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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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CHAPITRE 2 : LA REORIENTATION DES POLITIQUES SANITAIRES EN PRISON

Le dispositif sanitaire présent en milieu carcéral apparaît au début des années quatre-vingt-dix totalement inadéquat à la prise en charge de la population détenue. Celui-ci est remis en cause par plusieurs médecins pénitentiaires ainsi que par la publication de nombreux rapports. La réforme de la médecine pénitentiaire est volontiers présentée par ses défenseurs comme une exigence de santé publique. Pourtant, l'idée est loin de réaliser un consensus chez tous les acteurs concernés. En effet, l'élaboration et la mise en oeuvre de la réforme ne supposent pas uniquement l'accord du personnel soignant travaillant en milieu carcéral mais aussi, et surtout, celui de l'administration pénitentiaire et du système public hospitalier, auquel est déléguée la gestion des soins. C'est uniquement par la prise en compte de ces positions, qu'il est possible de comprendre le retard du vote de la loi du 18 janvier 1994 ainsi que les difficultés de mise en oeuvre qu'elle va devoir affronter.

1 Réformer la médecine pénitentiaire : une confrontation France-Italie

Les dispositifs sanitaires carcéraux français et italiens affrontent des difficultés similaires au début des années quatre-vingts (manque de considération, surpopulation carcérale, proportion entre les besoins et les moyens mis en oeuvre) qui vont les amener à engager une réforme de la médecine pénitentiaire. Ces deux réformes méritent d'être comparées. Il s'agit de rendre compte, d'une part, de l'écart de cinq ans qui les a séparé, en s'attardant sur les processus politique propres à chaque pays, et de comprendre, d'autre part, les spécificités du nouveau dispositif sanitaire qui a été mis en place.

1.1 Les dynamiques politiques de la loi du 18 janvier 1994

Bien que les éléments d'une réforme de la médecine pénitentiaire semblent réunis depuis la fin des années quatre-vingts, ce n'est que la crise du sang contaminé qui suscite en 1992 l'intérêt de la société civile pour la santé en milieu carcéral. L'intervention des pouvoirs publics est dès lors rendue indispensable231(*). Il est nécessaire de décrire les principales mobilisations qui ont rendu possible la loi du 18 janvier 1994 afin de comprendre quels sont les acteurs en présence et les processus par lesquels s'effectue l'inscription de la réforme de la médecine pénitentiaire sur l'agenda politique232(*).

1.1.a La mise sur agenda de la réforme de la médecine pénitentiaire française

Les pouvoirs publics vont reconnaître progressivement au début des années quatre-vingt-dix, la nécessité de réformer la médecine pénitentiaire. Celle-ci est pourtant traversée depuis le début des années quatre-vingts par une profonde crise de légitimité et de nombreux médecins ont déjà réclamé sa réforme. L'expérience lyonnaise apporte un bon exemple de cette mobilisation des professionnels. Le professeur Barlet et certains médecins pénitentiaires se mobilisent dès le début des années-quatre vingt pour réformer la médecine pénitentiaire233(*). Ils proposent ainsi en 1982 un projet de réorganisation des soins au garde des Sceaux, dont seule une proposition sera retenue : la création d'unités d'hospitalisation spécifiques pour détenus. L'idée du transfert de la médecine pénitentiaire vers le système sanitaire national est cependant proposée pour la première fois et sera reprise à diverses occasions234(*) :

« En 1982, on avait fait remonter au Garde des sceaux de l'époque un projet dans lequel on disait qu'il fallait transférer la mission de soin aux hôpitaux publics et créer des unités d'hospitalisation, à l'intérieur des hôpitaux, réservées aux personnes détenues. Alors seule la deuxième partie de la proposition a été retenue.»235(*)

Malgré la mobilisation de plusieurs professionnels depuis le début des années quatre-vingts, ce n'est qu'en 1992 que les pouvoirs publics s'intéressent à la réforme de la médecine pénitentiaire. Un premier rapprochement entre l'administration carcérale et le ministère de la Santé annonce cette réforme. Un colloque est organisé le 4 avril 1992, quelques jours avant la publication de l'enquête du journal Le Monde sur les collectes de sang en milieu pénitentiaire, sur l'initiative des deux ministères et dont l'intitulé est sans ambiguïté (« Soigner absolument: Pour une médecine sans rupture entre la prison et la ville ») et au cours de laquelle l'idée d'une réforme de la médecine pénitentiaire est envisagée publiquement pour la première fois236(*).

Cette conférence semble être le point de départ d'un processus politique de réforme de la médecine pénitentiaire. Le garde des Sceaux, Michel Vauzelle, et le ministre de la Santé, Bernard Kouchner, demandent alors, par la lettre de mission du 15 juillet 1992, au Haut comité national de la santé publique de proposer une réforme de l'organisation des soins en milieu carcéral. Cette commission, sous l'égide de Gilbert Chodorge, directeur de l'hôpital d'Orsay, remet en février 1993 les conclusions de son étude237(*). Après avoir fait un état des lieux des besoins sanitaires des détenus, le rapport établit les insuffisances de la prise en charge. Il définit alors les objectifs prioritaires puis propose un schéma national d'organisation des soins en milieu pénitentiaire. Le rapport préconise la généralisation des conventions de proximité avec les établissements publics de santé, à l'image de la médecine psychiatrique avec les SMPR, ainsi que la généralisation de la couverture sociale du risque maladie-maternité à la totalité de la population pénale. Le principe du couplage prison-hôpital est jugé positivement au regard d'expérimentations qui avaient eu lieu en 1992 dans trois établissements pénitentiaires où des conventions avaient été signées entre chaque établissement pénitentiaire et le centre hospitalier le plus proche238(*). Au rapport du HCNSP vient s'ajouter, en mars 1993, l'étude réalisée par le Conseil national du Sida qui dénonce les fréquentes violations du secret médical en prison et estime « urgent et nécessaire » que la médecine pénitentiaire passe « sous le contrôle exclusif du ministère de la Santé »239(*).

Suite à la remise de ce rapport, Bernard Kouchner prend l'initiative de porter la réforme du transfert de la médecine pénitentiaire vers le ministère de la Santé. L'imminence des élections législatives de mars 1993 ne permettait cependant pas de procéder par voie législative. Le 27 mars 1993, dernier jour du gouvernement Bérégovoy, le gouvernement publia un décret, après avis du Conseil d'état, qui transférait les activités de soin en milieu carcéral du ministère de la Justice au ministère de la Santé. Ce choix politique résultait d'une interprétation extensive de la compétence du domaine réglementaire. Il est apparu que certaines dispositions, telle l'application des caisses d'assurance maladie, justifiaient l'intervention du législateur en application de l'article 34 de la constitution de 1958 et le décret du 27 mars 1993 fut abrogé240(*). Après cette tentative avortée de lancer la réforme par décret, le projet ne disparaît cependant pas puisque le gouvernement de centre-droite poursuit la réforme inachevée. Philippe Douste-Blazy, ministre délégué à la Santé, annonce ainsi en août 1993 un projet de loi reprenant les principales dispositions du décret de mars 1993241(*). Simone Veil, ministres des affaires sociales, de la santé et de la ville, présente le mercredi 6 octobre un projet de loi relatif à « la santé publique et à la protection sociale ». Ce projet de loi, un DMOSS, est un texte « fourre-tout » qui comporte diverses mesures d'ordre sanitaire et social dont le transfert de la médecine pénitentiaire, dans son article 2, mais également une réforme visant à organiser la lutte contre la recrudescence de la tuberculose dont on recense plus de 8.000 cas en 1993242(*).

L'examen du texte par les Chambres peut sembler assez paradoxal. L'article 2 concernant la médecine pénitentiaire ne fut pas l'objet de débat243(*). De nombreux auteurs notent l'absence de polémiques. C'est ainsi que Michèle Colin, coauteur du rapport du HCNSP, et Jean-Paul Jean remarquent que le texte fut voté « presque sans débat et en tout cas sans opposition », avant d'ajouter que cette réforme « résulte d'une volonté commune de la gauche comme de la droite, ce qui constitue la meilleure garantie de sa pérennité »244(*). Si l'article 2 ne semble pas avoir été contesté, la loi a fait l'objet d'une forte polémique parlementaire entre les deux Assemblées. Lors de l'examen du projet au Sénat, un amendement a été adopté le 26 octobre 1993, instituant le dépistage obligatoire du virus du Sida pour les malades atteints de tuberculose. Cet amendement sénatorial a alors déclenché l'opposition du gouvernement, des partis politiques et des milieux médicaux245(*). Lors de son passage à l'Assemblée nationale, le 29 novembre, des députés appartenant en majorité au milieu médical, contestent vivement cette disposition au nom de la « relation de » confiance entre le malade et le médecin »246(*). Le même aller-retour se poursuit peu de temps après entre le Palais-Bourbon et le Palais du Luxembourg. Le vendredi 17 décembre, l'Assemblée nationale rétablit les dispositions supprimées par le Sénat quelques jours auparavant, le lundi 13 décembre, et supprime celles qui avaient été ajoutées247(*). La polémique prit fin par la convocation d'une commission mixte paritaire Assemblée-Sénat et le projet fut adopté et devint la loi n°94-43 du 18 janvier 1994, publiée au Journal Officiel du 19 janvier 1994. La médecine pénitentiaire cède dorénavant la place à une médecine en milieu pénitentiaire.

Le vote de la réforme de la médecine pénitentiaire suscite une faible contestation politique. Aucun pouvoir ne semble s'être opposé à ce passage. Ni l'administration pénitentiaire, pour qui la délégation des prérogatives sanitaires impliquait une perte de contrôle sur le personnel médical, ni le ministère de la Santé, pour lequel cette réforme engageait une hausse des dépenses, n'ont fait obstruction à la loi du 18 janvier 1994. La réforme de la médecine pénitentiaire a été adoptée en moins de deux ans, essentiellement à cause de difficultés constitutionnelles ou électorales, alors même que ce projet était réclamé par certains soignants depuis plus de dix ans et que la situation sanitaire avait franchit depuis longtemps les limites du tolérable. Comment expliquer que cette réforme, impliquant pourtant de nombreuses conséquences, ait été aussi rapide et discrète248(*) ? Il faut, pour pouvoir répondre à ces interrogations, rendre compte des processus qui ont été à l'oeuvre d'une mobilisation politique.

* 231 Padioleau considère qu'afin que les pouvoirs publics interviennent dans la résolution d'un problème, il est nécessaire que « des élites (syndicales, administratives, politiques, des citoyens) qui peuvent être plus ou moins organisées définissent une situation comme problématique parce qu'ils perçoivent des écarts entre ce qui est, ce qui pourrait être ou ce qui devrait être. Cette découverte d'un problème s'accompagne de procédures d'étiquetage qui le qualifient comme relevant de la sphère de compétence des autorités publiques. L'intervention de la société politiques est attendue, y compris l'option de ne rien faire ». Padioleau J., L'Etat au concret, Presses universitaires de France, 1982.

* 232 Jean Padioleau définit l'agenda politique comme « l'ensemble des problèmes perçus comme appelant un débat public, voire l'intervention des autorités politiques légitimes ». La mise sur agenda correspond donc à « l'entrée [d'un problème] dans le système formel de décision politique ». Ibid., p.31.

* 233 On peut relever l'importance pour un médecin pénitentiaire, comme le rappelle le professeur Barlet, de travailler à cette époque en lien avec l'université ce qui a offert la possibilité d'avoir un recul sur l'activité de soin et d'anticiper une réforme du système. L'Association lyonnaise de criminologie et d'anthropologie sociale, à laquelle appartiennent plusieurs médecins pénitentiaires des prisons de Lyon, a constitué également un lieu d'étude et de proposition, permettant d'exercer une influence sur les pouvoirs publics. C'est par exemple dans ce cadre que le docteur Gonin effectue en juin 1991 une recherche, intitulée « Conditions de vie en détention et pathologies somatiques » pour le ministère de la Justice. Entretien n°8, Docteur Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

* 234 Ce phénomène redouble l'interrogation initiale, à savoir : comment expliquer la mise sur agenda tardive alors même que toutes les conditions d'une réforme semblent réunies ? En effet, le projet de réorganisation des soins est présent dès 1982 mais restera inappliqué par manque de volonté politique. Cette situation s'apparente au processus que décrit Jacques Lagroye lorsqu'une solution est offerte avant même la formulation du problème et où l'offre de solution est première. « Le processus d'élaboration et de mise en oeuvre d'une politique publique se déclenche lorsque surgit une opportunité politique de soulever le problème pour lequel des solutions ont été étudiées, en d'autres termes lorsque s'ouvre une « fenêtre » pour engager l'action ». Lagroye Jacques, Sociologie Politique, Paris, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1991, « Les politiques publiques », p.447.

* 235 Entretien n°8, Docteur Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

* 236 A cette occasion, le directeur de l'administration pénitentiaire, Jean-Claude Karsenty, déclare : « Notre objectif est de construire une véritable médecine en milieu pénitentiaire. [...] L'administration pénitentiaire a connu, depuis une douzaine d'années, une évolution importante. On peut dire que l'humanisation des prisons est désormais en route. On peut constater un changement d'ambiance, une transformation du rapport de forces entre la population des détenus et le personnel. On s'achemine vers l'idée que la privation de liberté est la seule sanction qui doit réellement s'appliquer au détenu. [...] L'idée du droit à la santé en découle. Il faut maintenant réussir à changer l'idée que les détenus eux-mêmes se font de la médecine en prison. [...] La déontologie médicale et la déontologie de ceux qui sont chargés de la sécurité doivent s'harmoniser, se compléter. [...] L'administration pénitentiaire ne revendique pas d'assumer la fonction santé. Il est temps de construire quelque chose de nouveau ». Souligné par nous. Cité in Conseil national du Sida, Rapport sur les situations médicales sans absolue confidentialité dans l'univers pénitentiaire, op.cit., p.7. Jean-Claude Karsenty qualifie quelques jours après la tenue du congrès de « solution d'avenir » le système des conventions. Le Monde, 7 avril 1992.

* 237 Le Monde, 10/02/1993.

* 238 Chauvin Isabelle, La santé en prison, op.cit., p.51-52.

* 239 Le Monde, 13 mars 1993.

* 240 Michèle Colin, Jean-Paul Jean, « Droit aux soins et amélioration de la conduite des détenus : deux objectifs indissociables », Revue française des affaires sociales, art.cit., p.26.

* 241 Folléa Laurence, « Un projet de loi à l'automne sur la pris en charge médicale des détenus », Le Monde, 16 Août 1993.

* 242 Nouchi Franck, « Un projet de loi présenté au conseil des ministres. Des mesures devraient permettre d'améliorer la protection sanitaire des détenus », Le Monde, 7 octobre 1993.

* 243 Seul l'accès aux débats des archives parlementaires permettrait de répondre véritablement à cette question.

* 244 Michèle Colin, Jean-Paul Jean, « Droit aux soins et amélioration de la conduite des détenus : deux objectifs indissociables », Revue française des affaires sociales, art.cit., p.26.

* 245 Le Monde, 28 octobre 1993.

* 246 Blandin Claire, « L'examen du projet de loi sur la santé publique à l'Assemblée nationale. Les députés renoncent au dépistage obligatoire du Sida pour les tuberculeux », Le Monde, 1 décembre 1993.

* 247 Les députés annulent à l'unanimité l'article introduit par le Sénat qui accordait au gouvernement le pouvoir de définir, par décret en Conseil d'Etat, les cas où le médecin devait proposer systématiquement à son patient un test de dépistage de l'infection du virus du Sida. Ils rétablissent en revanche les dispositions concernant l'Agence du médicament en donnant au ministre de la Santé le pouvoir de se substituer au directeur général de l'Agence, pour les autorisations de mise sur le marché, « en cas de menace grave pour la santé publique ». D'autres dispositions sont contestées notamment vis-à-vis de la direction des conseils d'administration des hôpitaux ou l'allocation compensatrice pour les personnes âgées. Blandin Claire, « Le projet de loi sur la santé publique. Les divergences persistent entre députés et sénateurs », Le Monde, 20 décembre 1993.

* 248 Bien que n'ayant pas réalisé une revue de presse exhaustive des articles parus à ce sujet en 1994, Le Monde, journal qui a servi de référence dans cette recherche, a publié extrêmement peu d'articles sur le projet de réforme lui-même, la polémique parlementaire sur le dépistage obligatoire du Sida ayant occupé le devant de la scène.

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