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Les Etats face aux Drogues


par Eric Farges
Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002
  

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1.1.2.2 Les paradigmes explicatifs en matière d'usage de drogues

Il est possible de distinguer au moins cinq modes de compréhension de l'usage de substance59(*). Le premier correspond aux civilisations passées, il s'agit du paradigme religieux ou moral dans lequel l'usage des drogues était avant tout religieux, semblable à un rituel. C'est également de là qu'est né la première prohibition : l'usage profane hors de l'acte sacré est interdit. La médecine a constitué un second modèle de compréhension de l'usage de substances. Le premier modèle de « maladie d'une addiction » fut démontré par le médecin américain Benjamin Rush en 1785 au sujet de l'effet des spiritueux sur le corps. Les « pathologies de la dépendance » font ainsi leur apparition. La conception médicale n'a toutefois pas été une compréhension physiologique comme celle que nous connaissons dans la médecine moderne. La médecine classique était fortement empreinte de superstition et de morale. Ainsi le modèle « bivarié » décrit par Louise Nadeau correspond à l'alliance de la médecine et de la morale à travers la figure du médecin hygiéniste décrit par Howard Becker comme un « entrepreneur de morale ».

La psychiatrie sera influencée jusqu'au début du 20ème siècle par la théorie des dégénérescences proposée par Morel en 1857, qui constitue la théorie la plus significative du modèle bivarié60(*). Celle-ci considère que certains individus sont plus faibles que d'autres, tout à la fois sur les plans physique, intellectuel et moral61(*). Cette faiblesse est transmise par hérédité et aggravée par des maladies telles que l'alcoolisme62(*). Les travaux sur la morphinomanie s'appuient alors sur cette théorie63(*). Le « vice morphinique » est interprété comme la conséquence d'une tare antérieure64(*). La toxicomanie, et particulièrement l'alcoolisme, sera ainsi perçue comme une « maladie sociale » qui au mal de la substance ajoute la prédisposition naturelle de certaines personnes65(*). Le modèle « bivarié » place au centre de la dépendance aussi bien l'individu que la substance. Il donnera lieu à la constitution des Alcooliques Anonymes aux Etats-Unis en 1934. Ceux ci considèrent l'alcoolisme comme une maladie incurable semblable à une allergie qui ne concerne que les individus prédisposés. Les Narcotiques Anonymes développeront successivement une théorie similaire pour les stupéfiants66(*).

L'évolution conceptuelle de la médecine et sa rationalisation ont permis la prépondérance du modèle médical « monovarié » qui considère le toxicomane comme une personne malade devant être soignée67(*). Les racines de cette dépendance sont attribuées à une caractéristique intrinsèque des substances. Cette idée donne lieu aux politiques prohibitionnistes qui visent à éradiquer la dépendance en ôtant la substance, c'est le cas par exemple de l'alcool qui est interdit aux Etats-Unis en 1919. Cette conception a cependant rendu possible une véritable reconnaissance de la toxicomanie comme maladie. Aussi paradoxal que cela puisse paraître la définition de la toxicomanie comme « maladie » a permis de faire évoluer la gestion sociale du problème. En effet, s'il s'agit d'une maladie elle peut alors être soignée comme une autre maladie et il devient alors impossible d'en donner une définition purement morale. Désormais, l'opprobre laisse place à la compassion et à la punition se substitue le traitement. Un quatrième modèle s'est développé au cours du 20ème siècle : le paradigme psychologique et parallèlement à celui ci le paradigme psychanalytique. Ces approches ont pour point commun de placer principalement le sujet au centre du problème pour lequel la dépendance aux substances illégales constituerait une forme d'auto thérapie de ses pathologies psychiques68(*).

Le modèle médical monovarié, qui assimile la toxicomanie à la substance elle-même, et le modèle psychologique furent toutefois remis en cause au début des années soixante par plusieurs observations : la prise en compte de consommateurs modérés et contrôlés, l'usage thérapeutique de l'héroïne notamment sur les soldats américains de la guerre du Viêt-Nam, l'importance du milieu culturel et du système axiologique attribué à la substance. Certaines études de toxicomanie comme « carrières » telle que celle de Howard Becker sur les fumeurs de marijuana permirent de modifier le paradigme médical qui régissait la compréhension du phénomène69(*). L'approche sociologique et ethnologique de la toxicomanie vont s'imposer enfin avec l'apparition des mouvements contre-culturels (Mai 68 par exemple) où l'usage de substances ne peut pas être interprété comme une maladie mais comme un phénomène culturel.

D'où un cinquième modèle, dit « modèle trivarié », qui combine l'approche psychologique, pharmacologique et socio-ethnographique ou encore selon les mots de Claude Olivienstein « la rencontre d'une personnalité, d'un produit et d'un moment socioculturel »70(*). De façon similaire Massimo Campedelli distingue trois cadres de lecture spécifiques de la toxicomanie: l'approche qui prend en compte les caractéristiques du sujet (paradigme de l'ôte), celle qui considère les caractéristiques pharmacologiques des substances (paradigme de l'agent) et celle enfin qui évalue les données environnementales aussi bien macro que micro (paradigme de l'environnement)71(*). La compréhension de la toxicomanie est progressivement passée d'un modèle unilatérale (religieux, moral, médical) à une approche multilatérale ou globale.

Enfin, il est possible d'ajouter à ces différents modèles un dernier paradigme de compréhension de la drogue, plus social que scientifique, qui est l'approche répressive. Entendue initialement comme une désapprobation morale du corps social face au consommateur de substances, elle s'est progressivement transformée durant la seconde moitié du 20ème siècle en condamnation judiciaire et en contrôle policier72(*). L'approche répressive s'accompagne d'une dévalorisation sociale qui est facilement perceptible par les enquêtes d'opinion qui sont réalisées périodiquement auprès de la population73(*). Elle conditionne fortement notre rapport aux substances aussi bien dans la recherche scientifique (par exemple lors de la manipulation des résultats concernant la marijuana par le National Institute Drug Abuse (NIDA) situé aux Etats-Unis74(*)) que dans l'action du législateur. C'est le cas par exemple de la loi italienne sur la toxicomanie n°162 de 1990, dite Jervolino-Vassali, qui semble davantage répondre à l'alarme sociale liée à la drogue plutôt que de traiter véritablement le problème75(*).

La construction sociale de la toxicomanie est un phénomène complexe. Elle se situe à la croisée des chemins de différents acteurs et de différentes logiques. Elle résulte tout d'abord d'un processus culturel qui a vu l'usage de drogues passer d'un cadre religieux à un usage tourné vers la recherche du plaisir, comme durant la fin des années soixante. A cet hédonisme s'est ajouté un fort individualisme qui caractérise les modes de consommation actuels. La compréhension de la toxicomanie est également le fruit des conceptions médicales qui, d'une considération morale (la toxicomanie comme dégénérescence), sont passées à une théorie centrée sur la substance elle-même qui a contribué à médicaliser la toxicomanie. Enfin, la toxicomanie est née des tentatives de contrôle et de répression qu'ont multiplié les pouvoirs publics vis-à-vis des usagers de drogue. C'est pourquoi on peut affirmer :« Telle que nous la connaissons aujourd'hui, la toxicomanie est à la fois l'avatar d'une entreprise culturelle, le fruit des recherches médicales et l'objet des tentatives de contrôle et d'interdictions »76(*). Les substances, les consommateurs et les politiques de contrôle de la toxicomanie doivent par conséquent faire l'objet d'une réflexion spécifique afin de comprendre comment a évolué la représentation du toxicomane.

1.2 Pharmacologie et épidémiologie des substances : un état des lieux des drogues aujourd'hui

La toxicomanie apparaît moins comme un simple usage de substances que comme un mode de déviance. Le toxicomane précéderait, selon certains, la consommation de drogues, qui n'est alors que le mode d'expression d'une pathologie antérieure. Peut-on toutefois aller jusqu'à affirmer que c'est le « toxicomane qui fait la drogue » ? Le premier acte de définition d'une toxicomanie est resté pendant longtemps la consommation de substances psychoactives illicites. Ces substances comportent des effets pharmacobiologiques réels qu'il s'agit d'examiner.

* 59 Cette classification repose en partie sur le travail de Louise Nadeau. Cf., Louise Nadeau, « La crise paradigmatique dans le champ de l'alcoolisme », in Brisson P., L'usage des drogues et de la toxicomanie, Montréal, Morin, 1988.

* 60 Morel B., Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l'espèce humaine, Paris, Baillière, 1857.

* 61 Angel P., Richard D., Valleur M, « Contexte, Drogues et Société », in Angel P., Richard D.,Valleur.M, Toxicomanies, op.cit, p.14.

* 62 Un médecin écrit alors : « Les morphinomanes ont une hérédité morbide, souvent chargée. Ils appartiennent presque tous à la grande famille névropathique. Fils de morphinomanes, d'alcooliques, enfants d'aliénés, de névrosés, hérédosyphilitiques, produits d'unions consanguines, ils seront des dégénérés, des demi-fous ou des hystériques ». Lefevre R., Contribution à l'étude des morphinomanies, thèse pour le doctorat en médecine, Paris, 1905.

* 63 Cf., Guimbail H., Les morphinomanes, Paris, Baillière et fils en 1891

* 64 Morel A.(dir.), Prévenir les toxicomanies, op.cit., p.13.

* 65 Angel P., Richard D., Valleur., « Contexte, Drogues et Société », in Angel P., Richard D., Valleur., Toxicomanies, op.cit, p.13

* 66 Les Narcotiques Anonymes feront l'objet d'une réflexion spécifique par la suite.

* 67 Angel P., Richard D., Valleur., « Contexte, Drogues et Société », in Angel P., Richard D., Valleur., Toxicomanies, op.cit, p.15.

* 68 Campedelli Massimo, Tossicodipendenza : punire un'allusione ?, Angeli, Milan, 1994, pp.35-37

* 69 Becker H.S., Outsiders: Studies in the Sociology of Deviance, New York, MacMilan, 1963.

* 70 Angel P., Richard D., Valleur., « Contexte, Drogues et Société », in Angel P., Richard D., Valleur., Toxicomanies, op.cit, p.15

* 71 Campedelli Massimo, Tossicodipendenza : punire un'allusione ?, op.cit, p.31

* 72 Marco Orsenigo, Tra clinica e controllo sociale. Il lavoro psicologico nei servizi per tossicodipendenti, op.cit.

* 73 Les résultats d'une enquête d'opinion récente - EROPP 99, menée au sein de l'Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies - donnent la mesure des peurs liées aux représentations de la consommation de drogues (licites et illicites) et des jugements relatifs aux usagers, en particulier d'héroïne : 74% des personnes interrogées ont exprimé leur accord avec l'affirmation selon laquelle les usagers d'héroïne sont « dangereux pour leur entourage », 64% avec l'idée qu'ils « cherchent à entraîner les jeunes ». Cf., Conseil national du Sida, Les risques liés aux usages de drogues comme enjeu de santé publique. Propositions pour une reformulation du cadre législatif, Rapport, avis et recommandations du Conseil national du Sida, adoptés lors de la séance plénière du 21 juin 2001, responsable de la commission :Alain Molla, 163p.

* 74 Cf. S. Canali, « Marijuana negli USA : quando i pregiudizi condizionano la ricerca » , in Medicina delle tossicodipendenze.

* 75 Cf. T. Bandini, A. Fancia, M. Ragazzi, «Considerazioni criminologiche sugli aspetti terapeutici e sanzionatori previsti dalla nuova normativa italiana in tema di stupefacenti», in Rassegna italiana di criminologia, III, n.2-3, 1992

* 76 Angel P., Richard D., Valleur., « Contexte, Drogues et Société », in Angel P., Richard D., Valleur., Toxicomanies, op.cit, p.10

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery