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La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

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b. La mort de Séjan

Pour condamner Séjan, Tibère adresse au Sénat une lettre qui, selon Lenain de Tillemont, était « fort longue, lasche et indigne de la majesté impériale, mais adroite et ingenieuse ». Commençant par évoquer une affaire judiciaire toute autre, le prince n'éveille pas les doutes du favori qu'il va bientôt déchoir, ne l'évoquant que par intermittences et aux détours de phrases. Brutalement, il ordonne de punir deux sénateurs de la faction de son ministre et le fait entourer de gardes pour

l'empêcher de fuir. Vient alors la condamnation. Séjan ne peut cacher sa consternation : Tout ce qu'il pouvoit faire en cet état, estoit de se couvrir le visage pour diminuer un peu sa confusion ; et on ne luy permettoit pas. On vouloit voir la consternance, et quel pouvoit estre le visage d'un homme dans ce comble de honte et de malheur, et

519. Massie 1998, p. 295-296

520. Linguet 1777, p. 131

521. Ibid., p. 132

522. Franceschini 2001, p. 383-384

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mesme on luy donnoit des soufflets aprés l'avoir adoré comme un Dieu.523

Ainsi est déchu le puissant ministre qui, du jour au lendemain, passe du plus respecté des Romains, le maître officieux du monde, à un condamné placé au dessous même de l'esclave. Cette chute a permis aux auteurs, historiens ou écrivains de fiction, de montrer par des envolées littéraires

l'absurdité tragique de cette situation. Ainsi, Linguet rapporte que : Telle fut la fin déplorable d'un des plus puissans Ministres dont l'histoire fasse mention. Il avoit rempli pendant une assez longue suite d'années le poste de souverain subalterne, et dans cet intervalle il vit à ses pieds tout qu'il y avoit alors de plus grand sur la terre. Il étoit parvenu à sa fortune par des moyens criminels. Il en jouit avec audace, et la perdit avec ignominie.524

Jules-Sylvain Zeller rappelle au souvenir de Catilina, déchu de ses prétentions par l'éloquence de Cicéron au milieu du Sénat, et fait l'analogie entre les deux condamnés. Mais là où Catilina avait pu, malgré son indignité, conserver quelques honneurs en tombant au milieu des conjurés dans une bataille désespérée, Séjan meurt dans la honte, « traîné par le croc aux gémonies, parmi les huées de la populace qui renversa les statues qu'elle lui avait élevées ». Dans le premier cas, c'est la fin d'une liberté, un acte précurseur à la chute de la République, de l'autre le commencement d'une servitude où l'on condamne celui qu'on supportait la veille525. Citons également le récit qu'Allan Massie fait de l'emprisonnement de Séjan attendant l'exécution où l'auteur cherche à montrer tout le

tragique de la situation : Le favori déchu fut (emmené) à un petit bâtiment sous le Capitole. C'était la prison Mamertine, une cellule sombre construite dans les sous-sols, où les prisonniers d'état attendaient leur exécution. Jeté sous un escalier en colimaçon, malgré sa résistance désespérée, à travers un trou dans la pièce au-dessus, il se trouvait, lui qui était le matin un prince parmi les hommes et le maître de cette cité de marbre, confiné dans une minuscule cache fétide aux murs moites. S'il y avait la moindre lumière, il aurait pu voir l'anneau auquel le grand prince africain, Jugurtha, avait été enchaîné, celui du quel il avait rongé son bras pour assouvir sa faim. Séjan ne vivrait pas assez longtemps pour être affamé.526

Le geste semble d'autant plus surprenant que, quelques soient les crimes qu'on lui impute, jamais en dix-sept ans d'Empire Tibère n'avait prononcé clairement une condamnation à mort. Ce jour d'octobre 31 marque le premier ordre publique d'exécution, choquant Rome527. Et, pour rejeter sur Tibère une image indigne, les auteurs de l'Antiquité n'ont pas négligé les détails de cette mise à mort, dans ses aspects les plus sanglants et les plus immondes à la lecture. Ainsi, si la mort en elle-même a pu être « édulcorée » (Paul-Jean Franceschini présente Macron rompant le cou de son ancien supérieur hiérarchique à la sortie de la prison avant de jeter le corps à la foule en colère, ne

523. Lenain de Tillemont 1732, p. 43

524. Linguet 1777, p. 140

525. Zeller 1863, p. 63-64

526. Massie 1983, p. 115 : la traduction est personnelle, mais le ton du texte est respecté au mieux

527. Bowman 1996, p. 216

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lui laissant assouvir ses cruautés que sur un cadavre528), on ne peut passer outre le témoignage des atrocités commises. Dans le roman sus-cité, le corps est dépecé avec un croc, dénudé, émasculé, couvert d'immondices et mis en pièces par la foule allègre529. Même les historiens les plus austères se perdent en détails : Gregorio Maranon rapporte que le corps fut traîné dans les rues de Rome pendant trois jours et découpé en si petits morceaux que le bourreau ne trouva pas de restes assez consistants pour l'exposer sur les marches des Gémonies530.

Tibère a-t-il donné de telles instructions ? On peut en douter, pensant que ce traitement était davantage le résultat de l'excitation d'une foule que personne ne voulait contenir par risque d'être mis en pièces par elle. Pourtant, le propos est tentant pour qui veut faire de Tibère un être odieux. Chez Jean de Strada, il demande explicitement à Macron de porter le corps au peuple pour qu'il ne soit « demain qu'un lambeau de colère » laissant ses morceaux sur chaque pavé531. Le propos est encore plus cruel dans la pièce de Bernard Campan, où la veuve de Séjan demande à revoir son mari, une promesse que lui avait fait le prince. Seulement, il n'avait à aucun moment dit que leurs retrouvailles se feraient de leur vivant :

TIBERE
N'appelez point vengeance un arrêt légitime ;
Celui que vous aimez mourra votre victime.
EMILIE
Eh ! Vous me promettiez qu'il me serait rendu !
TIBERE
Votre esprit abusé ne m'a pas entendu.
J'ai donné ma parole et la tiendrai peut-être ;
On vous rendra Séjan, comme l'on rend un traître,
Quand le crochet fatal le laisse abandonné
Sur l'arène sanglante où mort on l'a traîné.532

Il est difficile de représenter explicitement cette scène par l'image tant elle est violente. Dans la plupart des occurrences filmiques, la mort de Séjan est plus suggérée que montrée. Dans The Caesars, on le voit pour la dernière fois porté en dehors du Sénat par les gardes, et sa mort se produit en dehors de l'écran. Dans Moi Claude, empereur, il est poignardé dans sa cellule, agonisant dans un râle, et l'on ne voit pas son corps jeté à la foule. Enfin, dans Jeff Steele and the Lost Civilization of NoyNac - ou la base historique a été abandonnée aux dépends d'une mise en

528. Franceschini 2001, p. 390

529. Ibid. p. 390-391

530. Maranon 1956, p. 138

531. Strada 1866, p. 225

532. Campan 1847, p. 66-67

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scène inspirée par l'héroïc-fantasy - le ministre est traversé par les coups de deux sénateurs, du fils de l'empereur (un traître chevelu nommé Vagan) et de deux gardes prétoriens, ici représentés comme des samouraïs, au milieu de dolmens.

L'avis des auteurs, quant à cette exécution, est presque unanime : c'est l'expression de la cruauté et de la lâcheté de la nature humaine. Ceux qui supportaient Séjan quelques heures auparavant se mêlent à la foule en colère pour attaquer le ministre déchu. Le propos se répète près de quatre décennies plus tard, lors de l'exécution de l'empereur Vitellius, quand le personnage impopulaire est traîné dans la boue par le peuple romain, ennemis et opportunistes mêlés. Cette foule devient, pour Juvénal, la « tourbe des enfants de Remus » suivant une fois de plus sa nature éternelle : suivre la fortune et détester les victimes. Ceux qui frappaient Séjan au nom de Tibère auraient sans doute été ravis de frapper Tibère au nom de Séjan si l'occasion s'était montrée : vaincu on le bafouait, vainqueur on l'eût adoré533. C'est un peuple qui se vend aux intérêts serviles534. La chute de Séjan devient une honte autant pour le condamné que pour les lâches qui le frappent : ceux-ci apprennent à vivre dans la peur. Aucun des bourreaux de Séjan n'osa demander au prince le moindre remerciement : l'exemple de leur victime leur a démontré qu'en ces temps, l'élévation est un fardeau. C'est la tyrannie à l'action535.

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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote