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Les Etats face aux Drogues


par Eric Farges
Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002
  

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1.1.2.2 Une « normalisation » de la consommation de drogues ?

Les politiques prohibitionnistes partaient d'une considération morale qui rejetaient l'usage de substances psychoactives. La stratégie de la réduction des risques prend le contre-pied des politiques de tolérance zéro dans le rapport entretenu par le toxicomane avec l'ensemble du tissu social. Tandis que la seconde considère que le toxicomane est un individu déviant qui doit être éloigné de la société, la réduction des risques affirme que le principal danger est avant tout la dérive sociale du toxicomane. La réduction des risques oppose ainsi à la logique morale des politiques prohibitionnistes une logique sociale pragmatique qui vise à limiter les dommages causés par l'usage de drogue307(*).

La réduction des risques modifie la représentation sociale de la consommation de drogue qui n'est plus perçue comme un comportement déviant mais comme un fait avéré de nos sociétés. La réduction des risques, comme le rappelle Grazia Zuffa, tente d'apporter une approche « neutre » de la consommation et du consommateur. Il s'agit de considérer que l'usage de drogues « n'est pas intrinsèquement immoral ou criminel ou déviant en relation à la norme biologique définit par la médecine. La consommation de drogues n'est que l'un des comportements possibles des individus qui va de la simple expérimentation de substances à des formes problématiques avec les mêmes substances »308(*)308(*).

L'objectif d'une société libérée des drogues est considéré comme étant inatteignable et utopique « puisque la consommation de drogues se montre profondément enraciné dans chaque culture et dans chaque époque ». Le point de vue de la réduction des risques est par conséquent profondément réaliste. La perception des drogues dures est alors semblable à celle que l'on a des drogues douces : l'attention se place sur les usages « problématiques » de la substance. La consommation en soi est perçue comme un mal inévitable dont il s'agit de prévenir les dangers les plus immédiats. L'idéal d'élimination des drogues se voit remplacer par l'objectif de limitation et de contrôle309(*).

Les premières politiques mises en place selon les principes de la réduction des risques, sont apparues dans les années soixante et soixante-dix en Angleterre et en Hollande. Elles se caractérisaient avant tout par le fait qu'elles ne mettaient pas en avant la punition afin d'inciter les toxicomanes à modifier leur comportement. L'idée principale est celle de « normalisation » des consommateurs afin de les réintégrer dans le tissu social dont ils ont été le plus souvent éloignés. L'idée de normalisation de l'usage de substances psychoactives va à l'encontre de la plupart des politiques socio-sanitaires en Europe. En effet, elle implique que le traitement des toxicomanes n'ait plus lieu au sein de structures spécifiques et spécialisées séparées du circuit socio-sanitaire traditionnel. Par exemple, en Italie, où la considération de la toxicomanie reste très répressive, très peu de toxicomanes sont en traitement auprès de médecins de famille comme c'est le cas en Hollande310(*).

Le principal aspect de la réduction des risques est d'ordre culturel : il s'agit de décriminaliser et dé-marginaliser, en normalisant, la représentation sociale du toxicomane. C'est ainsi que Peter Cohen décrit la relation entre le statut social du drogué et la réduction des risques :

« Dans un système de traitement qui se fonde sur une culture de l'exécration de l'usage d'opiacés, socialement représenté comme un comportement extrêmement déviant, la thérapie de méthadone et d'héroïne à maintien est destinée à ne pas avoir lieu. Le consommateur d'opiacés souffrira à l'extrême des conséquences du choix d'utiliser des drogues illégales, et si celles-ci sont la mort, l'overdose, les maladies et les nombreuses incarcérations en prison, elles confirment les raisons pour lesquelles la drogue est exécrée de cette culture. Il s'agit d'une culture du risque qui s'auto-alimente et s'auto-vérifie [...] A l'opposé, il existe une culture des services qui est consciente que certains risques de la consommation de drogues sont une construction de leur statut social. Si la consommation de drogue a un statut social très bas et est réprimée par une forte désapprobation sociale et par l'action de la police, les consommateurs de drogues assument rapidement l'identité de déviant, conformément à la répression [...] La réduction des risques pratique une politique des traitements qui cherche à neutraliser au maximum les effets négatifs de la répression »311(*)311(*)

La réduction des risques serait donc avant tout un renouvellement de nos catégories mentales et de la construction sociale de toxicomanie qui d'une forme de déviance devient un comportement socialement réglé et accepté. Elle traduit un processus de normalisation des toxicomanes. Mais jusqu'à quel point l'usage de drogue peut-il être normaliser, c'est à dire accepté socialement? Peut on aller jusqu'à affirmer, comme le fait Wolfgang Schneider, que la substitution de la philosophie de l'abstinence avec celle des politiques de réduction des risques se fonde sur l'idée que la consommation de drogues est un comportement pleinement compatible avec l'idée moderne de citoyenneté et qu'elle témoigne de l'aboutissement des libertés individuelles, définies comme le bien maximal que les institutions doivent garantir et poursuivre312(*) ?

Fazzi précise que l'idée de « Normaliser pour responsabiliser » est sans doute très séduisante car elle reflète la conception moderne d'un individu responsable313(*). La réduction des risques serait donc avant tout un renouvellement de nos catégories mentales et de la construction sociale de toxicomanie qui d'une forme de déviance devient un comportement socialement réglé. Cela risque toutefois, ajoute t-il, de nous ramener à une conception du sujet toxicomane comme un décideur rationnel. Or, la dépendance est difficilement concevable comme un choix314(*)314(*). La réduction des risques ne constitue pas, selon Fazzi et Scaglia, une solution adéquate au problème de la toxicomanie315(*). Elle ne représente au mieux qu'une réponse temporaire apportée au problème de l'aggravation des conditions de vie et de santé des usagers de drogue. Il est nécessaire de repenser les politiques en matière de toxicomanie en raison du constat que le problème de la drogue ne peut être résolu qu'à partir des seules politiques de réduction des risques ce qui reviendrait à considérer la toxicomanie comme une maladie incurable à l'image de la maladie psychiatrique.

Une seconde difficulté soulevée par la réduction des risques est le rapport qu'elle entretient avec le paradigme de la légalisation. Celui-ci présente comme solution aux problèmes de la toxicomanie la légalisation de toutes les substances psychoactives dont les drogues dures telles que l'héroïne ou la cocaïne. Les mots de réduction des risques et de légalisation sont fréquemment associés. Ces deux conceptions ont pour point commun d'accorder une primauté aux conditions d'existence des usagers de drogues par rapport aux considérations législatives. L'argument principal des défenseurs de la légalisation est que la consommation de drogue ne constitue pas en soi un mal pour l'individu, mais le devient lorsque la consommation est déclarée illégale et que les personnes sont contraintes à franchir la loi pour se procurer de la drogue. Fazzi résume cette idée en affirmant que « La légalisation est considérée comme un moyen pour reporter la consommation sur le plan de la normalité, évitant ainsi l'apparition de phénomènes liés à l'achat de substances illégales, tels que le prix exorbitant du produit, la mauvaise qualité de la drogue, la criminalité, la prostitution et plus généralement les phénomènes se trouvant impliqués par l'achat illégal de drogue »316(*).

Certains auteurs soutiennent cependant que les concepts de réduction des risques et de légalisation des drogues ne sont pas obligatoirement liés entre eux317(*)317(*). La présence de l'un n'implique pas nécessairement l'autre. Réduction des risques et légalisation ou anti-prohibition sont d'ailleurs trop souvent amalgamés. C'est le cas par exemple de la Hollande qui est le plus souvent représentée (comme c'est le cas en Italie ou en France) comme étant un exemple d'anti-prohibitionnisme c'est à dire de délibéralisation des drogues douces mais qui constitue suivant Drucker un modèle de politique de réduction des risques318(*).

La réduction des risques n'est pas un concept qui vient s'ajouter aux anciens clivages mais qui est venu s'interposer dans le clivage prohibitionniste/anti-prohibitionniste. Cette distinction a, selon Drucker, empêché pendant trop longtemps d'adopter une approche plus pragmatique fondée sur la mise en place de programmes socio-sanitaires. La politique de réduction des risques est ainsi à la croisée des différentes approches. Elle ne vise pas à s'opposer à la logique de pénalisation : « Bien que la réduction des risques soit située aux antipodes des politiques principalement basées sur les sanctions pénales, sa nature pragmatique fait que certaines mesures soient tolérées, acceptées et parfois incorporées par les institutions sans complètement démanteler les politiques punitives contre-productives »319(*). La réduction des risques présente pour avantage d'échapper à toute classification et d'éviter ainsi le piége d'une approche unilatérale. Nadelman considère ainsi que la politique de réduction des risques constitue un terrain d'entente possible entre les prohibitionnistes modérés et les anti-prohibitionnistes modérés320(*).

La réduction des risques est, comme nous l'avons établi, une notion qui adopté une pluralité de sens selon de l'angle de vue adopté. Elle est apparue initialement comme un ensemble de considérations pragmatiques rendues nécessaires par l'aggravation rapide de l'état de santé et d'existence des toxicomanes. Elle a toutefois vu sa portée s'élargir considérablement. Elle a, par exemple, servi de fondement à l'accompagnement social des toxicomanes ou encore à la mise en place de programmes thérapeutiques non finalisés à l'abstinence. La réduction des risques n'est pas un simple dispositif sanitaire et social d'accompagnement de la toxicomanie. Elle consiste en une véritable philosophie c'est à dire «une façon d'interpréter le problème de la consommation de drogues»321(*).

Cette notion est l'objet de nombreux débats idéologiques. On peut toutefois en donner les principes fondateurs qui ne font pas l'objet d'une remise en question. La politique de réduction des risques se situe en rupture avec les politiques sanitaires (qui ont toutes pour objectif final l'abstinence) en ce qu'elle repose avant tout sur l'affirmation d'un droit à la santé inaliénable. Elle réintègre ainsi dans le système de santé de droit commun les toxicomanes les plus marginalisés. Ce principe fondateur repose lui même sur trois principes clefs qui seraient selon Nadelman322(*) :

è La « reconnaissance que les drogues sont parmi nous et qu'il n'y a pas d'autres choix possibles que d'apprendre à coexister de sorte qu'elles causent le moins de dommages possible »,

è Elle «  ne se fonde pas sur les peurs, les préjugés et l'ignorance [...] mais sur le sens commun, sur la science, sur les préoccupations de santé publique, sur les droits humains »,

è Elle « ne se focalise pas sur la réduction de consommation en soi, mais sur les conséquences criminelles et les souffrances causées aussi bien par l'abus de drogues que par les politiques prohibitionnistes »

La réduction des risques est apparue au cours des années quatre-vingt et notamment en Europe du Nord. En Hollande, la réforme de 1981 s'inspirait déjà de la réduction des risques et les premiers programmes d'échange de seringues sont introduits dés 1981 à Rotterdam et en 1984 à Amsterdam afin de prévenir les épidémies d'hépatite et de VIH. En Angleterre le terme est employé dés 1984, et les premiers programmes d'échange de seringues ont lieu dés 1986. Depuis, la réduction des risques s'est considérablement élargi323(*). En 1990 un réseau de villes européennes a été créé qui ont souscrit la « résolution de Francfort » où le principe de la réduction des risques est affirmé comme étant un nouvel objectif. La même année, la première conférence mondiale sur les stratégies de réduction des risques a eu lieu à Liverpool. La réduction des risques est aujourd'hui reconnue par l'ensemble des pays industrialisés comme la principale priorité en matière de toxicomanie.

L'affirmation de la réduction des risques ne fut cependant pas immédiate. Il a fallu en revanche plus de quinze ans pour qu'elle s'étende à l'ensemble de l'Europe. L'implantation des programmes d'échange de seringues ou des programmes de substitution à base de méthadone est représentative de ce retard324(*)324(*). La méthadone s'est ainsi développée en Europe du Nord puis s'est progressivement étendue à l'Europe du Sud de façon très inégale : 1984 en Hollande, 1986 au Danemark, en Grande Bretagne et en Allemagne, 1990 en Italie, 1992 en France puis 1995 en Grèce. Il est difficile de rendre compte d'emblée de tels écarts. La compréhension des situations singulières nous rapporte à l'analyse des contextes institutionnels et politiques à travers lesquels ont eu lieu l'implantation des politiques en matière de toxicomanie

* .

307 Grazia Zuffa résume ainsi cette opposition de principe entre modèle prohibitionniste et politique de réduction des risques : « Dans la première philosophie [tolérance zéro] l'approche morale est centrale [...] l'intervention se concentrant uniquement sur la suppression du rapport entre le sujet et la substance. A l'inverse, dans la philosophie de la réduction des risques l'approche sociale est prédominante : le comportement de consommation de drogues, qui n'est bien sûr pas souhaitable, peut être contrôlé, aussi bien individuellement que socialement, en cherchant d'en réduire les risques » Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit.,p.48.

*  

* 308 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit., p.42

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309 Grazia Zuffa affirme : « Il est en revanche plus réaliste d'appliquer aux drogues illégales les mêmes principes de limitation des risques que l'on applique aux drogues douces : en cherchant de distinguer l'usage de l'abus (comme cela est fait pour l'alcool dans nos sociétés) entre drogues à hauts et à bas risques, entre les modalités d'usage plus risquées et d'autres moins dangereuses » Idem.,p.47

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310 Idem.,p.43

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* 311 C'est dans cette idée de culture que se trouvent les racines de l'idée de légalisation des substances douces. Cohen P., « Shifting the main purposes of drug control : from suppression to regulation of use. Reduction of risks as the new focus for drug policy », in The International Journal of Drug Policy, 10, 1999, p .3.

* s

312 Wolfgang Schneider, « Quo Vadis Dogenhilfe ? », in Neue Praxis, 2, 1998.

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313 Fazzi L.,« Les politiques de réduction des risques », art.cit, p.127

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* 314 « Si on considère la liberté comme une valeur fondamentale pour l'individu, il est donc nécessaire d'abandonner la rhétorique de la drogue comme étant un choix et oeuvrer à l'inverse de façon à réduire et/ou enlever les conditions de la dépendance en s'attachant à utiliser dans ce but la pluralité d'instruments et de méthodologies qui peuvent aller dans ce sens ». Fazzi L., ibid., p.130

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315 Fazzi L., Scaglia A., Tossicodipendenze e politiche sociali in Italia, p.24

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316Idem.,p.1

* 6.

* 317 Nadelman E., « Progressive Legalizers, Progressive Prohibitionists and the Reduction of Drug related Harm », in Heather N., Wodack A., Nadelman E, O'Hare P., Psychoactive Drugs and Harm Reduction: From Faith to Science, Whurr Publishers, London, 1993. Drucker E., Forward to Harm reduction: a new direction for drug policies and programs, Erickson P.G., Riley.D.M., Cheung Y.W., University of Toronto Press, Toronto, 1997.

*

318 L'exemple de la Suisse, qui sera développé par la suite, est encore plus significatif. Ce pays a mis en place une importante politique de réduction des risques sans pour autant exclure le principe de la répression des drogues, notamment du trafic. La Suisse n'a pas libéralisé les drogues mais elle a en revanche dépénalisé l'usage simple de drogues.

* 319 Drucker E., op.cit., p.9

* .

320 Nadelamnn E., «Progressive Legalizers, Progressive Prohibitionists and the Reduction of Drug related Harm», in Psychoactive Drugs and Harm Reduction: From Faith to Science, op.cit.

* 321 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit.,p.19

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322 Nadelman, E., «Commonsense Drug Policy» in Foreign Affairs, Vol.77, n.1, Janvier/février, 1998, p.112.

* 323 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit., p.89.

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* 324 Fazzi L., Scaglia A., Tossicodipendenze e politiche sociali in Italia, op.cit., p.15.

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"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway