Partie 2 : L'économie collaborative
Dans la Partie 1, nous avons observé que
l'économie solidaire vise à démocratiser l'économie
sur la base de l'engagement citoyen. Elle se distingue, d'une part, par un mode
de gouvernance privilégiant une organisation horizontale sur le
modèle « 1 homme = 1 voix » et, d'autre part, par des formes
économiques fondées sur une hybridation des ressources prouvant
ainsi sa vitalité.
Dans le sillon de l'économie solidaire,
l'économie collaborative a connu un essor fulgurant au cours de ces
dernières années dû à la démocratisation
d'Internet, des terminaux numériques et de l'évolution des modes
de consommation. Cependant, est-elle une simple variable d'ajustement de
l'économie de marché qui lui permet une adéquation
demande/offre en temps réel ? Ou son projet sociétal, fort de ses
valeurs solidaires, lui permettrait-elle de faire face à la crise
structurelle que nous traversons actuellement ?
Cette deuxième partie se subdivise également en
trois axes : une relecture de l'économie collaborative à travers,
notamment, la question de « commun » chère à Elinor
Ostrom ; les sources d'inspiration et les défis auxquels elle est
confrontée ; enfin, la proposition d'une grille de lecture
énumérant les principes qui la caractérisent.
II.1 Economie collaborative et commun
II.1.a Prise de conscience de l'aspect limité des
ressources
En 1968, le socio-biologiste Garrett Hardin, dans son article
intitulé « la tragédie des communs
»26 (« The tragedy of the commons »),
explique comment « le libre usage des communs conduit à la
ruine de tous », en prenant en exemple l'usage abusif des
pâturages communaux par les bergers. Le parallèle entre le
modèle évoqué
26 Dans « Science », le 13
décembre 1968.
25
par Hardin et le modèle de développement
libéral est inévitable, et l'article soulève une vive
polémique.
Cette vision est complètement remise en cause par
Elinor Ostrom dans sa théorie des biens communs, publiée dans
Understanding Knowledge as a Commons27, ouvrage pour lequel
elle reçoit en 2009 le prix Nobel d'économie. Concevant les
communs, non seulement comme une ressource disponible et épuisable
à l'instar de Garett Hardin, elle corrèle son existence à
celle d'une communauté capable de l'administrer et en assurer la
pérennité. A travers cela, se décline une pluralité
de droit de propriété autour duquel s'articule également
un droit d'accès à la ressource, le droit d'usage.
Le commun, selon Elinor Ostrom, est avant tout une ressource
partagée, matérielle comme immatérielle autour de laquelle
sont définis l'exercice de droits et obligations, et un mode de
gouvernance. En cela le commun n'est pas une négation de la
propriété, mais plutôt une redéfinition de celle-ci.
Elle semble s'être inspiré, dans sa démarche, de
l'économiste américain Paul Samuelson, qui sépare les
biens privatifs des biens collectifs, non exclusifs (on ne peut exclure un
individu de l'usage de ce bien) et non rivaux (la consommation du bien par un
individu ne limite pas sa consommation du bien par un autre), l'air et les
océans par exemple.28
Elinor Ostrom va développer l'idée d'un faisceau
de droits de propriété allant du niveau le plus bas, celui qui
autorise un droit d'accès au pôle commun de ressources, au niveau
supérieur qui confère un droit de gestion (management),
d'exclusion (droit d'exclure) et d'aliénation (droit de cession ou de
vente). La définition d'Ostrom,ici explicitée par Benjamin
Coriat, suivant laquelle un commun est «un ensemble de ressources
collectivement gouvernées, au moyen d'une structure de gouvernance
assurant une distribution des droits entre les partenaires participant au
commun (commoners) et visant à l'exploitation ordonnée de la
ressource, permettant sa reproduction à long
terme»29 (Coriat, 2014) fait largement consensus dans le
milieu académique, en dépit du fait qu'elle n'aborde que
très peu la question du rôle des
27Understanding Knowledge as a Common, Elinor
Ostrom et Charlotte Hess, MIT Press, 2006.
28 Benjamin Coriat, Le retour des communs, LLL,
2015
29 Elinor Ostrom, Understanding Knowledge as a
Commons, MIT Press , 2006
26
logiques de pouvoir dans son approche du faisceau de droits de
propriétés, et de la gestion du conflit.
Car des enjeux relatifs à la répartition des
pouvoirs et des rapports de force sont susceptibles de se dessiner et
nécessite la mise en place d'un jeu de compromis, au sein du groupe,
condition sine qua non à toute bonne auto-gouvernance. Or l'idée
même de hiérarchisation des droits pose la question du pouvoir et
des positions sociales, et donc de stratégies de conflictualité.
Une dimension que n'a pas développée Elinor Ostrom, et qui pose
question tant au niveau des communs qu'à celui de l'économie
collaborative.
|