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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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2.2 L'épidémie de Sida ou la mise en crise du système carcéral

Les grandes épidémies que traversent les sociétés soulignent les difficultés d'adaptation des dispositifs sanitaires et politiques et constituent en cela « une mise à l'épreuve du politique» qui est souvent à l'origine d'une « dynamique de santé publique »147(*). Les répercussions de l'épidémie de Sida sur la réorganisation des systèmes sanitaires ont été considérables bien que très inégales selon les pays148(*). Ce phénomène de recomposition s'explique avant tout par les spécificités de cette maladie qui constitue au début des années quatre-vingts un « problème mal structuré », selon l'expression de Herbert Simon149(*). Le dispositif sanitaire carcéral va apparaître inapte à prendre en charge l'épidémie de Sida à laquelle il est pourtant confronté. Cette inadéquation rendra nécessaire un premier décloisonnement de la médecine pénitentiaire qui sera le précurseur de la réforme de 1994.

2.2.a Un « problème mal structuré » au sein du système carcéral perçu comme une menace pour l'extérieur

Les politiques de lutte contre le Sida en Europe n'ont pas été continues mais se sont construites par des crises ponctuelles, le plus souvent sous l'influence d'acteurs extérieurs aux pouvoirs publics (acteurs sanitaires, associations de malades). Quatre séquences peuvent être distinguées dans la gestion de l'épidémie150(*). Les politiques de lutte contre l'épidémie ont connu en milieu carcéral, selon Claudio Sarzotti, un développement similaire mais avec un retard de quatre ou cinq années151(*). Ce décalage s'explique par les difficultés qu'ont eu les administrations pénitentiaires à reconnaître la forte prévalence de l'infection à VIH au sein des prisons mais aussi l'existence de facteurs de risques pouvant être à l'origine de contaminations152(*). Les risques encourus par les toxicomanes incarcérés ne furent reconnus que très tardivement par les pouvoirs publics français. Les premières mesures de prévention des infections n'apparaissent au sein des prisons françaises qu'au milieu des années quatre-vingt-dix, alors même que les premiers cas de Sida y sont révélés en 1984. L'administration pénitentiaire sous-estime à l'époque l'impact de l'épidémie au sein des prisons et ne réagit pas. Elle reste ainsi prostrée dans le silence pendant plusieurs années alors que la menace se fait de plus en plus réelle. La difficulté à laquelle étaient confrontés les pouvoirs publics dans cette première phase de reconnaissance de l'épidémie tient à l'absence de réalité épidémiologique permettant de prendre conscience de la menace. En effet, Michel Setbon rappelle qu'au moment où le Sida apparaît en Europe au début des années 80, il reste une maladie très rare qui n'a qu'une faible visibilité épidémiologique. Ainsi en France, jusqu'en 1985, moins de 500 cas de Sida déclarés sont recensés. D'où un paradoxe dans la reconnaissance de cette maladie comme problème de santé publique : « La reconnaissance de cette maladie comme problème de santé publique passe donc par un processus atypique, puisqu'il s'agit de montrer le potentiel de futurs malades qu'elle représente [...] Ce n'est plus à partir d'un raisonnement sur ce qui est, mais sur ce qui peut advenir que peut s'effectuer l'intervention publique »153(*).

La lutte contre l'épidémie passe par une première phase de mise en visibilité du problème. Cette représentation statistique de la maladie n'est pas réalisable en prison où aucune structure sanitaire ne prend en charge ce travail épidémiologique. Face à cette absence de menace directe, l'administration pénitentiaire ne réagit pas et n'adopte aucune mesure de prévention telle que la distribution de préservatifs. Un système de surveillance épidémiologique de l'infection par le VIH dans les prisons est mis en place en 1988 dans le cadre d'une enquête annuelle dite « Un jour donné » organisée par la Direction des hôpitaux et se déroulant au mois de juin. La première enquête révèle un taux de prévalence de l'infection à VIH de 3,64% en 1988 et qui va en augmentant154(*). Les mesures de prévention sont alors introduites en milieu carcéral. Dès la fin de l'année 1988 des préservatifs sont mis à disposition des services médicaux pénitentiaires. A partir de mai 1989, des brochures d'information et des préservatifs sont systématiquement distribués aux sortants de prison. Dans le même temps, la possibilité était donnée à toute personne incarcérée de bénéficier d'un test de dépistage. A l'épidémie de Sida, s'ajoute à la fin des années quatre-vingts une recrudescence des cas de tuberculose en prison, une des maladies opportunistes les plus fréquentes. Celle-ci souligne les carences de la médecine pénitentiaire et impose l'idée d'une « remise à plat du schéma de l'organisation sanitaire »155(*).

L'épidémie de Sida en milieu pénitentiaire, principalement liée à la toxicomanie, est progressivement reconnue au cours des années quatre-vingts par les pouvoirs publics comme une menace réelle. Cette considération est cependant moins liée à une préoccupation pour l'état de santé des détenus qu'à la crainte de voir se propager l'épidémie dans le reste de la société. A l'occasion de ses libérations occasionnelles, de sa sortie définitive mais aussi des parloirs, le prisonnier devient une source de contamination potentielle pour l'ensemble du corps social. Les pratiques à risques en milieu carcéral (toxicomanie par voie intraveineuse, homosexualité, viols) ne pouvant être prévenues, faute d'une politique de prévention suffisante, les chances de faire des prisons des nids de contamination du virus sont élevées. Dès 1989, Thomas Harding, un spécialiste international du Sida en milieu carcéral, souligne la possibilité d'établir un lien de contamination entre deux groupes auparavant disjoints. « Ainsi, écrit-il, le comportement homosexuel induit par la prison constitue un «pont» entre un groupe au risque connu (les toxicomanes intraveineux) et des personnes susceptibles d'être ultérieurement une source d'infection par le rapport hétérosexuel. Ce phénomène de pontage peut jouer un rôle non négligeable dans la propagation de l'épidémie, il est capital d'y mettre un frein ».156(*) Ce constat traduit la préoccupation croissante des acteurs de santé publique sur les risques de transmission du VIH que la prison véhicule à la fin des années quatre-vingts. Le rapport établi par le professeur Luc Montagnier en 1993 alerte les pouvoirs publics sur le risque que les toxicomanes incarcérés représentent à leur sortie de prison157(*).

La reconnaissance du risque de contamination lié au milieu carcéral suppose une réévaluation de l'état sanitaire des prisons en tant que problème de santé publique. Ce changement suppose, comme l'affirme Dominique Lhuilier, une nouvelle représentation de la prison elle-même qui n'apparaît plus coupée du reste de la société ; il s'établit désormais un lien symbolique entre les deux qui est celui du risque de contamination. Ainsi, « l'attention portée au risque de transmission intra-muros paraît moins justifiée par l'exigence de la préservation de la santé des personnes incarcérées que par la reconnaissance du risque de diffusion extra-muros. Les maladies transmissibles apparaissent comme les premières causes d'une réévaluation des problèmes de santé en prison. La maladie, voire le risque de mort, ne concerne alors plus seulement le délinquant : elle est, parce que contagieuse, une menace pour le monde libre »158(*). Cette préoccupation indirecte pour la santé en milieu carcéral, en tant que menace pour le corps social, n'est pas propre à l'épidémie de Sida puisque la nécessité de soigner des détenus apparaissait auparavant le plus souvent associée aux épidémies qui trouvaient en prison un milieu propice pour se développer : il s'agissait de protéger les gens qui travaillaient et intervenaient en prison ainsi que d'empêcher la diffusion des « semences » contagieuses par des ex-détenus159(*). L'épidémie de Sida a contraint le législateur français à reconnaître que la prison relevait d'une mission de santé publique du fait qu'elle était susceptible de représenter une menace potentielle pour l'ensemble du corps social. C'est cette constatation qui justifiera l'ouverture de la prison aux interventions sanitaires extérieure, dont la plus flagrante sera la réforme de 1994 :

« Ça a été en effet le starter de la loi du 18 janvier 1994 [...] Non pas parce que notre groupe social se préoccupe de la santé des détenus. Non. Mais par crainte que la prison devienne un lieu de dissémination de l'épidémie, d'où l'idée impérative qu'il y ait une prise en charge et un dépistage à l'intérieur et que tout ce qui doit être fait soit fait pour que le péril pénitentiaire soit écarté. Et c'est ça qui va faire le starter de la loi de 1994.»160(*)

La menace potentiel que représente chaque détenu à sa libération a incité l'administration pénitentiaire a mettre en place un certain nombre de mesures sous le poids de l'opinion publique. C'est ainsi que s'est amorcé le processus de décloisonnement de la prise en charge sanitaire des détenus.

* 147 Fassin Didier, L'espace politique de la santé. Essai de généalogie, Paris, PUF, 1996, p.231.

* 148 On peut se rapporter pour une analyse comparative détaillée de la question à l'ouvrage suivant : Steffen Monika, Les Etats face au Sida en Europe, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 2001, 258p.

* 149 Simon H., «The structure of ill-structured problems», Artificial intelligence, 4, 1973.

* 150 On peut ainsi distinguer selon Monika Steffen une période de reconnaissance (ou d'indifférence selon Michel Setbon) qui s'étale du diagnostic des premiers cas de la nouvelle maladie, en juin 1981 jusqu'à la fabrication des premiers tests fin 1984 ; une seconde période de polémique en 1985 concernant l'usage du test de dépistage ; une période d'information et d'éducation qui constitue la partie la plus visible des politiques de lutte contre le Sida et une dernière phase de consolidation ou de stabilisation durant laquelle les acteurs publiques prennent la relève des structures associatives. Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.24 et suiv. 

* 151 Ainsi, il est possible de distinguer plusieurs phases dans la réaction de l'institution pénitentiaire face à l'épidémie de Sida. Une première période, du commencement de l'épidémie jusqu'aux années 1986-1987, s'est caractérisée par une prise de conscience des risques de transmission au sein du milieu carcéral, du fait de la toxicomanie et des rapports sexuels possibles. Ce constat a aboutit, d'une part, à des résistances au sein des prisons, par le refus de la part de certains surveillants d'accomplir leur travail en contact avec des détenus séropositifs et, d'autre part, à des campagnes de presse alarmistes qui identifiaient la prison comme un lieu de diffusion possible du virus. À cette première phase, a suivi un processus d'adaptation progressive de l'institution carcérale initiée à partir de la fin des années 80, période durant laquelle les premiers projets de lutte contre la diffusion du Sida se sont développés en prison. Sarzotti Claudio, «Prevenzione Aids in carcere : il ruolo della cultura professionale degli operatori penitenziari», in Faccioli Franca, Giordano Valeria, Claudio Sarzotti, L'Aids nel Carcere e nella società. Le strategie comunicative per la prevenzione, Roma, Carocci, 2001, p.21.

* 152 Il s'agit ici d'un point délicat qui sera abordé par la suite, nous nous contenterons pour l'instant d'évoquer la forte prévalence de l'infection en milieu carcéral.

* 153 Setbon Michel, Pouvoirs contre le Sida. De la transfusion sanguine au dépistage : décisions et pratiques en France, Grande-Bretagne et Suède, Paris, Seuil, coll. « Sociologie », 1993, p.28.

* 154 L'enquête réalisée en juin 1992 met en évidence la présence de 1849 de détenus atteints par le VIH dont 1059 asymptomatiques et 790 symptomatiques. L'épidémie a une incidence variable selon les régions et le pourcentage des détenus infectés est très différent selon les établissements pénitentiaires. Ainsi en 1991 et 1992, il est de 5,7 % en Ile de France et de 6,4 % pour la région Provence Alpes Côte d'Azur. Ces deux régions sont largement atteintes puisque la région Aquitaine ne représente que 3,66 % et que l'ensemble des autres régions sont aux alentours de 1,3 %. Bourdillon F, Parpillon C., Bonnevie M.C., Rousseau E., « Analyse de l'enquête un jour donné mené dans l'ensemble des établissements pénitentiaires, tendance à 1988-1994 », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 1995, p.26. Cité in Gentilini Marc, Problèmes sanitaires dans les prisons, Paris, Flammarion, 1997, p.8.

* 155 Nau Jean-Yves, « Tuberculoses pénitentiaires. Une refonte du système de soins », Le Monde, 20 janvier 1993.

* 156 Harding T.W., « Toxicomanie et Sida : aspects épidémiologiques, psychosociaux et éthiques en milieu pénitentiaire », Cahiers psychiatriques, n° 6,1989, p.40.

* 157 « Ce risque de contamination sexuelle s'étend bien entendu à la population générale lorsque ces personnes sortent de prison -qu'il s'agisse de permission ou de fin de détention [...] On remarque en effet l'aspect souvent paradoxal du mur de la prison, à l'intérieur duquel est enfermé un système clos, à l'extérieur duquel fonctionne un certain nombre de mécanismes de prévention et de prise en charge, qui ne peuvent y pénétrer, et le va-et-vient de certains détenus, qui effectuent de courte peines à intervalles plus ou moins rapproché, et qui sont par le biais des parloirs alternativement dedans et dehors ». Montagnier Luc, Le sida et la société française, Paris, La documentation française, décembre 1993, p.201.

* 158 Lhuilier Dominique, « La santé en prison : permanence et changement », in Veil Claude, Lhuilier Dominique, La prison en changement, op.cit., p.192.

* 159 Jusqu'au XIXe siècle, les maladies traditionnelles des prisons sont le typhus et le scorbut. Le typhus, appelée aussi "fièvre des prisons" est lié à la surpopulation et au manque d'hygiène. Le scorbut est en relation avec les carences alimentaires. On peut encore évoquer la typhoïde, la dysenterie et les maladies respiratoires telles que les pneumonies et pleurésies. Les médecins hygiéniste voient dès lors leur place reconnue dans les prisons, à partir du moment où il s'agissait d'enrayer les risques d'épidémies pour la population libre. Dès lors, « on ne peut manquer bien sûr de mettre en perspective l'histoire des épidémies en milieu carcéral et celle de l'infection par le VIH ». Lhuilier Dominique, « Ethique des pratiques de santé en milieu pénitentiaire », La lettre de l'Espace éthique, n°12 -13 -14, été-automne 2000, pp.34-38.

* 160 Entretien n°8, Pierre Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

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