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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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1.1.b Le cloisonnement des Services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP)

Les prisons françaises ont été dotées de services socio-éducatifs depuis la réforme Amor de 1945 et les travailleurs sociaux ont désormais investi le milieu carcéral. La réforme de 1999 a renforcé la politique d'insertion en confiant cette charge aux Services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP)456(*). Ceux-ci occupent deux fonctions principales : ils opèrent, d'une part, un suivi de la peine du détenu et sont indispensables en cas de demande d'aménagement de peine et ils constituent, d'autre part, le seul lien extérieur entre la prison et son environnement (familles, associations, juges d'application des peines, etc.). L'une des spécificités des services sociaux est qu'ils occupent un rôle d'intermédiaire avec les magistrats. Ces derniers sont nettement dissociés de l'établissement carcéral bien que leurs décisions aient de fortes répercussions sur le travail des autres intervenants. Les magistrats n'entretiennent pourtant que peu de relations avec l'administration pénitentiaire et sont encore plus distants des services médicaux457(*). Les personnels soignants regrettent fréquemment de devoir subir les décisions, jugées arbitraires, du magistrat sans pouvoir être consultés. C'est le cas à l'occasion des visites médicales immédiates qui sont parfois exigées par certains magistrats lors de l'incarcération d'un détenu et qui imposent au médecin de se rendre d'urgence à l'établissement pénitentiaire458(*). Les médecins considèrent que les demandes des magistrats sont trop fréquentes et souvent abusives, car celles-ci ne semblent pas toujours justifiées médicalement, comme le rappelle un médecin-inspecteur de la DRASS : « C'est plus ou moins motivé car en fait ils se couvrent. Ils exigent un certificat médical par un médecin [...] Et s'il y avait un peu plus d'esprit critique de la part des magistrats vis-à-vis de leur demandes, je pense que les choses seraient meilleures»459(*). Outre un problème d'organisation des soins préjudiciable à la prise en charge des détenus, il semblerait que ce conflit traduise un sentiment de malaise du personnel soignant face à une perte d'autonomie professionnelle460(*). Les médecins, souverains dans l'exercice de leur profession, sont contraints d'intervenir à la demande d'une autorité non-médicale dont la décision leur semble arbitraire : « C'est laissé à la libre appréciation du magistrat. C'est un terme qui revient souvent en justice. Le magistrat "apprécie"... »461(*). La réforme de 1994 semble avoir accentué l'opposition entre les soignants intervenant en prison et le corps des magistrats, rendant plus que jamais nécessaire une coopération entre les deux.

Les SPIP sont les seuls à assurer le lien entre les magistrats et le personnel médical. Cette position leur confère un rôle important bien qu'elle puisse interférer dans leurs rapports quotidiens avec les soignants462(*). La collaboration quotidienne entre les SPIP et les services médicaux est néanmoins indispensable à plusieurs titres : elle peut par exemple faciliter la préparation de la sortie (notamment pour les détenus dont l'état de santé mentale justifie un suivi adapté à l'extérieur) ou améliorer la coordination de la prise en charge de la toxicomanie. Il apparaît toutefois que la coopération entre les services sociaux et le personnel soignant est généralement très insuffisante, comme le constate un rapport IGAS-IGSJ : « Pourtant, rares sont les établissements pénitentiaires où ce travail en réseau s'effectue véritablement, les logiques de territoire jouant souvent à leur maximum.»463(*). Il semblerait que la réforme de 1994 n'ait pas favorisé le rapprochement entre les deux services contrairement à l'objectif souhaité mais ait à l'inverse accentué le repli de chaque personnel sur ses compétences respectives.

Les relations entre les SPIP et les services médicaux sur les prisons de Lyon constituent une illustration de la distance qui peut exister entre les deux services. Malgré la présence de rapports entre les personnels depuis longtemps464(*), il semblerait que les contacts entre les agents d'insertion et les soignants soient cependant plutôt rares, notamment avec l'UCSA465(*). Des réunions communes ont lieu entre les deux services, telle que la commission mensuelle évoquée auparavant, mais celles-ci constituent davantage des réunions institutionnelles, où se retrouvent les cadres de chaque service, que des rencontres entre personnels afin d'améliorer la prise en charge des détenus466(*). Certaines réunions ont cependant été mises en place sur des thèmes spécifiques comme la prévention du suicide ou la prise en charge des toxicomanes. Les relations entre les deux services apparaissent globalement assez faibles et la mise en rapport entre le personnel soignant et les agents des services sociaux relève davantage de cas ponctuels que d'une procédure systématique de prise en charge des détenus :

« Si le détenu les sollicite pour une question d'hébergement alors j'imagine que le médecin va leur répondre que ce n'est pas son rôle et il va leur dire de s'adresser à nous. [...] Mais si le détenu fait les demandes adaptées et ne pose pas des questions relatives à l'hébergement ou à la famille, s'il adresse uniquement une demande médicale aux médecins alors il n'y aura pas forcément de suivi.»467(*)

La sous-directrice des prisons de Lyon reconnaît que les services n'entretiennent que des « rapports assez ponctuels sur certains détenus ». Elle explique ce manque de liens par la configuration des prisons des maisons d'arrêt St Paul et Saint Joseph qui ne facilite pas le rapprochement entre les personnels contrairement à la maison d'arrêt de Montluc où la taille de la structure met en contact les services de façon directe: « Ici les services sont coupés entre les deux quartiers et c'est beaucoup plus compliqué dans le fonctionnement [...] Les rapports sont beaucoup plus éloignés et beaucoup plus lointains »468(*). Un second problème semble être l'absence de chef de service propre au SPIP qui aboutit à un émiettement de l'action sociale et qui rend difficile la coordination avec les autres intervenants. C'est par exemple le cas au sujet des réunions du groupe d'éducation pour la santé dans lequel les SPIP demeurent peu investis faute de personnel dirigeant : « Il faudrait aussi plus de cadre pour assurer une cohérence au niveau du service [...] Notre service a participé à beaucoup de réunions mais les difficultés c'est la cohérence entre celles-ci.»469(*). La faible coordination entre le personnel sanitaire et social est globalement assez faible sur les prisons de Lyon s'explique de façon plus générale par le faible rôle qu'attribuent les soignants aux SPIP dans la réinsertion des détenus470(*). Ce phénomène traduit peut-être avant tout la distinction statutaire qui existe entre les soignants et les services sociaux, rattachés à l'administration pénitentiaire471(*). La gestion des SPIP des demandes de libération conditionnelle, qui constitue leur principale prérogative, s'effectuerait selon une logique de monopolisation, comme en témoigne un psychiatre du SMPR : « Dans 70 % des cas ils ne veulent pas avoir de rapports avec nous. Ils veulent garder le monopole des dossiers pour les mesures conditionnelles »472(*). Il semblerait que la réforme de 1994 n'ait pas permis le rapprochement escompté mais ait peut-être au contraire accentué la distance entre les deux services.

La loi du 18 janvier 1994 a affirmé l'autonomie du personnel sanitaire au sein de l'institution carcérale afin de faciliter ainsi ses relations avec les autres acteurs pénitentiaires. Il apparaît que la frontière qui sépare désormais les deux administrations constitue un obstacle à la communication. En ouvrant la gestion de la santé au milieu extérieur, la réforme de 1994 aurait accentué le cloisonnement entre les différents services. Chaque acteur serait désormais restreint aux prérogatives qui lui sont propres, qui deviennent des ressources pouvant être mises à profit dans une relation de pouvoir. Ce phénomène est manifeste à travers les rapports qu'entretiennent les personnels de surveillance avec les soignants et les détenus, entre lesquels s'établit une relation triangulaire, dont l'objet est la santé et dont l'enjeu est le pouvoir.

* 456 Il existait avant la réforme de 1999 une séparation totale entre le millier ouvert et le milieu fermé en ce qui concerne les services sociaux. En milieu fermé, les travailleurs sociaux des services socio-éducatifs à des établissements pénitentiaires étaient chargés de mener l'insertion des détenus (immatriculation sur la sécurité sociale, repérage de l'illettrisme, etc.), en milieu ouvert l'insertion était sous la responsabilité des Comités de probation et d'assistance liberté (CPAL) qui assistaient le juge de l'application des peines dans la mise en oeuvre de ses décisions. Le décret du 13 avril 1999 modifie le Code de procédure pénale en opérant la fusion des travailleurs sociaux des services socio-éducatifs des établissements pénitentiaires et des CPAL en Services pénitentiaires insertion de probation (SPIP). Cligman Olivia, Gratiot Laurence, Hanoteau Jean-Chtistophe, Le droit en prison, op.cit., p.268-269.

* 457 Les directeurs d'établissement sont par exemple totalement exclus de la gestion de la population carcérale issue directement de la politique pénale des magistrats dont ils doivent pourtant gérer les conséquences comme le souligne la présidente de l'OIP : « L'administration pénitentiaire et les magistrats [...] travaillent séparément et s'ignorent superbement. Actuellement, un magistrat affecte un détenu dans un établissement pénitentiaire dont il ignore institutionnellement ce qui s'y déroule ». Auditions de la Commission d'enquête parlementaire sur la situation dans les prisons françaises, « Audition de Mme Catherine Erhel, et de M. Patrick Marest, respectivement présidente et délégué national de l'Observatoire International des Prisons (OIP)», source : Assemblée nationale.

* 458 La visite médicale d'entrée a normalement lieu dans une limite de quarante-huit heures pour la médecine somatique (UCSA) et dans une limite d'une semaine pour la médecine psychiatrique après l'incarcération. Le Code de procédure pénal peut cependant permettre au magistrat d'exiger une visite médicale immédiate en cas de risque pour la vie du détenu, notamment contre les risques de suicide.

* 459 Entretien n°15, Marie-José Communal, médecin à la DRASS Rhône-Alpes chargée de la médecine en prison.

* 460 L'absence de lien entre les services sanitaires et les magistrats est également très prégnante en Italie où certains médecins se plaignent de l'impossibilité d'avoir accès au dossier judiciaire du détenu afin d'envisager les mesures de libération conditionnelles (Entretien n°17, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l'institut de Rome-Rebbibia). D'autres, à l'inverse, se satisfont de cette coupure qui leur permet de faire reconnaître leur statut de soignant (Entretien n°20, Docteur Ambrosini, responsable du Sert de l'institut Rome-Regina Coeli ; Entretien n°21, Marco Brucci, responsable d'une communauté thérapeutique située à Rome).

* 461 Cette remarque semble d'autant plus vrai que les médecins les plus opposés à ces décision du magistrat sont les médecins libéraux qui effectuent des nuits de garde dans des établissements pénitentiaires. Ceux-ci sont peu habitués aux contraintes du milieu carcéral et sont très attachés à leur liberté professionnelle.

* 462 La position d'intermédiaire entre le magistrat et les soignants peut parfois faire obstacle à la relation qu'entretiennent les SPIP avec le personnel médical comme c'est le cas pour les procédures d'« injonction thérapeutique » qui contribuent à renforcer la distance entre les deux services. Un agent des SPIP des prisons de Lyon raconte la relation conflictuelle qu'elle entretenait avec les psychologues d'un établissement où elle travaillait précédemment: « Avec les psychologues c'était très conflictuel [...] Les détenus étaient suivis en détention par une psychologue et on essayait d'avoir un dialogue avec elles quand la personne était dans une démarche d'aménagement de peine [...] En fait il n'y avait aucune communication possible car elles étaient campées sur le secret de leurs interventions et du lien qu'elles avaient avec leurs patients. Nous quand on les appelait au cas par cas, il y avait vraiment un mur [...] Mais il faut dire aussi que c'était faussé par le système, entre guillemets, car en fait le juge octroyait quelque chose comme une permission ou autre à un délinquant sexuel à condition que la personne soit engagée dans une démarche de soins. Et donc les détenus le savaient et ils s'inscrivaient tous plus ou moins dans cette démarche. Ils allaient voir la psy car ils savaient qu'à la clé il y avait la carotte de l'aménagement de peine. Mais après le problème qu'il y avait derrière, c'est que la psy ne voulait pas rentrer là-dedans et refusait de communiquer quoi que ce soit ». Entretien n°11, S. Combe et C. Misto, agents d'insertion et de probation (SPIP) des prisons de Lyon.

* 463 IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.42.

* 464 Un agent d'insertion et de probation remarque que les relations entre SPIP et UCSA étaient à son arrivée à Lyon davantage développées que là où elle travaillait précédemment : « C'est vrai que quand moi je suis arrivé ici, je pense qu'il y avait des liens depuis longtemps car c'était très différent ». Entretien n°11, S. Combe et C. Misto, agents d'insertion et de probation (SPIP) des prisons de Lyon.

* 465 On retrouve ici une distance plus importante entre le personnel pénitentiaire et les soignants de l'UCSA qu'avec ceux du SMPR avec lesquels une conseillère d'insertion reconnaît entretenir davantage de relations. Le responsable du SMPR contredit cependant cette affirmation. Entretien n°17, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon.

* 466 Entretien n°11, S. Combe et C. Misto, agents d'insertion et de probation (SPIP) des prisons de Lyon.

* 467 Entretien n°11, S. Combe et C. Misto, agents d'insertion et de probation (SPIP) des prisons de Lyon.

* 468 Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999.

* 469 Entretien n°11, S. Combe et C. Misto, agents d'insertion et de probation (SPIP) des prisons de Lyon.

* 470 Les personnels soignants reconnaissent l'importance du rôle des SPIP mais sont très sceptiques sur leur capacité à mettre en oeuvre une démarche de réinsertion du détenu, notamment en raison de leur manque de moyens. C'est par exemple la position d'une psychologue  (« Les SPIP ont un rôle à jouer mais quand vous les entendez...», Entretien n°6, Mme Vacquier, psychologue dans l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.) ou d'un médecin des prisons de Lyon (« La réinsertion c'est zéro. C'est zéro de chez zéro. Il n'y a rien à dire. Il n'y a pas de réinsertion car il n'y a pas d'ouverture vers l'extérieur. C'est le travail des SPIP normalement mais eux ils n'ont pas les moyens de faire ça. Ils n'ont absolument aucun moyen », Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA à la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995) ou d'un psychiatre du SMPR (« Les SPIP, c'est une catastrophe. Tout le monde le sait et tout le monde le dit [...] Ce sont à la limite des organisateurs de spectacles » ; Entretien n°17, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon).

* 471 Ce constat est particulièrement vrai en Italie où l'opposition entre le personnel sanitaire et les services sociaux pénitentiaires est manifeste. Ceux-ci sont souvent assimilés à des services de contrôle qui exerceraient une fonction purement bureaucratique. Entretien n°21, Marco Brucci, responsable d'une communauté thérapeutique située à Rome ; Entretien n°31, Corinna Proietti, psychologue au Sert de Rebbibia.

* 472 Entretien n°17, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand