESTATIONS DU

MONDE AGRICOLE 65

a) Les « agriculteurs », le groupe manifestant le plus violent ? 66

Exemple de différenciation entre « casseurs » et « paysans » 66

b) Étude de cas : les Bonnets Rouges 68

Historique du mouvement 68

114

Le discours des Bonnets Rouges 70

La stratégie d'évitement d'assimilation aux « casseurs » 71

Des différences de pratiques pour des effets similaires 72

c) « Casseurs » et « agriculteurs » : comprendre la différenciation avec l'analyse

sémique 73

V. NOMMER LES « CASSEURS », DÉSIGNER LES ENNEMIS 75

V.1. DÉLIMITATION DU CHAMP NOTIONNEL 76

a) Les rapports conflictuels 76

b) L'ennemi et l'adversaire 76

c) Dénomination et désignation 77

V.2. DÉSIGNER LES « CASSEURS » 79

a) Les périphrases 79

b) Les contraires discursifs 80

c) Les accusations d'intentions 81

V.3. LA CONSTRUCTION DU CONFLIT 82

a) Mécanismes de construction de la figure de l'ennemi 82

b) Les valeurs communes : construction de l'opposition à l'ennemi 84

Le « nous » comme incarnation du camp républicain 84

La justice qui passe 85

V.4. CONSTRUIRE L'ENNEMI, SE CONSTRUIRE SOI-MÊME 85

a) L'indépendance de la justice comme pilier des discours 86

b) Les promesses de sévérité 86

c) Les principes : le cas de l'exemplarité face aux accusations de violences

policières 87

La violence des « casseurs » et les « blessés » de la police 88

Différenciation entre « violences » et « maintien de l'ordre » 89

Légitimé la police en amalgamant « casseurs » et terroristes 90

CONCLUSION 94

ANNEXES 97

BIBLIOGRAPHIE 105

115

INDEX DES CONCEPTS

Accusations d'intentions ....58, 64, 79, 81

Acte de baptême 47, 77, 94

Acte de langage 86, 87

Charge sémantique 9, 16, 51

Connotation 7, 10, 36-38, 47, 50, 56,

74, 95

Contraire discursif 79-82

Dénomination ....5, 9, 15, 43, 47, 48,

53, 55, 56, 62, 63, 73, 75, 77-79, 95, 96

Dénotation 5, 9, 35-41, 45-47, 55,
94, 95

Désignation 15, 42, 48, 56, 62, 67,
77-79, 82, 94-96

Discours

-- dialogués oraux 13

-- journalistique/médiatique 12, 16, 17, 19, 27, 33, 61, 83

-- monologaux 13

politique 1, 9-13, 16, 17, 28,

61, 63, 65, 68, 74, 76, 77, 80, 82-84, 90, 95

ethos discursif 85

homogénéisation des 13

objet du -- ....9, 12, 45, 54, 61, 63, 68, 80

éseau interdiscursif 14

Éléments de langage 13

Ennemi ....1, 5, 9, 15, 17, 51, 74-77,

79, 81-85, 87, 88, 90, 92-96

Ennemi (de l')intérieur 9, 92, 93

Énonciation

coénonciateur 89

Coénonciation 17

dialogique 13, 14

textuelle 13, 14

Situation d' 16

Exemplarité 85, 97, 89

Justice 39, 67, 83, 85-87, 90, 95

Légitimité 12, 23, 30, 32-35, 42, 64,

66, 68, 71, 73, 74, 76, 77, 80, 84, 87, 88, 90

Manifestants (groupe) 7, 18, 25, 30,

32, 33, 55, 58, 62, 65, 66, 68, 70, 72-74, 80, 90, 94, 95

Morale (la) 65, 77, 84, 88

Périphrase 11, 79, 80, 82

Prototype

analyse sémique 49, 59, 61, 73

catégorisation 48, 60

niveau de base 48, 49, 94

(le).......14, 48-50, 56, 59-62, 94, 95
prototypique (instance, figure, critères,

propriétés, ) ....5, 9, 14, 47, 48, 50,
59, 61, 63, 94, 95

sème 49, 53, 58-61, 65, 73, 74, 94

théorie du 14, 94

traits (proto)typiques 56, 61, 77

Violence

(la) 14, 16, 21, 24, 25, 27, 28,
34, 42

politique 34, 35, 64

policière 92

116

INDEX DES NOMS

Arendt, Hannah 34

Aristote 87, 89

Austin, John L 86-88

Barthes, Roland 37

Becker, Howard S 67

Bonhomme, Marc 79

Bonnets Rouges 66, 68-74

Bourdieu, Pierre 12, 38

Braud, Phillipe 34, 73, 90

Champagne, Patrick 18, 25, 55

Charaudeau, Patrick 19, 63

Cislaru, Georgeta 75, 78

Courbon, Bruno 48, 78

Dieu, François 35, 51, 75

Dupuis-Déri, Francis 16, 53, 71, 74,

81

Edelman, Murray 12, 17, 76, 86

Fillieule, Olivier 18, 35, 66, 70

Fischer, Sophie 17

Fournier Anne 76, 81, 82, 84

Fraimbois, Philippe 52

Frath, Pierre 78

Gary-Prieur, Marie-Noëlle 37

Gianfrancesco, Angelo 41

Guérin, Daniel 52

Hobbes, Thomas 42

Kerbrat-Orecchioni, Catherine 13, 19

Kleiber, George ....48-50, 58, 59, 75,

77, 78, 94

Koren, Roselyne 77, 78, 84

Lauronen, Sanna 43, 50, 56

Le Bart Christian 13

Lénine, Vladimir I 50, 51

Martinez, Camille 48, 64, 78

Michaud, Yves 33

Monroy, Michel 76, 81, 82, 84

Morel, Mary-Annick 17

Mortureux, Marie-Françoise 78

Necker (hôpital).......5, 19-21, 23, 24, 26, 27, 64

Oger, Claire 9, 13, 27, 75, 95

Ollivier-Yaniv, Caroline 13

Poitou, Jacques 48

Rigouste, Matthieu 92

Rosch, Elen 48

Siblot, Paul 75

Sommier, Isabelle 35

Tartakowsky, Danielle 9, 18

Wittgenstein, Ludvig 75

Personnalités médiatiques

Chavauché, Jean-Marc 64

Cohen, Patrick 26

Cormery, Antoine 28, 30-33

De Chalvron, Alain 29-32, 34

Goubert, Guillaume 64

Joffrin, Laurent 64

Limbert, Paul-Henri 64

Personnalités politiques

Baylet, Jean-Michel. .11, 14, 58, 64, 81, 83

Besancenot, Olivier 64
Cazeneuve, Bernard. .10, 11, 13, 14, 26, 58, 74, 80-91, 93

El Khomri, Myriam....11, 14, 58, 81, 89

Giran, Jean-Pierre 63, 91, 92

Hollande, François 11-14, 44, 50,

58, 59, 64, 74, 80, 81, 85, 88, 89

Lepen, Marine 63

Mélenchon, Jean-Luc 63

Sarkozy, Nicolas 27, 57

Sotto, Thomas 11, 13, 26

Touraine, Marisol 11, 14, 26, 27, 58,

64, 79-83, 85

Valls, Manuel 10, 11, 13, 14, 20, 26,

58, 59, 61, 63, 64, 80-86, 88, 91

117

INDEX LEXICAL

Agenda politique....17, 18, 68 Agriculteurs........7, 15, 18, 45, 48, 66-68, 70-74, 95, 113, 114

Anarchistes.......42, 43, 46, 50-54, 59, 60,

94, 100, 104, 106, 108, 113

Black bloc.........49, 50, 53-55, 59-61, 71, 99, 105, 107, 113

Émeutiers...42, 43, 50, 53, 55-57, 59,

60, 94, 96, 100, 106, 108, 113

Forces de l'ordre, policiers...7, 18, 28, 53, 64, 66, 67, 73, 81-83, 88-90, 92 Gauchistes........43-45, 47, 50, 51, 59, 60, 77, 94, 100, 103, 109, 113

Hooligans 42, 50, 54, 55, 59-61, 113
Jeunes, Jeunesse.....27, 29, 41, 42, 54, 57, 65, 67, 70, 71, 89, 92, 98, 108 Lois..................................................

anti-casseurs.......40, 45-47, 61, 65-67, 77, 94

Travail 9, 10, 19, 20, 26, 53, 60, 71,
82, 88, 90, 92

Maintien de l'ordre 21, 61, 88, 89, 114

Manifestants...

pacifiques 31, 32

sincères 14, 80, 81

violents 28, 40, 50, 59, 80

Sommets (et contre-sommets)... 27, 28,

30, 32, 33, 43, 53, 54, 98, 112

Traits 85
Violence.............................................

en /de la manifestation....9, 10, 14, 21,

25-27

policières 83, 87-90, 92, 114

urbaines 56, 57, 108

Keywords : casseurs ; discourses analysis ; protesting violence ; prototype ; nomination and designation

118

RÉSUMÉ

Cette étude, s'appuyant sur le contexte du mouvement social contre la « Loi travail », est une analyse à la fois synchronique et diachronique du lexème « casseurs » utilisé dans le cadre conflictuel des manifestations de rue.

Alors que la partie diachronique de ce travail s'appuie sur les archives du journal Le Monde pour comprendre la genèse de ce terme, l'analyse en synchronie s'appuie sur un corpus constitué de discours donnés dans différents médias entre le 1er mars et le 30 septembre 2016 par les membres du gouvernement et dont l'objet du discours est la violence lors des manifestations.

En comparant « casseurs » à d'autres lexèmes pouvant être associés à l'utilisation de la violence, l'auteur démontre que « casseurs » est bien le prototype de la catégorie « manifestants violents » puisqu'il rassemble tous les sèmes dégagés grâce au corpus ainsi que les caractéristiques propres au prototype (notamment en terme cognitif et fréquentiel).

L'utilisation de cette figure prototypique vise la désignation des ennemis politiques. Se situant à l'interface de l'analyse du discours et de la sémantique, ce présent article démontre la volonté du monde politique de construire un consensus autour des valeurs républicaines pour s'opposer à un ennemi intérieur.

Mot-clés : casseurs ; discours politique ; violence protestataire ; prototype ; nomination et désignation

ABSTRACT

This study presents a synchronic and diachronic analysis of the lexeme "casseurs" (a French term meaning "breakers", used colloquially to describe rioters), assessing its usage during the social protests against the French "labour law" reforms.

While the diachronic part of this essay draws on the archives of the newspaper "Le Monde" to understand the genesis of the term, the synchronic analysis draws on a corpus comprising speeches held by members of the government throughout different media between March 1st and September 30th 2016 which addressed the violence at the protests.

By comparing "casseurs" with other lexemes associated with the resort to violence, the author demonstrates that "casseurs" can be considered to be the prototype of the category "violent protest", since it comprises all of the semes which arose from this corpus, and it also bears all of the characteristics proper to such a prototype (particularly in cognitive and frequential terms)

The use of prototypical term aims to designate political enemies. By analysing speeches and semantics, this article demonstrates the desire of the political sphere to build a consensus based on Republican values in order to resist an internal enemy.






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