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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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2 Une nouvelle éthique du soin en milieu carcéral ?

« Le médecin, consulté dans le cadre de la prison, ne peut exercer à plein sa vocation définie par le devoir d'assistance et de soin dès lors que la situation même dans laquelle il est appelé à le faire constitue une atteinte à la liberté et à la santé requise précisément par les règles du système carcéral. Le choix pour le médecin individuel est entre appliquer sans concession les exigences issues du serment d'Hippocrate au risque d'être éliminé du milieu carcéral et consentir aux contraintes constitutives de ce milieu le minimum d'exceptions compatibles avec le respect d'autrui et celui de la règle. Il n'y a plus de règles pour trancher entre les règles, mais, une fois encore, le recours à la sagesse pratique proche de celle qu'Aristote désignait du terme de phronesis (que l'on traduit par prudence), dont l'Éthique à Nicomaque dit qu'elle est dans l'ordre pratique ce qu'est la sensation singulière dans l'ordre théorique. C'est exactement le cas avec le jugement moral en situation.»

Paul RICOEUR, « Éthique et morale »

L'institution pénitentiaire a pendant longtemps été considéré comme le lieu au sein duquel les principes de la déontologie médicale n'étaient pas respectés, provoquant ainsi le rejet de la médecine pénitentiaire du reste du champ médical. La subordination du personnel soignant à l'administration pénitentiaire justifiait la soumission du principe éthique à celui de la sécurité en toutes circonstances. La loi du 18 janvier 1994 visait à rééquilibrer cet ordre des priorités, en transférant le personnel sanitaire au ministère de la Santé, et à placer ainsi sur un pied d'égalité le soin et la surveillance. La conciliation des deux principes est-elle cependant toujours possible ? Les normes déontologiques médicales ne sont-elles pas parfois contradictoires avec la logique du milieu carcéral ? L'enjeu est dès lors de réconcilier les principes de l'éthique soignante avec les contraintes propres à l'institution pénitentiaire.

2.1 Une réconciliation difficile de l'éthique médicale et des contraintes carcérales

Le respect des principes de la déontologie médicale est depuis toujours apparu inconciliable avec les règles de fonctionnement du milieu carcéral. Le nouveau statut du personnel sanitaire était censé réhabiliter l'éthique médicale, facilitant ainsi la relation thérapeutique qui s'établit entre le soignant et le patient-détenu. La réforme de 1994 implique t-elle pour autant une autonomie fonctionnelle ? L'autonomie statutaire libère t-elle le personnel sanitaire de toutes contraintes ?

2.1.a L'émergence d'une nouvelle relation thérapeutique ?

La relation thérapeutique entre le détenu et le médecin en milieu carcéral s'apparente souvent, comme le rappelle Dominique Lhuilier, à un double rapport de méfiance535(*). Les détenus témoignent souvent d'un certain scepticisme sur l'efficacité des pratiques soignantes, comme si l'infirmerie était le lieu de mise en scène d'un rituel soignant. La pratique de l'exercice médical en milieu carcéral est d'ailleurs perçue par les détenus comme la conséquence d'un échec professionnel dans l'exercice de la médecine libre536(*). L'image des soignants paraît généralement comme « contaminée » par leur lieu d'exercice. La méfiance des personnes incarcérées à l'encontre des différentes catégories de personnel fait écho à la suspicion de simulation des détenus. La méfiance des professionnels de santé pour les personnes détenues apparaît au travers de la perception qu'ils ont de leurs discours : les détenus sont souvent présentés comme des personnes qui ne disent pas la vérité537(*). La parole du détenu est généralement pensée comme potentiellement mensongère. Il est assez fréquent de voir rappeler par les personnels soignants les excès des détenus. Bruno Milly remarque que la relation asymétrique entre le soignant et le détenu prive ce dernier d'un véritable statut de patient538(*). Celui-ci n'est souvent pas considéré comme étant en mesure de participer à la démarche de soin, dont il est alors exclu539(*). Outre cette relation de défiance, certains médecins pénitentiaires adoptaient auparavant une attitude paternaliste à l'égard des détenus devant être rééduqués par l'institution carcérale à laquelle ils appartenaient :

«Il y avait beaucoup de médecins qui avant conditionnaient leur traitement à des prescriptions presque morales, chose qu'il n'aurait jamais osé faire à l'extérieur. Ce n'était souvent pas par méchanceté ou par sadisme, mais plutôt sur un ton paternaliste: "Mon petit gars, c'est mauvais pour toi et tu devrais arrêter". Par exemple, j'avais rencontré des médecins qui refusaient de prescrire des hormones à un transsexuel.»540(*) 

L'un des objectifs de la réforme du 18 janvier 1994 était de réhabiliter la notion de soin en milieu carcéral en effectuant une démarcation nette entre le personnel médical et le personnel pénitentiaire541(*). Il s'agissait également d'introduire en détention une nouvelle figure professionnelle soignante issue du milieu hospitalier et davantage attachée au respect du patient. Les praticiens hospitaliers sont pourtant généralement suspicieux à l'égard des détenus, comme en témoigne l'implantation de l'unité d'hospitalisation pour détenus à Lyon Sud. Il semble, néanmoins, que le recrutement au sein des UCSA, établies depuis 1994, ait permis l'émergence d'une nouvelle figure médicale en milieu carcéral542(*). Un des médecins des prisons de Lyon semble en constituer un bon exemple. N'ayant jamais connu l'ancienne médecine pénitentiaire, ce praticien hospitalier se caractérise par des conceptions relativement spécifiques. Il décrit tout d'abord sa relation au détenu comme étant similaire à celle qu'il entretient avec n'importe quel patient et n'est pas préoccupé par les accusations de « mauvais traitements » qu'il peut parfois recevoir :

« Nous d'abord on fait tout pour être au service des détenus comme on serait au service de n'importe qui dehors [...] Moi je compare avec mon activité à l'extérieur et on fait la même chose. C'est pareil. Je prends les gens exactement de la même façon [...] On les soigne vraiment comme l'extérieur. Nous on s'en fiche qu'ils soient détenus. » 543(*)

Ce médecin déclare également ne pas être intéressé par le motif d'incarcération, mis à part pour des raisons professionnelles lorsque la durée de détention peut influer sur la programmation des soins544(*). Il considère également que la responsabilisation médicale du détenu est une étape importante, notamment par l'usage d'un pilulier : « Ça change parce que ça responsabilise les gens [...] Je pense qu'on tout à y gagner et le détenu aussi ».  Enfin bien qu'il admette que de nombreuses demandes de prise en charge soient parfois excessives, il reconnaît avoir la même démarche dans sa pratique médicale non carcérale : « Il y a une grosse demande de soins immédiats et de maux qui sont souvent injustifiés [...] Nous, on fait comme si on était à l'extérieur et que la personne n'était pas en prison. »

La relation thérapeutique qui unit le détenu-patient au médecin s'est longtemps éloignée de l'idéal prescrit par le Code de déontologie fondé sur un rapport de confiance réciproque. Elle s'apparentait au contraire à un « équilibre des méfiances »545(*). La réforme de 1994 semble néanmoins avoir permis l'émergence d'une nouvelle catégorie de médecins en milieu pénitentiaire qui n'avaient auparavant connu que l'exercice en milieu libre, hospitalier ou non. Ceux-ci favoriseraient un renouveau des conceptions soignantes dans le sens des standards classiques de la pratique médicale, rapprochant ainsi la médecine en milieu carcéral de la médecine de droit commun. Ce constat optimiste demande cependant à être nuancé. Les médecins hospitaliers ne semblent pas toujours adaptés aux spécificités de la population carcérale. Ceux-ci n'auraient pas toujours acquis le savoir médical nécessaire à la compréhension du monde carcéral et de ses pathologies546(*). Les médecins hospitaliers arrivés après 1994 s'apparentent souvent à des spécialistes qui concentreraient l'essentiel de leur activité autour de l'acte technique du soin. Ces  « organicistes » entendraient se limiter volontairement au traitement technique du corps, négligeant tout ce qui a trait à la personne dans sa globalité547(*). Le soin en prison ne peut cependant pas être réduit à un acte mécanique car il requiert de prendre en compte l'état de détresse psychologique dans lequel se situent les personnes détenues. Cet écart traduit avant tout l'inadaptation de l'hôpital à prendre en charge des individus marginalisés. L'institution hospitalière a en effet toujours « privilégié la maladie au malade » d'où en découle un morcellement de l'individu par spécialités médicales, rendant difficile une attention au patient et à son environnement : « L'hôpital aux plateaux techniques performants butte en réalité sur les besoins de prise en charge globale, qui intégrerait au soin médical une dimension humaine, sociale et psychologique »548(*). Les réponses du système hospitalier, malade « parce qu'il est, paradoxalement, plus qu'il ne l'a jamais été, performant »549(*), s'avèrent inadaptées à une population marginale dont le recours au soin peut traduire « davantage une demande sociale qu'une demande médicale »550(*). Le paternalisme et l'infantilisation qui caractérisent la relation médecin-patient au sein du système hospitalier aboutissent souvent à reléguer le malade au rang d'objet551(*). Cette asymétrie s'accentue en milieu carcéral où l'association des statuts de malade et de détenu contribue à disqualifier davantage la participation de l'individu. La médecine hospitalière est alors peu propice à une reconnaissance du malade en tant que patient552(*). Celle-ci est présentée par un ancien psychiatre comme beaucoup plus inhumaine que l'ancienne médecine pénitentiaire. La considération du détenu en tant que patient, similaire à n'importe quel autre citoyen, serait inadaptée au milieu carcéral :

« L'éthique pénitentiaire antérieure n'était pas aussi dégueulasse qu'on pouvait l'imaginer et en revanche actuellement, il existe des quantités de situation infectes, absolument infectes, où des médecins se foutent éperdument de ce qui arrive car ils ont fait leurs prestations en tant que praticiens hospitaliers [...] Si quelqu'un dit qu'il a du matériel orthopédique comme une plaque qui peut le gêner alors le médecin lui répond [...] "Vous la gardez votre plaque ! On ne va pas immobiliser le bloc et opérer pour ça. Terminé". La logique du milieu civil est quelquefois plus dure que la logique d'un milieu spécialisé pénitentiaire.»553(*)

On peut cependant relever une nette amélioration dans la considération de l'exercice médical en milieu carcéral qui se rapproche progressivement, au moins en terme de représentation, de la pratique médicale classique. C'est le cas du médecin cité auparavant sur les prisons de Lyon qui témoigne d'une évolution des mentalités liée à la réforme de 1994. Ce praticien hospitalier présente la prison comme un lieu d'exercice comme un autre même s'il en reconnaît les contraintes. C'est par exemple le cas pour les consultations dont il reconnaît les limites notamment en matière de d'organisation mais qu'il estime néanmoins similaires à ses consultations extérieures : « Donc ça se passe dans un cabinet médical en tête-à-tête comme dans un cabinet privé en fait. On réalise un examen clinique, on écoute les gens [...] C'est un peu comme en milieu libéral vous savez.»554(*).

Il semblerait que la réforme de 1994 ait permis une mise en équivalence, ou tout au moins, un rapprochement entre la médecine exercée en prison et celle en milieu libre. Bruno Milly note toutefois qu'il est possible d'interpréter le discours des personnels soignants dans un autre sens555(*). Il observe la propension des soignants travaillant en prison, aussi bien des plus anciens que des plus nouveaux, à nuancer le clivage qui pourrait les opposer aux autres professionnels de santé. La majorité des personnels médicaux intervenant en milieu carcéral déclarent appartenir à la grande profession de la santé, à la profession de médecins, à la profession des infirmiers, à la profession des hospitaliers, et nie la particularité du milieu d'exercice pénitentiaire. Cette attitude est à mettre en lien avec la dévalorisation du milieu pénitentiaire : « "Les" professionnels de santé, "les" médecins, "les" infirmiers détiennent des serments nominaux identitaires qui, par-delà la diversité des actions et des représentations, permettent d'oublier la réalité dévalorisante du milieu pénitentiaire ». Cette mise en scène, visant à afficher la continuité entre l'exercice en prison et l'exercice en milieu libre, conduit alors à insister sur les facteurs d'homogénéité du groupe des professionnels de santé en prison.

Le bilan de la réforme de 1994 apparaît incertain. Si elle a permis de rapprocher la médecine en milieu carcéral des standards classiques de la démarche thérapeutique à travers l'émergence d'une nouvelle catégorie de médecins, d'une part, elle semble avoir accentué le décalage entre les pratiques médicales et les spécificités du milieu carcéral, d'autre part. On peut dès lors s'interroger sur la compatibilité entre les médecins hospitaliers intégrés après 1994 et leur nouveau milieu d'exercice. L'institution pénitentiaire implique de nombreuses contraintes qui se répercutent sur la profession de soignant, dont l'exercice n'est alors plus envisageable de façon similaire à la pratique médicale courante.

* 535 Lhuilier Dominique, Aldona Lemiszewka, Le choc carcéral, op.cit., p.310.

* 536 Lhuilier Dominique, Aldona Lemiszewka, Le choc carcéral, op.cit.,p.124.

* 537 Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.167.

* 538 Bruno Milly note que le praticien est en situation de refuser ou de limiter les prescriptions parce qu'il est en situation de monopole. Si les médecins et les infirmiers intervenant en prison peuvent imposer leur propre définition de la maladie, c'est d'abord parce que le malade en prison n'est pas en position de contester ce choix. Les médecins et les infirmiers se trouvent ainsi en position de monopole, ils décident du contenu de la consultation et de la prescription, ce qui les différencie de beaucoup de leurs collègues intervenant milieu libre. Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.187.

* 539 « Ici, l'absence ou le peu d'informations que les détenus obtiennent sur les résultats des examens réalisés, sur leur signification, sur le traitement prescrit et ses effets, sur la composition des médicaments distribués et sur les raisons d'un refus à certaines demandes place le "patient" dans une position qui ne manque pas de lui rappeler celle de détenus ». Lhuilier Dominique, Aldona Lemiszewka, Le choc carcéral, op.cit., p.128.

* 540 Entretien n°17, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon.

* 541 Le degré de suspicion à l'égard du soignant est fortement lié, comme le rappelle Dominique Lhuilier, à la présence ou non d'une démarcation nette entre le personnel médical et le personnel pénitentiaire : « L'évaluation de la qualité de l'offre sanitaire, de l'accueil, des soins, de la relation médecin-malade, de l'efficacité des thérapies, de la compétence professionnelle des soignants et du respect des principes déontologiques est inversement proportionnelle au degré perçu de proximité-collusion avec les services pénitentiaires. On peut schématiquement opérer une gradation des représentations attachées aux liens entre système de santé et système pénitentiaire, qui va de la collaboration à l'indépendance en passant par la "contamination". L'alliance soignant-pénitentiaire justifie la méfiance, la suspicion, les projections hostiles ». Lhuilier Dominique, Aldona Lemiszewka, Le choc carcéral, op.cit., p.126.

* 542 N'ayant pas réalisé un nombre d'entretien suffisant, il ne s'agit bien sûr que de poser ici une hypothèse qui demande à être confirmée par de plus amples investigations.

* 543 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995.

* 544 Cette caractéristique ne semble cependant pas propre à une nouvelle catégorie de médecin mais elle caractériserait de façon générale les professionnels de santé intervenant en prison qui cherchent souvent à éviter les questions relatives à la connaissance des motifs d'incarcération de leur patient. Il s'agirait ainsi pour eux d'établir une différence nette entre l'infirmerie et la prison, le patient et le détenu. Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.178.

* 545 Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.172.

* 546 Lhuilier Dominique, Aldona Lemiszewka, Le choc carcéral, Bayard, Paris, 2001, p.129.

* 547 Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.195.

* 548 Parizot Isabelle, Soigner les exclus, op.cit., p.52.

* 549 Emmanuelli Xavier, Dernier avis avant la fin du monde, Paris, Albin Michel, 1994, p.186.

* 550 Parizot Isabelle, Soigner les exclus, op.cit., p.54.

* 551 Cf. Herzlich C., Pierret J., Malades d'hier, malades d'aujourd'hui- de la mort collective au devoir de guérir, Paris, Payot, 1990.

* 552 « Chaque fois que la personne incarcérée se sent traitée comme un corps à soigner ou examiner, comme un objet à traiter, elle se trouve renvoyée à une relation asymétrique où le supposé savoir-pouvoir de l'autre la réduit au rôle d'objet et non de partenaire dans une démarche de soins [...] Le patient incarcéré reste détenu et sera traité comme détenu ». Lhuilier Dominique, Aldona Lemiszewka, Le choc carcéral, op.cit., p.128.

* 553 Entretien n°17, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon.

* 554 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995.

* 555 Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.213.

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